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Full text of "Revue des deux mondes"

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REVUE 


DES 


DEUX  MONDES 


Xra*  ANNEE.   —  NOUVELLE  SERIE 


1"  OCTOBRE  1843. 


IA1PRIMER1E  DE  H.  FOURNIER  ET  C", 

BDE   SAINT-BENOIT,  7. 


REVUE 


DES 


DEUX  MONDES 


TOME   QUATRIEME 


TREIZIEME  ANNEE.  —  NOUVELLE  SERIE 


PARIS 


AU  BUREAU  DE  LA  REVUE  DES  DEUX  MONDES 

RUE  DES  BEAUX -ARTS,  10 

1843 


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A? 


FERNAND. 


PREMIÈRE  PARTIE. 


FERNAND  DE  PEVENEY  A  KARL  STEIN. 

Tq  Tas  voulu ,  je  suis  parti ,  j'ai  fui.  D'ailleurs,  j'étais  au  bout  de 
mes  forces  et  de  mon  courage.  Quelle  vie  I  quel  enfer  !  Non ,  il  n'est 
pas  d'enfer  qui  ne  soit  doux  après  une  pareille  vie.  D'où  vient  donc 
que  mon  cœur  est  triste  jusqu'à  la  mort?  d'où  vient  qu'au  lieu  de 
l'enivrer,  le  sentiment  de  sa  prochaine  délivrance  le  torture  et  le 
déchire?  Tu  m'avais  promis  la  joie  du  prisonnier  qui  voit  tomber  ses 
chaînes  :  les  cris  seuls  de  mon  désespoir  ont  salué  jusqu'ici  mon 
acheminement  à  la  liberté.  Combien  de  temps  a  duré  ce  voyage?  Un 
jour,  un  siècle ,  je  ne  sais.  Les  arbres  qui  fuyaient  sur  le  bord  de  la 
route  m'apparaissaient  comme  des  ombres  éplorées;  j'entendais  des 
sanglots  dans  les  sifflemens  de  la  bise.  Pourrai-je  dire  jamais  les 
luttes  et  les  combats  que  j'ai  livrés  et  soutenus  contre  moi-même 
durant  ce  funeste  trajet?  Une  fois,  ne  sentant  plus  en  moi  l'énergie 
de  ma  résolution,  j'ai  fait  tourner  bride  aux  chevaux;  mais  en  aper- 
cevant, du  haut  d'une  colline,  Paris  comme  un  gouffre  béant  à  l'ho- 
rizon ,  saisi  d'épouvante,  j'ai  consulté  mon  cœur  et  repris  tristement 
le  chemin  de  la  solitude.  J'arrive  enfin  :  j'ai  revu  sans  plaisir  et  sans 


6  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

émotion  les  ombrages  paternels  et  la  demeure  où  je  suis  né.  Ma  tête 
est  en  feu;  une  ardente  inquiétude  m'agite  et  me  dévore.  Que  se 
passe-t-il?  que  va-t-il  se  passer?  Que  résultera-t-il  du  coup  affreux 
qu'il  me  reste  à  porter?  A  ces  questions,  ma  raison  se  perd.  Toi  ce- 
pendant, unique  confldent  de  cette  lamentable  histoire,  prends  pitié 
de  deux  infortunés;  soutiens-les  l'un  et  l'autre  dansiicette  dernière 
épreuve.  Dirige  la  main  qui  vent  et  qui  n'ose  frqçper;lle  coup  portée 
sois  tout  entier  à  la  victime. 

KARL  STEIN  A  FERNAND  DE  PEVEXEY. 

Du  calme,  du  sang-froid  !  Tâchons  de  ne  point  mettre  à  tout  ceci 
plus  de  solennité  que  la  situation  n'en  comporte.  Dis-toi  bien  d'abord 
qu'il  ne  t'arrive  rien  que  de  simple  et  de  très  vulgaire  :  tous  les 
hommes  ont  passé  par  là.  Ton  histoire  court  les  rues;  tu  Tas  cou- 
doyée vingt  fois  sans  t'en  douter.  Ne  te  flatte  donc  pas  de  l'idée  que 
tu  as  ouvert  une  nouvelle  voie,  et  que  tu  explores  en  ce  moment  des 
terres  inconnues  et  des  landes  désertes.  Sache  au  contraire  que  tu 
viens  d'entrer  dans  un  chemin  battu,  où  tu  ne  saurais  manquer  de 
rencontrer  bonne  et  nombreuse  compagnie.  Je  conviens  que  la  route 
est  rude,  et  que  tous  ceux  qui  l'ont  faite  avant  toi  n'en  ont  emporté 
ni  les  ronces  ni  les  épines;  mais  il  ne  faut,  pour  en  sortir,  qu'un  peu 
décourage  et  de  volonté  :  nous  en  aurons,  Fernand;  tu  me  l'as 
promis,  et  j'y  compte. 

Tu  es  parti,  c'est  bien.  En  ces  sortes  d'exécutions,  mieux  vaut 
frapper  de  loin  que  de  près;  la  main  est  plus  ferme,  le  trait  plus  as- 
suré. On  n'assiste  point  aux  convulsions  de  la  victime,  on  n'entend 
pas  ses  cris,  on  ne  voit  point  ses  larmes,  et  l'on  échappe  ainsi  au 
spectacle  le  plus  déplorable  que  puisse  offrir  la  passion  aux  abois. 
Ajoute  que  la  victime  elle-même  en  est  plus  calme  et  plus  résignée^ 
car  en  ceci  les  femmes  ressemblent  fort  aux  enfans,  qui  tombent  et 
se  relèvent  sans  pleurer,  s'il  n'est  personne  autour  d'eux  pour  les 
plaindre  et  pour  les  consoler. 

Tu  souffres  et  tu  t'effraies  du  coup  qu'ir te  reste  à  porter  :  c'e^ 
ainsi  que,  dans  les  jeunes  âmes ,  il  survit  long-temps  h  l'amour  un 
sentiment  d'honneur  et  de  probité  impérieux  autant  que  la  passion. 
On  aime  avec  sa  conscience  long-temps  après  qu'on  a  cessé  d'aimer 
avec  son  cœur.  3e  suis  convaincu,  toutefois,  qu'en  retranchant  de 
ses  scrupules  l'orgueil  et  la  vanité  qui  s'y  mêlent,  on  se  sentirait  plus 
tranquille.  Quelle  étrange  présomption  de  croire  que ,  parce  qu'on 


FBRNAND.  7 

quitte  une  femme,  cette  femme  n'a  plus  qu'à  se  jeter  par  la  fenêtre, 
à  moins  qu'elle  ne  préfère  se  laisser  mourir  de  chagrin!  Les  femmes 
en  rient  entre  elles.  Je  soupçonne,  pour  ma  part,  qu'il  leur  déplaît 
moins  d'être  quittées  que  nous  ne  nous  plaisons  à  le  croire.  La 
preuve  en  est  que ,  lorsque  nous  leur  restons ,  ce  sontolles  qui  nous 
abandonnent.  Rassure-toi  donc ,  et  ne  t'exagère  pas  avec  trop  de 
complaisance  la  gravité  du  mal  que  tu  vas  faire;  sois  humble,  tu  seras 
soulagé.  Que  se  passe-t-il?  Jusqu'à  présent  rien  que  je  sache.  Que 
va-t-il  se  passer?  Dieu  seul  le  peut  savoir.  Quoiqu'il  arrive,  sois 
sûr  que  l'harmonie  universelle  n'en  sera  point  troublée. 

Ami,  crois-moi,  hâte-toi  d'en  finir  avec  cette  vie  qui  n'a  plus  pour 
excuse  l'entraînement,  l'amour  et  le  bonheur;  arrache-toi  de  ce 
ténébreux  abîme  dans  lequel  tu  viens  d'enfouir  les  plus  belles  années 
de  ta  jeunesse.  Aujourd'hui,  il  en  est  temps  encore;  demain,  peut-^ 
être,  il  serait  trop  tard.  Je  ne  me  donne  ni  pour  un  quaker  ni  pour 
un  puritain  :  je  ne  fais  profession.ni  de  vertu.ni  de  morale,  je  hais 
les  pédans  et  les  cuistres,  les  hypocrites  et  les  cafards;  mais  lorsqu'on 
s'est  attardé  trop  long-temps  dans  ces  liaisons  que  réprouve  le 
monde,  je  sais  à  quel  prix  on  en  soct,  heureux  lorsqu'on  peut  en 
sortir!  On  s'y  abandonne  aisément;  il  semble  qu'on  sera  toujours 
maître  de  reprendre  sa  place  au  soleil  dans  cette  société  dont  on  a 
feit  si  bon  marché  d'abord,  et  à  laquelle  il  faut  tôt  ou  tafd  revenir. 
En  effet,  voici  qu'un  beau  jour  on  sent  s'éveiller  en  soi  le  sentiment 
de  l'ordre  et  du  devoir,  l'instinct  de  la  famille,  le  besoin  des  affec- 
tions permises;  mais  lorsque ,  tendant  la  main  vers  ces  trésors  folle- 
ment dédaignés,  nous  voulons  franchir  la  distance  qui  nous  en  sépare, 
bien  souvent  il  arrive  qu'épuisés  par  de  vains  efforts,  nous  retombons 
dans  le  gouffre  que  nous  avons  creusé  nous-mêmes,  et  qui  finit  par 
nous  engloutir.  Combien  d'existences  ainsi  perdues  qui  promettaient 
au  début  d'être  honorables  et  fécondes!  Que  d'infortunés,  retenus 
au.  passé  par  un  clou  de  fer,  qui  voient  se  fermer  à  jamais  devant  eux 
les  portes  d'or  de  l'avenir!  Tu  es  jeune,  tu  peux  tout  réparer;  hâte- 
toi,  ne  croupis  pas  plus  long-temps  dans  ce  bagne  infect  qu'on 
nomme  l'adultère.  C'est  toi  qui  l'as  dit,  quelle  vie!  quel  enfer! 
C'était  bien  la  peine,  pour  en  venir  là,  de  trahir  le  plus  noble  cœur 
qui  ait  jamais  battu  dans  une  poitrine  humaine  ! 

Le  jour  même  de  ton  départ,  je  me  suis  présenté  chez  le  comte. 
J.e  l'ai  trouvé  seul  au  salon;  sous  prétexte  d'une  forte  migraine, 
M"""  de  Rouèvres  s'était  retirée  de  boime  heure  dans  son  apparte- 
ment. Aussitôt  qu'il  m'a  vu  entrer  :  — Vous  savez,  m'a-t-il  dit  en 


s  REVUE  DES  DECX  MONDES. 

venant  à  moi,  que  Fernand  est  parti? — Oui,  lui  ai-je  répondu,  et  je 
crains  que  son  absence  ne  se  prolonge  au-delà  de  nos  prévisions. — 
Tant  pis,  a  répliqué  M.  deRouèvres;  il  nous  manquera,  nous  l'aimons 
beaucoup.  Vous  me  voyez  tout  attristé  de  son  départ. — Je  me  suis 
assis,  nous  avons  causé;  ton  nom  est  revenu  plus  d'une  fois  dans 
notre  entretien.  —J'espère  bien,  m'a-t-il  dit,  que  ce  n'est  pas  un 
embarras  d'affaires  qui  l'oblige  à  quitter  Paris  :  s'il  en  était  autre- 
ment, je  ne  pardonnerais  pas  à  Fernand  de  ne  s'être  point  adressé  à 
moi.  Il  avait  remarqué  ta  tristesse  en  ces  derniers  temps ,  tes  atti- 
tudes silencieuses,  ton  air  sombre,  ton  front  rêveur;  il  craignait  que 
son  amitié  n'eût  été  trop  discrète  et  trop  réservée.  Plus  d'une  fois 
j'ai  voulu  changer  le  cours  de  la  conversation ,  mais  c'est  toujours  à 
toi  qu'il  a  fallu  revenir.  Ton  avenir  le  préoccupe.  — 11  est  temps, 
m'a-t-il  dit,  que  Fernand  songe  sérieusement  à  utiliser  les  dons  que 
lui  a  octroyés  le  ciel.  Il  n'est  pas  d'homme,  quelque  richement  que 
l'ait  doté  le  sort,  qui  doive  se  croire  affranchi  de  la  nécessité  du  tra- 
vail. Nous  ne  recevons  qu'à  la  condition  de  rendre,  et  plus  la  destinée 
nous  a  favorablement  traités ,  plus  nous  avons  d'obligations  vis-à-vis 
de  nous-mêmes  et  de  nos  semblables.  A  ce  compte ,  nous  avons  le 
droit  de  beaucoup  exiger  de  notre  jeune  ami. — A  vrai  dire,  j'avais  le 
cœur  navré  de  l'entendre  parler  de  la  sorte;  j'en  rougissais  pour  toi. 
Je  sais  qu'en  général  on  aime  à  s'égayer  aux  dépens  des  maris.  Vo- 
lontiers on  se  raille  de  leur  fol  aveuglement  et  de  leur  confiance 
devenue  proverbiale;  mais,  quand  cette  confiance  et  cet  aveuglement 
ne  sont  pas  autre  chose  que  la  noble  sécurité  d'un  esprit  honnête  et 
d'une  ame  chevaleresque,  le  monde  n'en  rit  plus,  et  c'est  sur  ceux 
qui  en  abusent  que  retombent  le  blâme  et  la  honte.  En  bonne 
conscience,  t'es-tu  jamais  demandé  à  quelle  supériorité  personnelle 
tu  dois  d'avoir  enlevé  à  cet  homme  l'amour  et  l'honneur  de  sa  femme? 
Je  me  suis  souvent  posé  cette  question,  et  je  t'avoue  brutalement 
que  je  n'ai  jamais  pu  y  répondre.  Il  est  vrai  que  vis-à-vis  de  la  com- 
tesse, tu  as  eu  l'immense  avantage  de  ne  pas  être  son  mari.  Et  puis, 
M.  de  Rouèvres  doit  manquer  nécessairement  d'idéal  et  de  poésie  I 
C'est  une  nature  froide  et  positive  qui  n'entend  rien,  je  le  jurerais, 
au  jargon  des  âmes  incomprises.  Il  n'en  faut  pas  plus ,  par  le  temps 
qui  court,  pour  tout  justifier  aux  yeux  de  la  passion;  seulement  les 
honnêtes  gens  commencent  à  trouver  que  cela  fait  pitié. 

Allons,  point  de  faiblesse  !  Les  choses  se  passeront  cette  fois  comme 
toujours  :  larmes,  sanglots,  imprécations,  prières;  on  voudra  se 
tuer,  on  se  consolera. 


FERNAND. 


FERNAND  DE  PEVENEY  A  KARL  STEIN. 

Lis  la  lettre  que  je  reçois.  Si  telle  est  sa  douleur  pour  une  sépara- 
tion qu'elle  croit  momentanée,  quel  sera  son  désespoir  lorsqu'elle 
apprendra  que  c'est  d'une  rupture  qu'il  s'agit,  d'une  séparation  éter- 
nelle! Tu  penses  la  connaître,  tu  ne  la  connais  pas;  tu  ne  sais  pas  à 
quels  excès  la  passion  peut  pousser  cette  tête  exaltée.  Orgueil  ou 
pitié,  j'hésite  et  je  tremble.  Ne  hâtons  rien,  ne  précipitons  rien! 
C'est  un  cœur  digne  à  tous  égards  de  soins  et  de  ménagemens;  laisse- 
moi  le  préparer  peu  à  peu  au  sacrifice ,  et  l'y  conduire ,  s'il  est  pos- 
sible, sans  trop  de  déchiremens  et  par  d'insensibles  détours.  Le 
ciel  m'est  témoin  que,  si  je  n'écoutais  que  ma  fatigue  et  mon  impa- 
tience, j'en  finirais  sans  plus  attendre;  mais  de  quelques  ennuis  que 
son  amour  m'ait  abreuvé,  je  ne  puis  oublier  qu'elle  m'aime,  et  que 
je  l'ai  long-temps  aimée. 

Tu  me  parles  de  M.  de  Rouèvres.  Va,  cet  homme,  sans  s'en  douter, 
s'est  mieux  vengé  par  son  aveugle  sécurité,  qu'il  ne  l'aurait  pu  faire 
en  m'immolant  au  ressentiment  le  plus  légitime.  Jamais  sa  main  n'a 
touché  la  mienne  que  je]  n'aie  senti  la  rougeur  de  la  honte  me  monter 
au  visage;  je  n'ai  jamais  affronté  sans  pâlir  la  sérénité  de  son  regard 
et  la  cordialité  de  son  accueil.  La  confiance,  l'estime  et  l'affection 
qu'il  m'a  témoignées,  auront  été  mon  châtiment  et  mon  supplice. 
Par  quel  charme  fatal ,  par  quelle  pente  irrésistible  en  sommes-nous 
arrivés,  Arabelle  et  moi,  à  trahir  ce  loyal  esprit  et  ce  noble  cœur? 
Hélas!  que  te  dirai-je  que  tu  ne  saches  déjà?  Tu  fus  témoin  de  mon 
bonheur.  Tu  sais  que  ce  bonheur  fut  tel  que  Dieu  lui-même  ne  m'eût 
pas  infligé  une  plus  rude  expiation.  Il  est  un  adultère  qui  va  front 
levé,  face  découverte.  Celui-là  du  moins  a  le  mérite  de  la  franchise 
et  le  courage  de  la  révolte.  Il  accepte  la  lutte  au  grand  jour,  et  n'u- 
surpe pas  les  bénéfices  de  la  société  qu'il  outrage;  il  a  quelque  chose 
de  la  grandeur  déchue  de  l'ange  rebelle  de  Milton.  Mais  il  en  est  un 
autre,  hypocrite  et  lâche,  vivant  de  ruse  et  de  mensonge,  rampant 
dans  l'ombre  comme  un  reptile,  traînant  à  sa  suite  le  remords,  la 
peur  et  la  honte.  C'est  l'adultère  à  domicile  ;  c'est  à  ce  vampire  que 
j'ai  donné  à  sucer  le  plus  pur  de  mon  sang;  c'est  ce  minotaure  qui  a 
dévoré  les  plus  fécondes  années  de  ma  jeunesse.  La  lassitude  est  venue 
vite ,  l'ennui  ne  s'est  pas  fait  attendre;  c'est  qu'il  n'est  pas  d'amour 
^si  vivace  qui  ne  s'étiole  bientôt  dans  une  atmosphère  si  malsaine. 


10  REVUE  DES  DïtJX  MONDES. 

Voici  mon  plan,  tu  l'approuveras,  je  l'espère  :  écrire  de  loin  en 
loin  à  Arabelle;  trouver  chaque  fois  un  nouveau  prétexte  pour  pro- 
longer mon  absence;  passer  insensiblement  des  expressions  de  la 
tendresse  au  langage  de  la  raison  ;  éclairer  peu  à  peu  son  cœur, 
l'amener  par  degrés  à  des  sentimens  plus  paisibles,  et  la  déposer 
ainsi,  sans  la  briser  ni  la  meurtrir,  sur  le  seuil  de  la  réalité.  Je  compte 
sur  ton  assistance.  Nul  doute  que  les  premiers  cris  de  sa  passion 
blessée  n'arrivent  jusqu'à  toi.  Ménage  à  la  fois  et  son  orgueil  et  son 
amour;  laisse-lui  croire  qu'en  la  quittant,  c'est  moi  seul  que  je  sa- 
crifie, et  que,  si  son  bonheur  m'était  moins  Cher  que  le  mien,  je  se- 
rais encore  auprès  d'elle. 

Depuis  que  ce  plan  est  arrêté,  je  me  sens  plus  ferme  et  plus  calme. 
Je  viens  d'écrire  à  Arabelle.  Je  me  suis  épuisé  à  torturer  mon  cœur 
pour  en  faire  jaillir  deux  ou  trois  pâles  étincelles.  Quel  ennui!  Si'tu 
as  un  ennemi,  souhaite-lui  d'avoir  à  écrire  une  lettre  d'amant  à' ia 
femme  qu'il  n'aime  plus.  Autant  vaudrait  souffler  sur  les  cendres 
d'Ilion  pour  en  tirer  un  peu  de  flamme. 


KARL  STEIN  A  FERNAND  DE  PEVEîîTEY. 

Ahî  faible,  faible  cœur  1  Ainsi,  pour  te  troubler,  il  aura  suffi  d'une 
lettre!  Voici  déjà  que  tu  trembles  et  que  tu  hésites!  voici  qu'au  lieu 
d'aller  droit  au  but,  tu  prends  le  chemin  de  traverse!  Si  dès  à  pré- 
sent tu  fléchis,  que  sera-ce  donc  lorsque  Arabelle,  éclairée  sur  son 
sort,  à  chaque  courrier  t'enverra  sous  enveloppe  les  fureurs  d'Her- 
mione,  les  sanglots  d'Ariane  et  les  plaintes  de  Galypso!  Enfant,  tu 
n'y  résisteras  pas;  tu  reviendras ,  esclave  soumis  et  repentant,  re- 
prendre le  collier  de  misère.  Je  ne  me  dissimule  pas  ce  que  la  posi- 
tion a  de  pénible  et  de  périlleux  :  il  n'est  pas  de  chaîne,  je  le  sais, 
qu'il  ne  soit  plus  aisé  de  rompre  que  ces  liens  si  doux  à  former; 
mais  si' la  tâche  est  rude,  la  vanité,  je  te  l'ai  déjà  dit,  nous  en  éta- 
gère singulièrement  les  difficultés,  et  toujours  est-il  qu'il  se  'faut 
garder  de  trop  prendre  au  sérieux  les  lamentations  de  ces  belles 
abandonnées.  Il  est  bien  rare,  quand  nous  les  délaissons,  qu'elles 
n'aient  pas  sous  la  main  une  consolation  toute  prête.  As-tu  remarqué 
que  le  chêne  ne  perd  ses  feuilles  que  pour  en  prendre  de  nouvelles? 
Les  femmes,  «n  «mour,  ne  font  guère  autrement. 

Tu  tiens  à  connaître  mon  sentiment  sur  le  plan  de  campagne  que 
tu  l'es  tracé;  à  quoi  bon?  Tu  ne  serais  pas  homme,  si ,  en  demandant 


EERNAND.  tl 

un  conseil,  tu  n'étais  décidé  par  avance  à  ne  suivre  que  ta  fantaisie. 
D'ailleurs  c*est  l'avis  d'Arabelle  qu'il  faudrait  avoir  en  ceci.  Pour  raa 
part,  j'ai  toujours  pensé  qu'en  amour  comme  en  politique,  mieux 
vaut  sauter  par  la  fenêtre,  au  risque  de  se  rompre  le  cou,  que  de  se 
laisser  mettre  à  la  porte  et  traîner  dans  les  escaliers.  Je  pense  aussi 
qu'en  tranchant  le  nœud  gordien,  Alexandre-le-Grand  a  voulu  mon- 
trer aux  amans  de  quelle  façon  ih  s'y  doivent  prendre  pour  dénouer 
le  lien  qui  les  blesse. 


FERNAND  DE  PEVENEY  A  KARL  STEIN. 

Par  goût  et  par  tempérament,  je  répugne  aux  partis  extrêmes. 
Souffre  donc  que  je  m'obstine  à  suivre  la  ligne  de  conduite  que  je 
me  suis  tracée;  c'est  une  voie  lente,  mais  sûre.  Avec  un  peu  de  pa- 
tience et  de  ménagement,  les  choses  auront  leur  cours  naturel,  et 
s'éteindront  sans  éclat  et  sans  bruit.  Je  n'en  suis  déjà  plus  aux  élans 
de  la  passion;  j'ai  quitté  les  cimes  brûlantes  pour  les  régions  tempé- 
rées et  sereines.  Je  ne  désespère  pas  d'y  amener  doucement  Ara- 
belle.  Bien  qu'elles  se  ressentent  de  cette  sourde  inquiétude  qui 
précède  la  fin  du  bonheur,  ses  lettres  sont  plus  calmes  que  je  ne  de- 
vais raisonnablement  m'y  attendre.  Elle  en  arrivera  d'elle-même  à 
comprendre  la  nécessité  d'une  séparation;  l'idée  que  j'en  souffre  au- 
tant qu'elle,  et  que  j'immole  mon  bonheur  au  soin  de  son  repos,  en 
vue  de  sa  propre  gloire ,  exaltera  ses  forces  et  lui  rendra  la  résigna- 
tion plus  facile.  Le  temps  et  le  monde  feront  le  reste. 

Je  respire  enfin,  je  commence  à  renaître.  J'ai  subi  l'influence  de 
la  terre  natale;  le  silence  des  champs  est  descendu  peu  à  peu  dans 
mon  cœur.  Ami,  la  nature  est  bonne;  vainement  avons-nous  négligé 
son  culte  et  porté  loin  d'elle  nos  désirs  et  nos  ambitions;  mère  in- 
dulgente, nous  n'avons  qu'à  lui  revenir  pour  qu'elle  nous  ouvre  aus- 
sitôt son  sein.  Heureux  qui  sait  borner  sa  vie  à  l'aimer  et  à  la  com- 
prendre I 

Ma  maison  s'élève  à  mi-côte  sur  le  bord  de  la  Sèvres  nantaise, 
dans  un  petit  coin  de  ce  bas  monde  qu'on  peut  dire  chéri  du  ciel.  Je 
t'en  ai  parlé  souvent;  mais  moi-même  qu'en  savais-je  alors?  Ce  n'est 
qu'au  retour  des  longues  absences,  lorsqu'on  a  pleuré  et  souffert  au 
loin ,  qu'on  aime  et  qu'on  apprécie  sa  patrie.  Tu  n'as  vu  nulle  part 
de  plus  belles  eaux,  ni  de  plus  frais  ombrages;  nulle  part,  tu  n'as  ren- 
contré de  plus  riantes  solitudes.  Les  visiteurs  que  ce  pays  attire 


i2  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

durant  l'été  s'arrêtent  à  Clisson,  et  n'arrivent  pas  jusqu'ici,  où  ion 
n'entend  que  le  bruit  des  écluses.  C'est  sous  ce  toit  que  mon  père  a 
vécu ,  dans  le  creux  de  cette  vallée,  à  l'ombre  de  ces  bois ,  au  mur- 
mure de  ces  claires  ondes.  Sa  vie  et  sa  mort  furent  d'un  heureux  et 
d'un  sage.  C'est  ainsi  que  je  prétends  vivre  et  mourir.  Ce  que  je  sais 
des  hommes  et  de  la  passion  me  suffit.  Je  ne  suis  point  né  pour  ces 
orages.  Je  tiens  de  mon  père  des  goûts  simples,  des  instincts  paisi- 
bles; comme  lui,  je  passerai  mes  jours  dans  la  paix  et  dans  la  retraite. 
Les  voies  du  monde  sont  trop  difûciles;  il  faut,  pour  s'y  tenir  droit 
et  ferme,  un  pied  plus  sûr  que  le  mien.  Si  j'ai  pu,  avec  le  cœur  le 
plus  pur  et  les  intentions  les  plus  honnêtes,  y  glisser  dès  les  pre- 
miers pas,  que  serait-ce  quand  j'aurais  dépouillé  tout-à-fait  les  pu- 
deurs et  les  scrupules  du  jeune  âge  !  Je  m'y  perdrais.  Je  m'en  retire 
dès  à  présent  sans  regret  et  sans  amertume ,  l'ayant  trop  vu  pour 
l'aimer  et  point  assez  pour  le  haïr.  Je  conçois  que  la  société  n'ap- 
prouve pas  de  semblables  projets  :  c'est  une  maîtresse  d'hôtel  garni 
qui  tient  fort  à  louer  ses  chambres;  mais  comme  il  se  trouve  toujours 
plus  de  gens  qu'il  n'en  faut  pour  les  occuper,  ne  saurait-elle,  sans 
nuire  à  ses  intérêts,  permettre  à  quelques  enfans  de  la  Bohême  de 
loger  en  plein  air  et  de  coucher  à  la  belle  étoile  ?  Un  tel  exemple 
n'est  guère  contagieux.  Je  n'ignore  aucune  des  hautes  vérités  qu'à 
ce  propos  on  a  mises  en  circulation.  Je  sais  qu'un  homme  n'est  compté 
pour  rien,  s'il  n'est  pas  quelque  chose,  c'est-à-dire  s'il  n'a  pas  une 
position,  un  état,  une  carrière.  Cependant  s'il  m'est  doux,  à  moi, 
de  n'être  rien?  Si  vos  emplois  ne  me  tentent  pas?  Si  je  ne  me  soucie 
ni  de  vos  places  ni  de  vos  honneurs?  Si  je  préfère  le  silence  à  vos 
bruits,  le  repos  à  vos  agitations  et  la  solitude  à  vos  fêtes?  C'est  alors 
que  la  société,  qui  ne  supporte  point  patiemment  qu'on  puisse  se 
passer  d'elle,  vous  jette  à  la  face  les  noms  d'égoïste  et  de  lâche.  A 
son  aise  !  l'aubépine  est  en  fleurs,  les  oiseaux  chantent  dans  les  haies, 
et  mon  cheval  est  là,  tout  sellé,  qui  m'attend.  Vois  mon  père  d'ail- 
leurs; il  ne  fut  ni  avocat  ni  député,  pas  même  maire  de  son  village. 
11  ne  fut  rien  qu'un  homme  heureux;  mais,  durant  trente  ans,  son 
bonheur  rayonna  comme  un  soleil  sur  ces  campagnes.  Pas  un  coin 
de  cette  terre  qu'il  n'ait  embelli  ou  fertilisé.  Il  a  couvert  ces  coteaux 
de  pampres,  ces  champs  de  blés,  ces  vergers  de  fruits.  Après  avoir 
écrit  avec  la  bêche  et  la  charrue  des  poèmes  qui  ne  périront  pas,  il 
dort  en  paix  sous  les  arbres  qu'il  a  plantés,  et  les  paysans  gardent 
pieusement  sa  mémoire.  Tel  est  le  sort  que  j'envie;  mes  ambitions 
ne  vont  pas  au-delà,  et,  quelque  fatal  qu'Hait  été,  je  ne  me  repens 


FERNAND.  13 

plus  de  fessai  que  je  viens  de  faire,  puisque  je  lui  dois  d'avoir  en- 
trevu de  bonne  heure  et  compris  le  vrai  but  de  ma  destinée. 

Tu  le  vois,  me  voici  tout  près  d'emboucher  les  pipeaux  champêtres! 
Paris  m'a  fait  amoureux  de  l'églogue.  A  ce  compte,  tu  devines  aisé- 
ment l'emploi  de  mes  journées.  Jusqu'à  l'heure  où  le  facteur  de  la 
commune  passe  devant  ma  porte,  je  suis  triste,  inquiet,  tourmenté. 
Quand  je  l'aperçois  de  loin  avec  sa  boîte  en  sautoir,  ses  guêtres  de 
cuir  aux  jambes  et  son  bâton  ferré  à  la  main ,  mon  cœur  se  serre.  S'il 
me  remet  une  lettre  d'Arabelle,  j'en  brise  le  cachet  avec  humeur,  et 
c'est  un  jour  perdu  pour  la  joie;  mais  qu'il  passe  sans  s'arrêter,  je 
sens  aussitôt  mes  poumons  qui  se  dilatent,  l'air  de  la  Hberté  qui 
m'inonde,  et  je  pars  plus  léger  qu'un  faon  courant  sur  l'herbe  des 
clairières. 

Je  vais  à  l'aventure  où  me  mène  mon  cheval  ou  ma  fantaisie.  Au- 
jourd'hui pourtant,  après  t'avoir  écrit ,  je  pousserai  résolument  jus- 
qu'au château  de  Mondeberre.  L'histoire  du  château  se  cache  dans 
l'ombre  des  temps  féodaux  :  la  châtetaine  est  belle  encore,  et  sa  des- 
tinée est  touchante.  M"™^  de  Mondeberre  perdit,  après  un  an  de  ma- 
riage, son  mari,  jeune  et  beau  comme  elle,  tué  misérablement  par 
son  meilleur  ami  dans  une  partie  de  chasse.  Veuve  à  vingt  ans,  com- 
blée de  tous  les  dons  de  la  naissance  et  de  la  fortune,  elle  dit  au 
monde  un  éternel  adieu,  et  se  retira  avec  sa  fille,  qui  comptait 
quelques  mois  à  peine,  dans  ce  manoir  qu'elle  n'a  plus  quitté,  mal- 
gré les  sollicitations  de  ses  amis  et  de  sa  famille. 

Je  n'étais  guère  qu'un  enfant  alors;  mais  cette  histoire,  que  j'en- 
tendais conter  autour  de  moi,  préoccupait  et  charmait  à  la  fois  mon 
imagination  naissante.  Un  soir,  j'en  entrevis  l'héroïne  à  travers  le 
feuillage  éclairci  de  son  parc.  Qu'elle  m' apparut  belle  et  charmante! 
mais  en  même  temps  qu'elle  me  sembla  imposante  et  fîère!  Je  n'ou- 
blierai jamais  de  quelle  façon  il  me  fut  donné  de  lui  parler  pour  la 
première  fois. 

J'avais  seize  ans  :  j'aimais  la  chasse  avec  passion.  Un  jour  que 
j'avais  battu  sans  succès  nos  landes  et  nos  bruyères,  je  m'en  revenais 
d'un  pas  découragé,  quand  tout  à  coup  mes  chiens  firent  lever  un 
lièvre  qui  disparut  dans  un  épais  fourré.  Les  chiens  l'y  suivirent,  et 
moi-même  je  m'y  jetai  avec  une  sauvage  ardeur.  Toi  qui  n'as  jamais 
brûlé  de  poudre  qu'au  tir,  tu  ne  sais  pas  quelle  fièvre,  ou  plutôt  quel 
démon  s'empare,  en  ces  instans,  de  notre  être.  J'éventrai  une  haie 
qui  me  faisait  obstacle,  et,  le  visage  et  les  mains  en  sang,  je  me  pré- 
cipitai sur  la  trace  des  chiens ,  les  animant  de  la  voix,  et  ne  m'aper- 


1^  REVUE  DES  DECX  MONDES. 

cevaut  pas  que  je  me  trouvais  dans  une  propriété  particulière ,  en- 
ceinte de  murs  et  de  baies  vives.  M' étant  posté  au  détour  d! une  allée, 
j'attendis  mon  lièvre,  et  lui  lâchai  au  passage  une  charge  de  plomb 
dans  le  flanc.  Presque  aussitôt  des  cris  partirent  à  quelques  pas  de 
moi.  Je  me  retournai  et  reconnus  M"''  de  Mondeberre  et  sa  fille. 
L'enfant  se  pressait  avec  eflVoi  contre  sa  mère;  celle-ci  était  pâle  et 
tremblante.  Je  devinai  sur-le-champ  ce  qui  se  passait  en  elle:  je 
compris  quels  funèbres  échos  je  venais  d'éveiller  dans  son  cœur,  et 
que  j'étais  à  ses  yeux  l'appareil  vivant  du  supplice  qui  l'avait  faite 
veuve  à  vingt  ans.  J'aurais  voulu  m'abîmer  à  cent  pieds  sous  terre. 
Par  un  brusque  mouvement,  je  me  débarrassai  de  mon  carnier  et 
le  lançai  avec  mon  fusil  par-dessus  le  mur  d'enceinte;  puis,  ayant 
renvoyé  mes  chiens,  je  m'avançai  timide  et  confus,  et  balbutiai 
quelques  excuses.  M"'*'  de  Mondeberre  en  parut  touchée;  elle  me 
sut  gré  surtout  de  l'avoir  devinée  et  comprise.  Je  me  nommai  : 
mon  nom  ne  lui  était  pas  étranger  ;  elle  me  dit  qu'autrefois  les^ 
Peveney  s'étaient  aUiés  à  sa  famille.  J'ignore  comment  il  arriva  que 
nous  nous  prîmes  à  marcher  doucement  dans  les  allées  du  parc,  elle 
appuyée  sur  mon  bras,  et  moi  tenant  sa  fille  par  la  main.  C'était  une 
belle  enfant,  déjà  grave  et  sérieuse,  comme  tous  les  enfans  qui  de 
bonne  heure  ont  vu  pleurer  leur  mère.  Bien  que  la  douleur  eût  terni, 
sur  son  front  l'éclat  de  la  jeunesse,  M'"^  de  Mondeberre  était  calme 
et  sereine.  Rien  n'est  bon  et  sain  à  la  longue  comme  de  vivre  avec 
les  morts.  Quand  je  fus  près  de  me  retirer,  je  lui  renouvelai  mes 
excuses.  —  Si  j'étais  votre  amie,  me  dit-elle,  je  vous  ferais  une 
prière.  —  Madame,  ordonnez,  m'écriai-je.  — Je  vous  prierais, 
ajouta-t-elle ,  de  renoncer  à  un  jeu  cruel,  trop  souvent  fatal  aux 
mères  et  aux  épouses.  —  Dans  mon  trouble,  je  ne  sais  trop  ce  que 
je  répondis;  mais  toujours  est-il  que  je  ne  chassai  plus  à  partir  de 
ce  jour. 

Ce  fut  à  peu  de  temps  de  là  que  mon  père,  n'ayant  pu  s'entendre 
avec  l'intendant  du  chdteau  au  sujet  de  prétendus  empiéteraens  de 
terrain  (les  domaines  de  Mondeberre  et  de  Peveney  ont  de  tout 
temps  été  limitrophes)  prit  le  parti  de  s'adresser  à  la  châtelaine.  II 
s'ensuivit  des  relations  précieuses;  des  rapports  fréquens  et  presque 
familiers  s'établirent  entre  nos  deux  maisons.  M"*''  de  Mondeberre 
élait  simple,  sans  ostentation  dans  son  deuil;  elle  ne  faisait  ni 
siMîctacle  ni  bruit  de  ses  pleurs  et  de  ses  regrets.  On  s'imaginait 
dans  le  pays  que  ses  appartemens  étaient  tendus  de  noir,  et  qu'elle 
passait  tous  ses  jouci  enfermée ,  comme  Artémisc ,  dans  le  mau- 


F^HNA^.  ^  15 

solée  deson  épGsUX.  Il  n'en  était  rien;  comme  tous  ks  sentimens 
profonds,  sa  douleur  discrète  et  voilée  se  laissait  à  peine  deviner.  A 
la  gravité  d'une  vertu  toute  romaine,  elle  joignait  les  grâces  naturelles 
de  l'esprit  et  de  la  beauté.  Elle  portait  un  mort  dans  son  cœur;  mais 
elle  était  pareille  à  ces  tombes  agrestes  qui,  n'étalant  ni  monument 
ni  inscriptions  funèbres,  se  cachent  humblement  sous  un  tertre  de 
fleurs  et  de  verdure.  J'accompagnais  mon  père  au  château;  souvent 
j'y  allais  seul.  J'étais  jeune  :  mes  sens  et  mon  imagination  s'éveil- 
laient; j'avais  les  inquiètes  ardeurs  de  mon  âge,  qu'irritaient  encore 
le  silence  des  cha«ips  et  la  solitude  où  j'avais  grandi.  Je  voyais 
jyjme  de  Mondeberre  à  peu  près  tous  les  jours;  nous  avions,  le  soir, 
de  longs  entretiens  sous  les  marronniers  du  parc.  Nous  allions  parfois 
avec  sa  fllle  nous  asseoir  sur  le  bord  de  l'eau.  Eh  bien  !  tel  était  le 
sentiment  de  respect  et  d'admiration  que  m'inspirait  cette  noble 
créature,  qu'il  ne  m'est  pas  arrivé  de  me  sentir  une  seule  fois  ému  ou 
troublé  par  le  charme  de  sa  personne,  ni  d'emporter,  en  la  quittant, 
une  pensée  que  j'aurais  craint  d'avouer  hautement  devant  elle.- Mon 
père  mourut.  M""^  de  Mondeberre  m'aida  et  me  soutint  dans  cette 
grande  épreuve  :  en  pleurant  avec  moi,  elle  rendit  mes  larmes  moins 
amères.  Je  me  rappelle  encore  ses  paroles  pleines  de  douceur,  ses 
conseils  remplis  de  sagesse.  — Nous  devons,  me  disait-elle,  honorer 
les  êtres  que  nous  avons  aimés,  moins  par  nos  sanglots  que  par  nos 
actions,  en  songeant  sans  cesse  que,  tout  morts  qu'ils  sont,  ils  nous 
voient;  que,  tout  heureuse  et  toute  détachée  qu'elle  est  des  choses 
d'ici-bas,  leur  ame  peut  souffrir  de  nos  fautes.  —  La  foi  et  la  piété 
respiraient  dans  tousses  discours,  avec  l'espoir  d'une  vie  meilleure 
où  Dieu  réunit  pour  l'éternité  les  âmes  fidèles  qui  se  sont  aimées 
sur  la  terre.  Je  ne  me  lassais  pas  de  l'entendre  :  en  l'écoutant,  je 
me  sentais  plus  fort  et  consolé. 

Cependant  je  ne  tardai  pas  à  être  repris  de  cette  turbulente  in- 
quiétude à  laquelle  la  mort  de  mon  père  avait  d'abord  imposé  silence. 
Un  brûlant  désir  de  voir  et  de  connaître  s'empara  tout  à  coup  de  mon 
cœur  et  de  tous  mes  sens.  J'étais  libre,  maître  de  ma  fortune  et  de 
.ma  destinée.  Décidé  à  partir  pour  Paris,  je  fis  part  de  mon  projet  à 
M"'*'  de  Mondeberre,  qui  n'en  parut  point  surprise.  —  Vous  voulez 
partir,  me  dit-elle;  c'est  tout  simple,  la  curiosité  sied  à  votre  <lge  : 
il  est  bon,  d'ailleurs,  qu'un  homme  sache  le  monde  et  la  vie.  Partez 
donc.  A  votre  retour,  vous  apprécierez  mieux  les  biens  que  vous  allez 
quitter.  —  Puis  elle  me  parla  longuement  de  ce  monde  et  de  cette 
vie  nouvelle  que  j'allais  aborder.  Tandis  que  nous  causions,  Ahce,  sa 


16  REVUE  DES  DEDX  MONDES. 

fille,  se  tenait  près  de  nous,  debout,  silencieuse,  immobile.  Cette 
enfant  m'aimait,  et  je  l'aimais  aussi  comme  un  doux  reflet  de  sa  mère. 
Lorsqu'elle  savait  que  je  devais  venir,  elle  allait  m'attendre  au  bout 
du  sentier,  courait  à  moi  du  plus  loin  qu'elle  m'apercevait,  et,  me 
prenant  par  la  main ,  m'amenait  triomphante  au  château.  Cette  fois, 
il  me  fut  impossible  d'obtenir  d'elle  un  sourire,  ni  même  un  regard. 
Je  voulus  l'attirer,  mais  elle  s'échappa  de  mes  bras.  La  veille  de  mon 
départ,  j'allai  faire  mes  adieux  à  M'"'  de  Mondeberre.  Tous  les  détails 
de  cette  soirée  sont  aussi  présens  à  mon  esprit  que  s'ils  dataient 
d'hier  seulement.  Le  jour  tombait,  on  touchait  à  la  fin  d'octobre; 
quand  j'entrai ,  un  grand  feu  clair  brillait  dans  l'âtre;  la  châtelaine 
était  assise  dans  l'embrasure  d'une  fenêtre  ouverte.  Sans  se  lever, 
elle  me  tendit  la  main  et  me  fit  asseoir  auprès  d'elle;  elle  m'entre- 
tint encore  une  fois  de  la  mer  semée  d'écueils  sur  laquelle  j'allais 
m'aventurer;  sa  voix  était  plus  grave  et  plus  tendre  que  d'habitude. 
S'en  étant  retirée  de  bonne  heure,  elle  ne  savait  guère  du  monde 
que  ce  que  j'en  savais  moi-même;  mais  elle  avait  beaucoup  ré- 
fléchi, et,  me  voyant  près  de  quitter  nos  campagnes  pour  aller, 
sans  guide  et  sans  appui,  me  mêler,  si  jeune  encore,  aux  flots  des 
hommes  et  des  choses ,  elle  en  éprouvait  comme  un  sentiment  de 
maternel  efiroi.  Tandis  qu'elle  parlait,  le  vent  d'hiver  remplissait  le 
parc  d'harmonies  lugubres.  J'entendais  le  bruit  sec  et  morne  des 
feuilles  desséchées;  je  voyais  sur  la  cime  des  arbres  se  balancer  de 
noirs  corbeaux.  Je  fus  saisi  d'une  grande  tristesse,  et  de  sombres 
pressentimens  m'assaillirent;  mais  ma  résolution  était  prise,  et 
M™*'  de  Mondeberre  elle-même  semblait  envisager  ce  départ  comme 
une  nécessité.  —  Adieu  donc!  me  dit-elle,  nous  prierons  le  ciel  pour 
qu'il  vous  donne  toutes  les  félicités  que  vous  méritez.  —  Avant  de 
me  retirer,  je  demandai  à  embrasser  Alice,  qui  n'avait  point  encore 
paru.  Sa  mère  l'envoya  chercher;  on  l'amena  presque  malgré  elle.  — 
Enfant,  lui  dis-je,  vous  ne  m'aimez  donc  plus?  A  ces  mots,  elle  fondit 
en  pleurs.  Je  partis;  je  n'avais  point  d'amour  pour  M""*  de  Monde- 
berre, Alice  comptait  au  plus  dix  ans;  je  partais  libre  de  tous  liens. 
D'où  venait  donc  cette  voix  mystérieuse  qui,  tandis  que  je  m'éloi- 
gnais, de  loin  en  loin  me  criait  brusquement  que  je  tournais  le  dos 
au  bonheur? 

Hélas  î  durant  ces  sept  années,  les  ai-je  assez  souillés  et  profanés, 
ces  purs  et  chastes  souvenirs!  Aussi,  n'ai-je  point  encore  osé  porter 
mes  pas  vers  Mondeberre,  tant  je  me  reconnais  indigne  de  rentrer 
dans  ce  saint  asile.  Il  m'a  semblé  qu'auparavant  je  devais  m'imposcr 


:  ;    '  :      FERNAND.  17 

pour  ainsi  dire  une  quarantaine  morale;  il  me  semble,  encore  à  cette 
heure,  que  je  vais  y  retrouver  le  fantôme  de  ma  jeunesse,  qui  refu- 
sera de  me  reconnaître  et  s'enfuira  d'un  air  irrité. 


LE  MÊME  AU  MÊME. 

Hier  donc,  après  t' avoir  écrit,  je  suis  parti  pour  Mondeberre.  J*ai 
fait  la  route  au  pas  de  mon  cheval,  lentement,  religieusement,  ainsi 
que  se  font  les  pèlerinages.  Le  ciel  gris  et  voilé  s'harmoniait  avec  les 
dispositions  de  mon  ame.  J'ai  suivi  les  sentiers  que  suivait  autrefois 
ma  jeunesse;  j'ai  reconnu  tous  les  bouquets  d'arbres,  tous  les  buis- 
sons en  fleurs,  tous  les  accidens  du  paysage;  il  n'y  avait  que  moi  de 
changé.  J'aperçus  bientôt,  à  travers  le  feuillage,  les  tours  noircies 
du  château  féodal,  la  plate-forme  ombragée  d'ormeaux,  les  pans  de 
mur'  habillés  de  Uerre.  A  ces  aspects,  j'ai  senti  plus  profondément 
ma  misère  et  ma  déchéance;  j'ai  pleuré  sur  moi-même  et  me  suis 
ab  mé  dans  la  mélancolie  des  jours  mal  employés.  Ainsi,  j'allais 
comme  autrefois,  plein  de  trouble,  le  long  de  ces  haies;  seulement, 
au  lieu  du  trouble  poétique  et  charmant  qui  remplit  d'harmonies  et 
d'images  gracieuses  le  matin  de  l'existence,  je  traînais  avec  moi 
cette  morne  inquiétude,  cette  lourde  fatigue  que  laisse  après  elle  la 
passion  désabusée. 

Je  mis  pied  à  terre  à  la  petite  porte  du  parc  et  j'entrai.  Aussitôt 
je  me  sentis  enveloppé  d'ombre  et  de  silence.  Il  me  sembla  que  je 
retrouvais  un  Éden  depuis  long-temps  perdu  et  regretté,  et  dans  ce 
court  enivrement  j'oubliai  les  douleurs  de  l'exil. 

Après  avoir  erré  çà  et  là,  j'allai  m'asseoir  sur  un  banc  de  pierre, 
à  demi  caché  sous  un  massif  d'ébéniers  et  de  lilas  qui  secouaient  à 
l'entour  leurs  grappes  embaumées.  J'étais  plongé  depuis  près  d'une 
heure  dans  mes  souvenirs,  lorsque  j'entendis  le  frôlement  d'une  robe 
et  le  bruit  d'un  pied  léger  sur  le  sable  fin  de  l'allée.  Je  levai  la  tête 
et  vis,  à  quelques  pas  de  moi,  M"™^  de  Mondeberre,  non  pas  comme 
autrefois,  pâHe  par  la  douleur,  austère  et  grave,  ainsi  qu'il  sied  aux 
veuves,  mais  fraîche,  souriante  et  parée,  comme  la  nature,  de  toutes 
les  grâces  du  printemps.  C'était  bien  son  front  intelligent  et  fier, 
mais  rayonnant  cette  fois  du  doux  éclat  de  la  jeunesse;  c'étaient  ses 
beaux  yeux  bleus,  moins  les  larmes  qui  en  avaient  terni  l'azur;  c'était 
sa  noble  démarche,  moins  les  chagrins  qui  l'avaient  brisée.  Ses  che- 
veux blonds,  qu'autrefois  elle  cachait  sévèrement  comme  un  luxe 

TOME  IV.  2 


13  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

mal  séant  au  deuil,  ruisselaient  eu  boucles  d'or  le  long  de  son  visage. 
Les  flots  de  gaze  et  de  mousseline  qui  l'enveloppaient  tout  entière 
lui  donnaient  l'air  d'une  de  ces  apparitions  vaporeuses  que  les  poètes 
voient  flotter  sur  le  bord  des  lacs,  dans  la  brume  argentée  des  nuits. 
Je  crus  d'abord  que  c'était  une  illusion  de  mes  sens,  et  je  restai 
debout,  immobile,  à  la  contempler,  tandis  qu'elle  m'observait  de  ce 
regard  limpide  et  curieux  qui  n'appartient  qu'aux  gazelles  et  aux 
jeunes  ûUes.  Enûn  je  me  décidai  à  marcher  vers  elle;  mais  à  peine 
eus-je  fait  quelques  pas,  qu'elle  s'enfuit,  et  je  m'arrêtai  à  suivre 
des  yeux  sa  robe  blanche  à  travers  la  ramée.  N'était-ce  point  M'"^de 
Mondeberre  en  effet?  Je  la  vis  apparaître,  au  bout  de  quelques  in- 
stans,  telle  à  peu  près  que  je  l'avais  vue  autrefois;  seulement  les 
années  qui  venaient  de  s'écouler  avaient  laissé  sur  ses  traits  comme 
sur  les  miens  des  traces  de  leur  passage.  Aussitôt  que  je  l'aperçus, 
je  courus  vers  elle,  et  je  pressai  avec  attendrissement  ses  deux 
mains  sur  mes  lèvres  et  contre  mon  cœur.  EUe-même  était  émue, 
et  c'est  à  peine  si  dans  le  trouble  des  premiers  momens  nous 
pûmes  échanger  quelques  mots.  Enfin  je  songeai  à  la  chère  enfant 
qui  avait  tant  pleuré  le  jour  de  mon  départ.  Je  parlai  d'Ahce  à  sa 
mère.  «  Elle  vous  a  bien  reconnu,  me  dit-elle;  c'est  elle  qui  m'a  dit 
que  vous  étiez  là.  Je  vous  croyais  encore  à  Paris.  »  Ces  paroles  me 
frappèrent  d'étonnement  et  presque  de  stupeur.  «  Quoi  I  m'écriai-je, 
cette  blanche  et  belle  créature  que  je  viens  d'entrevoir....  —  C'est 
Alice,  c'est  ma  fille,  »  répondit  M™*"  de  Mondeberre  avec  un  sourire 
de  tendresse  et  d'orgueil.  Quoi  de  plus  simple,  et  ne  devais-je  pas  m'y 
attendre?  Ne  savais-je  pas  que  l'enfance  hérite  de  ceux  qui  la  pré- 
cèdent, et  que  c'est  des  fleurs  tombées  de  notre  front  que  le  temps 
tresse  des  couronnes  à  la  génération  qui  nous  suit?  Vois  pourtant 
quelle  chose  étrange  !  ma  pensée  ne  s'était  pas  une  seule  fois  arrêtée 
aux  changemens  que  ces  sept  années  avaient  dû  amener  chez  Alice, 
et  je  croyais  naïvement  que  j'allais  retrouver  sous  ces  ombrages  l'en- 
fant que  j'y  avais  laissée.  Heureusement  la  nature  n'est  ni  oublieuse 
ni  imprévoyante  comme  l'esprit  de  l'homme.  Rien  ne  la  distrait  de 
son  œuvre.  Tout  meurt  et  tout  renaît;  un  nouveau  jet  remplace  la 
pousse  qui  s'efl*euille;  à  la  voix  qui  s'éteint,  une  voix  plus  fraîche  suc- 
cède; au  flot  qui  se  retire,  un  flot  plus  harmonieux;  près  d'une  grâce 
qui  se  fane,  il  en  est  toujours  une  autre  qui  fleurit.  Ainsi,  renou- 
velant sans  cesse  son  impérissable  beauté ,  la  nature  marche  sans 
s'arrêter  dans  son  immortelle  jeunesse. 
M'*''  de  Mondeberre  ne  tarda  pas  à  nous  rejoindre.  Elle  rougit  en 


FERNAND.  USt 

nous  abordant;  la  jeune  fille  se  souvenait  sans  doute,  et  peut-être 
ètail-elle  confuse  des  larmes  qu'avait  versées  l'enfant.  Moi-même  je 
me  sentais  troublé.  C'est  qu'en  effet,  pour  un  homme  encore  jeune, 
je  ne  sais  rien  de  plus  troublant  que  de  retrouver  ainsi ,  dans  tout 
l'éclat  et  dans  toute  la  gloire  de  ses  belles  années,  l'enfant  qu'on  a 
jadis  aimée  avec  toutes  les  familiarités  d'une  tendresse  fraternelle.  Si 
de  son  côté  la  jeune  fille  n'a  rien  oublié,  la  gêne  est  égale  de  part 
et  d'autre,  et  la  position  doublement  embarrassante.  On  se  rappelle 
qu'on  a  joué  ensemble  sur  les  pelouses,  qu'on  s'est  aimé,  qu'on  se 
l'est  dit  en  toute  liberté  comme  en  toute  innocence,  et  l'on  est  là, 
tremblant  et  rougissant,  ne  sachant  quelle  contenance  garder  ni 
comment  concilier  les  rapports  familiers  du  passé  avec  la  réserve 
mutuelle  qu'on  doit  s'imposer  désormais.  M"'°  de  Mondeberre  com- 
prit ce  que  la  situation  avait  de  difficile;  elle  nous  en  tira  avec  sa 
grâce  accoutumée. 

Alice  est  l'image  de  la  jeunesse  de  sa  mère.  M^  de  Mondeberre 
est  si  belle  encore  et  si  jeune,  qu'en  la  voyant  près  de  sa  fille  on  les 
prendrait  pour  les  deux  sœurs.  En  me  retrouvant  près  de  ces  deux: 
charmantes  femmes,  dans  ce  parc  où  rien  n'est  changé,  il  m'a  semblé 
que  je  ne  m'en  étais  jamais  éloigné,  et  que  j'avais  rêvé  l'absence  et 
la  douleur.  Il  suffit  de  revoir  un  instant  les  lieux  et  les  êtres  aimés 
pour  combler  aussitôt  l'abîme  qui  nous  en  a  long-temps  séparés.  Tu 
penses  cependant  à  combien  de  questions  il  m'a  fallu  répondre.  On 
eût  dit  que  j'arrivais  des  lointains  pays.  Pour  ces  deux  chastes  créa- 
tures qui  n'ont  jamais  quitté  leur  nid ,  n'arrivais-je  pas  en  effet  des 
contrées  lointaines?  J'ai  parlé  de  Paris,  et  vaguement  des  ennuis  qui 
m'y  avaient  assailli;  j'ai  dit  mon  dégoût  du  monde,  ma  résolution  de 
vivre  désormais  dans  le  domaine  de  mes  pères.  Puis  est  venu  mon  tour 
d'interroger.  J'ai  demandé  quels  grands  évèneraens  s'étaient  passés 
à  Mondeberre  durant  mon  absence.  On  m'a  répondu  en  souriant  que 
les  lilas  avaient  fleuri  sept  fois,  et  que  les  marronniers  qui  balan- 
çaient leurs  panaches  blancs  sur  nos  têtes  avaient  sept  fois  changé 
de  feuillage.  Ainsi  causant,  nous  allions  à  pas  lents,  le  cœur  plein 
d'une  douce  joie,  et  recueillant,  comme  des  pervenches,  le  long  des 
allées  les  frais  souvenirs  que  nous  y  avions  semés  autrefois. 

Sur  le  soir,  nous  avons  gagné  le  château;  j'ai  respiré,  en  y  entrant, 
je  ne  sais  quel  bon  parfum  d'honnêteté,  d'ordre  et  d'innocence,  qui 
m'a  reporté  délicieusement  aux  meilleurs  jours  de  mon  jeune  âge. 
J'ai  tout  revu,  tout  reconnu  :  les  mêmes  meubles  étaient  encore  à|la 

2. 


20  BEVUE  DES  DEUX  MONDES. 

même  place;  les  mômes  serviteurs  qui  m'avaient  vu  partir  m'ont  sou- 
haité la  bienvenue.  Comme  autrefois,  la  table  du  salon  était  chargée 
de  fleurs,  de  livres  et  d'ouvrages  de  tapisserie.  Le  temps,  qui  change 
tout,  n'a  rien  changé  dans  cet  asile;  il  n'y  a  qu'une  enfant  de  moins 
et  qu'un  ange  de  plus.  Nous  avons  dîné  sur  la  terrasse.  Les  nuages 
s'étaient  dissipés;  le  soleil,  près  de  disparaître,  envoyait  ses  derniers 
rayons  mourir  à  nos  pieds;  les  oiseaux,  avant  de  s'endormir,  nous 
donnaient  leurs  plus  beaux  concerts.  Ce  bienveillant  accueil,  cette 
hospitalité  si  franche  et  si  gracieuse,  ces  deux  nobles  femmes  qui  me 
souriaient  comme  deux  sœurs,  ces  serviteurs  joyeux  de  me  revoir, 
enfin  cette  belle  nature  qui  semblait,  elle  aussi,  fêter  le  retour  de 
l'enfant  prodigue,  tout  cela  remplissait  mon  ame  d'une  pure  ivresse. 
Parfois  je  me  demandais  si  je  veillais,  et  si  ce  n'était  pas  un  songe. 
Quand  je  partis,  les  étoiles  brillaient  depuis  long- temps  dans  le 
bleu  du  ciel.  Je  m'en  retournai  calme,  heureux,  rasséréné,  meilleur 
enfin  que  je  n'étais  venu;  mais  je  devais,  en  rentrant  chez  moi,  re- 
trouver le  souvenir  d'Arabelle,  comme  un  malfaiteur  qui  se  serait 
introduit  dans  ma  maison  et  m'aurait  attendu,  traîtreusement  caché 
derrière  ma  porte. 

On  me  remit  une  lettre  que  le  facteur  avait  jugé  convenable  de 
n'apporter  que  le  soir.  J'examinai  la  suscription  avec  un  sentiment 
de  terreur;  je  reconnus  la  main  d'Arabelle. 

Je  ne  sache  pas  que  jamais  lettre  soit  arrivée  plus  mal  à  propos;  il 
me  sembla  que  c'était  un  créancier  impitoyable  qui  réclamait  le  prix 
d'un  jour  de  bonheur  et  d'oubli.  Imagine  un  forçat  un  peu  poétique 
par\enu  à  briser  ses  chaînes.  Il  s'est  échappé  le  matin,  et,  durant  tout 
un  jour,  il  a  bu  à  longs  traits  Tair  enivrant  de  la  liberté;  il  a  marché 
tout  un  jour  sans  liens  et  sans  entraves;  il  a  vu  le  soleil  se  coucher 
dans  sa  gloire;  il  s'apprête  à  dormir  sur  un  lit  de  mousse,  sous  la 
voûte  étoilée,  pour  reprendre  au  matin  sa  course  aventureuse.  Tout 
le  charme  et  tout  le  ravit.  Mais  voici  qu'au  moment  où  son  cœur 
n'est  qu'une  hymne  de  déHvrance,  on  le  reprend,  on  l'arrête,  on  lui 
remet  les  fers  aux  pieds;  voici  qu'on  le  ramène  au  bagne,  qu'il 
croyait  avoir  fui  pour  jamais.  Tel  est  l'effet  qu'a  produit  sur  moi  cette 
lettre;  elle  m'a  rejeté  violemment  sur  le  sol  de  la  réalité.  Ce  n'eût  été 
la  veille  qu'un  mouvement  d'humeur;  ce  fut  cette  fois  de  la  colère 
et  presque  de  la  haine.  Je  rompis  le  cachet  et  je  lus  quelques  lignes. 
Au  sortir  du  chaste  et  paisible  intérieur  où  je  venais  de  goûter  des 
joies  si  simples  et  si  pures,  ce  langage  passionné  me  choqua  comme 


FERNAND.  21 

un  son  faux  et  discordant.  Et  puis,  toujours  la  même  chose  !  Je  n'ai 
pas  eu  le  courage  d'aller  jusqu'au  bout  :  je  lirai  le  reste  dans  quel- 
que roman  nouveau. 

Adieu.  Quand  tu  seras  las  du  bruit  et  de  la  foule,  viens  te  reposer 
auprès  de  moi  ;  tu  trouveras  toujours  sur  le  pas  de  ma  porte  deux 
bras  amis  qui  s'ouvriront  pour,  te  recevoir. 


KARL  STEIPr  A  PERNAND  DE  PEVEXEY. 

Ainsi  tu  romps  avec  la  société  :  il  faudra  bien  que  la  société  s'en 
console.  Vis  aux  champs,  s'il  te  plaît  d'y  vivre.  Les  gentilshommes 
d'autrefois,  qui  valaient  bien  ceux  d'aujourd'hui,  cultivaient  leurs 
terres  et  faisaient  du  bien  à  leurs  paysans;  je  ne  pense  pas  que  ce 
soit  déroger  que 'd'en  faire  autant.  Seulement  n'oublie  pas  que  ton 
père  ne  fut  un  homme  heureux  que  parce  qu'il  fut  un  homme  utile. 
Être  utile,  c'est  la  question.  «  Si  vous  vous  sentez  les  passions  assez 
modérées,  écrivait  un  philosophe  à  je  ne  sais  quel  gentillâtre  qui  lui 
demandait  conseil;  si  vous  vous  sentez  l'esprit  assez  doux,  le  cœur 
assez  sain  pour  vous  accommoder  d'une  vie  égale,  simple  et  labo- 
rieuse, restez  dans  vos  domaines,  faites-les  valoir,  travaillez  vous- 
même,  soyez  le  père  de  vos  domestiques,  l'ami  de  vos  voisins,  juste 
et  bon  envers  tout  le  monde;  servez  Dieu  dans  la  simplicité  de  votre 
cœur  :  vous  serez  assez  vertueux.  »  ïoi,  cependant,  ne  te  hâte  point 
de  décider  irrévocablement  de  tes  goûts,  de  ta  vocation  et  de  ta  des- 
tinée; tu  es  sous  le  coup  de  préoccupations  trop  vives  pour  pouvoir 
encore  sainement  en  juger.  A  Dieu  ne  plaise  que  je  te  blâme  de 
songer  à  régler  ta  vie!  J'écrirais  volontiers,  comme  Pline  le  jeune, 
que  le  cours  régulier  des  astres  ne  me  fait  pas  plus  de  plaisir  que 
l'arrangement  dans  la  vie  des  hommes.  Seulement,  attends  le  calme 
et  la  réflexion;  mets  de  l'ordre  dans  tes  sentimens  avant  d'essayer 
d'en  mettre  dans  l'agencement  de  ton  existence.  On  ne  jette  pas 
l'ancre  en  pleine  mer  durant  la  tourmente. 

Ici,  rien  de  nouveau.  M"'^  de  Rouèvres  est  souffrante;  elle  ne  voit 
et  ne  reçoit  personne.  On  ne  se  gêne  pas,  dans  le  monde,  pour  attri- 
buer à  ton  absence  ce  soudain  amour  de  retraite  et  de  solitude.  Le 
monde  est  une  petite  ville  où  tout  se  sait.  Je  ne  vois  guère  que  le 
mari  qui,  fidèle  à  la  tradition,  ne  soit  pas  dans  le  secret  de  la  co- 
médie. Fasse  le  ciel  qu'il  vive  toujours  dans  la  même  ignorance! 
car  je  ne  le  crois  pas  homme  à  prendre  patiemment  son  malheur. 


22  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Plus  il  aurait  poussé  loin  la  confiance  et  l'aveuglement,  plus  il  se- 
rait implacable  dans  son  ressentiment  et  terrible  dans  sa  vengeance. 
C'est  une  de  ces  âmes  inflexibles  dans  leur  droiture,  qui  pardonnent 
d'autant  moins,  que  pour  leur  propre  compte  elles  n'ont  pas  be- 
soin d'indulgence.  Il  aime  sa  femme,  j'en  ai  la  conviction,  d'un 
amour  plus  profond  et  plus  vrai  que  n'a  jamais  été  le  tien.  Outragé 
dans  son  honneur  et  blessé  dans  son  affection,  j'ignore  à  quel  parti 
il  se  résoudrait;  mais  à  coup  sûr  ce  ne  serait  point  à  la  résigna- 
tion. Je  l'ai  vu  dernièrement;  il  m'a  semblé  tristement  préoccupé 
de  l'état  maladif  de  la  comtesse.  Je  lui  ai  conseillé  les  eaux  et  les 
voyages.  11  y  avait  songé;  mais  la  comtesse  s'y  refuse.  C'est  fâcheux  : 
un  petit  voyage  au  Spitzberg  aurait  bien  fait  ton  affaire.  Bref,  c'est 
là  qu'en  sont  les  choses.  Pousse  au  dénouement  :  j'ai  hâte  de  nous 
savoir  sortis  de  cette  maudite  galère. 


FERXAXD  DE  PEVESEY  A  KARL  STEIN. 

Il  semble  qu'en  retournant  à  Mondeberre  j'ai  remonté  le  cours  de 
ma  jeunesse  et  ressaisi  par  le  bout  de  leurs  ailes  mes  années  envo- 
lées. Mon  cœur  se  délasse  et  s'apaise;  je  n'entends  plus  en  lui  que 
le  roulement  sourd  de  la  tempête  qui  s'éloigne.  Souvent  j'ai  vu  la 
Sèvres ,  grossie  par  les  pluies  d'orage,  déborder  et  couvrir  de  limon 
et  de  sable  nos  champs  et  nos  guérets;  ce  n'était  qu'en  rentrant  dans 
son  lit  qu'elle  reprenait,  au  bout  de  quelques  jours,  la  transparence 
de  ses  ondes  :  c'est  l'image  de  ma  destinée.  Quoi  que  tu  puisses  dire, 
je  vivrai  sous  ce  coin  de  ciel;  la  réflexion,  mes  instincts  et  mes  goûts, 
tout  m'y  fixe  et  tout  m'y  enchaîne.  Je  ne  serai  pas  inutile  au  bien- 
être  de  ces  campagnes.  Je  me  suis  écrié  d'abord,  comme  Alexandre, 
que  mon  père  ne  m'avait  laissé  rien  à  faire;  mais,  en  y  regardant  de 
plus  près,  j'ai  compris  que  dans  la  voie  des  améliorations,  quelle 
qu'en  soit  d'ailleurs  la  nature,  le  mieux  est  toujours  à  trouver.  Je 
fais  de  grands  projets;  si  je  parviens  à  en  réaliser  quelques-uns,  ma 
vie  n'aura  pas  été  stérile.  Je  fais  aussi  de  doux  rêves;  s'ils  ne  m'échap- 
pent pas  tous,  ma  vie  n'aura  pas  été  sans  bonheur.  Tu  le  vois,  c'est 
un  parti  pris  :  déjà  je  construis  des  granges,  je  plante  des  peupliers, 
j'ouvre  des  chemins  vicinaux.  Cette  activité  du  corps  me  repose  des 
fatigues  de  l'amc.  Tous  ces  détails  de  la  vie  rustique,  au  milieu  des- 
quels je  me  suis  élevé,  me  charment  et  m'attirent  au-delà  de  ce  que 
je  pourrais  exprimer.  La  terre  est  bonne  à  ceux  qui  l'aiment  et  qui 


la  cultivent.  Tu  ne  sais  pas,  toi,  de  quel  amour  on  se  prend  à  Taimer, 
et  combien  cet  amour,  à  rencontre  de  quelques  autres,  est  sain  au 
cœur  et  à  l'esprit!  Le  soir,  je  monte  à  cheval,  et  la  journée  s'achève 
à  Mondeberre.  Là,  on  cause,  on  lit,  on  parle  de  ce  qu'on  a  lu;  quelque 
vieux  gentilhomme  du  voisinage  vient  se  mêler  à  l'entretien.  M'^"*  de 
Mondeberrre  se  met  au  piano  et  chante;  on  va  s'asseoir  sur  le  banc  de 
pierre,  sous  les  touffes  de  lilas  et  de  faux  ébéniers,  ou  bien,  si  la 
soirée  est  belle,  on  fait  atteler  la  calèche,  et  l'on  gagne  Mortagne  ou 
Tiffauges.  On  admire  le  paysage,  on  s'arrête  devant  les  ruines,  on 
évoque  les  vieux  souvenirs.  Près  de  se  quitter,  on  s'étonne  de  la 
fuite  des  heures ,  et  l'on  se  sépare  en  échangeant  ce  doux  mot  :  A 
demain!  Si  je  compare  l'existence  que  je  mène  ici  avec  celle  que  je 
menais  là-bas:  ici,  le  repos  dans  le  travail,  des  jours  sereins,  des 
relations  paisibles,  de  chastes  affections  avouées  à  la  face  du  ciel;  là- 
bas,  l'agitation  dans  l'oisiveté,  les  soucis  rongeurs,  les  efforts  im- 
puissans  d'un  amour  épuisé,  les  querelles  à  essuyer,  les  soupçons  à 
subir;  tous  les  tiraillemens,  toutes  les  exigences  d'une  passion  qu'on 
ne  partage  plus,  tout  cela  dans  l'ombre  et  n'osant  se  montrer  :  alors 
je  me  demande  comment  il  s'est  pu  faire  que  j'aie  vécu  là-bas  de 
cette  rude  vie,  lorsque  j'avais  ici  un  Éden  ouvert  à  toute  heure. 

M"^  de  Mondeberre  est  charmante;  telle  dut  être  sa  mère  à  seize 
ans.  Je  ne  sais  rien  de  plus  poétique  ni  de  plus  touchant  que  l'inté- 
rieur de  ces  deux  femmes,  qui,  sans  autre  ressource  que  leurs  ten- 
dresses mutuelles,  se  font  l'une  à  l'autre  un  monde  toujours  nou- 
veau. Je  ne  pense  pas  qu'il  soit  possible  de  rencontrer  entre  deux 
créatures  plus  d'harmonies  et  de  rapports,  plus  de  sympathies  et 
de  convenances.  Leurs  cheveux  ont  la  même  nuance,  leurs  yeux  le 
même  azur,  leurs  lèvres  le  même  sourire ,  leur  ame  et  leur  esprit 
le  même  goût  et  le  même  parfum.  Seulement,  à  cause  de  son  édu- 
cation soHtaire ,  n'ayant  jamais  quitté  le  domaine  où  elle  a  grandi , 
M"^  de  Mondeberre  a  quelque  chose  de  plus  agreste  et  de  plus  sau- 
vage qui  ne  messied  point  aux  grâces  de  la  jeunesse.  Élevée  loin  du 
monde,  elle  en  ignore  le  langage  et  les  habitudes;  mais  il  y  a  en  éUe 
cette  élégance  de  race,  cette  distinction  native  que  le  monde  n'en- 
seigne pas.  Elle  est  à  la  fois  simple  et  fière,  intelligente  autant  que 
belle.  Pourquoi  ne  le  dirais-je  pas?  Parfois,  en  la  contemplant  en 
silence,  je  me  prends  à  songer  au  temps  où  j'approchais  mes  lèvres 
de  cette  fleur,  alors  en  bouton;  aux  jours  où  mes  doigts  jouaient  fa- 
mihèrement  avec  ces  cheveux  d'or,  où  ma  main  pressait  cette  main, 
où  mon  bras  enlaçait  cette  taille.  A  ces  souvenirs ,  malgré  moi  confus 


St%  REVCE  DES  DEUX  MONDES. 

et  troublé ,  je  sens  un  frisson  courir  de  mes  pieds  à  ma  tête ,  et  je 
n'ose  m'avouer  ce  qui  se  passe  dans  mon  cœur. 

Mais,  ami,  que  te  conté -je  là?  Je  voulais  te  parler  d'Arabelle. 
Toutes  ses  lettres  m'appellent  à  grands  cris.  Si  tu  la  vois,  dis,  comme 
moi,  que  je  fais  bâtir,  que  j'ai  trois  procès  sur  les  bras,  et  qu'avec 
la  meilleure  volonté  du  monde,  il  m'est  encore  impossible  de  fixer 
l'époque  de  mon  retour.  Je  lui  ai  écrit  ce  matin.  En  voici  pour  dix 
jours  au  moins,  dix  jours  de  repos,  d'oubli,  de  pleine  liberté!  J'en 
suis  depuis  long-temps  à  tout  ce  que  la  tendresse  a  de  plus  calme 
et  de  plus  fraternel.  Il  ne  tiendrait  qu'à  elle  de  comprendre,  mais  il 
paraît  que  ces  choses-là  ne  s'entendent  pas  à  demi-mot.  Elle  souffre, 
j'hésite  et  j'attends.  Ce  qu'il  y  a  de  vraiment  désastreux,  c'est  que 
son  amour  semble  augmenter  à  mesure  que  le  mien  s*en  va.  Si  je 
mets  trois  bémols  à  mon  style,  elle  me  répond  avec  six  dièzes  à  la  clé; 
il  faudra  pourtant  bien  qu'elle  en  vienne  à  s'apercevoir  que  nous  ne 
jouons  plus  dans  le  même  ton. 

Sais-tu  que  tu  m'épouvantes  avec  les  vengeances  de  M.  de  Rouè- 
vres?  J'en  rêve  toutes  les  nuits.  Tu  sais  quel  cas  je  fais  de  cet 
homme.  Mais  depuis  quand  as -tu  découvert  l'ame  d'Othello  sous 
cette  froide  enveloppe?  J'imagine  que  tu  veux  rire.  S'il  aimait  sa 
femme  comme  tu  le  dis,  son  amour  eût  été  moins  patient,  moins 
aveugle,  et  voici  long-temps  quMl  nous  aurait  tués  tous  deux. 


LE  MÊME  AU  MÊME. 

Je  ne  sais  jusqu'à  quel  point  mes  lettres  t'intéressent;  mais  je  me 
suis  fait  une  si  douce  habitude  de  t'ouvrir  mon  cœur  comme  un  livre 
dont  je  tournerais  moi-même  les  feuillets,  qu'il  me  serait  désormais 
impossible  d'en  agir  autrement  avec  toi.  Si  le  livre  t'ennuie,  l'érme- 
le,  sans  te  préoccuper  de  l'amour-propre  de  l'auteur.  J'ai  toujours 
pensé  que  ce  doit  être  une  chose  bonne  et  profitable  d'écrire  jour 
par  jour  l'examen  de  sa  propre  vie.  On  s'habitue  ainsi  à  se  tenir 
constamment  vis-à-vis  de  soi-même  comme  devant  un  juge.  On  se 
surveille  avec  plus  de  soin;  on  apporte  plus  d'ordre  dans  ses  actions 
et  dans  ses  sentimens.  Lorsqu'on  sait  qu'il  faut  chaque  soir,  sous  la 
dictée  de  sa  conscience,  faire  le  relevé  de  la  journée  qui  vient  de 
s'écouler,  on  en  devient  plus  circonspect  et  nécessairement  meil- 
leur; on  y  gagne  de  se  mieux  connaître  et  de  discipliner  son  cœur. 
Tu  comprends  qu'à  ces  fins  il  m'est  doux  [de  t'écrire,  puisque  j'en 


FERNAND.  25 

retire  à  la  fois  les  bénéfices  d'une  confession  et  le  charme  d'une  con- 
fidence. 

Ce  soir,  que  te  dirai-je?  Je  suis  triste,  et  ne  sais  pourquoi, 
.l'arrivé  de  Mondeberre.  En  ouvrant  la  porte  du  parc,  j'ai  entrevu 
M"^  de  Mondeberre  suspendue  au  bras  d'un  étranger  qui  m'a  paru 
jeune,  élégant  et  beau.  Tous  deux  suivaient  l'allée  des  marron- 
niers, et  semblaient  causer  affectueusement.  J'ai  craint  de  trou- 
bler un  si  doux  entretien;  n'aimant  point  d'ailleurs  les  visages  nou- 
veaux, j'ai  refermé  doucemenc  la  porte,  et  m'en  suis  revenu  sans 
avoir  été  remarqué.  J'étais  parti  joyeux  et  léger;  je  suis  revenu 
sombre  et  taciturne.  Pourquoi?  Je  l'ignore.  En  rentrant  chez  moi, 
j'ai  grondé  mes  gens  et  rudoyé  mes  chiens.  ïe  paraît-il  convenable 
que  M"^  de  Mondeberre  se  promène  ainsi,  le  soir,  dans  un  parc, 
seule  au  bras  d'un  jeune  homme?  En  fin  de  compte,  cela  ne  te  regarde 
pas,  ni  moi  non  plus.  Je  dis  seulement  que  c'est  singulier.  Depuis 
mon  retour,  M"*'  de  Mondeberre  ne  s'est  pas  une  seule  fois  appuyée 
sur  mon  bras.  Mais  ce  jeune  homme  est  sans  doute  le  fiancé  d'Alice? 
C'est  tout  simple  :  il  faudra  bien  qu'un  jour  Alice  se  marie.  Je  viens 
d'y  songer  pour  la  première  fois.  Je  suis  triste,  ami,  jusqu'aux  larmes. 
Qui  m'aime  ici?  Dans  la  solitude  de  mon  cœur,  j'en  viens  à  regretter 
l'amour  orageux  d'Arabelle.  Je  m'écriais  l'autre  jour  que  la  nature 
est  bonne;  je  me  trompais,  la  nature  n'est  qu'indifférente  :  nous 
l'associons  à  toutes  les  dispositions  de  notre  ame,  mais  elle  ne  se 
soucie  ni  de  nos  joies  ni  de  nos  douleurs.  Je  suis  seul,  j'appelle  :  pas 
une  voix  ne  me  répond.  Pourtant,  mon  Dieu!  que  cette  nuit  est  belle  î 
Qu'il  serait  doux  à  la  clarté  de  ces  étoiles,  au  milieu  de  tous  ces 
parfums  et  de  tous  ces  murmures  qui  montent  de  la  terre  au  ciel 
comme  des  flots  d'encens  et  d'harmonie,  qu'il  serait  doux  de  reposer 
son  front  sur  un  cœur  adoré ,  et  de  mêler  une  hymne  d'amour  aux 
concerts  de  la  création  !  Peut-être  qu'à  l'heure  où  je  t'écris,  ces  deux 
jeunes  gens  errent  encore  sous  les  ombrages  tutélaires;  ils  s'aiment , 
ils  sont  heureux. 

LE  MÊME  AU  MÊME. 

Je  ne  suis  pas  retourné  à  Mondeberre.  En  ceci,  je  n'ai  fait  qu'obéir 
à  un  sentiment  naturel  de  réserve  et  de  discrétion.  Je  dois  dire  aussi 
que  ce  Heu  a  quelque  peu  perdu  pour  moi  de  son  charme  et  de  sa 
poésie.  Pourquoi?  Je  ne  sais  trop;  peut-être  m'était-il  doux  de  penser 
que  j'étais  seul  admis  dans  l'intimité  du  sanctuaire.  Toujours  est-il 


26.  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

que  cen*fist  plusle  mérae  prestige.  II  n'est  pas  douteux  que  l'étranger 
de  l'autre  soir  ne  soit  le  fiancé  d'Alice.  Ce  matin,  je  les  ai  vus  passer 
tous  deux,  achevai,  dans  le  sentier  du  bord  de  l'eau.  Je  n'avais  pas 
eucore  vu  M"*'  de  Mondeberre  en  amazone  :  j'ai  souffert  de  la  voir 
ainsi.  Je  n'ai  jamais  aimé  les  femmes  qui  montent  à  cheval.  On  a 
remarqué,  peut-être  avec  raison,  qu'elles  manquent  en  général  de 
tendresse  et  de  sensibilité.  Il  est  très  vrai  qu'à  cet  exercice  leurs 
grâces  primitives  s'altèrent;  leur  caractère ,  leurs  goûts  et  leur  allure 
y  prennent  quelque  chose  de  hardi,  de  viril  et  d'aventureux  qui  les 
dépouille  de  leurs  plus  charmans  privilèges.  La  bride  et  la  cravache 
ne  sont  pas  faites  pour  ces  mains  délicates;  le  chapeau  de  l'homme 
ne  sied  point  à  ces  aimables  fronts*  Et  puis,  comprends-tu  que  M"^  de 
Mondeberre  laisse  ainsi  sa  fille  courir  les  champs  à  l'aventure,  en 
compagnie  de  ce  jeune  homme?  Tout  ceci  me  gâte  un  peu  mon  pa- 
radis et  mes  deux  anges. 


LE  MÊME  AU  MEME. 

Rien  n'est  changé  dans  ma  vie.  D'où  vient  donc  que  mon  cœur  est 
rempli  d'allégresse?  Pourquoi  triste  hier  et  joyeux  aujourd'hui  ?  l\ 
faut  toujours  en  revenir  à  cette  exclamation  banale  :  cœur  de  l'homme, 
abîme  mystérieux  ! 

Je  me  suis  levé,  ce  matin,  résolu,  comme  la  veille,  à  ne  point 
aller  à  Mondeberre.  Le  soir,  j'ai  pris,  sans  y  songer,  le  sentier  ac- 
coutumé, et  suis  arrivé  à  la  porte  du  parc,  décidé  à  ne  point  en  fran- 
chir le  seuil.  Bref,  je  suis  entré;  le  parc  était  désert.  J'allai  droit  au 
château,  et  trouvai  au  salon  M"*"  de  Mondeberre  seule  avec  l'étranger, 
tous  deux  au  piano,  à  la  fois  riant,  chantant  et  causant.  Je  crus 
comprendre  que  j'étais  de  trop ,  et  je  songeais  à  m'esquiver,  quand 
M*'^  de  Mondeberre  me  retint  et  me  présenta  à  M.  de  B.,  son  cousin. 
Pour  le  coup,  c'était  un  prétendu,  car,  de  tout  temps,  les  cousins 
ont  plus  ou  moins  épousé  leurs  cousines.  Nous  n'eûmes  pas  échangé 
vingt  paroles,  que  je  le  tins  pour  un  fat  et  un  sot.  Il  est  des  hommes 
qu'on  hait  à  première  vue;  je  sentis  tout  d'abord  que  je  haïssais 
celui-ci.  Il  avait  une  certaine  façon  d'appeler  Alice  sa  jolie  cousine, 
qui  me  donnait  envie  de  lui  tordre  le  cou.  £n  l'examinant  bien,  je 
lui  trouvai  une  beauté  vulgaire,  sans  ame  et  sans  intelligence,  une 
élégance  prétentieuse ,  une  jeunesse  compromise  par  un  menaçant 
embonpoint.  Ses  gestes,  son  maintien,  son  langage,  tout  en  lui  me 


FERNAND.  27 

déplaisait,  jusqu'au  son  de  sa  voix,  à  ce  point  que,  moi  qui  ne  suis 
point  d'iiumeur  agressive,  j'aurais  payé  cher  le  droit  de  le  provoquer. 
M"^  de  Mondeberre  semblait  le  trouver  charmant  :  elle  souriait  à 
tout  ce  qu'il  disait,  et  pour  moi  n'avait  pas  un  regard.  Je  ne  puis 
dire  ce  que  j'ai  souffert  ainsi  pendant  une  heure.  M.  de  B...  causait 
avec  sa  cousine;  je  mêlais  à  peine  quelques  mots  à  la  conversation. 
Je  voulais  me  retirer,  mais  une  main  de  fer  me  scellait  à  ma  place. 
M""®  de  Mondeberre  entra;  elle  me  demanda  pourquoi  on  ne  m'avait 
pas  vu  tous  ces  jours.  En  cet  instant,  Alice,  qui  parlait  avec  son 
cousin  dans  l'embrasure  d'une  fenêtre,  partit  d'un  frais  éclat  de  rire; 
je  me  fis  violence  pour  ne  pas  aller  les  étrangler  tous  deux.  Enfin, 
je  me  levai.  Me  voyant  prêt  àm'éloigner,  M.  de  B...  me  demanda  si 
j'étais  venu  à  cheval.  Sur  ma  réponse  affirmative,  il  m'offrit  de  m'ac- 
compagner  jusqu'à  Peveney,  car  c'était  son  chemin  pour  retourner  à 
Nantes.  J'acceptai  avec  empressement;  le  compagnon  n'était  guère 
de  mon  goût ,  mais  il  me  souriait  de  ne  le  point  laisser  au  logis. 
«  Quoi  !  vous  nous  quittez  si  tôt  !  s'écrièrent  M™''  de  Mondeberre  et 
sa  fille  en  s'adressant  au  beau  cousin. — Il  le  faut,  répondit  M.  de  B...; 
Pauline  m'attend  ce  soir.  »  Je  ne  sais  pourquoi  ce  nom  de  Pauline 
fut  comme  un  rayon  de  soleil  traversant  la  nuit  de  mon  cœur. 
«  J'espère,  ajouta  M™^  de  Mondeberre,  qu'à  votre  prochaine  visite, 
vous  nous  amènerez  mon  aimable  cousine.  »  Je  pensai  qu'il  s'agissait 
d'une  sœur;  le  rayon  s'effaça,  mon  cœur  retomba  dans  sa  nuit. 
Cependant  nos  chevaux  attendaient  dans  la  cour  du  château.  Alice 
et  sa  mère  se  mirent  à  la  fenêtre  pour  nous  voir  partir  et  nous  en- 
voyer le  dernier  adieu.  Une  fois  en  selle,  nous  les  saluâmes  de  la 
main,  et,  comme  nous  nous  éloignions  au  pas  allongé  de  nos  bêtes, 
j'entendis  M'"^  de  Mondeberre  s'écrier  :  ce  Gaston ,  embrassez  pour 
moi  votre  femme  !  »  A  ces  mots ,  je  me  sentis  si  léger,  qu'il  me 
sembla  que  la  brise  allait  m'enlever  comme  une  plume.  Il  se  fit  en 
moi  un  de  ces  coups  de  vent  qui  balaient  le  ciel  en  moins  d'une  mi- 
nute. Je  me  pris  bientôt  à  causer  avec  M.  de  B....  Je  m'étais  singu- 
lièrement abusé  sur  son  compte.  Durant  le  trajet  de  Mondeberre  à 
Peveney,  j'appris  à  le  connaître  et  à  l'apprécier.  C'est  un  jeune 
homme  charmant,  joignant  aux  plus  nobles  qualités  de  l'ame  les 
dons  les  plus  précieux  de  l'esprit.  En  arrivant  à  Peveney,  nous  étions 
déjà  de  vieux  amis.  Nous  nous  reverrons,  à  coup  sûr. 

Telle  est  l'histoire  de  ma  journée.  Je  t'écris,  comme  l'autre  soir, 
à  la  même  h^ure,  près  de  ma  fenêtre  ouverte.  La  nature  est  bonne, 
la  solitude  est  douce.  En  cet  instant,  la  lune  éclaire  le  sentier  où  j'ai 


28  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

VU  passer  hier  M"«  de  Mondeberre  «^  cheval;  qu'elle  était  belle ,  gra- 
cieuse et  charmante  avec  sa  jupe  d'amazone  et  ses  blonds  cheveux 
au  vent!  on  eût  dit  une  jeune  guerrière.  Qu'ai-je  donc  aujourd'hui, 
et  d'où  vient  à  mon  cœur  la  douce  ivresse  qui  l'inonde?  Abîme, 
abîme  mystérieux  ! 


KARL  STEIN  A  FERXAND  DE  PEVENEY. 

Pardieul  je  te  trouve  plaisant  avec  tes  mystérieux  abîmes.  En 
tout  ceci,  je  n'aperçois  ni  plus  d'abîmes  que  sur  ma  main,  ni  plus 
de  mystères  que  d'étoiles  en  plein  midi.  Tu  aimes  M"®  de  Monde- 
berre. Eh  bien!  mon  cher  garçon,  je  n'y  vois  pas  grand  mal.  Elle 
est  jeune,  elle  est  belle;  tu  es  jeune  encore,  et,  nous  pouvons  le  dire, 
passablement  tourné.  Vos  propriétés  se  touchent  :  les  armoiries  de 
Peveney  écartelées  de  Mondeberre  ne  feront  point  mal  sur  un  écusson . 
Si  vous  vous  aimez,  il  faut  vous  marier,  mes  enfans.  Et  pourquoi  pas, 
Fernand?  Ce  n'est  pas  moi  qui  t'en  voudrais  blâmer.  La  famille,  à  tout 
prendre,  est  une  bonne  chose ,  et  je  ne  sache  pas  que  nos  socialistes 
modernes  aient  rien  imaginé  de  mieux.  J'ai  long-temps  réfléchi 
sur  tes  goûts  et  sur  ton  caractère  :  je  te  dois  cette  justice ,  qu'au 
milieu  même  de  tes  plus  grands  écarts,  j'ai  toujours  reconnu  en  toi 
une  ame  amie  de  l'ordre  et  du  devoir.  Je  te  crois  né  pour  le  mariage, 
et  j'ai  la  conviction  que,  si  ton  choix  est  bon,  tu  goûteras  en  cet 
état,  le  seul  convenable  en  ce  monde,  tout  le  bonheur  qu'il  est  permis 
de  goûter  ici-bas.  Je  me  réjouis  donc  de  te  voir  rôder,  peut-être  à 
ton  insu,  autour  de  la  vraie  destinée  de  l'homme;  je  te  sens  près  de 
trouver  ta  voie.  Seulement,  ne  te  hâte  pas;  que  ton  cœur  se  repose 
encore;  avant  de  l'offrir  et  de  le  donner,  laisse-lui  le  temps  de  s'épu- 
rer et  de  refleurir;  qu'il  soit  digne  de  l'enfant  qui  l'aura  su  charmer. 
Et  puis,  Fernand,  puisqu'il  en  est  ainsi,  tu  dois  à  M™"  de  Rouè- 
vres,  tu  dois  surtout  à  M^''  de  Mondeberre  d'en  finir,  sans  plus  at- 
tendre, courageusement  et  loyalement  avec  le  passé.  N'outrage  ni 
tes  souvenirs  ni  tes  espérances.  Que  M'"*  de  Rouèvres  ne  puisse 
jamais  supposer  que  tu  l'as  délaissée  pour  former  de  nouveaux  liens; 
qu'elle  ait  du  moins,  dans  son  abandon,  la  consolation  de  se  dire 
que  tu  ne  l'as  point  sacrifiée  à  une  rivale  plus  belle  et  plus  jeune, 
mais  que  ton  amour  a  cessé  parce  que  tout  finit  sur  la  terre.  D'une 
autre  part,  que  M"**  de  Mondeberre  ne  puisse  jamais  soupçonner  que 
ton  amour  pour  elle  a  germé  dans  les  cendres  encore  tièdes  d'un 


FERNAND.  29 

autre  amour  à  peine  éteint,  et  que  tu  as  profané  son  image  en  la 
mêlant  ans.  préoccupations  d'une  passion  agonisante.  Respecte  ces 
deux  femmes,  l'une  parce  que  tout  amour  est  respectable,  même 
celui  qu'on  ne  partage  plus;  l'autre,  parcd  qu'on  ne  saurait  entourer 
de  trop  de  soins  et  de  vénération  ces  jeunes  et  blanches  âmes  qui 
n'ont  point  secoué  leur  poussière  virginale. 

C'est  tout  ce  que  j'avais  à  te  dire.  Je  me  suis  présenté  plusieurs  fois 
pour  voir  M''^^  de  Rouèvres;  la  comtesse  est  inabordable.  Quant  aux 
vengeances  du  mari,  n'en  ris  pas.  Cet  homme  est  étrange;  il  lui 
échappe  parfois ,  dans  l'entretien  le  plus  paisible ,  des  mots  qui  me 
le  font  regarder  avec  stupeur.  Sous  des  dehors  d'une  simplicité  réelle, 
il  cache  une  énergie  qui  serait  terrible  au  besoin.  Heureusement,  il 
ne  se  doute  de  rien,  et  ne  parle  de  toi  qu'avec  affection.  Il  se  plaint 
de  ta  longue  absence,  et  veut  t'écrire  pour  hâter  ton  retour.  Ils  sont 
tous  les  mêmes.  Adieu. 


FERNAND  DE  PEVENEY  A  KARL  STEIN. 

Le  soleil  n'envahit  pas  tout  d'un  coup  l'horizon;  l'aube  éveille 
d'abord  les  oiseaux  et  les  brises;  l'orient  blanchit  et  se  colore;  de 
confuses  rumeurs  montent  des  vallées  aux  coteaux.  Ainsi  l'amour  a 
son  crépuscule  matinal ,  rempli  de  frais  mystères  et  de  préludes  en- 
chanteurs. Pourquoi  donc  avoir  si  brusquement  éclairé  mon  cœur? 
Pourquoi  cet  empressement  à  le  dénoncer  à  lui-même?  Pourquoi 
m' avoir  si  tôt  appris  ce  que  sans  toi  j'ignorerais  encore?  Tu  vas  droit 
au  but,  et  ne  vois  pas  que  tu  supprimes  ainsi  ce  que  l'amour  a  de 
plus  gracieux  et  de  plus  charmant,  comme  un  homme  qui  retran- 
cherait des  spectacles  de  la  nature  les  images  et  les  harmonies  qui 
précèdent  le  lever  du  jour. 

Ami,  qu'as-tu  fait?  Je  ne  me  doutais  de  rien;  j'étais  sans  trouble 
et  sans  déflance.  Je  me  laissais  aller  mollement  à  la  dérive  du  flot  qui 
me  berçait,  sans  m'apercevoir  seulement  que  j'avais  quitté  le  rivage. 
Je  voyais  cette  enfant  tous  les  jours,  mais  ce  que  j'éprouvais  auprès 
d'elle  ressemblait  si  peu  à  ce  que  j'avais  éprouvé  jusqu'alors,  que 
j'étais  loin  d'imaginer  que  ce  pût  être  de  l'amour.  Comment  donc, 
en  effet,  l'aurais-je  soupçonné?  L'amour  n'avait  été  pour  moi  qu'une 
fièvre  des  sens,  un  transport  au  cerveau,  je  ne  sais  quoi  d'inquiet  et 
de  maladif  qui,  même  au  plus  fort  de  l'ivresse,  pesait  sur  mon  front 
comme  une  atmosphère  orageuse.  L'ame  désordonnée  d'Arabelle 


30  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

avait  envahi  tout  mon  ôtre;  l'amour  ne  m'était  connu  que  par  ses 
fureurs.  Comment  aurais-je  pu,  près  d'Alice,  me  croire  atteint  de  ce 
même  mal  dont  j'étais  encore  meurtri  «t  tout  brisé?  Le  naufragé  qui 
n'a  vu  l'océan  que  soulevé  par  les  tempêtes  reconnaît-il  dans  l'onde 
unie  comme  un  miroir  la  mer  en  courroux  qui  l'a  jeté  sans  vie  sur  la 
grève?  Je  m'oubliais  auprès  de  cette  enfant  comme  au  bord  d'un  lac 
pur  et  paisible.  Je  respirais  sa  jeunesse,  et  la  sérénité  de  son  regard 
descendait  insensiblement  dans  mon  sein.  En  la  voyant,  tous  mes 
sens  étaient  ravis,  sans  qu'il  me  vînt  à  l'idée  de  me  demander 
pourquoi.  Sa  beauté  me  pénétrait  comme  une  douce  flamme.  Au  lieu 
de  me  troubler,  quand  mon  passé  grondait  dans  mon  sein,  sa  seule 
présence  suffisait  à  me  calmer,  pareille  à  l'étoile  mystérieuse  qui 
apaise  les  flots  irrités.  Le  son  de  sa  voix  me  charmait  à  mon  insu, 
>aiDsi  que  le  murmure  des  brises  dans  les  bois;  son  sourire  se  jouaît 
au  fond  de  mon  ame  comme  un  rayon  de  lune  dans  le  cristal  d'une 
source.  Lorsqu'elle  marchait,  c'était  un  fil  de  la  Vierge  qui  glissait 
sur  l'azur  du  ciel.  Pouvais-je  deviner,  à  ces  enchantemens,  l'amour 
éclos  ou  près  d'éelore?  Je  ne  soupçonnais  rien ,  je  ne  prévoyais  rien; 
je  subissais  le  charme  sans  songer  à  m'en  rendre  compte. 

Malheureux,  tu  as  changé  tout  cela!  En  éclairant  mon  cœur,  tu 
as  effarouché  toute  une  jeune  couvée  d'espérances  qui  ne  faisaient 
que  d'y  naître,  et  qui  commençaient  à  peine  de  gazouiller.  Depuis 
que  tu  m'as  dit  ce  que  je  ne  m'étais  pas  encore  dit  à  moi-même,  je 
ne  sens  en  moi  que  trouble  et  confusion.  Je  n'aborde  plus  Alice 
qu'en  tremblant.  Je  souhaite  et  je  fuis  sa  présence;  je  la  crains  et  je 
la  recherche.  Contraint  et  silencieux  auprès  d'elle,  loin  d'elle  je 
m'agite  et  je  souffre.  Je  pâlis  sous  ses  regards;  un  de  ses  sourires 
précipite  mon  sang  ou  l'arrête  :  que  sa  robe  m'effleure  en  passant, 
je  frissonne  de  la  tête  aux  pieds.  Et  cependant,  ami,  ce  trouble  que 
j'éprouve  est  si  chaste,  que  les  anges  eux-mêmes  ne  s'en  effraie- 
raient point;  le  mal  que  j'endure  est  si  doux,  que  je  ne  voudrais  pas 
en  guérir.  Tu  l'as  dit,  oui,  c'est  bien  l'amour!  c'est  l'amour,  ê  mon 
Dieu,  je  le  sens  aux  divins  transports  de  mon  ame,  qu'il  épure  tout 
eu  l'agitant!  Je  le  reconnais  au  fier  sentiment  de  mon  être,  qu'il 
relève  et  qu'il  améliore.  C'est  le  céleste  amour,  tel  que  je  le  rêvais  à 
vingt  ans,  et  dont  je  n'avais  jusqu'à  présent  embrassé  que  l'imparfaite 
image.  Mais  comment  oser  en  parler?  Où  trouver  des  mots  dont  je 
n'aie  point  profané  l'usage?  Le  cœur  est  si  ridie  et  la  langue  est  si 
pauvre!  .Est-ce  à  toi  d'ailleurs,  témoin  et  confident  de  mes  folies 
tendresses,  que  j'ouvrirai  mes  nouveaux  trésors?  Mêlerai-jc  dans  ta 


FERNAND.  31 

pensée  les  noms  d'Alice  et  d'Arabelle?  Parerai-je  un  amour  naissant 
des  dépouilles  d'un  amour  évanoui?  Ah  1  laissons-la  germer  en  silence, 
cette  fleur  du  véritable  amour;  enveloppons-la  d'ombre  et  de  mys- 
tère; craignons  de  la  flétrir  même  en  la  regardant! 


KARL  STEIN  A  FERNAND  DE  PEVENEY. 

Le  temps  presse.  Je  t'écrirai  demain;  aujourd'hui  rien  qu'un  mot. 
Fernand,  tu  n'as  pas  un  jour,  pas  une  heure,  pas  un  instant  à  perdre. 
Il  y  va  de  plus  que  ta  vie.  Après  avoir  lu  ces  lignes,  écris  à  M""^  de 
Rouèvres.  Écris-lui  que  tout  est  fini,  sans  rémission,  sans  appel, 
irrévocablement  fini.  Sois  franc,  sois  ferme,  sois  brutal;  plus  de 
pitié,  point  d'attendrissement.  Qu'il  n'y  ait  pas  dans  ta  lettre  un 
terme  ambigu,  une  phrase  équivoque,  pas  un  brin  d'herbe  où  se  rat- 
tache l'espérance.  Que  ce  soit  comme  un  coup  de  hache  assené  par 
un  bras  vigoureux.  Porte  toi-même  cette  lettre  à  la  poste;  assure-toi 
qu'elle  partira  par  le  plus  prochain  courrier.  Malheureux,  que  ne 
peux-tu  lui  coudre  des  ailes!  Fais  ce  que  je  te  dis,  aveuglément,  sans 
hésiter,  sans  demander  pourquoi.  Cela  fait,  sois  prêt  à  tout,  et  tiens- 
toi  prudemment  sur  tes  gardes. 

FERNAXD  DE  PEVENEY  A  MADAME  DE  ROUEVRES. 

Mes  lettres  vous  offensent,  mon  silence  vous  blesse;  quoi  que  je 
puisse  faire,  je  ne  réussis  qu'à  vous  irriter.  Vous  avez  raison,  le  rôle 
que  je  joue  est  indigne  de  vous  et  de  moi,  et,  quoi  qu'il  m'en  coûte, 
j'aime  mieux  déchirer  votre  cœur  que  de  le  tromper.  Arabelle,  en 
partant,  je  vous  ai  dit  un  éternel  adieu.  Ne  pensez  pas  que  ce  sacri- 
fice ne  m'ait  point  demandé  d'effort,  ni  que  je  m'y  résigne  aisément. 
Je  gémis  autant  que  vous  de  la  nécessité  qui  nous  sépare;  à  cette 
heure  encore,  si  je  croyais  pouvoir  quelque  chose  pour  votre  bon- 
heur, j'oublierais  que  vous  ne  pouvez  rien  désormais  pour  le  mien. 
Mais  le  bonheur  est  un  échange,  et  qui  ne  reçoit  rien  ne  rend  rien. 
Rappelez-vous  les  luttes  et  les  agitations  au  milieu  desquelles  nous 
venons  de  vivre  :  je  sentirais  en  moi  le  courage  de  recommencer  une 
pareille  vie  qvie.  j'y  renoncerais  encore,  ne  voulant  plus,  ne  devant 
point  vouloir  d!un  jeu  funeste  où  je  ne  saurais  risquer  ma  destinée 
sans  compromettre  en  même  temps  la  vôtre.  J'avais  compté  sur  l'ab- 


32  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

sence  pour  pacifier  votre  tendresse  et  pour  en  calmer  les  orages; 
d'une  autre  part,  j'avais  espéré  de  l'influence  de  ces  campagnes  pour 
reposer  mon  amour  et  pour  en  raviver  les  ardeurs;  je  m'étais  abusé- 
Votre  tendresse  s'est  aigrie;  de  mon  côté,  je  n'ai  retiré  de  la  solitude 
que  le  sentiment  réfléchi  de  mon  impuissance  et  la  résolution  de  ne 
plus  m*exiler  de  ces  lieux,  où  me  fixent  mes  goûts  paisibles  et  mes 
modestes  ambitions.  Ce  n'est  pas  vous  que  je  quitte,  vous  me  serez 
éternellement  chère;  c'est  avec  la  passion  que  je  romps,  avec  la  vie 
de  trouble  et  de  désordre  qui  en  est  inséparable  et  qui  répugne  à 
tous  mes  instincts.  Séparons-nous  donc  noblement,  et  qu'il  ne  se 
môle  point  à  nos  larmes  d'autre  amertume  que  celle  des  regrets. 
N'imitons  point  ces  amans  opiniâtres  qui  ne  brisent  leur  chaîne  qu'a- 
près l'avoir  arrosée  de  fiel  et  passent  tout  meurtris  de  l'amour  à  la 
haine,  sans  laisser  place  au  souvenir.  Ma  résignation  n'a  rien  qui 
vous  doive  outrager:  je  vous  rends,  jeune  et  belle,  au  monde  où 
vous  régnez  ;  j'ensevelis  dans  la  retraite  une  jeunesse  qui  touche  à 
sa  fin ,  et  dont  vous  aurez  eu  la  plus  belle  part. 


KARL  STEIN  A  FERNAND  DE  PEVENEY. 

Tandis  que  là-bas  tu  te  couronnais  de  bleuets  et  de  pâquerettes, 
voici  ce  qui  se  passait  ici. 

Hier,  au  saut  du  lit,  sur  le  coup  de  dix  heures,  je  venais  d'achever 
la  lecture  de  mon  journal,  et,  dans  cette  position  éminemment  mé- 
ditative qui  consiste  à  se  tenir  assis  sur  le  dos,  je  digérais  noncha- 
lamment les  billevesées  politiques  et  littéraires  qu'on  me  sert  chaque 
matin  sous  bande,  en  guise  de  déjeuner  intellectuel,  lorsque  le  jeune 
esclave  qui  cumule  dans  mon  intérieur  les  fonctions  de  groom  et  de 
valet  de  chambre  vint  m'annoncer  d'un  air  mystérieux  qu'une  dame 
voilée  demandait  à  me  parler.  Ce  ne  pouvait  ôtre  que  M"*  de  Rouè- 
vres  :  c'était  elle.  Elle  se  précipita  comme  une  lionne  dans  mon  ca- 
binet, et  sans  me  donner  le  temps  de  dire  un  mot  :  ce  Que  se  passe-t-il? 
que  fait  Fernand?  pourquoi  ne  revient-il  pas?  Vous  le  savez;  parlez, 
ne  me  cachez  rien  :  la  mort  vaut  mieux  que  l'incertitude  dans  la- 
quelle je  vis  depuis  ce  funeste  départ.  »  Sa  voix  était  brève,  son  visage 
pâle,  son  regard  fiévreux.  J'essayai  de  la  calmer;  mais  elle  m'inter- 
rompit aussitôt,  a  II  ne  m'aime  plus!  il  ne  m'aime  plusl  »  Et  se  lais- 
sant tomber  dans  uu  fauteuil,  elle  éclata  en  sanglots.  Bien  que  je 


FERNAND.  33 

sois  peu  sensible  aux  émotions  de  cette  nature,  sa  douleur  me  tou- 
cha. Je  me  décidai  à  mettre  en  jeu  tout  ce  que  le  ciel  m'a  départi 
d'éloquence  pour  lui  démontrer  que  tu  n'avais  point  cessé  de  l'ai- 
mer. M""*  deRouèvres  m'arrêta  court,  et  je  dus  essuyer  une  bordée 
d'imprécations  à  ton  adresse,  dans  lesquelles  les  noms  d'ingrat,  de 
parjure  et  de  traître  ne  te  furent  point  épargnés.  Je  pensai  que  tu 
avais  porté  le  dernier  coup,  et  que  tout  était  fini.  Il  ne  me  restait 
plus  qu'à  prêcher  la  résignation.  Je  hasardai  donc  quelques  maximes 
aussi  neuves  que  consolantes  sur  l'instabilité  des  affections  hu- 
maines; mais  à  peine  eut-elle  compris  où  je  voulais  en  venir,  qu'elle 
se  récria  en  demandant  d'un  ton  superbe  si  je  la  jugeais  indigne  de 
ton  cœur  et  de  ton  amour.  Ne  sachant  plus  à  quel  saint  me  vouer,  je 
pris  le  parti  de  m'en  tenir  à  mon  rôle  d'honnête  homme,  le  plus 
simple  et  le  plus  facile  en  ceci  comme  en  toutes  choses.  Comprenant 
enfin  qu'en  venant  à  moi,  elle  n'avait  obéi  qu'au  pressentiment  de 
sa  destinée,  je  résolus,  tout  en  ménageant  son  orgueil  et  son  déses- 
poir, de  déchirer  le  voile  que  tu  n'avais  fait  encore  que  soulever. 
Je  commençai  par  protester  de  la  sincérité  de  ta  tendresse;  puis  j'en 
vins  doucement  à  lui  laisser  entrevoir  que.  votre  attitude  vis-à-vis  de 
M.  de  Rouèvres  répugnait  à  la  loyauté  de  ton  caractère  autant  qu'à 
ton  amour  la  vie  de  ruse  et  de  duplicité  que  vous  aviez  dû  vous  im- 
poser vis-à-vis  du  monde.  Ici,«ouvel  embarras!  «  N'est-ce  que  cela? 
s'est-elle  écriée;  je  suis  prête  à  lui  tout  sacrifier  avec  joie.  Qu'il 
dise  un  mot;  honneur,  fortune,  considération,  je  foule  tout  aux 
pieds  pour  aller  vivre  seule  avec  lui  au  fond  des  bois.  »  A  mon  tour 
je  me  récriai;  je  m'efforçai  de  lui  faire  entendre  qu'on  ne  vit  pas 
au  fond  des  bois,  que  la  passion  n'est  point  éternelle,  et  qu'une 
heure  arrive  infailliblement  où  la  raison  reprend  son  empire.  Mais 
Voici  bien  une  autre  fête!  Voici  qu'au  plus  bel  endroit  de  mon  ser- 
mon, on  vient  m'annoncer  qu'un  étranger  est  là,  qu'il  demande  à 
m'entretenir,  qu'il  n'a  pas  un  moment  à  perdre.  Je  me  jette  hors  de 
mon  cabinet,  et  me  trouve  nez  à  nez  avec  M.  de  Rouèvres,  aussi 
grave,  aussi  froid,  aussi  calme  que  d'habitude,  (c  Rien  qu'un  mot, 
me  dit-il  en  refusant  de  s'asseoir.  Ayant  à  vider  une  petite  affaire, 
i'ai  pensé  qu'il  ne  vous  déplairait  pas  de  me  servir  de  témoin.  Ce 
soir,  ^  huit  heures,  au  bois  de  Vincennes,  puis-je  compter  sur  vous? 
ToujoUïç  et  partout,  répondis-je.  Cette  affaire...  — Est  de  celles 
qui  ne  s'arrangc^nt  pas.  —  Puis-je  savoir?....  —  Rien  n'est  plus 
simple.  »  Et  là-dessus,  de  me  raconter  que  la  veille,  dans  un  raout, 
en  passant  près  d'un  groupe  de  jeunes  gens  qui  ne  le  soupçonnaient 

TOME  IV.  3 


34  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

pas  si  près,  il  avait  entendu  prononcer  le  nom  de  sa  femme  et  le 
tien.  <(  Le  monde  est  infâme,  ajouta-t-il;  rien  n'est  sacré  pour  lui.  Il 
s'attaque  aux  plus  nobles  âmes,  il  outrage  les  liens  les  plus  purs.  » 
Juge  de  ma  consternation.  Confident  des  amours  de  la  femme, 
devais-je  assister  le  mari  dans  une  semblable  lutte?  L'honneur  me 
criait  que  non;  mais  comment  éluder  la  tâche  que  j'avais  acceptée? 
«A  ce  soir  donc!  dit  le  comte  en  se  retirant.  —  A  ce  soirl  répétai- 
je  sans  oser  lui  toucher  la  main.  »  Je  retrouvai  Arabelle  plus  morte 
que  vive,  l'œil  hagard,  la  bouche  livide.  Elle  avait  tout  écouté,  tout 
entendu.  Elle  demeura  long-temps  muette,  à  me  regarder  d'un 
air  égaré.  «Je  suis  perdue!  »  me  dit-elle  enfin. — Je  tâchai  de  la 
rassurer,  mais  à  tout  ce  que  je  pus  dire,  elle  ne  répondit  que  ces 
mots  :  (c  Je  suis  perdue!  je  suis  perdue!  »  Quand  je  la  vis  près  de 
se  retirer  :  a  Qu'allez-vous  faire?  lui  demandai-je  avec  anxiété.  — 
Je  n'ai  plus  que  deux  refuges,  dit-elle  :  si  l'un  m'échappe,  l'autre, 
plus  sûr,  ne  me  manquera  pas.  »  Je  l'obligeai  à  se  rasseoir;  je 
m'épuisai  à  lui  prouver  qu'il  fallait  attendre,  que  rien  n'était  déses- 
péré, qu'elle  allait  tout  compromettre  en  tout  précipitant.  Tout  ce 
que  je  pus  obtenir  d'elle  fut  qu'elle  ne  déciderait  rien  sans  m'avoir 
consulté.  Elle  partit.  Je  restai  plus  d'une  heure  à  la  même  place, 
sondant  avec  effroi  l'abîme  entr'ouvert  sous  tes  pieds.  Le  temps 
fuyait.  Je  t'écrivis  à  la  hâte  quelques  lignes  seulement,  pour  te 
crier  gare  !  A  sept  heures,  on  vint  m'avertir  que  la  voiture  du  comte 
m'attendait  à  la  porte.  Durant  le  trajet,  M.  de  Rouèvres  s'entre- 
tint avec  moi  comme  s'il  se  fût  agi  d'un  rendez-vous  de  chasse. 
Arrivé  sur  le  terrain,  les  conditions  du  combat  une  fois  réglées,  il 
prit  une  épée  et  se  mit  en  garde.  Ce  fut  l'affaire  d'un  instant.  Je  vis 
sa  lame  voltiger,  s'allonger,  glisser  comme  un  éclair,  puis  se  re- 
lever et  rester  immobile,  tandis  que  notre  adversaire  tombait  raide 
sur  le  gazon.  Ce  n'est  pas  tout  :  il  en  restait  un  autre,  un  joli  jeune 
homme,  mince  comme  un  roseau,  blanc  et  rose  comme  une  fille 
de  quinze  ans,  cigare  au  bout  des  lèvres,  œillet  rouge  à  la  bouton- 
nière. Les  témoins  ayant  décidé,  pour  égaliser  les  chances,  que 
cette  seconde  affaire  se  viderait  au  pistolet,  tous  deux  se  placèrent 
à  quarante  pas  de  distance  et  marchèrent  armés  l'un  sur  l'autre 
Au  bout  de  dix  pas,  le  jeune  homme  fit  feu;  M.  de  Rouèvres  ne 
broncha  pas.  Ce  beau  fils  est  un  jeune  brave  :  il  s'efïaca,  c/xusa  tran- 
quillement ses  bras  sur  sa  poitrine,  et  continua  de  fumer,  tandis  que 
M.  (le  Uouèvrcs  s'avançait,  pistolet  au  poin^^  A  quinze  pas,  le  comte 
l'aj.ista  et  lui  enleva  le  cigare  qu'il  tenait  à  la  bouche,  ce  Pardieul 


FERNAND.  35 

monsieur,  dit  le  jeune  homme  avec  humeur,  vous  êtes  un  mala- 
droit! —  Au  contraire,  monsieur,  répliqua  M.  de  Rouèvres  :  on  ne 
fume  pas  sous  les  armes.  ))  Cela  dit,  il  salua  froidement  et  gagna  sa 
voiture,  aussi  calme  que  s'il  venait  de  tuer  un  lièvre  et  de  manquer 
un  lapereau.  Fernand,  si  tu  te  bats  jamais  avec  ce  diable  d'homme, 
que  ce  soit  à  coups  de  faux,  à  coups  de  sabre,  à  coups  de  canon; 
mais  garde-toi  de  l'épée  et  du  pistolet. 

Tel  est  le  récit  fidèle  des  évènemens  de  la  journée  d'hier.  Main- 
tenant, que  va-t-il  se  passer?  A  la  grâce  de  Dieu.  Voici  pourtant  où 
t'aura  conduit  ton  système  de  ménagemens  et  de  temporisation  !  Ou 
je  me  trompe  fort,  ou  tu  vas  te  trouver  acculé  dans  la  plus  horrii)!e 
impasse  où  puisse  s'étouffer  la  destinée  d'un  galant  homme.  Ne 
comprends-tu  pas ,  malheureux ,  que  cette  femme ,  depuis  ton  dé- 
part, ne  cherche  qu'un  prétexte  pour  s'aller  jeter  dans  tes  bras?  La 
passion  suffirait  à  l'y  précipiter;  mais  penses-tu  qu'elle  hésite  à  cette 
heure,  qu'elle  se  sent  dénoncée  à  l'opinion  et  qu'elle  voit  son  mari 
sur  la  voie  de  son  déshonneur?  Les  sacrifices  lui  coûteront  d'autant 
moins  qu'elle  n'a  plus  grand'chose  à  perdre,  et  qu'il  n'est  rien  d'ail- 
leurs qu'elle  ne  sacrifiât  avec  joie  à  l'espoir  de  réveiller  ton  cœur  et 
de  ressaisir  ton  amour.  Voyons,  qu'as-tu  fait  pour  parer  le  coup 
qui  te  menace?  Cette  lettre  de  rupture  est-elle  écrite?  est-ce  franc, 
net,  décisif?  Ta  main  n'a-t-elle  point  tremblé?  Ce  n'est  plus  d'Ara- 
belle  qu'il  s'agit  cette  fois,  c'est  de  ton  repos,  de  ton  avenir,  de  ta 
vie  tout  entière.  Puisse  cette  lettre  arriver  assez  tôt!  Si,  fidèle  à  sa 
promesse,  M'''*'  de  Rouèvres  ne  tente  rien  sans  m'avoir  revu,  sans 
m'avoir  consulté,  rien  n'est  perdu.  Je  lui  dirai,  moi,  que  tu  ne  l'aimes 
plus;  ce  courage  que  tu  n'as  pas  eu,  je  l'aurai  pour  vous  sauver  tous 
deux  .[Mais  qui  me  dit  qu'il  en  est  temps  encore?  qui  me  dit  qu'à  cette 
heure  M"'^  de  Rouèvres  n'est  pas  sur  la  route  de  Peveney? 

P,  S.  Bon  courage,  ami!  rien  n'est  désespéré.  Je  n'ai  pu  arriver 
jusqu'à  la  comtesse  ;  mais  j'ai  vu  le  comte,  qui  m'a  paru  d'une  séré- 
nité parfaite.  Il  parle  d'enlever  sa  femme  pour  la  mener  aux  eaux. 
Je  ne  m'étonnerais  pas  que  la  conduite  qu'il  vient  de  tenir  rendît 
-^'•abene  au  sentiment  de  ses  devoirs.  On  a  vu  de  ces  retours  sou- 
dams  .  ie  crois  même  qu'on  en  cite  jusqu'à  trois  exemples.  x\dieu 
donc!  Mon  amitié,  trop  prompte  à  s'alarmer,  s'était  exagéré  les  dan- 
gers de  la  situatioQ  :  tout  est  calme,  rassure-toi. 


36  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Les  deux  dernières  lettres  de  Karl  Stein  surprirent  brusquement 
M.  de  Peveney  au  milieu  de  ses  rêves  de  félicité  rustique.  L'une 
fut  réclair,  l'autre  le  coup  de  foudre.  Fernand  vit  son  passé  se  dresser 
comme  un  mur  prêt  à  lui  barrer  l'avenir.  Après  avoir  écrit  à  M"*  de 
Rouèvres  et  porté  lui-même  sa  lettre  5  la  poste,  conformément  aux 
ordres  qu'il  avait  reçus,  M.  de  Peveney  compta  les  beures  avec  une 
anxiété  qu'on  peut  imaginer  sans  peine.  Il  connaissait  le  sang-froid 
de  son  ami  aussi  bien  que  l'exaltation  de  sa  maîtresse;  il  avait  com- 
pris ,  au  premier  cri  d'alarme ,  que  le  danger  était  imminent.  Le 
lendemain,  levé  avant  l'aube,  il  attendit  l'arrivée  du  facteur  dans 
d'inexprimables  angoisses.  En  lisant  le  récit  que  lui  faisait  Karl  Stein, 
ses  perplexités  redoublèrent.  Il  pressentit  dans  sa  destinée  quelque 
chose  d'irréparable.  Cependant  les  dernières  lignes  le  rassurèrent, 
et,  en  calculant  que  la  lettre  qu'il  avait  écrite  la  veille  arriverait  le 
lendemain  à  son  adresse,  il  se  remit  de  son  épouvante. 

Il  alla,  le  soir,  à  Mondeberre;  il  y  porta  les  préoccupations  qui 
l'agitaient  encore  malgré  lui.  Il  y  fut  distrait,  sombre,  taciturne. 
M"''  de  Mondeberre  en  fit  la  remarque  tout  haut.  Alice  se  mit  au 
piano  et  chanta  les  airs  qu'il  aimait,  tandis  que  sa  mère  l'interro- 
geait avec  une  discrète  sollicitude;  mais  plus  ces  deux  femmes  s'em- 
pressaient autour  de  lui,  plus  il  sentait  augmenter  sa  tristesse.  Il 
s'en  revint  en  proie  à  une  dévorante  inquiétude,  oppressé,  mal  à 
l'aise,  comme  si  l'air  avait  été  chargé  de  tempêtes.  L'air  était  frais 
et  le  ciel  pur  :  il  n'y  avait  d'orageux  que  son  cœur.  En  approchant 
de  sa  maison,  il  aperçut  dans  l'ombre  une  voiture  attelée  devant  sa 
porte.  Ses  jambes  se  dérobèrent  sous  lui ,  et  son  front  se  mouilla 
d'une  sueur  froide.  Il  eut  la  pensée  de  s'enfuir.  Il  s'enfuit  en  effet 
et  ne  rentra  que  bien  avant  dans  la  nuit;  mais  il  ne  put  s'empêcher 
de  sourire  de  ses  terreurs  et  de  gourmander  sa  faiblesse,  en  appre- 
nant que  la  voiture  qui  l'avait  si  fort  effrayé  était  celle  de  Gaston  de 
B....,  qui,  se  trouvant  dans  le  voisinage,  était  venu  pour  lui  serrer 
la  main. 

Le  jour  qui  suivit  fut  le  jour  de  la  délivrance.  Le  facteur  ayant 
passé  sans  s'arrêter,  Fernand  augura  bien  du  silence  de  son  ami  et 
du  silence  d'Arabelle.  En  même  temps,  il  se  dit  qu'à  cette  heur^  ^^ 
lettre  de  rupture  était  nécessairement  entre  les  mains  dp  J^^'"*  de 
Rouèvres.  Libre!  il  était  libre!  Étrange  liberté,  qui  lu/ apparaissait 
sous  les  traits  d'une  jeune  reine,  et  qu'il  saluait  rhargé  de  nouveaux 
liens  :  image  de  cette  autre  liberté  que  nous  ne  nous  lassons  pas  de 
poursuivre,  et  que  nous  croyons  avoir  saisie  quand  nous  avons 
changé  d'esclavage  I 


FERNAND.  37 

Quoique  un  peu  mêlée  de  trouble  et  d'appréhensions,  cette  journée 
fut  pour  Fernand  véritablement  enchantée.  Dans  l'après-midi,  M'"^  de 
Mondeberre  et  sa  fille  vinrent  le  surprendre  à  son  gîte.  —  Soyez 
bénies  mille  fois!  dit  M.  de  Peveney  en  leur  donnant  la  main  pour 
descendre  de  leur  calèche.  Votre  présence  ici  réalise  le  plus  doux  de 
mes  rêves;  c'est  un  bonheur  que  je  n'aurais  pas  osé  solliciter.  — 
Vous  le  devez  à  votre  tristesse  d'hier,  dit  M'""^  de  Mondeberre  en 
souriant;  d'ailleurs  nous  avions  projeté  depuis  long-temps  de  visiter 
votre  petit  royaume.  —  C'est  le  vôtre,  madame,  ajouta  Fernand  en 
lui  baisant  la  main  avec  respect.  —  Tandis  qu'ils  parlaient.  M"*  de 
Mondeberre  était  déjà  dans  le  jardin,  courant,  légère  et  curieuse,  le 
long  de  ces  allées  peuplées  de  son  image,  où  Fernand  la  suivait  d'un 
regard  surpris  et  charmé.  Embellie  par  la  présence  de  ces  deux 
aimables  créatures,  sa  retraite  s'anima  tout  à  coup  et  prit  une  face 
nouvelle.  Ce  fut  pour  lui  comme  un  avant- goût  des  félicités  vers 
lesquelles  son  ame  tendait  en  secret;  il  lui  sembla  qu'il  faisait,  pour 
ainsi  parler,  une  répétition  du  bonheur.  Ayant  prié  M'"''  de  Mon- 
deberre de  dîner  à  Peveney,  il  y  mit  tant  d'insistance,  qu'elle  y 
consentit.  Ce  fut  le  complément  de  la  fête,  et  jamais  favori  recevant 
sa  souveraine  ne  tressaillit  de  plus  de  joie  ni  de  plus  d'orgueil  que 
Fernand  en  voyant  sous  son  toit,  à  sa  table,  tant  de  grâce  et  tant  de 
beauté.  La  joie  brillait  aussi  dans  les  yeux  d'Alice,  et  M*"^  de  Monde- 
berre, heureuse  et  recueilUe,  paraissait  absorbée  dans  la  contem- 
plation de  ces  deux  jeunes  gens;  car,  bien  qu'il  eût  essuyé  les  pre- 
miers orages  de  la  vie,  Fernand  était  encore  dans  tout  l'éclat  de  la 
jeunesse.  Le  mauvais  vent  des  passions  avait  passé  sur  son  front 
comme  sur  son  cœur  sans  en  altérer  la  pureté.  Il  avait  conservé 
tout  le  charme  du  jeune  âge,  de  même  qu'il  en  avait  encore  le  fa- 
cile enthousiasme  et  tous  les  généreux  instincts,  si  bien  qu'en  le 
voyant  auprès  de  M"^  de  Mondeberre,  il  était  impossible  de  ne  point 
fiancer  par  la  pensée  ces  deux  nobles  et  beaux  enfans,  tant  ils  sem- 
blaient créés  l'un  pour  l'autre. 

Quand  l'heure  fut  venue  pour  Alice  et  sa  mère  de  reprendre  le 
chemin  du  château,  Fernand  s'excusa  de  ne  les  point  accompagner. 
L'amour  n'est  que  contradiction  :  loin  de  l'être  aimé,  il  se  consume 
et  îj%  dévore;  en  sa  présence,  il  aspire  à  la  solitude,  comme  si  l'image 
et  le  soutenir  étaient  plus  doux  que  la  réalité.  Une  fois  seul,  M.  de 
Peveney  s'abîma  tout  entier  dans  le  sentiment  de  son  bonheur.  C'est 
surtout  au  sortir  des  passions  tumultueuses  qu'on  se  plaît  aux  chastes 
délices  d'un  amour  jeune,  honnête  et  pur.  Fernand  passa  le  reste 


38  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

de  la  soirée  à  chercher  sur  le  sable  la  trace  des  petits  pieds  d'Alice, 
à  s'asseoir,  çà  et  là,  où  elle  s'était  assise,  à  baiser  les  objets  qu'a- 
vaient touchés  ses  mains ,  à  recueillir  les  débris  de  fleurs  qu'elle 
avait  effeuillées  en  se  jouant.  Puérilités  charmantes!  adorables  en- 
fantillages 1  malheur  à  celui  dont  vous  avez  cessé  d'être  l'occupation 
la  plus  sérieuse! 

Cependant  que  faisait  Arabelle?  Fernand  ne  se  le  demandait  plus. 
Bien  qu'il  n'en  fut  pas  encore  arrivé  au  point  d'égoïsrae  et  de  phi- 
losophie où  l'on  se  débarrasse  d'un  amour  importun  sans  plus  de 
souci  que  s'il  s'agissait  d'un  vêtement  passé  de  mode,  tel  est  l'en- 
traînement d'un  amour  qui  commence,  et  tel  est  le  néant  d'un 
amour  qui  n'est  plus,  que  ce  jeune  homme,  se  jugeant  hors  de  tout 
danger,  s'abandonnait  sans  remords  au  charme  de  sa  passion  nais- 
sante. 

Le  lendemain,  lorsqu'il  s'éveilla,  le  soleil  entrait  à  pleins  rayons 
dans  sa  chambre.  Il  se  leva,  le  cœur  content  et  l'esprit  joyeux.  Il  y 
avait  long-temps  que  la  vie  ne  lui  avait  paru  si  légère.  Il  ouvrit  la 
fenêtre  et  s'enivra  de  l'air  du  matin.  Le  facteur,  en  passant,  lui  remit 
une  lettre  de  Karl  Stein,  quelques  lignes  seulement  qui  achevè- 
rent de  le  rassurer.  Sur  le  tantôt,  il  fit  seller  un  cheval  et  se  rendit 
à  Mondeberre,  ainsi  qu'il  s'y  était  engagé  la  veille.  Il  trouva  au  ch<1« 
teau  M.  et  M"'®  de  B...  et  quelques  amis  des  environs,  qui  s'y  réu- 
nissaient chaque  année,  à  pareil  jour,  pour  fêter  l'anniversaire  de 
la  naissance  d'Alice. 

Lorsqu'il  parut,  au  trouble  de  M"^  de  Mondeberre,  il  se  sentit  le 
roi  de  la  fête.  Jamais  la  belle  enfant  n'avait  été  si  belle  qu'en  ce  jour, 
dans  toute  la  fraîcheur  de  ses  dix-sept  ans  accomplis.  Fernand  l'ad- 
mirait à  l'écart.  Rien  n'est  si  doux  que  de  voir  une  jeune  et  noble 
créature  entourée  de  chastes  hommages,  d'être  soi-même  mêlé  à  la 
foule,  et  de  pouvoir  se  dire  :  C'est  moi  qu'à  l'insu  d'elle-même  son 
cœur,  en  s'éveillant,  a  choisi  entre  tous;  c'est  sous  le  feu  voilé  de 
mon  regard  que  ce  front  se  colore  d'une  aimable  rougeur.  J'ai  donné 
la  vie  à  cette  blanche  Galathée;  c'est  pour  moi  seul  que  ce  lis  a 
grandi;  c'est  sous  mon  toit  qu'il  achèvera  de  fleurir.  —  Telles  étaient 
les  pensées  qu'en  secret  caressait  Fernand,  car  il  osait  déjà  la  saluer 
dans  l'avenir  des  noms  charmans  d'amante  et  d'épouse,  lorsqu'il  '«~ 
connut,  s'avançant  à  travers  les  arbres  du  parc,  un  de  ses  serviteurs 
qui  semblait  le  chercher  d'un  œil  inquiet  et  d'un  air  mystérieux. 
M.  de  Peveney  se  troubla  sans  s'expliquer  pourquoi. 

£q  cet  instant,  il  était  assis  près  de  M"""  de  Mondeberre,  à  quel- 


FERNAND.  9$ 

ques  pas  d'Alice,  qui  s'entretenait  avec  sa  cousine,  tandis  que  M.  de 
B...  et  le  reste  de  la  société,  groupés  çà  et  là,  agitaient  les  affaires 
du  jour  dans  une  discussion  générale. 

Fernand  se  leva ,  fit  quelques  pas  vers  son  serviteur.  Celui-ci  lui 
remit  une  lettre  et  se  retira  en  silence.  Le  jeune  homme  examina  la 
suscription  :  à  la  hâte  et  fraîchement  tracés,  les  caractères  étaient  à 
peine  lisibles;  l'encre  en  était  encore  humide.  Pliée  précipitamment, 
la  lettre  n'avait  pas  de  cachet.  Toutefois,  soit  discrétion,  soit  qu'il 
sût  à  quoi  s'en  tenir,  M.  de  Peveney  ne  l'ouvrit  point;  mais,  la  frois- 
sant entre  ses  doigts,  il  alla  reprendre  sa  place. 

A  peine  fut-il  assis,  les  conversations  cessèrent  brusquement,  et 
tous  les  regards  se  tournèrent  vers  lui  avec  inquiétude.  Il  était  si 
pâle  et  si  défait,  qu'on  pensa  qu'il  s'allait  trouver  mal.  Il  essaya  de 
sourire;  ses  lèvres  s'y  refusèrent.  Il  voulut  parler;  on  eût  dit,  à 
l'étranglement  de  sa  voix,  qu'une  main  de  fer  lui  serrait  la  gorge. 
Pendant  ce  temps,  un  œil  observateur  aurait  pu  lire  sur  le  visage  de 
M"*'  de  Mondeberre  ce  qui  se  passait  sur  celui  de  Fernand.  Enfin ,  par 
un  violent  effort,  M.  de  Peveney  parvint  à  dompter  le  trouble  de  son 
ame  et  à  ressaisir  ses  esprits  égarés.  Tout  fut  expliqué  par  une  in- 
disposition subite  et  passagère,  et  il  n'y  eut  qu'Alice  et  sa  mère  qui 
ne  se  contentèrent  point  de  la  banalité  de  la  formule.  Toutes  deux 
observaient  Fernand,  l'une  à  la  dérobée,  l'autre  avec  une  anxiété  ma- 
ternelle. Cependant,  les  entretiens  s'étant  renoués,  M.  de  Peveney 
profita  d'un  instant  où  la  discussion,  redevenue  générale,  absorbait 
toutes  les  attentions,  pour  s'esquiver  sans  être  remarqué.  Il  courut 
aux  écuries  du  château,  brida  lui-même  son  cheval;  mais,  comme 
il  s'apprêtait  à  mettre  le  pied  à  l'étrier,  il  aperçut,  venant  à  lui, 
M"^  de  Mondeberre,  dont  il  n'avait  pu  réussir  à  tromper  la  sollicitude. 

—  Vous  partez,  vous  souffrez;  qu'avez-vous?  lui  dit-elle  en  l'en- 
traînant doucement  sous  les  tilleuls  qui  ombrageaient  la  cour.  Mon 
enfant,  qu'il  soit  permis  à  ma  tendresse  de  vous  donner  ce  nom, 
ajouta-t-elle  en  lui  prenant  les  mains  avec  effusion;  confiez-moi 
le  mal  de  votre  ame.  Ce  n'est  pas  moi  qu'on  trompe  et  qu'on 
abuse.  Depuis  quelques  jours,  vous  n'êtes  plus  le  même.  Versez  vos 
peines  dans  le  sein  de  votre  vieille  amie,  car  je  suis  votre  vieille  amie, 
Ferh«nd.  Votre  père  m'aimait  et  j'aimais  votre  père.  Vous  ne  savez 
pas,  je  ne  vous  ai  pas  dit  que,  peu  de  temps  avant  sa  mort  et  pres- 
sentant sa  fin  prochaine,  il  me  confia  le  soin  de  votre  destinée.  Vous 
ne  savez  pas  quels  doux  rêves  nous  avons  échangés,  mêlés  et  con- 
fondus durant  les  derniers  jours  qu'il  passa  sur  la  terre.  Craignant 


40  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

d'enchaîner  vos  inclinations  et  de  contrarier  vos  instincts,  je  dus 
vous  laisser  ignorer  l'avenir  que  nous  vous  avions  préparé  en  silence. 
Vous  n'avez  rien  su,  je  ne  vous  ai  rien  dit  :  vous  cependant,  depuis 
votre  retour,  n'avez-vous  pas  pénétré  mes  projets  et  deviné  mes  vœux 
les  plus  chers? 

—  Madame,  s'écria  M.  de  Peveney  d'une  voix  déchirante,  voulez- 
vous  que  je  meure  de  douleur  à  vos  pieds?  Prenez  pitié  de  ma  misère  ! 
'Se  montrez  pas  le  ciel  à  un  malheureux  qui  vient  peut-être  de  le 
perdre  à  jamais  I 

—  Quel  chagrin  vous  égare?  reprit  avec  bonté  M'"*^  de  Monde- 
berre.  Jeune  ami,  confiez-vous  à  moi  qui  suis  prête  à  vous  confier 
ce  que  j'ai  de  plus  précieux  au  monde.  Voici  long-temps  que  dans 
mon  cœur  je  vous  nomme  mon  fils.  Quand  je  vous  connus,  à  peine 
échappiez-vous  à  l'adolescence,  et  dès-lors  je  caressai  en  vous  un  es- 
poir confus  et  lointain.  Je  vous  vis  sans  effroi  quitter  nos  campagnes  : 
ce  départ  servait  mes  desseins.  Je  savais  que  vous  me  reviendriez, 
éprouvé  peut-être,  mais  partant  meilleur.  Fernand,  vous  êtes  revenu. 
Je  m'étais  alarmée  de  votre  longue  absence;  quelle  ne  fut  pas  ma  joie 
de  vous  retrouver  digne  du  trésor  que  je  vous  réservais,  et  d'assister 
jour  par  jour  à  la  réalisation  de  mes  espérances!  Vous  le  voyez,  je 
vais  au-devant  de  vos  aveux  :  c'est  une  mère  qui  vous  parle;  jugez 
par-là  si  je  vous  aime  et  si  je  mérite  votre  confiance. 

—  Madame,  répondit  M.  de  Peveney  avec  un  sombre  désespoir, 
je  serais  le  plus  heureux  des  hommes  si  je  n'en  étais  le  plus  infor- 
tuné et  le  plus  misérable.  Digne  à  la  fois  de  l'envie  et  de  la  pitié  de 
tous,  je  porte  en  moi  le  ciel  et  l'enfer,  et  Dieu  m'accable  en  même 
temps  de  ses  bienfaits  et  de  ses  rigueurs.  N'en  demandez  pas  da- 
vantage. Je  ne  sais  pas  moi-même  le  destin  qui  m'attend;  mais, 
quel  qu'il  soit,  croyez,  madame,  que,  tant  que  je  vivrai,  votre  image 
et  votre  souvenir  rempliront  tout  entier  mon  cœur. 

A  ces  mots,  il  sauta  sur  son  cheval  et  partit.  Qu'allait-il  faire?  Sa 
tête  était  comme  une  arène  où  mille  projets  en  lutte  se  détruisaient 
les  uns  les  autres.  Il  pressait  avec  rage  les  flancs  de  son  cheval, 
dans  l'espoir  de  se  briser  le  crâne  contre  les  arbres  du  chemin.  Une 
fois  seul  et  libre  de  toute  contrainte,  il  s'était  abandonné  sans  frein 
aux  mouvemens  impétueux  de  son  ame.  Pâle,  les  yeux  ardens  ci  les 
lèvres  tremblantes,  à  demi  plié  sur  sa  selle,  on  l'eut  dit  emporté 
dans  l'espace  par  Varagc  de  sa  colère.  Durant  le  trajet  de  Monde- 
berre  à  Peveney,  il  comprit  la  haine  et  toutes  ses  fureurs;  dans  l'éga- 
rement de  ses  sens  déchaînés,  il  aborda  tour  à  tour  la  pensée  du 


FERNAND.  41 

meurtre  et  celle  du  suicide.  Enfin  son  cheval  s'arrêta  tout  fumant 
devant  la  grille  du  jardin. 

Fernand  mit  pied  à  terre,  et ,  avec  cette  résolution  brutale  que 
donne  le  désespoir,  il  entra  d'un  pas  ferme  dans  sa  maison.  Il  la 
trouva  déserte;  rien  n'y  révélait  la  présence  ni  même  l'arrivée  ré- 
cente d'aucun  hôte.  Il  appela;  pas  une  voix  ne  répondit.  Ses  gens, 
qui  ne  l'attendaient  que  le  soir,  étaient  absens;  le  serviteur  qui  lui 
avait  porté  la  fatale  nouvelle  n'était  point  encore  de  retour.  Un  rayon 
d'espérance  éclaircit  son  front  et  traversa  son  cœur.  Cette  lettre  qui 
venait  de  le  ramener  comme  la  foudre ,  il  se  rappela  tout  à  coup 
qu'il  ne  l'avait  môme  pas  ouverte ,  et  qu'il  n'en  connaissait  que  la 
suscription.  N'avait-il  pas  été  trop  prompt  à  s'effrayer?  Ses  yeux  ne 
Tavaient-ils  point  abusé?  Prêt  à  sourire  encore  une  fois  de  sa  ter- 
reur et  de  sa  faiblesse,  il  prit  cette  lettre  dans  la  poche  de  son  habit; 
mais  comme ,  après  avoir  examiné  de  nouveau  avec  une  attention 
sérieuse  les  caractères  de  l'adresse,  il  se  préparait  à  l'ouvrir,  il  en- 
tendit le  frôlement  d'une  robe  dans  l'escalier  qui  montait  à  sa 
chambre,  et  presque  au  même  instant  il  se  sentit  enlacé  par  les  bras 
d'une  femme  qui  le  couvrait  de  pleurs  et  de  baisers,  en  s'écriant 
d'une  voix  éperdue  :  —  Fernand  !  mon  Fernand  !  c'est  donc  vous 
qu'enfin  je  revois!  Hélas!  j'ai  bien  pleuré,  j'ai  bien  souffert...  Tous 
les  spectres  hideux,  tous  les  pâles  fantômes  que  l'absence  traîne 
avec  elle,  je  les  ai  tous  vus,  dans  mes  nuits  sans  sommeil,  s'abattre  à 
mon  chevet.  Cruel,  pourquoi  ne  venais-tu  pas?  et  que  tes  lettres 
étaient  froides!  J'ai  cru  que  tu  ne  m'aimais  plus,  ingrat,  et  j'ai 
souhaité  mourir...  Tu  souffrais  aussi,  mon  Fernand;  ton  cœur  s'in- 
dignait de  la  ruse,  et  ton  amour  de  la  contrainte.  C'était  là  le  secret, 
n'est-ce  pas ,  de  tes  sombres  emportemens  et  de  ton  humeur  iras- 
cible? Je  t'ai  compris  enfin  !  Mais  toi ,  comment  ne  comprenais-tu  pas 
que,  sur  un  mot,  sur  un  geste  de  toi,  j'aurais  tout  quitté  pour  te 
suivre?  Tu  le  savais,  ton  ame  généreuse  a  voulu  me  laisser  toute  la 
gloire  du  sacrifice.  Eh  bien  !  je  suis  venue,  me  voici  !  me  voici  désor- 
mais tout  entière  à  toi  seul.  Parle-moi;  pourquoi  me  regarder  ainsi? 
C'est  la  surprise,  c'est  la  joie  ;  moi-même,  je  ne  me  connais  plus;  je 
ris,  je  pleure,  je  suis  folle  ! 

Ainsi  parlant,  riant  en  effet  et  pleurant  à  la  fois,  elle  baisait  les 
mains  de  Fernand  et  se  suspendait,  comme  une  liane,  au  col  du  jeune 
homme,  tandis  que  celui-ci,  debout  et  immobile,  blanc  et  froid 
comme  un  bloc  de  marbre,  la  regardait  d'un  air  stupide  et  parais- 
sait ne  rien  comprendre  aux  paroles  qu'il  entendait.  Elle  l'entraîna 


i2  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

vers  un  divan  qui  occupait  le  fond  de  la  chambre,  le  flt  asseoir 
comme  un  enfant,  et,  s'agenouillant  à  ses  pieds  : 

—  Te  souviens-tu,  lui  dit-elle,  d'un  temps  où  ton  amour  ombrageux 
et  jaloux  s'irritait  de  n'être  pas  pour  moi  la  vie  tout  entière?  Sois 
heureux,  je  n*ai  plus  que  toi.  Ne  t'effraie  pas  de  ce  que  j'ai  fait; 
surtout  ne  m'en  remercie  pas.  Ce  que  je  quitte  ne  vaut  pas  un  re- 
gret; j'aurais  quitté  le  ciel  avec  joie,  si  le  ciel  pouvait  être  où  mon 
Fernand  n'est  pas.  Que  n'es-tu  pauvre,  malheureux  et  proscrit  I  Je 
ne  sais  que  ta  fortune  qui  soit  de  trop  dans  mon  bonheur.  Mais 
parle-moi  donc,  mon  Fernand!  dis-moi  que  tout  ceci  n'est  point  un 
rêve,  car  ce  rêve  enchanté,  je  l'ai  fait  si  souvent,  qu'à  cette  heure 
môme,  à  tes  pieds  que  j'embrasse,  je  me  demande  si  ce  n'est  point 
une  illusion  près  de  m'échapper  encore  une  fois. 

—  Non,  non,  ce  n'est  point  un  rêve  !  s'écria,  en  se  frappant  le  front, 
M.  de  Peveney,  que  ces  derniers  mots  venaient  de  ramener  violem- 
ment au  sentiment  de  la  réalité.  Mais  vous  n'avez  donc  pas  reçu  ma 
dernière  lettre?  ajouta-t-il  en  se  levant. 

—  Voici  deux  jours,  répondit  Arabelle,  que  je  suis  sortie  de  ma 
maison  pour  n'y  plus  rentrer.  De  quelle  lettre  parles-tu? 

—  Sortie  de  votre  maison  pour  n'y  plus  rentrer?  Mais  votre  mari? 
demanda  M.  de  Peveney,  qui  se  contenait  à  peine. 

—  Mon  mari,  mon  amant,  mon  Dieu,  c'est  toi!  s'écria  M""^  de 
Rouèvres  toujours  agenouillée,  en  pressant  contre  son  sein  les  ge- 
noux de  Fernand. 

L'espoir  que  tout  n'était  pas  perdu  rendit  à  M.  de  Peveney  sa 
présence  d'esprit.  Il  sentit  qu'il  avait  besoin  de  tout  son  sang-froid 
pour  examiner  la  situation,  et  voir  s'il  n'était  pas  possible  de  se  tirer 
d'un  si  mauvais  pas. 

—  Voyons,  Arabelle,  dit-il  en  la  relevant  d'assez  mauvaise  grâce, 
cessons,  je  vous  prie,  ces  enfantillages.  Asseyez-vous  là,  près  de 
moi,  et  répondez  à  mes  questions.  Avez-vous,  avant  de  partir,  in- 
struit M.  de  Uouèvres  de  votre  résolution?  Votre  mari  sait-il  où  vous 
ôtes? 

—  M.  de  Rouèvres  ne  sait  rien  encore,  répondit  Arabelle,  un  peu 
troublée  de  l'attitude  de  son  amant.  Il  me  croit  à  sa  villa  d'Auteuil, 
où,  dans  huit  jours,  il  doit  me  venir  prendre  pour  me  conduire  aux 
eaux. 

—  La  dernière  lettre  que  je  vous  ai  écrite,  reprit  le  jeune  homme, 
est  depuis  hier  à  votre  hôtel.  M.  de  Rouèvres  a-t-il  jamais  violé  votre 
correspondance? 


FERNAND.  4S 

—  Jamais,  répondit  Arabelle. 

—  Que  deviennent  les  lettres  qui,  durant  votre  absence,  arrivent 
à  votre  adresse?  Passent-elles  sous  les  yeux  de  votre  mari? 

—  Jamais.  D'ailleurs,  en  partant ,  j'ai  donné  des  ordres  pour  qu'on 
les  brûlât. 

—  C'est  bien,  dit  M.  de  Peveney.  Ainsi,  ajouta-t-il,  vous  êtes 
partie  depuis  4eux  fois  vingt-quatre  heures ,  et  vous  êtes  censée  à 
Auteuil,  attendant  M.  de  Rouèvres,  qui  a  promis  d'aller  vous  y  re- 
joindre au  bout  d'une  semaine,  à  compter  du  jour  de  votre  départ? 
D'après  ce  calcul ,  nous  avons  devant  nous  cinq  jours  au  moins  de 
répit  et  de  liberté. 

—  C'est  plus  qu'il  n'en  faut  pour  quitter  la  France!  s*écria  avec 
joie  M'"^  de  Rouèvres,  qui  crut  avoir  enfin  compris  où  tendaient  les 
questions  de  Fernand.  Sois  tranquille,  ajouta-t-elle ,  j'ai  tout  prévu, 
tout  disposé  pour  notre  fuite. 

M.  de  Peveney  ouvrit  une  fenêtre  qui  donnait  sur  la  cour,  et, 
apercevant  son  serviteur  qui  revenait  de  Mondeberre  : 

— André,  cria-t-il,  prends  mon  cheval,  cours  à  Clisson  et  demande 
quatre  chevaux  de  poste.  Brûle  la  route,  je  t'attends  dans  une  heure. 

—  Nous  partons!  nous  partons!  s'écria  M°'''  de  Rouèvres.  Fernand, 
l'Italie  nous  appelle;  que  de  fois  dans  nos  rêves  nous  l'avons  visitée 
ensemble!... 

M.  de  Peveney  se  prit  à  regarder  cette  femme  avec  un  sentiment 
d'étonnement  mêlé  de  compassion ,  sans  songer  que  cette  exalta- 
tion, qu'à  cette  heure  il  prenait  en  pitié,  avait  été  long-temps  son 
orgueil  et  ses  délices  les  plus  chers. 

—  Arabelle,  s'écria-t-il  enfin  avec  un  ton  d'autorité  qui  la  fit  tres- 
saillir, vous  avez  eu  tort  de  disposer  de  ma  destinée  sans  m'avoir 
consulté.  Il  n'entre  ni  dans  mes  goûts  ni  dans  mes  principes  d'ac- 
cepter des  sacrifices  de  la  nature  de  ceux  que  vous  m'offrez  trop 
généreusement;  mon  cœur  n'est  point  assez  riche  pour  les  recon- 
naître, et  je  ne  sens  en  moi  ni  la  passion  ni  l'entraînement  qui  excu- 
sent et  légitiment  de  si  étranges  entreprises.  Vous  l'avez  dit,  nous 
allons  partir;  je  vais  vous  reconduire  à  votre  maison  d' Auteuil.  Ras- 
surez-vous pourtant;  mon  projet  n'est  pas  de  vous  abandonner  lâ- 
chement dans  la  position  périlleuse  où  votre  imprudence  nous  a  jetés 
tous  deux.  Si  je  forfais  à  l'amour,  je  ne  faudrai  point  à  l'honneur. 
Je  suis  prêt  à  subir  avec  vous  toutes  les  conséquences  de  votre  éga- 
rement; mais,  auparavant,  je  vous  dois  et  me  dois  à  moi-même  de 
tout  tenter  pour  les  prévenir. 


44  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

M'"*^  de  Rouèvres  demeura  quelques  instans  écrasée  sous  le  coup 
imprévu  de  ces  rudes  paroles.  L'orgueil  la  releva  et  la  soutint. 

—  Vous-même  rassurez-vous,  dit-elle  avec  fierté;  si  j'ai  cru  pou- 
voir disposer  de  votre  destinée,  je  ne  me  reconnais  point  le  droit  de 
vous  embarrasser  de  ma  personne.  Je  ne  suis  pas  venue  m'imposer 
à  votre  indifférence  ni  réclamer  de  votre  honneur  ce  que  me  refu- 
serait votre  amour.  Si  je  me  suis  trompée,  c'est  à  moi^eule  de  porter 
la  peine  de  ce  que  vous  avez  eu  raison  d'appeler  mon  égarement. 
A  ces  mots,  elle  fit  quelques  pas  vers  la  porte.  M.  de  Peveney 
courut  à  elle  et  la  retint.  Quelque  importun ,  quelque  irritant  que 
soit  un  amour  qu'on  ne  partage  plus,  il  n'est  point  d'homme  qui  se 
résigne  aisément  à  perdre  l'estime  du  cœur  où  il  a  régné,  et  tel  a 
résisté  à  toutes  les  supplications  de  la  tendresse  et  à  toutes  les  im- 
précations de  la  haine,  qu'une  parole  de  dédain  soumet  aussitôt  et 
ramène.  D'ailleurs  Fernand  se  jugeait  responsable  du  parti  qu'allait 
prendre  Arabelle,  et,  s'il  ne  dépendait  pas  de  lui  d'agir  en  amant, 
tous  ses  instincts  lui  faisaient  une  loi  de  se  conduire  en  galant 
homme. 

La  passion  est  ainsi  faite  :  humble  et  fière,  superbe  et  suppliante, 
aussi  prompte  à  l'espoir  qu'au  découragement,  un  regard  l'abat  et  un 
sourire  la  relève.  Se  sentant  retenue  par  M.  de  Peveney,  M"^  de 
Rouèvres  crut  voir  aussitôt  les  bras  d'un  amant  s'ouvrir  avec  joie 
pour  la  recevoir  et  l'étreindre. 

—  Ah  !  s'écria-t-elle  avec  transport,  j'ai  le  secret  de  ta  belle  ame. 
Tu  te  demandes  avec  inquiétude  si  je  ne  les  regretterai  pas  un  jour, 
ces  biens  auxquels  j'aurai  renoncé  pour  te  suivre.  Tu  crains  d'être 
égoïste  en  acceptant  l'offrande  de  ma  vie  tout  entière.  Que  tu  sais 
peu  le  prix  de  ton  amour  l 

Elle  parla  long-temps  avec  la  même  exaltation,  se  retenant  ainsi  à 
un  dernier  rameau  d'espérance.  M.  de  Peveney  l'avait  fait  asseoir 
près  de  lui;  il  comprit,  en  l'écoutant,  que,  pour  en  arriver  à  ses  fins, 
il  devait  user  de  ruse  et  se  garder  d'exaspérer  cette  passion  en  la 
heurtant  de  front.  Il  n'ignorait  pas  à  quelle  ame  il  avait  affaire,  ni 
quels  ménagemens  il  avait  à  garder  pour  ne  la  point  mettre  aux 
abois.  Il  attira  donc  Arabelle  doucement  sur  son  cœur,  et  commença 
par  l'entretenir  avec  une  affectueuse  gravité,  tempérant  tour  à  tour, 
par  hi  tendresse  ou  par  la  raison,  ce  que  ses  discours  pouvaient  avoir 
de  trop  sévère  ou  de  trop  passionné.  Arabelle  l'écouta  d'abord  avec 
une  attention  inquiète;  mais  à  peine  eut-elle  entrevu  où  Fernand  vou- 
lait en  vciùr,  qu'elle  se  cabra  de  nouveau  sous  le  frein.  Vainement 


FERNAND.  45 

M.  de  Peveney  passa-t-il  de  la  prière  à  l'emportement,  en  vain 
parla-t-il  en  maître  et  en  esclave;  il  ne  put  ni  la  dompter  ni  la  fléchir. 

—  A  quoi  bon  tous  ces  discours  et  pourquoi  vous  donner  tant  de 
mal?  s'écria-t-elle  avec  un  sang-froid  plus  terrible  que  la  colère;  je 
ne  vous  demande  point  d'égards  ni  de  pitié.  Encore  une  fois  ce 
n'est  pas  d'une  affaire  d'honneur  qu'il  s'agit  ici ,  non  plus  que  d'un 
cas  de  conscience.  M'aimez-vous  ou  ne  m'aimez-vous  plus?  Oui  ou 
non,  et  tout  sera  dit. 

Poussé  à  bout ,  M.  de  Peveney  ne  retint  plus  la  vérité  prête  à  s'é- 
chapper, comme  un  glaive,  de  sa  poitrine;  mais  au  premier  mot  qui 
sortit  de  sa  bouche,  il  s'arrêta  court,  et  iM""^  de  Rouèvres  frissonna 
comme  une  biche  qui ,  du  fond  des  bois,  entend  résonner  le  cor  des 
chasseurs. 

Un  bruit  de  pas  montait  dans  l'escalier.  Prompt  comme  la  pensée, 
M.  de  Peveney  se  précipita  vers  la  porte..  Au  même  instant,  cette 
porte  s'ouvrit,  et  Fernand  se  trouva  face  à  face  avec  un  personnage 
qu'il  n'attendait  pas. 

—  Je  regrette,  monsieur,  dit  le  malencontreux  visiteur,  d'entrer 
ainsi  à  l'improviste  ;  mais  la  faute  en  est  à  vos  gens.  Depuis  près 
d'une  heure  que  je  suis  votre  hôte,  j'aurais  pu  croire  la  maison  inha- 
bitée, si  les  éclats  de  votre  voix  ne  fussent  parvenus  jusqu'à  moi. 
Comme  je  ne  suis  pas  tout-à-fait  étranger  à  ce  qui  se  passe  céans , 
et  que  vos  affaires  sont  à  peu  près  les  miennes,  j'ose  espérer  que 
vous  voudrez  bien,  madame  et  vous,  excuser  ce  que  mon  apparition 
peut  avoir  de  brusque  et  d'imprévu. 

A  ces  mots,  il  fit  quelques  pas  en  avant  et  salua  M'"'^  de  Rouèvres. 
Fernand  était  toujours  à  la  même  place,  debout  et  immobile.  Assise 
sur  le  divan,  Arabelle  n'avait  point  changé  d'attitude  :  pâle,  les  yeux 
baissés,  mais  sans  émotion  apparente,  si  bien  que,  la  voyant  sans 
peur,  on  l'aurait  pu  croire  sans  reproche.  Entre  elle  et  lui,  le  nou- 
veau venu  se  tenait  impassible  et  grave.  C'était  un  homme  qui  pou- 
vait avoir  près  de  quarante  ans.  L'élégance  sévère  de  son  costume 
s'harmoniait  avec  la  froide  politesse  de  son  langage  et  de  ses  ma- 
nières. Quand  même  les  hgnes  de  sa  figure  n'eussent  point  trahi  le 
pur  sang  des  aïeux,  ses  gestes  et  son  maintien  auraient  suffi  pour 
révéler  la  présence  d'un  gentilhomme.  Il  était  d'ailleurs  impossible 
de  lire  sur  le  marbre  de  son  visage  ce  qui  s'agitait  dans  son  cœur. 
Nul  au  monde,  en  le  voyant  ici  pour  la  première  fois,  n'aurait  pu 
raisonnablement  supposer  qui  était  cet  homme,  quel  dessein  l'ame- 
nait, quel  rôle  il  allait  jouer  dans  ce  drame. 


46  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

—  Monsieur,  dit  enfin  M'"'^  de  Rouèvres,  vous  pouvez  me  tuer; 
c'est  votre  droit ,  c'est  votre  devoir,  ajouta-t-elle  avec  fermeté. 

Entre  le  parti  que  conseillait  l'égoïsme  et  celui  que  prescrivait  l'hon- 
neur, M.  de  Peveney  n'hésita  point. 

—  Monsieur,  dit-il,  ce  n'est  qu'à  moi  seul  que  doivent  s'adresser 
votre  vengeance  et  votre  ressentiment.  Seul  je  suis  coupable.  C'est 
moi  qui,  à  force  de  ruse  et  d'adresse,  suis  parvenu  à  détourner 
M""  de  Rouèvres  de  la  ligne  de  ses  devoirs;  c'est  moi  qui  l'attirai 
dans  un  piège ,  moi  qui  l'entraînai  à  sa  perte.  Je  sais  par  avance 
tout  ce  que  vous  pouvez  me  dire  là-dessus;  ma  vie  vous  appartient, 
lavez  votre  honneur  dans  mon  sang. 

Arabelle  poussa  un  cri  d'effroi  et  fit  un  mouvement  pour  se  jeter 
entre  son  amant  et  son  mari.  M.  de  Rouèvres  l'arrêta. 

—  Calmez-vous,  madame;  vous  aussi,  monsieur,  calmez-vous, 
dit-il  avec  un  imperturbable  sang-froid.  Nous  sommes  entre  gens 
comme  il  faut  :  s'il  vous  plaît,  nous  réglerons  nos  comptes  sans  scan- 
dale et  sans  bruit.  Veuillez  donc  vous  asseoir  et  m'écouter  tous 
deux,  car  il  est  indispensable  que  vous  entendiez  l'un  et  l'autre  ce 
qu'il  me  reste  à  dire  à  chacun  de  vous  en  particulier. 

Ce  disant,  il  prit  un  siège,  et  se  tournant  d'abord  vers  Arabelle, 
sans  ironie,  sans  morgue  et  sans  humeur,  mais  avec  l'aisance  et  le 
savoir-vivre  que  donne  une  longue  habitude  du  monde,  de  ses  lois 
et  de  ses  usages  : 

—  Madame,  lui  dit-il ,  je  vais  bien  vous  surprendre  :  je  ne  vous 
tuerai  pas,  je  m'abstiendrai  de  toute  plainte  et  de  tout  reproche; 
je  tiens  même  à  savoir  si  je  n'ai  pas  à  vous  adresser  des  excuses , 
car  je  m'y  croirais  obligé  dans  le  cas  où,  par  quoi  que  ce  soit  dans 
ma  conduite,  j'aurais  eu  le  malheur  de  justifier  la  vôtre.  C'est  vous- 
même  que  j'en  ferai  juge. 

A  ces  mots,  Fernand  se  leva. 

—  Il  est,  dit-il,  pour  le  moins  inutile  que  j'assiste  à  ces  explica- 
tions; permettez  que  je  me  retire. 

—  Restez,  monsieur,  restez,  répliqua  M.  de  Rouèvres  avec  autorité. 
Je  serai  bref;  dans  un  instant,  je  suis  à  vous. 

M.  de  Peveiiey  s'étant  rassis,  M.  de  Rouèvres  poursuivit  en  ces 
termes  : 

—  Peut-être,  madame,  n'avez-vous  pas  oublié  quelle  était  votre 
destinée,  lorsque  j'eus  l'honneur  de  vous  offrir  la  mienne  en  partage. 
Nos  pères  s'étaient  connus  dans  l'émigration.  Le  vôtre  ne  devait  vous 
laisser,  en  mourant,  qu'un  nom  sans  tache  pour  unique  héritage.  Il 


FERNAND.  47 

mourut;  presqu'en  même  temps  la  révolution  de  juillet  envoyait  dans 
l'exil  les  seuls  protecteurs  qu'il  vous  fût  permis  d'invoquer.  Vous 
étiez  sans  amis,  sans  souti€n,  sans  fortune.  Ma  mère  vous  recueillit 
avec  tendresse,  et,  plus  tard,  touché  de  vos  grâces ,  non  moins  que 
du  malheur  de  votre  jeunesse,  je  vous  priai  d'accepter  mon  nom. 
Vous  savez  que  je  ne  m'y  hasardai  qu'en  tremblant.  Quoique  jeune 
encore,  je  n'étais  plus  à  l'âge  où  l'argile  dont  nous  sommes  pétris 
peut  se  transformer  au  feu  des  passions,  et  recevoir  une  empreinte 
nouvelle.  Dans  la  défiance  où  j'étais  de  moi-même,  je  pensai  qu'a- 
vant de  vous  enchaîner  par  des  liens  éternels,  il  était  de  mon  de- 
voir de  renseigner  votre  cœur  et  d'éclairer  votre  inexpérience.  Je 
ne  vous  cachai  rien  de  mes  goûts,  de  mes  idées,  ni  de  mon  caractère; 
j'appelai  vos  réflexions  sur  ce  lien  que  je  vous  proposais  de  nouer; 
je  vous  exposai  de  quelle  façon  sérieuse  et  solennelle  j'envisageais 
le  mariage;  loin  de  songer  à  séduire  votre  esprit  par  des  pein- 
tures attrayantes,  j'essayai  de  l'effrayer  par  la  gravité  des  obliga- 
tions mutuelles;  j'allai  même  jusqu'à  vous  exagérer  les  charges  de 
l'association.  Je  ne  vous  montrai  pas  le  bonheur  comme  une  con- 
quête facile;  mais,  vous  arrêtant  au  pied  de  la  côte  dont  il  est  le  cou- 
ronnement ,  je  vous  demandai  si  vous  vous  sentiez  le  courage  de  vous 
appuyer  sur  mon  bras  pour  aller  le  chercher  là-haut.  Quand  tout  fut 
dit,  pour  toute  réponse  vous  me  tendîtes  votre  main  ;  je  la  pris  avec 
un  religieux  respect,  mêlé  d'amour  et  de  reconnaissance,  et  m'en^ 
gageai  devant  Dieu  à  vous  aimer  et  à  vous  servir.  En  votre  ame  et 
conscience,  ai-je  failli  à  mes  engagemens? 

A  ces  mots,  M.  de  Rouèvres  s'interrompit  comme  pour  laisser  à  sa 
femme  le  temps  de  répondre.  Arabelle  se  tut;  il  reprit  : 

—  Vous,  cependant,  vous  m'avez  trompé.  J'avais  fait  de  vous  ma 
compagne;  vous  avez  fait  de  moi  votre  maître.  A  la  franchise  et  à  la 
loyauté,  vous  avez  préféré  l'hypocrisie  et  le  mensonge;  substituant 
ainsi  aux  vertus  de  l'égalité  tous  les  vices  de  l'esclavage,  vous  vous 
êtes  abaissée  au  plus  lâche,  au  plus  vil,  au  plus  honteux  des  adultères. 
En  revenant  sur  le  passé,  à  présent  que  j'en  ai  la  clé,  j'y  trouve  à 
chaque  pas  les  traces  de  vos  ruses  et  de  vos  perfidies;  j'y  vois  par 
combien  de  détours  vous  avez  abusé  mon  aveugle  conGance,  et 
je  me  demande  avec  un  douloureux  étonnement  comment  deux 
jeunes  cœurs  ont  pu  se  soumettre  à  de  si  infâmes  manœuvres;  je 
doute  ou  je  m'indigne  que  l'amour,  ce  rayon  de  Dieu,  ait  pu  des- 
cendre un  seul  instant  dans  cet  abîme  de  basses  trahisons.  Quoi  ! 
durant  des  mois  entiers,  qui  sait?  durant  des  années  peut-être,  vous 


48  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

VOUS  êtes  joués  de  cet  homme  qui  vous  aimait  tous  deux  et  vous  res- 
pectait à  ce  point  qu'il  eût  craint  de  vous  outrager  par  l'ombre  d'un 
soupçon  jaloux!  Quoi!  vous,  jeune  homme,  qui  me  serriez  la  main 
et  que  j'appelais  mon  ami!  Quoi!  vous,  vous,  Arabellel....  Ce  qu'il 
est  révoltant  d'entendre,  mais  ce  qu'il  faut  pourtant  oser  dire,  c'est 
que,  pour  mieux  me  tromper  sans  doute,  vous  nous  avez  trompés 
tous  deux.  Si,  comme  je  le  veux  croire  pour  l'honneur  de  monsieur, 
vos  complaisances  n'étaient  qu'un  artifice  de  plus,  je  dois  convenir, 
madame,  que  vous  jouez  bien  certaines  comédies. 

—  Assez,  monsieur,  assez!  s'écria  M.  de  Peveney  en  se  levant; 
vous  oubliez  que  vous  êtes  chez  moi  et  que  vous  outragez  une  femme. 

— Je  comprends,  répliqua  M.  de  Rouèvres  toujours  avec  le  même 
sang-froid,  que  vous  rougissiez  à  ces  mots,  vous  de  honte,  et  vous  de 
colère;  moi-même,  je  sens  mon  cœur  soulevé  de  dégoût.  Vous  me 
rappelez  que  je  suis  chez  vous,  monsieur  de  Peveney;  permettez-moi 
de  vous  faire  observer  qu'à  quelque  point  que  je  m'oubhe,  je  n'userai 
jamais  sous  votre  toit  d'autant  de  liberté  que  vous  en  avez  pris 
sous  le  mien.  Je  n'outrage  personne,  monsieur.  Si  les  amans  de  nos 
femmes  ne  sont  parfois  que  nos  partenaires,  est-ce  à  moi  qu'il  vous  en 
faut  plaindre?  Si  la  plaie  que  je  mets  à  nu  est  tellement  hideuse,  que 
ceux-là  même  qui  l'ont  ouverte  s'en  détournent  avec  horreur,  est-ce 
moi  qu'on  en  doit  accuser?  Je  reviens  à  vous,  Arabelle;  je  n'ai  plus 
qu'un  mot  à  vous  dire,  et,  ce  mot  dit,  je  vous  aurai  parlé  pour  la 
dernière  fois.  Puisque  vous  avez  fui  lâchement  comme  un  criminel, 
vous  n'êtes  encore  à  cette  heure  qu'une  esclave  échappée  attendant 
l'arrêt  de  son  maître.  —  Ce  maître  vous  affranchit.  —  Il  en  est  un 
autre  au-dessus  de  tous;  puisse  celui-là  vous  absoudre! 

Là-dessus,  M.  de  Rouèvres  se  leva,  et  s'adressant  à  Fernand  : 

—  Maintenant,  monsieur,  à  nous  deux. 

—  Allons  donc!  monsieur;  allons  donc!  s'écria  avec  l'emportement 
du  désespoir  M.  de  Peveney,  qui  ne  voyait  d'ailleurs  que  la  mort 
qui  pût  le  tirer  de  là;  finissons-en,  c'est  perdre  trop  de  temps  en  pa- 
roles. J'ai  des  armes...  ici,  à  deux  pas,  sans  témoins. 

— Monsieur,  répliqua  M.  de  Rouèvres  avec  calme,  vous  vous  mé- 
prenez entièrement  sur  mes  intentions.  Je  n'ai  que  faire  de  vos 
armes,  ne  voulant  tuer  ni  être  tué.  Vous  m'avez  parlé  tout  à  l'heure 
de  laver  mon  honneur  dans  votre  sang;  mon  honneur  n'est  point 
entaché,  et  je  souhaite  que  le  vôtre  sorte  de  tout  ceci  aussi  pur  que 
le  mien.  D'ailleurs,  monsieur,  vous  n*y  songez  pas;  vous  oubliez  que 
vous  ne  sauriez  désormais  sans  crime  disposer  d'une  vie  qui,  à 


FERNAND.  49 

compter  de  ce  jour,  devient  si  précieuse  et  si  nécessaire,  que  moi- 
même  je  ne  me  permettrais  pas  d'y  toucher.  Monsieur  de  Peveney, 
ajouta-t-il  en  élevant  la  voix,  écoutez  ce  que  je  suis  venu  vous  dire. 
-^  Vous  m'avez  pris  ma  femme  et  vous  la  garderez.  En  usurpant  mes 
droits,  vous  avez  implicitement  accepté  l'héritage  de  mes  devoirs. 
Tout  l'avoir  d'Arabelle  était  sa  hberté;  en  la  lui  rendant,  je  suis 
quitte  envers  elle,  et  vous  ne  seriez  pas  gentilhomme  que  je  crain- 
drais encore  de  vous  offenser  en  offrant  à  madame  le  bénéfice  de 
la  loi. 

A  ces  mots,  il  salua  sans  affectation ,  avec  une  grave  politesse,  et 
sortit  aussi  calme,  aussi  froid ,  que  s'il  se  retirait  d'un  salon. 

La  chaise  de  poste  qui  l'avait  amené  Tattendait  à  la  porte;  il  y 
monta,  et  ce  ne  fut  qu'en  entendant  le  bruit  de  la  voiture  qui  s'é- 
loignait au  galop  des  chevaux,  que  M.  de  Peveney  comprit  nette- 
ment toute  l'horreur  de  sa  position.  Il  passa  la  main  sur  son  front 
et  regarda  autour  de  lui,  comme  s'il  se  réveillait  d'un  songe.  Il  se 
vit  seul  avec  Arabelle,  tous  deux  chargés  de  honte,  enfermés,  elle 
et  lui ,  dans  un  cercle  de  fer,  scellés  et  soudés  l'un  à  l'autre. 


fernand  de  peveney  a  madame  de  mondeberre. 

Madame, 

Mon  malheur  passe  mes  prévisions;  la  foudre  est  tombée  sur  ma 
tête.  Tout  est  brisé,  l'honneur  seul  est  debout.  C'est  ce  fatal  honneur 
qui  me  perd;  c'est  à  ce  maître  cruel,  inflexible  et  jaloux,  que  j'im- 
mole l'espoir  de  ma  vie  tout  entière.  Ne  cherchez  pas  à  soulever  le 
voile  qui  vous  cache  ma  destinée;  seulement,  dites-vous  qu'en  re- 
nonçant au  bonheur  que  vous  m'avez  offert,  j'ai  prouvé  que  peut- 
être  je  le  méritais;  dites-vous,  madame,  qu'en  refusant  d'entrer  dans 
votre  Éden ,  j'ai  montré  que  je  n'étais  pas  tout-à-fait  indigne  de 
m'asseoir  à  la  place  que  deux  anges  m'y  réservaient.  Je  pars.  Où  me 
conduira  l'orage  qui  m'emporte?  reviendrai-je  un  jour?  Je  ne  sais. 
Mais  la  terre  manquera  sous  mes  pieds  avant  que  les  sentimens  de 
respect  et  d'adoration  que  je  vous  ai  voués  s'éteignent  dans  mon 
cœur,  qui  ne  vit  plus  qu'en  vous. 

Jules  Sandeau. 

(  La  seconde  partie  au  prochain  numéro.  ) 

TOME  IV.  4 


DES 


FEMMES  MORALISTES. 


LE  HARIAGE  AV  POIIVT  DE  VUE  CHRETIEN. 


Lorsque  le  duc  de  Saint-Simon ,  dans  une  page  ineffaçable  où  il  a 
poussé  aussi  loin  que  Tacite  l'art  de  bien  voir  et  celui  de  bien  pein- 
dre, raconte  ce  qui  se  passa  à  la  cour  à  la  nouvelle  si  inattendue  de 
la  mort  du  dauphin ,  fils  unique  de  Louis  XIV,  ne  trace-t-il  pas  en 
raccourci,  et  sauf  la  vivacité  des  couleurs,  un  véritable  tableau  du 
monde?  Tous  ces  courtisans,  jeunes  et  vieux,  —  ceux-ci  dans  la  stu- 
peur parce  qu'ils  vont  tomber  du  haut  de  leur  fortune  si  chèrement 
achetée,  ceux-là  dans  une  joie  secrète  parce  qu'ils  vont  monter  du 
même  coup  qui  abat  leurs  rivaux,  —  s'épiant  les  uns  les  autres, 
cherchant  à  se  deviner  jusque  dans  les  plus  profonds  replis  de  la 
pensée,  afin  de  parer  les  coups  qu'on  leur  destine  et  d'en  porter 
qu'on  n'attend  pas,  toutes  ces  passions  en  éveil  s'étudiant  pour 
mieux  se  combattre,  cette  promptitude  des  yeux  à  voler  partout  en 

(I)  Trois  vol.  in-8o,  librairie  de  Delay,  rue  Basse  du  Rempart. 


DES  FEMMES  MORALISTES.  Sf 

sondant  les  amesj  cela  ne  ressemble-t-il  pas  beaucoup  à  ce  qui  se 
passe  chaque  jour,  à  toute  heure,  en  tout  lieu  où  l'ambition  et  l'in- 
trigue ont  la  haute  main,  en  tout  lieu  même  où  seulement  les  hommes 
sont  divisés  d'intérêts?  Cette  inquisition  mutuelle  a  existé  de  tous 
les  temps,  sous  toutes  les  latitudes,  et  elle  n'existe  pas  moins  lors- 
qu'elle se  cache  sous  les  formes  de  la  politesse  et  du  savoir-vivre. 
Ainsi  entendue,  l'étude  du  cœur  humain,  au  lieu  d'être  sérieuse 
et  élevée,  n'est  qu'un  espionnage  vulgaire.    Observer   l'homme 
avec  désintéressement,  pénétrer  dans  son  cœur  et  y  fouiller  d'une 
main  hardie  et  délicate  pour  savoir  tout  ce  qu'il  renferme;  ap- 
prendre les  cachettes  et  les  ressorts  des  esprits,  comme  dit  Mon- 
taigne; saisir  au  vol  les  ridicules  et  les  marquer  d'un  trait  qu'on 
n'oublie  pas,  et  le  tout  dans  le  but  louable  de  chercher  à  corriger 
l'homme  en  le  montrant  à  lui-même,  et  de  lui  fournir  les  moyens 
de  travailler  à  son  ame,  selon  l'expression  de  M"«  de  Sévigné,  avec 
connaissance  de  cause,  c'est  le  contrepied  de  ce  que  fait  le  monde, 
et  c'est  la  tâche  du  moraliste.  La  curiosité  est  alors  une  noble 
étude,  et  la  promptitude  des  yeux  à  voler  partout  en  sondant  les 
âmes,  qui  était  le  coup  d'oeil  de  la  cupidité  et  de  l'envie,  devient  le 
coup  d'œil  du  sage  jeté  sur  le  cœur  de  l'homme.  Ce  sage  est  le  mora- 
liste observateur  à  la  façon  de  La  Rochefoucauld  ou  de  La  Bruyère, 
de  Vauvenargues  ou  de  Duclos.  Ce  moraliste  n'est  pas  le  seul;  il  y 
en  a  un  autre  :  c'est  celui  qui  aspire  moins  à  observer  le  cœur  hu- 
main qu'à  le  diriger,  et  qui,  partant  d'un  centre  de  doctrines  soli- 
dement établies,  traite  les  grandes  questions  de  l'ordre  moral  et 
dogmatise.  Que  de  qualités  sont  nécessaires  pour  réussir  dans  les 
deux  genres I  Une  raison  droite,  une  pénétration  vive,  une  grande 
finesse  de  tact  qui  n'est  point  de  la  subtilité,  une  impartialité  qui 
sait  être  malicieuse,  une  modération  qui  sait  être  mordante,  sont 
absolument  indispensables  pour  empêcher  de  trébucher  et  de  tomber 
à  côté  de  la  hgne  qu'on  voulait  suivre.  Il  ne  faut  qu'un  bien  léger 
accident  dans  la  fusion  de  ces  qualités  pour  que  le  moraliste  obser- 
vateur tourne  à  la  satire,  et  pour  que  l'autre  tombe  dans  le  pédan- 
tisme.  Si  à  la  vue  d'un  mal,  au  lieu  d'être  calme  comme  un  médecin, 
on  s'emporte  comme  un  poète,  on  ne  manque  pas  de  pénétration, 
mais  où  est  l'impartialité?  Si,  au  lieu  d'enseigner  avec  bienveil- 
lance, on  prêche  avec  hauteur,  la  raison  peut  ne  pas  être  en  défaut, 
mais  où  est  le  tact,  où  est  la  modération?  Dans  le  premier  cas,  on 
est  un  écrivain  satirique,  et  dans  le  second  un  pédagogue;  dans  l'un 
ni  dans  l'autre,  on  n'est  un  moraliste. 

4. 


5S  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Est-ce  à  cause  de  ces  difficultés  réelles  que  les  femmes,  dont  la 
plume,  dans  les  siècles  précédens,  s'était  essayée  sur  tant  de  sujets, 
n'avaient  pas,  jusqu'à  notre  époque,  abordé  directement  la  morale 
proprement  dite?  Est-ce  la  crainte  de  ne  pas  réussir  qui  les  avait  rete- 
nues? Pourtant  elles  se  font  assez  volontiers  illusion  sur  leurs  chances 
de  succès,  et  elles  se  sont  souvent  livrées  à  des  tentatives  plus  dif- 
liciles  pour  elles  et  autrement  dangereuses.  Quoi  qu'il  en  soit,  ce 
n'est  que  depuis  un  demi-siècle  environ  que  les  femmes  ont  pris 
droit  de  bourgeoisie  dans  ce  royaume  de  la  morale,  dont  elles  avaient 
long-temps  côtoyé  les  frontières  sans  les  franchir  définitivement. 
C'est  récemment  qu'elles  se  sont  naturahsées  dans  ce  pays  fertile 
où  pourtant  bien  des  champs  sont  encore  incultes,  dans  ces  belles 
plaines  fécondes  où  plus  d'un  sillon,  ingrat  sous  la  main  de  l'homme, 
cultivé  de  leurs  mains,  peut  se  couvrir  d'une  riche  moisson.  Quel- 
quefois, il  est  vrai,  elles  avaient  fait  acte  de  présence  dans  ces  pa- 
rages, mais  sans  suite,  sans  ensemble,  au  hasard;  elles  y  étaient 
venues  en  touristes  et  non  en  colons,  et  ces  excursions  rapides,  sui- 
vies d'une  retraite  si  prompte,  n'annonçaient  point  des  projets  de 
conquête. 

Pour  réussir  en  toute  chose,  surtout  dans  les  œuvres  de  l'intelli- 
gence, il  faut  la  vocation.  —  La  vocation  est  à  l'esprit  humain  ce  que 
la  vapeur  est  à  la  locomotive,  c'est  la  force  motrice.  Prétendre  sup- 
pléer à  la  vocation  par  le  travail,  c'est  vouloir  se  passer  de  la  vapeur 
et  traîner  la  machine  à  force  de  bras.  Le  succès  ne  couronne  pas  de 
pareilles  tentatives;  la  fortune  n'aime  pas  cette  sorte  d'audace.  Lors- 
que les  femmes,  poussées  par  une  curiosité  trop  vive,  n'ont  pas  craint 
de  sejeter  à  travers  la  métaphysique  et  l'érudition,  et  ont  voulu 
lutter  corps  à  corps  avec  ces  redoutables  puissances,  qu' est-il  arrivé? 
Elles  ont  été  vaincues  presque  sans  combat,  et  comme  elles  avaient 
fait  violence  à  leur  nature,  qu'elles  avaient  changé  leur  robe  élégante 
contre  le  vieil  habit  de  docteur,  gênées  sous  ce  déguisement,  elles 
n'ont  pas  même  eu  la  consolation  de  tomber  avec  grâce.  Elles  ont 
été  plus  heureuses  dans  leurs  relations  avec  la  morale.  Il  est  vrai  que 
cette  province  de  la  littérature  leur  appartient  à  meilleur  droit  que 
les  autres. 

Le  rôle  qui  convient  le  mieux  aux  femmes  est  dans  la  famille.  Le 
foyer  domestique  est  leur  vraie  patrie;  la  vie  publique  est  pour  elles 
une  sorte  de  terre  étrangère.  C'est  dans  la  vie  privée  qu'elles  pos- 
sèdent tous  leurs  avantages.  Sur  ce  théâtre,  étroit  en  apparence, 
mais  vaste  en  réalité,  car  il  s'agrandit  toujours  en  proportion  des 


DES  FEMMES  MORALISTES.  53 

généreux  efforts,  se  développent  de  belles  intelligences  et  de  nobles 
cœurs.  Depuis  quand  le  travail,  pour  avoir  toute  sa  valeur,  a-t-il  be- 
soin d'être  applaudi?  Il  semble,  au  contraire,  qu'il  doit  doubler  de 
prix  lorsqu'il  est  obscur.  Ce  n'est  pas  que  le  foyer  domestique,  à 
notre  sens,  doive  se  transformer  en  une  prison  où  les  femmes,  quelles 
que  soient  leurs  aptitudes,  doivent  rester  éternellement  confinées. 
Qu'elles  en  sortent  toutes  les  fois  que  par  leurs  talens  elles  seront 
réellement  au-dessus  de  ce  rôle  de  la  famille,  et  qu'elles  pourront 
faire  briller  aux  yeux  de  tous  une  vraie  lumière  qui  ne  devait  pas 
rester  enfouie  sous  le  boisseau,  au  profit  de  quelques-uns.  Le  con- 
seil serait  sans  réticence,  si,  dans  ces  divers  talens  qui  peuvent 
échoir  aux  femmes,  il  n'en  était  de  périlleux,  et  qu'on  ne  souhai- 
terait pas  à  une  personne  aimée.  Ne  donnerait-on  pas  de  préférence 
h  une  mère,  à  une  épouse,  à  une  sœur,  le  talent  qui  peut  le  mieux 
s'exercer  de  la  part  de  la  femme  sans  usurpation  sur  le  rôle  de 
l'homme,  qui  ne  lui  impose  pas  d'étranges  habitudes,  et  ne  l'arrache 
pas  violemment  du  cercle  des  simples  vertus?  Ce  talent,  n'est-ce 
pas  celui  de  l'écrivain  moraliste,  soit  qu'il  s'exerce  dans  le  récit  où 
les  femmes  excellent ,  dans  ces  fines  analyses  des  sentimens  où  elles 
se  jouent  avec  tant  d'aisance  et  de  supériorité,  soit  qu'il  produise 
des  ouvrages  de  pure  morale?  Pour  écrire  ainsi,  la  femme  n'a  pas 
à  son  front  cette  auréole  qui  en  fait  un  être  exceptionnel,  ce  qui  a 
toujours  ses  inconvéniens;  ce  diadème  de  feu  qui  la  désigne  aux 
regards  de  tous,  et  l'isole  pourtant  :  la  palme  qu'elle  obtient  n'est 
qu'un  ornement,  une  parure  de  plus.  On  ne  suppose  pas  que  rien 
soit  changé  dans  son  existence;  ce  qu'elle  écrit  dans  ses  livres, 
elle  pourrait  le  dire  dans  son  salon;  elle  a  voulu  seulement  parler 
pour  un  grand  nombre;  elle  a  étendu  sa  conversation  et  agrandi  son 
auditoire;  elle  est  devenue  auteur,  sans  cesser  d'être  femme  du 
monde  et  mère  de  famille.  Qu'on  n'aille  pas  croire  après  cela  que 
le  roman  et  la  morale  proprement  dite  soient  sans  écueils  pour  les 
femmes  :  qu'elles  oubhent  la  mesure,  et  pendant  que  l'une  s'essaiera 
follement  au  rôle  de  Sapho,  l'autre  tombera  au  rang  d'une  maîtresse 
d'école. 

Dans  les  siècles  précédens,  ce  n'est  que  par  voie  indirecte,  nous 
l'avons  déjà  dit,  que  les  femmes  ont  été  moralistes;  elles  l'ont  été 
dans  leurs  romans,  dans  leurs  lettres,  dans  leurs  mémoires,  et  par 
un  bon  nombre  de  ces  ouvrages,  en  dehors  du  genre,  mais  qui  s'en 
rapprochent  pourtant,  elles  ont  montré  qu'elles  étaient  capables  d'ap- 
profondir la  vie,  et  d'en  parler  savamment  et  à  leur  aise.  En  remon- 


Si  REVUB  DES  DEUX  MONDES. 

tant  un  peu  haut,  ne  trouvons-nous  pas  les  deux  Marguerite  de  Va- 
lois, qui  possédaient  à  un  degré  assez  supérieur,  ce  nous  semble ,  le 
don  de  voir  les  choses  d'un  œil  sûr  à  travers  les  voiles?  Au  siècle 
suivant,  n'est-il  pas  une  femme  qu'il  suffit  de  nommer  pour  désigner 
le  plus  agréable  mélange  de  l'observation  judicieuse  et  de  la  bonne 
moquerie?  M'"*  de  Sévigné  n'est-elle  pas  là?  Serait-elle  absente,  ce 
qu'à  Dieu  ne  plaise,  nous  ne  serions  pas  à  court  d'exemples.  Ce 
xvir  siècle,  où  la  société  se  forme  et  se  développe  d'une  manière  si 
admirable,  nous  offre  chez  les  femmes  une  tendance  manifeste  à 
moraliser,  qui,  pour  ne  pas  s'être  traduite  en  œuvres  spéciales,  n'est 
pas  moins  facile  à  constater.  Autour  de  Laroche  fou  cauld,  ne  voyons- 
nous  pas  un  groupe  de  femmes  spirituelles  et  sensées,  parmi  les- 
quelles M""^  de  Sablé  et  M™*'  de  La  Fayette ,  qui  moralisent  à  plaisir, 
et  jouent,  pour  ainsi  dire,  aux  maximes?  La  Bruyère  était  venu,  et 
son  livre,  qui,  selon  le  mot  de  M.  de  Malézieu,  devait  lui  attirer  tant 
de  lecteurs  et  tant  d'ennemis,  avait  sa  place  marquée  sur  la  table  de 
toilette  des  grandes  dames,  qui  le  lisaient  avec  une  sorte  de  passion, 
et  dont  quelques-unes  se  firent  peindre  un  La  Bruyère  à  la  main. 
N'oublions  pas  les  portraits  de  M"^  Scudéry,  ni  les  Stances  morales 
dfe  M""®  Deshoulières.  La  vocation  des  femmes,  comme  moralistes, 
perçait  alors  de  toutes  parts.  Il  est  cependant  une  époque  avant  la 
nôtre,  où  cette  tendance  des  esprits  féminins  fut  plus  éclatante  en- 
core :  c'est  le  xviir  siècle,  le  siècle  de  la  société  par  excellence,  où 
la  conversation,  qui  est  l'école  des  moralistes,  atteignit  au  sommet 
de  l'art,  d'où  elle  est  redescendue.  Jamais  les  femmes  n'avaient  dé- 
ployé un  tel  esprit  d'observation,  de  finesse  et  d'à-propos,  et  il  fau- 
drait les  admirer  sans  réserve,  toutes  ces  grandes  dames,  qui  pos- 
sédaient si  bien  la  justesse  du  coup  d'œil,  la  verve  de  la  raillerie, 
l'originalité  brillante  de  l'expression,  s'il  ne  fallait  blâmer  cette  lé- 
gèreté de  mœurs  qui  s'affichait  sans  scrupule,  cet  épicuréisme  dont 
on  faisait  parade ,  et  qui  se  résume  assez  bien  par  ce  mot  de  M ■"•  de 
Lambert  à  son  fils  :  «  Mon  enfant,  ne  faites  jamais  de  folies,  excepté 
-(juand  elles  vous  feront  grand  plaisir.  y>  Quel  dommage  pourtant  qu*il 
ne  reste  rien  de  ces  conversations  si  animées  et  si  entraînantes  où 
brillaient  les  plus  beaux  noms  de  France,  M"*^  la  maréchale  de 
Luxembourg,  M"*  la  princesse  d'Hénin,  M""^  la  princesse  de  Beauvau, 
M"'"  de  Bouillon  !  Quel  dommage  que  tant  d'éloquence  parlée  s'éva- 
nouisse, quand  il  reste  tant  de  pauvretés  écrites!  Ceci  ne  s'applique 
pas  aux  échantillons  écrits  en  matière  de  morale  que  des  femmes  du 
xviii*  siècle  nous  ont  laissés,  et  qui  sont  remarquables  à  plus  d'un  titre. 


DES  FEMMES  MORALISTES.  55 

Ici  encore,  comme  dans  le  xvir  siècle ,  il  faut ,  pour  trouver  ce  que 
l'on  cherche,  glaner  un  peu  partout,  à  travers  champs.  A  part  M'"*^  du 
Châtelet,  qui  a  écrit  un  véritable  traité  sur  le  bonheur,  c'est  dans 
leurs  romans,  leurs  correspondances  et  leurs  mémoires,  comme  nous 
disions,  qu'il  faut  surprendre  l'écrivain  moraliste.  Heureusement,  on 
ne  tombe  pas  à  faux,  en  s'adressant  à  M'^^  de  Launay,  M"^  de  l'Espi- 
nasse,  voire  M'"''  de  Tencin,  en  allant  jusqu'à  M'"**  de  Charrière  et 
M""^  de  Souza.  —  Ah!  quel  livre  de  morale  on  ferait,  si  on  voulait  re- 
cueillir toutes  les  observations  dont  les  femmes,  armées  d'une  péné- 
trante finesse,  ont  semé  leurs  ouvrages,  et  si  on  pouvait  les  retrouver 
et  les  faire  revivre ,  ces  traits  éloquens  et  fins ,  dus  au  génie  de  la 
conversation!  En  adoucissant,  par  le  bon  sens  exquis  du  choix,  la 
sévérité  un  peu  froide  du  xvii^  siècle,  et  en  épurant  l'épicuréisme 
trop  facile  du  xvm%  quel  chef-d'œuvre  on  composerait!  quel  livre 
aimable  et  profond!  quel  vrai  trésor!  De  l'étude  de  ces  divers  mor- 
ceaux, il  ressortirait,  n'omettons  pas  de  le  dire,  que  jusqu'à  notre 
époque  les  femmes,  quand  elles  ont  touché  à  la  morale,  ont  été  des 
moralistes  observateurs,  tandis  que  de  notre  temps  elles  se  rangent 
surtout  dans  la  classe  des  moralistes  qui  enseignent.  Cette  différence 
n'est  pas  insignifiante  et  de  pur  hasard  ;  cela  prouve  qu'avant  la  ré- 
volution, les  femmes  étaient  simples  spectatrices,  tandis  que  de  nos 
jours  elles  se  mêlent  à  l'action;  elles  se  contentaient  autrefois  de 
causer  le  plus  spirituellement  possible  dans  le  coupé  de  la  diligence, 
qu'elles  veulent  conduire  aujourd'hui. 

Les  femmes ,  avant  notre  époque ,  ont  donc  été  moralistes  en  gé- 
néral, sans  qu'aucune  d'elles  puisse  revendiquer  ce  titre  en  parti- 
culier; c'est  un  héritage  commun,  une  propriété  indivise.  Cela  établi, 
voyons  si  les  femmes  qui,  plus  près  de  nous,  ont  brigué  ouvertement 
ce  titre  pour  leur  compte,  l'ont  mérité  sérieusement.  Est-ce  M"'^  de 
Genlis  qui  mérite  ce  titre  de  moraliste?  Si  les  gros  bataillons  de 
livres  avaient  le  même  privilège  que  les  gros  bataillons  de  soldats, 
du  côté  desquels  la  victoire  aime  à  se  placer,  peu  d'écrivains  l'em- 
porteraient sur  M'"^  de  Genlis  :  elle  pourrait  se  mesurer  avec  Vol- 
taire sans  trop  de  désavantage.  Mais  cela  n'arrive  pas  ainsi,  et  c'est 
merveille  de  voir  comme  un  auteur  survit  avec  un  petit  volume,  et 
comme  mille  autres  sont  à  jamais  ensevelis  sous  la  haute  montagne 
de  leurs  ouvrages.  Le  nombre  des  écrits  de  M'"^  de  Genlis  est  im- 
mense. Pour  les  feuilleter  seulement,  il  faudrait  un  temps  et  une 
patience  que  nous  n'avons  pas.  Disons  vite  que  l'oubli  qui  enveloppe 
déjà  toutes  ces  productions  décolorées  et  sans  saveur  n'est  que  le  juste 


56  RE  Y  DE  DES  DEUX  MONDES. 

châtiment  de  l'exorbitante  fécondité  de  l'écrivain.  A  part  Mademoi- 
selle de  Clermontj  qui,  dans  la  longue  série  des  échecs  littéraires  de 
M"*  de  Genlis,  est  un  vrai  coup  de  partie,  et  qui  vient  se  placer  avec 
naturel  et  charme  non  loin  des  romans  de  M™«  de  Lafayette,  rien  dans 
cette  bibliothèque  due  à  une  seule  plume  n'est  destiné  à  survivre, 
pas  même  Mademoiselle  de  La  VallièrCj  malgré  tout  l'intérêt  répandu 
dans  ce  roman  et  dans  quelques  autres  de  l'auteur,  qui,  sous  tous  les 
rapports,  valent  bien  des  romans  à  grands  succès  de  ce  temps-ci.  Les 
ouvrages  de  M°"  de  Genlis  déjà  frappés  du  coup  qui  attend  inévita- 
blement  les  autres  sont  précisément  ceux  auxquels  l'auteur  attri- 
buait le  plus  d'importance,  entre  autres  son  livre  de  VInfluence  des 
Femmes  sur  la  littérature  française.  La  postérité,  qui  est  déjà  venue, 
a  raison.  Que  penser  en  effet  de  l'esprit  critique  d'un  écrivain  qui 
refuse  du  talent  à  M*"*  de  Staël  et  à  Fénelon?  A  la  rigueur,  chez  une 
organisation  féminine  aux  impressions  très  vives,  ces  jugemens,  tant 
ils  sont  ridiculement  exagérés,  pourraient  passer  pour  des  caprices, 
et  n'impliqueraient  pas  une  absence  totale  de  goût  littéraire  et  de 
profondeur,  si  le  reste  du  livre  ne  venait  confirmer  amplement  la 
première  impression.  On  pourrait  encore  être  indulgent  pour  les 
prétentions  de  M""^  de  Genlis  à  la  critique  (où  sont  les  femmes  qui  y 
ont  excellé?),  si  elle  relevait  son  talent  par  la  peinture  vraie  des 
mœurs  et  l'étude  quelque  peu  profonde  de  l'ame.  Mais  non,  et  l'on 
s'étonne  qu'une  femme  d'esprit,  jetée  au  milieu  de  la  plus  grande 
société  dès  sa  première  jeunesse,  et  qui  y  a  mené  une  si  longue 
carrière,  soit  restée  un  observateur  si  superficiel,  et  n'ait  jamais  vu 
les  passions  humaines  qu'à  la  surface?  On  a  dit  que  sa  vanité  y  était 
pour  beaucoup,  et  que  ses  ridicules  prétentions  aristocratiques,  ne 
lui  laissant  voir  le  monde  qu'à  travers  le  prisme  des  préjugés,  et  lui 
faisant  croire  que  tout  l'univers  était  dans  un  salon  à  la  Louis  XV, 
l'avaient  empêchée  de  voir  le  fond  des  cœurs  et  le  fond  des  choses. 
La  vanité,  pas  plus  que  le  temps,  ne  fait  rien  à  l'affaire,  et  Saint- 
Simon,  autrement  imbu  que  M"'^  de  Genlis  des  préjugés  aristocra- 
tiques, était  un  terrible  observateur.  C'est  une  erreur  sans  doute 
de  croire  que  tout  l'univers  est  dans  un  salon  à  la  Louis  XIV  ou  à 
la  Louis  XV;  cependant  si  tout  l'univers  n'est  pas  là,  il  faut  avouer 
qu'il  y  a  beaucoup  de  monde,  et  que  l'on  peut  encore,  dans  cet 
espace  étroit,  faire  de  grandes  découvertes,  pourvu  qu'on  soit  doué 
du  vrai  talent  d'observation,  que  n'avait  pas  M'"*  de  Genlis.  Ses 
peintures  du  monde  manquent  donc  d'originalité;  où  elle  a  été 
faible  surtout,  où  elle  a  montré  peu  de  portée,  c'est  lorsqu'elle  a 


DES  FEMMES  MORALISTES.  57 

voulu  s'occuper  de  religion  et  de  morale.  Croyez  aux  éloges  épisto- 
laires  !  Vers  1787,  M'"*  de  Genlis  recevait  les  lignes  suivantes  :  «  Pré- 
dicateur aussi  persuasif  qu'éloquent,  lorsque  vous  présentez  la  religion 
et  toutes  les  vertus  avec  le  style  de  Fénelon  et  la  majesté  des  livres 
inspirés  par  Dieu  môme,  vous  êtes  un  ange  de  lumière.  »  C'est  Buffon 
qui,  ayant  mis  ses  plus  belles  manchettes,  lui  écrivait  cela.  Eh  bien! 
non;  malgré  Buffon,  M"«  de  Genlis,  quand  elle  présente  la  religion 
et  la  morale,  n'est  pas  un  ange  de  lumière;  elle  ne  mérite  pas  même 
le  nom  de  morahste.  Au  vrai,  c'est  une  gouvernante  qui  a  deux  titres 
pour  sa  mémoire,  un  joli  livre  qu'elle  a  fait,  et  un  illustre  élève  qui 
s'est  fait  lui-même. 

M""'  Campan  a-t-elle  plus  de  droit  au  titre  que  nous  refusons  à 
M"'"  de  GenHs?  Si  l'intention  en  httérature  était  réputée  pour  le 
fait,  oui  sans  doute;  mais  la  bonne  intention  et  le  talent  ne  doivent 
jamais  se  séparer  et  ne  peuvent  bien  faire  qu'en  se  prêtant  un  mutuel 
appui.  C'est  l'histoire  du  paralytique  et  de  l'aveugle.  Quand  la  bonne 
intention  ne  l'éclairé  pas,  le  talent  fait  fausse  route;  et  sans  le  talent, 
la  bonne  intention,  paralytique,  ne  peut  avancer  d'un  pas.  —  Dans 
le  livre  sur  \ Éducation  des  FemmeSj  qui  est  la  production  principale 
de  M'"*'  Campan,  on  a  beau  chercher  la  profondeur  des  vues,  l'éclat 
ou  le  charme  du  style,  on  ne  trouve  que  des  pensées  connues  et  un 
style  effacé.  On  cherche  une  moraliste,  et  l'on  ne  trouve  qu'une  in- 
stitutrice. Il  reste  un  mot  de  M™^  Campan  :  «  Créer  des  mères,  a-t-elle 
dit,  voilà  toute  l'éducation  des  femmes.  »  Aux  époques  même  les 
plus  faciles  pour  la  renommée,  un  mot  n'est  pas  un  titre  suffisant 
pour  la  gloire  littéraire.  M""^  Campan  est  encore  inférieure  à  M"'^  de 
Genlis,  et  ni  l'une  ni  l'autre  n'ont  eu  en  partage  le  vrai  talent  de 
l'écrivain  et  du  penseur.  —  Le  pavillon  de  Belle-Chasse  et  Écouen 
étaient  vraiment  trop  loin  de  Coppet. 

Parmi  les  ouvrages  de  morale  dus  à  des  plumes  de  femmes,  il  n'y 
a  de  réellement  sérieux  et  de  durable  que  ceux  de  M™*"  Guizot,  de 
M""^  de  Rémusat  et  de  M""^  Necker  de  Saussure.  C'est  M'"''  Guizot  qui 
a  fondé,  si  l'on  peut  s'exprimer  ainsi,  la  dynastie  des  femmes  mora- 
listes. Son  portrait  et  celui  de  JVP"^  de  Rémusat  ont  été  dans  ce  re- 
cueil tracés  trop  finement  dans  toutes  leurs  nuances  pour  qu'il  soit 
permis  d'y  revenir.  Si  le  portrait  de  M""*'  de  Saussure  n'est  pas  fait 
encore,  il  vaut  la  peine  d'être  tracé  à  part,  et  il  le  sera  sans  doute 
par  cet  ingénieux  critique  qui,  sous  l'esprit  de  l'auteur,  sait  si  bien 
trouver  lame  de  l'homme. 

Puisque  le  talent  des  trois  écrivains  est  hors  de  cause,  contentons- 


5ft  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

n  )us  de  parler  de  ce  qui,  dans  notre  époque,  distingue  admirable  - 
ment  ces  trois  intelligences  d'élite,  c'est-à-dire  de  leur  amour  pro- 
fond du  devoir  et  de  l'ardeur  réfléchie  avec  laquelle  elles  ont  marché, 
chacune  dans  sa  voie,  vers  le  même  point  lumineux.  Elles  ont  aimé 
et  voulu  faire  aimer  le  devoir!  Elles  n'avaient  donc  pas  connu  la 
vie?  elles  n'avaient  pas  souffert?  sans  doute  elles  avaient  vécu  toujours 
dans  l'heureuse  ignorance  des  sacrifices  imposés  à  la  femme?  Tout 
leur  avait  souri?  Tenues  dans  des  temps  paisibles,  où  les  règles  du 
devoir  étaient  d'inébranlables  colonnes  placées  de  distance  en  dis- 
tance sur  la  route,  et  indiquant  si  clairement  le  chemin,  qu'il  était 
impossible  de  s'égarer,  elles  n'avaient  eu  que  la  peine  de  regarder 
autour  d'elles  et  de  marcher?  —  Au  calme  du  langage,  à  la  sérénité 
de  la  pensée,  on  serait  tenté  de  le  croire.  Il  n'en  est  rien  pourtant. 
Ce  n'est  pas  l'expérience  amère  de  la  vie,  ce  ne  sont  pas  les  épreuves 
douloureuses  qui  leur  ont  manqué ,  et  elles  ont  traversé  des  temps 
plus  dirticiles  que  le  nôtre,  des  temps  où  toutes  les  notions  du  vrai 
et  du  juste  étaient  altérées  et  méconnues.  Ces  règles  salutaires, 
qu'elles  ont  soutenues  avec  une  conviction  éloquente,  ce  n'est  donc 
pas  partout  autour  d'elles  qu'elles  les  ont  trouvées,  c'est  dans  leur 
cœur.  Tout  en  s'efforçant  d'améliorer  la  société  actuelle,  principale- 
ment sous  le  rapport  de  la  condition  des  femmes,  tout  en  étudiant 
les  défauts  de  l'ordre  social  et  en  les  signalant  sans  crainte,  en  pré- 
parant l'avenir,  elles  acceptaient  le  présent,  et  il  est  consolant  et  beau 
de  voir  d'aussi  belles  intelligences  dévouées  ardemment  au  progrès 
et  au  devoir.  M™«  Guizot,  M'"«  de  Rémusat,  M"^  Necker  de  Saussure, 
font  honneur  à  notre  siècle  et  à  leur  sexe,  et  dédommagent  des 
grands  scandales  dont  nous  avons  été  témoins. 

La  révolution  de  1830  fit  surgir  une  légion  d'amazones  qui  arbo- 
rèrent le  drapeau  de  l'indépendance  absolue,  et  se  précipitèrent 
dans  la  mêlée  en  criant  :  Émancipation!  Ce  ne  fut  point  un  de  ces 
caprices  éphémères  du  lendemain  des  révolutions,  une  de  ces  mille 
idées  extravagantes  qui  sont  comme  une  poussière  que  soulèvent  en 
passant  les  crises  sociales,  qui  tourbillonne  un  moment  et  retombe 
aussitôt.  La  fièvre  qui  s'empara  d'un  si  grand  nombre  de  cerveaux 
féminins  fut  longue;  elle  dura  près  de  dix  ans,  et  n'a  pas  encore 
complètement  disparu,  bien  qu'il  ne  reste  plus  de  l'armée  en  dé- 
route qu'un  peu  d'arrière-garde,  qui  pousse  encore  de  loin  en  loin 
son  malheureux  cri  de  guerre,  au  milieu  de  l'indifférence  générale, 
et  (jui  n'excite  plus  même  assez  d'attention  pour  obtenir  un  petit 
succès  de  mépris  et  de  colère. 


DES  FEMMES  MORALISTES.  59 

Ce  sont  les  doctrines  saint-simoniennes  d'abord  et  plus  tard  celles 
de  Fourier  qui  furent  l'arsenal  où  les  imaginations  féminines  en  ré- 
volte trouvèrent  des  armes  contre  cette  société  dont  le  despotisme, 
si  dur  et  si  vigilant,  ne  songeait  même  pas  h  réprimer  leurs  folies. 
Ce  fut  vraiment  un  triste  spectacle.  Que  de  femmes,  oubliant  leur 
caractère  et  dédaignant  ce  foyer  domestique  où  les  appelaient  tant 
de  devoirs,  si  doux  quand  on  sait  les  remplir,  firent  irruption  sur  h 
place  publique,  déclamant,  au  nom  de  la  morale,  contre  la  morale, 
attaquant  sans  pudeur  les  choses  les  plus  saintes,  et  enivrées  d'un 
esprit  de  destruction  si  forcené,  qu'il  avait  pris  dans  leur  cœur  la 
place  de  tous  les  autres  sentimens!  Ce  n'étaient  plus  des  épouses, 
des  filles,  des  mères.  De  la  femme,  elles  n'avaient  conservé  que 
l'habit,  et  avaient  tout  perdu,  jusqu'à  l'élégance  des  manières,  qui 
avait  suivi  la  grâce  de  l'esprit  et  du  langage.  On  voudrait  être  indul- 
gent qu'il  serait  impossible  de  l'être,  car  rien  dans  leurs  défauts 
n'avait  ce  côté  séduisant  qui  quelquefois  les  atténue.  Ce  n'étaient 
pas  même  leurs  défauts,  c'étaient  ceux  d'un  autre  sexe  dont  elles 
s'étaient  emparées  en  les  exagérant.  Nous  ouvrons  au  hasard  un  des 
livres  publiés  dans  cette  période  de  vertige,  et  nous  tombons  sur  la 
phrase  suivante  :  «  Pour  atteindre  l'égalité  et  la  vertu,  il  y  avait  deux 
idoles  à  renverser,  la  naissance  et  la  chasteté!  Non  que  la  naissance 
et  la  chasteté  ne  soient  belles  en  elles-mêmes;  mais  ces  mérites 
prennent  leur  rang,  cessent  d'être  la  loi  suprême,  et  ne  sont  plus 
indispensables,  l'un  à  l'homme,  l'autre  à  la  femme.  Toute  femme 
supérieure  a  des  passions  plus  ou  moins  fortes,  et,  à  moins  de  cir- 
constances admirablement  heureuses,  manque  toujours  à  cette  vertu 
départie  plutôt  à  la  faiblesse  et  à  la  timidité.  »  C'est  une  des  plumes 
les  plus  élégantes  et  les  plus  modérées  de  la  secte  qui  a  écrit  ces 
paroles;  qu'on  juge  du  reste.  Ces  femmes  s'étaient  érigées  en  tri- 
buns, elles  prêchaient  la  révolte  contre  toutes  les  lois  établies,  pro- 
diguaient l'insulte  à  pleines  mains,  et  écrivaient  comme  si  elles 
eussent  parlé  sur  la  borne  de  la  rue.  Elles  s'étaient  faites  les  prê- 
tresses insensées  d'un  culte  anarchique ,  et  elles  ont  été ,  qu'on  me 
permette  l'expression,  les  tricoteuses  de  la  révolution  de  1830. 

Le  mariage  est  la  pierre  d'achoppement  dans  ce  siècle.  Il  fut  prin- 
cipalement le  but  des  attaques  violentes  de  ces  étranges  moralistes. 
De  tous  leurs  livres  sur  ce  sujet,  il  ressort  clairement  une  chose  : 
c'est  que,  dans  la  vie  de  la  femme,  elles  ne  voyaient  que  l'amour. 
Toutefois,  dans  leurs  divagations,  elles  ont  oubhé  un  point,  c'était  de 
décréter  l'éternité  de  la  jeunesse.  Le  but  de  leur  mission,  c'étaient 


^  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

donc  l'apothéose  de  l'amour  et  la  destruction  du  mariage.  Pour  tout 
dire,  cette  levée  de  boucliers  contre  le  mariage  n'était  qu'une  insur- 
rection de  griefs  personnels.  Ces  femmes  confondirent  la  cause  de 
tout  leur  sexe  avec  leurs  infortunes  particulières,  et,  de  bonne  foi 
peut-être,  elles  prirent  dans  le  mariage,  pour  l'institution  même,  ce 
qui  n'était  que  des  accidens  malheureux.  La  colère  était  leur  muse, 
et  elles  étaient  comme  des  soldats  qui ,  après  avoir  essuyé  le  feu 
meurtrier  d'une  citadelle,  montent  furieux  à  l'assaut,  moins  pour 
remporter  une  victoire  que  pour  se  venger.  L'assaut  fut  livré,  et  l'on 
vit,  dans  la  chaleur  du  combat,  briller  à  plusieurs  reprises  le  dra- 
peau d'une  Clorinde  que  les  prudens  conseils  ne  pouvaient  toujours 
contenir,  et  qui  osait  se  compromettre  en  de  telles  luttes.  Chez  elle, 
du  moins,  l'éclat  de  l'action  pouvait  en  sauver  l'inconvenance,  et  il 
y  aurait  amnistie  pour  ses  témérités,  si  depuis  elle  avait  su  prendre 
sa  revanche  en  vraie  Clorinde  de  la  poésie  et  de  l'éloquence,  au  lieu 
d'égarer  ses  coups  et  de  se  perdre  dans  une  obscure  mêlée. 
Qu'arrivera-t-il  maintenant?  Gallus  disait  il  y  a  bien  des  siècles  : 

Feminse  natura  varium  et  mutabile  semper; 
Diligat  ambiguum  est,  oderit  anne  magis; 

Nil  adeo  médium 

Et  tantum  constans  in  levitate  suâ  est. 

Si  Gallus  disait  vrai,  s'il  n'était  exagéré  comme  tous  les  poètes,  nous 
serions  à  la  veille  d'un  mouvement  qui  ressemblerait  à  une  réaction. 
ISil  adeo  médium;  du  dévergondage,  nous  tomberions  dans  le  pédan- 
tisme.  On  deviendrait  précieuse  et  collet-monté,  et  de  tous  côtés 
on  ne  verrait  que  femmes  s'emparant,  comme  de  leur  bien  légi- 
time, des  plus  hautes  questions  de  la  religion  et  de  la  philosophie, 
écrivant  de  volumineux  traités  et  vivant  dans  le  commerce  intime 
des  anciens  philosophes,  des  pères  de  l'église,  des  théologiens;  nous 
serions  entourés  de  savantes,  en  un  mot,  qui,  pour  l'amour  du  grec, 
pourraient  encore  se  compromettre,  et  qui  feraient  refleurir  des 
travers  que  nous  leur  pardonnerions  volontiers,  s'ils  devaient  res- 
susciter Molière.  Cette  réaction  est  imaginaire  sans  doute;  cepen- 
dant aujourd'hui  même  n'avons-nous  pas  à  nous  occuper  d'un  livre 
qui,  s'il  n'est  pas  l'œuvre  d'une  savante,  Qst  l'œuvre  d'une  puritaine, 
et  qui  autoriserait  le  poète,  je  le  crains  bien,  à  répéter  en  souriant  : 
ISil  adeo  médium?  Ce  livre,  remarquable  à  beaucoup  d'égards,  a 
attiré  l'altention  des  esprits  sérieux,  et  appelle  de  notre  part  une  ap- 


DES  FE3IMES  MORALISTES.  61 

préciation  qu'il  sera  permis  de  trouver  sévère,  pourvu  que  l'on  n'ou- 
blie pas  que  la  sévérité  est  du  respect  envers  le  talent. 

C'est  le  mariage  qui  a  fourni  à  M'"^  Agénor  de  Gasparin  le  sujet 
d'un  livre  qui  est  aux  antipodes  des  ouvrages  sur  la  même  matière 
dont  nous  parlions  tout  à  l'heure,  et  qui  de  la  licence  effrénée  nous 
fait  passer  au  rigorisme.  L'union  conjugale  n'a  été  établie,  selon 
M'"^  de  Gasparin,  que  pour  la  sanctification  de  l'humanité;  mais 
l'idée  primitive  s'est,  de  nos  jours,  si  corrompue,  que  pour  rentrer 
dans  les  voies  de  Dieu ,  le  mariage  doit  être  absolument  régénéré. 
C'est  la  mission  que  s'est  donnée  l'auteur  du  Mariage  au  point  de 
vue  chrétien,  mission  qu'elle  a  acceptée  héroïquement  dans  toutes 
ses  conséquences,  et  qu'elle  a  remplie  avec  une  ardeur  de  prosély- 
tisme qui  pourrait  prendre  un  autre  nom,  et  qu'on  ne  croyait  plus 
de  notre  temps.  Le  mariage,  tel  qu'il  est,  n'a  pas  trouvé  de  plus  vio- 
lent adversaire,  ni  le  mariage,  tel  qu'elle  le  conçoit,  de  plus  fougueux 
apôtre.  Elle  pousse  si  loin  ce  zèle,  que  dans  sa  colère  contre  le  ma- 
riage actuel  il  nous  semble  qu'elle  le  calomnie,  et  que  dans  son  en- 
thousiasme pour  l'union  conjugale  qu'elle  désire,  il  nous  semble 
qu'elle  crée  un  idéal  qu'il  n'est  donné  à  personne  d'atteindre.  Elle 
commence  par  une  satire  et  finit  par  un  rêve. 

M"'*'  de  Gasparin  veut  régénérer  le  mariage  par  la  loi  chrétienne; 
mais  elle  enlève  au  christianisme  son  véritable  élément,  la  douceur, 
et  en  fait  une  sorte  de  loi  terrible  qu'elle  préconise  dans  toute  sa 
rigueur,  en  s'attachant  beaucoup  plus  à  prouver  qu'à  persuader,  et  à 
convaincre  qu'à  émouvoir.  Dès  le  début,  on  s'aperçoit  que  le  livre 
de  M""^  de  Gasparin  se  rattache  au  mouvement  religieux  qui  agite  la 
Suisse  française  depuis  quelques  années,  et  qui  s'est  donné  le  nom  de 
réveil  évangélique.  Certes,  rien  ne  serait  plus  louable  que  de  chercher 
à  réveiller  le  sentiment  religieux  au  cœur  de  l'homme,  si  les  plus 
légitimes  mouvemens  d'idées  ne  tournaient  à  mal  quand  l'exagéra- 
tion se  met  de  la  partie.  Or,  il  n'est  pas  rare  de  voir  de  jeunes  mi- 
nistres, animés  d'un  zèle  peu  raisonnable  et  à  peine  arrivés  dans  un 
pays  avec  charge  d'ames,  s'élever  avec  colère  contre  des  usages  in- 
nocens  qu'ils  considèrent  comme  des  relâchemens  infâmes,  et  vou- 
loir tout  faire  plier  sous  leur  puritanisme  inflexible.  Le  prédicant  le 
plus  dur  est  toujours  suivi,  dit  quelque  part  Voltaire.  Quelques 
femmes  écoutent  le  jeune  ministre,  des  enfans  aussi.  Les  hommes 
résistent  et  murmurent  d'abord;  ils  espèrent  cependant  que  la  fougue 
du  jeune  pasteur  se  refroidira,  et  dans  cet  espoir  ils  attendent.  Ils 


6i  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

attendent  en  vain,  car  l'ardeur  du  prédicant  croît  chaque  jour.  Alors 
les  querelles  d'intérieur  commencent  dans  les  familles;  les  hommes 
veulent  empêcher  les  femmes  d'aller  au  prêche;  comme  on  pense, 
les  femmes  ne  cèdent  pas  facilement,  et  voilà  une  source  conti- 
nuelle de  désordres  sous  le  toit  conjugal.  Mais  cet  état  de  choses  a 
un  terme.  Un  jour,  les  hommes  se  soulèvent,  le  presbytère  est  en- 
touré, on  lance  des  pierres;  le  pasteur  s'enfuit  en  vrai  martyr,  et  le 
réveil  flnit  par  une  émeute. 

Le  Hvre  de  M'"^  de  Gasparin  est  empreint  de  la  couleur  la  plus 
exagérée  du  réveil,  et  dans  toutes  les  questions  qu'il  traite,  il  apporte 
une  inflexibilité  absolue  de  doctrines.  Le  rigorisme  éclate  à  chaque 
page,  et,  quoique  l'auteur  consente  à  le  voiler  quelquefois  pour  faire 
quelques  concessions  à  l'esprit  du  siècle,  on  le  sent,  on  le  respire 
partout,  et  on  est  peu  surpris  lorsque  M*''*'  de  Gasparin  laisse  échapper 
cette  exclamation  :  ce  Plût  à  Dieu  que  la  femme  restât  éternellement 
étrangère  au  monde!  »  Ce  qui  équivaut  à  faire  des  vœux  pour  que 
toutes  les  femmes  vivent  en  recluses.  Si  les  caprices  passionnés  de 
M'^'^de  Gasparin  devenaient  des  lois,  la  société  ressemblerait  bientôt 
à  un  couvent,  car  une  femme,  dit-elle,  est  à  moitié  perdue  lors- 
qu'elle a  ri  à  une  comédie  de  Molière,  ou  qu'elle  n'a  pas  pleuré  d'in- 
dignation en  assistant  à  un  ballet.  On  croirait  que  ces  emportemens 
de  puritanisme  sont  d'un  autre  âge,  et  datent  de  ces  jours  où  tout 
instrument  de  musique  était  interdit  à  Genève,  si  l'on  ne  savait  qu'ils 
sont  dus  à  l'intolérance  de  la  jeunesse.  Pour  les  esprits  bien  faits,  la 
vie  est  une  école  d'indulgence,  et  si  M""«  de  Gasparin  n'avait  pas 
écrit  son  hvre,  elle  ne  l'écrirait  pas  dans  quelques  années.  Qui  sait 
d'ailleurs?  Chez  certaines  âmes ,  le  rigorisme  est  un  déguisement  de 
la  tendresse,  et  si  la  critique  pouvait  pénétrer  dans  l'intérieur  de  la 
conscience,  elle  serait  peut-être  désarmée;  malheureusement  elle 
ne  juge  que  les  résultats. 

L'auteur  du  Mariage  au  point  de  vue  chrétien  a  traité  son  sujet 
dans  toute  son  étendue,  et  n'a  pas  voulu  laisser  un  seul  point  de 
l'union  conjugale  qu'elle  n'explorût  avec  une  attention  scrupuleuse, 
et  qu'elle  n'essayât  de  régénérer.  Il  nous  est  impossible  de  suivre 
M"""  de  Gasparin  à  travers  toutes  ses  utopies  méthodistes;  mais  que 
penser,  par  exemple,  de  ce  qu'elle  entend  par  amour  et  intimité  dans 
le  mariage?  Que  penser  du  terrible  ordre  du  jour  conjugal  auquel  il 
faut  se  soumettre  ponctuellement,  tout  irréalisable  qu'il  soit,  sous 
peine  d'être  des  cœurs  corrompus  et  dégradés?  L'amour  est  la  base 


DES  FEMMES  MORALISTES.  63 

fondamentale  de  l'union,  et  cet  amour  est  si  grand,  si  pur,  disons  le 
mot,  si  divin ,  qu'il  établit  entre  les  époux  une  intimité  parfaite,  cé- 
leste. Cela  est  vraiment  beau!  Il  n'y  a  qu'une  difficulté  :  où  sont  les 
cœurs  capables  de  ressentir  un  pareil  amour?  Et  s'il  y  en  a  peu,  ou 
s'il  n'y  en  a  pas  même  chez  lesquels  un  semblable  amour  puisse  sub- 
sister long-temps  sans  altération,  que  devient  la  pierre  angulaire 
du  mariage?  Que  devient  le  mariage  lui-même?  En  présence  de  tels 
obstacles,  l'auteur  devrait  logiquement  pencher  pour  le  célibat.  Eh 
bien  !  non;  le  célibat  n'a  pas  de  plus  violente  ennemie.  Comment  cela 
peut-il  se  concilier? 

Quoi  de  plus  doux  que  l'intimité  dans  le  mariage?  Deux  cœurs  bien 
nés  qui  sont  remplis  d'affection  et  d'estime  l'un  pour  l'autre  trou- 
vent des  trésors  de  bonheur  dans  cette  intimité  qui  grandit  chaque 
jour  à  mesure  qu'on  se  connaît  davantage.  L'intimité  ne  doit-elle 
pas  être  un  besoin  du  cœur  plutôt  qu'un  article  du  contrat,  et  ne  faut- 
il  pas  qu'elle  s'étende  en  proportion  de  la  tendresse?  Toute  intimité 
entre  époux  est  relative,  et  cependant  M™^  de  Gasparin  commande 
l'intimité  absolue,  c'est-à-dire  l'échange  de  toutes  les  pensées,  de 
tous  les  sentimens,  partout  et  toujours.  Elle  ne  reconnaît  pas  à  l'un 
le  droit  de  garder  une  pensée  qu'il  ne  communique  pas  à  l'autre;  elle 
fait  même  un  devoir  de  se  communiquer  entre  époux  les  secrets 
d'autrui,  afin  qu'il  n'existe  pas  un  seul  point  qui  ne  soit  commun  à 
tous  deux;  l'on  exécutera  plus  facilement  ce  second  article  que  le 
premier,  car  à  tout  prendre  ce  n'est  qu'une  indiscrétion  que  recom- 
mande l'auteur,  et  remarquons  en  passant  que  jusqu'ici  l'indiscrétion 
n'avait  pas  figuré  dans  les  commandemens  de  Dieu  ! 

Il  est  entendu  que  l'auteur  ne  s'en  tient  pas  à  l'intimité  morale,  et 
qu'elle  insiste  avec  force,  avec  passion,  pour  que  les  époux  ne  soient 
jamais  séparés.  Ici  les  conseils  sont  superflus;  si  l'on  s'aime,  vous 
n'avez  pas  besoin  de  recommander  la  présence  au  logis. 

L'absence  est  le  plus  grand  des  maux. 

On  s'éloigne  avec  regret  et  l'on  revient  toujours  avec  bonheur.  Si 
l'on  n'aime  pas,  au  contraire,  que  de  prétextes  plausibles  pour  l'ab- 
sence! Est-ce  un  grand  mal,  en  ce  dernier  cas,  que  les  choses  se  pas- 
sent ainsi?  M"**^  de  Gasparin  ne  voit-elle  pas  qu'il  y  aurait  imprudence 
à  tenir  trop  long-temps  rapprochés  deux  êtres  qui  ne  s'entendent 
pas?  Peut-être  se  font-ils  un  peu  illusion  sur  la  distance  qui  les  se- 


64  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

pare?  Avec  des  précautions  habiles,  on  pourrait  vivre  dans  le  calme, 
sinon  dans  le  bonheur,  tandis  qu'en  se  voyant  à  chaque  instant  de  la 
vie,  on  se  froisse  sans  le  vouloir;  tout  s'aggrave  alors,  tout  s'exagère. 
Les  défauts,  qu'un  peu  de  perspective  diminuait,  paraissent  plus 
grands  qu'ils  ne  sont  réellement;  tout  est  matière  à  bouderies  et  à 
querelles,  et,  de  bouderies  en  querelles,  on  descend  une  pente  qui 
conduit  à  la  haine,  le  plus  grand  des  malheurs.  Dans  la  plupart  des 
cas,  l'habileté  consiste  à  tourner  l'écueil,  et  M™^  de  Gasparin  ordonne 
impérieusement  de  venir  s'y  briser.  —  La  haine  !  voilà  le  résultat 
des  théories  de  l'auteur  pour  les  époux  qui  s'estimaient  sans  amour, 
et  qui  vivaient  paisiblement  dans  un  système  de  concessions  mu- 
tuelles! Pour  ceux  qui  s'aiment,  le  résultat  est  l'exagération  de 
l'amour,  c'est-à-dire  un  effrayant  égoïsme. 

Toutes  les  théories  du  Mariage  au  point  de  vue  chrétien  sont  pleines 
de  tempêtes.  Ainsi  l'auteur,  logique  dans  ses  principes  sur  l'intimité, 
veut  que  la  femme,  lorsqu'elle  ressentira  dans  son  cœur  une  passion 
illégitime,  en  fasse  la  confidence  au  mari.  La  confidence  au  mariî 
Comment  l'auteur  n'a-t-elle  pas  vu  les  conséquences  désastreuses  de 
cette  démarche? 

On  aime,  on  se  croit  aimé;  on  vit  dans  ce  doux  et  enivrant  état  de 
l'ame  qui  résulte  d'une  grande  affection  partagée.  L'avenir  se  dé- 
roule devant  vous  sans  que  vous  aperceviez  le  moindre  point  noir  à 
l'horizon.  On  prend  soin  de  sa  fortune  et  de  ses  affaires  comme  en 
se  jouant,  car  tout  travail  est  facile  à  l'époux  aimé.  On  se  sent  re- 
vivre avec  une  indicible  joie  dans  ces  gais  enfans  qui  jouent  autour 
de  leur  mère;  on  sent  quelque  chose  d'infini  au  fond  de  son  cœur,  où 
il  semble  que  le  ciel  soit  descendu.  Mais  un  jour  voilà  que  l'épouse 
en  pleurs  se  jette  dans  vos  bras,  elle  est  pâle  et  tremblante,  et,  au 
milieu  de  sanglots  étouffés,  elle  laisse  échapper  de  cette  bouche,  où 
vous  espériez  que  votre  nom  seul  serait  toujours  murmuré  avec 
amour,  un  aveu,  un  terrible  aveu,  elle  en  aime  un  autre,  et,  ne  se 
croyant  pas  la  force  de  se  sauver  elle-même,  elle  vient  vous  deman- 
der votre  appui  contre  son  propre  cœur.  Vertueuse  et  fidèle,  mais 
redoutant  sa  faiblesse,  c'est  la  peur  et  non  l'amour  qui  l'a  jetée  dans 
vos  bras;  elle  n'a  prononcé  qu'un  mot,  ce  mot  a  entr'ouvert  un 
abîme,  et  de  ce  bonheur  immense  que  vous  possédiez  il  n'y  a  qu'un 
moment,  il  ne  vous  reste  déjà  plus  que  le  souvenir.  Désormais  une 
image ,  une  impitoyable  image  vient  se  placer  entre  vous  et  cette 
épouse  qui  pourtant  n'est  pas  parjure,  et  murmure  ironiquement  à 


DES  FEMMES  MORALISTES.  65 

VOS  oreilles  :  C'est  moi  qui  suis  aimé!  Ce  fantôme  vous  suit  ou  vous 
précède  partout  dans  votre  chemin;  il  s'assied  à  votre  table,  il  se  tient 
debout  à  votre  chevet,  il  remplit  votre  maison.  En  apparence,  vous 
n'avez  rien  perdu;  votre  honneur  est  sauf,  votre  femme  est  fidèle, 
et  le  monde  vous  suppose  toujours  heureux;  en  réalité,  vous  êtes 
ruiné  dans  vos  espérances  les  plus  intimes,  vous  avez  perdu  ce  que 
vous  aviez  de  plus  cher  en  ce  monde,  et  vous  êtes  le  plus  malheu- 
reux des  hommes,  car  vous  aimez  encore,  et  l'on  ne  vous  aime  plus^ 

L'amour  est  un  pur  cristal  que  le  moindre  souffle  ternit.  Quand 
on  aime,  on  est  inquiet  et  tourmenté  au  moindre  soupçon.  Si  Ton 
a  cru  remarquer  un  peu  de  froideur,  si  l'on  a  saisi  un  geste  d'impa- 
tience, une  parole  dure,  serais-je  moins  aimé?  se  dit-on,  et,  dans 
de  longs  et  interminables  monologues,  on  agite  gravement  cette 
question,  comme  s'il  s'agissait  du  salut  d'un  empire.  Le  cœur  de 
l'homme  qui  aime  est  ainsi  fait  :  le  moindre  grain  de  sable  qui 
tombe  dans  ce  lac  en  trouble  pour  long-temps  le  fond.  Et  c'est 
l'homme  aussi  exclusivement  jaloux  de  son  bonheur,  et  qui  met 
toute  sa  joie  dans  la  possession  absolue  d'une  ame,  que  la  femme 
viendra  prendre  pour  confident  des  infidélités  de  son  cœur!  Pour  la 
plus  grande  gloire  de  l'intimité  conjugale,  comme  l'entend  M""^  de 
Gasparin,  voilà  le  repos  du  mari  à  jamais  troublé! 

Suppose-t-on  que  le  mari,  au  lieu  d'éprouver  pour  la  compagne 
qu'il  s'est  choisie  un  sentiment  passionné,  n'éprouve  pour  elle  qu'une 
affection  mêlée  d'estime?  L'aveu  ne  sera  pas  ici  un  coup  de  foudre 
qui  tombera  sur  le  cœur;  ce  sera  une  lame  froide  qui  fera  une  in- 
guérissable blessure  à  l'amour-propre.  Malgré  lui,  l'homme  devien- 
dra méchant  et  soupçonneux,  et  sa  raison  ne  sera  pas  assez  forte 
pour  le  mettre  au-dessus  des  suggestions  continuelles  de  l'amour- 
propre  blessé,  qui  s'agite  jusqu'à  ce  qu'il  ait  trouvé  sa  vengeance. 
Le  mari  qui  aime  souffrira  sans  se  plaindre;  celui  qui  n'aime  pas  se 
plaindra  à  tout  propos,  suscitant  toujours  des  prétextes  trop  faciles 
à;  trouver,  et  au  heu  de  lutter,  comme  l'autre,  dans  son  imagina- 
tion malade,  contre  le  fantôme  de  l'amant,  il  éprouvera  une  satis- 
faction secrète  à  se  heurter  contre  une  réalité  toujours  présente,  sa 
femme.  Non-seulement  il  lui  en  voudra  de  son  infidélité  qui  n'a  pas 
dépendu  d'elle,  il  lui  en  voudra  encore  de  sa  franchise,  qui  a  été 
un  acte  de  courage  et  une  marque  d'estime;  si  éclairé  qu'il  soit,  il 
sera  injuste,  et  le  même  mot  qui  introduit  sous  un  toit  une  douleur 
morne,  d'autant  plus  grande  qu'elle  fait  des  efforts  pour  se  cacher, 

TOME   IV.  5 


G6  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

introduit  sous  un  autre  raille  petites  vengeances.  A  ce  jeu  de  chaque 
jour,  de  chaque  heure,  que  devient  l'affection  mutuelle?  Dans  l'in- 
térêt de  l'intimité  morale  selon  le  rigorisme,  voilà  les  deux  époux 
devenus  ennemis  intimes. 

En  maint  endroit  de  son  livre,  M'"^  de  Gasparin  prêche  à  la  femme 
l'abnégation  et  le  renoncement,  et  cela  avec  une  chaleur  d'élo- 
quence souvent  entraînante.  Il  ne  faut  pas  cependant  se  laisser 
prendre  à  ces  paroles  de  paix,  car  l'auteur  ne  fait  là  qu'une  con- 
cession apparente,  pour  obtenir  beaucoup  plus  qu'elle  n'aurait  osé 
demander  de  prime-abord;  elle  donne  de  la  main  gauche  pour  s'en- 
richir de  la  main  droite.  Ainsi  veut-on  savoir  comment  M'"*'  de  Gas- 
parin entend  la  liberté  de  conscience  du  mari?  Si  le  mari  est  incré- 
dule, la  femme  est  chargée  de  remporter  une  victoire  complète  sur 
son  incréduhté,  et  elle  la  remportera,  quoi  qu'il  en  coûte.  Rien  ne 
l'arrêtera,  jusqu'à  ce  qu'elle  en  soit  venue  à  ses  fins,  et,  pour  dé- 
buter, elle  exigera  qu'il  assiste  aux  offices  religieux;  s'il  résiste,  elle 
redoublera  ses  efforts;  les  querelles  ne  l'effraieront  pas,  elle  deman- 
dera toujours  et  sans  cesse;  elle  sera  inflexible.  Le  mari  finira  par 
céder,  soyez-en  sûr.  Nous  aimons  à  croire  que  ce  n'est  pas  là  un 
échantillon  de  la  liberté  de  conscience  à  la  façon  du  réveil  évangé- 
lique.  M'"»^  de  Gasparin  a  fait  une  innovation;  c'est  la  première  fois 
qu'on  érige  en  principe  le  despotisme  de  l'importunité. 

Ce  n'est  pas  qu'après  avoir  posé  ses  principes  absolus,  l'auteur 
n'essaie  quelquefois  des  tempéramens.  Ainsi  sur  l'éducation,  car 
dans  son  livre  sur  le  mariage  se  trouve  enclavé  tout  un  traité  sur 
l'éducation,  elle  est  évidemment  pour  l'éducation  privée  et  s'exprime 
sur  ce  point  d'une  façon  assez  claire;  cependant,  en  fin  de  compte, 
elle  se  prononce  pour  le  mélange  de  l'éducation  privée  et  de  l'édu- 
cation publique,  oubliant  sa  sortie  contre  les  collèges,  oubliant  le 
stigmate  qu'elle  vient  d'infliger  à  l'émulation  qu'on  a  l'infamie  d'in- 
culquer aux  enfans,  et  qui  n'est  qu'un  vice  odieux  !  L'émulation 
un  vice  odieux  I  Que  tous  les  maîtres  et  tous  les  disciples  s'arran- 
gent avec  M'"^  de  Gasparin.  Ce  qui  est  important  pour  nous,  c'est 
qu'elle  se  prononce  en  faveur  des  collèges,  quoique  l'instruction  y 
soit  très  défectueuse,  et  que  les  mauvais  exemples  y  soient  perma- 
nens  !  Ce  n'est  même  que  pour  se  purifier  de  ces  mauvais  exemples 
qu'elle  exige  que  les  enfans  rentrent  chaque  soir  sous  le  toit  paternel  : 
CQ^  donc  pour  y  être  témoin  des  effets  de  l'intimité  morale  à  la 
manière  méthodiste;  il  vaudrait  autant  qu'ils  restassent  au  collège. 


DES  FEMMES  MORALISTES.  67 

Voilà  pour  les  jeunes  gens.  Quant  aux  jeunes  filles,  Fauteur  veut 
qu'elles  soient  élevées  en  vue  du  mariage,  et,  avec  cette  audace  qui 
la  distingue,  elle  déclare  qu'il  faut  leur  parler  souvent,  presque  à 
toute  heure,  de  ce  qui  est  le  but  de  leur  existence,  et  qu'il  est  ab- 
surde qu'il  n'en  soit  pas  ainsi.  Si  M'"^  de  Gasparin  ne  s'apercevait^ 
bientôt  qu'elle  marche  sur  un  terrain  brûlant,  sa  dévotion  aboutirait 
à  un  singulier  résultat.  Heureusement  elle  s'effraie  à  temps  des  con- 
séquences extrêmes  de  son  principe,  et,  rétrogradant  peu  à  peu,  elle 
reprend  ce  qu'elle  vient  de  dire.  Elle  fait  quelquefois  des  conces- 
sions, on  le  voit;  mais,  lors  même  qu'elle  fait  ces  concessions  à  la 
nature  humaine  et  non  pas  à  l'ordre  social,  elle  ne  les  fait  point  de 
bonne  grâce,  et  ressemble  à  un  monarque  absolu  que  le  malheur  des 
temps  oblige  à  octroyer  une  charte. 

D'après  le  coup  d'œil  que  nous  venons  de  jeter  sur  le  Mariage  au 
point  de  vue  chrétien,  on  peut  concevoir  une  idée  de  ceUvre,  que 
M™^  de  Gasparin  n'aurait  pas  écrit  avec  cette  impitoyable  sévérité 
de  doctrines,  si  elle  eût  voulu  s'inspirer  d'illustres  exemples  que  lui 
fournissait  sa  patrie.  Ahl  que  M.  Necker  et  M"^  de  Staël  ont  tenu 
autrement  compte  de  la  réalité,  et  ont  parlé  du  mariage  avec  une 
autre  sagesse!  Quelle  haute  raison  dans  ces  conseils  de  M.  Necker  : 
<c  Que  la  femme  s'efforce  de  répandre  le  calme  dans  l'ame  de  sou 
ami,  de  son  défenseur,  en  lui  assurant  un  doux  asile  au  sein  de  ses 
foyers,  lorsqu'il  y  revient  l'esprit  encore  inquiet  des  débats  du  monde 
auxquels  il  est  forcé  de  se  livrer.  »  Ailleurs,  M.  Necker  s'écrie  : 
«  Ah!  combien  les  sentimens  d'une  ame  tendre  s'animent  et  se  for- 
tifient par  une  succession  continuelle  de  besoins  et  de  services  !  Les 
prévenances  mutuelles,  les  attentions  réciproques  forment  seules  ces 
liaisons  durables  qu'aucune  habitude,  aucun  âge,  n'affaiblissent.  Et 
vous  ne  connaissez  pas  les  plus  douces  jouissances,  vous  qui,  tout 
entiers  à  vous-mêmes,  n'appréciez  dans  l'amour  que  le  despotisme 
de  la  jeunesse  et  les  rapides  effets  de  votre  impérieux  ascendant.  » 
Ces  paroles  sont  bonnes  à  méditer  partout,  même  à  Genève.  Ce 
qui  suit,  de  M'"^  de  Staël,  est  moins  tendre,  mais  n'est  pas  moins 
profond,  ni  moins  vrai  :  a  II  est  heureux,  dit  la  fille  de  M.  Necker, 
dans  la  route  de  la  vie,  d'avoir  inventé  des  circonstances  qui,  sans  le 
secours  même  du  sentiment,  confondent  deux  égoïsmes  au  lieu  de 
les  opposer.  Il  est  heureux  d'avoir  commencé  l'association  d'assez 
bonne  heure  pour  que  les  souvenirs  de  la  jeunesse  aident  à  sup- 
porter, l'un  avec  l'autre,  la  mort  qui  commence  à  la  moitié  de  la  vie; 

5. 


68  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

mais  indépendamment  de  ce  qu'il  est  si  aisé  de  concevoir  sur  la  dif- 
ficulté de  se  convenir,  la  multiplicité  des  rapports  de  tout  genre  qui 
dérivent  des  intérêts  communs  offre  mille  occasions  de  se  blesser, 
qui  ne  naissent  pas  du  sentiment,  mais  finissent  par  l'altérer.  Per- 
sonne ne  sait  à  l'avance  combien  peut  être  longue  l'histoire  de  cha- 
que journée,  si  l'on  observe  la  vérité  des  impressions  qu'elle  produit, 
et  dans  ce  qu'on  appelle  avec  raison  le  ménage,  il  se  rencontre  à 
diaque  instant  de  certaines  difficultés  qui  peuvent  détruire  pour 
jamais  ce  qu'il  y  avait  d'exalté  dans  le  sentiment.  C'est  donc  de  tous 
les  liens  celui  où  il  est  le  moins  probable  d'obtenir  le  bonheur  ro- 
manesque du  cœur.  »  M™^  de  Gasparin  trouvera  sans  doute  ce  lan- 
gage bien  froid  et  bien  positif;  il  est  vrai  que  M™*'  de  Staël  ne  poursui- 
vait pas,  comme  elle,  la  régénération  de  l'union  conjugale.  Soyons 
franc,  et  disons  toute  notre  pensée  :  ce  livre  qui  veut  régénérer  le 
mariage  lui  sera  plutôt  nuisible  qu'utile.  Ou  il  en  éloignera,  parce 
que,  n'établissant  pas  de  milieu  entre  un  idéal  sublime  et  une  corrup- 
tion fangeuse,  ceux  qui  désespéreront  d'atteindre  au  ciel  craindront 
de  tomber  dans  la  boue,  et  jugeront  prudent  de  s'abstenir;  ou  bien, 
il  séduira  quelques  jeunes  imaginations  qui,  se  croyant  la  puissance 
de  réaliser  une  chimère,  se  jetteront  dans  le  mariage  avec  enthou- 
siasme, voudront  mettre  en  pratique  les  doctrines  de  l'auteur  du 
Mariage  au  point  vue  chrétien,  et  au  lieu  d'un  paradis  terrestre  qu'on 
espérait,  ne  trouvant  que  le  régime  cellulaire  à  deux,  elles  se  déso- 
leront inutilement.  M'"''  de  Gasparin  me  semble  donc  avoir  pris  un 
chemin  qui  ne  vient  pas  à  son  but;  car,  en  dernière  analyse,  elle 
éloigne  du  mariage  qu'elle  prêche,  ou  fait  couler  des  larmes  qu'elle 
voulait  tarir.  Gomme  la  plupart  de  nos  grands  réformateurs,  elle  dé- 
molit une  réalité  qu'elle  remplace  par  une  chimère  :  on  dirait  que 
les  réformateurs  modernes  ont  fait  un  pacte  avec  l'impossible. 

Parlerons-nous  de  la  forme?  L'ouvrage  de  M'"''  de  Gasparin  arrive  de 
Genève ,  et  il  serait  mal  venu  à  renier  sa  patrie  :  il  porte  son  acte 
de  naissance  sur  chaque  page.  Il  est  des  lieux  où  l'on  respire  un  air 
intellectuel  et  moral ,  si  l'on  peut  ainsi  parler,  dont  s'imprègnent 
les  esprits  même  les  plus  distingués.  La  teinte  générale  qui  se  ré- 
pand sur  toute  une  littérature  est  une  sorte  de  péché  originel  que 
tout  écrivain  porte  à  son  entrée  dans  le  monde.  Il  n'y  a  que  le  génie 
qui  dès  le  début,  s'emparant  de  ces  défauts  et  de  ces  qualités  com- 
muns à  tous,  se  les  approprie,  les  transfigure  en  quelque  manière  et 
les  élève  du  premier  coup  à  uue  originalité  puissante.  Le  talent  ar- 


DES  FEMMES  MORALISTES.  b» 

rive  à  roriginalité  d'une  façon  moins  brillante  et  moins  rapide,  mais 
il  y  parvient ,  et  les  exemples  ne  manquent  pas  à  Genève  de  talens 
parfaitement  originaux,  qui  ont  secoué  le  joug  genevois.  Pour  M.  de 
Chateauvieux,  M.  Dumont,  M.  de  Bonstetten,  M.  Topffer,  on  peut 
dire  qu'il  n'y  a  plus  de  Jura.  Le  Jura  existe  encore  pour  M™^  de  Gas- 
parin ,  dont  l'incontestable  talent  a  besoin ,  pour  paraître  dans  tout 
son  jour,  d'être  débarrassé  de  ces  locutions  inusitées,  de  ces  tours  de 
phrases  bizarres,  de  cette  ponctuation  étrange,  qui  déparent  le  livre 
du  Mariage,  Faut-il  avouer  aussi  que  le  dogmatisme  de  l'auteur  ne 
sait  pas  toujours  éviter  l'ennui?  M'"^  de  Gasparin  aime  les  longs  déve- 
loppemens;  il  semble  qu'elle  s'imagine  n'avoir  jamais  assez  dit,  et 
elle  épuise  toujours  son  raisonnement  avant  de  le  quitter.  Dès  les  pre- 
mières pages  d'un  chapitre,  vous  savez  tout  ce  qu'il  contient  :  chaque 
chapitre  est  un  discours  qui  dit  tout  dans  son  exorde  et  se  répète 
dans  les  deux  parties.  Cette  intarissable  abondance,  habilement  gou- 
vernée, pourra  devenir  une  qualité  brillante.  Si  à  ce  style  qui  déborde 
à  chaque  instant,  et  inonde,  pour  ainsi  dire,  toujours  ses  rives,  l'art 
parvient  à  creuser  un  lit  assez  profond,  on  comptera  parmi  les 
femmes  un  remarquable  écrivain  de  plus.  Le  véritable  talent  de  con- 
troverse que  possède  M'^^  de  Gasparin  s'appuiera  un  jour,  il  faut  l'es- 
pérer, sur  l'expérience;  il  se  dépouillera  de  ce  méthodisme  exagéré 
qui  tue  ce  qu'il  veut  vivifier,  et  ressemble,  avec  l'excellence  des  in- 
tentions et  le  malheur  des  résultats,  à  un  ami  qui  vous  étouffe  en 
vous  embrassant.  C'est  parmi  les  femmes  moralistes  que  M""^  de  Gas- 
parin prendra  alors  un  rang  distingué. 

Quant  au  mariage,  les  apologies  dangereuses  du  méthodisme 
ne  l'ébranleront  pas  plus  que  les  attaques  antisociales.  Le  mariage 
est  le  fondement  de  la  famille ,  et  la  famille  ne  court  aucun  danger 
sérieux;  nous  ne  disons  pas  seulement  pour  le  présent,  cela  a  l'évi- 
dence d'un  fait,  mais  pour  l'avenir.  Les  révolutions  n'y  toucheront 
pas.  11  n'est  pas  besoin  d'être  prophète  pour  dire  que  les  sociétés  hu- 
maines ne  se  passeront  jamais  de  la  famille  :  il  suffit  d'avoir  foi  aux 
progrès  de  la  civilisation.  On  ne  peut  pas  assigner  des  limites  aux 
progrès;  mais  comme  les  progrès  ne  peuvent  s'entendre  que  dans  le 
sens  de  la  liberté,  et  qu'il  n'y  a  pas  de  liberté  sans  l'ordre,  on  peut 
assurer,  avec  une  conviction  profonde,  que  la  famille ,  source  de 
l'ordre,  ne  périra  pas.  En  changeant  le  mot  de  Pascal ,  ne  peut-on 
pas  dire  que  le  progrès  est  un  cercle  dont  le  centre  est  dans  la  fa- 
mille et  la  circonférence  nulle  part?  La  famille  et  le  mariage  sont , 


70  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

pour  la  civilisation,  ce  que  l'arche  fut  pour  Noé  et  ses  enfans,  —  un 
rempart  contre  le  déluge. 

L'ordre  et  la  liberté  grandissant  ensemble  n'apporteront-ils  pas 
des  modifications  dans  la  condition  des  femmes?  Quelles  seront  ces 
modiflcations?  C'est  le  secret  de  la  Providence,  et  il  serait  téméraire 
de  vouloir  le  lui  arracher.  Ce  qui  est  certain ,  c'est  que  leur  avenir 
dépend  d'elles  en  grande  partie.  Si  aujourd'hui  qu'elles  ont  plus  de 
lumières  qu'autrefois,  elles  s'efforçaient  de  retrouver  cette  dignité 
qui  relevait  leur  ignorance,  et  qui  donnerait  un  si  beau  lustre  à  leurs 
connaissances  actuelles;  si,  maintenant  qu'on  leur  rend  justice,  elles 
mettaient  de  la  mesure  dans  leurs  exigences;  si,  sous  leur  influence, 
la  vie  intérieure  s'améliorait,  et  si  les  relations  du  monde  gagnaient 
de  l'agrément  et  du  sérieux,  des  progrès  réels  ne  s'accompliraient- 
ils  pas  dans  leur  condition,  sans  secousse,  sans  être  vivement  appelés? 
Ne  sortiraient-ils  pas  du  sein  des  choses? — Les  femmes  qui  ont  reçu 
le  don  du  talent  pourraient  mieux  que  les  autres  contribuer  à  pré- 
parer cet  avenir;  mais  quelle  que  soit  leur  éloquence,  quelle  que  soit 
la  forme  de  leur  génie,  surtout  si  elles  veulent  faire  connaître  le 
cœur  humain  et  corriger  la  société;  si  elles  sont  moralistes  enfin, 
qu'elles  n'oublient  jamais,  ce  qui  leur  arrive  trop  souvent,  ce  tact 
qui  n'est  qu'une  forme  du  goût,  et  cette  modération,  inséparable 
compagne  du  bon  sens,  qui  chez  elles  est  une  grâce  et  une  vertu! 

Paulin  Limayrac. 


ÉTUDES 


SUR  L'ANGLETERRE. 


WITHE-GHAPEL, 


Lorsque,  en  arrivant  du  continent  par  la  Tamise,  on  découvre 
Londres,  au  milieu  d'une  forêt  de  navires  dont  les  agrès  se  confon- 
dent avec  les  toits  des  maisons,  et  à  travers  le  brouillard  de  fumée 
que  vomissent  incessamment  les  cheminées  des  bateaux  à  vapeur,  il 
semble  difficile,  au  premier  aspect,  de  saisir  les  grandes  lignes  de 
cette  perspective  sans  relief.  L'immense  métropole  est  assise  sur  une 
plaine  légèrement  ondulée,  et  suit  la  courbe  de  l'arc  formé  par  le 
fleuve.  Elle  en  serre  de  si  près  les  bords,  que  la  marée  montante  vient 
baigner  le  pied  de  ses  édifices,  et  que  l'horizon  est  intercepté.  Les 
autres  capitales,  Paris,  Rome,  Bruxelles,  renferment  des  collines  ou 
des  monumens  autour  desquels  se  groupent  les  habitations,  et  qui 
dessinent,  comme  autant  de  jalons,  le  plan  de  la  cité.  Londres  n'a 
ni  éminences  naturelles  ni  points  culminans  élevés  par  la  main  des 


72  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

hommes.  Si  l'on  excepte  le  dôme  de  Saint-Paul,  isolé  parmi  ces 
masses  uniformes  de  briques,  rien  n'annonce,  à  une  certaine  dis- 
lance, les  magniflcences  qu'une  cité  de  deux  millions  d'hommes, 
que  la  ville  la  plus  riche  et  la  plus  gigantesque  de  l'Europe,  que  la 
tête  de  l'empire  britannique  doit  étaler  aux  yeux. 

A  juger  par  les  apparences  extérieures,  Londres  serait  l'asile  par 
excellence  de  la  démocratie.  Des  maisons  pareilles,  des  rues  qui  n'ont 
aucun  caractère  distinctif;  peu  ou  point  de  palais;  pas  un  sommet 
qui  dépasse  l'autre;  partout  une  médiocrité  régulière  d'architecture 
que  l'on  croirait  ne  pouvoir  convenir  qu'à  une  population  de  Chi- 
nois. Joignez  à  cela  que  les  quartiers  de  Londres  ne  paraissent  pas 
être  liés  entre  eux  comme  les  diverses  parties  d'un  tout.  Ce  sont  des 
villes  juxtaposées  qui  remplissent  des  destinations  différentes,  dont 
aucune  n'a  les  mêmes  besoins,  et  qu'il  fant  relier  entre  elles,  comme 
les  campagnes,  par  des  bateaux  à  vapeur  omnibus  et  par  des  chemins 
de  fer  intérieurs,  tels  que  le  Blackwall  et  le  Greenwich.  On  conçoit 
que,  dans  l'amertume  de  sa  misantropie  républicaine,  Cobbet  ait 
comparé  cette  excroissance  du  pays  à  une  monstrueuse  tumeur. 

Mais  quand  on  pénètre  dans  Londres,  en  étudiant  les  principales 
artères  de  la  circulation ,  l'on  reconnaît  bientôt  qu'il  se  fait  entre  les 
divers  quartiers  une  véritable  division  du  travail  social ,  et  l'ordre  se 
révèle  au  sein  de  ce  chaos  apparent.  Voici  quelle  en  est  l'économie. 

Le  mouvement  à  Londres  ne  s'opère  que  dans  une  seule  direc- 
tion. Rien  ou  presque  rien  ne  va  du  nord  au  midi,  ni  d'une  rive  de 
la  Tamise  à  l'autre  rive;  le  courant  des  hommes,  des  transports  et 
des  affaires  roule  parallèlement  au  fleuve,  et  de  l'est  à  l'ouest.  On 
ealcule  la  quantité  de  mètres  cubes  qu'une  rivière ,  en  passant  sous 
un  pont,  débite  chaque  jour  à  l'étiage;  si  l'on  pouvait  compter  le 
nombre  des  personnes  qui  circulent  à  pied ,  à  cheval  ou  en  voiture, 
de  l'extrémité  de  Piccadilly  à  la  Banque,  en  suivant  le  Strand ,  Cheap- 
side  et  Ludgate-Hill,  on  trouverait  probablement  près  de  cinquante 
mille  passagers  par  heure,  et  plus  de  cinq  cent  mille  par  jour. 

Eq  remontant  la  Tamise,  on  aperçoit  d'abord  les  docks,  les  grands 
magasins  et  la  Tour;  le  quartier  où  viennent  s'entasser,  et  d'où  sont 
expédiés  les  produits  des  deux  hémisphères;  l'arsenal  militaire  et 
les  arsenaux  du  commerce  ainsi  que  de  l'industrie.  Là,  un  vaisseau 
peut,  en  quelques  heures,  déposer  sa  cargaison  et  recevoir  un  nou- 
veau chargement.  De  là  sortent  des  certificats  qui  représentent  la 
valeur  de  la  marchandise,  qui  rendent  cette  valeur  disponible,  et  qui 
la  monnaient,  pour  ainsi  dire,  sans  nécessiter  des  déplacemeris 


WITHE-CHAPEL.  73 

onéreux.  Autour  de  ces  vastes  entrepôts  vivent  les  matelots,  les  ma- 
nœuvres, les  portefaix,  les  camionneurs,  les  instrumens  du  transport. 
Un  peu  plus  haut  est  la  Cité,  le  cœur  de  Londres,  le  comptoir  de 
TAngleterre,  le  centre  des  affaires  et  le  siège  du  crédit.  C'est  là  que 
les  négocians  se  donnent  rendez- vous  et  qu'ils  ont  sous  la  main  les 
grandes  institutions  du  pays,  la  banque,  la  bourse,  la  monnaie ,  la 
douane,  la  poste,  l'excise,  la  corporation  municipale,  les  tribunaux 
et  les  prisons;  mais  ils  n'habitent  pas  ce  lieu  de  passage,  et  le  reflux 
de  chaque  soir  ramène  ceux  que  le  flux  du  matin  avait  apportés. 
Plus  loin  encore,  vous  rencontrez  les  rues  où  brillent  les  magasins  de 
luxe,  telles  que  le  Strand,  Piccadilly,  Pall-Mall,  Régent' s-Street,  le 
quartier  des  théâtres,  des  musées,  des  modes,  des  hôtelleries,  des 
filles  de  joie  et  des  filous,  terminé  par  l'espèce  d'oasis  parlementaire 
que  forment  les  clubs,  le  palais  à  demi  construit  des  chambres ,  les 
administrations  réunies  à  White-Hall,  et  le  vieux  palais  de  Saint- 
James,  où  ne  daigne  plus  loger  la  royauté.  Enfin,  au-delà  est  la 
ville  aristocratique,  le  monde  par  excellence,  le  seul  quartier  que 
l'on  puisse  habiter,  le  West-End.  Le  quartier  fashionable  était  limité, 
il  y  a  quelques  années,  au  nord  par  le  parc  du  Régent,  à  l'ouest  par 
Hyde-Park,  et  au  sud  parle  parc  de  Saint-James.  Aujourd'hui,  il 
s'accroît  chaque  année  avec  une  rapidité  prodigieuse  :  les  marais  et 
les  terrains  vagues  se  convertissent  en  rues  et  en  places  publiques; 
les  plans  sont  à  peine  dressés,  que  les  maisons  sortent  de  dessous 
terre,  et  les  maisons  à  peine  construites  trouvent  aussitôt  des  loca- 
taires ou  des  acheteurs.  On  dirait  que  les  riches  s'y  multiplient 
comme  ailleurs  les  pauvres.  Si  la  manufacture  que  vient  d'établir 
un  hardi  spéculateur,  M.  Cubitt,  pour  fabriquer  quatre  mille  mai- 
sons aux  abords  du  pont  du  Wauxhall,  obtient  le  succès  qu'il  s'en  est 
promis,  le  quartier  fashionable  couvrira  bientôt  tout  l'espace  qui 
s'étend  à  l'ouest  de  Londres ,  entre  la  Tamise  et  le  canal  du  Régent, 
sur  une  profondeur  d'à  peu  près  deux  Heues. 

Ainsi  la  ville  des  docks  et  des  entrepôts,  la  ville  des  affaires,  la  ville 
des  plaisirs  et  des  transactions  politiques,  la  ville  du  monde  fashio- 
nable ,  voilà  de  quoi  se  compose  cette  gigantesque  agrégation ,  ce 
Mammouth  du  xix«  siècle.  A  ses  deux  extrémités  et  sur  ses  flancs,  le 
monstre  a  de  nombreuses  dépendances;  il  suffit  de  citer  Greenwich, 
Southwark,  Chelsea  et  les  faubourgs  du  nord-est.  Mais  toutes  ces 
branches  partent  du  tronc  et  viennent  y  puiser  la  vie.  La  puissance 
qui  gouverne  l'Angleterre  réside  à  un  bout  de  Londres;  les  résultats 


74  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

s'accumulent  à  l'autre  bout.  Le  West-End  et  le  East-End^  l'empire 
est  là  tout  entier. 

Il  faut  donc  peu  s'étonner  si  dans  les  améliorations  successives 
qu'a  reçues  la  métropole  de  la  Grande-Bretagne,  la  meilleure  part  a 
été  réservée  aux  deux  extrémités.  Rien  n'égale  la  magnificence  ni 
la  bonne  disposition  des  bassins  qui  ont  été  creusés  à  l'est,  le  long  de 
la  Tamise,  pour  recevoir  les  navires  de  commerce,  et  pour  en  laisser 
ainsi  le  chenal  libre  à  la  navigation.  Les  docks  de  Sainte-Catherine, 
de  Londres,  des  Indes  occidentales  et  de  l'Inde  orientale,  ont  coûté 
plus  de  200  millions  de  francs;  mais  ces  établissemens  procurent  au 
commerce  une  économie  annuelle  qui  ne  saurait  être  évaluée  à 
moins  de  40  ou  50  millions.  Les  marchandises  les  plus  communes 
comme  les  plus  précieuses  y  sont  gardées  sous  clé,  à  l'abri  du  gas- 
pillage et  de  toute  détérioration.  Quand  les  magnifiques  seigneurs 
de  la  Cité  ont  envie  de  passer  l'inspection  de  leurs  sucres  ou  de  leurs 
cafés,  un  chemin  de  fer  suspendu  sur  arcades  les  conduit  en  quel- 
ques minutes  des  environs  de  la  Banque  à  Blackwall.  Pour  la  com- 
munication d'une  rive  avec  l'autre,  un  pont  n'étant  pas  compatible 
avec  les  besoins  de  la  navigation,  une  compagnie  aussi  admirable 
dans  sa  persévérance  que  l'ingénieur  dans  ses  conceptions  a  fait 
passer  sous  le  ht  de  la  Tamise  un  vaste  souterrain  qui  résiste  à  la 
pression  et  au  mouvement  des  eaux. 

Mais  c'est  particulièrement  à  l'ouest  de  Londres  et  dans  les  quar- 
tiers destinés  aux  habitations  des  classes  supérieures,  que  le  progrès 
se  fait  remarquer.  Il  n'y  a  pas  de  ville  où  l'on  ait  pris  plus  de  soin 
de  la  vie  du  riche,  et  où  l'on  ait  donné  plus  d'attention  à  ses  moin- 
dres fantaisies.  Les  grandes  réunions  d'hommes  engendrent  presque 
toujours  des  miasmes  pestilentiels  qui  affaiblissent  l'organisation  et 
qui  en  abrègent  la  durée.  Afin  de  mettre  les  riches  à  l'abri  de  ce 
danger  dans  le  West-End,  on  a  imaginé  de  mêler  la  campagne  à 
Londres,  les  jardins,  les  parcs  et  les  champs  aux  maisons.  Quatre 
parcs  immenses,  une  ligne  continue  de  verdure,  d'ombrages  et  d'eaux 
vives,  forment  la  base  de  cette  ville  privilégiée.  C'est  là  que  se  fa- 
brique et  que  se  renouvelle  l'air  respirable  qui  dispute  l'espace  aux 
exhalaisons  méphitiques  des  quartiers  plébéiens.  Ce  sont,  comme 
on  l'a  si  bien  dit,  les  poumons  de  Londres;  imaginez  la  végétation 
de  Saiut-Cloud  et  de  Neuilly  au  milieu  de  Paris. 

Autour  des  parcs  sont  groupées  les  maisons,  les  rues  et  les  places, 
qui  se  rapprochent  ainsi  de  l'air  pur  aussi  naturellement  que  cer- 


WITHE  -CHAPEL.  ^ 

taines  plantes  suivent  le  soleil.  Les  rues  ont  une  largeur  monumen- 
tale et  se  coupent  presque  partout  à  angle  droit.  Les  maisons  ont 
peu  d'élévation  et  n'interceptent  ainsi  ni  les  rayons  qui  réchauffent 
l'atmosphère ,  ni  les  vents  qui  viennent  la  rafraîchir;  souvent  elles 
sont  séparées  du  trottoir  par  des  bouquets  d'arbres  et  de  fleurs  qui 
en  font  autant  de  villas.  Les  places  publiques  n'offensent  pas  les  yeux 
comme  à  Paris  par  la  ujudité  de  leurs  dalles  brûlantes  en  été,  enfouies 
dans  la  boue  en  hiver.  Quelque  grand  jardin,  protégé  par  une  grille 
en  fer,  en  occupe  le  centre,  et  présente  un  tapis  vert  encadré  de 
beaux  arbres,  où  les  petits  enfans  du  voisinage  s'essaient  à  marcher. 
De  là  viennent  sans  doute  les  idées  champêtres  qui  remplissent  l'ima- 
gination des  jeunes  filles  en  Angleterre.  Comment  ne  rêveraient-elles 
pas  des  eaux,  des  prairies  ou  des  bois,  ayant,  même  au  sein  de 
Londres,  cette  bucolique  perpétuelle  sous  les  yeux? 

Dans  ces  demeures,  où  le  luxe  consiste,  non  pas  en  ameublemens 
splendides,  mais  en  nombreux  domestiques  et  en  dispositions  com- 
modes, tout  a  été  calculé  pour  épargner  aux  riches  de  la  Grande- 
Bretagne  même  le  malaise  que  faisait  éprouver  au  Sybarite  une 
feuille  de  rose  cachée  dans  les  draps  de  son  lit.  Ils  n'entendent  point 
de  bruit,  car  les  voitures  glissent  légèrement,  devant  leur  porte,  sur 
des  chaussées  macadamisées.  Tout  ce  qui  peut  blesser  la  vue  ou 
l'odorat  a  été  éloigné  des  rues  principales;  les  écuries  sont  placées 
dans  des  allées  étroites  [lanes),  derrière  les  maisons;  et  s'il  y  a  des 
pauvres  dans  ces  quartiers,  comme  on  a  honte  d'eux  et  comme  on 
ne  veut  pas  subir  leur  contact,  ils  vont  se  cacher  au  fond  des  ruelles 
intérieures  avec  les  palefreniers  et  avec  les  chevaux . 

A  ne  voir  que  le  West-End,  Londres  est  sa^ns  contredit  la  cité  la 
plus  belle  et  la  plus  salubre  du  monde.  Quand  on  y  entre  par  Port- 
land-Place,  par  Oxford-Street  ou  par  Piccadilly,  en  longeant  cette 
admirable  chaussée  que  bordent  d'un  côté  les  prairies  de  Green- 
Park  et  de  l'autre  Hyde-Park  avec  ses  allées,  que  traversent  à  toute 
heure  de  splendides  équipages  et  de  brillans  cavaliers,  on  se  de- 
mande si  les  voies  romaines  qui  partaient  de  la  ville  des  Césars  pour 
la  joindre  aux  pays  conquis,  pouvaient  avoir  plus  de  grandeur.  Sans 
doute,  la  qualité  de  cette  grandeur  n'est  pas  la  même.  A  Rome,  la 
voie  Appienne  était  chargée  d'arcs  de  triomphe  et  comme  habitée 
par  les  temples  élevés  aux  dieux;  le  peuple,  en  s'enrichissant  des 
dépouilles  étrangères,  rapportait  quelque  chose  de  ses  succès  et  de 
sa  gloire  à  l'intervention  divine,  et  l'art  naissait  sous  l'inspiration  du 
sentiment  religieux.  En  Angleterre,  l'homme  se  prend  lui-môme 


76  BEVUE  DES  DEUX  MONDES. 

pour  cause  et  pour  but,  et  quand  il  a  vaincu  ses  rivaux  ou  dompté 
la  matière,  il  songe  plus  à  jouir  du  résultat  qu'à  remercier  le  ciel. 
Cette  disposition  égoïste  a  produit  la  science  du  comfortable,  qui  n'a 
rien  de  commun  avec  la  science  du  beau;  mais  le  comfortable  atteint 
presque  à  la  grandeur,  lorsqu'il  s'administre  avec  de  telles  dimen- 
sions. 

Si  l'on  veut  avoir  une  idée  complète  des  raerveilles  que  peut  en- 
fanter la  civilisation  moderne  envisagée  par  son  côté  matériel,  il  y 
a  deux  petits  coins  de  terre  qui  se  recommandent  plus  particulière- 
ment à  l'attention  de  l'observateur.  Je  veux  parler  du  boulevart  de 
Gand,  vu  par  une  belle  soirée  de  mai,  au  moment  où  le  gaz  éclaire 
les  toilettes  dans  les  allées,  et  dans  les  magasins  les  splendeurs  de 
l'industrie;  lorsque  la  jeunesse  dorée  étale  ses  airs  conquérans,  et 
que  les  équipages  de  la  finance  parisienne  se  dirigent  avec  fracas 
vers  les  deux  Opéras.  Ou  bien  encore  il  faut  assister,  par  une  belle 
après-midi  du  mois  de  juin,  à  l'heure  où  cessent  les  affaires  dans 
Londres  et  avant  l'heure  aristocratique  du  dîner,  au  rendez-vous  des 
promeneurs  sur  les  pelouses  de  Hyde-Park.  Là,  pendant  que  la 
musique  des  gardes  joue  les  airs  de  Rossini  ou  de  Meyerbeer,  les 
dames  quittant  leurs  voitures  pour  venir  s'asseoir  sous  les  arbres,  et 
les  cavaliers  se  rangeant  sur  plusieurs  lignes  devant  les  barrières,  on 
aperçoit  réuni  tout  ce  que  l'Angleterre  a  de  plus  belles  et  de  plus 
fières  ladiesy  d'hommes  d'état  en  renom,  d'héritiers  des  grandes 
maisons,  et  de  chevaux  pur  sang.  Pour  qui  connaît  le  peuple  anglais, 
il  n'y  a  pas  de  spectacle  qui  soit  plus  propre  à  exalter  son  orgueil 
national. 

Hélas  î  cet  orgueil  souffrirait  bien  cruellement,  si,  descendant  des 
hauteurs  auxquelles  l'élève  l'oligarchie  britannique,  il  daignait  ra- 
mener ses  regards  au  niveau  du  sol.  Londres  est  en  effet  la  ville  des 
contrastes.  A  côté  d'une  opulence  qui  défie  toute  comparaison,  l'on 
y  découvre  la  plus  affreuse  ainsi  que  la  plus  abjecte  misère,  et  la 
môme  cité  qui  renferme  les  maisons  modèles,  les  rues  coquettes  et 
les  squares  verdoyans  du  West-End,  contient  aussi  dans  ses  profon- 
deurs des  masures  à  demi  ruinées,  des  rues  non  pavées,  sans  éclai- 
rage et  sans  égouts,  des  places  qui  n'ont  d'issue  ni  pour  l'air  ni  pour 
les  eaux,  enfin  des  cloaques  infects  que  toute  autre  population  n'ha- 
biterait pas,  et  qui,  pour  l'honneur  de  l'humanité,  ne  se  rencontrent 
pas  ail  leurs. 

J'avais  lu  le  rajtport  publié  en  1842,  surl'élat  sanitaire  des  classes 
laborieuses  dans  la  Grande-Bretagne,  par  rintelligent  et  infatigable 


WITHB  -  CHAPEL.  77 

secrétaire  de  la  commission  des  pauvres,  M.  Chadwick.  Ces  lamen- 
tables récits,  dépassant  tout  ce  que  la  plus  sombre  imagination  pour- 
rait inventer,  ne  devaient  pas  être  accueillis  sans  contrôle.  Bien, 
qu'ils  portent,  à  cbaque  ligne,  le  cachet  de  la  plus  parfaite  sincérité, 
il  y  a  des  horreurs  que  Ton  se  refuse  à  croire,  à  moins  de  les  avoir 
soi-même  constatées.  J'ai  donc  voulu  voir  les  mauvais  quartiers  de 
Londres.  J'ai  fait  cette  reconnaissance  au  mois  de  juillet  dernier, 
sous  la  direction  du  docteur  Southwood-Smith ,  un  de  ces  hommes 
rares  qui  ont  la  main  à  la  pratique  et  l'œil  à  la  science,  et  celui  qui 
fut  chargé  de  vérifier,  en  1838,  de  concert  avec  le  docteur  Kay- 
Shuttleworth,  dans  quel  état  de  dégradation  physique  une  partie  de 
la  population  de  Londres  était  tombée.  Notre  inspection  ayant  porté 
principalement  sur  le  district  de  White-Chapel ,  le  plus  négligé  peut- 
être  de  ceux  qu'habitent  les  parias  de  la  métropole,  c'est  le  tableau 
que  je  vais  mettre  en  regard  des  béatitudes  du  West-End. 

Les  trois  districts  de  Spitalfîelds,  de  Bethnal-Green  et  de  White- 
Chapel,  situés  au  nord-est  de  Londres,  forment  dans  la  métropole  du 
royaume-uni  une  espèce  de  ville  celtique.  Près  de  cent  cinquante 
mille  personnes  habitent  cette  colonie,  qui  s'est  accrue  par  les  émi- 
grations successives  des  ouvriers  français,  après  la  révocation  de 
redit  de  Nantes,  et  des  prolétaires  irlandais,  depuis  qu'une  famine 
permanente  les  chasse  tous  les  ans  de  leur  pays.  Puis  les  juifs,  qui 
recherchent  les  endroits  les  plus  misérables  dans  les  grandes  cités, 
pour  vivre  plus  librement  en  vivant  inaperçus,  sont  venus,  de  tous 
les  points  de  l'Europe,  grossir  cette  population  d'exilés. 

Le  malheur  rapproche  communément  ceux  qui  souffrent;  il  n'en 
est  pas  ainsi  dans  le  East-End.  Les  descendans  des  ouvriers  fraiî- 
çais,  appartenant  à  une  race  plus  cultivée,  montrent  un  grand  éioi- 
gnement  pour  les  Irlandais,  tribu  inculte  et  adonnée  à  l'ivrognerie, 
lesquels,  à  leur  tour,  du  haut  de  leur  religion ,  renvoient  ce  mêp!  is 
aux  enfans  d'Israël.  Les  Français  naturalisés,  qui  ont  enseigné  à  l'An- 
gleterre l'art  de  tisser  la  soie,  habitent  principalement  Spitalfields;  ils 
ont  à  peu  près  oublié  leur  langue  originelle,  mais  leurs  noms  et  leur 
physionomie  parlent  pour  eux.  Ces  tisserands  composent  en  quelque 
sorte  l'aristocratie  morale  du  lieu.  Leur  probité  a  passé  en  proverbe, 
et  contraste  avantageusement  avec  la  dégradation  de  leurs  voisins 
immédiats  (1),  bien  que  la  passion  des  liqueurs  spiritueusses  ait  fait 


(1)  «  Je  préférerais  la  garantie  personnelle  d'un  tisserand  à  celle  d'un  tailleur  ou 
d'un  cordonnier  pour  le  loyer  d'un  métier.  Le  tissage  est,  en  somme,  plus  favo- 


78  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

aussi  des  ravages  dans  leurs  rangs.  Ils  ont  les  goûts  qui  tiennent  au 
développement  de  l'intelligence,  sont  grands  lecteurs  de  journaux, 
cultivent  les  fleurs,  et  se  réunissent  le  soir  dans  des  clubs  où  ils  re- 
çoivent des  leçons  d'arithmétique,  de  géographie,  d'histoire  et  de 
dessin.  Quand  ils  commencèrent  à  peupler  Spitalûelds,  Londres  ne 
s'étant  pas  encore  étendu  jusque-là,  ils  avaient  de  l'espace  autour 
d'eux  et  faisaient  admirer  des  Anglais  les  plates-bandes  de  tulipes 
qui  croissaient  dans  leurs  jardins.  A  ces  habitudes  méditatives  ils 
joignaient  alors  une  ardeur  martiale  qui  se  signalait  par  des  révoltes 
fréquentes,  et  à  laquelle  le  parlement  lui-môme  fit  la  concession  d'un 
tarif  obligatoire  des  façons  par  l'acte  de  1773,  appelé  acte  de  Spital- 
fields.  Depuis,  les  jardins  ayant  disparu  sous  une  masse  de  briques, 
et  les  rues  ayant  été  tracées,  à  mesure  que  la  population  débordait, 
sans  aucune  des  précautions  qu'exige  l'assainissement  des  villes, 
peut-être  aussi  sous  l'influence  d'une  occupation  sédentaire  qui  se 
prolonge  souvent  quinze  à  seize  heures  par  jour,  la  vigueur  physique 
de  cette  race  a  décHné.  «  La  taille  des  tisserands,  dit  l'un  d'eux, 
M.  Bresson,  dans  l'enquête  de  1840,  est  généralement  peu  élevée  et 
rabougrie.  Durant  la  guerre,  on  leva  une  brigade  parmi  eux;  mais  la 
plupart  des  soldats  avaient  moins  de  cinq  pieds.  ))  On  ne  trouverait 
plus  même  aujourd'hui,  à  Spitalûelds,  de  quoi  faire  de  la  chair  à 
canon.  c(  La  constitution  de  ces  hommes,  dit  le  docteur  Mitchell, 
dégénère;  la  race  entière  descend  rapidement  à  la  taiUe  des  Lillipu- 
tiens. Les  vieillards  sont  d'une  plus  forte  complexion  que  les  jeunes 
gens.  » 

Comment  les  enfans  grandiraient-ils?  Dès  leur  bas  âge,  ils  sont 
courbés  sur  un  métier,  lançant  la  navette  treize  à  quatorze  heures 
par  jour;  c'est  là  le  seul  exercice  que  prennent  ces  malheureux,  qui 
respirent  rarement  un  air  libre,  et  qui  ne  voient  jamais  le  soleil  qu'à 
travers  les  fenêtres  de  leurs  tristes  réduits.  Dans  une  visite  que  je  fis 
à  Spitalfields  en  1836,  apercevant  une  petite  fille  de  onze  ans,  pâle 
et  mélancolique,  qui  tissait  avec  une  activité  fébrile,  je  demandai  au 
père  :  c(  Combien  d'heures  travaille  cet  enfant  par  jour?  —  Douze 
heures,  me  répondit- il.  —  Et  vous  n'avez  pas  peur  d'excéder  ses 
forces?  —  Je  la  nourris  bien.  »  Quelle  autre  réponse  eût-il  faite  pour 
une  bête  de  somme?  Et  pourtant,  quand  on  veut  avoir  un  cheval  de 
course,  on  attend  qu'il  ait  pris  sa  croissance,  avant  de  le  monter. 

rable  à  la  raoralilc  que  beaucoup  d'autres  occupations,  i)arcc  que  les  enfans  sont 
clcvés  à  la  maison,  sous  les  yeux  de  leurs  parens.  »  (Déposision  de  M.  Bresson, 
emiuOte  sur  les  tisserands,  18iO.) 


WITHE  -  CHAPEL.  «îfO 

La  population  de  Bethnal-Green  se  compose  principalement  de 
tisserands  irlandais,  auxquels  se  joignent  les  mendians  et  les  vaga- 
bonds de  la  même  nation.  Les  maisons  de  ce  district  sont  dans  un 
état  de  délabrement  dont  celles  de  Spitalfields  même  ne  sauraient 
donner  une  idée.  On  les  construit  souvent  en  planches  mal  jointes, 
ce  qui  leur  donne  bientôt  l'aspect  des  plus  dégoûtantes  étables.  Lors- 
que ces  masures  ont  été  condamnées,  à  cause  du  danger  qu'il  y  au- 
rait à  les  habiter,  et  que  les  locataires  les  ont  désertées,  il  se  trouve 
toujours,  avant  qu'on  les  abatte,  quelque  famille  irlandaise  qui,  ne 
pouvant  payer  le  prix  d'un  loyer,  vient,  comme  les  animaux  im- 
mondes, y  chercher  un  abri.  Dans  un  quartier  où  les  rues,  en  temps 
de  pluie,  forment  un  marais,  la  fièvre  ne  tarde  pas  à  s'exhaler  de  ces 
ruines  empestées. 

Ainsi,  la  population  de  Spitalfields  et  de  Bethnal-Green  a  des  ha- 
bitudes sédentaires;  c'est  le  travail  en  famille,  la  moins  immorale 
peut-être,  mais  aussi  la  plus  misérable  des  industries.  La  population 
de  White-Chapel  est  au  contraire  essentiellement  mobile  et  flottante; 
elle  se  compose  en  majorité  de  journaliers,  de  brocanteurs  et  de 
marchands  ambulans.  Je  comparerais  ce  district  à  notre  quartier 
Mouffetard,  si  je  croyais  que  l'on  pût,  sans  faire  injure  aux  plus 
viles  agglomérations  d'hommes,  assimiler  quelque  chose  à  White- 
Chapel. 

White-Chapel  confine  à  la  Cité.  Ce  pâté  de  rues  étroites,  d'allées 
tortueuses  et  de  cours  sombres,  qui  comprend  huit  mille  maisons, 
a  pour  limites  au  nord  Spitalfields  et  Bethnal-Green,  dont  il  se  dé- 
tache, à  la  hauteur  de  AVentworth-Street,  et,  du  côté  du  sud,  la 
Tour  de  Londres  ainsi  que  les  docks.  Le  chemin  de  Blackwall  le  tra- 
verse dans  toute  sa  largeur.  Du  haut  des  arcades,  sur  lesquelles  la 
voie  de  fer  est  portée,  la  vue  plonge  à  loisir  dans  les  secrets  de  cette 
misère.  On  aperçoit  des  femmes  hâves  qui  se  montrent  à  demi  nues 
aux  fenêtres»  des  enfans  blêmes  qui  se  vautrent  dans  la  fange  des 
cours  avec  les  porcs,  inséparables  compagnons  des  familles  irlan- 
daises, des  haillons  suspendus  au-dessus  des  rues  comme  pour  in- 
tercepter la  lumière  ainsi  que  la  chaleur,  çà  et  là  des  tas  de  briques 
et  d'immondices  dans  les  espaces  libres,  partout  des  mares  fétides 
qui  attestent  l'absence  de  toute  règle  pour  l'écoulement  des  eaux. 
Voilà  le  spectacle  que  présente  AVhite-Chapel ,  vu  à  vol  d'oiseau. 
Que  serait-ce  si  l'on  pouvait,  par  une  fantaisie  qui  n'aurait  rien 
cette  fois  de  diabolique ,  enlever  les  toits  des  maisons  et  compter 
les  gémissemens  qui  s'exhalent  de  là  vers  le  ciel! 


SO  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Il  y  a  des  quartiers  dans  Londres  qui  renferment  un  plus  grand 
nombre  de  pauvres  (1),  car  White-Chapel ,  attenant  par  un  bout  à  la 
Cité,  reçoit  les  miettes  qui  tombent  du  festin  commercial;  et  comme 
ce  district  longe  en  outre  la  Tamise,  les  bras  oisifs  trouvent  assez 
facilement  de  l'emploi  sur  le  port.  Mais  il  n'est  pas  de  lieu  plus  mal- 
sain, dans  lequel  la  mortalité  fasse  plus  de  victimes,  ni  où  ceux  qui 
survivent  soient  laissés  dans  une  pire  condition. 

Par  un  de  ces  contrastes  auxquels  l'esprit  humain  se  plaît,  les  rues 
de  White-Chapel  ont  reçu  les  noms  les  plus  rians.  Parcourez  la  carte 
de  Londres;  en  mettant  le  doigt  sur  ce  quartier,  vous  en  trouverez 
vingt  exemples  :  la  rue  de  la  Rose,  la  rue  de  la  Fleur,  du  Champ- 
Vert,  de  la  Mode,  de  la  Perle,  de  l'Agneau,  l'allée  de  l'Ange,  la 
cour  du  Berger.  Ces  étiquettes  charmantes  ont  été  presque  invaria- 
blement attachées  aux  endroits  les  plus  affreux.  Dans  certains  cas, 
on  n'a  pas  même  respecté  la  gloire.  Ainsi,  un  cloaque  infect  dans 
lequel  se  déchargent  les  égouts  du  voisinage  à  Bethnal-Green ,  et 
qui  couvre  une  étendue  de  trois  acres,  est  appelé  l'étang  Wel- 
lington. 

Transportez  à  White-Chapel  une  colonie  de  Hollandais  lavant  et 
/nettoyant  du  matin  au  soir,  aussi  amoureux  de  l'ordre  et  de  la  pro- 
preté que  ses  étranges  habitans  le  sont  du  désordre  ignoble  qui 
semble  être  leur  élément,  et  vous  n'aurez  encore  rien  fait.  De  tels 
uoyers  d'infection  résistent  à  l'énergie  des  efforts  individuels,  et  sol- 
licitent l'intervention  d'un  gouvernement.  Tout  accuse  ici  l'incurie 
-de  l'administration;  on  dirait  une  de  ces  villes  du  moyen-âge,  que 
les  magistrats  entouraient  de  murailles  pour  les  protéger  contre  l'en- 
nemi extérieur,  mais  qu'ils  livraient,  faute  d'entretien,  dans  leur 
naïve  ignorance,  à  l'action  meurtrière  des  épidémies.  Les  dernières 
maisons  de  la  Cité  dérobent,  en  manière  de  remparts,  les  rues  de 
White-Chapel;  on  n'y  pénètre  qu'à  travers  des  passages  tortueux  pra- 
tiqués sous  des  voûtes  ou  entre  les  murs  humides  des  cours;  c'est 
une  ville  entière  exclusivement  réservée  aux  piétons. 

Depuis  que  la  fièvre  a  décimé  la  population ,  l'on  s'est  décidé  à 
construire  des  égouts  dans  les  rues  principales,  et  quelles  rues!  mais 
l'enlèvement  des  immondices  ne  s'opère  encore  qu'une  fois  par  se- 
maine; on  les  entasse  pendant  sept  jours  sur  la  voie  publique,  qui  se 
couvre  ainsi  d'un  lit  permanent  de  fumier.  Suivez  ces  rues  étroites, 
qui  sont  les  grandes  artères  de  la  circulation;  à  droite  et  à  gauche, 

^1)  En  1838.  While-Chapel  complail  5,856  pauvres  secourus  sur  6t,14l  habitans. 


WITHE-CHAPEL.  81 

de  distance  en  distance,  s'ouvrent  des  impasses  bordées  de  maisons 
à  travers  lesquelles  on  pénètre  dans  des  cours  enfouies  entre  quatre 
murailles,  et  qui  aboutissent  à  d'autres  cours,  le  tout  sans  écoule- 
ment pour  les  eaux  pluviales  et  ménagères,  sans  pavé  pour  assécher 
le  sol,  sans  issue  pour  la  circulation  de  l'air.  Dans  cet  affreux  laby- 
rinthe, chaque  famille  n'a  qu'une  chambre  pour  se  loger,  La  cham- 
bre non  garnie  coûte  4  à  5  shellings  par  semaine  (255  à  330  francs 
par  an),  et  l'empressement  est  tel  pour  Toccuper,  qu'une  famille  y 
entre  souvent  sans  attendre  qu'on  ait  désinfecté  le  logement  des 
émanations  que  la  mort  ou  la  maladie  y  a  laissées  (1). 

Quelques  mots  maintenant  sur  cette  population.  L'on  sait  déjà 
qu'elle  se  compose,  à  peu  près  par  égales  portions,  de  juifs  et  d'Ir- 
landais. Les  juifs  sont  les  maîtres  du  lieu;  ils  en  ont  pris  possession; 
ils  y  ont  leurs  comptoirs,  leurs  maisons,  leurs  cimetières  et  leurs 
établissemens  de  charité.  On  voit  bien  que  les  enfans  d'Israël  sont  là 
chez  eux,  car  ils  ne  cherchent  pas  à  se  confondre  avec  la  foule  des 
chrétiens,  et  portent  le  costume  distinctif  de  leur  race,  la  barbe  lon- 
gue ainsi  que  le  caftan.  A  Londres,  White-Chapel  est  leur  Ghetto. 

L'aristocratie  juive  habite  les  meilleures  rues,  où  ses  maisons  tran- 
chent sur  le  reste  par  un  extérieur  décent  et  qui  annonce  l'aisance. 
Les  rues  étroites,  les  passages  obscurs,  sont  occupés  par  la  basse 
classe  des  juifs  et  par  les  Irlandais.  Les  deux  races  vivent  souvent 
dans  la  même  masure,  mais  sans  se  mêler  et  sans  communiquer 
entre  elles.  Du  reste,  on  les  distingue  sans  peine.  Les  juifs  sont  plus 
industrieux;  ils  ont  de  l'ordre,  et,  se  nourrissant  mieux,  ils  résistent 
avec  plus  de  succès  à  l'influence  des  émanations  putrides.  Leurs 


(1)  Une  maison  dans  la  cour  du  Berger,  a  La  maison  est  petite  et  contient  quatre 
chambres,  dont  chacune  se  trouvait  louée  à  une  famille.  Dans  une  des  chambres, 
au  rez-de-chaussée,  quatre  personnes  étaient  malades  de  la  fièvre,  et  dans  l'autre 
trois;  au-dessus,  trois  personnes  en  souffraient  en  même  temps.  Il  paraît  que  di- 
verses familles  avaient  successivement  occupé  ces  chambres,  où  la  fièvre  les  avait 
toutes  attaquées.  Les  officiers  de  la  paroisse  firent  évacuer  la  maison ,  et  portèrent 
la  question  devant  les  magistrats.  Ceux-ci  refusèrent  d'abord  d'intervenir,  mais, 
sur  les  instances  du  médecin,  ils  mandèrent  le  propriétaire  de  la  maison,  et  lui 
adressèrent  des  remontrances  pour  avoir  permis  que  ces  appartemens  fussent 
occupés  par  différens  locataires  avant  de  les  avoir  désinfectés  et  blanchis,  disant 
qu'il  commettait  une  sérieuse  infraction  aux  lois,  et  l'avertissant  que,  s'il  louait 
encore  la  maison  sans  avoir  pris  les  mesures  de  salubrité,  un  officier  de  police  irait 
en  déloger  les  habitans.  Sur  ce,  le  propriétaire,  effrayé-,  promit  de  faire  tout  ce 
que  l'on  voudrait.  Depuis  que  la  maison  a  été  désinfectée,  de  nouveaux  locataires 
l'habitent,  et  aucun  cas  de  fièvre  ne  s'est  présenté.  »  (Rapport  du  D.  S.  Smith.) 
TOME  IV.  6 


S2  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

chambres  sont  proprement  tenues  et  ont  bon  air  dans  leur  simpli- 
cité. Leur  physionomie  intelligente,  empreinte  d'une  singulière  vi- 
vacité, dispose  peu  à  la  confiance;  l'impudence  respire  dans  leurs 
regards,  et  l'on  s'aperçoit  bien  vite  qu'ils  prennent  moins  de  soin 
de  leur  ame  que  de  leur  corps.  Les  mœurs  anglaises  tiennent  en- 
core les  juifs  dans  un  état  voisin  de  l'ilotisme;  leur  infériorité  mo- 
rale s'explique  par  l'oppression  qui  pèse  sur  eux. 

Les  Irlandais ,  race  naturellement  robuste  et  accoutumée  à  vivre 
de  peu,  dépérissent  ou  dégénèrent  rapidement  dans  leurs  taudis. 
L'intempérance  les  emporte,  quand  la  maladie  les  épargne.  Péné- 
trez dans  ces  horribles  demeures,  qui  ne  sont  trop  souvent  meublées 
que  d'un  peu  de  paille;  si  le  père  de  famille  est  au  logis,  vous  ne 
tarderez  pas  à  entendre  le  bruit  des  querelles  domestiques  qu'en- 
gendre la  misère  combinée  avec  l'oisiveté.  S'il  est  absent,  les  femmes 
se  livrent  entre  elles  au  plaisir  du  commérage.  Les  enfans  four- 
millent, ils  encombrent  par  essaims  le  chétif  espace  réservé  partout 
aux  passans.  Ceux  des  juifs  vont  passablement  vêtus,  et  conservent 
une  forme  humaine;  les  autres,  à  demi  couverts  de  leurs  haillons, 
étalent  des  chairs  cadavéreuses  diaprées  de  pustules  et  de  plaies. 
Quel  héritage  qu'un  pareil  sang  pour  les  générations  à  venir  ! 

Voici  un  exemple  de  l'état  déplorable  dans  lequel  croupissent  les 
Irlandais  à  White-Chapel.  J'emprunte  ce  récit  au  rapport  de  M.  Chad- 
wick  (1). 

«  Il  y  a  quelque  temps,  en  faisant  une  tournée  dans  la  paroisse 
avec  les  marguilliers,  à  l'heure  du  service ,  nous  entrâmes  dans  une 
vieille  maison  de  Rosemary-Lane,  que  le  propriétaine  avait  aban- 
donnée. L'escalier  tombait  en  ruines,  et  il  était  tellement  sombre, 
qu'il  nous  fallut  en  plein  midi  une  chandelle  pour  le  gravir.  Le  pre- 
mier étage  était  un  réceptacle  d'ordures.  Dans  une  chaniDre,  nous 
trouvâmes  deux  sales  enfans  à  demi  nus;  leur  mère  était  étendue 
dans  un  coin  sur  quelques  brins  d'une  paille  souillée,  à  peine  recou- 
verte d'un  sac.  Il  n'y  avait  d'autre  ameublement  qu'un  fagot  de  bois, 
cinq  ou  six  assiettes  cassées  et  une  corbeille.  Quelques  sardines 
jonchaient  le  plancher.  Cette  femme  faisait  métier  de  colporter  du 
poisson. 

ce  II  y  a  dans  notre  district  bien  des  endroits  semblables ,  tous  oc- 
cupés par  des  malheureux  de  la  dernière  espèce.  J'ai  souvent  dit 
que,  si  l'on  plaçait  des  tonneaux  vides  le  long  des  rues  de  White- 

(1)  On  Sanitary  condition  ofthe  labouring  classes. 


WITHE-CHAPEL.  83 

Chapel,  en  peu  de  jours  chacun  de  ces  tonneaux  aurait  un  locataire, 
et  ceux  qui  les  occuperaient ,  pour  entretenir  leur  espèce,  vivraient 
comme  des  oiseaux  de  proie  aux  dépens  de  la  société.  Que  l'on  offre 
de  pareilles  facilités,  et  il  n'est  pas  de  dégradation  à  laquelle  une 
partie  de  l'espèce  humaine  ne  puisse  descendre.  Refusez  toute  édu- 
cation à  ces  Diogènes  (tuh-men),  et  vous  aurez  autant  de  sauvages 
vivant  au  sein  de  la  civilisation.  Partout  où  il  a  des  marais  et  des 
eaux  stagnantes,  il  se  trouve  des  reptiles  pour  les  habiter,  et  le  seul 
moyen  de  s'en  délivrer,  c'est  de  dessécher  les  marais.» 

Toutes  les  maisons  en  ruines,  tous  les  bâtimens  infects  de  White  - 
Chapel  ne  sont  pas,  comme  celui  dont  parle  ici  M.  Chadwick,  aban- 
donnés par  leurs  propriétaires.  Il  constate  lui-même  que  cette  es- 
pèce de  propriété  est  celle  qui  rapporte  le  revenu  le  plus  élevé.  Les 
taudis  de  Rosemanj-Lane  rendent  communément  vingt  pour  cent. 
Comment  les  propriétaires  s'inquiéteraient-ils,  sans  y  être  contraints, 
de  les  rendre  plus  habitables  et  de  les  assainir?  Avant  l'incendie 
de  1666,  la  ville  de  Londres  tout  entière  était  bâtie  dans  le  genre  de 
Rosemanj-Lane  et  de  Cartwright-Street;  aussi,  tous  les  douze  ans,  la 
peste  s'abattait  sur  cette  capitale  impure,  et  enlevait  un  cinquième 
ou  un  quart  des  habitans.  Depuis  1666 ,  les  quartiers  du  West-End 
sont  devenus  salubres;  si  la  réforme  sanitaire  tarde  encore  à  s'étendre 
aux  mauvais  quartiers  de  l'est,  qui  pourrait  s'empêcher  de  sou- 
haiter un  nouvel  incendie? 

Rien  ne  ressemble  moins  au  mouvement  de  Londres  que  celui  qui 
se  fait  dans  les  rues  de  White-Chapel.  Dix  mille  personnes  circulent 
souvent  dans  le  Strand  ou  dans  Piccadilly  sans  que  l'on  entende  un 
seul  cri  ;  les  hommes  passent  comme  des  ombres,  les  v.oitures  rou- 
lent sans  confusion  et  presque  sans  bruit ,  les  transactions  s'opèrent 
sur  des  prix  cotés  à  l'avance,  on  achète  et  l'on  vend  sans  échanger 
une  parole,  les  conversations  se  font  à  voix  basse  et  par  monosyl- 
labes; dans  cette  ville  lugubre  du  silence,  on  ne  parle  qu'aux  yeux. 
C'est  la  seule  cité  en  Europe  du  sein  de  laquelle  aucun  murmure  de 
voix  ne  s'élève,  pendant  le  jour,  pour  annoncer  qu'elle  est  habitée 
par  des  êtres  vivans. 

A  White-Chapel  au  contraire,  sans  l'éternel  brouillard  de  ce  climat, 
on  pourrait  se  croire  dans  quelque  ville  du  midi.  Les  visages  que  l'on 
rencontre  n'ont  rien  d'anglais;  les  habitudes  sont  celles  de  la  rue  de 
Tolède  à  Naples,  du  quartier  Saint-Jean  à  Marseille,  ou  de  la  rue 
Mouffetard  à  Paris.  Les  Anglais  vivent  cloîtrés  dans  leur  maison,  qui 
est  le  chateau-fort  de  la  vie  privée;  mais  tout  ce  peuple  de  bohémiens 
vit  dans  la  rue.  Des  femmes  rieuses  sont  assises  sur  le  pas  de  leur 


84  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

porte,  ou  bien  elles  brodent,  les  fenêtres  ouvertes,  pour  mieux  voir  Ta 
foule.  Les  marchands  de  comestibles  étalent  leurs  fourneaux  en  plein 
air.  L'odeur  des  légumes  et  des  poissons  que  l'on  jette  dans  la  poêle 
à  frire  remplit  les  carrefours.  Les  revendeuses  de  fruits  et  les  bro- 
canteurs d'habits  sollicitent  les  passans.  Les  cris  des  marchands,  le 
bruit  des  colloques  engagés  sur  la  voie  publique  ou  de  fenêtre  à  fe- 
nêtre, les  rixes  des  enfans,  les  chants  qui  s'élèvent  des  cabarets,  tout 
cela  compose  un  ensemble  dont  la  gaieté  méridionale  étourdit  le 
spectateur,  au  point  de  lui  faire  douter  s'il  est  à  deux  pas  de  la  Tour 
et  sur  la  lisière  de  la  Cité. 

Pour  juger  cette  population  à  l'œuvre,  il  faut  aller  voir  le  marché, 
ou  plutôt  la  foire  aux  chiffons  {rag  fair).  L'usage  existait  déjà,  et 
l'endroit  était  bien  connu,  il  y  a  cent  cinquante  ans;  car  Daniel  de 
Foë  y  fait  arrêter  par  la  police  le  héros  d'un  de  ses  romans,  le  colonel 
Jack.  Et  en  effet,  les  scènes  qui  s'y  passent  semblent  appartenir  à 
des  temps  assez  éloignés  de  notre  civilisation.  Le  marché  se  tient 
dans  un  espace  ouvert  entre  des  décombres,  et  auquel  deux  étroites 
ruelles  donnent  accès.  Une  halle  couverte  en  occupe  le  centre; 
mais  la  foule  qui  l'assiège  est  telle  que  le  plus  grand  nombre  des 
achats  et  des  ventes  s'y  font  en  camp  volant.  Vers  quatre  heures  de 
l'après-midi,  la  foire  des  chiffons  commence  à  s'animer.  Deux  à 
trois  mille  juifs  couvrent  la  place,  tour  à  tour  acheteurs  et  vendeurs 
des  mêmes  objets.  Il  faut  voir  de  quel  air  sérieux  et  en  quels  termes 
pompeux  ils  vantent  la  plus  misérable  marchandise.  «  Excellent  vête- 
ment, et  de  qualité  superfine  I  »  s'écrie  l'un  en  montrant  une  redin- 
gote usée  sur  toutes  les  coutures,  et  qui  a  passé  du  maître  au  domes^ 
tique  avant  de  tomber  dans  le  domaine  du  fripier.  «  Splendide  chapeau, 
robe  délicieuse  1  »  dit  un  autre,  en  étalant  quelque  soierie  fanée  qui 
a  servi  à  trois  générations.  Pourtant  chacun  de  ces  haillons  a  sort 
prix,  toute  chose  trouve  un  acheteur,  et  l'on  ne  dédaigne  pas  d'em- 
piler de  pareilles  marchandises  dans  les  caves  des  rues  voisines,' qui 
sont  transformées  en  magasins.  Le  marché  aux  chiffons  a  ses  alter- 
natives de  hausse  et  de  baisse,  comme  la  Bourse  où  se  cotent  les  fonds 
publics.  Là  comme  ailleurs,  le  prix  dépend  de  l'abondance  ou  de  la 
rareté  de  la  marchandise,  et,  les  pourvoyeurs  arrivant  de  minute  en 
minute,  courbés  sous  leurs  énormes  besaces,  les  quantités  disponi- 
bles, le  stock  varie  à  chaque  instant.  Quant  aux  tours  de  passe-passe 
qui  sembleraient  à  craindre  dans  une  telle  réunion,  ils  sont  extrême- 
ment rares;  les  juifs  qui  fréquentent  ce  marché  ne  peuvent  pas  se 
voler,  car  ils  se  connaissent  tous. 

On  comprend  maintenant  l'existence  des  juifs  à  White-Chapcl.  Ces 


WITHE  -  CHAPEL.  85 

gens-là  vivent  des  restes  de  Londres.  Ce  sont  des  parasites  actifs,  et 
comme  les  écumeurs  du  luxe  anglais.  Leur  industrie  consiste  à  ap- 
proprier à  l'usage  des  dernières  classes  de  la  société  les  objets  que 
l'aristocratie  et  la  valetaille  de  l'aristocratie  ont  dédaignés  ou  mis  hors 
de  service.  Les  Irlandais  préfèrent  se  nourrir  des  restes  des  animaux 
et  disputer  aux  porcs  la  plus  vile  espèce  de  pomme  de  terre.  Cela 
prouve  à  la  fois  plus  de  paresse  et  plus  de  fierté. 

Mais  quelle  que  soit  la  différence  de  régime,  d'énergie  morale  et 
de  vigueur  physique,  il  faut  payer  tribut  au  climat.  Le  climat,  ici,  ce 
sont  les  vapeurs  pestilentielles  qui  s'échappent  de  ce  cloaque  et  qui 
enveloppent  ensuite,  comme  un  linceul  funèbre,  la  masse  des  habi- 
tations. L'air  qu'on  respire  à  White-Chapel  rend  les  abords  de  la  vie 
bien  difficiles,  et,  pour  ceux  qui  en  jouissent,  il  en  abrège  la  durée. 
il  y  meurt  un  enfant  sur  deux ,  presque  autant  qu'à  Manchester  et  à 
Liverpool.  Les  chances  de  vivre,  qui  sont  dans  le  West-End  de  vingt- 
six  ans  pour  la  classe  des  artisans  et  des  domestiques,  y  descendent 
à  vingt-deux  ans.  La  mortalité  moyenne  de  Londres  est  de  1  habitant 
sur  40;  mais  tandis  qu'elle  se  réduit,  dans  les  quartiers  de  l'ouest,  à 
1  sur  44,60,  elle  atteint,  dans  ceux  de  l'est,  la  proportion  de  1  sur  38,53. 

Si  l'on  veut  mesurer  avec  quelque  précision  l'influence  qu'exer- 
cent les  circonstances  locales  sur  la  durée  de  la  vie  humaine,  c'est  de 
k  mortalité  parmi  les  femmes  qu'il  faut  principalement  tenir  compte. 
La  femme,  ainsi  que  le  fait  remarquer  M.  Chadwick,  est  tout  dans 
la  maison.  Gomme  ses  habitudes  sont  plus  régulières  et  plus  sobres, 
comme  elle  mène  une  existence  plus  sédentaire,  rien  n'altère  pour 
elle  l'action  bonne  ou  mauvaise  du  climat,  et  les  effets  que  ce  climat 
produit  sur  sa  constitution  peuvent  être  considérés  comme  des  ré- 
sultats naturels.  Or,  il  meurt  annuellement  1  femme  sur  57,05  dans 
la  paroisse  de  Saint-George,  située  à  l'extrémité  du  quartier  aristo- 
cratique, et  1  femme  sur  28,15  à  White-Chapel.  Donc,  toutes  choses 
égales,  pendant  que  1,000  femmes  arrivent  naturellement  au  terme 
de  leur  vie  de  chaque  côté  de  Londres,  1,034  sont  emportées  en 
outre  dans  les  quartiers  les  plus  malsains  de  l'est,  par  des  maladies 
à  l'abri  desquelles  l'ouest  se  trouve  placé. 

Quelle  est  la  nature  de  ces  maladies?  Le  rapport  du  docteur 
Southwood-Smith  va  nous  fournir  des  chiffres  tristement  éloquens. 
De  13,972  cas  de  fièvre  qui  se  déclarèrent  à  Londres  en  1838,  parmi 
les  77,186  indigens  admis  aux  secours  pubHcs,  8,000  cas  apparte- 
naient aux  paroisses  de  l'est,  et  2,405  à  la  seule  paroisse  de  White- 
Chapel.  Ce  district,  qui  représentait  7  pour  100  de  la  population 


86  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

métropolitaine,  et  qui  comptait  9  pour  100  du  nombre  total  des  pau- 
vres secourus,  avait  ainsi  un  contingent  de  malades  égal  à  17  pour 
100.  Il  faut  ajouter  que  plus  les  maladies  avaient  un  caractère  grave, 
et  plus  la  proportion  s'augmentait  pour  White-Chapel.  Sur  5,692  cas 
de  typhus,  ce  district  en  réunit  1,505;  soit,  26  1/2  pour  100. 

Voilà  donc  les  conséquences  de  l'état  effroyable  dans  lequel  on 
laisse  White-Chapel;  la  fièvre  y  est  aujourd'hui  endémique,  et  y  met 
tous  les  ans  la  population  en  coupe  réglée.  New-York  a  la  fièvre 
jaune  en  permanence,  le  Caire  la  peste,  Rome  la  malaria,  et  Londres 
le  typhus.  La  négligence  des  hommes  devient  aussi  meurtrière,  par 
ses  conséquences,  dans  la  capitale  de  la  Grande-Bretagne,  que  peu- 
vent l'être  sous  le  tropique  l'effluve  des  eaux  et  le  souffle  des  vents. 
K  La  chambre  d'un  malade  attaqué  de  la  fièvre,  dit  le  docteur  Smith, 
dans  un  appartement  de  Londres  où  l'air  frais  ne  circule  pas,  est 
dans  des  conditions  parfaitement  semblables  à  celles  d'un  marais  de 
l'Ethiopie  où  pourrissent  des  amas  de  sauterelles.  Le  poison  qui 
s'engendre  dans  les  deux  cas  est  le  même,  et  ne  se  distingue  qu'au 
degré  de  puissance  qu'il  déploie.  La  nature,  avec  son  soleil  brûlant, 
avec  ses  vents  languissans,  avec  ses  marais  putrides,  manufacture  la 
peste  sur  une  immense  et  formidable  échelle.  La  pauvreté,  dans  sa 
hutte,  couverte  de  ses  haillons,  enveloppée  de  sa  fange,  s'efforçant 
d'écarter  l'air  pur  et  d'augmenter  la  chaleur,  ne  réussit  que  trop  bien 
h  imiter  la  nature.  Le  procédé  est  le  même,  ainsi  que  le  produit;  il 
n'y  a  d'autre  différence  que  la  grandeur  des  résultats.  » 

On  peut  considérer  White-Chapel,  Bethnal-Green,  et  généralement 
les  mauvais  districts  de  l'est,  en  empruntant  la  belle  expression  du 
docteur  Smith,  comme  l'atelier  où  s'élabore  la  fièvre.  De  là,  elle  gagne 
les  quartiers  voisins,  et,  se  répandant  ensuite  jusque  dans  les  larges 
rues  et  les  rians  squares  que  les  riches  habitent,  elle  y  fait  souvent 
une  funeste  moisson.  L'intérêt  personnel,  à  défaut  de  la  charité, 
devrait  donc  suffire  pour  disposer  les  classes  qui  gouvernent  l'An- 
gleterre à  supprimer  ces  foyers  d'infection;  mais  il  paraît  que  l'épi- 
démie n'a  pas  frappé  encore  des  coups  assez  rudes  :  tant  que  les  pau- 
vres en  seront  les  principales  victimes,  l'attention  des  riches  aura  de 
la  peine  à  s'éveiller.  En  attendant,  comme  les  quartiers  infectés  d'une 
manière  permanente  se  trouvent  en  dehors  du  mouvement  général 
de  Londres,  on  les  néglige  et  on  les  oublie.  Les  souffrances  de  leurs 
habitans  ne  sont  guère  connues  que  des  officiers  des  paroisses  et  des 
médecins  qui  ont  le  courage  de  visiter  les  malades,  souvent  au  péril 
de  leur  vie. 


WITHE-CHAPEL.       l?  87 

Une  seule  fois,  le  parlement  a  paru  s'émouvoir  de  honte  et  de 
pitié  à  l'aspect  de  tant  de  misères.  Il  a  voté  près  de  deux  millions  de 
francs,  destinés  à  l'acquisition  de  terrains  vagues  situés  à  l'est  de  la 
ville,  dont  on  veut  faire  un  parc  à  l'usage  de  ces  districts  populeux. 
Voilà  sans  doute  une  amélioration  importante.  Le  parc  Vittoria  doit 
avoir  une  étendue  d'environ  150  hectares,  ou  trois  fois  la  surface 
du  dock  de  Londres,  et  le  dixième  de  celle  que  couvrent  les  parcs 
du  West-End,  Ce  sera  un  lieu  de  récréation  et  de  repos  où  les  ou- 
vriers pourront  se  réunir  le  dimanche,  et  respirer,  au  moins  une 
fois  par  semaine,  un  air  qui  n'aura  pas  été  corrompu  par  l'odeur 
des  ruisseaux.  Ils  y  enverront  aussi  leurs  enfans,  qui  n'ont  aujour- 
d'hui pour  tout  champ  d'exercice  que  des  cours  fétides  renfermées 
entre  quatre  murs,  et  qui  apprendront  du  moins  à  connaître  les 
arbres  et  le  soleil.  Mais  qu'est-ce  qu'un  jardin,  dont  les  ombrages 
mettront  vingt  années  à  croître,  pour  dissiper  les  miasmes  qui  s'éla- 
borent à  toute  heure  du  jour  et  de  la  nuit  dans  cet  immense  amas 
de  maisons? 

Le  docteur  Smith  propose,  dans  son  rapport,  deux  expédiens  qui 
auraient  certainement  pour  effet  d'assainir  le  district  de  White- 
Cliapel.  L'un  est  une  mesure  de  police,  et  l'autre  une  question 
d'argent. 

Le  docteur  Smith  demande  qu'on  ne  puisse  construire  désormais 
aucune  maison  sans  établir,  sur  l'emplacement  qu'elle  devra  occu- 
per, des  conduits  ou  embranchemens  souterrains  qui  se  lient  au 
système  général  des  égouts.  Pour  compléter  le  bienfait  de  cette 
prescription,  les  propriétaires  devraient  être  tenus  d'opérer  dans 
les  maisons  déjà  construites  les  emménagemens  nécessaires  pour 
en  diminuer  l'insalubrité.  Il  faudrait  imposer  en  outre  aux  autorités 
locales  l'obligation  de  faire  enlever  tous  les  jours  les  immondices 
qui  obstruent  la  voie  pubhque.  Enfin  tous  les  bâtimens  qui  inter- 
ceptent la  circulation  de  l'air  devraient  être  démohs  d'urgence > 
moyennant  une  indemnité. 

La  seconde  recommandation  du  docteur  Smith  n'est,  à  propre- 
ment parler,  qu'une  apostille  ajoutée  à  la  pétition  des  habitans  de 
Bethnal,  qui  sont  en  instance,  depuis  six  années  entières,  auprès  du 
parlement,  pour  obtenir  que  les  améliorations  projetées  dans  l'in- 
térieur de  Londres  s'étendent  aux  quartiers  insalubres  de  l'est.  Ils 
sollicitent  l'ouverture  de  trois  grandes  rues,  dont  les  deux  premières 
traverseraient  le  plus  épais  de  Bethnal-Green  et  de  White-Chapeî, 
du  midi  au  nord,  en  faisant  communiquer  les  abords  est  et  ouest 


88  RBVUK  DES  DEUX  MONDES. 

du  dock  de  Londres  avec  la  route  de  Hackney;  la  troisième,  prenant 
ces  quartiers  en  écharpe,  lierait  la  route  de  White-Chapel  aux 
routes  du  nord  et  de  l'ouest,  à  travers  la  partie  septentrionale  de  la 
Cit(^. 

Pour  avoir  les  moyens  d'exécuter  d'aussi  vastes  projets,  il  faudrait 
imposer  à  tous  les  habitans  de  Londres,  dans  la  proportion  de  leur 
revenu,  une  contribution  spéciale.  Cette  taxe  serait  une  mesure 
d'économie,  en  même  temps  qu'un  acte  de  justice  et  d'humanité. 
Chaque  année,  la  ville  de  Londres  dépense  plus  de  10  millions  de 
francs  pour  l'entretien  de  ses  pauvres,  sans  parler  des  souscriptions 
volontaires  dont  le  produit  est  consacré  à  défrayer  les  hôpitaux.  Qui 
doute  que  les  épidémies  meurtrières  qui  ravagent  les  quartiers  les 
plus  peuplés  ne  contribuent  à  augmenter  le  nombre  des  nécessi- 
teux ,  en  mettant  à  la  charge  des  paroisses  les  familles  que  le  typhus 
ou  tout  autre  maladie  contagieuse  a  privées  de  leurs  chefs?  Diminuer 
la  mortalité  dans  Londres,  ce  serait  diminuer  la  misère.  Qui  pour- 
rait se  plaindre  d'avoir  ainsi  la  chance  d'amortir,  par  un  sacrifice 
préventif,  une  partie  de  cet  affreux  budget? 

Les  rues  du  West-End  ont  généralement  trente  à  quarante  pieds 
de  largeur;  les  rues  de  White-Chapel ,  même  quand  elles  sont  dis- 
posées pour  le  passage  des  voitures,  n'en  ont  pas  plus  de  quinze  à 
dix-huit.  Dans  le  quartier  de  l'aristocratie,  chaque  famille  habite  une 
maison  spacieuse  et  commode,  où  l'air  et  l'eau  peuvent  circuler  à 
grands  flots;  dans  les  quartiers  populeux,  chaque  famille  est  réduite 
aune  chambre,  qui  manque  souvent  à  la  fois  d'air,  de  lumière, 
d'eau  et  de  feu.  A  l'ouest ,  tout  a  été  combiné  pour  prolonger  la 
durée  de  l'existence;  à  l'est,  tout  concourt  à  l'abréger,  au  point  que 
dans  la  même  ville  un  homme,  selon  qu'il  est  riche  ou  pauvre,  et 
selon  qu'il  a  planté  son  domicile  dans  telle  ou  telle  rue,  vit  le  double 
d'un  autre,  ou  seulement  la  moitié.  Quand  les  inégalités  sociales 
sont  poussées  jusqu'à  ce  mépris  de  la  nature  humaine,  ne  devieii- 
nent-elles  pas  une  révolte  contre  la  Providence,  un  acte  insolent 
d'impiété? 

Je  comprends  tous  les  systèmes  de  gouvernement,  j'admets  l'ex- 
trême concentration  de  la  propriété  comme  son  extrême  division, 
car  les  institutions  des  peuples  doivent  différer  autant  que  leur  génie; 
mais  ce  que  je  ne  conçois  pas  et  ce  qui  ne  me  paraît  essentiel  à 
aucun  système,  c'est  un  état  de  choses  dans  lequel  une  minorité 
puisse  impunément  s'approprier  le  sol,  les  habitations  et  jusqu'à  l'air 
salubre,  en  reléguant  la  majorité  dans  quelque  coin  de  terre,  où 


WITHE  -  CHAPEL.  89 

celle-ci  trouve  à  peine,  en  entassant  les  vivans  à  côté  des  vivans  et 
les  morts  sur  les  morts,  les  six  pieds  d'espace  qui  sont  nécessaires 
pour  un  lit  et  pour  un  cercueil. 

L'aristocratie  anglaise  a  porté  bien  haut  le  nom ,  la  puissance  et  la 
ikhesse  de  la  nation.  Quelle  que  fût  la  source  de  son  droit,  l'usur- 
pation ou  la  confiance  du  peuple ,  elle  s'est  montrée  digne  de  gou- 
verner. Qu'elle  reste  donc  en  possession  de  sa  fortune.  La  propriété 
foncière  lui  appartient  sans  partage;  elle  n'a  cédé  pour  un  temps  le 
sol  nu  des  villes  que  pour  le  recouvrer  plus  tard  chargé  de  propriétés 
bâties.  Enfin,  l'établissement  des  manufactures,  mettant  en  valeur 
les  terres  voisines,  a  doublé  presque  partout  son  revenu.  Qu'elle 
jouisse  en  paix  de  ces  énormes  avantages;  cela  se  peut  encore 
dans  un  pays  où  l'ambition  prend  rarement  la  couleur  de  l'envie. 
Mais  ce  n'est  pas  assez  d'avoir  fait  le  pays  puissant;  il  faut  rendre 
le  peuple  heureux.  Le  gouvernement  de  l'aristocratie  est  peut-être 
celui  de  tous  qui  s'accommode  le  moins  d'une  politique  égoïste.  Il 
faut  administrer  dans  l'intérêt  des  masses  pour  avoir  le  droit  de  les 
exclure  de  l'administration.  Toute  aristocratie  est  placée  dans  la 
société,  comme  le  cœur  dans  le  corps  humain,  pour  y  entretenir  la 
circulation  du  sang  et  pour  y  développer  la  vie.  Si  elle  absorbe  la 
substance  sociale,  au  lieu  de  la  distribuer  entre  tous  les  membres, 
elle  devient  un  objet  de  scandale  et  un  principe  de  mort. 

A  l'heure  qu'il  est,  l'aristocratie  anglaise,  fatiguée  et  repue,  semble 
n'avoir  plus  d'énergie  que  pour  jouir.  Son  activité  s'emploie  à  con- 
vertir l'Angleterre  en  parcs  et  en  prairies,  qu'elle  dépeuple  d'hommes 
pour  les  couvrir  de  bétail  et  de  gibier.  Elle  construit  des  châteaux, 
ou  forme  des  galeries  de  tableaux,  des  bibliothèques,  des  collections. 
Elle  tourmente  ses  richesses,  selon  l'expression  du  poète  latin,  jus- 
qu'à ce  qu'elle  finisse  par  le  suicide  ou  par  l'ennui.  Quant  aux  plé- 
béiens de  la  Grande-Bretagne,  elle  en  fait  deux  parts  :  aux  fermiers 
et  aux  laboureurs,  elle  donne,  pour  les  consoler  du  prolétariat  et  de  la 
taxe  des  pauvres,  le  privilège  de  vendre  leurs  grains  un  peu  plus  cher, 
grâce  à  l'exclusion  des  blés  étrangers;  la  population  urbaine  et  les 
ouvriers  des  manufactures,  elle  les  abandonne  à  eux-mêmes,  comme 
étant  les  cliens  d'un  autre  ordre  de  choses  et  le  produit  d'un  autre 
temps. 

Sous  ce  rapport,  l'état  de  Londres  exprime  au  vrai  la  situation  de 
l'Angleterre.  Le  contraste  qui  apparaît  entre  White-Chapel  et  les 
splendeurs  du  West-End  existe  partout  dans  le  royaume-uni.  Vous 
le  retrouverez  à  Edimbourg,  à  Glasgow,  à  Manchester  et  à  Liverpool. 


m  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Et  ce  n'est  pas  dans  les  villes  seulement  que  Ton  rencontre  ces  in- 
égalités monstrueuses.  Les  campagnes  offrent  aussi  l'image  de  la 
misère  la  plus  étonnante  à  côté  du  luxe  le  plus  florissant.  Il  n'y  a  pas 
de  contrée  au  monde  où  l'on  ait  séparé  par  de  plus  grandes  distances 
les  diverses  régions  de  la  société.  On  peut  interdire  au  peuple  la  pro- 
priété; on  ne  peut  lui  refuser  les  conditions  de  la  croissance,  du 
mouvement,  de  la  respiration.  Traiter  les  ouvriers  des  villes  plus 
mal  que  les  détenus  sur  les  pontons  ;  créer  un  état  social  dont  le 
résultat  est  qu'un  grand  seigneur  peut  vivre  en  moyenne  jusqu'à 
cinquante-cinq  ans,  pendant  qu'un  ouvrier,  dans  certaines  villes,  ne 
vit  pas  au-delà  de  quinze  ans  ;  réserver  l'âge  de  la  force  et  celui  de 
la  sagesse  pour  une  seule  classe  d'hommes,  en  réduire  une  autre 
à  une  perpétuelle  enfance,  n'est-ce  pas  détruire  les  générations  dans 
leur  germe  et  renouveler  en  quelque  sorte,  au  milieu  du  xix^  siècle, 
cet  arrêt  d'un  Pharaon  qui  condamnait  tous  les  premiers-nés  d'un 
peuple  à  périr? 

Le  recensement  de  1841  attribue  à  Londres  une  population  de 
1,870,727  habitans,  répandus  sur  une  surface  de  vingt  milles  carrés. 
En  dix  années,  et  malgré  une  mortalité  que  l'on  peut  considérer 
comme  élevée,  cette  population  s'est  accrue  de  trois  cent  mille  âmes. 
La  fécondité  des  mariages  a  plus  que  comblé  les  vides  faits  par  les 
épidémies.  Est-ce  là  un  événement  dont  on  doive  se  féliciter  ou  s'en- 
orgueillir? Ne  vaudrait-il  pas  mieux  au  contraire  que  le  nombre  des 
habitans  demeurât  stationnaire,  dans  une  ville  où  si  peu  d'enfans 
atteignent  l'âge  viril,  et  où  l'énergie  vitale  s'épuise  en  moyenne, 
dans  l'homme,  après  une  durée  de  quinze  à  vingt  années?  Les  phi- 
losophes du  xviii^  siècle  déclamaient  contre  les  grandes  villes,  dans 
lesquelles  ils  voyaient  autant  de  foyers  de  vice  et  de  corruption.  Que 
dirait  Jean-Jacques  Rousseau,  s'il  avait  aujourd'hui  sous  les  yeux  la 
capitale  de  l'Angleterre,  et  s'il  venait  à  se  convaincre  que  le  séjour 
n'en  est  pas  moins  funeste  à  la  vigueur  du  corps  qu'à  la  pureté  des 
mœurs?  Le  système  qui  préside  à  l'administration  de  Londres  est 
à  coup  sûr  l'argument  le  plus  fort  que  l'on  puisse  invoquer  contre 
l'existence  de  ces  immenses  capitales  dans  lesquelles  un  pays  entier 
ne  se  résume  peut-être  que  pour  s'abîmer. 

LÉON  Faucher. 


SITUATION 


INTELLECTUELLE 


DE  L'ALLEMAGNE. 


VIXSTNE.  ~  MUNICH.  ~  BERLIN-. 


I.  —  Ueber  den  gegenwaertigen  Zustand  der  Boehmischen  Literatur  und  ilire 

Bedeutung  (  De  l'État  actuel  de  la  littérature  en  Bohême  et  de  son 

importance),  par  M.  le  comte  Léo  de  Thun;  Prague,  iSi2. 

II.  —  Die  Steîlung  der  Slowaken  in  Ungarn  beîeuchtet  (  La  Situation  des 
Slaves  en  Hongrie),  par  M.  le  comte  de  Thun;  Prague,  1813. 

III.  —  Kollar's  Reise  in  Ungarn  (Voyage  en  Hongrie),  par  Kollar. 

IV.  —  OEsterreich  und  dessen  Zukunft  (L'Autriche  et  son  Avenir), 
Hambourg,  1843. 

V.  —  Deutsche  Worte  eines  OEsterreichers  (  Paroles  allemandes  d'un 
Autrichien);  Hambourg,  1843. 

VI.  —  Hallische  Jahrbuecher  (Annales  de  Halle);  1838-18ii. 

VII.  --  Zwei  Friedliche  blaetter  (  Deux  Feuilles  pacifiques  ),  par  M.  Strauss; 

Leipzig,  1841. 

VIII.  —  Deutsche  Jahrbuecher  (Annales  allemandes);  Leipzig,  1841. 


Il  n'est  facile  à  personne,  ni  en  deçà  ni  au-delà  du  Rhin,  de  porter 
un  jugement  sur  l'Allemagne,  sur  les  mouvemens  d'idées  qui  s'y 


9à  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

agitent  ou  qui  s'y  préparent.  Je  sais  combien  c'est  pour  nous  une 
tâche  périlleuse.  Outre  les  différences  profondes  de  génie,  de  langue, 
de  tendances,  qui  nous  séparent  de  la  race  germanique,  elle  nous 
échappe  encore  par  les  aspects  variés  sous  lesquels  elle  se  présente 
à  nos  recherches,  et  où  elle  déroute  ceux  qui  la  croient  saisir.  Certes, 
ce  n'est  pas  dans  ces  Allemagnes  confuses  que  sont  possibles  les 
voyages  rapides;  nous  ne  sommes  pas  là  dans  ces  pays  du  soleil  où, 
tandis  que  les  objets  détachent  vivement  leurs  lignes  sur  l'or  ou  le 
bleu  ardent  du  ciel,  les  pensées  qui  animent  la  nation  semblent  par- 
ticiper elles-mêmes  de  cette  netteté  visible  et  être  gravées  par  la 
main  exacte  et  ferme  de  Thucydide  ou  de  Machiavel  sur  un  marbre 
éclatant.  Les  idées  qui  travaillent  ce  peuple,  les  préoccupations  qui 
le  tourmententi,  les  nouvelles  destinées  qu'il  poursuit,  on  ne  les 
lit  pas  ainsi  d'un  seul  regard.  Il  faut,  pour  les  découvrir,  une  étude 
laborieuse  et  persévérante.  11  est  nécessaire  d'interroger  plus  d'une 
fois  les  circonstances,  les  hommes,  les  livres,  les  systèmes,  pour 
obtenir  d'eux  une  réponse  directe;  et — cette  comparaison  est  permise 
a  propos  d'un  pays  qui  n'est  pas  sans  mystères,  —  si,  dans  l'épopée 
latine,  l'oracle,  avant  de  dévoiler  l'avenir,  veut  être  dompté  par  le 
dieu  :  en  Allemagne  c'est  le  présent,  c'est  la  situation  présente  qui 
est  soigneusement  cachée  par  la  prêtresse,  et  dont  il  faut  lui  arra- 
cher la  révélation. 

Les  personnes  qui  ont  habité  ce  pays  savent  combien  il  est  dan- 
gereux de  traiter  un  tel  sujet.  Quelque  soin  que  nous  puissions  y 
apporter,  quelles  que  soient  la  mesure  de  nos  paroles,  la  circonspec- 
tion de  nos  jugemens,  la  bienveillance  et  la  franche  ouverture  de 
nos  sympathies,  nous  devons  renoncer  à  satisfaire  complètement 
ceux  dont  nous  parlons.  Cette  défaveur  encourue  en  Allemagne  par 
les  écrivains  français  qui  l'ont  jugée,  a  été  attribuée  à  une  sorte  de 
vanité  irritable  particulière  à  ce  pays.  Ce  serait,  chez  ce  peuple,  un 
orgueil  natif  que  le  succès  et  la  louange  auraient  rendu  intraitable; 
tout  enivré  par  l'enthousiasme  que  provoqua  chez  nous  l'éclat  de 
sa  période  poétique,  il  ne  voudrait  plus  consentir  à  voir  les  produc- 
tions de  la  pensée  allemande,  je  ne  dirai  pas  bliimées,  mais  seule- 
ment examinées,  discutées  par  la  critique  et  l'esprit  français.  Je 
crois  que  cela  est  vrai  pour  les  lettres,  pour  les  œuvres  des  poètes  et 
les  systèmes  des  penseurs.  Je  serais  tenté  cependant  d'attribuer  ces 
mécontentemens  à  des  causes  un  peu  différentes,  surtout  en  ce  qui 
concerne  non  plus  les  détails,  mais  la  question  générale,  j'entends  la 
situation  intellectuelle  des  peuples  germaniques  et  le  travail  qui  se 


SITUATION  INTELLECTUELLE  DE  L' ALLEMAGNE.  93 

fait  dans  leur  sein.  Ces  causes,  les  voici  :  c'est  que  si  la  France  a 
quelque  peine  à  juger  l'Allemagne,  l'Allemagne  elle-même  ne  se 
connaît  pas,  ne  se  juge  pas  d'une  manière  très  sûre;  c'est  que,  si  elle 
sent  bien  ce  mouvement  dont  je  parle,  elle  ne  sait  pas  cependant 
s'en  rendre  un  compte  bien  exact,  et  se  décider,  se  dévouer  pour 
une  cause  distincte,  pour  une  cause  clairement  comprise  et  ardem- 
ment embrassée.  Elle  doute,  elle  hésite;  c'est  par  là  qu'elle  est  un 
spectacle  digne  d'études,  mais  c'est  aussi  par  là  qu'elle  souffre,  car, 
tant  que  durera  cette  indécision,  il  est  impossible  qu'il  n'y  ait  pas  dans 
la  conscience  de  ce  peuple  quelque  chose  de  vulnérable  et  d'inquiet. 

Depuis  que  la  France  étudie  l'Allemagne,  exercée  qu'elle  est  par 
la  pratique  de  l'histoire  à  porter  sur  les  évènemens  un  regard  prompt 
et  sûr,  comme  un  grand  artiste  qui  juge  son  art,  elle  a  vu  dès  le  pre- 
mier jour  le  but  où  ce  pays  est  entraîné  invinciblement.  Elle  a  dit 
que  l'Allemagne  marchait  vers  son  unité.  Mais  comment  doit  s'ac- 
complir ce  travail?  Voilà  les  difficultés  infinies,  les  complications 
sans  nombre  qui  commencent.  Quand  nous  discutons  ce  sujet  de  ce 
côté-ci  du  Rhin,  nous  en  parlons  en  juges  désintéressés,  en  histo- 
riens; nous  ne  savons  pas  assez  combien  c'est  une  question  pleine 
de  troubles  et  d'anxiétés  pour  ceux  qui  y  sont  en  cause.  Ces  anxiétés 
sont  telles,  qu'ils  ne  veulent  pas  toujours  reconnaître  ce  mouvement 
qui  les  emporte.  Ils  ne  le  repoussent  pas  absolument,  mais  ils  n'osent 
se  l'avouer  à  eux-mêmes.  Pourquoi  cela?  Ne  devraient-ils  pas,  tout 
au  contraire,  désirer  l'unité  de  la  patrie?  Ils  la  désirent  et  ils  la  re- 
doutent; ils  sentent  qu'ils  y  sont  appelés,  mais  ils  sentent  aussi  com- 
bien elle  leur  coûtera  de  sacrifices.  Il  n'est  pas  question  ici  de  l'unité 
politique ,  de  la  réunion  de  tous  les  états  de  l'Allemagne  sous  un 
même  gouvernement.  Ce  serait  là  toute  une  révolution,  et,  si  elle 
doit  un  jour  s'accomplir,  l'époque  où  ces  évènemens  pourraient  se 
réaliser  est  certainement  très  éloignée  encore.  Il  s'agit  seulement  de 
l'unité  intellectuelle;  il  s'agit  de  fonder  une  communauté  d'idées, 
de  pensées,  un  mouvement  commun  des  intelligences.  Pour  cela,  il 
faut  un  centre.  Où  sera-t-il?  A  Vienne?  à  Munich?  à  Beriin?  C'est 
là  le  problème  dont  je  parle.  Or,  tels  sont  les  liens  qui  attachent  ces 
peuples  à  leur  nationalité  si  long-temps  perdue  et  qu'ils  craignent 
de  perdre  encore;  tel  est  leur  amour  respectueux  pour  elle,  qu'ils 
ne  veulent  pas  reconnaître  la  suprématie  toujours  croissante  d'une 
ville,  la  déchéance  d'une  autre,  dans  la  crainte  de  frapper  la  patrie 
dans  quelque  partie  d'elle-même. 

Voilà  les  inquiétudes  qui  depuis  long-temps  tourmentaient  l'Aile- 


94.  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

magne,  inquiétudes  graves  et  légitimes.  Ce  n'est  pas  tout  :  le  jour 
où  elle  a  cherché  à  réaliser  cette  unité,  le  jour  où  elle  a  commencé 
cette  tâche  difficile,  un  danger  tout  autrement  sérieux  s'est  révélé, 
qu'elle  ne  soupçonnait  pas.  Ce  travail  a  jeté  un  trouhle  profond  dans 
son  génie.  Elle  a  été  comme  ébranlée  par  les  difficultés  de  l'entre- 
prise que  ses  destinées  lui  imposaient.  En  quittant  le  monde  pai- 
sible de  la  pensée  pour  les  épreuves  de  la  vie  publique,  elle  a  re- 
noncé à  ce  qui  faisait  depuis  long-temps  sa  gloire,  sans  avoir  trouvé 
encore  ce  qui  doit  la  dédommager  un  jour.  Mais  il  faut  revenir  sur 
tout  ceci  avec  plus  de  détails;  pour  embrasser  du  regard  toute  l'Al- 
lemagne, pour  indiquer  le  travail  qui  s'y  opère  en  ce  moment  même, 
il  faut  placer  l'une  en  face  de  l'autre  les  villes  que  je  nommais  tout 
à  l'heure,  et  montrer  ce  que  signifient  ces  trois  noms. 


Le  12  juillet  1806  fut  un  jour  néfaste  pour  Vienne.  Ce  jour-là, 
l'antique  couronne  du  saint-empire,  qu'elle  portait  depuis  tant  d'an- 
nées, tomba  de  sa  tête  caduque.  Il  y  avait  long-temps,  il  est  vrai, 
que  l'héritage  des  Habsbourg  s'était  appauvri  dans  ses  mains,  et  de- 
puis qu'en  1765  un  jeune  héros  avait  achevé  de  transformer  un 
ordre  de  chevalerie  en  une  nation  belliqueuse  et  forte,  le  saint- 
empire,  inquiété  au  dedans  par  ce  voisinage  redoutable,  surpris  au 
dehors  par  des  évènemens  inattendus  et  terribles,  frappé  par  l'épée 
de  la  révolution  française,  tout  étourdi  par  cette  politique  auda- 
cieuse du  premier  consul,  qui,  créant  à  son  gré  de  nouveaux  élec- 
teurs, troublait  la  vieille  constitution  et  s'essayait  déjà  à  manier 
souverainement  l'Allemagne,  le  saint -empire  des  Othon  n'était 
guère  plus  qu'une  ombre.  Qui  sait  cependant  combien  de  temps 
encore  l'Autriche  eût  pu  garder  son  sceptre?  Sans  la  rapidité  des 
évènemens  qui  remplissent  ces  années  épiques,  qui  sait  si  elle  n'au- 
rait pu  rallier  autour  de  cette  ombre  respectée  une  partie  considé- 
rable des  peuples  allemands,  et  si,  tandis  que  la  Prusse  retirait  son 
appui  à  l'empire,  les  mécontentemens  suscités  par  cette  politique 
n'auraient  pas  réuni  les  princes  et  les  peuples  du  midi  autour  du 
trône  impérial?  Mais  les  coups  des  évènemens  contemporains  étaient 
trop  brusques,  trop  pressans;  on  ne  pouvait  se  jeter  dans  une  place 
impossible  à  défendre  pour  se  faire  écraser  sous  ses  ruines,  et  ce 
furent  précisément  ces  princes  de  l'Allemagne  méridionale  qui  si- 


SITUATION  INTELLECTUELLE  DE  L' ALLEMAGNE.  95 

gnèrent  à  Paris,  avec  Napoléon,  ce  traité  de  la  confédération  du 
Rhin  où  ils  déclarent  que  la  constitution  germanique  est  impuis- 
sante désormais  à  protéger  l'Allemagne.  Après  cela,  que  devait  faire 
l'empereur  François  II?  Il  devait  descendre  de  ce  trône  condamné 
et  déposer  la  couronne  de  Charlemagne.  C'est  ce  qu'il  fit,  et,  avec 
simplicité,  dans  un  langage  triste  et  digne,  il  annonça  aux  peuples 
allemands  que  les  destinées  de  l'empire  étaient  finies.  Le  même 
jour,  la  ville  de  Vienne  se  démit  aussi  de  sa  souveraineté  et  cessa 
de  rien  représenter  de  grand  en  Allemagne;  car  qu'avait-elle  re- 
présenté jusque-là,  si  ce  n'est  la  majesté  impériale  qu'une  longue 
possession  semblait  lui  avoir  inféodée?  Le  traité  qui  fit  disparaître 
le  saint-empire  condamna  Vienne  à  n'être  plus  que  la  ville  des  sou- 
venirs et  des  regrets,  la  ville  des  traditions  et  du  passé  :  il  lui  enleva 
le  présent  et  l'avenir. 

Je  ne  tomberai  pas  dans  des  lieux  communs,  je  ne  répéterai  pas 
les  accusations  qu'on  élève  sans  cesse  contre  l'Autriche;  je  ne  crain- 
drai même  pas  d'affronter  bien  des  préjugés  qu'on  a  répandus  en 
France  sur  ce  pays,  je  reconnaîtrai  de  grand  cœur  tout  ce  qu'il  y  a 
de  paternel  dans  son  gouvernement  :  j'admirerai,  si  l'on  veut,  la 
science,  l'habileté,  la  régularité  de  son  administration;  mais  il  sera 
toujours  permis  de  demander  à  l'xiutriche  comment  elle  pourrait 
représenter  l'Allemagne.  Le  problème  peut  être  posé  très  nettement. 
L'Allemagne  du  moyen-âge  était  tout  entière  dans  la  puissance  im- 
périale, dans  l'empire  d'Othon  et  de  Barberousse.  Mais  le  moyen- 
âge  a  succombé  en  Allemagne  comme  en  France.  Or,  comment 
l'Allemagne  s'est-elle  fait  connaître  au  monde  moderne?  comment 
est-elle  entrée  dans  le  cortège  des  nations  nouvelles?  quel  caractère 
y  a-t-elle  apporté?  Ce  qui  l'a  distinguée,  dès  l'origine,  c'est  la  vie 
de  l'intelligence,  c'est  cette  puissance  de  contemplation,  de  réflexion, 
de  pensée,  qui  a  semblé  son  privilège.  Voilà  ce  qu'elle  a  apporté 
dans  l'œuvre  commune  des  nations  européennes,  voilà  sur  quel  signe 
souverain  elle  y  a  été  saluée,  in  hoc  signo  vinces.  Si  donc  l'ancienne 
Allemagne  était  représentée  par  le  pays  qui  possédait  la  dignité  im- 
périale, le  peuple  qui  présidera  aux  destinées  de  l'Allemagne  mo- 
derne sera  celui  qui  osera  prendre  en  main  ce  sceptre  des  idées, 
plus  précieux  et  plus  sacré  que  l'autre ,  et  fonder  chez  lui  le  saint- 
empire  de  l'intelligence  et  de  la  pensée.  Mais  si  l'on  voit  des  états 
se  transformer  volontairement  selon  certaines  circonstances,  on  ne 
les  voit  pas  changer  tout  à  coup  de  nature  et  recommencer  de  nou- 
velles destinées  en  un  sens  opposé  au  génie  qui  leur  est  propre. 


96  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Quand  l'Autriche  aurait  voulu  s'associer  aux  tentatives  nouvelles  de 
l'esprit  allemand,  elle  n'y  aurait  pas  réussi;  mais  elle  ne  pouvait 
même  concevoir  une  telle  ambition.  Elle  est  liée  irrévocablement  à 
des  traditions  toutes  différentes.  Peu  importe  qu'il  y  ait  chez  elle 
un  peuple  honnête,  heureux,  et  que  toute  l'organisation  matérielle 
de  la  société  y  laisse,  dit-on,  peu  à  désirer:  comme  elle  est  une  terre 
ingrate  pour  les  semences  de  la  pensée ,  et  que  le  fruit  divin  de  la 
science  ne  pousse  pas  dans  ses  sillons,  peu  à  peu  les  étrangers  qui 
étudient  l'Allemagne  se  sont  habitués  à  ne  plus  compter  avec  ce 
pays;  ils  le  négligent,  ils  l'oublient.  Et  remarquez  que  cette  con- 
damnation, si  dure  qu'elle  puisse  paraître,  est  parfaitement  équi- 
table. Les  étrangers  ne  peuvent  avoir,  comme  les  Allemands,  la  re- 
ligion des  souvenirs.  Ce  qu'ils  cherchent  en  Allemagne,  c'est  son 
esprit,  son  génie  vivant,  sa  force  vivante;  et  le  pays  qui  ne  peut 
servir  le  monde  moderne,  qui  ne  sait  pas  s'associer  à  ses  efforts,  à 
ses  luttes,  quel  que  soit  d'ailleurs  son  nom,  empire  ou  royaume, 
finira  toujours  par  n'être  plus  considéré  que  comme  une  province,  pai- 
sible et  heureuse,  je  le  crois,  mais  trop  dépourvue  de  ce  qui  fait  la  vie. 
Toutes  les  universités  d'Allemagne,  faibles  et  obscures  à  l'origine, 
ont  eu  leur  période  de  gloire  et  d'éclat  à  la  fin  du  dernier  siècle  et 
au  commencement  de  celui-ci.  Fondées  presque  toutes  vers  l'époque 
de  la  renaissance,  et  honorées  alors  par  des  hommes  pleins  d'ardeur, 
elles  ont  produit,  depuis  soixante  ans,  de  véritables  héros  de  science 
et  de  génie  qui  ont  laissé  bien  loin  leurs  ancêtres.  Conrad  Celtes, 
Reuchlin,  Dalberg,  Rodolphe  Agricola,  ont  eu  pour  successeurs 
tout  puissans  Schleiermacher,  Creuzer,  Niebuhr,  Ottfried  Mûller, 
Kant,  Fichte,  SchelUng,  Hegel.  A  Vienne,  tout  au  contraire,  l'uni- 
versité n'a  brillé  que  dans  les  vieux  siècles,  et  depuis  elle  est  morte. 
Sa  période  la  plus  belle  est  toujours  celle  qui  a  été  vue  et  racontée 
par  Sylvius  ^Eneas.  Aujourd'hui,  on  n'y  cultive  plus  que  les  sciences 
physiques;  car  pour  les  sciences  de  la  pensée,  si  hautes,  si  péril- 
leuses ,  il  faut  des  pontifes  hardis  et  libres  que  le  pouvoir  temporel 
ne  gêne  point  dans  leur  sacerdoce.  Cette  religion  sainte,  qui  est  la 
gloire  de  la  véritable  Allemagne,  est  opprimée  ici.  Vienne  peut 
nommer  avec  honneur  un  illustre  astronome,  M.  Littrow;  un  géo- 
logue distingué,  M.  Fladung;  un  savant  orientaliste,  M.  de  Hammer; 
mais,  à  côté  d'eux ,  quels  autres  noms  citerai-je?  Si  M.  Gunther  a  pu 
renouveler  la  théologie  cathoUque  avec  une  science  réelle  et  un  mys- 
ticisme extrêmement  libre  et  ingénieux,  c'est  là  une  exception  unique 
qui  ne  détruit  pas  ce  que  j'ai  adirmé. 


SITUATION  INTELLECTUELLE  DE  l' ALLEMAGNE.  97 

Je  remarque  que  l'étude  de  la  nature,  empreinte  d'un  certain  ca- 
ractère de  douceur  et  de  mysticité,  a  fleuri  plusieurs  fois  en  Autriche, 
et  ceci  m'explique  encore  les  sympathies  involontaires  que  ressentent 
pour  ce  pays  bien  des  hommes  de  l'Allemagne  méridionale.  C'est 
aussi  un  trait  particulier  aux  habitans  de  la  Souabe,  de  la  Franconie^ 
de  laThuringe,  que  ce  doux  enchantement  qui  assoupit  leur  ame  au 
milieu  des  études  de  la  nature,  et  les  berce  de  mille  songes.  N'est-ce 
pas  à  Vienne  qu'est  enterré  le  grand  chimiste  Paracelse?  Et  un  siècle 
après  ce  maître  de  la  science  occulte,  son  illustre  disciple.  Van 
Helmont,  n'est-il  pas  venu  y  mourir?  Enfin,  le  vénérable  M.  Littrow 
n'avait-il  pas  pour  ancêtres  à  l'université  de  Vienne  deux  des  plus 
beaux  noms  de  l'Allemagne,  ce  George  Peurbach,  qui,  au  xx"  siècle, 
restaura  l'astronomie  à  l'aide  d'une  mauvaise  traduction  de  Ptolémée 
et  des  auteurs  arabes,  et  son  digne  élève,  Jean  Muller,  qui  alla- 
chercher  en  Italie  toutes  les  œuvres  des  astronomes  d'Alexandrie^ 
les  copia,  les  imprima,  les  répandit  en  Allemagne,  y  ajouta  des 
commentaires,  des  résultats  nouveaux,  et  fut  le  fondateur,  le  héros 
de  la  littérature  scientifique  dans  son  pays? 

La  poésie  n'a  jamais  brillé  en  Autriche;  elle  n'y  a  eu  qu'une  seule 
époque,  le  règne  de  Joseph  II.  C'est  tout  dire.  Tandis  que  Frédéric 
courtisait  Voltaire,  tandis  que  la  poésie  française  du  xviir  siècle, 
si  élégante,  si  moqueuse,  si  impie,  si  contraire  enfin  à  l'esprit  alle- 
mand, était  accueillie  et  fêtée  par  ce  roi  philosophe,  Joseph  II  voulut 
rendre  à  l'Allemagne  sa  poésie  nationale.  Mais  Alxinger,  Denis, 
Ayrenhoff,  Haschka,  Blumauer  lui-même,  tous  ces  honnêtes  écri- 
vains, si  justement  oubliés,  étaient,  malgré  leurs  patriotiques  inten- 
tions, les  esprits  les  plus  médiocres,  et  il  ne  leur  appartenait  pas  de 
donner  à  l'Allemagne  le  sentiment  de  son  originalité.  Heureusement, 
en  face  de  Frédéric  lui-même,  et  malgré  ses  dédains,  Lessing  et 
Klopstock  allaient  consacrer  le  berceau  de  la  muse  germanique.  Ce 
fut  bien  pis  quand  Joseph  II  mourut  et  sa  politique  avec  lui.  La 
Prusse  s'étant  emparée  du  réveil  de  l'esprit  allemand,  l'Autriche 
s'isola  de  plus  en  plus  du  mouvement  de  la  littérature;  les  succes- 
seurs de  Joseph  II  avaient  eu  peur  de  sa  pensée.  Au  moment  où 
Goethe,  où  Schiller,  où  tout  le  chœur  des  poètes  enchante  l'Alle- 
magne et  lui  rend  la  conscience  de  ses  forces,  je  cherche  vainement 
du  côté  du  Danube  un  écho  qui  leur  réponde,  une  voix  qui  atteste 
que  l'Autriche  prend  part  à  ce  concert  unanime  des  peuples  alle- 
mands. Je  n'entends  rien,  car  elle  ne  se  mêle  pas  à  des  voix  si  puis- 
santes, cette  hymne  étouffée  qui  sort  du  cloître,  l'hymne  de  ce 

TOME  IV.  7 


98  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

moine  extatique,  Fessier,  qui  est  allé,  son  extase  finie,  prêcher  le 
protestantisme  en  Russie  et  y  mourir.  Pans  ces  derniers  temps ,  la 
régularité  savante  de  Grillparzer,  l'imagination  parfois  assez  écla- 
tante de  Nicolas  Lenau,  l'élégance  trop  affectée  de  Sedlitz,  le  talent 
ferme  et  gracieux  et  la  libre  pensée  d'Anastasius  Griin,  ne  consti- 
tuent pas,  malgré  des  mérites  réels,  une  école  distincte  qui  appar- 
tiendrait vraiment  à  l'Autriche;  c'est  le  reflet  lointain  d'une  poésie 
qui  a  grandi  ailleurs. 

L'aspect  moral  de  Vienne  est  donc  singulièrement  inanimé.  Serait- 
on  injuste  envers  ce  pays,  si  on  se  le  représentait  comme  une  an- 
cienne famille  noble  de  Bretagne  ou  d'Anjou,  restée  fidèle,  par  im- 
puissance autant  que  par  tradition,  aux  erremens  des  temps  passés? 
elle  s'est  retirée  dans  ses  riches  domaines,  et  elle  les  administre  avec 
une  rare  sagesse;  son  existence  est  toute  patriarcale;  le  père  est 
grave  et  débonnaire;  les  enfans,  heureux  et  insoucians,  ignorent  le 
siècle  et  la  société  où  les  a  placés  le  hasard.  J'ai  vu  en  Allemagne 
bien  des  personnes  qui  ne  voulaient  pas  reconnaître  cet  abaissement 
de  l'Autriche,  cette  démission  forcée  qu'elle  donne.  C'était  surtout, 
je  le  répète,  piété  et  tendresse  filiale.  Ils  auraient  dit  volontiers  ce 
que  disait  Fénelon  aux  réformateurs  de  l'éghse  :  «  C'est  notre  mère, 
il  ne  faut  pas  la  traiter  trop  rudement.  »  Mais  aujourd'hui,  du 
milieu  même  de  l'Autriche ,  qui  n'était  pas  accoutumée  à  tant  de 
hardiesse,  des  voix  s'élèvent  pour  reprocher  au  gouvernement  son 
incurie,  et  montrer  à  tous  le  mal  qu'elle  vient  de  produire.  C'est 
qu'en  effet  la  question  a  été  tout  à  coup  éclairée  d'une  lueur  singu- 
lière, et  le  doute  n'est  plus  permis.  Ce  n'est  plus  seulement  la  cou- 
ronne de  l'empire  qui  tombe  de  sa  tête;  il  s'agit  de  savoir  si  l'Autriche 
appartient  encore  h  la  société  des  nations  germaniques. 

Je  ne  dis  rien  de  trop.  Que  se  passe-t-il  aujourd'hui  chez  les  peu- 
ples slaves  qu'elle  gouverne?  Qu'est-ce  que  ce  mouvement  qui  vient 
d'éclater  du  côté  de  la  Bohême  et  de  la  Hongrie?  et  l'insuffisance  de 
l'Autriche  pouvait-elle  être  plus  manifestement  révélée?  Ces  popu- 
lations, qui  ont  semblé  long-temps  toutes  prêtes  à  suivre  la  direction 
de  l'Allemagne,  à  parler  sa  langue,  à  s'associer  à  toutes  ses  idées, 
entreprennent  de  réveiller  leurs  antiques  souvenirs,  éteints  depuis 
des  siècles.  Elles  redemandent  leur  idiome  national,  elles  recher- 
chent les  traces  à  demi  effacées  de  leur  littérature,  elles  veulent 
la  relever  et  lui  rendre  la  vi€.  Les  Slaves  de  Bohême  se  repren- 
nent avec  un  amour  filial  à  leurs  traditions  passées;  ce  ne  sont  plus 
seulement  des  chants  nationaux  qu'une  érudition  curieuse  s'em- 


SITUATION  INTELLECTUELLE  DE  l' ALLEMAGNE.  99 

presse  de  recueillir,  non,  c'est  d'une  chose  plus  grave  qu'il  s'agit, 
c'est  l'esprit  même  de  leur  race  que  les  Slaves  bohémiens  veulent 
retrouver  sous  ses  ruines.  Pourquoi  cela,  pourquoi  ce  mouvement 
si  tardif?  Pourquoi,  après  tant  d'années,  ce  réveil  inattendu? Parce 
qu'ils  cherchent  à  quoi  se  rattacher  dans  l'abandon  où  les  a  laissés 
l'Allemagne.  Qu'est-ce  à  dire?  Voilà  des  pays  entiers  que  l'on  croyait 
entrés  pour  toujours  dans  les  voies  de  l'Allemagne,  et  tout  à  coup 
on  les  voit,  dans  le  dénuement  le  plus  complet,  se  chercher  eux- 
mêmes  à  travers  les  siècles  et  se  décider  à  trouver  leurs  voies  tout 
seuls,  puisque  l'empire  dont  ils  avaient  suivi  la  fortune  lésa  con- 
duits dans  le  désert.  On  avouera  que  c'est  là  un  fait  étrange.  Ce 
débat  est  tout  pacifique;  point  d'oppression,  point  de  servitude; 
ces  peuples  ne  se  plaignent  d'aucune  violence,  et  ce  n'est  pas  à  l'Ir- 
lande qu'on  pourrait  les  comparer.  Leur  situation  est  unique  et  sans 
exemple.  Ces  Slaves  de  Bohême  et  de  Hongrie  avaient  cru  long- 
temps, et  l'Europe  avait  pensé,  comme  eux ,  qu'ils  entreraient,  sous 
l'influence  de  l'Allemagne,  dans  le  mouvement  des  nations  euro- 
péennes; mais  non,  il  n'en  était  rien.  Après  avoir  patiemment  at- 
tendu, un  jour,  fatigués  et  poussés  à  bout,  ils  ont  été  forcés  de  re- 
connaître que  la  vie  n'était  pas  dans  cet  empire,  qui  avait  charge  de 
les  diriger,  et  n'y  trouvant  pas  à  satisfaire  ces  besoins  intellectuels 
qui  travaillent  aujourd'hui  la  famille  slave,  ils  ont  décidé  sans  colère, 
mais  avec  le  calme  le  plus  résolu,  qu'ils  ne  devaient  plus  compter 
que  sur  eux-mêmes. 

Voilà  ce  qui  se  passe  dans  ces  contrées;  mais,  chose  singulière,  ce 
n'est  pas  l'Autriche  qui  s'en  est  émue,  et  son  insouciance  sur  ce 
point  n'est  pas  ce  qu'il  y  a  moins  curieux  dans  le  débat.  L'xVutriche 
n'a  rien  répondu;  elle  n'a  pas  eu  un  seul  écrivain  pour  rappeler  ces 
peuples  qui  s'éloignaient.  Pourtant  les  publicistes  slaves,  M.  Kollar, 
M.  le  comte  de  Thun ,  avaient  publié  franchement  leur  pensée.  Lors- 
qu'ils rejetaient  dans  leurs  écrits  toute  influence  aflemande,  lorsqu'ils 
annonçaient  leur  intention  de  retrouver  dans  l'esprit  seul  de  leur 
race  leur  règle  et  leur  but,  ils  avaient  parlé,  ce  semble,  assez  haut. 
Or,  ce  qu'ils  disaient  à  l'Autriche  pouvait  se  traduire  ainsi  :  «Depuis 
tant  de  siècles  que  la  Bohême  est  réunie  à  vous,  eUe  avait  quitté  la 
voie  des  peuples  slaves,  et  elle  était  prête  à  entrer  par  vous  dans  le 
mouvement  des  nations  germaniques.  Nos  pères  vous  ont  suivis 
long-temps,  mais  que  leur  avez-vous  donné,  et  maintenant  que  nous 
apportez- vous?  Où  est  la  vie,  où  est  le  mouvement  des  esprits,  où 
est  l'énergie  de  la  pensée?  Nous  ne  vous  suivrons  pas  plus  loin.  » 

7. 


100  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

(Certes,  jamais  injure  plus  grave  n'avait  été  faite  à  l'Allemagne  tout 
entière,  et  c'était  l'incurie  de  l'Autriche  qui  en  était  coupable.  Pour- 
tant, je  le  répète,  elle  ne  s'en  est  pas  émue;  elle  subit  les  nécessités 
de  la  situation  qu'elle  s'est  faite,  elle  se  résigne  à  ne  pouvoir  attirer 
à  elle  et  à  l'xVllemagne  ces  peuples  qui  lui  échappent.  Elle  laissera 
s'enfuir  l'esprit  et  gardera  le  corps.  Elle  les  retiendra  par  les  liens 
matériels,  par  les  avantages  qu'ils  trouveront  à  faire  partie  d'un 
grand  peuple;  mais,  pendant  ce  temps-là,  un  autre  esprit  se  sera 
fondé  dans  les  provinces  slaves,  et  l'unité,  que  l'on  croira  atteindre, 
sera  toujours  une  apparence  et  un  mensonge. 

Il  y  a  plus  encore  :  non-seulement  ce  n'est  pas  l'Autriche  qui  ré- 
pond, mais  elle  laisse  ce  soin  à  un  autre  peuple  engagé  comme  elle 
dans  la  question,  et  dont  les  intérêts  ne  sont  pas  les  siens.  Elle  per- 
met que  le  débat  s'établisse  entre  les  Slaves  et  les  Hongrois,  sans 
que  le  nom  de  l'Autriche  soit  seulement  prononcé,  et  comme  si  elle 
n'était  pas  en  cause  dans  cette  lutte  singulière.  C'est  la  Bohême,  on 
le  sait,  qui  est  en  Allemagne  le  foyer  de  la  race  slave,  c'est  elle  qui 
essaie  de  régénérer  cette  race  et  de  lui  rendre,  avec  sa  langue  natio- 
nale, son  esprit,  son  caractère,  ses  espérances.  Elle  a  dit  tout  haut 
ses  projets,  sans  que  l'Autriche  parût  s'en  effrayer;  mais  tout  à  coup 
voilà  qu'elle  rencontre  une  vigoureuse  opposition  en  Hongrie.  La 
Hongrie  ne  veut  pas  que  les  Slaves  hongrois,  les  Esclavons,  se  con- 
stituent d'une  manière  distincte,  elle  ne  veut  pas  qu'ils  puissent 
parler  la  langue  de  leurs  ancêtres.  Quand  la  langue  latine  était  la 
langue  oRicielle  du  pays,  les  idiomes  particuliers  pouvaient  se  déve- 
lopper en  liberté;  cette  situation  devenait  dangereuse  pour  la  Hon- 
grie, en  face  de  ce  mouvement  universel.  La  Hongrie  remplace  donc 
la  langue  latine  par  la  langue  des  magnats,  la  langue  magyare,  et  elle 
s'apprête  à  faire  disparaître  tout  ce  qui  reste  encore  de  ces  traditions 
qu'on  invoque. 

L'Autriche  assiste,  sans  y  prendre  part,  à  cette  lutte  qui  dure  en- 
core. Les  deux  pays,  la  Bohême  et  la  Hongrie,  y  sont  dignement  re- 
présentés, et  ce  débat  a  déjà  produit  plusieurs  écrits  remarquables. 
11  faut  citer  au  premier  rang  le  curieux  travail  que  M.  le  comte  de 
Thun  a  publié  l'année  dernière  sous  ce  titre  :  De  VÉtat  actuel  de  la 
littérature  en  Bohême  et  de  son  importance.  M.  le  comte  de  Thun  est 
un  des  chefs  de  ce  mouvement  de  la  race  esclavonne;  c'est  lui  sur- 
tout qui  semble  donner  l'élan  à  ces  idées  qui  apparaissent  sur  diffé- 
rcns  points  de  la  Bohême  et  de  la  Hongrie.  Au  grave  enthousiasme 
de  ses  espérances,  à  l'ardeur  sévère  de  ses  efforts,  on  dirait  non  pas 


SITUAIION  INTELLECTUELLE    DE  l'aLLEMAGNE.  101 

un  tribun  qui  soulève  les  passions,  mais  un  législateur  qui  veut  créer 
un  peuple.  Ce  peuple  existe,  il  est  nombreux;  il  faut  seulement  lui 
apprendre  ce  qu'il  est,  il  faut  lui  donner  la  conscience  de  lui-même. 
C'est  à  cette  tâche  que  s'emploie  M.  le  comte  de  Thun.  Son  livre  est 
une  rapide  histoire  des  lettres  en  Bohême,  un  tableau  clair,  animé, 
destiné  à  devenir  populaire.  L'auteur  raconte  avec  beaucoup  d'in- 
térêt l'époque  où  la  langue  nationale  fleurissait  dans  sa  première 
beauté ,  vers  le  xv«  et  le  xvi^  siècle ,  au  milieu  des  querelles  reli- 
gieuses qui  donnèrent  un  prompt  développement  à  la  pensée.  Sous 
la  plume  hardie  de  Jean  Huss  et  de  Jérôme  de  Prague,  cette  langue 
était  arrivée  à  sa  maturité,  et  tandis  que  d'autres  langues,  la  fran- 
çaise et  l'allemande,  travaillaient  encore  à  se  constituer  définitive- 
ment, celle-là,  comme  l'italienne,  était  arrivée  plus  tôt  à  une  forma- 
tion complète.  En  Bohême,  comme  plus  tard  en  Allemagne,  c'étaient 
les  réformateurs  qui  avaient  fixé  l'idiome,  et  Jean  Huss  avait  rendu 
à  la  littérature  de  son  pays  le  service  que  Luther  rendit  un  siècle 
après  à  la  littérature  allemande.  Mais  le  mouvement  des  querelles 
religieuses  reprit  bientôt  à  la  Bohême  ce  qu'il  lui  avait  donné.  La 
guerre  de  trente  ans  amena  l'entière  extinction  de  cette  littérature 
originale,  et  la  langue  allemande  envahit  le  pays  conquis.  Depuis 
cette  époque,  M.  de  Thun  suit  avec  une  pieuse  sollicitude  les  rares 
tentatives  faites,  à  de  longs  intervalles,  pour  l'étude  de  cette  langue 
disparue.  Il  nomme  avec  un  touchant  respect  tous  ces  grammai- 
riens, ces  auteurs  de  dictionnaires  qui,  de  loin,  ont  préparé  le  mou- 
vement actuel;  malgré  l'insuffisance  de  ces  premiers  travaux,  il  ne 
parle  qu'avec  émotion  de  ces  hommes  dévoués,  car  plus  d'un  parmi 
eux  a  consacré  sa  vie  à  un  labeur  ingrat  dont  les  résultats  très  incer- 
tains ne  pouvaient  être  connus  que  long-temps  après  leur  mort.  C'est 
Dobrowsky  écrivant  une  grammaire  avec  une  piété  patriotique  qui 
élève  et  sanctifie  son  œuvre;  c'est  Pelzel  qui  donne  la  première  his- 
toire de  Bohême;  c'est  Faustin  Prochazka  qui  étudie  et  publie  les 
anciens  documens,  les  monumens  primitifs  de  la  langue  nationale. 
Puis,  arrivant  jusqu'à  nos  jours,  l'auteur  signale  avec  orgueil  ce  mou- 
vement devenu  si  considérable,  il  nomme  avec  fierté  les  poètes,  les 
écrivains,  Kollar,  Jungmann,  Palacky,  Safarick,  Louis  Gai;  il  compte 
les  recueils  périodiques,  il  salue  enfin  toute  une  littérature.  Son  ad- 
versaire, je  l'ai  dit,  ce  n'est  pas  l'Autriche,  c'est  la  Hongrie,  ce  sont 
les  Magyares.  Cette  race  fière,  hautaine,  bien  que  formée  à  la  civili- 
sation allemande,  refuse  toute  sympathie  à  l'Allemagne  et  prétend 
se  maintenir  toujours  dans  sa  pureté  native.  Or,  la  lutte  silencieuse 


102  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

qu'ils  ont  long-temps  soutenue  contre  l'esprit  allemand  pour  con- 
server leur  caractère  et  leur  génie  propre,  les  Magyares  la  recommen- 
cent contre  ce  nouvel  ennemi.  Ils  sont  effrayés  de  ce  mouvement 
qui  agite  aujourd'hui  la  famille  slave  depuis  l'Adriatique  jusqu'à 
l'Elbe;  ils  sentent  bien  que,  si  la  Bohême  devient  pour  ces  peuples  le 
centre  d'une  renaissance  qui  s'annonce  déjà  d'une  manière  bruyante, 
leur  nationalité  sera  peu  à  peu  envahie  et  couverte.  Ils  veulent  donc 
étouffer  toute  espèce  de  vie  chez  leurs  sujets  croates  et  esclavons;  ils 
imposent  aux  écoles  une  éducation  qui  tuera  l'esprit  national,  ils 
leur  interdisent  la  langue  de  leurs  pères,  ils  persécutent  les  journaux 
écrits  dans  cette  langue  rivale,  ils  les  suppriment,  et,  tandis  que 
l'Autriche  se  tait  devant  cet  incroyable  mouvement  d'un  pays  entier 
qui  veut  se  séparer  d'elle,  on  voit  quatre  millions  de  Magyares  s'ef- 
forcer d'étouffer  par  la  violence  ce  réveil  de  tout  un  peuple. 

En  publiant  ses  travaux  sur  la  Bohême,  M.  le  comte  de  Thun  of- 
frait aux  écrivains  hongrois  une  discussion  publique;  M.  de  Pulszky 
a  accepté  la  lutte.  Tous  deux  viennent  d'échanger  une  série  de  let- 
tres qui  ont  vivement  excité  l'attention  de  l'Allemagne.  Ces  lettres 
ont  été  réunies  par  M.  de  Thun  dans  un  nouvel  écrit  publié  sous 
ce  titre  :  La  Situation  des  Slaves  en  Hongrie.  M.  de  Thun  est  plein 
d'amour  pour  ses  frères,  il  est  impossible  d'avoir  un  sentiment  plus 
vif,  plus  sincère,  plus  éloquent  de  la  mission  qu'il  s'est  donnée.  M.  de 
Pulszky  a  quelque  chose  de  véhément  et  d'emporté  dans  sa  colère; 
avec  la  hauteur  vindicative  du  patricien  hongrois,  avec  la  dure  fierté 
du  magnat,  il  maintient  sans  fléchir  la  proscription  dont  il  voudrait 
frapper  l'esprit  slave  dans  son  pays.  Ce  qu'il  craint  surtout,  dit-il, 
c'est  que  le  monde  slave,  en  s'accroissant  ainsi  dans  les  états  autri- 
chiens, en  se  formant  comme  une  race  distincte,  n'amène  un  jour 
la  Russie  au  cœur  môme  de  l'Autriche.  Il  nie  que  la  Hongrie  ne 
soit  pas  autre  chose  qu'une  demeure  commune  à  quatre  populations 
différentes.  Allemands,  Slaves,  Magyares,  Valaques,  lesquelles  au- 
raient chacune  des  intérêts  propres.  II  rappelle  fièrement  comment 
s'est  constituée  la  Hongrie  depuis  le  jour  où  les  Hongrois,  sous 
la  conduite  d'Arpad,  ont  passé  les  monts  Crapacks  et  soumis  par 
l'épée  les  races  deValachie  et  de  Bulgarie,  qui  ne  surent  pointgarder 
leur  indépendance.  C'est  un  dialogue  altier  entre  le  vainqueur  et  le 
vaincu,  entre  la  noblesse  hongroise  et  le  peuple  slave. —  Vous  êtes  les 
vaincus,  dit  M.  de  Pulszky,  nos  droits  nous  viennent  de  l'épée,  et 
nous  les  maintiendrons.  —  M.  le  comte  dé  Thun  en  appelle  à  cet 
esprit  puissant  qui  agite  et  soulève  toute  sa  race;  il  repousse,  comme 


SITUATION  INTELLECTUELLE  DE  L'ALLEMAGNE.  103 

M.  de  Pulszky,  l'idée  de  voir  la  Russie  mettre  à  profit  ce  légitime 
mouvement;  comme  les  Slaves  du  monde  grec,  comme  les  Serbes 
et  les  Bulgares,  qui  s'attachent  à  l'empire  turc  et  le  défendraient 
contre  la  Russie  sans  sacrifier  pour  cela  leur  caractère  original,  les 
Slaves  de  Bohême  resteront  attachés  politiquement  à  la  patrie  alle- 
mande, mais  ils  veulent  retrouver  en  eux-mêmes  cette  vie  de  l'esprit 
que  l'Autriche  leur  a  refusée,  a  II  y  a,  s'écrie  M.  le  comte  de  Thun, 
il  y  a  un  esprit  ami  qui  flotte  sur  nos  campagnes  depuis  les  forêts  de 
Bohême  jusqu'aux  monts  tartares.  Ah!  que  de  désirs  sérieux  il  éveille 
dans  nos  amesî  à  quelle  activité  il  nous  provoque!  comme  il  nous 
excite  à  l'étude  de  notre  langue  et  de  notre  histoire  nationales! 
Laissez  nos  frères  marcher  paisiblement  dans  cette  direction  si  inof- 
fensive et  si  féconde,  c'est  tout  ce  qu'ils  demandent  de  vous.  Que  de 
changemens  se  feraient  en  peu  d'années  !  Mais  vous  venez  à  la  tra- 
verse avec  vos  passions  grossières,  et  vous  empoisonnez  ce  mouve- 
ment tout  amical.  Ceux  qui  ne  demandaient  que  la  paix  pour  faire 
porter  au  sol  de  la  patrie  les  fruits  les  plus  glorieux,  vous  les  provo- 
quez à  une  lutte  barbare  sur  un  champ  de  bataille  désert.  Slaves! 
prenez  garde  de  tomber  dans  le  piège  qu'on  vous  tend  par  ces  pro- 
vocations. Si  vous  êtes  forcés  de  défendre  vos  biens  les  plus  sacrés, 
que  rien  au  monde  ne  puisse  vous  entraîner  à  franchir  seulement  de 
l'épaisseur  d'un  cheveu  les  limites  d'une  défense  légitime,  ou  à  con- 
sidérer comme  des  ennemis  tous  ceux  qui  parlent  la  langue  qu'on 
veut  vous  imposer.  Évitez  ces  inutiles  combats;  ils  consumeraient 
vainement  le  meilleur  de  vos  forces.  Celui  d'entre  vous  qui  combattra 
victorieusement  le  parti  insolent  des  Magyares  rendra  un  service  à 
ses  frères;  mais  ce  service  sera  bien  plus  grand,  si,  par  ses  écrits  ou 
ses  paroles,  il  éveille  le  sens  de  son  peuple  et  donne  à  son  esprit  une 
saine  nourriture.  A  quoi  servirait  de  défendre  contre  l'étranger  un 
sol  ingrat  qui  ne  donnerait  point  de  fruits?  Mais  si  vous  fortifiez  votre 
intelligence  par  une  mâle  culture,  si  vous  avez  h  montrer  des  œuvres 
que  l'humanité  reconnaîtra,  soyez  sûrs  que  le  nombre  de  ceux  qui 
respecteront  vos  droits  ira  toujours  croissant  parmi  vos  compatriotes 
de  Hongrie.  » 

Ce  sont  là  de  belles  paroles.  M.  de  Thun,  je  le  répète,  a  montré 
dans  ces  débats  une  noble  élévation  de  pensée,  un  immense  amour 
de  son  peuple,  un  désir  ardent  de  faire  fructifier  chez  lui  tant  de 
semences  qui  lèvent  déjà.  Malheureusement  tous  les  écrivains  de  la 
Bohême  n'y  apportent  pas  le  même  calme,  la  même  gravité  attentive 
et  passionnée.  Il  y  en  a  chez  qui  la  rancune  ne  peut  se  contenir,  Kollar 


10^  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

est  un  de  ces  écrivains  irrités  dont|la  colère  est  singulièrement  élo- 
quente. En  1823,  Kollar  s'annonça  à  la  Bohême  comme  son  poète 
national ,  et  depuis  vingt  ans  il  n'a  pas  cessé  de  communiquer  à  ses 
frères  l'enthousiasme  de  son  ardente  imagination  et  de  sa  poésie 
souvent  grandiose.  Tout  récemment  il  vient  de  publier  un  Voyage 
en  Hongrie;  c'est  un  cri  de  douleur  poussé  avec  une  énergie  sauvage. 
Kollar  voudrait  être  un  tribun,  un  agitateur,  et  c'est  peut-être  à  lui 
que  M.  de  Thun  fait  allusion  dans  les  lignes  que  j'ai  citées  plus  haut. 
Il  ne  s'attaque  pas  seulement  aux  Hongrois,  à  ceux  qui  veulent  im- 
poser la  langue  magyare  aux  Esclavons  et  aux  Croates  et  étouffer 
leurs  traditions;  il  n'est  pas  moins  véhément  contre  la  race  alle- 
mande. Il  a  hâte  de  voir  se  reformer  l'esprit  national  chez  son  peuple, 
et  il  frappe  tout  ce  qui  lui  fait  obstacle.  Il  faut  le  suivre  dans  ce  dou- 
loureux pèlerinage  de  Hongrie;  quelles  sombres  colères,  quels  longs 
ressentimens  il  amasse  dans  son  cœur,  lorsqu'il  voit,  comme  il  dit, 
le  pied  impie  du  Magyare  ou  de  l'Allemand  écraser  ces  germes  de 
"vie  qui  lèvent  librement,  en  Bohême,  dans  les  sillons  de  la  plaine 
et  parmi  les  bruyères  de  la  montagne  I  Mais  tout  à  coup ,  dans  une 
cabane,  au  détour  d'un  chemin,  s'il  entend  une  chanson  escla- 
vonne,  son  cœur  tressaille;  il  va  frapper  sur  l'épaule  du  montagnard  : 
«  Dieu  merci,  mon  brave  homme,  vous  n'avez  pas  oublié  la  langue 
de  vos  pères  !  »  Et  il  reprend  sa  route,  toujours  plein  d'espoir  et  de 
haine. 

Comment  finira  cette  lutte?  Comment  se  dénoueront  ces  difficultés? 
Par  l'épée,  ou  pacifiquement,  par  l'influence  toujours  croissante  des 
Slaves  Autrichiens?  On  ne  saurait  le  dire.  Les  Magyares  ont  contre 
eux  ces  secrètes  inspirations  qui  s'emparent  des  peuples  à  de  certaines 
heures ,  et  qui  poussent  aujourd'hui  les  Slaves  d'Allemagne  à  se 
constituer  comme  une  race  distincte;  ils  ont  pour  eux,  avec  la  pos- 
session du  pouvoir,  leur  courage,  leur  fierté  hautaine,  toutes  les 
qualités  d'une  aristocratie  victorieuse.  S'ils  devront  un  jour  mettre 
l'épée  à  la  main,  c'est  ce  qu'il  est  difficile  d'affirmer  ou  de  nier.  Tout 
est  possible,  tout  peut  arriver  dans  les  changemens  qu'amèneront 
tôt  ou  tard  les  affaires  de  Turquie.  Ce  qui  est  certain ,  c'est  que 
leurs  adversaires  iront  toujours  s'organisant ,  et  que  déjà  leur  ambi- 
tion est  assez  grande  pour  qu'ils  espèrent  amener  l'Autriche  à  former 
un  jour  un  empire  slave. 

On  voit  par  ce  seul  mot  quel  chemin  l'Autriche  a  déjà  fait  dans 
cette  direction  qu'elle  suit  loin  de  l'Allemagne.  Quoi!  elle  était 
chargée  de  soumettre  à  l'influence  germanique  ces  populations 


SITUATION  INTELLECTUELLE  DE  L'ALLEMAGNE.  105 

étrangères  réunies  à  son  empire,  et  ce  sont  ces  populations ,  ce  sont 
les  Slaves  qui  vont  l'attirer  vers  eux-mêmes  î  Ils  l'espèrent  du  moins, 
et  le  disent  assez  haut.  Espérances  chimériques!  pensera-t-on.  Je  le 
veux  bien;  mais  qu'on  sache  cependant  que  l'Allemagne  commence 
à  s'en  effrayer,  et  que  plus  d'un  avertissement  a  déjà  été  adressé  à 
l'Autriche.  Tout  récemment  encore  un  publiciste  allemand,  l'au- 
teur anonyme  de  deux  écrits  remarquables  sur  l'Autriche  et  sur 
l'Allemagne ,  a  exprimé  avec  éclat  ces  reproches  de  l'opinion  publi- 
que. Dans  le  premier  de  ces  écrits,  intitulé  V Autriche  et  son  avenir  (1), 
l'auteur  déclare,  dès  les  premières  pages,  que  c'est  l'incurie  de  l'état 
et  son  dédain  des  choses  intellectuelles  qui  a  laissé  l'Autriche  s'éloi- 
gner tous  les  jours  du  mouvement  de  l'Allemagne.  Mais  le  mal  est  trop 
grave,  dit-il,  le  danger  est  trop  pressant  pour  que  les  plus  endormis 
ne  se  réveillent  pas.  Il  ne  faut  plus  parler  de  l'apathie  de  l'Autriche, 
de  l'indifférence  de  l'esprit  public;  en  présence  de  semblables  résul- 
tats, comment  resterait-on  indifférent,  à  moins  que  de  cesser  d'être? 
Ce  bonheur  du  peuple  autrichien  qu'on  vantait  si  haut,  cette  idylle 
qu'on  chantait  sur  notre  félicité  sans  mélange,  tout  cela  va  finir.  La 
décomposition  de  l'esprit  public  a  été  menée  aussi  loin  qu'il  était  pos- 
sible,— c'est  toujours  l'auteur  qui  parle,  et  certes  on  n'était  guère  ha- 
bitué, en  Autriche,  à  cette  liberté  de  langage;  — peut-être,  ajoute-t-il, 
est-il  temps  encore  d'y  remédier;  si  l'on  néglige  l'occasion,  bientôt  il 
n'y  aura  plus  d'Autriche,  mais  quatre  nations  ennemies  qui  s'y  com- 
battront. Je  n'ai  pas  à  suivre  l'auteur  dans  les  conseils  politiques 
qu'il  donne  à  son  pays ,  lorsqu'il  passe  en  revue  toutes  les  classes  de 
l'état,  la  noblesse,  l'administration,  la  bourgeoisie,  et  qu'il  propose 
avec  une  intention  droite  et  sincère  les  moyens  qui  lui  paraissent 
convenables  pour  relever  le  pays;  mais  les  avertissemens  qu'il  fait 
entendre,  chaque  fois  qu'il  est  question  des  provinces  slaves,  confir- 
ment tout  ce  que  j'ai  dit  plus  haut  sur  la  situation  étrange  de  l'Au- 
triche à  leur  égard.  Quand  l'auteur  examine  avec  inquiétude  ce  que 
tous  les  états  de  l'Europe  ont  fait  depuis  trente  ans  pour  mettre  la 
paix  à  profit,  et  accroître,  avec  leurs  forces  intellectuelles,  leur  au- 
torité politique,  quand  il  calcule  tout  ce  que  la  Prusse  a  gagné  depuis 
ce  temps,  et  qu'il  ajoute  que,  dans  ce  mouvement  universel,  rester 
en  place  c'est  reculer,  il  rend  raison  de  tout  ce  qui  se  passe  en  ce 
moment  chez  les  Slaves.  Pourquoi ,  en  efFet ,  ne  veulent-ils  plus 

(1)  Cet  écrit  vient  d'être  traduit  en  français.  In-8o,  librairie  d'Amyot,  rue  de  la 
Paix,  6. 


106  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

compter  que  sur  leurs  propres  forces?  Parce  que  l'Autriche  ne  peut 
satisfaire  et  attirer  à  elle  cette  activité  morale  qui  fermente  aussi 
chez  ces  peuples. 

Dans  un  écrit  plus  récent ,  publié  encore  sans  nom  d'auteur,  mais 
qui  est  évidemment  de  la  même  plume ,  le  publiciste  dont  je  viens 
de  parler  continue  d'avertir  son  pays.  Cette  fois  il  discute  sérieuse- 
ment cette  question  de  savoir  si  l'Autriche  peut  devenir  un  empire 
slave,  si  elle  gagnera  à  se  séparer  de  l'Allemagne ,  et  il  lui  montre 
que  cette  politique  la  ruinera.  Il  i|ntitule  son  livre  Paroles  allemandes 
cCun  Autrichien,  indiquant  par-là  qu'il  ne  veut  pas  suivre  la  direction 
où  la  politique  autrichienne  est  peu  à  peu  entraînée.  Il  souffre  de  la 
condition  qui  est  faite  à  son  pays ,  il  est  honteux  de  voir  l'Autriche 
manquer  ainsi  à  sa  mission,  il  la  supplie  de  rentrer  dans  les  voies  de 
la  grande  patrie  germanique.  Il  est  persuadé  qu'il  n'est  qu'un  seul 
moyen  de  reprendre  l'influence  et  de  ramener  ces  peuples  :  c'est  de 
réveiller  chez  soi  la  vie,  au  Heu  d'endormir  l'esprit  public.  Il  de- 
mande si  ces  nouveaux  évènemens  ne  montrent  pas  tout  ce  qu'il  y  a 
de  dangereux  dans  un  tel  repos ,  et  si  la  Prusse  aurait  perdu  cette 
occasion  de  s'assimiler  la  race  esclavonne. —  N'y  a-t-il  pas  dans  tout 
cela  de  bien  graves  symptômes?  Les  Slaves  refusent  de  s'associer 
désormais  aux  destinées  intellectuelles  du  monde  germanique;  les 
Allemands  effrayés  avertissent  l'Autriche  qu'elle  se  perd.  Est-ce  que 
tout  cela  ne  parle  pas  assez  haut?  Les  Slaves  de  Bohême  et  de  Hon- 
grie affirment  que  tout  marche  veçs  ce  but ,  que  tout  prépare  cette 
fondation  d'un  royaume  slave  placé  entre  les  mains  de  l'Autriche,  et 
destiné  à  défendre  l'Allemagne  contre  la  Russie;  ils  disent  que  l'em- 
pereur François  II,  en  déposant  la  couronne  du  saint-empire,  a  servi 
déjà  cette  marche  nécessaire  des  choses ,  et  que  le  jour  n'est  pas 
loin  où  ces  évènemens  se  réaliseront.  Les  publicistes  autrichiens,  ré- 
veillés cette  fois  par  un  péril  si  imminent,  se  sont  enfin  occupés  de 
ces  intérêts  redoutables,  et  l'activité  à  laquelle  l'importance  de  ces 
querelles  a  forcé  tout  à  coup  leur  indolence  n'est  pas  le  moins  grave 
de  ces  symptômes  que  je  recueille.  Encore  une  fois,  comment  mé- 
connaître dans  tout  ce  mouvement  la  conûrmation  évidente  de  ce 
que  j'ai  dit?  Et  que  va-t-il  arriver? 

Sans  entrer  plus  avant  dans  la  politique ,  sans  se  livrer  à  des  con- 
jectures que  déjouerait  l'avenir  de  ces  questions  si  compliquées,  ce 
qui  est  clair  aujourd'hui  pour  tout  le  monde,  c'est  que  l'Autriche 
abandonne  tous  les  jours  davantage  les  destinées  des  peuples  alle- 
mands. En  même  temps  qu'elle  se  tourne  vers  le  midi ,  et  qu'elle 


SITUATION  INTELLECTUELLE  DE  L' ALLEMAGNE.  107 

cherche  à  opposer  à  l'union  douanière,  dont  la  Prusse  s'est  emparée, 
une  autre  union  qui  la  rattacherait  aux  puissances  italiennes,  elle 
sera,  dans  ses  propres  états ,  entraînée  toujours  vers  ses  provinces 
slaves.  Que  son  importance  politique  puisse  y  gagner,  cela  est  pos- 
sible sans  doute,  et  j'accorderai  volontiers  qu'il  lui  reste  encore,  dans 
cette  direction,  de  grandes  choses  à  accomplir;  mais,  il  faut  bien  le 
dire,  ce  qui  résulte  surtout  pour  elle  de  ces  mouvemens  extraordi- 
naires, ce  que  ces  choses  ont  mis  en  lumière  avec  une  évidence 
accablante,  c'est  son  insuffisance  à  représenter  la  fortune  intellec- 
tuelle de  l'Allemagne,  c'est  l'impuissance  où  elle  a  été  de  sou- 
mettre à  l'élément  germanique  le  monde  slave  qu'elle  régit.  Sur 
ce  champ  de  bataille  de  l'intelligence,  l'esprit  allemand  est  battu,  en 
ce  moment  même,  par  l'esprit  slave;  or,  c'est  l'Autriche,  comme  un 
général  inhabile,  qui  a  compromis  et  qui  va  perdre  bientôt  cette 
partie  si  sérieuse,  c'est  elle  qui  en  est  responsable  devant  l'Allemagne. 


II. 

Maintes  choses  nous  appellent  à  Munich.  Il  y  a  là  une  illustre 
assemblée  de  savans,  de  vieillards  à  l'ame  poétique,  d'hellénistes  qui 
vont  étudier  la  Grèce  à  Athènes,  leur  seconde  patrie,  et  qui  sont  les 
dignes  gardiens  des  marbres  d'Égine.  Il  y  a  aussi  l'art  allemand, 
dont  Munich  est  le  sanctuaire. 

Si  l'art  pouvait  être,  en  Allemagne,  le  véritable  représentant  de 
la  pensée ,  Munich  serait  sans  doute  la  capitale  intellectuelle  de  ce 
pays.  Si,  comme  en  Italie,  comme  à  Venise,  dans  l'abaissement  de 
la  philosophie,  les  arts  muets  du  dessin  avaient  dû  remplacer  les  arts 
de  la  parole,  ce  serait  en  Bavière  qu'il  faudrait  chercher  l'expression 
du  génie  germanique.  Mais,  outre  que  le  caractère  de  l'école  alle- 
mande convenait  peu  à  cette  fonction,  on  peut  affirmer  qu'elle  a 
reçu,  sans  le  savoir,  une  tâche  toute  différente.  Oui,  il  faut  oser  le 
dire,  l'art  a  été  chargé  à  Munich  d'une  mission  mauvaise.  Loin  de 
se  placer  au  foyer  même  de  la  vie,  au  centre  de  la  pensée  allemande,, 
loin  de  s'inspirer  d'elle,  il  a  été  chargé  d'enlever  les  esprits  aux 
nobles  préoccupations  de  la  science;  au  lieu  d'élever  les  âmes,  il  a 
été  chargé  de  leur  cacher  le  monde  des  idées.  On  a  vu  une  école  de 
peintres  et  de  sculpteurs  érudits  occupés  à  distraire  d'une  manière 
frivole  l'attention  de  tout  un  peuple.  Satisfaite  d'une  activité  d'ail- 
leurs incontestable,  toute  fière  de  ces  temples,  de  ces  églises,  de  ces 


108  REVCE  DES  DEUX  MONDES. 

musées  qui  s'élevaient  partout  à  la  fois,  cette  ville  se  laissa  prendre 
à  ce  déploiement  de  richesses  extérieures;  elle  se  crut  l'Athènes  de 
l'Allemagne.  Elle  oubliait  la  signification  tout  autrement  sérieuse  de 
l'art  athénien,  et  qu'auprès  de  Phidias  il  y  avait  Sophocle  et  Platon. 

Tandis  que  cette  école  érudite,  tandis  que  M.  Cornéhus  et  M.  Hess, 
M.  Schnorr  et  M.  Schwanthaler  s'appliquaient  à  reproduire  les  types 
des  différentes  époques  de  l'art,  sans  poursuivre  eux-mêmes  un 
idéal  qui  pût  leur  appartenir,  c'étaient  aussi  les  doctrines  et  la 
science  du  passé  qui  semblaient  de  plus  en  plus  s'établir  à  Munich. 
La  Bavière  ne  voulait  pas,  comme  l'Autriche,  se  séparer  sans  retour 
des  intérêts  de  la  pensée;  mais  elle  craignait,  comme  elle,  ces  luttes 
de  l'esprit  :  elle  ne  se  sentait  pas  assez  forte  pour  supporter  ces  com- 
bats de  l'intelligence,  elle  préféra  ouvrir  un  asile  aux  blessés,  et 
D'accueillir  les  systèmes  et  les  penseurs  que  le  jour  où,  fatigués  et 
chancelans,  ils  quitteraient  le  champ  de  bataille  et  aspireraient  au 
repos.  C'est  là  le  caractère  de  Munich:  c'est  là,  si  l'on  veut,  son 
charme  et  son  originalité.  Quand  vous  aurez  parcouru  ces  bâtimens 
inachevés,  ces  cathédrales,  ces  basiliques  qui  s'élèvent,  quand  vous 
aurez  vu  dans  ce  laborieux  atelier  ce  singuUer  mélange  de  toutes  les 
traditions  très  habilement  réunies,  la  grâce  un  peu  gauche  et  naïve 
des  maîtres  de  Nuremberg,  l'élégance  florentine,  la  sublime  inexpé- 
rience de  l'art  grec  dans  les  marbres  d'Égine,  allez  à  l'université, 
allez  interroger  les  maîtres  de  la  science.  Quels  sont  les  représentans 
de  la  philosophie?  Des  hommes  qui  ont  donné  ailleurs  tout  ce  qu'ils 
avaient  d'énergie  vivace,  et  qui,  le  soir  du  combat,  sont  venus  se 
reposer  dans  le  mysticisme.  Qui  donc?  Hier,  M.  de  ScheUing;  au^ 
jourd'hui,  M.  Gœrres. 

Que  ce  fougueux  écrivain,  si  ardent,  si  dévoué  aux  idées,  que 
Gœrres ,  après  la  vie  la  plus  passionnée  qui  fut  jamais ,  soit  venu 
chercher  le  repos  à  Munich  et  s'y  éteindre  doucement  dans  un  catho- 
licisme poétiquement  rajeuni ,  c'est  là  un  fait  qui  indique  très  clai- 
rement le  caractère  particulier  de  cette  ville.  Certes,  on  n'eût  pas 
pensé,  il  y  a  trente  ans,  que  le  rédacteur  du  Mercure  du  Rhin  pour- 
rait être  admis  un  jour  dans  cette  calme  université,  et  qu'il  y  aurait 
une  place  pour  lui  à  côté  de  M.  Franz  Baader.  Il  était  mystique 
déjà,  mais  son  extase  avait  quelque  chose  de  gigantesque  et  de  ré- 
volutionnaire comme  ses  passions  politiques.  Dans  son  imagination 
orientale,  il  avait  été  surtout  frappé  des  rapports  du  christianisme 
avec  les  religions  de  l'Asie,  et,  unissant  toutes  ces  relations  secrètes, 
il  se  composait  un  mysticisme,  non  pas  chrétien  seulement,  mais 


SITUATION  INTELLECTUELLE   DE  L' ALLEMAGNE.  109 

universel.  Tous  les  élans  de  l'ame,  toutes  les  aspirations  véhémentes 
de  l'amour,  toutes  les  extases,  depuis  la  contemplation  si  solennelle 
deValmiki  jusqu'aux  visions  enflammées  de  sainte  Thérèse,  il  les 
recueillait  pour  en  faire  je  ne  sais  quelle  symphonie  impossible. 
Jamais  les  empressemens  du  génie  cosmopolite  de  l'Allemagne, 
jamais  son  spiritualisme  insatiable,  n'avaient  paru  d'une  façon  plus 
extraordinaire.  En  même  temps,  il  s'était  formé  un  idiome  inconnu 
jusque-là,  souple,  sinueux,  puissant,  formidable.  Son  Histoire  des 
Mythes  de  VAsie,  qu'il  serait  si  difTicile  de  traduire  en  français  à 
cause  des  bonds  et  des  caprices  de  cette  langue  indisciplinée,  res- 
tera comme  le  monument  le  plus  étrange  et  le  plus  grand  peut-être 
des  ferveurs  spiritualistes  de  l'Allemagne.  Entraîné  par  l'ardeur  de 
cet  idéalisme  avide,  Gœrres  transportait  dans  la  politique  l'enthou- 
siasme de  ses  théories.  Non -seulement  il  fut  un  des  premiers  à 
désirer  l'unité  de  l'Allemagne,  mais  à  cette  unité,  une  fois  obtenue, 
il  promettait  des  miracles  :  c'était  le  renouvellement,  non  pas  de 
l'Allemagne  toute  seule,  mais  du  monde.  Toutes  ces  idées  étaient 
exposées  avec  une  sorte  d'inspiration  dans  le  Mercure  du  Rhin,  qu'il 
fonda  au  mois  de  février  1814.  Ce  journal  est  l'œuvre  la  plus  com- 
plète de  Gœrres;  c'est  là  qu'il  est  tout  entier.  Mais  là  aussi  cî)m- 
mence  pour  lui  l'épreuve  nouvelle  qui  va  diviser,  si  cela  peut  se  dire, 
l'unité  de  cette  grande  ame  et  y  introduire  une  contradiction  qui  la 
brisera.  Quand  Gœrres  vit  le  Mercure  du  Rhin  supprimé,  quand  il 
fut  obligé  de  se  défier  du  pouvoir  politique  sur  lequel  il  avait  compté 
pour  régénérer  l'Allemagne,  son  esprit  impatient  s'adressa  à  la  puis- 
sance religieuse.  Il  avait  voulu  mener  la  société  civile,  le  monde 
moderne,  vers  les  destinées  que  son  imagination  grandiose  lui  Con- 
struisait, et,  l'esprit  de  la  révolution  l'ayant  saisi,  il  était  parti  déjà; 
mais  le  monde  avait  refusé  de  le  suivre.  Alors  il  prit  en  aversion 
cette  Europe  dont  l'enthousiasme  se  lassait  si  vite,  et  il  se  persuada 
qu'il  s'était  trompé  jusqu'alors,  en  croyant,  avec  l'histoire,  à  la 
grandeur  du  monde  moderne.  Voilà  le  combat  qui  s'élevait  dans  son 
ame,  voilà  les  contradictions  qui  l'agitaient,  et  bientôt,  se  rejetant 
en  arrière  avec  la  même  force  qui  l'avait  poussé  en  avant,  il  revint 
à  l'Europe  du  moyen-âge,  à  la  théocratie,  à  Grégoire  VII.  C'est  sur- 
tout dans  son  hvre  sur  l'Allemagne  et  la  révolution  qu'on  voit  »e 
déclarer  ce  brusque  changement.  Dans  un  Hvre  publié  en  1821  sous 
ce  titre  :  V Europe  et  la  Révolution,  il  s'enfonce  encore  plus  dans  le 
passé,  et,  formulant  mieux  ses  haines  nouvelles,  il  écrit,  à  la  face 
de  l'Allemagne,  que  la  réforme  est  la  seconde  chute  de  l'homme,  le 


110  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

second  péché  originel.  La  réforme,  et  sans  parler  même  de  l'entre- 
prise de  Luther,  tout  ce  mouvement  du  xv  et  duxvi*'  siècle  qui  sé- 
cularise la  pensée  et  donne  au  monde  entier  ce  qui  avait  été  la  pro- 
priété exclusive  de  l'église,  tout  ce  mouvement  que  nous  croyions 
providentiel ,  ce  sera  pour  Gœrres  le  nouveau  péché  d'Adam,  lequel 
nous  ferme  le  paradis  du  moyen-âge  et  bouleverse  la  constitution 
véritable  de  la  société.  Esprit  vraiment  généreux,  tout  meurtri  dans 
ces  luttes  redoutables  de  la  pensée!  S'il  a  quitté  la  voie  où  le  plaçait 
son  génie,  s'il  a  condamné  les  œuvres  du  monde  moderne  après 
avoir  été  un  de  ses  plus  fervens  serviteurs,  c'est  son  ardeur  même 
qui  l'a  égaré.  C'est  pour  avoir  trop  saintement  aimé  les  idées  qu'il 
les  a  maudites,  le  jour  où,  dans  son  impatience,  il  a  cru  qu'il  comp- 
tait vainement  sur  elles.  Il  s'est  étourdi  lui-même  par  l'impétuosité 
trop  vive  de  son  enthousiasme.  Il  s'est  frappé,  comme  Achille,  en  se 
jetant  sur  ses  armes.  Aujourd'hui,  entré  de  plus  en  plus  dans  cette 
voie  où  il  est  seul,  vieilli  et  souffrant,  ce  grand  blessé  se  repose  dans 
le  catholicisme  du  xii^  siècle;  il  y  a  porté  quelque  chose  de  ses  in- 
spirations d'autrefois ,  il  a  essayé  de  le  renouveler  à  sa  manière  et 
d'approprier  à  la  grandeur  de  son  amour  ces  formules  qui  ne  lui 
suffisaient  pas.  Malgré  cela ,  si  l'on  compare  le  dernier  livre  impor- 
tant qu'il  ait  publié,  la  Mystique  chrétienne,  avec  cette  Histoire  des 
Mythes  asiatiques  dont  j'ai  parlé  plus  haut,  on  verra  combien  il  est 
loin  aujourd'hui  de  l'époque  où  il  écrivait  pour  l'Allemagne  entière, 
et  non  pas  seulement  pour  Munich. 

Ce  fut,  en  etfet,  une  des  intentions  de  Gœrres,  au  commencement 
de  son  séjour  à  Munich,  d'écrire  surtout  pour  cette  ville,  de  vouloir 
s'emparer  de  son  esprit,  et  la  soulever  contre  la  Prusse.  Gœrres  a 
toujours  eu  besoin  de  lutte;  il  lui  a  toujours  fallu  une  puissance  à 
qui  il  essayât  de  souffler  la  vie;  d'abord  ce  fut  l'Europe,  puis  l'Alle- 
magne, puis,  quand  il  se  déûa  de  la  société  civile,  ce  fut  l'église. 
L'Allemagne  catholique  du  midi  devint  alors  pour  lui  la  puissance 
sainte  qu'il  devait  armer  contre  les  impiétés  de  la  Prusse,  contre  les 
hardiesses  du  protestantisme  et  de  la  philosophie  du  nord.  Mais  ces 
belliqueuses  ardeurs  convenaient  peu  à  la  Bavière,  et,  trompé  cette 
fois  encore  dans  son  désir,  il  fallut  bien  qu'il  se  résignât  au  repos 
mystique  où  s'endort  aujourd'hui,  non  sans  murmurer,  le  démon  de 
son  cœur.  C'est  là  ce  que  peut  donner  Munich,  c'est  là  ce  que  M.  de 
Schelling  y  trouva  lorsqu'il  perdit  l'empire  de  la  philosophie;  mé- 
diatisé par  un  souverain  plus  puissant,  M.  de  Schelling  dut  venir  à 
Munich,  tandis  que  Ilcgcl  gouvernait  la  science  de  l'Allemagne. 


SITUATION  INTELLECTUELLE  DE  l' ALLEMAGNE.  111 

L'université  de  Munich  est  donc  surtout  un  asile  pour  ces  lutteurs 
de  la  pensée.  Toutefois,  elle  pourrait  être  plus  que  cela.  Le  mysti- 
cisme qui  y  fleurit  volontiers  pourrait  lui  donner  une  originalité  plus 
vive.  Sans  entreprendre  contre  la  Prusse  une  lutte  impossible,  sans 
vouloir  renverser  sa  philosophie,  elle  pourrait  la  rectifier  souvent 
avec  les  qualités  qui  lui  sont  propres.  On  a  vu  plus  d'une  fois  la 
science  du  nord,  dans  sa  dialectique  trop  rigoureuse,  se  perdre 
loin  du  monde  réel;  plus  d'une  fois,  en  s'appuyant  uniquement  sur 
la  raison,  elle  est  arrivée  à  des  conséquences  intolérables,  à  un  dieu 
indéterminé,  au  dieu  de  Spinosa.  Eh  bien!  souvent  aussi  des  pen- 
seurs moins  grands  sans  doute  que  Kant,  que  Fichte,  que  Hegj 
mais  plus  tendres,  en  réclamant  au  nom  du  sentiment,  au  nom/^a^j^ 
forces  vives  du  cœur>  contre  l'emploi  unique  de  la  raison,  ont  doriaè€  ?S^^^r^^ 
cette  philosophie  des  avertissemens  profitables.  C'est  ce  qu'avail^ï^it  ^^^^ 

le  mysticisme  du  moyen-âge  dans  ses  relations  avec  la  scholasti( 
En  Allemagne,  ce  furent  surtout  les  écrivains  moins  rigoureux  è1 
plus  facilement  mystiques  du  midi  qui  corrigeaient  les  systèmes 
de  BerHn  ou  de  Koenigsberg.  Herder  et  Jacobi  avaient  réclamé 
contre  l'oppression  des  formules  de  Kant.  Baader,  le  plus  ingénieux, 
le  mieux  illuminé  de  tous  ces  profonds  rêveurs,  protesta  long-temps 
contre  la  dialectique  de  Hegel,  dont  l'inflexible  sévérité  le  révoltait. 
Enfin,  il  y  a  deux  ans,  ce  ne  fut  pas  seulement  une  réclamation  de 
l'Allemagne  du  midi  contre  les  penseurs  de  Berlin;  ce  fut  la  Prusse 
elle-même  qui  vint  demander  à  Munich  M.  de  Schelling  pour  com- 
battre l'intolérance  de  l'école  hégélienne.  Telle  pourrait  être  l'ori- 
ginahté  véritable  de  Munich.  Ces  hommes  du  midi  sont  pleins  de 
ressources  :  s'ils  n'ont  pas  l'enthousiasme  sévère  et  l'indomptable 
hardiesse  de  la  science  du  nord,  ils  ont  plus  d'invention  assurément. 
N'est-ce  pas  de  la  Souabe  et  de  la  Franconie  que  sont  venus,  dans 
ces  derniers  temps,  non-seulement  les  poètes,  mais  les  métaphysi- 
ciens, non-seulement  Uhland  et  Buckert,  mais  Schelling  et  Hegel? 

Ce  qui  empêchera  peut-être  Munich  de  s'emparer  de  cette  position, 
c'est  l'intolérance  étroite  de  son  gouvernement.  Ce  catholicisme 
mystique  de  Gœrres  et  de  Baader  exige  encore  une  liberté  qui  pour- 
rait bien  ne  pas  lui  être  accordée  toujours.  Munich  est,  en  Allema- 
gne, le  poste  le  plus  avancé  de  la  politique  ultramontaine,  et  c'est  de 
là  que  Rome  surveille  les  œuvres  de  la  pensée  germanique.  La  direc- 
tion que  suit  le  catholicisme  dans  plusieurs  états  méridionaux  de  ce 
pays  fait  comprendre  l'importance  de  ce  poste  pour  l'Italie.  Si  l'on 
pouvait  connaître,  en  effet,  avec  tous  ses  détails,  la  situation  exacte 


112.  REVUE  DES  DE€X   MONDES. 

des  intérêts  religieux  dans  le  duché  de  Bade  et  d'autres  pays  voisins, 
on  serait  étonné  de  voir  combien  le  catholicisme  y  est  différent  de 
ce  qu'il  est  en  France  et  au-delà  des  monts.  Si  l'on  était  bien  informé 
des  libertés  que  réclame  ce  clergé,  si  on  savait  combien  le  dévelop- 
pement de  la  science  Ta  rendu  sympathique  à  tous  les  progrès  de  la 
pensée,  si  on  l'entendait  se  séparer  nettement  de  tous  les  clergés 
d'origine  romane,  on  serait  forcé  de  reconnaître  que  l'unité  du  ca- 
tholicisme admet  cependant  des  variétés  nécessaires  selon  le  différent 
génie  de  chaque  peuple.  Cette  situation  du  clergé  catholique  alle- 
mand, qu'il  est  facile  surtout  d'entrevoir  dans  l'université  de  Fri- 
bourg  en  Brisgau,  inquiétait,  comme  on  pense,  l'autorité  du  saint- 
siége,  et  peu  à  peu  Munich  est  devenu  pour  cette  autorité  une 
position  forte  d'où  elle  peut  agir  sur  l'Allemagne.  Est-il  bien  sage 
cependant  de  poursuivre  une  chose  impossible?  Quoi  qu'on  fasse, 
on  ne  parviendra  pas  à  faire  accepter  à  ces  Germains  une  religion 
tout  italienne,  et  il  faudra  bien  qu'ils  y  introduisent  des  explications 
propres  à  leur  génie.  Ce  que  sont  les  libertés  gallicanes  pour  l'église 
de  France,  une  certaine  liberté  d'interprétations  mystiques  le  sera 
toujours  pour  l'église  catholique  d'Allemagne.  Pourquoi  contrarier 
l'esprit  particulier  de  chaque  nation?  N'est-ce  pas  toucher  à  l'œuvre 
de  Dieu?  et  la  diversité  dans  l'unité,  ne  serait-ce  pas  la  suprême 
beauté  de  l'église  universelle?  Si  la  politique  ultramontaine  qui  s'or- 
ganise à  Munich  devait  triompher  un  jour,  elle  enlèverait  à  cette 
ville  ce  caractère  que  je  décrivais  tout  à  l'heure  et  qui  lui  donne 
encore,  malgré  son  infériorité  vis-à-vis  de  la  Prusse,  une  originalité 
incontestable.  En  outre,  tout  en  perdant  son  génie,  Munich  ne  ga- 
gnerait aucune  influence  sur  l'xVllemagne  catholique.  L'esprit  ultra- 
montain  ne  sortirait  pas  de  ses  murs;  il  s'égarerait  toujours  en  Alle- 
magne, et  n'y  serait  nulle  part  sérieusement  accueilli.  Croit-on  qu'il 
se  soit  fait  beaucoup  de  partisans  depuis  qu'on  l'a  vu  persécuter  mi- 
sérablement les  grands  écrivains  mystiques  du  midi?  Quand  Baader 
mourut,  il  y  a  deux  ans,  tout  le  monde  sait  qu'au  lieu  d'honorer 
cette  noble  tombe,  le  clergé  de  Munich  s'abstint  de  paraître  à  la  cé- 
rémonie funèbre.  C'était  là  cependant  le  plus  pieux  et  le  plus  vénéré 
des  maîtres  du  midi;  mais  peut-être  avait-il  défendu  trop  scientifi- 
quement les  intérêts  du  catholicisme.  Derrière  le  cercueil  que  con- 
duisait le  prêtre,  il  n'y  avait  aucun  de  ces  hommes  dont  il  avait  glo- 
rifié la  croyance,  il  y  avait  le  vieux  Gœrres,  tout  seul,  le  front  bas, 
arrivé  le  matin  d'Italie  pour  rendre  ce  dernier  devoir  à  son  vieux 
collègue.  Et  lui-même,  s'il  ne  sait  pas  qu'il  est  suspect,  malgré  tant 


SITUATION  INTELLECTUELLE  DE  L'ALLEMAGNE.  113 

de  gages  donnés  à  l'orthodoxie,  il  s'abuse  étrangement.  Mais  n'insis- 
tons pas  sur  ces  questions  si  délicates;  je  veux  croire  que  l'esprit 
ultramontain  ne  réussira  pas  là  plus  que  chez  nous,  je  veux  croire 
qu'il  n'y  étouffera  rien.  Munich  restera  le  centre  du  midi,  elle  ou- 
vrira un  refuge  à  de  nobles  lutteurs  fatigués  ou  à  de  doux  penseurs 
qui  rectifieront  paisiblement  les  théories  du  nord.  Toutefois,  répé- 
tons-le, Munich  ne  peut  prétendre  au  sceptre  des  idées.  Les  maî- 
tres qui  auront  l'ambition  de  régner  sur  l'Allemagne  abandonneront 
toujours  le  midi  pour  ces  universités  du  nord,  plus  hardies,  plus 
vivantes,  qui  aiment  et  sollicitent  le  complet  épanouissement  de  la 
pensée.  Lorsque  Schelling  et  Hegel  quittèrent  cette  petite  chambre, 
désormais  consacrée,  où  ils  étudiaient  ensemble  à  Tubingue,  lorsque, 
maîtres  de  leurs  forces,  ils  voulurent  gouverner  la  science  de  leur 
pays,  c'est  dans  le  nord,  c'est  à  léna,  c'est  à  Berlin  qu'ils  purent 
parler  librement.  J'ai  hâte  de  les  y  suivre. 


IIL 

.  Un  grand  mérite  de  la  Prusse,  c'est  de  n'avoir  pas  craint  les  idées. 
Soit  habileté  politique ,  soit  véritable  sympathie ,  la  Prusse  s'est  asso- 
ciée à  toutes  les  espérances,  à  tous  les  efforts  de  l'esprit  allemand. 
Loin  de  redouter  la  philosophie ,  elle  a  fondé  sa  puissance  sur  le 
développement  des  forces  intellectuelles.  Elle  a  encouragé ,  elle  a 
provoqué  la  pensée,  elle  lui  a  donné  des  libertés  inouies  et  des  occa- 
sions éclatantes.  Elle  a  voulu,  à  force  de  respect  pour  les  droits  de  la 
science,  expier  le  scepticisme  de  Frédéric-le-Grand  et  ce  dédain 
injurieux  dont  il  avait  frappé  la  langue  et  la  littérature  de  son  pays. 
Enfin ,  comme  elle  prétendait  agir,  elle  devait  se  placer  résolument 
au  milieu  de  tout  ce  qui  fait  la  vie;  elle  devait  relever  le  génie  de 
l'Allemagne  pour  se  faire  couronner  par  ses  mains. 

L'université  de  Berlin,  qui  n'a  que  trente  ans  d'existence,  est 
déjà  une  souveraine  légitime  à  qui  toutes  ses  sœurs  rendent  hom- 
mage. Son  histoire  a  quelque  chose  de  hardi  et  de  courageux  qui  lui 
sied  et  qui  la  rend  bien  digne  de  représenter  cette  science  saxonne. 
Elle  est  née  dans  les  larmes,  au  milieu  de  l'abaissement  de  la  Prusse, 
quatre  ans  après  la  bataille  d'Iéna.  Ce  fut  à  l'époque  où  ce  pays 
pouvait  être  rayé  de  la  carte,  qu'il  se  réfugia  sous  la  protection  de  l'es- 
prit. Cette  noble  foi  ne  l'a  point  perdu,  ce  semble.  Cette  monarchie 
militaire,  abattue  à  léna  et  à  Auerstaedt,  et  mise  à  deux  doigts  de  sa 

TOME  IV.  8 


lli  BEVUE  DES  DEUX  MONDES. 

perte,  ne  suspend  pas  la  vie  intellectuelle  dans  son  peuple.  Elle  ne 
relève  pas  seulement  les  casernes,  elle  consacre  le  temple  des  idées. 
Elle  ne  se  confie  pas  au  seul  droit  du  sabre,  elle  invoque  la  pensée 
immortelle.  Il  y  a  là  une  sorte  de  vertu  romaine  qu'on  ne  peut  s'em- 
pêcher d'admirer  :  ce  sont,  sous  l'épée  de  Brennus,  les  sénateurs 
immobiles  dans  leurs  chaises  curules.  Ce  qu'il  y  a  eu  de  nouveau 
dans  la  fondation  de  l'université  de  Berlin,  c'est  que,  dès  l'origine, 
elle  a  été  le  centre  des  idées,  non  pas  d'une  ville  seulement  ou  d'un 
pays,  mais  de  l'Allemagne  tout  entière.  Chacune  des  universités 
allemandes  avait  presque  toujours  eu  un  mouvement  qui  lui  était 
propre,  chacuœ  d'elles  avait  représenté  une  direction  particulière; 
souvent  c'était  une  science  spéciale  qui  y  fleurissait,  marquée  du 
caractère  et  du  génie  de  la  contrée.  Ici,  rien  de  semblable.  Ce  qui 
fut  représenté  à  Berlin  dès  le  commencement,  ce  fut  l'Allemagne. 
Il  s'agissait,  on  peut  le  dire,  de  rendre  à  ce  pays  la  conscience  de 
lui-même  qu'il  semblait  avoir  perdue,  et  ce  fut  l'enthousiasme  des 
systèmes  philosophiques  qui  produisit  surtout  ce  résultat.  La  chaire 
de  philosophie  de  Berlin  fut  long-temps  comme  une  tribune  natio- 
nale ,  d'où  tombaient  les  accens  prophétiques  qui  redressaient  les 
âmes  et  les  courages.  Celui  qui  allait  monter  le  premier  dans  cette 
chaire  fondée  au  miheu  des  baïonnettes  devait  être  un  héros  autant 
qu'un  penseur,  et  il  fallait  que  sa  doctrine  fût  de  force  à  créer  des 
âmes  d'airain.  C'était  la  mission  de  Fichte.  Comment  il  la  rempUt, 
nous  ne  le  savons  que  trop,  et  quel  noble  et  implacable  ennemi  nous 
avons  eu  là,  quels  longs  ressentimens,  quelles  colères,  quelles  haines 
cette  mâle  parole  armait  déjà  et  allait  précipiter  contre  nous.  Ces 
prédications,  comme  celles  de  Jahn  et  de  Gœrres,  ayant  abouti  au 
grand  mouvement  de  1813 ,  il  sembla  que  Fichte  eût  accompli  son 
œuvre,  et,  l'année  suivante,  il  mourut.  Enfin,  après  la  période  de 
la  guerre,  vint  celle  du  triomphe.  Quelques  années,  en  effet,  après 
la  mort  de  Fichte,  il  y  avait  à  Beriin,  dans  cette  même  chaire  de 
philosophie,  il  y  avait  un  homme  qui  célébrait  avec  enthousiasme 
les  destinées  des  peuples  germaniques.  On  sait  que  je  veux  parler 
de  Hegel.  Tout  à  l'heure ,  il  s'agissait  de  ressusciter  l'Allemagne ,  de 
réveiller  sa  conscience,  de  rassembler  sa  pensée  évanouie  et  dis- 
persée à  tous  les  vents.  Du  fond  de  l'abîme  où  il  avait  disparu,  ce 
peuple  entier  remonta  bientôt,  ranimé  par  la  voix  de  Fichte;  et 
certes,  quand  on  lit  les  discours  de  ce  grand  citoyen  à  la  nation  alle- 
mande, on  comprend  qu'à  cet  appel  tout  puissant  les  morts  eux- 
mêmes  aient  dû  soulever  la  pierre  de  leurs  tombes.  Maintenant  que 


SITUATION  INTELLECTUELLE  DE  l' ALLEMAGNE.  115 

les  peuples  allemands  s'étaient  enfin  retrouvés ,  un  métaphysicien 
dont  le  système  semblait  le  dernier  mot  de  la  science,  leur  expliquait 
en  termes  magnifiques  la  grandeur  de  leurs  destinées.  Il  les  appelait 
les  pontifes  du  monde  nouveau,  il  leur  disait  qu'ils  ressemblaient  à 
la  Judée,  et  que  du  miUeu  d'eux  se  lèverait  un  jour  le  dieu  de  l'ave- 
nir :  il  les  comparait  aussi  aux  habitans  de  l'île  de  Samothrace,  les- 
quels étaient  investis  du  sacerdoce  suprême,  ou  à  la  famille  des 
Eumolpides,  qui  avait  la  garde  des  mystères  d'Eleusis;  il  leur  répé- 
tait sans  cesse  qu'ils  avaient  paru  dans  l'histoire ,  afin  que  l'esprit 
divin  pût  se  développer  par  eux  et  se  révéler  au  monde.  Ce  fut  long- 
temps comme  une  fête.  Sous  son  langage  barbare, ^n^is  ferme,  sous 
ces  formules  d'une  métaphysique  si  peu  accessible,  on  eûtcru  enten- 
dre la  voix  des  oracles  tudesques  chantant  l'hymne  des  races  du  Nord. 
Il  leur  présentait  leur  œuvre  transformée,  expliquée  par  la  science, 
afin  qu'ils  pussent  s'y  reconnaître  et  s'y  admirer  :  il  les  enivrait  d'eux- 
mêmes.  L'Allemagne,  qui  avait  senti  si  douloureusement  sa  faiblesse 
profonde  sous  l'épée  de  Napoléon,  et  qui,  peu  d'années  après,  était 
arrivée,  sur  la  foi  de  ses  penseurs ,  à  une  confiance  si  ardente  en 
elle-même,  devait  se  passionner  pour  cette  métaphysique  qui  tenait 
si  sohdement  au  cœur  même  de  la  patrie,  et  c'est  en  effet  un  point 
de  vue  qui,  indépendamment  de  leur  valeur  scientifique,  ne  doit 
pas  être  oublié  dans  l'histoire  de  ces  systèmes. 

Il  est  permis  de  le  dire,  la  métaphysique  de  Hegel  a  fondé  à  Ber- 
lin plus  qu'une  école.  Il  y  a  quelque  chose  d'une  religion  dans  les 
proportions  immenses,  dans  l'autorité  impérieuse,  intolérante,  de 
cette  philosophie.  Voilà  douze  ans  qu'il  est  mort,  mais  l'inspiration 
qui  animait  ce  grand  homme  ne  s'est  pas  éteinte;  elle  porte  encore 
ses  disciples,  et  il  faut  croire  qu'il  y  avait  en  lui  des  forces  mer- 
veilleuses pour  qu'avec  ses  dures  formules  il  ait  enflammé  tous  ces 
graves  jeunes  gens,  qu'il  en  ait  fait  des  âmes  presque  fanatiques, 
et  qu'il  leur  ait  donné  à  ce  point  la  vaillance  de  la  pensée.  Des 
quatre  héros  de  la  philosophie  allemande,  Hegel  est  le  seul  qui  n'ait 
pas  survécu  à  son  œuvre,  qui  n'ait  pas  vu  se  lever  son  successeur. 
Tant  que  les  systèmes  s'étaient  rapidement  succédé,  cette  variété, 
tout  en  attestant  un  mouvement  fécond ,  pouvait  affaiblir  la  con- 
fiance dans  les  résultats  : 

Nous  en  avons  beaucoup  pour  être  de  vrais  dieux. 

Mais  quand  une  doctrine  se  fut  établie,  qui  parut  à  quelques  égards 
le  produit  et  le  couronnement  de  celles  qu'elle  remplaçait ,  sa  for- 

8, 


116  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

tune  dut  s'accroître  de  jour  en  jour  :  propagée  dans  les  universités 
du  nord  par  des  hommes  de  talent,  elle  ne  tarda  pas  à  s'emparer 
des  esprits,  en  môme  temps  qu'elle  embrassait  dans  ses  larges  dé- 
veloppemens  le  monde  entier,  la  science  entière.  Déjà  Hegel  avait 
élevé  un  monument  à  chaque  partie  de  la  connaissance  humaine  : 
dans  la  théologie,  dans  l'histoire,  dans  la  jurisprudence,  partout  il 
avait  imposé  sa  doctrine,  que  rien  ne  faisait  fléchir.  A  sa  mort,  ses 
disciples,  se  partageant  son  empire,  continuèrent  ce  travail  immense, 
en  sorte  qu'aucun  côté  de  la  science  ne  leur  échappa  et  que  l'uni- 
vers des  idées  leur  appartint. 

Ce  n'est  pas  tout  :  cette  philosophie,  depuis  son  apparition  à 
Beriin,  avait  été  acceptée,  protégée,  proclamée  par  l'état  :  elle  s'ab- 
liait  et  se  confondait  avec  lui;  elle  semblait  en  être,  si  cela  peut  se 
dire,  une  apothéose,  une  transGguration  idéale.  Hegel,  qui  saluait 
dans  les  peuples  germaniques  une  race  privilégiée,  prédestinée  au 
développement  de  l'idée  divine,  et,  dans  l'état,  le  plus  haut  terme  de 
ce  développement,  avait  servi  à  inspirer  un  patriotisme  orgueilleux 
et  convaincu  qui  entrait  profondément  au  cœur  de  la  Prusse.  En 
1817,  le  ministre  de  l'instruction  publique,  M.  le  baron  d'Altenstein, 
avait  appelé  à  Berlin  Hegel,  qui  professait  sans  éclat  à  Heidelberg, 
et  il  était  lui-même  un  de  ses  plus  grands  admirateurs.  Frédéric- 
Guillaume  ni  eût  désiré  que  Hegel,  par  l'ascendant  de  son  génie, 
devînt  comme  le  chef  d'un  protestantisme  supérieur,  sa  philosophie 
étant  née  de  la  réforme  et  s'y  appuyant  :  il  voyait  avec  orgueil  s'éta- 
blir dans  ses  états  ce  pontificat  philosophique  qui  couronnait  à  la  fois 
la  libre  science  et  la  libre  théologie  de  l'Allemagne  du  nord ,  mais 
qui  devait  bientôt  ouvrir  à  cette  théologie  sa  période  la  plus  agitée 
et  la  jeter  dans  des  entreprises  inouïes.  Hegel  était  donc  tout  puis- 
sant à  Berlin  :  ses  amis  siégeaient  au  conseil  de  l'instruction  publi- 
que, ses  élèves  occupaient  des  chaires  à  ses  côtés,  et,  dans  toute  la 
Prusse,  à  Breslau,  à  Halle,  à  Kœnigsberg,  de  jeunes  docteurs  s'éta- 
blissaient fièrement  comme  en  un  pays  conquis.  Jamais  philosophie 
n'avait  eu,  avec  l'empire  des  âmes  et  de  l'infini,  une  plus  large  part 
dans  les  biens  temporels;  je  ne  dis  rien  de  trop  en  affirmant  qu'elle 
unissait  la  religion  et  l'état,  qu'elle  semblait  surpasser  dans  la  science 
la  merveille  civile  du  moyen-âge,  en  faisant  asseoir  sur  le  ménae 
trône  le  pape  et  l'empereur,  Grégoire  MI  et  Henri  IV  réconciliés. 

C'était  là  le  spectacle  que  présentait  la  Prusse  sous  le  règne  de 
Frédéric-Guillaume  III.  La  fierté  hautaine  de  la  philosophie  de 
Hegel ,  sa  calme  et  imposante  grandeur,  dominaient  cette  société; 


SITUATION  INTELLECTUELLE  DE  L* ALLEMAGNE.  117 

l'alliance  de  l'état  et  de  la  science,  solennellement  accomplie,  avait 
été  un  véritable  événement.  Bien  que  tous  les  penseurs  ne  se  fussent 
pas  soumis  à  l'autorité  de  la  doctrine  hégélienne,  comme  on  n'avait 
pas  encore  découvert  ce  qu'il  y  avait  de  dangereux  dans  ce  système, 
tant  de  puissance,  tant  de  majesté  satisfaisait  les  esprits,  et  dans  ce 
grand  édifice  l'Allemagne  voyait  avec  orgueil  un  témoignage  de  sa 
force.  A  côté  de  Hegel,  il  y  avait  de  nobles  écrivains  qui,  sans  ac- 
cepter ses  doctrines,  ne  les  combattaient  pas  encore.  Il  y  avait 
Hengstemberg,  qui  défendait  avec  une  vigueur  tranquille  la  vieille 
orthodoxie  luthérienne;  il  y  avait  Schleiermacher,  cet  esprit  si  vrai- 
ment chrétien  et  si  dévoué  à  la  science,  toujours  occupé  à  réconci- 
lier les  deux  mondes  de  la  foi  et  de  la  raison,  et  qui  fut  dévoré  par 
cette  lutte  intérieure;  il  y  avait  Steffens,  qui  revenait  au  contraire 
de  la  spéculation  à  la  simplicité  de  la  foi.  C'était  une  ardente  et  stu- 
dieuse assemblée  où  se  débattaient  les  plus  grands  intérêts  de  l'in- 
telligence; et  la  Prusse,  qui  protégeait  ce  vigoureux  développement, 
semblait  de  plus  en  plus  marcher  à  la  suprématie  de  l'Allemagne, 
Elle  avait  noblement  compté  sur  la  hbre  pensée,  et  l'esprit  allemand, 
dans  sa  reconnaissance,  lui  donnait  la  couronne  et  l'empire, 

La  mort  de  Hegel,  arrivée  en  1831,  changea  promptement  la  situa- 
tion des  choses,  et  tout  ce  qui  se  passe  aujourd'hui  en  Prusse,  ces  di- 
rections diverses  et  hostiles  qui  se  sont  établies  dans  la  pensée  pu- 
bhque,  ces  mouvemens  en  sens  contraires,  chez  les  uns  ce  retour  à 
une  orthodoxie  craintive,  chez  les  autres  ce  passage  violent  à  une 
tiiéologie  insensée,  tout  cela  date  de  cette  époque.  Tant  que  le 
maître  avait  gouverné  lui-même  sa  doctrine,  il  l'avait  maintenue  dans 
les  limites  qui  lui  convenaient,  il  avait  donné  à  ses  obscures  formules 
le  sens  qu'il  avait  choisi.  Hegel  était-il  parfaitement  convaincu  de 
ce  qu'il  annonçait  avec  orgueil?  Croyait-il  bien,  comme  l'espérait 
Frédéric-Guillaume  IH,  qu'il  avait  réconcilié  la  philosophie  et  la  re- 
ligion, et  que  le  christianisme  était  tout  à  la  fois  le  fond  et  le  ré- 
sultat de  ses  spéculations  métaphysiques?  Ou  bien,  faudrait-il  voir 
dans  ces  promesses  une  grande  habileté,  dans  l'obscurité  de  son  lan- 
gage une  précaution  habile?  Aurait-il  mérité,  enfin,  d'attirer  sur  lui 
cette  juste  et  terrible  pensée  de  Vauvenargues  :  «  La  clarté  est  la 
bonne  foi  des  philosophes?  »  Je  ne  veux  point  proposer  cette  question, 
je  veux  croire  que  ce  grand  Hegel  s'est  fait  illusion  à  lui-même,  et 
qu'il  a  cru  sincèrement  à  son  œuvre;  mais,  après  sa  mort,  quand  ses 
disciples  voulurent  continuer  sa  pensée,  ils  l'exphquèrent  d'abord  cha- 
cun selon  ses  vues  propres,  ils  reconnurent  que  sous  les  mêmes  mots, 
c-liacun  avait  trouvé  le  sens  qui  convenait  le  mieux  aux  peachans  de 


118  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

son  esprit.  L'école  se  divisa  :  on  vit  un  côté  droit  et  un  côté  gauche 
dans  cette  chambre  des  représentans  de  l'intelUgence.  C'étaient  eux- 
mêmes  qui  se  désignaient  de  cette  manière.  Les  Annales  de  Berlin, 
fondées  par  Hegel  et  Edouard  Gans,  exprimaiient  la  pensée  du  centre, 
c'était  l'organe  de  l'orthodoxie  hégélienne.  La  gauche,  dont  les  chefs 
étaient  surtout  M.  Michelet  et  M.  Marheinecke,  poursuivait  inflexi- 
blement les  conséquences  de  la  doctrine  du  maître,  et,  sans  le  sa- 
voir, ouvrait  la  route  à  une  école  toute  nouvelle  dont  je  parlerai  tout 
à  l'heure.  Sur  les  premiers  rangs  de  la  droite  s'était  placé  un  homme 
d'un  vrai  talent,  d'une  ame  ardente  et  poétique,  M.  Goeschel.  Cet 
esprit  enthousiaste  voulait,  dans  ses  religieuses  tendresses,  réunir 
les  choses  les  plus  hostiles.  Il  admettait  tout  pour  tout  purifier,  car 
il  couvrait  ses  mille  contradictions  de  la  lumière  égale  et  continue 
de  son  pieux  mysticisme. 

Cette  première  division  n'avait  rien  de  bien  inquiétant  encore; 
mais  bientôt  les  discussions  qui  s'établirent  entre  les  différens  partis 
amenèrent  les  penseurs  à  s'expliquer  nettement  sur  les  principaux 
points  de  la  doctrine,  et  laissèrent  apercevoir  ce  qu'il  y  avait  d'ef- 
frayant derrière  l'appareil  magnifique  de  ce  grand  système.  Il  faut 
bien  répéter  les  accusations  qui  se  firent  entendre  d'un  bout  à  l'autre 
de  l'Allemagne,  et  que  les  évènemens  ont  trop  justifiées.  Qu'y  avait- 
il  au  fond  de  cette  doctrine?  Je  ne  parle  pas  seulement  de  sa  valeur 
scientifique,  je  l'examine  ici  dans  ses  rapports  avec  l'esprit  allemand, 
puisque  je  veux  suivre  les  différens  mouvemens  de  l'Allemagne  de- 
puis une  quinzaine  d'années.  Qu'y  a-t-il  donc  au  fond  de  ce  système, 
et  pouvait-il  tenir  toutes  ses  promesses?  Il  avait  promis  de  donner  à 
l'Allemagne  ce  qu'elle  cherchait  depuis  long-temps,  la  conscience 
complète,  la  complète  possession  d'elle-même;  il  s'annonçait  comme 
le  résultat  le  plus  légitime  de  toutes  ses  œuvres,  et  ce  résultat,  quand 
la  clarté  se  fit,  ce  fut  le  dernier  terme  d'un  panthéisme  qui  conve- 
nait sans  doute  au  génie  contemplatif  de  l'Allemagne ,  mais  qui , 
poussé  à  de  telles  extrémités,  la  frappa  d'épouvante.  On  oublia  la 
grandeur  incontestable  de  ces  constructions  métaphysiques,  on  n'en 
vit  plus  que  les  conséquences  mises  tout  à  coup  en  lumière,  et  pea 
à  peu  cette  protestation  presque  universelle  alla  toujours  croissant. 
Une  plainte  douloureuse  s'éleva  et  monta  de  toutes  parts  comme  ces 
rumeurs  sourdes  qui  précèdent  les  révolutions.  Du  milieu  de  cette 
immobilité  à  laquelle  elle  était  condamnée  par  le  système  de  Hegel; 
il  fallut  que  l'Allemagne  rentrât  dans  la  vie  pratique.  Ce  fut  le  mo- 
ment de  la  crise.  Les  uns  se  rejetèrent  vers  le  passé;  les  autres,  les 
plus  ardcns,  voulant  introduire  la  doctrine  nouvelle  dans  le  domaine 


SITUATION  INTELLECTUELLE  DE  L'ALLEiMAGNE.  119 

de  l'action,  et  en  traduire  l'esprit  en  signes  visibles,  arrivèrent 
bientôt  à  cette  philosophie  politique  qui  va  se  répandant  de  jour  en 
jour,  et  qui  est  un  des  plus  frappans  caractères  de  la  situation  ac- 
tuelle de  ce  pays. 

L'événement  qui  contribua  le  plus  à  faire  éclater  cette  séparation 
et  à  mettre  aux  prises  les  différentes  directions  qui  se  formaient,  ce 
fut,  on  le  sait,  l'application  des  théories  de  Hegel  à  la  théologie,  ce 
fut  le  livre  de  M.  Strauss  sur  la  vie  de  Jésus.  Depuis  ce  jour,  la  ques- 
tion, jusque-là  confuse  et  obscure,  devint  claire  pour  tout  le  monde. 
Les  partis  se  rangèrent  en  bataille  avec  un  ordre  qu'on  n'avait  pas 
encore  vu,  et,  tous  les  nuages  étant  dissipés,  il  fut  plus  facile  de 
suivre  les  mouvemens  de  la  lutte.  L'ancienne  école  de  Hegel,  repré- 
sentée par  les  Annales  de  Berlin,  prétendait  en  vain  avoir  fidèlement 
gardé  le  véritable  sens  des  paroles  du  maître.  Placée  entre  les  adver- 
saires de  ^a  philosophie  hégélienne  et  ces  nouveaux  disciples,  cette 
seconde  école  qui  venait  de  se  jeter  dans  la  mêlée  avec  tant  d'efferves- 
cence et  d'éclat,  elle  perdait  chaque  jour  du  terrain.  Les  jeunes  hé- 
géliens, comme  on  dit  en  Allemagne,  venaient  de  fonder  un  journal, 
les  Annales  de  Halle,  qui  exprimait  avec  beaucoup  d'esprit,  de  verve, 
de  hardiesse  et  d'insolence  toute  l'ardeur  de  leurs  ambitions.  Là, 
plus  de  formules  abstraites,  plus  d'obscurité  métaphysique,  mais  le 
système  de  Hegel  enseigné  à  l'usage  des  tribuns  de  la  jeune  Alle- 
magne. Enfin,  peu  de  temps  après,  en  1841,  M.  de  Schelling  fut  ap- 
pelé à  Berlin.  C'était  tout  un  événement  et  des  plus  graves.  L'an- 
cienne école  de  Hegel  sembla  se  ranimer  devant  le  péril;  soutenue 
cette  fois  par  les  Annales  de  Halle,  qui  combattaient  aussi  ce  retour 
à  des  doctrines  que  l'on  croyait  épuisées,  elle  montra  dans  cette  ré- 
sistance une  vivacité  singulière.  Déjà,  au  mois  de  novembre  1840, 
un  élève  de  M.  de  Schelhng,  M.  Stahl ,  avait  précédé  son  maître  à 
BerUn.  Il  remplaçait  M.  Edouard  Gans.  On  pense  quel  coup  ce  dut 
être  pour  l'école  hégélienne.  La  mort  de  M.  Gans  était  déjà  une 
perte  irréparable,  et  dont  le  regret  a  été  rendu  plus  vif  chaque  jour 
par  les  évènemens  qui  l'ont  suivie.  M.  Gans  était  le  véritable  chef 
depuis  la  mort  de  Hegel.  Cet  esprit  à  la  fois  si  ardent  et  si  ferme,  si 
idéaliste  et  si  rigoureux,  cette  riche  et  abondante  nature  qu'on  a 
comparée  à  Diderot  et  qui  avait  aussi  la  netteté  de  Montesquieu,  ce 
caractère  si  français  dont  M.  Saint-Marc  Girardin  nous  a  peint  vive- 
ment la  ressemblante  image  (1),  c'était  là  le  guide  dont  l'école  avait 

(t)  Voyez  ce  portrait  de  Gans  dans  la  livraison  de  la  Rqvuq  du  1"  décembre  1839. 


120  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

besoin;  il  lui  eût  donné  sans  doute  une  direction  plus  heureuse;  ami 
et  défenseur  des  idées  libérales,  il  eût  sauvé  la  liberté,  que  celui-ci 
anéantissait;  il  eût  transformé  les  principes  de  Hegel,  bien  loin  de 
les  pousser  dans  les  excès  par  où  ils  périssent.  La  mort  de  M.  Gans 
les  privait  donc  d'un  chef  spirituel;  en  même  temps  leur  fortune 
temporelle  s'écroulait,  M.  d'Altenstein  allait  mourir,  et  au  roi  leur 
protecteur  succédait  un  prince  beaucoup  moins  bien  disposé  que  son 
père  pour  cette  philosophie.  Ainsi  tout  leur  manquait  à  la  fois,  mais 
non  pas  l'ardeur  pour  défendre  vaillamment  leur  maître.  Le  mau- 
vais accueil  qui  attendait  M.  Stahl  à  Berlin ,  la  promesse  qu'il  fit  de 
n'attaquer  jamais  la  doctrine  de  Hegel,  tout  cela  prouvait  que,  s'ils 
ne  devaient  plus  compter  sur  la  protection  du  pouvoir,  ils  n'avaient 
pas  perdu  la  sympathie  d'un  auditoire  dévoué.  La  lutte  s'engagea 
vivement.  Dans  les  cérémonies  publiques  qui  sont  encore  en  vigueur 
dans  les  universités  allemandes,  à  chaque  fackelzuçj  les  ^ostrophes 
éloquentes  ne  firent  point  faute,  non  plus  que  les  plaisans  épisodes. 
En  voici  un  entre  mille  :  c'est  un  mot  très  vif  qui,  prononcé  par  un 
homme  grave,  par  un  illustre  théologien,  donnera  peut-être  une 
idée  de  ces  curieux  débats.  Dans  une  de  ces  fêtes  d'université ,  au 
miUeu  des  vivat  que  portaient  autour  de  lui  les  élèves,  M.  Neander 
s'écria  tout  à  coup  :  «  Je  porte  un  pereat  au  dieu  de  Hegel  !  »  Bien  que 
cette  parole  vienne  d'un  homme  si  justement  vénéré,  ou,  si  l'on  veut, 
par  cela  même,  il  est  difficile  de  n'en  pas  sourire.  Rien  n'eût  em- 
péché  M.  Marheinecke,  M.  Rosenkranz,  ni  surtout  M.  Hinrichs,  de 
porter  le  même  toast  au  dieu  de  M.  Neander  :  c'eût  été  une  guerre 
des  dieux  comme  dans  VIliade,  et  qui  sait  si  on  n'eût  pas  entendu 
quelque  part  ce  rire  immense  dont  parle  Homère?  A  quelque  temps 
de  là,  M.  Werder  fît  une  réponse  éloquente.  M.  Werder  est  le  plus 
jeune  de  tous  ces  jeunes  docteurs ,  il  est  aussi  le  plus  fervent  et  le 
plus  brillant;  il  sait  introduire  dans  les  formules  nues  de  Hegel  le 
souffle  poétique  qui  l'anime,  et,  bien  mieux  que  la  froideur  impas- 
sible de  M.  Marheinecke  ou  de  M.  Gabier,  c'est  sa  parole  qui  ranime- 
merait  l'attention  de  la  foule,  si  elle  manquait  à  ces  débats.  Il  disait 
donc  à  ses  élèves,  qui  lui  donnaient  une  fête  aux  flambeaux  :  «Je 
ne  porterai  point  de  pereat  ^  ce  qui  est  mauvais  contient  son  pereat 
en  lui-même;  mais  un  vivat,  je  porterai  un  vivat  h  l'Esprit,  k  Dieu,  à 
Dieu  en  nous,  à  l'Amour,  à  la  libre  pensée...  Schellingva  venir  parmi 
nous  :  réjouissons-nous  des  honneurs  accordés  à  ce  grand  homme; 
il  faut  qu'il  soit  reçu  ici  comme  un  roi,  car  c'est  une  tête  sacrée  par 
Dieu  (  benn  cr  ist  ein  gottgeweihtes  Haupt).  C'est  lui  qui  le  premier 


SITUATION  INTELLECTUELLE  DE  L'ALLEMAGNE.  121 

a  atteint  les  sommets  de  l'intuition  :  la  grande  œuvre  de  Hegel  a  été 
de  faire  de  ces  idées  sublimes  une  propriété  pour  la  nation,  une  pro- 
priété éternelle,  inaliénable.  C'est  là  le  côté  démocratique  de  sa  philo- 
sophie. Schelling  a  agi  d'une  manière  mesquine  et  misérable  quand 
il  a  parlé  de  Hegel  avec  dédain.  Je  ne  sais  s'il  y  a  de  l'imprudence  à 
m'exprimer  ainsi,  mais  je  défends  les  droits  du  mort  contre  l'injus- 
tice  du  vivant  :  c'est  l'ombre  de  mon  maître  qui  me  fait  parler  !  » 
L'entendez-vous?  Quelle  vivacité  I  quelle  passion  I  Et  représentez- 
vous  le  jeune  orateur  entouré  de  ses  élèves,  avec  leurs  costumes 
bizarres,  leurs  torches  à  la  main.  Il  s'arrête  de  temps  en  temps,  et 
professeur  et  étudians  entonnent  ensemble  le  chant  de  l'université, 
le  gaudeamus;  puis  il  reprend  :  ce  La  peur,  c'est  le  diable;  mais  l'es- 
poir, la  force,  le  cœur,  le  hardi  courage,  c'est  là  Dieu  en  nous.  » 
A'oilà  une  fête  allemande,  voilà  une  de  ces  émeutes  philosophiques; 
on  comprend  que  M.  de  SchelUng  ait  hésité  si  long-temps  à  aller 
prendre  possession  de  ce  trône  de  science  fondé  à  Berhn  par  Hegel, 
et  si  vivement  défendu  par  ses  amis.  ^ 

J'ai  vu  M.  de  Schelling  à  Munich,  au  moment  même  où  il  se  dis- 
posait à  partir  pour  cette  périlleuse  campagne.  Il  était  décidé  alors, 
et  le  doute  avait  fait  place  à  cette  naturelle  inspiration  dont  son  ame 
est  si  riche.  Je  l'ai  vu  tout  animé,  sous  ses  cheveux  blancs,  d'une 
ardeur  juvénile.  Il  parlait  avec  enthousiasme,  il  nous  disait  ses  pro- 
jets, il  comptait  ses  ennemis;  et  comme  l'aspect  d'un  maître  nous 
remplit  le  cœur  d'émotion  et  de  foi,  comme  celui-là  est  dans  sa  per- 
sonne supérieur  encore  à  ses  écrits,  je  m'imaginais  aisément  qu'il 
allait  ouvrir  à  la  pensée  des  routes  nouvelles,  et  que  les  rehgieuses 
ferveurs  de  la  science  allaient  renaître  en  Allemagne.  Mais  non ,  c'en 
est  fait  :  l'inspiration  désintéressée,  l'amour  infini  de  contemplation 
que  nous  admirions  dans  ce  pays,  tout  cela  a  disparu  pour  long- 
temps. Un  esprit  nouveau  s'est  levé;  la  vieille  Allemagne  n'est  plus. 
L'éclat  n'a  pas  manqué  à  l'enseignement  de  M.  de  ScheUing;  on  y  a 
remarqué  ces  ressources  d'une  pensée  toujours  prête,  ces  inventions 
brillantes  dans  les  détails,  ce  rajeunissement  d'une  philosophie  qu'on 
avait  dépassée;  mais  un  nouvel  ensemble,  un  nouveau  système  com- 
plet, c'était  là  ce  qu'on  ne  pouvait  attendre.  On  a  écouté  avidement 
ses  paroles;  mais,  encore  une  fois,  y  a-t-on  vu  autre  chose  que 
l'effort  impossible  d'un  esprit  supérieur,  lequel  a  déjà  donné  toutes 
ses  richesses?  M.  de  Schelling  a  protesté  par  son  nom  et  par  sa  pré- 
sence, bien  plutôt  que  par  des  doctrines  nouvelles,  contre  les  égare- 
mens  de  la  philosophie;  ce  n'est  pas  assez  pour  ramener  l'Allemagne 
dans  les  voies  qu'elle  abandonne. 


122  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Le  mal  qui  tourmente  aujourd'hui  les  peuples  allemands,  c'est 
donc  la  satiété  de  l'infini.  Ce  dégoût  de  la  vie  contemplative,  cet 
ennui  du  désert  dont  parle  Cassien ,  ils  l'ont  éprouvé  à  la  fin  de  leur 
extase,  et  voilà  qu'ils  se  jettent  bruyamment  dans  l'action.  Les  no- 
bles sciences  qui  se  rencontraient  auparavant  sur  les  cimes  pacifi- 
ques de  l'infini  se  heurtent  aujourd'hui  dans  les  routes  vulgaires  de 
la  vie  commune.  La  philosophie,  la  poésie,  l'art,  la  théologie,  toutes 
les  œuvres  de  la  pensée  ont  abdiqué  leur  sainte  indépendance.  Elles 
ne  sont  plus  que  les  servantes  de  la  politique. 

Le  gouvernement  prussien  n'a  pas  tardé  à  s'inquiéter  de  ces  har- 
diesses. Tant  que  la  science  n'avait  pas  cherché  à  sortir  de  ses  théo- 
ries, on  lui  laissait  toute  liberté  :  l'infini  lui  appartenait;  mais  dès 
qu'elle  a  mis  le  pied  sur  la  terre,  la  défiance  a  commencé.  Il  faut  bien 
le  dire,  la  direction  grossière  où  était  entré  le  journalisme  hégélien, 
l'impression  pénible  qu'il  avait  faite  sur  la  pensée  publique,  semblaient 
autoriser  les  rigueurs  qui  le  frappèrent.  Jamais  on  n'avait  vu  plus 
d'intolérance  dans  les  doctrines,  plus  de  cynisme  dans  les  paroles. 
Cette  opposition  avait,  du  reste,  un  caractère  particulier  à  l'Allema- 
gne, et  qui  n'eût  pas  été  compris  ailleurs.  Ce  n'est  que  dans  ce  pays 
qu'une  telle  alliance  est  possible  entre  la  métaphysique  la  plus  haute 
et  le  scepticisme  le  plus  desséché.  Le  matérialisme  s'autorisant  par 
des  systèmes  spiritualistes,  l'incrédulité  fondée  sur  une  sorte  de  mys- 
ticisme, La  Mettrie  appuyé  non  sur  Bolingbroke,  mais  sur  Schelling 
et  Hegel,  c'était  l'incroyable  spectacle  que  présentait  cette  théo- 
logie républicaine. 

Était-ce  donc  pour  recueillir  de  tels  fruits  que  l'Allemagne  remuait 
depuis  cinquante  ans  le  champ  de  l'intelligence?  Qu'auraient  dit  ces 
nobles  combattans  de  l'idéalisme,  depuis  Kant  jusqu'à  Hegel?  Lors- 
que Schelling  commença  à  mettre  au  jour  sa  philosophie  de  la  na- 
ture, Fichte  s'indignait  :  il  lui  reprochait  de  rabaisser  sur  la  terre,  de 
ramener  dans  la  boue  d'où  il  l'avait  tirée,  cette  philosophie  qu'il 
avait  fondée  dans  la  lumière  de  l'esprit.  Mais  que  serait-ce  aujour- 
d'hui, et  tous,  Kant,  Fichte,  Schelling,  Hegel,  comment  ont-ils  pu 
tomber  aux  mains  de  ces  héritiers  indignes?  Ce  qu'on  aura  de  la 
peine  à  comprendre  en  effet,  c'est  que  ces  écrivains  prétendent  gar- 
der et  continuer  seuls  l'esprit  de  ces  hautes  doctrines  :  un  chan- 
gement de  termes,  un  commentaire,  suffisent,  et  l'on  établit  son'or- 
thodoxie.  J'avoue  que  l'idéalisme  et  son  contraire  sont  tellement 
confondus  dans  ces  grossiers  systèmes  qu'il  serait  difficile  de  les 
séparer.  C'est  même  là  ce  qui  explique  en  quelque  manière  les  har- 
diesses où  se  portent  ces  écrivains,  puisqu'ils  peuvent  aller  aussi  loin 


SITUATION  INTELLECTUELLE  DE  L  ALLEMAGNE.  123 

qu'ils  veulent  dans  ces  saturnales,  et  trouver  à  propos  une  excuse  et 
une  excitation.  M.  Bruno  Bauer  et  M.  Feuerbach  sont  persuadés 
peut-être  qu'ils  travaillent  à  la  gloire  de  Dieu.  Je  citerai  un  exemple, 
entre  mille,  de  ces  transformations.  Un  des  résultats  de  la  métaphy- 
sique allemande  était  de  nous  découvrir  la  substance,  l'être,  la  divi- 
nité au  fond  de  nos  cœurs;  au  lieu  de  s'élever  arbitrairement  à  Dieu, 
elle  nous  faisait  descendre  dans  nos  âmes,  et  là,  dans  le  fond  le  plus 
intime  de  nous-mêmes,  elle  retrouvait  cette  divinité  vivante  à  laquelle 
tient  notre  être,  elle  nous  montrait  sa  grâce  dans  le  premier  mou- 
vement de  désir  et  d'amour  du  bien  qui  est  le  fondement  de  notre 
existence.  Que  devient  cette  sublime  théorie  chez  M.  Bruno  Bauer 
ou  chez  M.  Feuerbach?  Il  est  dit  que  le  Dieu  d'autrefois  a  disparu; 
les  fantômes  qui  troublaient  nos  esprits  se  sont  enfuis;  quoi  encore? 
L'horizon  est  puriflé.  Dieu  n'y  est  plus.  Quant  à  la  preuve  de  tout 
cela,  M.  Bruno  Bauer  l'a  trouvée;  c'est  qu'il  suffît  de  prononcer  le 
nom  du  créateur  pour  exciter  généralement  le  plus  profond  ennui. 
C'est  ainsi  qu'un  hégélien  de  la  jeune  école,  fin,  léger,  spirituel,  et 
sans  aucune  fatuité  impertinente,  traduit  pour  la  pratique  quoti- 
dienne un  principe  métaphysique!  Sérieusement,  que  dire  de  ces 
parodies,  et  peut-on  salir  à  ce  point  la  pensée? 

Il  eût  été  désirable  que  l'autorité  de  quelque  grand  nom,  de  quelque 
système  souverain,  fit  rentrer  de  tels  écrits  dans  le  néant  :  cela  eût 
mieux  valu  sans  doute  que  la  persécution;  mais  la  science  ne  produi- 
sait rien  de  sérieux  qui  pût  la  défendre,  et  les  Annales  de  Halle  furent 
supprimées.  Exilée  de  la  Prusse,  la  jeune  école  hégélienne  se  retira 
en  Saxe.  Son  journal  se  constitua  à  Leipzig  sous  un  titre  différent  :  ce 
furent  désormais  les  Annales  allemandes.  Il  faut  lire  dans  les  premiers 
numéros  les  menaces  adressées  à  la  Prusse.  Voici,  en  effet,  une  des 
crises  les  plus  importantes  que  j'aie  à  signaler  dans  cette  rapide  his- 
toire de  l'influence  de  Berlin  sur  l'Allemagne.  La  Prusse  avait  voulu 
représenter  les  intérêts  de  la  pensée,  elle  avait  long-temps  aidé  au 
développement  de  la  philosophie;  mais,  parce  qu'elle  repousse  cette 
science  indigne,  elle  va  paraître  interrompre  son  œuvre,  et  on  la  me- 
nacera de  perdre  cette  suprématie  qu'elle  atteignait  déjà.  Les  deux 
premiers  numéros  du  nouveau  journal,  des  2  et  3  juillet  1841,  con- 
tenaient une  introduction  de  M.  Arnold  Ruge,  écrite  de  ce  style  par- 
fois brillant,  plus  souvent  hautain  et  dédaigneux,  qui  est  propre  à 
cette  école.  «  Nous  acceptons,  disait  M.  Ruge,  l'exil  qu'on  nous  fait, 
et  nous  vous  remercions.  L'exilé,  le  voyageur,  ne  voit-il  pas  le  soleil 
se  lever  sur  des  horizons  nouveaux?  Ainsi  partons-nous  gaiement; 


124  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

VOUS  nous  poussez  plus  vite  vers  cet  avenir  que  nous  cherchons. 
D'ailleurs,  ajoutait-il,  la  philosophie  doit  toujours  aller  du  particulier 
au  général;  c'est  là  son  progrès  naturel,  c'est  là  la  vie  de  la  pensée. 
L'idée  naît  sur  un  point  donné,  puis  elle  grandit,  elle  s'étend,  elle 
couvre  le  monde.  Ainsi  nous  quittons  Berlin  pour  l'Allemagne.  Un 
reproche  qu'on  faisait  souvent  à  la  philosophie  de  Hegel,  c'était 
d'être  exclusivement  prussienne.  Ce  reproche  était  absurde.  Pour- 
tant il  semblait  justifié  par  l'ancienne  école  de  Hegel,  qui  mettait  la 
philosophie  au  service  de  l'orthodoxie  politique  et  religieuse  :  tel  était 
l'esprit  des  Annales  de  Berlin.  Dès-lors  il  fallut  quitter  Berlin,  et  nous 
fondâmes  les  Annales  de  Halle,  qui  furent  l'organe  de  la  délivrance. 
Ce  n'était  pas  assez,  et  aujourd'hui  ce  n'est  pas  seulement  Berlin  que 
nous  abandonnons,  c'est  la  Prusse;  nous  la  quittons  pour  l'Alle- 
magne. »  Ainsi  parlait  M.  Arnold  Ruge,  et  il  terminait  en  adressant 
à  l'université  de  BerHn  cette  menaçante  prédiction  :  «  Berlin  de- 
viendra semblable  à  Goettingue:  ce  sera  désormais  la  ville  du  passé. 
Qu'est-ce  que  Goettingue,  sinon  l'érudition  et  l'art  sans  la  philoso- 
phie, c'est-à-dire  l'étude  sans  ce  qui  lui  donne  la  vie?  Tel  sera  le  sort 
de  Berlin ,  puisque  Berlin  proscrit  la  science.  »  Malgré  l'outrecui- 
dance de  ces  paroles,  il  y  avait  en  effet  dans  la  situation  de  la  Prusse 
quelque  chose  qui  frappait  vivement  les  esprits,  et  pour  qui  com- 
parait les  commencemens  du  nouveau  règne  avec  la  Prusse  du 
vieux  roi  qui  venait  de  mourir,  la  différence  était  réellement  grave. 
Sous  Frédéric-Guillaume  HI,  ce  vivace  épanouissement  de  la  pensée 
dont  j'ai  parlé  plus  haut,  l'état  protégeant  la  philosophie,  s'unissant 
à  elle,  et  assistant  avec  sollicitude  à  ses  productions  de  chaque  jour, 
en  un  mot  la  science  présente,  actuelle,  et,  pour  tout  dire,  la  vie. 
Sous  son  successeur,  au  contraire,  c'est  le  passé  qui  est  honoré; 
Berlin  semble  prendre  la  place  de  Munich;  M.  de  Schelling,  M.  Cor- 
nélius, viennent  y  rejoindre  M.  Tieck,  les  frères  Grimm,  M.  Rûckert. 
Voilà  une  glorieuse  assemblée,  mais  les  hommes  qui  la  composent 
ont  donné  déjà  tout  ce  qu'ils  doivent  produire,  et  ce  n*est  pas  l'avenir 
qu'ils  portent  dans  leur  ame.  Quant  aux  esprits  plus  ardens  et  plus 
jeunes  qui,  placés  à  la  tête  du  mouvement,  prétendent  continuer 
l'œuvre  de  Hegel,  la  Prusse  les  exile.  Il  y  a  là  sans  doute  un  contraste 
fâcheux;  mais  cette  situation  dont  on  se  fait  une  arme  contre  le  nou- 
veau règne,  à  qui  l'imputer?  A  l'Allemagne  elle-même,  au  chaos  de 
la  science  actuelle;  il  faut  bien  honorer  la  philosophie  chez  les  repré- 
sentans  du  passé,  puisqu'on  la  chercherait  en  vain  parmi  les  hommes 
nouveaux. 


SITUATION  INTELLECTUELLE  DE  l' ALLEMAGNE.  125 

Comment  les  études  théologiques,  si  élevées,  si  fécondes  jadis 
en  Allemagne,  ont-elles  pu  tomber  dans  cette  confusion?  Je  sais 
bien  qu'il  reste  encore  de  sérieux  travaux,  mais  ce  sont  des  tra- 
vaux de  critique  et  d'érudition,  non  pas  de  dogme  et  de  pensée.  Si 
M.  Neander  continue  d'exercer  sur  les  recherches  historiques  sa  stu- 
dieuse influence,  on  n'a  pas  remplacé  Schleiermacher.  La  vérité  est 
que  les  bons  esprits,  dégoûtés  de  tant  de  déréglemens,  ont  eu  peur 
des  idées  et  se  sont  réfugiés  dans  l'histoire.  Je  parlerai  un  jour  de 
ces  monographies  récentes  qui  ont  éclairé  bien  des  époques  à  peine 
connues;  mais  parmi  les  études  plus  élevées  de  métaphysique  reli- 
gieuse, que  pourrait-on  citer  avec  honneur?  La  jeune  école  hégér- 
lienne  a  jeté  partout  une  sorte  de  te.  eur  panique,  et,  dans  cette 
déroute  universelle,  on  lui  a  laissé  le  champ  hbre. 

Voici  cependant  un  hvre  publié  récemment,  qui  a  mérité  l'atten- 
tion publique  :  c'est  un  court  travail  de  M.  Strauss.  Pendant  la  guerre 
bruyante  qu'il  a  soulevée,  M.  Strauss  écrivait  ce  paisible  ouvrage. 
Ce  sont  deux  articles  publiés  dans  un  recueil  littéraire  et  réunis 
sous  ce  titre  :  Deux  Feuilles  pacifiques.  Le  premier  est  une  visite  à 
son  compatriote  Justinus  Kerner.  Il  va  voir  le  charmant  poète  à 
Weinsberg,  et,  chemin  faisant,  il  conte  à  l'ami  qui  l'accompagne 
ses  premières  relations  avec  Kerner;  il  rappelle  l'époque  où  il  com- 
mençait ses  études  de  théologie ,  combien  il  était  plongé  dans  le 
plus  ardent  mysticisme,  lui,  ce  destructeur  de  mythes;  comme  il  se 
nourrissait  des  écrits  de  Jacob  Boehme,  et  ne  comprenait  rien  à 
Kant,  à  Fichte,  à  ScheUing.  Tout  cela  est  dit  avec  beaucoup  de 
grâce.  Il  raconte  sa  visite  à  la  visionnaire  de  Prévorst,  qui  de- 
meurait chez  Kerner,  et  le  pieux  et  mystique  effroi  qui  le  saisit  : 
quoi!  ce  qu'il  a  de  plus  sacré,  de  plus  cher,  de  plus  caché,  son 
être,  le  fond  le  plus  intime  de  sa  personne,  tout  cela  va  être  aperçu 
par  ce  regard  si  lucide  de  la  visionnaire  !  il  n'a  plus  rien  qui  lui  ap- 
partienne en  propre!  N'est-ce  pas  le  sol  qui  manque  sous  ses  pas? 
Et  comme  il  attend,  plein  de  terreur,  la  fatale  sentence,  quand  tout 
à  coup  la  visionnaire  lui  dit  qu'il  ne  sera  jamais  un  incrédule!  Ce- 
pendant Strauss  et  ses  amis  continuaient  leurs  études  d'université; 
Hegel  était  mort ,  mais  Schleiermacher  agissait  vivement  sur  leurs 
esprits;  le  charme  singulier  de  son  exposition,  la  finesse  aimable  de 
sa  dialectique,  les  remphssaient  de  joie  et  peu  à  peu  les  attiraient 
du  mysticisme  à  la  science.  C'est  au  milieu  de  ces  souvenirs  douce- 
ment évoqués  que  le  voyageur  arrive  chez  son  hôte.  Puis,  après  une 
gracieuse  description  de  la  maison  du  poète,  de  son  intérieur,  de 


126  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

sa  famille,  il  analyse  avec  finesse  l'imagination  de  Kerner,  le  jeu  de 
cet  esprit  charmant,  et  on  voit  qu'il  y  voudrait  surprendre  la  nais- 
sance de  la  légende  et  du  mythe.  Cette  ingénieuse  critique,  où  se 
cachent,  non  sans  grâce,  les  intentions  les  plus  sérieuses,  nous 
amène  assez  naturellement  à  la  seconde  partie  du  livre  qui  porte  ce 
titre  :  De  ce  quil  y  a  d'étemel  et  de  ce  qu'il  y  a  de  passager  dans  le 
christianisme.  Ce  petit  traité  est  comme  un  résumé  très  clair,  un 
catéchisme  très  intelligible  des  étranges  doctrines  de  Strauss;  or 
ce  système  peut  se  réduire  à  ceci ,  que,  toute  l'histoire  positive  de 
l'Évangile  et  toutes  les  formes  du  christianisme  étant  renversées  par 
la  critique,  il  reste  toujours  quelque  chose  de  supérieur  à  ces  formes; 
quoi  donc?  L'idée  qu'elles  contenaient,  l'idée  de  Jésus.  Jésus  a 
atteint  le  plus  haut  point  religieux,  attachons-nous  à  cette  idée, 
unissons-nous  à  Jésus,  faisons  qu'il  soit  présent  en  nous;  là  est  le 
christianisme,  tout  le  reste  n'est  que  formes  vaines.  Ce  système  qui 
proclame  en  terminant  le  culte  du  génie,  et  qui  ne  voit  guère  plus 
que  cela  dans  le  christianisme,  ne  renferme  pas  assurément  de  très 
précieuses  consolations;  mais  comme  on  y  trouve  plusieurs  pages 
d'une  intention  tout-à-fait  religieuse,  et  que  l'auteur  s'efforce,  quoi- 
que vainement,  de  réparer  les  ruines  qu'il  a  faites,  il  arracha  aux 
écrivains  des  Annales  allemandes  de  véritables  cris  de  fureur.  Il  n'en 
fallait  plus  douter,  Strauss  était  atteint  et  convaincu  d'orthodoxie; 
son  livre  sur  la  vie  de  Jésus,  qui  avait  commencé,  il  y  a  huit  ans,  le 
bouleversement  de  la  théologie,  mille  plumes  empressées  le  signa- 
lèrent comme  une  œuvre  timide,  et,  ce  qui  est  pour  ce  jeune  jour- 
nalisme la  plus  sanglante  des  injures,  l'auteur  fut  traité  de  girondin. 
Les  montagnards,  ce  sontM.Feuerbach,  M.  Iluge,  surtout  M.  Bruno 
Bauer.  Qu'est-ce  à  dire?  M.  Bruno  Bauer  était,  il  y  a  huit  années  à 
peine,  un  des  champions  les  plus  ardens  des  doctrines  opposées;  il 
attaquait  les  impiétés  de  Strauss  avec  une  colère  passionnée,  et 
maintenant  le  voilà  qui  laisse  Strauss  bien  loin  derrière  lui  et  qui 
lui  reproche  amèrement  sa  circonspection,  tant  la  pensée  publique 
est  ébranlée  dans  ce  pays!  tant  les  chutes  sont  rapides  sur  ce  sol 
miné  de  toutes  parts!  Aujourd'hui,  où  en  sont-ils?  à  quel  degré  sont- 
ils  descendus?  et  comment  signaler  l'état  de  la  pensée  allemande? 
comment  espérer  seulement  de  le  faire  comprendre?  Je  ne  l'essaie- 
rai pas.  Je  ne  sais  point  de  termes  pour  décrire  ce  mélange  de  maté- 
rialisme repoussant  et  de  mysticisme  rafliné ,  de  lourd  pédantismo 
et  de  ridicule  infatuation,  de  prétentions  scholastiques  et  de  frivolité 
impertinente.  Je  ne  sais  pas  non  plus  expliquer  un  si  grand  bruit 


SITUATION  INTELLECTUEÏ  LE  DE  L'ALLEMAGNE.  127 

dans  un  si  grand  vide.  Il  y  a  quelques  années,  M.  Quinet  disait  de 
l'Allemagne  qu'elle  s'avançait  scientifiquement  dans  le  doute  et  pro- 
cessionnellement  dans  le  néant;  aujourd'hui,  cette  procession,  ar- 
rivée au  terme  du  voyage,  s'est  mise  tout  à  coup  en  branle  avec  une 
incroyable  frénésie.  Où  est  le  nouvel  Holbein  qui  peindra  cette 
danse  des  morts? 

Pourquoi  ai-je  insisté  sur  cette  situation  de  la  théologie  alle- 
mande? C'est  qu'en  xVUemagne  tout  vient  de  là;  c'est  que  l'esprit  de 
l'Allemagne  nouvelle,  ce  besoin  de  politique,  cette  soif  du  monde 
réel  qui  la  travaille,  tout  cela  sort  de  ces  brusques  mouvemens  com- 
muniqués à  la  théologie  par  la  pensée.  L'Allemagne  est,  au  fond, 
plus  chrétienne  qu'elle  ne  pense,  et  elle  apprendra  par  cette  expé- 
rience combien  son  esprit  est  inséparablement  lié  aux  idées  reli- 
gieuses. Je  sais  un  pays  où  la  croyance  peut  disparaître  pendant  un 
certain  nombre  d'années;  malgré  l'ébranlement  profond  qui  en  ré- 
sulte, le  peuple  trouvera  en  lui  certaines  ressources,  la  fermeté,  la 
netteté  d'esprit,  le  bon  sens,  et  jamais  les  encyclopédistes,  dans  leurs 
œuvres  les  plus  impies,  n'auraient  pu  perdre  autant  que  les  jeunes 
hégéliens  le  sentiment  de  la  réalité.  En  Allemagne ,  si  la  théologie 
s'écroule,  tout  s'écroule  avec  elle;  si  elle  est  frappée  au  cœur,  c'en 
est  fait,  n'espérez  pas  la  remplacer  quelque  temps  par  la  force  de 
l'esprit,  par  la  fermeté  d'une  intelligence  droite;  non ,  la  pensée  pu- 
blique chancelle,  et  c'est  assez  d'un  tel  abandon  pour  lui  renverser 
le  sens. 

Aussi,  voyez  quel  résultat  ils  obtiennent  aujourd'hui!  Ils  ont  fait 
cette  révolution  pour  sortir  de  l'infini  et  prendre  possession  du  monde 
réel,  mais  leur  sacrifice  est  inutile.  Ils  n'ont  pas  eu  le  dédomma- 
gement qu'ils  attendaient,  car  c'est  précisément  la  réalité  qui  leur 
échappe  le  plus.  Le  principal  caractère,  en  effet,  de  ce  journalisme 
né  des  eraportemens  de  la  théologie  nouvelle,  c'est  son  ignorance 
complète  de  la  vie,  son  impuissance  à  être  quelque  chose  de  grave, 
son  agitation  dans  le  vide.  Dans  l'absence  de  toute  idée  sérieuse,  le 
journalisme  allemand  s'est  d'abord  appliqué  à  répandre  partout  la 
haine  de  la  France;  et  de  même  que  les  théologiens  de  la  jeune 
école  hégéUenne  ne  nous  ont  offert  qu'une  triste  parodie  des  doc- 
trines de  Schelling  et  de  Hegel,  il  est  arrivé  aussi  que  ses  publi- 
cistes,  depuis  quelques  années,  n'ont  fait  que  travestir  misérable- 
ment les  luttes  de  Goerres  et  de  Fichte  contre  la  France  de  l'empire. 
J'ai  sous  les  yeux  ce  Mercure  du  Rhin,  que  Goerres  rédigeait  un  an 
après  la  bataille  de  Leipzig;  voilà  vraiment  une  œuvre  grandiose; 


128  BEVUE  DES  DEUX  MONDES. 

c'est  le  journalisme  dans  des  proportions  épiques.  Au  lieu  d'une  po- 
l(^raique  vulgaire,  tout  est  transformé  par  la  fantaisie  de  ce  poète 
irrité.  On  assiste  à  de  formidables  dialogues  entre  l'Europe  et  Napo^ 
léon,  un  des  artiflces  de  l'écrivain  étant  de  mettre  en  scène  son 
glorieux  adversaire,  et  de  lui  faire  publier  ses  plus  secrètes  pensées. 
L'épilogue  de  ce  drame,  écrit  avec  toutes  les  passions  du  moment, 
ce  sera,  si  l'on  veut,  ce  discours  étrange  que  Goerres  met  dans  la 
bouche  de  l'empereur,  et  que  le  grand  exilé  adresse  à  la  France  du 
fond  de  son  île  :  a  0  peuple  que  j'ai  conduit  jusqu'ici,  la  puissance 
qui  m'a  envoyé  t'avait  choisi  pour  être  mon  instrument.  Comme  tu" 
n'avais  ni  caractère  ni  forme  propre,  je  t'ai  donné  la  mienne,  et  je 
te  la  laisse  en  héritage.  Ils  m'ont  chassé  de  ton  sein,  mais  tu  es  moi, 
et  ils  ne  m'auront  pas  détruit  tant  qu'ils  ne  seront  pas  parvenus  à 
^anéantir  toi-même.  J'ai  vaincu  la  révolution,  mais  maintenant  je  te 
la  souffle  dans  l'ame.  Le  feu  qui  me  brûlait,  je  te  l'ai  versé  dans  la 
poitrine,  et  bien  que  sa  fureur  soit  toute  comprimée  en  toi,  bien 
qu'il  ne  jette  qu'une  faible  lueur,  il  éclatera  un  jour  en  gerbes  de 
flammes.  La  discorde  est  devenue  le  fond  même  de  ton  être ,  et  la 
haine  empoisonne  ton  sang.  Un  démon  sauvage  et  insensé  a  pris 
possession  de  ton  cœur;  les  vieilles  chansons  de  ton  berceau  ne  le 
conjureront  pas.  Je  t'ai  fait  un  besoin  de  la  guerre....  » 

C'est  ainsi  que  Gœrres  voulait  armer  l'Europe  entière  contre  nous. 
Au  milieu  de  ces  luttes  gigantesques,  je  comprends  cette  polémique, 
et  je  sais  que  je  puis  honorer,  dans  ce  fougueux  pamphlétaire,  un 
noble  et  sérieux  ennemi;  mais,  trente  ans  après  la  bataille,  ressus- 
citer les  vieilles  haines ,  essayer  de  rajeunir  les  plus  absurdes  pré- 
jugés, et  par  une  basse  jalousie  de  la  France,  descendre  contre  elle 
à  de  ridicules  colères,  était-ce  là  le  devoir  de  cette  presse  nouvelle? 
Était-ce  pour  cela  qu'il  était  si  urgent  d'interrompre  les  destinées  de 
l'Allemagne,  et,  de  quitter  si  brusquement  les  spéculations  de  la 
pensée?  On  ne  sait  pas  assez  en  France  jusqu'à  quel  degré  de  pué- 
rilité et  de  barbarie  peut  s'abaisser  ce  peuple  que  nous  persistons  à 
nous  représenter  comme  le  plus  sérieux  de  la  terre.  Je  reconnais  vo- 
lontiers qu'il  ne  faut  pas  trop  se  préoccuper  de  ces  insultes,  et  qu'elles 
sont  plus  tristes  pour  l'Allemagne  qu'effrayantes  pour  la  France;  mais 
si  ces  écrivains  étaient  assez  calmes  pour  m'entendre,  je  voudrais 
leur  dire  :  Que  vous  êtes  loin  de  1813!  et  que  votre  erreur  est  pro- 
fonde, si  vous  pensez  avoir  reproduit  l'enthousiasme  de  cette  époque! 
Ouvrez  les  livres  de  Goerres,  relisez  les  chansons  de  Arndt;  n'y 
voyez- vous  pas,  avant  toute  chose,  cet  orgueil  de  la  loyauté  aile- 


SITUATION  INTELLECTUELLE  DE  l'ALLEMAGNE.  120 

mande?  Ne  sentez- vous  pas  comme  ils  réveillent  dans  le  cœur  de 
leur  peuple  tous  les  bons  instincts  qui  font  sa  force?  Est-ce  l'envie, 
sont-ce  les  passions  mauvaises  qu'ils  allument?  N'est-ce  pas  la  droi- 
ture, la  loyauté,  toutes  les  vertus  de  ce  peuple  qu'ils  invoquent  et 
qu'ils  appellent  au  secours  de  la  vieille  Allemagne?  Cessez  donc  de 
croire  que  vous  êtes  les  fils  de  ces  hommes  de  cœur;  ils  ont  fondé 
l'esprit  national,  et  vous  l'avez  détruit.  N'admettez-vous  pas,  en  effet, 
qu'il  n'est  qu'un  seul  moyen  de  ranimer  cet  esprit ,  à  savoir  de  sus- 
citer, de  mettre  en  lumière  ce  qui  forme  le  fond  môme  de  la  nation , 
ces  instincts,  ces  vertus  qui  appartiennent  aux  hommes  d'une  même 
race,  et  sont  comme  la  patrie  spirituelle  où  ils  s'unissent?  Or,  vous 
avez  fait  tout  le  contraire.  Quoi  donc?  Aimez-vous  mieux  prétendre 
contre  moi  que  l'esprit  de  votre  peuple  n'est  plus  la  loyauté,  la  fran- 
chise, la  droiture,  la  sympathie  généreuse,  et  que  c'est  sur  l'envie 
et  le  mensonge  qu'il  faut  fonder  aujourd'hui  les  destinées  de  l'Alle- 
magne? Je  vous  conseille  d'aborder  franchement  cette  thèse;  elle 
éclairera  tant  d'honnêtes  gens  que  vous  avez  conduits,  les  yeux  fer- 
més, à  ces  luttes  impies. 

Depuis  quelque  temps ,  les  affaires  intérieures  de  l'Allemagne  ont 
fait  un  peu  cesser  ces  invectives  de  la  presse  contre  nous.  Les  évè- 
nemens  dont  je  parlais  tout  à  l'heure,  l'exil  de  l'école  hégélienne,  la 
destitution  de  M.  Bruno  Bauer,  prononcée  la  même  année,  la  résis- 
tance enfin  que  la  Prusse  opposait  aux  violences  des  doctrines  nou- 
velles, attiraient  naturellement  toute  l'attention  de  la  presse  alle- 
mande. Les  gouvernemens  qui  avaient  vu  avec  plaisir  s'enraciner 
dans  l'esprit  du  peuple  cette  haine  du  nom  français,  furent  attaqués 
à  leur  tour,  et,  comme  cela  arrive  nécessairement,  dès  qu'il  a  fallu 
réclamer  quelques  libertés,  on  s'est  souvenu  que  ce  peuple  de  France 
n'était  pas  tout-à- fait  inutile  au  monde,  et  qu'il  représentait  une  cer- 
taine somme  de  vérités  et  de  croyances  qu'on  pouvait  invoquer.  ISiliil 
sine  Gallis,  c'était  l'opinion  de  l'Europe  au  moyen-âge,  et  on  dit  que 
M.  Ruge  va  reprendre  cette  vieille  et  sainte  devise.  Nous  ne  nous 
sommes  ni  effrayés  ni  affligés  des  injures  de  la  presse  allemande,  nous 
ne  devons  pas  plus  nous  enorgueillir  de  ses  hommages.  Assistons  avec 
sympathie  au  développement  de  l'Allemagne,  en  souhaitant  surtout 
à  ce  pays  de  retrouver  le  génie  idéaliste  qui  nous  le  faisait  aimer. 

Jusqu'à  présent,  en  effet,  il  ne  semble  pas  que  ce  besoin  de  la  vie 
pratique,  que  ces  préoccupations  d'une  politique  étroite,  si  peu 
conformes  à  l'esprit  allemand,  puissent  profiter  beaucoup  à  sa  gloire. 
La  politique,  qui  envahit  tout  dans  ce  pays,  a  déjà  produit  plus  d'une 

TOME  IV.  9 


130  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

œuvre,  et  on  peut  apprécier  aujourd'hui  ses  résultats.  Un  esprit 
mesquin  s'empare,  hélas!  de  la  poésie  et  lui  retranche  l'idéal.  Per- 
sonne n'y  a  plus  contribué  que  les  écrivains  des  Annales  de  Halle, 
Les  deux  fondateurs  de  ce  recueil,  MM.  Ruge  et  Echtermeyer,  avant 
de  se  jeter  dans  la  polémique,  étaient  connus  par  des  études  assez 
sérieuses  sur  l'art  et  la  poésie;  mais  bientôt,  appliquant  à  ces  études 
les  principes  dont  ils  s'étaient  faits  les  apôtres,  ils  furent  amenés  à 
prêcher  une  poétique  toute  grossière.  Une  religion  sans  dieu,  un  art 
sans  idéal,  c'était  là  le  bien  absolu  qu'on  avait  enfin  réalisé.  M.  Ruge 
attaquait  d'abord  l'école  romantique,  mais  bientôt  on  vit  que  sous 
ce  nom  c'était  l'essence  même  de  toute  poésie  qui  était  condamnée. 
Ruckert,  le  dernier  des  maîtres  chanteurs,  fut  attaqué  avec  cynisme. 
Et  pourquoi  tous  ces  affronts  à  la  vraie  poésie  nationale?  Pour  intro- 
duire sur  ses  ruines  on  ne  sait  quels  écrivains  obscurs  et  médiocres. 
Quoi  de  plus?  On  avait  purifié  le  ciel,  selon  M.  Bruno  Bauer,  en 
rejetant  Dieu;  il  restait  à  purifier  les  horizons  de  l'Allemagne,  à 
chasser,  comme  les  fantômes  d'une  superstition  surannée,  toutes  les 
filles  des  maîtres,  toutes  les  créations  d'un  art  trop  spiritualiste.  Les 
chastes  héroïnes  de  Goethe,  de  Schiller,  de  Jean  Paul,  deKlopstock, 
Thécla,  Clara,  Liane,  Linda,  Marguerite,  Abbadona,  s'évanouirent 
dans  le  vide,  et  M.  Herwegh  put  accorder  sa  lyre.  Je  m'assure  que 
M.  Herwegh  n'eût  pas  obtenu  le  succès  immérité  qu'an  lui  fait  dans 
son  pays,  si  le  gouvernement  prussien  n'avait  commis  la  faute  grave 
de  vouloir  entraver  les  premières  apparitions  de  cette  poésie  poli- 
tique. La  destitution  violente  dont  M.  Hoffmann  de  Fallersleben  fut 
frappé,  il  y  a  deux  ans,  pour  son  recueil  de  chansons,  fit  accueillir 
avec  empressement  ce  poète  nouveau ,  plus  jeune  et  plus  ardent. 
M.  Herwegh  est  presque  devenu  un  chef  de  parti ,  et  il  publie  à 
Zurich  un  journal  qui  est,  depuis  la  suppression  des  Annales  de 
Halle,  l'organe  le  plus  violent  de  la  jeune  Allemagne.  Que  dire  enfin? 
Cette  fièvre  de  politique  est  partout  :  c'est  M.  Herwegh,  c'est  M.  Prutz, 
c'est  M.  de  Saliet,  qui  croient  avoir  trouvé  la  véritable  poésie  de  leur 
pays;  c'est  un  historien  littéraire,  M.  Gervinus,  qui  dans  ses  études, 
estimables  d'ailleurs,  sur  le  développement  de  la  poésie  allemande, 
ne  juge  toutes  choses  qu'à  ce  point  de  vue  si  vulgaire  de  l'utilité 
pratique,  de  l'utilité  immédiate;  ne  soyez  pas  surpris  s'il  condamne, 
sous  le  nom  d'art  romantique,  tout  ce  qui  porte  les  reflets  d'un  idéa- 
lisme qu'il  ne  sait  pas  comprendre.  L'Allemagne  a  renoncé  à  ce  qui 
faisait  sa  gloire,  elle  a  essayé  de  l'action,  mais  c'est  un  génie  qui  lui 
manque.  Je  vois  bien  qu'elle  repousse  ses  poètes,  mais  je  cherche 


SITUATION  INTELLECTUELLE   DE  L' ALLEMAGNE.  131 

vainement  par  quels  écrivains  politiques  elle  les  a  remplacés,  et 
j'ignore  quel  est  son  publiciste  depuis  Louis  Bœrne.  Pauvre  et 
honnête  Louis  Bœrne!  si  franc,  si  loyal,  si  convaincu!  C'est  le  mo- 
dèle qu'il  faut  recommander  sans  cesse  à  ses  successeurs;  ses  écrits, 
remplis  de  sérieuses  études  et  animés,  malgré  un  point  de  vue  diffé- 
rent, de  véritables  sympathies  pour  la  France,  seront  toujours  pour 
eux  un  exemple  et  un  reproche. 

Toutefois,  la  crise  où  les  peuples  allemands  sont  engagés  était 
inévitable  peut-être,  et  je  ne  voudrais  pas  que  mes  paroles  eussent 
été  trop  dures.  Dans  ce  travail  qu'ils  font  pour  atteindre  leur  unité, 
comment  n'y  aurait-il  pas  des  heures  douloureuses?  Au  moment  où 
l'Allemagne  était  le  plus  divisée,  et  lorsque  le  nord  et  le  midi,  séparés 
par  l'épée  de  Napoléon,  se  combattaient,  on  vit  l'unité  se  fonder  d'abord 
dans  l'esprit,  dans  la  pensée,  dans  la  poésie;  les  poèmes  de  Gœthe, 
les  drames  de  Schiller,  les  systèmes  des  philosophes,  de  quelque  pays 
qu'ils  vinssent ,  furent  comme  la  patrie  véritable  où  des  milliers 
d'hommes,  ennemis  dans  le  monde  d'ici-bas,  se  reconnurent  et  se 
saluèrent.  Sans  doute  cette  union  première  était  plus  grande,  plus 
noble,  et  il  y  avait  là  une  beauté  toute  sainte;  mais  cela  ne  suffisait 
pas,  et  je  comprends  qu'il  ait  été  nécessaire  d'accomplir  dans  le 
monde  réel  ce  qui  avait  été  obtenu  par  les  idées.  Ce  travail  est  rude 
et  périlleux.  Si  l'Allemagne  ne  s'y  montre  pas  aussi  belle  qu'autrefois, 
c'est  la  condition,  après  tout,  de  cette  tâche  nouvelle.  Qu'on  la  blâme 
ou  qu'on  la  plaigne,  si  on  la  voit  renoncer  complètement  à  ce  qui 
faisait  sa  force  et  se  livrer  en  proie  au  vertige  qui  l'a  frappée,  il  ne 
faut  pas  cesser  de  la  rappeler  à  elle-même  et  à  son  génie. 

Que  résulte-t-il  de  ce  qui  précède?  Je  disais  en  commençant  que 
tout  se  porte  en  Allemagne  vers  l'unité,  vers  un  mouvement  com- 
mun d'idées,  et  que  cette  tendance  doit  établir  quelque  part  un  centre 
actif  qui  dominera  le  reste  de  l'Allemagne,  bien  que  ce  pays  n'ose 
pas  encore  se  l'avouer  à  lui-même.  Les  universités  secondaires,  qui 
autrefois  représentaient  chacune  un  esprit  particulier,  s'effacent 
de  plus  en  plus ,  et  il  eût  été ,  à  cause  de  cela,  inutile  et  impossible 
de  les  faire  entrer  dans  cette  étude.  Trois  villes  seulement,  les  trois 
capitales  de  l'Allemagne,  ont  conservé  une  physionomie  distincte,  et 
parmi  ces  trois  villes,  il  y  en  a  une  qui  chaque  jour  attire  à  elle  le 
mouvement  de  l'esprit,  et  devient  le  foyer  unique  des  travaux  de  la 
pensée.  Bien  que  la  Prusse  n'ait  plus  aujourd'hui ,  comme  sous  Fré- 
déric-Guillaume ll[,  la  direction  calme  et  régulière  de  la  science, 
elle  est  toujours  le  centre  de  la  vie.  C'est  dans  son  sein  que  se  pas- 

9. 


132  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

sent  les  agitations  dont  je  viens  de  parler.  On  l'attaque ,  on  lui 
adresse  les  reproches  les  plus  amers;  mais  ces  mécontentemens  attes- 
tent encore  le  haut  rang  qu'elle  a  conquis.  Pourquoi ,  parmi  tant 
d'écrivains,  n'en  est-il  un  seul  qui,  dans  les  questions  générales,  s'a- 
dresse à  l'Autriche  ou  à  la  Bavière?  Parce  que  c'est  la  Prusse  toute 
seule,  ils  le  savent  bien,  qui  est  chargée  désormais  des  destinées  de 
l'Allemagne.  Tandis  que  l'Autriche  se  retire  de  plus  en  plus  de  la  so- 
ciété germanique,  tandis  que,  tournée  vers  le  midi,  elle  ne  peut  em- 
pêcher ses  provinces  slaves  de  parler  plus  haut  qu'elle  et  de  chercher 
dans  leurs  traditions  une  vie  qu'elle  n'a  pas,  tandis  que  Munich  s'ha- 
bitue chaque  jour  davantage  à  ne  plus  être  qu'un  lieu  de  repos,  une 
paisible  assemblée  de  vieillards  lassés  de  la  vie,  la  Prusse,  au  con- 
traire, demeurera  toujours  le  champ  de  bataille  des  idées  allemandes. 
Pour  tout  dire  enfin ,  les  états  du  midi  possèdent  des  constitutions; 
mais  qu'est-ce  que  ces  fictions  vaines  tant  que  la  Prusse  n'aura  pas 
tenu  ses  promesses  sur  ce  point?  Une  constitution  sérieuse,  la  Uberté 
de  la  presse,  la  publicité  des  tribunaux,  pour  que  toutes  ces  choses, 
depuis  si  long-temps  espérées,  aient  une  valeur  réelle,  il  faut,  c'est 
la  ferme  pensée  de  l'Allemagne ,  il  faut  que  ce  soit  la  Prusse  elle- 
même  qui  les  accorde.  H  est  vrai  que,  troublé  par  ce  mouvement  de 
la  politique,  surpris  et  jeté  hors  de  ses  voies,  l'esprit  allemand  a  paru 
abandonner  sa  grandeur,  et  le  tableau  que  nous  avons  présenté  est 
triste  et  pénible;  mais  ce  n'est  là,  nous  l'espérons,  qu'une  crise  pas- 
sagère ,  et  le  génie  de  l'Allemagne  en  sortira  victorieux.  Quant  à  ce 
besoin  d'unité,  marque  certaine  de  la  maturité  des  peuples,  fera-t-il 
plus  encore?  Faudrait-il  croire  qu'il  doit  mettre  un  jour  entre  les 
mains  de  la  Prusse  le  gouvernement  politique,  comme  il  lui  a  donné 
déjà  le  gouvernement  intellectuel?  Telle  est,  je  le  sais  bien,  la  se- 
crète ambition  de  l'Allemagne  du  nord;  mais  cela  ne  saurait  arriver 
sans  une  révolution  considérable  et  qu'il  est  impossible  de  prévoir. 
Toutefois,  ce  gouvernement  littéraire  conduit  certainement  à  l'autre, 
et  à  moins  que  l'Autriche  et  la  Bavière  ne  lui  enlèvent  un  jour  cette 
supériorité,  il  est  certain  que  la  Prusse  peut  attendre  les  évènemens 
avec  confiance;  car  si  l'antique  unité  du  moyen-âge  allemand  devait 
se  reconstituer,  si  le  trône  de  Barberousse,  brisé  par  la  réforme,  de- 
vait se  relever  un  jour,  celui-là  n'y  aurait-il  pas  des  droits  qui  se  se- 
rait chargé  des  destinées  de  la  pensée?  ne  serait-il  pas  nécessaire, 
enfin,  que,  parmi  les  successeurs  de  l'empire,  le  sceptre  appartînt 
au  plus  digne? 

Saint -René  Taillandier. 


SIMPLES  ESSAIS 


D'HISTOIRE  LITTERAIRE 


III. 

LE  FEUILLETON.  —  LETTRES  PARISIENNES.' 


Je  ne  sais  pas,  pour  ma  part,  de  lecture  aussi  piquante  et  où  Tes- 
prit  s'oublie  plus  volontiers  et  avec  [plus  de  charme  qu'à  celle  des 
mémoires  et  des  correspondances.  L'ame  humaine  surprise  sur  le 
fait  quand  l'auteur  parle  de  lui-même,  le  monde  saisi  dans  son  dés- 
habillé quand  l'auteur  parle  des  autres,  il  y  a  là,  si  je  ne  me  trompe, 
le  double  à  peu  près  de  ce  qu'il  faut  à|un  livre  pour  réussir  auprès 
des  lecteurs  délicats.  C'est  bien  moins  aux  pièces  officielles  et  aux 
procès-verbaux  authentiques  qu'aux  lettres  datées  des  Rochers  et  de 
Ferney,  que  j'irais  demander  la  vive  peinture,  le  tableau  en  relief 
de  la  société  des  deux  derniers  siècles,  de  ce  monde  achevé  où,  à 
travers  les  changemens  de  l'opinion,  s'est  discipliné  l'esprit  français, 
c'est-à-dire  cette  exquise  alliance  du  sentiment,  de  l'imagination  et 
du  bon  sens  que  rien  n'a  dépassée,  et  qui,  pour  l'Europe,  demeure  le 
modèle  de  la  perfection. 

(1)  Un  vol.  in-18,  bibliothèque  Ciiarpentier. 


134.  REVDE  DES  DEUX  MONDES. 

Formé  et  cultivé  dans  les  salons,  épuré  par  le  libre  jeu  des  con- 
versations élégantes,  l'esprit  français  à  la  fin  est  demeuré  le  maître; 
il  a  tenu  le  sceptre.  C'est  par  là  que  la  société  polie  s'est  trouvée  chez 
nous  dépositaire  d'une  sorte  de  souveraineté  traditionnelle,  la  sou- 
veraineté du  bon  goût  :  royauté  aimable,  empire  intelligent,  que 
les  âges  avaient  légitimés,  et  que  la  société  polie  elle-même  ne  fai- 
sait que  consacrer  davantage  par  ses  propres  respects,  par  son  atten- 
tive assiduité  envers  les  lettres.  Cette  suzeraineté,  je  dis  mal,  cette 
alliance,  cette  solidarité  du  monde  et  des  lettres,  furent  utiles  à  tous 
deux  :  tous  deux  en  retinrent  quelque  chose ,  tous  deux  y  puisèrent 
un  aiguillon  ou  un  correctif.  Il  en  est  résulté  des  devoirs  récipro- 
ques, de  mutuelles  convenances  auxquelles,  dans  toutes  les  épo- 
ques, les  gens  bien  appris  n'ont  pas  manqué  d'être  fidèles.  x\ussi 
l'indiscrétion  n'est  acceptable  que  lorsqu'elle  est  posthume  :  alors,  il 
est  vrai,  elle  paraît  charmante;  on  va  jusqu'à  se  plaire  aux  médisances 
de  Guy  Patin,  on  se  surprend  môme  à  sourire  aux  scandaleuses  ré- 
vélations de  ïallemant.  Mais  vous  figurez-vous  M'^^  de  Sévigné  im- 
primant une  à  une  ses  lettres,  à  la  suite  de  la  méchante  Gazette 
de  Loret?  Vous  figurez-vous  M.  de  Saint-Simon  communiquant 
au  Mercure  les  chapitres  mutilés  de  ses  mémoires?  Une  maîtresse 
irritée  ne  trouvait  pas  de  meilleure  vengeance,  dans  ce  temps-là, 
que  de  publier  les  indiscrétions  manuscrites  de  son  amant;  votre  for- 
tune était  perdue  du  coup  :  on  sait  l'anecdote  de  Bussy.  Aujourd'hui, 
cette  ressource  n'est  pas  laissée  à  la  jalousie  :  l'auteur  lui-même  se 
hâte  de  livrer  tout  cela,  page  à  page,  et  selon  que  court  sa  plume, 
au  vorace  feuilleton  du  premier  journal  venu.  Alors,  pour  peindre 
son  propre  temps,  il  fallait  s'appeler  Molière  ou  La  Bruyère  :  mainte- 
nant, on  n'y  met  pas  tant  de  façon,  et,  comme  l'observation  voudrait 
de  l'étude,  comme  l'art  voudrait  un  génie  patient,  chacun  va  au  plus 
prompt,  au  plus  facile.  Et  pourquoi,  eu  effet,  se  priver  de  l'allusion, 
pourquoi  s'interdire  les  personnalités  et  les  petites  vengeances?  Vous 
remplacez  par  là  les  tableaux  de  mœurs  et  de  caractères.  Aussi  les 
lecteurs  ne  manquent  pas:  si  leur  esprit  trouve  là  mince  pâture, 
leur  curiosité  au  moins  est  piquée.  De  là  un  certain  succès.  Dans  ce 
succès,  le  scandale  a  bonne  part,  mais  qu'importe?  II  y  a  du  retentis- 
sement, il  se  fait  du  bruit;  c'est  assez,  l'amour-propre  aussitôt  prend 
le  change.  On  jouit  du  triomphe  d  un  jour,  on  l'escompte,  et  enfin 
on  s'affuble  de  notoriété  en  croyant  que  c'est  de  la  gloire. 

Nulle  part  assurément  le  monde  n'est  mieux  apprécié,  avec  plus 
de  vérité,  de  détachement,  de  malice,  que  dans  le  monde  même.  La 


LETTRES  PARISIENNES.  135 

critique,  il  faut  en  convenir,  si  fine,  si  pénétrante,  si  aiguisée  qu'on 
la  suppose,  a  bien  des  points  à  rendre  encore  à  la  simple  conversation 
de  quelques  femmes  distinguées,  de  quelques  gens  de  goût  échan- 
géant  leur  esprit  à  l'aise  dans  le  coin  d'un  salon.  En  France,  c'est  là 
le  privilège  de  la  bonne  compagnie.  L'extrême  sévérité  s'y  voile  de 
politesse,  l'inflexibilité  des  jugemens  s'y  déguise  sous  l'urbanité  des 
paroles  :  peut-être  est-ce  là  encore  un  avantage  des  salons  sur  la  cri- 
tique. Mais  s'il  pouvait  arriver  que  le  lendemain  on  imprimât  toutes 
ces  jolies  conversations,  toutes  ces  aimables  médisances,  toutes  ces 
charmantes  petites  perfidies;  si  le  lendemain  vous  deviez  retrouver 
visibles  à  tous  dans  le  journal  vos  bons  mots  d'hier,  vos  épigrammes, 
vos  complimens,  auriez-vous  encore  ce  soir  le  même  esprit,  le  même 
tour,  le  même  laisser-aller?  Votre  salon  ne  serait-il  pas  devenu  un 
théâtre,  votre  sopha  une  tribune?  Il  n'y  aurait  plus  de  monde  pos- 
sible. Le  monde  sans  doute  Ut  les  journaux,  il  en  rit  même  quelque- 
fois; cependant  il  n'en  fait  pas,  il  n'en  peut  faire  qu'à  la  condition  de 
ne  plus  être.  La  société  touchant  de  près  à  la  famille,  les  relations 
veulent  forcément  le  demi-jour,  les  cercles  ne  peuvent  se  constituer 
et  vivre  que  par  la  réserve;  la  vie  mondaine  a  ses  mystères  comme 
la  vie  privée.  Aussi,  quoi  qu'on  fasse,  jamais  les  salons  ne  pourront 
accepter  la  publicité  immédiate.  Ayez  de  l'esprit  et  peignez-les  à  vos 
amis  dans  votre  correspondance,  peignez-les  pour  vos  petits- fils 
dans  de  piquans  mémoires,  rien  de  mieux  :  les  salons  de  favenir 
vous  sauront  gré  de  vos  médisances  à  fégard  des  salons  du  passé; 
mais  la  première  condition  pour  peindre  les  contemporains,  c'est  le 
mystère.  Cela  est  si  vrai,  que,  dans  le  dernier  siècle,  qui  à  coup  sûr 
ne  passera  pas  pour  le  siècle  de  la  vie  cachée  et  discrète,  on  n'a  pas 
cessé  un  instant  de  comprendre  cette  nécessité  inhérente  au  monde: 
on  se  taisait  sur  les  vivans,  on  laissait  aux  seuls  pamphlétaires  le  droit 
d'en  médire  publiquement.  Pourquoi  la  correspondance  de  Grimm 
nous  paraît-elle  si  piquante  dans  sa  franchise?  pourquoi  les  mémoires 
bavards  de  Bachaumont  allèchent-ils  si  bien  notre  curiosité?  C'est 
qu'ils  furent  un  secret  pour  leur  temps,  comme  ils  sont  une  révéla- 
tion pour  le  nôtre.  Si  Grimm  avait  destiné  au  pubHc,  au  premier 
indiscret  qui  passe,  ses  lettres,  écrites  à  la  dérobée  dans  Tunique 
but  de  distraire  je  ne  sais  quel  petit  prince  d'Allemagne,  croyez-vous 
qu'il  lui  eût  été  possible  de  jeter  de  la  sorte  à  pleines  mains,  de  droite 
et  de  gauche,  tout  ce  qu'il  avait  en  lui  d'impitoyable  bon  sens,  d'hu- 
meur hargneuse,  de  verte  colère,  ou  même  de  facile  enthousiasme? 
Si  Bachaumont,  à  son  tour,  avait  pu  prévoir  que,  dès  le  lendemain 


136  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

de  sa  mort,  on  livrerait  au  premier  venu,  en  les  continuant  avec  cy- 
nisme, ces  pages  délurées  et  prestes,  cette  chronique  égrillarde  des 
mauvais  bruits  de  chaque  jour,  qu'il  griffonnait  furtivement  pour 
amuser  les  loisirs  de  M""*  Doublet,  imaginez- vous  que  sa  plume  eût 
pu  ainsi  courir  sans  scrupule,  et  la  bride  sur  le  cou,  à  travers  les  ha- 
sards de  cette  époque  turbulente?  Non,  mille  fois  non!  Quand  ils 
veulent  noter  ce  qui  s'est  fait,  ce  qui  s'est  dit  autour  d'eux,  les  vrais 
gens  d'esprit  se  décident  de  bon  gré  à  n'avoir  d'esprit  que  pour  la 
postérité.  Je  sais  bien  que  cette  retenue  doit  coûter  beaucoup  dans 
un  temps  comme  le  nôtre,  où  l'on  a  hâte  de  s'étaler,  de  jouir,  de 
tenir  sa  place,  à  une  époque  où  tout  s'exploite  au  comptant,  et  où 
rien  absolument  n'est  laissé  en  friche;  mais  que  voulez-vous?  c'est 
une  loi  rigoureuse  de  la  société  élégante  que  ce  qui  est  toléré,  goûté 
môme  en  conversation,  ne  l'est  précisément  qu'à  la  condition  ex- 
presse et  tacite  (tant  elle  est  naturelle)  de  n'être  pas  écrit  et  livré 
aussitôt  à  la  foule.  Tel  trait,  telle  anecdote,  dits  avec  grâce  et  ap- 
plaudis, ne  seraient,  une  fois  imprimés,  que  fadeur  ou  impertinence; 
Du  moment,  en  effet,  où  le  public  se  trouve  officiellement  initié,  il 
n'y  a  plus  évidemment  de  cercle  :  ce  serait  le  monde  de  tout  le  monde 
et  par  conséquent  de  personne.  Les  salons  ne  peuvent  pas  avoir  leurs 
sténographes  comme  les  tribunaux,  leurs  feuilletonistes  comme  les 
théâtres.  Contredire  ou  railler  les  gens  sur  leur  conversation  de 
l'après-midi,  par  le  journal  qui  leur  arrivera  le  lendemain  matin,  nous 
semble  moins  poli  encore  que  de  les  contredire  chez  eux,  que  de  les 
railler  en  face.  Si  donc  notre  feuilletoniste  veut  être  vrai,  il  risque 
fort  de  n'être  pas  reçu;  s'il  veut  être  reçu,  il  risque  singulièrement 
de  n'être  pas  vrai.  Le  plus  sage  peut-être  serait  de  se  taire  ou  de 
parler  d'autre  chose.  N'a-t-on  pas  le  triste  exemple  des  Étatâ-Unis? 
La  presse  s'y  mêle  des  personnes,  elle  intervient  sans  cesse  dans  les 
relations  privées.  Aussi,  dites-moi  où  sont  les  salons,  les  réunions 
élégantes,  les  cercles  mondains  de  ce  pays-là?  Vous  le  savez  bien  et 
vous  le  dites,  le  journal  c'est  la  démocratie.  Que  venez-vous  donc  y 
prendre  des  airs  patriciens,  y  affecter  un  ton  de  suffisance  mon- 
daine? Vous  parlez,  non  sans  grâce  assurément,  de  la  société  polie; 
vous  la  vantez,  et  (vous  êtes  bien  aise  qu'on  le  sache)  son  maintien 
vous  intéresse.  Pourquoi  alors  jeter  sous  le  pied  du  premier  passant 
cette  fleur  de  l'urbanité?  Monde  et  feuilleton,  cela  se  repousse.  Pour 
tout  résultat,  comme  disait  Rivarol,  vous  démocratisez  l'aristocratie. 
Le  juge  suprême  des  choses  de  l'esprit,  c'est  le  monde  :  or,  si 
l'esprit  aussi  se  met  à  juger  le  monde  périodiquement,  régulière- 


LETTRES  PARISIENNES.  137 

ment,  sur  les  moindres  de  ses  dits  et  gestes,  qu'adviendra-t-il  en 
définitive?  Quelle  sera  la  juridiction,  et  où  trouver  une  sanction 
dernière?  Voilà  une  petite  difficulté  à  laquelle  le  feuilleton  ne  songe 
guère.  Au  fait,  la  chose  lui  est  bien  égale.  Ne  le  voyez-vous  pas  qui 
passe  et  court  au  hasard,  allant  un  train  de  poste,  agitant  ses  grelots, 
sifflant  son  air  moqueur,  fouettant  à  grands  coups  sa  phrase,  et 
n'ayant  après  tout  d'autre  souci  que  d'arriver  sans  encombre  à  la  fin 
de  ses  six  colonnes  :  étape  passagère  d'où  il  repartira  demain,  frais, 
dispos,  jaseur,  l'œil  au  vent,  pour  recommencer  de  plus  belle  ses 
excursions  sans  but,  ses  divagations  sans  fin. 

Le  spectacle,  au  surplus,  est  divertissant  :  ce  métier  de  guérillas, 
ces  embuscades  hebdomadaires  de  l'esprit,  ces  escarmouches  bruyan- 
tes de  la  critique,  un  horion  d'un  côté,  une  caresse  de  l'autre,  toute 
la  petite  guerre  enfin  du  feuilleton  divertit  les  oisifs  comme  nous, 
les  simples  contemplateurs  de  la  vie  httéraire.  Qu'est-ce  auprès 
de  cela,  si  tout  à  coup,  au  beau  miheu  de  l'arène,  vous  croyez  re- 
connaître une  allure  de  femme  sous  la  cuirasse  virile,  une  main 
blanche  sous  le  harnais?  La  curiosité  redouble;  on  se  questionne,  on 
parie  :  l'un  dit  oui,  l'autre  dit  non;  les  sages  disent  oui  et  non.  A 
cette  gentille  prestesse  en  effet,  à  ce  gracieux  détour,  à  cette  volu- 
bilité du  glaive,  à  ces  petites  colères  charmantes,  Herminie  se  dé- 
cèle, vous  la  devinez;  mais  voici  un  coup  assené  avec  violence,  voici 
des  airs  d'autorité  et  de  dédain  et  même  un  mot  dur,  je  crois,  forte- 
ment accentué;  évidemment,  c'est  un  mousquetaire.  Auquel  croire, 
auquel  entendre?  Chevalier  d'Éon,  chevalière  d'Éon,  vous  nous  avez, 
en  vos  premiers  jours  de  campagne,  causé  toute  sorte  de  scrupules, 
d'hésitations  et  d'embarras!  Aujourd'hui,  toutefois,  le  doute  n'est 
plus  possible;  la  cotte  de  mailles  est  détachée,  la  visière  du  casque  se 
relève,  et  voilà  que  de  beaux  cheveux  blonds  se  déroulent  en  tresses, 
et  qu'il  faut  vite  jeter  un  mantelet  sur  ces  blanches  épaules  où  la 
lourde  armure  n'a  que  trop  laissé  son  empreinte.  Allons,  n'avez-vous 
point  là  le  Tasse,  que  je  redise  avec  le  poète  :  «  Herminie  n'a  pas 
craint  l'appareil  de  la  guerre  et  s'est  armée  pour  y  prendre  part  !  » 

Il  y  a  une  phrase  affreuse  du  plus  grand  prosateur  du  xviii®  siècle 
à  propos  d'un  sonnet  de  M""^  Des  Houlières  contre  la  Phèdre  de 
Racine;  je  n'aurais  pas  assurément  le  mauvais  goût  de  la  citer,  si  elle 
ne  se  rencontrait  en  plein  Siècle  de  Louis  XIV,  c'est-à-dire  dans  un 
livre  que  les  enfans  apprennent  par  cœur:  a  Une  femme  satirique, 
est-il  dit,  ressemble  à  Méduse  et  à  Scylla,  deux  beautés  changées  en 
monstres.  »  Le  mot  est  dur,  et  je  ne  puis  l'accepter  pour  ma  part 


138  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

qu'en  ajoutant,  comme  restrictif,  qu'il  y  a  des  monstres  charmans. 
Personne,  d'ailleurs,  ne  fera  difficulté  de  convenir  que  le  métier  de 
critique  est  un  singulier  choix  de  la  part  d'une  femme.  Ce  n'était  pas 
là  une  boutade  de  Voltaire.  Voltaire,  dans  la  pratique,  était  fidèle  à 
sa  doctrine;  on  se  rappelle  ses  transes  affreuses  quand  sa  nièce  com- 
posa et  voulut  faire  jouer  une  comédie  :  il  comprit  alors,  mieux  que 
jamais,  comment  une  certaine  dignité  est  attachée  à  l'état  de  femme 
qu'il  importe  de  laisser  intacte;  il  comprit  surtout  comment  une 
personne  d'esprit,  dont  on  ambitionne  les  suffrages,  joue  un  beau 
rôle,  que  la  prétention  d'auteur  comique  ou  critique  gâte  et  com- 
promet. La  double  position  de  femme  et  de  journaliste  a  quelque 
chose  d'étrange  qui  arrête  et  choque  tout  d'abord  l'esprit  le  moins 
timoré.  Et  qu'ont  en  effet  de  commun  cette  vie  publique  et  militante, 
ces  hasards  d'une  lutte  sans  fin,  cette  guerre  avancée  de  la  presse, 
avec  la  vie  cachée  du  foyer,  avec  la  vie  distraite  des  salons?  Est-ce 
que  des  voix  frêles  et  élégantes  sont  faites  pour  se  mêler  à  ce  con- 
cert de  gros  mots  bien  articulés,  de  voix  cassées  et  injurieuses,  qui 
retentissent  chaque  matin  dans  l'arène  de  la  polémique?  Si  c'est  une 
parole  d'affection  qui  tombe  de  ces  lèvres  charmantes,  doit-elle  être 
entendue  de  plus  d'un?  Si,  au  contraire,  quelque  fine  ironie  s'en 
échappe,  si  un  malin  sourire  les  vient  contracter,  faut-il  que  le  pu- 
blic s'en  aperçoive  derrière  les  épaules  des  amis  qui  font  cercle  pour 
écouter?  Je  ne  puis  m'habituer  à  l'idée  d'une  femme  faisant  un 
cours,  débitant  son  opinion  sur  toutes  choses,  approuvant,  condam- 
nant, tranchant,  tout  comme  un  pédagogue  en  Sorbonne.Voilà  pour- 
tant que  vous  me  citez,  je  crois,  l'exemple  de  ce  professeur  de  droit, 
du  temps  de  Pétrarque,  qui  se  faisait  suppléer  par  sa  propre  fille, 
une  jeune,  jolie  et  très  piquante  Italienne,  ma  foi!  Je  conviens 
volontiers  que  l'amphithéâtre  de  l'école  de  Padoue  était  plus  plein 
en  ces  rencontres  que  d'habitude,  tout  comme  le  feuilleton  a  plus 
de  lecteurs  quand  vous  le  signez.  Mais  nous  oublions  un  détail,  c'est 
que,  ces  jours-là,  on  tendait  un  voile  devant  la  chaire  et  que  la  docte 
et  timide  enfant  n'osait  risquer  sa  parole  que  cachée  par  la  tapisserie. 
Or,  c'est  ce  voile  précisément  que,  dans  votre  imprudente  impa- 
tience, vous  déchirez  aujourd'hui.  Mon  Dieu!  nous  vous  savions  ià 
derrière;  nous  reconnaissions  votre  petite  voix  perçante  et  flûtée, 
nous  vous  devinions  à  ce  marivaudage  moqueur,  à  cette  manière 
ajustée  et  coquette  de  raconter  de  jolis  riens,  à  toutes  ces  méchan- 
cetés bien  et  perfidement  dites,  à  ce  ton  délibéré  et  fringant,  à  ces 
fins  éclairs  du  langage,  à  ces  manèges  de  style  espiègle,  à  cette 


LETTRES  PARISIENNES.  139 

mousse  fugitive  et  pétillante  de  votre  gracieux  bavardage,  et  mieux 
encore,  et  surtout  aux  airs  dégoûtés  et  précieux,  à  la  fatuité  parfaite 
des  phrases  sémillantes  qui  courent  naturellement  sous  votre  plume. 
Pourquoi  donc  aujourd'hui  écarter  d'une  main  décidée  cette  tapis- 
serie légère?  pourquoi  avancer  indiscrètement  votre  blonde  tête? 
Par  là,  vous  perdez  au  moins  un  avantage  :  nous  pouvions  supposer 
-que,  comme  celui  de  la  belle  fille  de  l'université  de  Padoue,  votre 
joli  visage  rougissait.  Une  femme  exerce  toujours  plus  de  séduction 
derrière  la  jalousie  où  l'œil  la  cherche.  Ce  galant  pseudonyme  du 
vicomte,  cet  aristocratique  déguisement,  avaient  bien  leur  prix  :  il  y 
a  telle  actrice  en  renom  à  qui  les  rôles  de  page  ou  de  lansquenet 
vont  à  ravir.  Un  petit  ton  faquin  et  cavalier,  toutes  sortes  d'agréa- 
bles mutinerfes  sont  là  de  mise,  et  on  les  accepte.  Caustique  vicomte, 
les  aiguillettes  vous  allaient  mieux  que  les  dentelles,  et  quelle  idée 
vous  est  donc  venue  de  changer  ainsi  votre  justaucorps  svelte  et 
pincé  pour  les  plis  d'une  robe  à  ramages  I 

On  sait  comment,  au  milieu  de  la  société  confuse  et  déclassée  qui 
«ortit  du  mélange  révolutionnaire,  M"^  de  Meulan  se  trouva,  malgré 
elle,  induite  à  la  polémique  des  journaux.  Malgré  tout  ce  qu'une  na- 
ture si  bien  faite  put  apporter,  dans  cette  lutte  active,  de  qualités 
sensées  et  sérieuses,  elle  ne  s'abusait  point  sur  «  ce  rôle  de  journa- 
liste (je  cite  textuellement),  le  plus  bizarre  peut-être  que  puisse 
choisir  une  femme,  si  elle  pouvait  l'adopter  par  choix.  »  Et  notez  que, 
quand  l'esprit  délicat  et  judicieux  de  M"°  de  Meulan  concevait  tous 
€es  scrupules  et  n'acceptait  qu'à  contre-cœur  la  tâche  ingrate,  le  far- 
deau de  la  critique,  il  ne  s'agissait  pourtant  que  de  littérature.  Si,  du 
paisible  domaine  de  l'inteUigence,  il  lui  eût  fallu  passer  aux  choses 
de  la  vie  active,  juger  le  monde  et  les  cercles,  toucher  aux  noms 
propres,  entrer  au  vif  dans  toutes  les  questions  du  jour,  croyez-vous 
qu'une  personne  si  réellement  distinguée,  et  qui  mettait  le  tact  avant 
tout,  eût  passé  outre  brusquement  et  se  fût  risquée  à  ces  expédi- 
tions hasardeuses?  Le  doute  au  moins  est  permis,  car  sa  dignité  eût 
pu  lui  paraître  engagée.  J'ai  entendu  plaindre  bien  souvent  les  maris 
des  femmes  poètes  :  combien  cependant  leur  destinée  semble  douce 
quand  on  songe  aux  maris  des  femmes  critiques  I  Au  moins ,  si  la 
muse  chante,  on  peut  s'imaginer  qu'on  l'inspire;  si  elle  redit  la  pas- 
sion de  Corinne,  on  a  droit  de  se  figurer  qu'on  est  Oswald.  Mais  à 
côté  d'une  guerrière  brillamment  armée  de  pied  en  cap,  quelle  con- 
tenance faire?  Si  on  vous  blûme,  elle  entonne  vos  louanges;  si  on 
vous  attaque,  elle  vous  défend;  si  vous  combattez,  elle  accepte  votre 


140  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

colère,  elle  poursuit  votre  vengeance,  elle  vous  sert  de  second.  Che- 
valerie embarrassante  et  qui  renverse  par  trop  les  rôles  I  Le  célibat 
des  amazones  est  tout  expliqué.  Je  comprends  M™'  de  Sévigné  quand 
elle  raconte  à  sa  fille  que  son  plus  grand  soin  est  de  travailler  à  son 
ame;  je  ne  comprendrais  point  qu'elle  s'avisât  de  travailler  à  l'ame 
des  autres.  C'est  là  un  trop  rude  labeur  et  peu  fait  pour  les  délica- 
tesses féminines. 

Le  rôle  de  Jeanne  d'Arc  littéraire  semble  avoir  été  présent  à  M"**  de 
Girardin,  dès  ses  premiers  débuts,  comme  une  sorte  d'idéal  préféré; 
mais  ce  fut  d'abord,  on  doit  le  dire,  une  simple  Jeanne  d'Arc  de 
salon,  purement  patriotique  et  lyrique,  une  Jeanne  d'Arc  en  temps 
de  paix,  à  qui  le  respect  d'elle-même  ne  permettait  ni  la  petite  guerre 
ni  les  escarmouches  quotidiennes.  Un  certain  enthousiasme  de  l'art, 
le  don  des  vers,  une  facture  brillante,  tout  cela  ne  manquait  pas; 
entre  deux  romances,  on  célébrait  les  Grecs  et  le  général  Foy,  puis 
il  était  permis  de  s'écrier  : 

Le  héros,  me  cherchant  au  jour  de  sa  victoire, 
Si  je  ne  l'ai  chanté,  doutera  de  sa  gloire. 

En  vrais  libéraux  de  la  restauration,  nous  trouvions  cet  amour-propre 
tout  naturel.  Quand  elle  n'était  pas  froide  et  ennuyeuse,  comme 
dans  Madeleine  (une  juive  quelque  peu  parente,  à  ce  qu'il  paraît, 
de  Judith),  cette  poésie  avait  d'ailleurs  son  accent,  sa  vivacité,  son 
charme.  Il  est  vrai  qu'aux  heures  moroses  l'émotion  nous  paraissait 
un  peu  trop  absente.  Si  la  belle  muse,  en  effet,  versait  quelquefois 
une  ou  deux  larmes,  il  nous  semblait  qu'elle  les  essuyait  aussitôt 
avec  un  de  ces  élégans  mouchoirs  dont  parlent  les  Lettres  Pari- 
siennes,  mouchoirs  si  jolis,  qu'au  moment  de  pleurer  on  se  console 
en  les  regardant.  Au  fond,  cette  coquetterie,  ce  manque  apparent 
de  sensibilité,  recelaient  une  qualité  précieuse  que  la  solennité  vou- 
lue des  appareils  poétiques  avait  long-temps  dérobée  à  ceux  qui  ne 
connaissaient  de  Corinne  que  ses  livres.  Si,  au  lieu  de  sacrifier  à  la 
pompe,  M'"^  de  Girardin  avait  suivi  tout  d'abord  sa  pente  naturelle, 
elle  eût  été  tout  simplement  un  auteur  mondain,  spirituel,  léger, 
ayant  le  goût  de  l'observation  railleuse  et  des  rimes  élégantes.  C'est 
dans  le  poème  de  ISapoline,  publié  depuis  1830,  qu'éclatèrent  d'a- 
bord, et  avec  beaucoup  de  grâce,  ce  tour  moqueur  jusque-là  contenu, 
cette  piquante  alliance  trop  retardée  de  la  rêverie  et  de  l'ironie. 

Le  talent  de  M""*^  de  Girardin  trouvait  là  son  vrai  cadre  et  sa 
nuance  :  c'était  un  très  agréable  mélange  du  sentiment  et  de  la  mo- 


LETTRES  PARISIENNES.  141 

querie,  de  la  foi  poétique  et  des  prosaïques  réalités,  en  un  mot  de 
l'enthousiasme  et  du  désenchantement.  Voilà  où  il  fallait  se  tenir. 
Je  sais  gré,  pour  ma  part,  à  M'"«  de  Girardin,  d'avoir  cru,  avec  Bé- 
rangeret  Alfred  de  Musset,  qu'il  était  permis  d'avoir  de  l'esprit  en 
vers.  Nos  lyriques  modernes  prennent  de  grands  airs  dédaigneux, 
quand  on  leur  parle  de  cette  veine  originale,  aimable,  tout-à-fait 
propre  à  notre  littérature,  et  d'où  sont  sorties  tant  de  bagatelles  ex- 
quises. Il  y  a  tel  fabliau  gausseur  d'un  trouvère,  telle  gentille  épi- 
gramme  de  Marot,  tel  rondeau  de  Voiture  galamment  troussé,  tel 
dizain  sémillant  de  Gresset,  qui,  au  goût  de  plus  d'un,  valent  bien 
certaines  pages  de  nos  épopées  humanitaires  ou  certaines  strophes 
de  nos  bardes  les  plus  grandioses.  On  aura  beau  dire,  l'esprit  ne  fera 
jamais  scission  complète  avec  la  poésie  dans  un  pays  qui  compte 
parmi  ses  maîtres  La  Fontaine  et  Voltaire.  Il  y  a  donc  justice  à  féli- 
citer l'auteur  de  Napoline  d'être  revenu  des  premiers  vers  cette 
source  de  la  vieille  malice  française,  tout  en  comprenant  ce  qu'il  y  a 
de  plus  sérieux  et  de  bien  autrement  profond  dans  les  modernes 
inspirations  de  la  poésie.  Mais,  hélas!  notre  temps  est  ainsi  fait  que 
tout  y  manque  de  mesure  :  avez-vous  une  qualité,  aussitôt  vous  y 
appuyez  sans  relâche,  sans  scrupule,  vous  la  poussez  à  bout,  vous  la 
gâtez,  vous  en  faites  presque  un  défaut.  Ainsi  en  est-il  arrivé,  ou  à 
peu  près,  à  M'"^  de  Girardin.  Se  sentant  à  l'aise,  et  comme  chez  elle, 
dans  ce  facile  domaine  de  la  raillerie,  elle  en  a  abusé  à  tout  propos, 
elle  s'est  môme  imaginé,  à  la  longue,  que  l'esprit  pouvait  dispenser 
de  certaines  convenances.  Cela  pourrait  être  vrai  ailleurs  qu'en 
France;  en  France,  par  malheur,  si  c'est  presque  une  convenance 
d'avoir  de  l'esprit,  c'est  assurément  être  infidèle  à  l'esprit  que  de 
l'être  aux  convenances.  On  vit  dès-lors  les  noms  propres,  les  pires 
allusions,  se  gUsser  sous  cette  plume  enjouée,  qui  devint  une  arme 
pour  les  rancunes.  Ce  fut,  on  en  conviendra,  un  singulier  spectacle, 
et  tout-à-fait  digne  de  notre  époque,  que  celui  d'une  femme  poète, 
armant  sans  façon  sa  muse  de  la  canne  d'un  trop  célèbre  romancier, 
et  la  faisant  ainsi  courir  sus,  durant  les  cinq  actes  d'une  médiocre 
comédie,  à  ces  mêmes  journalistes  qu'elle  venait  précisément  de  se 
donner  pour  confrères. 

La  coïncidence  était  étrange  et  n'a  certainement  échappé  qu'à 
M'""^  de  Girardin.  Un  critique,  dans  cette  Bévue,  rappelait  l'autre 
jour  je  ne  sais  plus  quel  mot  piquant  de  M.  Michaud.  On  en  pourrait 
citer  des  centaines.  Quelqu'un,  dans  une  visite,  raillait  le  vieil  aca- 
démicien sur  sa  polémique  arriérée  de  la  Quotidienne  :  «  Que  vous 


142  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

êtes  encore  jeune!  répondit-il.  Vous  imaginez-vous  que  les  coups  de 
fusil  ne  portent  pas,  pour  être  tirés  par  la  sacristie?  »  La  fusillade 
voisine  de  la  Presse  a  vite  aguerri,  à  ce  qu'il  paraît,  M"'^  de  Girardin, 
et  elle  aussi,  munie  d'une  escopette  mignonne,  quelquefois  même 
d'un  tout  petit  tromblon  doré  qui  projette  les  chevrotines  de  droite 
et  de  gauche,  elle  s'est  mise  à  faire  feu  sans  relâche  par  les  meur- 
trières festonnées  de  son  boudoir.  Et  qui  poussait  donc  une  si  ai- 
mable personne  à  prendre  ainsi  le  déguisement  d'un  condottieri  de 
ruelle?  Était-ce  enfantillage,  caprice,  simple  désir  de  jeter  à  tout  ha- 
sard sa  poudre  aux  moineaux?  Certains  coups  étaient  trop  bien  visés 
pour  qu'on  le  pût  croire.  Était-ce  seulement  un  goût  particulier  pour 
ces  gentillesses  cruelles,  pour  ces  jeux  taquins  et  ces  égratignures  de 
la  polémique?  Je  me  refuse  absolument,  par  politesse,  à  accepter  la 
solution.  Ce  fut,  je  crois,  tout  simplemement  l'influence  de  l'exemple, 
le  désir  de  l'imitation.  Il  y  avait  là,  tout  à  côté,  un  fort  où  se  faisait 
la  grosse  guerre  politique  et  d'où  le  pouvoir  était  tenu  en  respect  : 
l'idée  alors  vint  tout  de  suite  d'avoir  aussi  je  ne  sais  quelle  autre 
petite  citadelle  bien  gentille  et  d'où  une  main  habile  aurait  sous  sa 
couleuvrine  certaines  régions  du  monde  et  des  lettres.  Ajoutez  à 
cela  le  charme  du  bruit,  le  plaisir  de  taquiner  à  son  aise  la  renommée. 
Comment  résister  à  la  tentation?  On  céda,  et  on  prit  l'engagement 
d'avoir  de  l'esprit  à  heure  fixe ,  sans  songer  que  l'esprit  de  com- 
mande trahit  forcément  je  ne  sais  quoi  d'artificiel  qui  se  reconnaît 
bientôt  et  qui  lasse. 

Toutes  les  semaines  ou  à  peu  près ,  il  y  eut  donc  un  courrier,  une 
sorte  de  chronique  fashionable,  pleine  de  rien  et  de  tout,  où  on 
parlait  des  bals  bourgeois  et  des  raouts  aristocratiques,  des  révolu- 
tions et  des  rubans  nouveaux,  des  petits  quolibets  de  celui-ci,  et  des 
grandes  mystifications  de  celui-là,  de  la  politique  de  M.  Guizot  et 
des  manchettes  de  valenciennes,  des  travers  de  la  marquise  deTrois- 
Étoiles  et  des  canapés  de  lampas,  de  l'urbanité  de  M.  de  Metternich 
et  des  romans  de  M.  Paul  de  Kock  :  chronique  décousue,  on  le  voit, 
mais  amusante,  et  où  le  paradoxe  s'unissait  à  la  fantaisie,  où  une 
médisance  coquettement  babillarde  s'entremêlait  à  mille  futiUtés, 
dites  avec  le  plus  grand  sérieux  du  monde.  Qu'y  avait-il  cependant 
de  tout-à-fait  nouveau  dansl'invcntiondes  revues  parisiennes  y  adoptée 
depuis  et  propagée  par  cette  presse  moutonnière,  à  qui  tous  les  succès 
font  envie?  Était-ce  le  fond,  était-ce  la  forme?  Raconter  des  baga- 
telles et  aiguiser  de  petites  malices,  voilà  le  fond;  les  distribuer  en 
chapitres,  les  découper  en  feuilletons,  voilà  la  forme.  Je  crains  bien 


LETTRES  PARISIENNES.  143 

que  cette  belle  création  ne  sait  pas  précisément  aussi  neuve  qu'on 
pourrait  le  croire. 

Un  rêveur  subtil,  Joubert,  remarque  à  un  endroit  de  ses  Pensées 
que  le  style  frivole  est  depuis  long-temps  parfait  dans  notre  litté- 
rature. Voiture,  Hamilton,  M"^  de  Launay,  Boufïlers,  avaient, 
depuis  bien  long-temps,  montré  qu'il  est  possible  d'enchâsser  des 
minuties  dans  de  gracieuses  phrases,  et  de  donner  du  prix  à  une  ma- 
tière sans  valeur  par  le  seul  fini  du  travail,  par  le  délié  des  ciselures. 
La  Bruyère,  avec  son  tact  exquis,  dit  quelque  part  :  «Pour  ren- 
contrer heureusement  sur  les  petits  sujets,  il  faut  trop  de  fécondité; 
c'est  créer  que  de  railler  ainsi  et  faire  quelque  chose  de  rien.  »  Voilà 
une  double  leçon,  et  pour  ceux  qui  méprisent  ce  genre  secondaire 
du  badinage ,  et  pour  ceux  qui  croient  faire  acte  suffisant  de  mo- 
destie en  se  rabattant  à  ces  régions  sans  conséquence.  C'est  que  la 
modestie  n'est  pas  aussi  facile  qu'on  le  croit;  c'est  que  tout,  jusqu'à 
la  légèreté ,  a  son  prix  et  son  écueil.  A  n'en  croire  que  La  Bruyère, 
la  sévérité  ici  serait  légitime;  mais  avons-nous  les  mêmes  droits  que 
lui  d'être  exigeans?Ce  n'est  pas  l'assurance,  à  coup  sûr,  qui  manque 
à  l'auteur  des  Lettres  parisiennes;  il  est  fort  douteux  cependant  que 
le  spirituel  feuilletoniste  osât  accepter  le  programme  de  l'auteur  des 
Caractères, 

Parler  des  choses  du  monde  avec  esprit ,  dire  avec  grâce  des  en- 
fantillages mondains,  est,  on  vient  de  le  voir,  une  assez  vieille  nou- 
veauté. La  forme,  tantôt  hebdomadaire,  tantôt  mensuelle  que  M'^''  de 
Girardin  donna  à  sa  correspondance ,  ne  saurait  passer  davantage 
pour  une  trouvaille  dont  elle  ait  à  revendiquer  l'idée  première  :  c'est 
ce  que  faisait  Grimm  pour  le  prince  de  Gotha,  c'est  ce  que  faisait 
La  Harpe  pour  le  grand-duc  de  Russie.  Ce  qui  appartient  donc  vé- 
ritablement à  M™°  de  Girardin,  c'est  d'avoir  approprié  son  bulletin 
de  la  vie  élégante  à  la  forme  banale  du  feuilleton. 

Comme  le  feuilleton  s'est  aussitôt  emparé,  pour  la  reproduire  par- 
tout, de  l'idée  première  des  Lettres  Parisiennes,  on  pourrait  s'ima- 
giner que  c'est  bien  plutôt  l'auteur  qui  s'est  imposé  au  feuilleton  que 
le  feuilleton  qui  s'est  imposé  à  lui.  Il  n'en  est  rien  pourtant  :  le 
feuilleton  est  une  triste  et  envahissante  maladie  de  notre  temps,  qui 
paraît  destinée  à  faire  le  tour  de  la  littérature.  Rien  n'y  aura  échappé, 
et,  au  premier  jour  peut-être,  on  ne  voudra  plus  de  livres  d'histoire 
et  de  philosophie  qu'ainsi  déchiquetés  par  lambeaux ,  qu'ainsi  jetés 
par  parcelles,  comme  une  pâture  plus  facile,  aux  intelligences  pares- 
seuses. A  notre  sens,  rien  n'éveille  davantage  chez  le  public  le  goût 


144  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

des  fadaises,  rien  n'entretient  mieux  sa  naturelle  indolence,  que  ce 
fâcheux  procédé  de  publication  successive  et  fragmentaire.  Voilà 
maintenant  que,  du  camp  des  romanciers,  l'épidémie  gagne  le  camp 
des  critiques,  au  grand  profit  de  ces  mêmes  faiseurs  de  nouvelles, 
qui  sont  fort  aises  de  trouver  ainsi  des  complices  dans  les  juges  qui 
les  fustigeaient  naguère.  Il  est,  en  effet,  évident  que  toutes  ces  re- 
vues périodiques  du  monde  fashionable,  auxquelles  les  journaux  ac- 
cordent aujourd'hui  une  place  régulière,  sont  précisément  à  l'an- 
cienne critique  littéraire,  à  la  critique  sérieuse,  instruite,  raisonnée, 
ce  que  sont  les  romans  improvisés,  les  contes  maladifs,  les  communes 
et  mélodramatiques  histoires  du  feuilleton,  aux  compositions  de  l'art 
véritable,  aux  œuvres  patientes  de  l'imagination  créatrice.  Main- 
tenant, est-ce  aller  trop  loin  que  de  faire  la  mode  des  courriers 
de  Paris  responsable,  pour  une  bonne  part,  de  la  décadence  chaque 
jour  plus  évidente  de  l'esprit  critique?  Quoi  de  plus  propre  effecti- 
vement à  pervertir  le  goût,  à  répandre  l'amour  des  futilités,  que  ce 
dilettantisme  insouciant,  que  ce  caquetage  sans  consistance,  que 
tout  ce  prétentieux  jargon ,  et  surtout  que  l'attention  ramenée  sans 
cesse  sur  les  petites  choses,  au  continuel  détriment  des  grandes?  A 
J'heure  qu'il  est,  le  roman  industriel  tient,  dans  la  plupart  des  jour- 
naux quotidiens,  toute  la  place  qui  peut  y  être  donnée  aux  lettres  : 
xuelque  humble  coin  demeurait  pourtant  çà  et  là,  où  un  reste  de 
cntique  Uttéraire  se  réfugiait,  où  se  glissait  encore  furtivement  l'exa- 
men des  productions  contemporaines.  C'est  ce  dernier  asile  que  le 
feuilleton  bavard  et  soi-disant  mondain  a  envahi;  c'est  là  qu'il  s'est 
installé,  en  prenant  sans  façon  toute  la  place.  La  critique  peut  bien 
lui  en  garder  quelque  rancune. 

Assurément  il  serait  injuste  de  confondre  M"®  de  Girardin  avec  les 
ternes  imitateurs  qui  ont  essayé  de  la  suivre  :  après  tout,  ce  lui  est 
déjà  une  tâche  assez  pesante  que  d'avoir  à  répondre  de  ses  propres 
œuvres.  On  n'en  saurait  disconvenir,  rien  ne  ressemble  moins  aux 
agréables  légèretés,  à  la  bonne  humeur,  au  minois  dédaigneux,  au 
petit  style  chiffonné  du  gentil  et  bruyant  vicomte^  que  les  grosses 
plaisanteries  et  les  airs  empesés  de  ses  confrères  :  d'un  coup  de  bride, 
et  sans  y  penser,  le  svelte  courrier  dépasse  les  lourds  postillons  (plus 
lourds  encore  par  le  contraste)  qui  se  sont  mis  à  caracoler  à  ses  côtés. 
L'auteur  des  Lettres  Parisiennes  y  au  moins,  avait  le  style,  le  tour, 
l'esprit,  tout  ce  qui  manque  aux  autres  ;  il  n'a  partagé  avec  eux  que 
la  prétention  et  ces  Ions  atfectés  qui  ne  sont  autre  chose  que  le  pé- 
danlisme  de  la  grâce. 


LETTRES  PARISIENNES.  145 

Rien  n'enivre  dans  ce  temps-ci  comme  le  succès,  non  pas  seule- 
ment le  succès  personnel ,  mais  celui  d'autrui  :  l'ambition  semble 
aussi  contagieuse  que  la  vanité.  Une  grande  tragédienne,  par  exem- 
ple, ramène-t-elle  la  foule  aux  vieux  chefs-d'œuvre  des  maîtres,  se 
fait-il  en  môme  temps  quelque  bruit  autour  d'une  tentative  drama- 
tique accueillia  surtout  comme  un  contraste ,  voilà  aussitôt  les  ri- 
meurs  à  l'œuvre;  de  tous  côtés,  on  improvise  des  tragédies,  et  les 
manuscrits  abondent,  où  Racine  doit  être  éclipsé.  Tel  romancier 
en  renom  arrive-t-il  à  s'emparer  un  instant  de  la  vogue,  en  ne  recu- 
lant pas  devant  le  rôle  étrange  de  proxénète  littéraire,  aussitôt  un 
jaloux  esprit  d'émulation  fermente,  et  l'on  se  met  à  rêver  à  côté  de 
lui  quelque  œuvre  plus  monstrueuse  encore,  quelque  bizarre  et  co- 
lossale entreprise ,  derrière  lesquelles  s'entrevoit  la  chimère  de  la 
fortune.  Ainsi  en  toutes  choses.  Le  courrier  de  Paris  réussit,  comme 
réussirent,  au  xviir  siècle,  ces  lettres  à  la  main  qu'on  se  passait 
sous  le  manteau.  La  curiosité  publique  était  habilement  chatouillée, 
aiguillonnée  :  à  la  fantaisie  on  mêlait  les  anecdotes  et  les  noms  pro- 
pres, à  l'esprit  un  peu  de  scandale.  Ce  ton  d'indifférence  moqueuse, 
relevé  à  propos  par  toute  sorte  de  petits  dépits  féminins,  était  fait 
aussi  pour  plaire.  Il  y  eut  succès;  le  genre  fut  accepté  par  les  jour- 
naux, qui  le  firent  accepter  au  public,  d'abord  comme  une  nou- 
veauté, plus  tard  comme  une  habitude.  C'est  l'histoire  de  toutes  les 
institutions  humaines,  grandes  ou  petites.  Alors  on  se  mit  à  impri- 
mer, chaque  semaine,  tout  ce  qu'on  savait  de  cancans  sur  le  monde 
et  même  tout  ce  qu'on  ne  savait  pas. 

Et  comment  voulez-vous  en  effet  que  le  feuilleton,  dont  la  spé- 
cialité est  le  bavardage,  soit  jamais  bien  renseigné?  On  l'évite  comme 
un  indiscret,  et  il  est  réduit  le  plus  souvent  à  vivre  de  faux  bruits, 
à  rhabiller  à  sa  façon  les  vieilles  nouvelles  qui  traînent  dans  le  haut 
du  journal.  Aujourd'hui,  c'est  de  l'un  qu'il  tire  tribut;  demain,  ce 
sera  de  l'autre;  quelquefois  même  les  malins  du  monde  se  débar- 
rassent de  lui  par  quelque  baliverne  qui,  le  lendemain,  devient  une 
mystification  pour  le  lecteur.  Aussi,  dénué,  la  plupart  du  temps,  de 
sujets  et  réduit  à  sa  propre  Imaginative,  le  voit-on  courir  à  tout  ha- 
sard, accostant  chacun,  flânant  partout,  mettant  aussitôt  à  profit  ce 
qu'il  rencontre  sous  sa  main.  De  là  des  morceaux  composites,  une 
médiocre  macédoine  de  trivialités  anecdotiques  et  d'insinuations 
médisantes.  Quand  les  bons  mots  d'autrui  manquent  au  feuilleton, 
quand  les  histoires  scandaleuses  lui  font  défaut,  quand  son  mari- 
vaudage n'est  pas  en  veine,  il  se  contente  de  battre  sa  phrase,  de 


TOME  IV. 


10 


146  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

pousser  sa  période,  pour  arriver  au  but.  M™^  de  Girardin ,  à  qui  ces 
remarques  sont  loin  de  s'adresser  toutes,  dit  quelque  part,  à  propos 
de  ces  femmes  du  monde  qui  font  tout  pour  ne  pas  laisser  tomber 
la  conversation  dans  leur  salon  :  «  N'avoir  rien  à  dire  chez  nous  n'est 
point  une  raison  pour  ne  pas  parler.  »  L'auteur  des  Lettres  Pari- 
siennes y  il  faut  l'avouer,  use  quelquefois  de  la  recette;  son  embarras 
alors  se  trahit.  On  a  un  courrier  à  écrire;  la  matière  manque,  il  faut 
bien  s'en  tirer  par  d'ingénieux  expédiens.  On  laisse  donc  trotter  sa 
plume  avec  toute  sorte  de  fantaisies  et  d'adorables  caprices.  Quel- 
quefois cependant  cette  plume  s'éraille;  mal  disposée,  elle  s'oublie, 
elle  se  perd  dans  les  développemens.  C'est  alors  que  viennent  en 
chœur  les  petites  apostrophes,  les  petites  exclamations,  les  petites 
énumérations,  les  petites  invocations,  toute  une  rhétorique  gentille, 
minaudière,  quintessenciée,  mais  fatigante,  et  qui  n'est,  malgré  le 
précieux  de  ses  déguisemens,  que  de  la  rhétorique  toute  pure.  Trop 
souvent  donc  la  phrase  s'étire  et  languit,  l'idée  vient  et  revient  avec 
insistance,  afin  d'atteindre  l'étendue  prescrite.  Cela  taquine,  et,  par 
contraste,  le  mot  de  M™®  de  Sévigné  ne  manque  pas  de  revenir  à  la 
mémoire  du  lecteur  :  «  Mes  pensées,  mon  encre,  ma  plume,  tout 
vole.  y>  Cette  faculté-là  fait  peut-être  envie  au  feuilleton,  mais  elle 
lui  manque. — Malgré  nos  réserves,  nous  conviendrons  sans  peine 
que  le  courrier  de  Paris  représente  le  feuilleton  fashionable  dans  sa 
fleur.  Si  virile,  en  effet,  que  veuille  se  faire  la  main  d'une  femme, 
elle  est  toujours  sûre  de  retrouver,  à  certains  momens ,  la  grâce  et 
la  déhcatesse. 

Aujourd'hui,  ces  feuilles  éparses  reparaissent,  signées  tout  au 
long,  sous  forme  de  livre  et  avec  le  titre  nouveau  de  Lettres  Pari- 
siennes. Le  galant  pseudonyme  de  vicomte  de  Zaw/ia?/ n'avait  pas  été 
long-temps  un  mystère,  et  d'ailleurs,  rien  qu'à  ces  colifichets  de 
mode  dont  il  parlait  avec  une  passion  si  sincère,  rien  qu'à  le  voir 
gravement  broder  sa  tapisserie ,  rien  qu'à  l'entendre  glisser  un  mot 
en  passant  sur  sa  longue  chevelure  dorée,  on  devinait  quelque  mas- 
carade, on  entrevoyait,  sous  le  rouge  et  les  mouches,  des  traits 
fortpeumascuhns.  Ce  demi-jour  pourtant,  cette  publicité  inavouée, 
semblaient,  de  la  part  d'une  femme  et  dans  une  carrière  si  tumul- 
tueuse, un  reste  heureux  de  réserve,  un  dernier  hommage  au  bon 
goût;  mais  l'amour  de  l'arène,  la  passion  du  cirque,  l'ont  à  la  fin 
emporté.  L'auteur  des  Lettres  Parisiennes  n'y  tenait  plus;  il  lui  fal- 
lait absolument  se  déclarer  et  prendre  à  son  propre  compte  les  tro- 
phées militaires  du  vicomte  Charles  de  Launay.  Arrière  donc  nos 


LETTRES  PARISIENNES.  147 

fausses  allures  de  gentilhomme  !  Entrant  bravement  dans  la  critique, 
comme  Louis  XIV  au  parlement,  nous  tapons  vivement  du  pied, 
non  plus  avec  nos  bottes  à  l'écuyère ,  mais  avec  les  mules  les  plus 
mignonnes  du  monde.  On  l'imagine  d'ailleurs ,  nous  continuons  à 
parler  de  nous-même  au  masculin,  et  c'est  pour  cela  qu'il  faut  gar- 
der à  la  main  cette  grosse  cravache,  aussi  peu  lourde  à  porter,  vrai- 
ment, que  le  plus  petit  éventail  d'ivoire. 

Ces  feuilles  légères  auront-elles  encore ,  ainsi  réunies  et  rappro- 
chées, le  succès  piquant  qu'elles  obtinrent  une  à  une^,  à  mesure 
que  l'auteur  les  disséminait,  sans  avoir  l'air  d'y  penser,  à  mesure 
que  ses  doigts  distraits  les  roulaient  avec  coquetterie?  Nous  n'osons 
l'espérer  pour  M"'^  de  Girardin.  Bouquet  fané,  parfum  éventé,  dé- 
bris du  bal  de  la  veille,  le  nuage  brillant  qui  passe,  l'éclair  qui  sil- 
lonne un  instant  l'horizon ,  la  vague  qui  s'élève  et  se  brise,  le  geste 
animé  de  l'orateur  que  le  sténographe  oublie,  l'oiseau  qui  vole,  le 
sourire  mourant  sur  une  jolie  bouche,  voilà  quelque  peu  l'histoire 
des  Lettres  Parisiennes,  l'histoire  de  tout  ce  qui  n'a  pas  de  lende- 
main. On  peut,  sans  pédantisme,  dire  son  mot  latin  au  vicomte  : 
c'est  une  licence  qu'il  se  donne  lui-môme.  Or,  Juvénal  parle  quelque 
part  d'une  femme  à  qui  il  fallait  des  petits  faits,  des  bruits,  des  nou- 
velles à  toute  force;  quand  il  n'y  en  avait  pas,  elle  en  inventait  : 

Famam  rumoresque  illa  récentes 

Excipit  ad  portas;  quosdam  facit... 

Assurément  il  n'y  avait  pas  de  courrier  de  Borne,  quoiqu'il  y  eût,  dit-- 
on,  des  journaux  romains;  mais  le  portrait  de  cette  créature  inquisi- 
tive,  curieuse,  âpre  aux  nouvelles,  comme  dit  M"'^  du  Deffand,  n'est- 
ce  pas  un  peu  celui  de  la  femme  qui  se  risque  à  rédiger  la  chronique 
mondaine  et  les  commérages  d'une  grande  ville?  L'esprit  a  été  pro- 
digué dans  les  Lettres  Parisiennes,  l'esprit  y  est  perdu,  parce  qu'il 
n'est  presque  jamais  naturel.  M'"^  de  Girardin  a  quelque  part  un  joli 
mot  sur  les  enfans  qui  s'aperçoivent  qu'on  les  regarde  jouer,  et  qui 
exagèrent  aussitôt  leurs  gentillesses.  Cette  réflexion  est  la  meilleure 
critique  qu'on  puisse  faire  de  son  livre.  Si  je  ne  m'abuse,  c'est  l'au- 
teur lui-même  qui  dit  encore  à  un  autre  endroit  :  «  Nous  n'admet- 
tons aucune  prétention.  »  A  ce  compte,  il  faudrait  repousser  l'ou- 
vrage presque  tout  entier,  car  les  rides  viennent  vite  à  des  grâces  si 
passagères,  et  bientôt  il  ne  reste  précisément  que  des  mines  et  des 
prétentions. 
Joseph  de  Maistre  dit  que  le  propre  de  la  conversation  est  de  parler, 

10. 


148  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

dans  le  môme  quart  d'heure,  de  l'existence  de  Dieu  et  de  l'Opéra- 
Comique.  Les  Lettres  Parisiennes  n'ont  pas  cette  variété  discur- 
sive :  c'est  bien  une  suite  de  conversations  faciles,  mais  où  les 
bluettes,  les  babillages,  les  inutilités,  tiennent  presque  exclusivement 
la  place.  Vous  l'avouez  spirituellement,  vous  êtes  le  juif  errant  de 
la  frivolité.  Résumer  les  Lettres  Parisiennes^  dire  ce  qu'elles  contien- 
nent, les  suivre  dans  leurs  infinis  détours,  serait  une  gageure  impos- 
sible. On  fixerait  plutôt  le  pli  fugitif  qui  ride  la  surface  de  l'étang,  on 
arrêterait  plutôt  au  passage  le  rayon  qui  fait  jouer  dans  l'air  mille 
atomes  diaprés.  Ces  riens  se  dérobent  à  la  critique,  ces  brillantes 
paillettes  sont  si  menues,  qu'elles  s'échappent  sous  le  poinçon.  Com- 
ment voulez-vous  disséquer  ces  périodes  sautillantes  sur  les  capotes 
de  satin  blanc  et  sur  la  révolution  de  Portugal?  Vous  parlez  si  genti- 
ment de  cette  robe  de  mousseline,  que  le  désir,  sans  qu'on  y  pense, 
vient  de  vous  en  voir  parée  :  elle  vous  siéerait,  ce  semble,  à  ravir,  et 
peut-être  qu'elle  serait  là  mieux  encore  et  plus  coquettement  tirée 
qu'elle  ne  le  paraît  dans  vos  jolies  phrases.  Voilà  l'inconvénient  d'être 
femme  et  d'écrire;  quand  vous  récitez  vos  vers,  vous  avez  envie  qu'on 
dise  :  «Cela  est  beau,  »  tandis  qu'on  est  toujours  tenté  de  vous  dire  : 
«  C'est  vous ,  qui  êtes  belle  !  »  Ce  qui  n'empêche  pas  au  surplus  les 
tirades  contre  la  pluie,  les  bouderies  à  l'automne,  les  petites  moues 
au  printemps,  de  tenir  fort  élégamment  leur  place  dans  les  Lettres 
Parisiennes.  Tout  cela  vraiment  est  raconté  avec  verve,  et  souvent 
Camille  sait  n'effleurer  que  du  bout  des  pieds  cette  blonde  moisson 
d'épis  dont  les  glaneurs  demain  retrouveront  à  peine  les  restes.  Le 
malheur  est  que  la  mode  courante  soit  d'une  si  absolue  indifférence 
pour  les  modes  des  années  enfuies.  Sans  doute  cela  est  dit  à  mer- 
veille, et  on  ne  saurait  mieux  parler  des  charmans  bonnets  de  l'an 
passé;  mais  (ne  Ta  vouez-vous  pas  vous-même?)  a  à  distance  tous  les 
bonnets  se  ressemblent.  »  C'est  précisément  la  réflexion  que  se  fera 
le  public  :  le  public  lira  vos  railleurs  feuilletons,  si  vous  en  laissez 
encore  tomber  de  votre  plume  dédaigneuse;  mais  peut-être  vous 
priera-t-il  de  lui  épargner  ceux  de  la  veille. 

M'"''  de  Girardin  donne  tant  de  conseils  aux  autres,  et  les  applique 
si  vertement,  qu'elle  nous  en  permettra  deux  ou  trois  en  finissant. 
Nous  ne  cacherons  rien  de  notre  pensée.  Il  y  a  trois  choses,  selon 
nous,  qui  vont  encore  moins  bien  à  une  femme  que  le  métier  de 
critique  et  de  journaliste,  c'est  la  prétention,  la  politique  et  l'esprit 
de  rancune.  Or,  je  ne  suis  pas  sûr  que  les  Lettres  I^arisiennes  soient 
complètement  à  l'abri  de  ces  difi'érens  griefs. 


LETTRES  PARISIENNES.  149 

Oui ,  il  y  a  de  la  prétention ,  et  s'il  s'agissait  encore  du  vicomte  de 
Launay,  je  me  risquerais  à  dire  que  cette  prétention  et  cette  morgue 
touchent  quelquefois  (le  mot  est  bien  dur)  à  la  fatuité.  Eh!  mon 
Dieu!  vous  en  aviez  quelque  peu  conscience,  quand  vous  écriviez  : 
«  La  France  est  la  patrie  de  la  fatuité.  »  Il  ne  s'agit,  j'aime  à  le  croire, 
que  de  la  France  des  Lettres  Parisiennes,  Lorsqu'à  propos  du  duc  de 
Bordeaux,  on  répète  avec  affectation  :  «  Nous  étions  ensemble  à 
Rome...  je  lui  ai  souvent  entendu  dire...;  »  lorsqu'on  parle  de  quinze 
ou  vingt  demandes  d'audience  qui  vous  arrivent  chaque  jour,  et 
qu'on  ne  trouve  le  loisir  de  refuser  que  par  l'intermédiaire  du 
journal  ;  lorsqu'en  s'occupant  de  la  presse ,  on  s'écrie  :  «  Notre  mis- 
sion est  de  la  détrôner...;  »  lorsqu'on  n'hésite  pas  à  écrire  sérieuse- 
ment :  « ....  le  triomphe  de  nos  idées...;  »  lorsqu'en  décrivant  un 
bureau  de  poste,  on  a  bien  soin  d'ajouter  qu'on  y  jetait  une  réponse 
à  Lamartine;  lorsqu'enfm  on  a  de  petits  airs  méprisans  qui  se  glis- 
sent dans  les  moindres  phrases,  je  dis  que  vous  pouvez  donner  à 
tout  cela  le  nom  que  vous  voudrez,  mais  que  ce  n'est  pas  précisé- 
ment de  la  simplicité. 

Oui,  vous  avez  beau  dire,  du  haut  du  journal,  la  politique  s'in- 
IHtre  dans  vos  badins  feuilletons,  et  à  l'accent  fort  peu  mondain  que 
vous  prenez,  on  reconnaît  trop  l'influence  perfide  du  voisinage.  Il  y 
a  là,  entre  autres,  sur  les  deux  noms  les  plus  célèbres  de  la  chambre, 
des  pages  plus  qu'acrimonieuses ,  et  qui  eussent  trouvé  leur  vraie 
place  dans  les  premier-Paris  de  la  coalition.  Effacer  ces  blessans  sou- 
venirs nous  eût  paru  de  meilleur  goût.  L'auteur  trouve  la  politique 
des  journaux  «fort  ennuyeuse  à  lire.  »  Nous  craignons  qu'on  ne  soit 
précisément  du  même  avis  en  lisant  la  sienne.  Peut-être  ira-t-on  jus- 
qu'à se  rappeler  cette  phrase  légèrement  impertinente  du  courrier  de 
Paris  :  «  En  général  nous  n'aimons  pas  la  politique  des  chiffons.  » 
Nous  sommes  trop  courtois  pour  aller  jusque-là. 

Oui  enfin ,  quoique  plus  d'une  page  ait  été  à  bon  droit  rayée,  il 
reste  encore  dans  les  Lettres  Parisiennes  trop  de  traces  de  ces  petites 
vengeances,  finement  et  résolument  accomplies,  qui  montrent  que  le 
vers  des  Orientales  n'est  pas  oublié  : 

U  faut  des  perles  au  poignard. 

C'est,  il  est  vrai,  plutôt  une  épingle  qu'un  poignard,  mais  une  épingle 
bien  ferme,  bien  affilée.  M.  le  duc  d'Orléans  tue  de  fort  loin  un  cerf 
dans  une  chasse  de  Chantilly,  et  l'on  remarque  à  ce  propos  qu'il  n'a 
la  vue  basse  que  dans  un  salon  :  petite  rancune  sans  doute  pour  un 
salut  oublié.  Je  pourrais  citer  d'autres  exemples;  mais  il  faudrait 


150  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

faire  ce  que  l'auteur  des  Lettres  Parisiennes  fait  beaucoup  trop, 
aborder  les  noms  propres. 

Il  est  temps  d'ailleurs  de  mettre  un  terme  à  un  genre  de  remarques 
que  je  regrette,  et  que  j'aurais  voulu  voir  plus  littéraires.  Là  où 
M""'  de  Girardin  excelle,  et  où  on  ne  saurait  trop  la  louer,  c'est  dans 
les  esquisses  légères ,  dans  les  récits  d'anecdotes  allégoriques ,  dans 
les  tableaux  railleurs.  Il  y  a  deux  ou  trois  morceaux,  comme  le  conte 
du  courrier  bigame,  comme  l'élégie  sur  la  disparition  ^m  passant  y  qui 
sont,  dans  ce  genre ,  de  petits  chefs-  d'oeuvre  tels  que  les  eût  écrits 
un  Addison  mêlé  de  Swift.  Tout  cela ,  de  plus,  est  d'un  style  indus- 
trieux, net,  aiguisé.  Malheureusement  ce  ton-là  n'est  pas  continu. 

Quel  effet  feront  à  distance  les  Lettres  Parisiennes?  Pourra-t-on 
jamais  croire  qu'une  femme  spirituelle  et  douée  se  soit  ainsi  jetée, 
de  gaieté  de  cœur,  dans  les  hasards  les  plus  scabreux  de  la  polé- 
mique courante?  Qui  sait?  Peut-être  un  jour  quelque  bibliographe, 
curieux  et  paradoxal,  s'imaginera  que  c'est  là  une  perfidie  envers 
l'aimable  écrivain,  et  que  cette  correspondance,  toute  signée  qu'elle 
soit ,  a  bien  pu  être  imprimée  à  son  insu ,  comme  il  est  arrivé  à 
Bussy  pour  sa  Gaule  Amcmreuse,  Certes ,  on  a  soutenu  des  thèses 
plus  invraisemblables,  et  si  j'étais  un  érudit  de  l'avenir,  un  érudit  des 
temps  calmes  et  reposés ,  je  me  ferais  fort  de  m'en  tirer  avec  hon- 
neur. Les  bonnes  raisons,  les  raisons  de  convenance  et  de  probabi- 
lité, ne  me  manqueraient  pas.  Au  besoin,  j'aurais  recours  au  livre 
lui-même,  et  j'en  extrairais  victorieusement  la  phrase  que  voici  : 
<(  Ohl  les  femmes,  les  femmes  !  elles  ne  comprennent  point  leur  voca- 
tion, elles  ne  savent  point  que  leur  premier  intérêt,  leur  premier 
devoir  est  d'être  séduisantes.»  En  matière  d'érudition,  un  texte 
mène  loin  :  M.  Letronne  reconstruit  des  dynasties  tout  entières  avec 
quelques  lignes  tronquées  d'une  inscription  égyptienne.  Ma  citation 
en  main,  il  ne  me  serait  donc  pas  difficile  d'induire  que,  comme 
rien  n'est  moins  séduisant  qu'une  femme  satirique ,  la  femme  qui  a 
écrit  les  Lettres  Parisiennes  était  trop  séduisante  et  comprenait  trop 
bien  son  rôle  pour  les  avoir  publiées. 

Voilà  peut-être  le  parti  que  nous  prendrions  dans  l'avenir.  Dans  le 
présent,  il  nous  suffira  de  répéter  le  mot  si  vrai  de  M""^  de  Girardin  : 
((  Quoi  de  plus  charmant  qu'une  fleur  qui  se  cache  dans  un  champ 
de  blé  !  »  Oui ,  fût-ce  un  simple  bluet ,  je  préfère  son  modeste  arôme 
à  tous  les  parfums  que  jette  au  passant,  que  disperse  au  vent  de  la 
route  la  rose  épineuse  des  haies. 

F,  DE  Lagenevais. 


LE  MIE  PRIGIONI 


On  dit  :  —  «  triste  comme  la  porte 

c(  D'une  prison,  »  — 
Et  je  crois,  le  diable  m'emporte , 

Qu'on  a  raison. 

D'abord,  pour  ce  qui  me  regarde, 

Mon  sentiment 
Est  qu'il  vaut  mieux  monter  sa  garde, 

Décidément. 

Je  suis,  depuis  une  semaine. 

Dans  un  cachot , 
Et  je  m'aperçois  avec  peine 

Qu'il  fait  très  chaud. 

Je  vais  bouder  à  la  fenêtre, 

Tout  en  fumant  ; 
Le  soleil  commence  à  paraître 

Tout  doucement. 

C'est  une  belle  perspective. 

De  grand  matin , 
Que  des  gens  qui  font  la  lessive. 

Dans  le  lointain. 


152  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Pour  se  distraire,  si  Ton  bâille, 

On  aperçoit 
D'abord  une  longue  muraille, 

Puis  un  long  toit. 

Ceux  à  qui  ce  séjour  tranquille 

Est  inconnu 
Ignorent  l'effet  d'une  tuile 
Sur  un  mur  nu. 

Je  n'aurais  jamais  cru  moi-même, 

Sans  l'avoir  TU, 
Ce  que  ce  spectacle  suprême 

A  d'imprévu. 

Pourtant  les  rayons  de  l'automne 

Jettent  encor 
Sur  ce  toit  plat  et  monotone 

Un  réseau  d'or. 

Et  ces  cachots  n'ont  rien  de  triste, 

Il  s'en  faut  bien; 
Peintre  ou  poète,  chaque  artiste, 

Y  met  du  sien. 

De  dessins,  de  caricatures, 

Ils  sont  couverts. 
Çà  et  là  quelques  écritures 

Semblent  des  vers. 

Chacun  tire  une  rêverie 

De  son  bonnet; 
Celui-ci,  la  vierge  Marie, 

L'autre  un  sonnet. 

Là,  c'est  Madeleine  en  peinture. 
Pieds  nus,  qui  lit; 

Vénus  rit  sous  la  couverture, 
Au  pied  du  lit. 


LE  MIE   PRIGIONI.  153 

Plus  loin,  c'est  la  Foi,  l'Espérance, 

La  Charité , 
Grands  croquis  faits  à  toute  outrance, 

Non  sans  beauté. 

Une  Andalouse  assez  gaillarde, 

Au  cou  mignon. 
Est  dans  un  coin  qui  vous  regarde 

D'un  air  grognon. 

Celui  qui  fit,  je  le  présume , 

Ce  médaillon 
Avait  un  gentil  brin  de  plume 

A  son  crayon. 

Le  Christ  contemple  Louis-Philippe 

D'un  air  surpris; 
Un  bonhomme  fume  sa  pipe 

Sur  le  lambris. 

Ensuite  vient  un  paysage 

Très  compliqué, 
Oii  l'on  voit  qu'un  monsieur  très  sage 

S'est  appliqué. 

Dirai-je  quelles  odalisques 

Les  peintres  font , 
A  leurs  très  grands  périls  et  risques , 

Jusqu'au  plafond? 

Toutes  ces  lettres  effacées 

Parlent  pourtant; 
Elles  ont  vécu,  ces  pensées. 

Fût-ce  un  instant. 

Que  de  gens ,  captifs  pour  une  heure , 

Tristes  ou  non, 
Ont,  à  cette  pauvre  demeure. 

Laissé  leur  nom  ! 


Î5i.  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Sur  ce  vieux  lit  où  je  rimaille 

Ces  vers  perdus, 
Sur  ce  traversin  où  je  bâille 

A  bras  tendus , 

Combien  d'autres  ont  mis  leur  tête. 

Combien  ont  mis 
Un  pauvre  corps,  un  cœur  honnête 

Et  sans  amis  I 

Qu'est-ce  donc?  En  rêvant  à  vide 
Contre  un  barreau , 

Je  sens  quelque  chose  d'humide 
Sur  le  carreau. 

Que  veut  donc  dire  cette  larme 

Qui  tombe  ainsi , 
Et  coule  de  mes  yeux  sans  charme 

Et  sans  souci? 

Est-ce  que  j'aime  ma  maîtresse? 

Non,  par  ma  foi! 
Son  veuvage  ne  l'intéresse 

Pas  plus  que  moi. 

Est-ce  que  je  vais  faire  un  drame? 

Par  tous  les  dieux , 
Chanson  pour  chanson,  une  femme 

Vaut  encor  mieux. 

Sentirais-je  quelque  ingénue 

Velléité 
D'aimer  cette  belle  inconnue, 

La  Liberté? 

On  dit,  lorsque  ce  grand  fantôme 

Est  verrouillé, 
Qu'il  a  l'air  triste  comme  un  tome 

Dépareillé. 


LE  MIE  PRIGIONI.  155 

Est-ce  que  j'aurais  quelque  dette? 

Mais,  Dieu  merci, 
Je  suis  en  lieu  sûr;  on  n'arrête 

Personne  ici. 

Cependant  cette  larme  coule, 

Et  je  la  vois 
Qui  brille  en  tremblant,  et  qui  roule 

Entre  mes  doigts. 

Elle  a  raison ,  elle  veut  dire  : 

Pauvre  petit, 
A  ton  insu  ton  cœur  respire 

Et  t'avertit 

Que  le  peu  de  sang  qui  l'anime 

Est  ton  seul  bien. 
Que  tout  le  reste  est  pour  la  rime, 

Et  ne  dit  rien. 

Mais  nul  être  n'est  solitaire, 

Même  en  pensant, 
Et  Dieu  n'a  pas  fait  pour  te  plaire 

Ce  peu  de  sang. 

Lorsque  tu  railles  ta  misère 

D'un  air  moqueur. 
Tes  amis,  ta  sœur  et  ta  mère 

Sont  dans  ton  cœur. 

Cette  pâle  et  faible  étincelle 

Qui  vit  en  toi. 
Elle  marche,  elle  est  immortelle, 

Et  suit  sa  loi. 

Pour  la  transmettre,  il  faut  soi-même 

La  recevoir. 
Et  l'on  songe  à  tout  ce  qu'on  aime 

Sans  le  savoir. 

Alfred  de  Musset. 

20  septembre. 


CHRONIQUE  DE  LA  QUINZAINE, 


30  septembre  1843. 

Athènes  a  été  le  théâtre  d'une  révolution  qui  paraît  s'être  accomplie  dans 
quelques  heures,  et  qui  n'a  laissé  aucune  trace  sanglante  de  son  rapide  pas- 
sage. C'est  une  pétition  que  les  Grecs  ont  présentée  auroiOthon  d'une  façon 
quelque  peu  péremptoire;  le  roi  a  formellement  promis  une  constitution  ;  un 
nouveau  ministère  a  été  nommé;  les  Grecs  ont  battu  des  mains,  et  chacun 
est  rentré  dans  ses  foyers. 

Il  paraît  que  la  manifestation  ou  coup  de  main  qui  se  préparait  n'était  un 
secret  pour  personne,  que  la  conspiration  se  formait  sur  la  place  publique, 
que  toutes  les  opinions,  que  tous  les  partis  y  jouaient  un  rôle,  que  le  roi  seul 
ne  connaissait  pas,  ne  répétait  pas  le  drame  dont  il  devait  cependant  être  un 
des  acteurs  principaux.  C'est  ainsi  en  effet  que  les  choses  se  passent  lorsque 
le  pouvoir  s'emprisonne,  pour  ainsi  dire,  dans  une  idée  qui  lui  est  entière- 
ment personnelle;  il  n'a  plus  ni  yeux  ni  oreilles  pour  tout  ce  qui  est  en  de- 
hors de  lui-même;  il  ne  voit  plus  le  pays.  Si  ce  pouvoir  est  en  même  temps 
faible  et  désarmé,  il  n'ouvre  les  yeux  que  pour  signer  les  lois  qu'une  révolu- 
tion lui  impose. 

Nous  ne  savons  pas  si  les  Grecs  sont  suffisamment  préparés  au  régime 
constitutionnel ,  à  la  monarchie  représentative,  à  ce  gouvernement  qui  est 
essentiellement  un  gouvernement  d'agitations,  de  débats,  de  balancement  et 
de  transactions.  Le  peuple  grec  trouvera-t-il  en  lui-même  assez  d'élémens 
d'ordre  et  de  stabilité  pour  renfermer  dans  de  justes  limites  les  mouvemens 
d'une  politique  nécessairement  vive  et  irritante?  Il  est  permis  d'en  douter.  On 
peut  craindre  ces  habitudes  encore  récentes  de  dissimulation  et  de  révolte, 
d'audace  et  de  servilité,  qu'avaient  dû  faire  naître  le  long  despotisme  des 
Turcs  et  les  intrigues  du  Phanar.  Ajoutons  la  puissance  de  l'esprit  municipal,  ,^ 


REVUE  —  CHRONIQUE.  157 

les  autipathies  de  peuplade  à  peuplade  :  c'est  peut-être  là  le  côté  par  lequel  les 
Grecs  modernes  ressemblent  trop  aux  Grecs  anciens;  ajoutons  aussi  la  pré- 
tention qu'auront  sans  doute  les  jeunes  Grecs,  les  élèves  de  nos  universités, 
d'appliquer  du  premier  coup  à  leur  pays  les  institutions  des  états  les  plus 
avancés  de  l'Europe,  et  reconnaissons  que  les  élémens  de  trouble  et  de  dés- 
ordre ne  manqueront  pas  dans  ce  petit  royaume,  que  le  christianisme  a  fondé, 
et  qu'il  doit  maintenir  à  tout  prix.  La  Grèce  a  besoin  d'un  pouvoir  central , 
d'un  pouvoir  organisateur,  éclairé  et  fort.  Si  ce  pouvoir  lui  manque,  elle  peut 
lire  son  avenir  dans  les  annales  contemporaines  de  l'Espagne  et  de  l'Amé- 
rique du  Sud ,  avec  cette  différence  toutefois  que  la  Grèce  n'aurait ,  pour  se 
faire  respecter,  malgré  ses  désordres,  ni  la  vaste  barrière  de  l'Océan ,  ni  la 
vieille  grandeur  de  l'Espagne.  Née  d'une  conférence,  la  Grèce  turbulente, 
divisée,  désordonnée,  inquiétante  pour  l'Europe,  pourrait  disparaître  au 
souffle  d'une  conférence.  Elle  qui  était  l'espérance  de  la  chrétienté  en  Orient 
pourrait  se  trouver  abaissée  jusqu'aux  misères  d'un  hospodarat.  Que  les 
Grecs  n'oublient  pas  que  leur  indépendance  n'est  pas  du  goût  de  tout  le 
monde,  et  que  peut-être  il  est  plus  d'un  homme  en  Grèce  même  qui,  sous  le 
masque  du  patriotisme,  n'aspire  qu'à  un  grand  asservissement .  Les  Grecs 
ont  mérité  l'estime,  l'admiration  de  l'Europe  dans  une  lutte  mémorable  sur 
le  champ  de  bataille;  il  leur  reste  de  les  mériter  également  dans  les  conseils 
de  la  nation.  Ils  ont  à  prouver  que  les  rares  aptitudes  dont  la  Providence  les 
a  doués,  ils  peuvent  les  faire  servir  au  salut  de  leur  pays  en  y  organisant  un 
gouvernement  libre  et  fort,  énergique  et  prudent,  un  pouvoir  qui  se  partage 
sans  s'affaiblir,  et  dont  la  responsabilité  ne  devienne  pas  une  cause  de  pusil- 
lanimité et  d'inaction. 

Si  nos  espérances  et  nos  craintes  se  balancent  dans  une  certaine  mesure  à 
l'endroit  de  la  Grèce,  la  justice  ne  nous  commande  pas  moins  de  reconnaître 
que  la  dernière  révolution  n'a  été  que  la  conséquence  des  fautes  du  gouver- 
nement du  roi  Othon.  Singulier  système!  Une  constitution  avait  été  promise 
aux  Grecs,  et  un  gouvernement  nouveau,  un  gouvernement  d'hier,  un  gouver- 
nement sans  force,  sans  antécédens,  sans  gloire,  imaginait  de  pouvoir  impu- 
nément, indifféremment  éluder  ces  promesses!  —  La  Prusse  n'a  pas  donné 
la  constitution  promise  aux  hommes  de  1814.  —  La  comparaison  serait  par 
trop  é^trange.  Qu'on  songe  donc  aux  liens  qui  s'étaient  formés ,  et  dans  la 
bonne  et  dans  la  mauvaise  fortune,  entre  le  peuple  prussien  et  son  vieux  roi. 
D'ailleurs,  si  Frédéric-Guillaume  refusait  au  peuple  la  constitution,  il  ne  lui 
refusait  pas  un  bon  gouvernement,  une  administration  active,  économe, 
éclairée;  en  fait,  la  Prusse  est  un  des  pays  les  mieux  gouvernés  du  monde;  ce 
qui  inanque  en  Prusse,  ce  sont  les  garanties,  les  garanties  du  bien  qui  existe. 
En  Grèce,  au  contraire,  on  refusait  la  constitution  et  on  ne  gouvernait  pas; 
c'est  la  manière  la  plus  polie  de  dire  comment  on  gouvernait  :  c'était  trop. 
Dans  les  pays  qui  ont  quelque  sentiment  de  leurs  forces  et  de  leurs  droits, 
le  moins  qu'on  puisse  faire,  c'est  de  se  résigner  à  les  bien  administrer  et  à 
leur  faire  oublier  les  charmes  de  la  liberté  dans  les  douceurs  du  bien-être. 


158  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Les  Grecs  n'avalent  qu'une  monarchie  plutôt  impuissante  qu'absolue,  un 
despotisme  désarmé,  beaucoup  de  dettes,  et  la  liberté  de  la  presse.  Quel 
amalgame  ! 

Certes,  la  nuit  du  14  septembre  n'a  pas  élevé  et  consolidé  le  trône  de 
Grèce.  L'histoire  nous  dit  assez  combien  il  est  difficile  de  rendre  tout  son 
éclat,  tous  ses  prestiges  à  une  royauté  vaincue.  C'est  là  le  côté  déplorable  de 
ces  révolutions;  elles  rendent  souvent  impossibles  les  résultats  qu'elles  se 
proposent  d'obtenir.  La  royauté  peut  transiger  avec  honneur;  mais  si  elle  a 
été  obligée  de  rendre  les  armes,  que  lui  restera-t-il.?  Il  faut  alors  la  recon- 
stituer en  quelque  sorte;  c'est  une  résurrection  à  accomplir,  résurrection 
lente,  difficile,  et  qui  réclame  tous  les  soins  de  l'homme  d'état  le  plus  con- 
sommé. Quoi  qu'il  en  soit,  et  malgré  les  énormes  difficultés  de  la  situation, 
on  l'a  dit  avec  raison,  et  nous  partageons  entièrement  cet  avis,  le  roi  Othon 
a  sagement  fait  en  souscrivant  aux  vœux  du  pays  plutôt  que  de  lui  opposer 
la  résistance  passive  d'une  abdication.  En  abdiquant,  il  aurait,  par  une  sorte 
d'égoïsme  monarchique,  jeté  dans  une  étrange  confusion  le  pays  que  la 
chrétienté  lui  a  confié,  le  pays  qui  Fa  adopté,  qu'il  aime  sans  doute,  et 
auquel,  nous  l'espérons,  il  peut  faire  beaucoup  de  bien.  Le  roi  Othon  peut 
vaincre  les  difficultés  de  sa  position  par  ses  qualités  personnelles,  surtout 
par  la  confiance  qu'inspire  la  loyauté  de  son  caractère.  On  sait  que  sa  parole 
est  sacrée.  La  dignité  de  la  couronne,  il  peut  la  retrouver  tout  entière  dans 
l'accomplissement  loyal  de  ses  promesses  et  dans  la  fermeté  avec  laquelle  il 
saura  exercer  sa  part  de  pouvoir.  C'est  la  seule  voie  qui  lui  reste.  Se  ré- 
tracter serait  un  acte  de  légèreté;  se  croiser  les  bras  et  laisser  tout  aller  à  la 
dérive  serait  une  faiblesse.  Il  est  encore  un  beau  rôle  à  jouer;  au  pis-aller,  il 
faut  prouver  au  monde  que,  si  un  gouvernement  libre  et  fort  ne  peut  pas  se 
fonder  en  Grèce,  la  faute  n'en  est  pas  à  la  royauté.  Il  sera  toujours  beau  d'avoir 
essayé  de  préserver  ce  sol  sacré  des  intrigues  souterraines  qui  ne  cessent  de 
le  miner  et  des  passions  déréglées  qui  peuvent  d'un  instant  à  l'autre  y  faire 
explosion. 

L'affaire  de  notre  consul  à  Jérusalem  est  honorablement  terminée.  Il  y 
avait  là  deux  questions  distinctes,  le  droit  d'arborer  le  pavillon  et  la  répara- 
tion des  outrages  faits  au  consulat  de  France.  Dans  l'empire  ottoman,  le  droit, 
pour  les  consuls,  d'arborer  le  pavillon  national  ne  va  pas  de  soi;  il  est  réglé 
par  les  capitulations  particulières  à  chaque  nation.  On  sait  que  les  Turcs 
commencent  à  peine  à  se  placer  sous  l'empire  du  droit  commun  en  fait  de 
relations  internationales.  Dans  les  capitulations  avec  la  France,  le  droit  d'ar- 
borer le  pavillon  était  reconnu  pour  les  consulats  français  depuis  long-temps 
établis,  et  le  consulat  de  Jérusalem  est  une  institution  toute  récente.  Mais 
une  convention  postérieure  aux  capitulations  accorde  à  la  France  le  traite- 
ment de  la  nation  la  plus  favorisée.  Or,  la  Russie,  dans  les  traités  qu'elle  a 
su  imposer  à  la  Porte,  a  stipulé  pour  tous  ses  consuls  le  droit  d'arborer  le  pa- 
villon national.  En  fait,  cependant,  il  paraît  qu'aucun  autre  consul  que  le 
consul  de  France  n'avait  encore  arboré  le  pavillon  national  dans  la  ville  sainte, 


REVUE.  —  CHRONIQUE.  159 

dans  la  ville  où  la  susceptibilité  musulmane  est  la  plus  éveillée,  à  Jérusalem. 
C'est  sur  ces  bases  que  la  question  diplomatique  pouvait  se  débattre  entre  la 
Porte  et  la  France,  si  la  Porte  eût  jugé  à  propos  de  contester  le  droit  de  notre 
consul,  et  de  demander  au  gouvernement  français  de  ne  rien  innover.  Le  gou- 
vernement français  aurait,  nous  le  pensons,  mis  facilement  en  lumière  son 
droit,  et  il  ne  serait  resté,  entre  les  deux  pays,  qu'une  de  ces  questions  de 
bonne  politique  et  d'opportunité  que  chaque  gouvernement  résout  selon  les 
circonstances  et  la  nature  des  intérêts  qu'il  lui  convient  de  faire  prévaloir. 
Une  fois  le  droit  maintenu,  ce  n'est  plus  qu'une  question  de  prudence  et 
d'habileté  que  de  savoir  s'il  le  faut  exercer  immédiatement  et  à  la  rigueur, 
ou  s'il  convient  mieux  de  le  laisser  quelque  peu  sommeiller. 

La  populace  de  Jérusalem,  dont  le  fanatisme  paraît  avoir  été  excité  d'abord 
par  ces  mêmes  autorités  turques  qui  ont  essayé  ensuite,  et  trop  tard,  d'en 
réprimer  les  emportemens,  n'a  pas  laissé  à  la  diplomatie  le  soin  de  résoudre 
la  difficulté.  On  connaît  les  excès  auxquels  elle  s'est  livrée,  et  pour  ces  excès, 
quelque  opinion  qu'on  pût  avoir  d'ailleurs  sur  le  fait  du  consul  et  sur  le  droit 
de  la  France,  une  réparation  éclatante  était  due  par  la  Porte.  Cette  réparation 
a  été  obtenue.  Elle  ne  se  borne  pas  au  châtiment  de  quelques  obscurs  fana- 
tiques, victimes  peut-être  des  perfides  suggestions  des  hommes  qui  auraient 
dû  les  contenir  et  les  éclairer.  Elle  frappe  plus  haut.  Le  pacha  de  Jérusalem 
est  destitué.  Son  successeur  se  rendra  auprès  du  consul  de  France  pour  lui 
faire  une  visite  d'excuses.  Le  pavillon  français  sera  arboré  dans  le  chef-lieu 
de  la  province,  et  salué  par  les  autorités  turques  de  vingt-un  coups  de  canon, 
et  cela  indépendamment  des  châtimens  réservés  aux  principaux  moteurs  et 
fauteurs  de  l'émeute.  C'est  ainsi  que  le  nom  français  sera  respecté  en  Orient, 
et  que  la  France  occupera  dans  l'esprit  des  peuples  comme  dans  les  négocia- 
tions diplomatiques  le  rang  qui  lui  appartient. 

Malgré  les  criminels  efforts  des  hommes  de  troubles  et  de  désordre  et  les 
complots  d'une  poignée  à'ayacuchos,  les  élections  se  font  dans  presque  toutes 
les  provinces  de  l'Espagne  avec  une  parfaite  régularité  et  dans  un  excellent 
esprit.  Le  parti  parlementaire  remportera  dans  la  lutte  électorale  une  vic- 
toire éclatante;  même  dans  la  province  de  Madrid,  le  succès  lui  est  assuré. 
Selon  toutes  les  probabilités,  le  parti  parlementaire  comptera  près  de  deux 
cents  représentans  dans  le  sein  des  cortès.  C'est  la  certitude  de  ce  résultat 
q^i  a  jeté  la  faction  dans  les  excès  q,ui  la  déshonorent  et  dans  des  révoltes 
qui  Sont  plus  encore  des  scandales  que  des  dangers.  Ce  qu'elle  voulait,  c'était 
d'empêcher  les  élections  et  la  réunion  des  cortès.  On  sait  que  les  derniers 
flots  de  cette  mer  si  long-temps  agitée  par  les  tempêtes  politiques  viendront 
expirer  au  pied  du  trône,  entouré  et  soutenu  par  les  représentans  du  pays. 
On  voudrait  retarder  le  jour  oii  l'insurrection  et  l'émeute  n'auront  plus  ni 
excuses  ni  prétextes.  Vains  efforts.  Le  15  d'octobre  approche,  et  malgré  les 
violences  de  Barcelone  et  les  déclamations  de  Saragosse,  les  cortès  seront 
réunies  et  ne  laisseront  aux  aijacuchos  que  la  honte  de  leurs  coupables  tenta- 
tives. En  attendant,  le  gouvernement  est  sur  ses  gardes  et  connaît  les  menées 


160  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

de  ses  ennemis,  même  au  sein  de  la  capitale.  Les  bruits  les  plus  absurdes, 
les  publications  les  plus  mensongères,  les  suppositions  les  plus  injurieuses, 
rien  n'est  épargné  pour  irriter  les  esprits,  pour  soulever  l'opinion,  pour 
plonger  de  nouveau  l'Espagne  dans  toutes  les  horreurs  des  discordes  civiles. 
Le  gouvernement  déploie  dans  ces  graves  circonstances  autant  de  modération 
que  de  fermeté,  et  il  est  admirablement  secondé  par  Narvaez.  Si  le  ministère 
avait  rencontré  partout  des  hommes  de  cette  trempe,  les  désordres  de  la  Ca- 
talogne et  de  l'Aragon  seraient  déjà  réprimés.  Ces  mouvemens,  qui  n'ont 
rien  de  national,  n'ont  quelque  apparence  de  gravité  que  par  l'étrange  mol- 
lesse des  capitaines-généraux  et  par  les  connivences  de  quelques  ayunta^ 
mîentos. 

Au  surplus,  tout  porte  à  croire  à  un  rapprochement  entre  l'Angleterre  et 
la  France  en  ce  qui  concerne  les  affaires  de  la  Péninsule.  Dès-lors  la  cause 
des  partis  extrêmes  est  perdue  sans  ressource ,  car  les  descamisados ,  les 
carlistes,  les  espartéristes,  n'ont  point  de  racines  dans  le  pays;  leurs  coupa- 
bles espérances  ne  reposaient  que  sur  l'appui  et  l'influence  de  l'étranger. 
Une  fois  les  cortès  réunies  et  la  reine  mise  en  possession  du  gouvernement, 
la  question  du  mariage  ne  peut  pas  tarder  à  trouver  une  solution.  Dans  la 
situation  présente  de  l'Europe,  on  peut  sans  crainte  affirmer  que  le  mariage 
conclu,  la  reine  Isabelle  sera  promptement  reconnue  par  les  puissances 
du  Nord.  Leur  refus  n'était  qu'un  moyen  d'action  dans  cette  grave  ques- 
tion, un  moyen  de  négociation,  un  équivalent  qu'elles  tenaient  en  réserve 
pour  contrebalancer  l'influence  de  l'Angleterre  et  de  la  France.  Le  mariage 
étant  conclu,  elles  n'auraient  plus  dïntérêt  à  s'interdire  toute  relation  ami- 
cale avec  l'Espagne.  Ce  ne  serait  plus  qu'une  bouderie  sans  but,  et  qui  trou- 
nerait  au  proflt  de  la  France  et  de  l'Angleterre. 

Les  troubles  des  légations  paraissent  se  prolonger,  et  on  ne  peut  assez 
déplorer  des  tentatives  qui  ne  peuvent  avoir  pour  résultat  qu'une  sévère  ré- 
pression, des  mesures  de  police  de  plus  en  plus  vexatoires,  et  peut-être  aussi, 
si  l'émeute  venait  à  prendre  quelque  consistance,  une  invasion  de  troupes 
étrangères.  Lorsqu'on  songe  à  tout  ce  qu'une  pareille  levée  de  boucliers  a 
d'étrange  dans  la  situation  présente  de  l'Europe,  on  est  forcé  de  se  demander 
si  ces  hommes  sont  dupes  d'une  illusion  ou  de  quelques  perfides  sugges- 
tions. Espérons,  dans  leur  intérêt  et  dans  l'intérêt  de  l'Italie,  qu'ils  ne  tar- 
deront pas  à  ouvrir  les  yeux,  et  à  ne  plus  fournir  des  armes  à  ces  polices  qui 
ne  cherchent  que  des  occasions  de  sévir. 

Les  Hollandais  ne  sont  pas  encore  sortis  de  leurs  embarras  de  finances. 
Les  états -généraux  n'étant  pas  disposés  à  accueillir  le  projet  d'un  impôt  sur 
les  rentes  de  l'état,  le  ministre  des  finances  a  donné  sa  démission  ,  et  a  été 
provisoirement  remplacé  par  le  ministre  de  la  justice,  qui  était  opposé  à  la 
mesure  proposée  par  son  collègue.  Évidemment,  le  ministre  démissionnaire 
n'avait  pas  considéré  qu'un  impôt  sur  les  rentiers  de  l'état  n'est  sans  incon- 
véniens  que  là  où  le  crédit  public  est  assis  sur  des  bases  inébranlables,  et  où 
les  rentes  sont  presque  exclusivement  possédées  par  des  nationaux.  Partout 


REVUE.  —  CHRONIQUE.  161 

ailleurs  un  impôt  de  cette  nature  sera  qualifié  de  banqueroute  partielle,  et 
peut  exposer  le  marché  aux  plus  fâcheuses  perturbations,  et  l'état  à  des  pertes 
considérables.  Qui  peut  calculer  les  effets  du  discrédit,  si,  pour  une  cause 
quelconque,  un  nouvel  emprunt  était  nécessaire?  D'ailleurs,  serait-il  bien 
juste  de  contraindre  des  étrangers  qui  ne  doivent  rien  aux  Pays-Bas,  qui 
n'ont  en  Néerlande  ni  propriétés  ni  domicile,  de  les  contraindre,  dis-je,  à 
payer  un  impôt  au  gouvernement  hollandais,  par  cela  seul  qu'ils  sont  ses 
créanciers,  qu'ils  lui  ont  prêté  leur  argent  sous  la  promesse  d'un  paiement  in- 
tégral ?  Le  projet  présenté  par  le  ministre  chargé  provisoirement  du  portefeuille 
des  finances  ne  rencontrera  pas  les  mêmes  objections.  Il  propose  une  taxe 
sur  le  revenu.  Cela  frappera  sans  doute  même  les  rentes,  mais  les  rentes  de 
ceux  qui  doivent  des  impôts  au  pays.  L'impôt  sur  le  revenu  est  en  soi  le  plus 
juste  et  le  plus  naturel.  Ce  que  chacun  doit  à  l'état,  pour  les  frais  communs 
et  les  dépenses  publiques,  est  une  fraction  proportionnelle  de  son  revenu, 
quelle  que  soit  d'ailleurs  la  source  de  ce  revenu;  la  seule  exemption  admis- 
sible serait  celle  des  revenus  strictement  nécessaires  à  l'existence  du  contri- 
buable. Si  on  ne  perçoit  pas  toujours  l'impôt  directement  sur  tous  les  revenus, 
c'est  que  rien  n'est  plus  difficile  que  de  connaître  au  juste  le  revenu  de  chaque 
personne  imposée,  et  d'éviter  les  estimations  arbitraires  ou  les  fraudes.  L'as- 
siette de  l'impôt  sur  le  revenu,  pour  être  tant  soit  peu  équitable,  exige  des 
investigations,  des  précautions  qui,  dans  la  plupart  des  pays,  seraient  diffi- 
cilement supportées,  tant  elles  paraissent  injurieuses  et  vexatoires.  Toujours 
est-il  que  dans  quelques  pays  on  se  résigne  à  cette  nature  d'impôt.  La  législa- 
ture des  Pays-Bas  n'a  pas  encore  déterminé  le  mode  de  perception  :  le  prin- 
cipe seul  paraît  devoir  être  admis  d'abord.  Si  un  mode  raisonnable  est  ensuite 
adopté,  les  Hollandais  auront,  en  définitive,  choisi  le  moyen  le  plus  simple 
et  le  plus  direct  de  rétablir  l'équilibre  dans  leur  budget. 

Pour  ramener  le  public  aux  questions  politiques  et  l'arracher  à  ses  préoc- 
cupations industrielles,  on  a  essayé  ces  jours  derniers  d'une  déclaration  col- 
lective contre  l'armement  des  fortifications  de  Paris.  Le  moyen  était  singu- 
lièrement choisi  !  Les  fortifications  ne  sont  pas  achevées;  aucun  crédit  n'a  été 
demandé  et  ne  le  sera,  dans  cette  session  du  moins,  pour  cet  armement, 
et  on  voudrait  que  le  pays,  dès  aujourd'hui,  se  préoccupât  de  cette  question, 
s'alarmât  de  cette  dépense  et  jetât  les  hauts  cris  contre  une  loi  qui  n'existe 
pas  encore,  même  comme  projet!  Il  est  arrivé  ce  qu'il  était  facile  de  prévoir. 
Le  pays  n'a  pas  prêté  la  moindre  attention  à  des  déclamations  qui  étaient 
pour  le  moins  fort  intempestives.  Il  est  sans  doute  naturel  que  tous  ceux 
qui,  par  un  motif  quelconque,  ne  voulaient  pas  des  fortifications  de  Paris, 
cherchent  aujourd'hui  encore  tous  les  moyens  de  rendre  ces  grands  travaux 
parfaitement  inutiles;  ils  en  voteraient  la  destruction  avec  les  deux  mains. 
Pour  ceux  au  contraire  qui,  comme  nous,  attachent  un  grand  prix  à  l'en- 
ceinte fortifiée  de  la  capitale,  la  question  de  l'armement,  question  qu'il  fau- 
dra sans  doute  vider  en  son  temps,  sera  la  plus  simple  des  questions,  car 
rien  ne  serait  plus  stupide  que  d'avoir  dépensé  cent  quarante  millions  uni- 

TOME   IV.  —SUPPLÉMENT.  11 


162  BK\TJE  DES  DEUX  MONDES. 

quement  pour  entourer  Paris  d'une  promenade  bastionnée;  des  fortifications 
désarmées  ne  sont  que  des  murs  et  des  fossés;  au  lieu  de  repousser  ou  de 
contenir  l'ennemi ,  elles  lui  offrent  un  moyen  de  s'établir  fortement  dans  le 
pays. 

Des  fortifications  sans  artillerie,  c'est  comme  un  militaire  sans  baïonnette, 
ni  sabre,  ni  cartouches;  c'est  encore  un  homme,  mais  ce  n'est  plus  un  soldat. 
Attendre  une  guerre  de  coalition,  une  menace  d'invasion  pour  songer  à  l'ar- 
mement de  Paris,  serait  une  dérision  et  un  crime,  car  qui  ne  sait  qu'un  an 
ne  suffirait  pas,  s'il  fallait  tout  faire,  si  rien  n'existait,  si  rien  n'était  préparé? 
Mais  il  en  est  des  forteresses  à  peu  près  comme  des  vaisseaux  de  ligne;  il  y 
a  l'état  de  guerre  et  l'état  de  paix,  l'armement  et  la  disponibilité.  Il  est  sans 
doute  fort  inutile  en  pleine  paix  que  le  matériel  soit  placé  comme  si  l'en- 
nemi se  rassemblait  déjà  au-delà  du  Rhin,  et  que  les  chances  de  la  guerre 
pussent  tout  à  coup  lui  ouvrir  la  route  de  Paris;  mais  il  serait  trop  étrange 
qu'une  grande  guerre  venant  par  aventure  à  éclater,  il  n'y  eût  pas  de  maté- 
riel pour  armer  la  capitale  fortifiée;  il  serait  par  trop  étrange  qu'on  ne  pût 
pas  dans  quatre  ou  cinq  semaines,  dans  deux  mois  au  plus,  la  mettre  en 
état  de  défense.  Ceux  qui  ont  voté  la  loi  de  1841  auraieut-iis  donc  joué  une 
comédie  ?  Nous  sommes  loin  de  le  penser. 


REVUE  LITTERAIRE. 

I.  — Notice  sur  m.  guy-marie  déplace,  suivie  de  sept  lettres  inédites 

DU  comte  JOSEPH  DE  MAiSTKE ,  par  M.  F.  Z.  Collombet. 

II.  — Soirées  de  rothaval,  ou  réflexions  sur  les  intempérances 

PHILOSOPHIQUES  DU  COMTE  JOSEPH   DE  MAISTRE.' 

Dans  l'article  sur  Joseph  de  Maistre ,  inséré  le  1"^  août  dernier,  il  a  été 
parlé  d'un  savant  de  Lyon ,  respectal)le  et  modeste,  auquel  l'illustre  auteur 
du  Pape  avait  accordé  toute  sa  confiance  sans  l'avoir  jamais  vu,  qu'il  aimait 
à  consulter  sur  ses  ouvrages,  et  dont,  bien  souvent,  il  suivit  docilement  les 
avis.  Cet  homme  de  bien  et  de  bon  conseil,  que  nous  ne  nommions  pas,  venait 
précisément  de  mourir  le  16  juillet  dernier,  et  aujourd'hui,  un  écrivain  lyon- 
nais, bien  connu  par  ses  utiles  et  honorables  travaux,  M.  Collombet,  nous 
donne  une  biographie  de  M.  Déplace ,  c'était  le  nom  du  correspondant  de 
M.  de  Maistre.  Les  pièces  qui  y  sont  produites  montrent  surabondannnent 
que  nous  n'avions  rien  exagéré ,  et  elles  ajoutent  encore  des  traits  précieux 
à  l'intime  connaissance  que  nous  avons  essayé  de  donner  du  célèbre  écrivain. 

Disons  pourtant  d'abord  que  M.  Déplace,  né  à  Roanne  en  1772,  était  de 
ces  hommes  qui,  pour  n'avoir  jamais  voulu  quitter  le  second  ou  même  le  troi- 
sième rang,  n'en  apportent  que  plus  de  dévouement  et  de  services  à  la  cause 
qu'ils  ont  embrassée.  Celle  de  M.  Déplace  était  la  cause  même,  il  faut  le  dire. 


(1)  Deux  vol.  in-«o^  Lyon. 


REVUE.  —  CHllOMQÙE.  163 

des  doctrines  monarchiques  et  religieuses,  entendues  comme  le  faisaient  les 
Bonald  et  ces  chefs  premiers  du  parti  :  il  y  demeura  fidèle  jusqu'au  dernier 
jour.  Il  appartenait  à  cette  génération  que  la  révolution  avait  saisie  dans  sa 
fleur  et  décimée,  mais  qui  se  releva  en  1800  pour  restaurer  la  société  par 
l'autel.  Il  fonda  une  maison  d'éducation,  forma  beaucoup  d'élèves,  et  écrivit 
des  brochures  ou  des  articles  de  journaux  sous  le  voile  de  l'anonyme  et  seu- 
lement pour  satisfaire  à  ce  qu'il  croyait  vrai.  Il  avait  défendu  contre  la  cri* 
tique  d'Hofman  des  Débats  le  beau  poème  des  Martyrs^  et  plus  tard,  en  1826, 
il  attaqua  M.  de  Chateaubriand  pour  son  discours  sur  la  liberté  de  la  presse. 
M.  Déplace  prêtait  souvent  sa  plume  aux  idées  et  aux  ouvrages  de  ses  amis; 
pour  lui,  il  ne  chercha  jamais  les  succès  d'amour-propre,  et  je  ne  saurais 
mieux  le  comparer  qu'à  ces  militaires  dévoués  qui  aiment  à  vieillir  dans  les 
honneurs  obscurs  de  quelque  légion  :  c'est  le  major  ou  le  lieutenant-colonel 
d'autrefois,  cheville  ouvrière  du  corps,  et  qui  ne  donnait  pas  son  nom  au 
régiment.  On  lui  attribue  la  rédaction  des  Mémoires  du  général  Canuel ,  et 
même  celle  du  Foyage  à  Jérusalem  du  Père  de  Géramb.  Mais  son  vrai  titre, 
celui  qui  l'honorera  toujours,  est  la  confiance  que  lui  avait  accordée  M.  de 
Maistre,  et  la  déférence,  aujourd'hui  bien  constatée,  que  l'éminent  écrivain 
témoignait  pour  ses  décisions. 

L'extrait  de  correspondance  qu'on  publie  porte  sur  le  livre  du  Pape  et  sur 
celui  de  Y  Église  gallicane,  qui  en  formait  primitivement  la  V*'  partie  et  que 
l'auteur  avait  fini  par  en  détacher.  L'avant-propos  préliminaire  en  tête  du 
Pape  est  de  M.  Déplace  :  «  Mais  que  dites-vous,  monsieur,  de  l'idée  qui  m'est 
a  venue  de  voir  à  la  tête  du  livre  un  petit  avant-propos  de  vous  ?  Il  me  semble 
«  qu'il  introduirait  fort  bien  le  livre  dans  le  monde,  et  qu'il  ne  ressemblerait 
«  point  du  tout  à  ces  fades  avis  d'éditeur  fabriqués  par  l'auteur  même ,  et 
«  qui  font  mal  au  cœur.  Le  vôtre  serait  piquant  parce  qu'il  serait  vrai.  Vous 
«  diriez  qu'une  confiance  illimitée  a  mis  entre  vos  mains  l'ouvrage  d'un  auteur 
«  que  vous  ne  connaissez  pas,  ce  qui  est  vrai.  En  évitant  tout  éloge  chargé, 
«  qui  ne  conviendrait  ni  à  vous  ni  à  moi,  vous  pourriez  seulement  recom- 
a  mander  ses  vues  et  les  peines  qu'il  a  prises  pour  ne  pais  être  trivial  dans  un 
«  sujet  usé,  etc.,  etc.  Enfin,  monsieur,  voyez  si  cette  idée  vous  plaît  :  je  n'y 
«  tiens  qu'autant  qu'elle  vous  agréera  pleinement.  » 

Et  dans  cette  même  lettre  datée  de  Turin,  19  décembre  1819,  on  lit  :  «  On 
«  ne  saurait  rien  ajouter,  monsieur,  à  la  sagesse  de  toutes  les  observations 
«  que  vous  m'avez  adressées,  et  j'y  ai  fait  droit  d'une  manière  qui  a  dû  vous 
«  satisfaire,  car  toutes  ont  obtenu  des  efforts  qui  ont  produit  des  améliora- 
«  tious  sensibles  sur  chaque  point.  Quel  service  n'avez-vous  pas  rendu  au 
«  feu  pape  Honorius,  en  me  chicanant  un  peu  sur  sa  personne  ?  En  vérité 
"  l'ouvrage  est  à  vous  autant  qu'à  moi,  et  je  vous  dois  tout,  puisque  sans  vous 
«  jamais  il  n'aurait  vu  le  jour,  du  moins  à  son  honneur.  »  M.  de  Maistre 
revient  à  tout  propos  sur  cette  obligation ,  et  d'une  manière  trop  formelle 
pour  qu'on  n'y  voie  qu'un  remercîment  de  civilité  obligée.  Il  va,  dans  une 
de  ses  lettres  (18  septembre  1820),  après  avoir  parlé  des  arrangemens  pris 


iGÏ  REVUE   DES   DEUX   MOxNDES. 

avec  le  libraire,  jusqu'à  offrir  à  M.  Déplace,  avec  toute  la  délicatesse  dont  il 
est  capable,  U7i  coupon  dans  le  prix  qui  lai  est  dû  :  «  Si  j'y  voyais  le  moindre 
«i danger,  certainement,  monsieur,  je  ne  m'aviserais  pas  de  manquer  à  un 
«  mérite  aussi  distingué  que  le  vôtre,  et  à  un  caractère  dont  je  fais  tant  de 
«  cas ,  en  vous  faisant  une  proposition  déplacée  ;  mais ,  je  vous  le  répète , 
«  vous  êtes  au  pied  de  la  lettre  co-propriétaire  de  l'ouvrage,  et  en  cette  qua- 
«lité  vous  devez  être  co-partageant  du  prix...  »  M.  Déplace  refuse,  comme 
on  le  pense  bien  ,  et  d'une  manière  qui  ne  permet  pas  d'insister;  mais  les 
termes  mêmes  de  l'offre  peuvent  donner  la  mesure  de  l'obligation,  telle  que 
Festimait  M.  de  Maistre. 

En  supposant  qu'il  se  l'exagérât  un  peu,  qu'il  accordât  à  son  judicieux  et 
savant  correspondant  un  peu  trop  de  valeur  et  d'action,  on  aime  à  voir  cette 
part  si  largement  faite  à  la  critique  et  au  conseil  par  un  esprit  si  éminent  et 
qui  s'est  donné  pour  impérieux.  Tant  de  gens,  qui  passent  plutôt  pour  éclec- 
tiques que  pour  absolus,  se  font  tous  les  jours  si  grosse,  sous  nos  yeux,  la 
part  du  lion,  quia  nominor  ko,  que  c'est  plaisir  de  trouver  M.  de  Maistre  à 
ce  point  libéral  et  modeste.  M.  Déplace  avait  un  sens  droit ,  une  instruction 
ecclésiastique  et  théologique  fort  étendue  ;  il  savait  avec  précision  l'état  des 
esprits  et  des  opinions  en  France  sur  ces  matières  ardentes;  il  pouvait  don- 
ner de  bons  renseignemens  à  l'éloquent  étranger,  et  tempérer  sa  fougue  là 
où  elle  aurait  trop  choqué,  même  les  amis  :  motos  componere  Jluctus.  Quant 
à  écrire  de  pareille  encre  et  à  colorer  avec  l'imagination ,  il  ne  l'aurait  pas 
su;  mais  il  y  a  deux  rôles  :  on  a  trop  supprimé,  dans  ces  derniers  temps,  le 
second. 

Il  faudrait  pourtant  y  revenir.  C'est  pour  avoir  supprimé  ce  second  rôle, 
celui  du  conseiller,  du  critique  sincère  et  de  l'homme  de  goût  à  consulter, 
c'est  pour  avoir  réformé,  comme  inutiles,  l'Aristarque,  le  Quintilius  et  le 
Fontanes,  que  l'école  des  modernes  novateurs  n'a  évité  aucun  de  ses  défauts. 
Il  y  a  là-dessus  d'excellentes  et  simples  vérités  à  redire;  j'espère  en  reparler 
à  loisir  quelque  jour.  Qu'est-il  arrivé,  et  que  voyons-nous  en  effet?  On  a  lu  ses 
œuvres  nouvellement  écloses  à  ses  amis  ou  soi-disant  tels,  pour  être  admiré, 
pour  être  applaudi,  non  pour  prendre  avis  et  se  corriger;  on  a  posé  en  principe 
commode  que  c'était  assez  de  se  corriger  d'un  ouvrage  dans  le  suivant.  M.  de 
Chateaubriand  et  M.  de  Maistre  n'ont  pas  fait  ainsi  :  le  premier,  dans  les 
Jeunes  œuvres  qui  ont  d'abord  fondé  sa  gloire,  a  beaucoup  dû  (et  il  l'a  pro- 
clamé assez  souvent)  à  Fontanes,  à  Joubert,  à  un  petit  cercle  d'amis  choisis 
qu'il  osait  consulter  avec  ouverture,  et  qui,  plus  d'une  fois,  lui  ont  fait  refaire 
ce  qu'on  admire  à  jamais  comme  les  plus  accomplis  témoignages  d'une  telle 
muse.  Mais  ceci  demanderait  toute  une  étude  et  une  considération  à  part  : 
l'admirable  docilité  de  l'un,  la  courageuse  franchise  des  autres,  offriraient 
un  tableau  déjà  antique,  et  prêteraient  une  dernière  lumière  aux  préceptes 
consacrés.  Aujourd'hui  c'est  M.  de  Maistre  qui  vient  y  joindre  à  l'improviste 
son  autorité  d'écrivain  auquel,  certes,  la  verve  n'a  pas  manqué.  îNon-seule- 
ment  pour  le  fond  et  pour  les  faits,  mais  pour  la  forme,  il  s'inquiétait,  il 


REVUE  —  CHRONIQUE.  165 

était  prêt  sans  cesse  à  retoucher,  à  rendre  plus  solide  et  plus  vrai  ce  qui, 
dans  une  première  version,  n'était  qu'éblouissant.  On  sait  la  phrase  finale 
du  Pape,  dans  laquelle  il  est  fait  allusion  au  mot  de  Michel-Ange  parlant  du 
Paidkéon:  Je  le  metti^al  en  l'air.  «  Quinze  siècles,  écrit  M.  de  Maistre, 
«  avaient  passé  sur  la  ville  sainte  lorsque  le  génie  chrétien,  jusqu'à  la  fin 
«  vainqueur  du  paganisme,  osa  porter  le  Panthéon  dans  les  airs,  pour  n'en 
«  faire  que  la  couronne  de  son  temple  fameux,  le  centre  de  l'unité  catholique, 
«t  le  chef-d'œuvre  de  l'art  humain,  etc.,  etc.  »  Cette  phrase  pompeuse  et  spé- 
cieuse, symbolique,  comme  nous  les  aimons  tant,  n'avait  pas  écliappé  au 
coup  d'oeil  sérieux  de  M.  Déplace,  et  on  voit  qu'elle  tourmentait  un  peu  l'au- 
teur, qui  craignait  bien  d'y  avoir  introduit  une  lueur  de  pensée  fausse  :  «  Car 
certainement,  disait-il,  le  Panthéon  est  bien  à  sa  place,  et  nullement  en 
l'air.  )' — Et  il  propose  diverses  leçons,  mais  je  n'insiste  que  sur  l'inquiétude. 

Nous  avions  dit  que  plusieurs  passages  relatifs  à  Bossuet  avaient  été 
adoucis  sur  le  conseil  de  M.  Déplace;  une  lettre  de  M.  de  Maistre  au  curé 
de  Saint-Mzier  (22  juin  1819)  en  fait  foi  :  «  J'ai  toujours  prévu  que  votre 
«  ami  appuierait  particulièrement  la  main  sur  ce  livre  V  (qui  est  devenu 
H  l'ouvrage  sur  Y  Eglise  gallicane).  Je  ferai  tous  les  changemens  possibles, 
«  mais  probablement  moins  qu'il  ne  voudrait.  A  l'égard  de  Luoauet,  en  par- 
ti ticulier,  je  ne  refuserai  pas  d'affaiblir  tout  ce  qui  n'affaiblira  pas  ma  cause. 
«  Sur  la  Défense  de  la  Déclaration,  je  céderai  peu,  car,  ce  livre  étant  un  des 
«  plus  dangereux  qu'on  ait  publiés  dans  ce  genre,  je  doute  qu'on  l'ait  encore 
«  attaqué  aussi  vigoureusement  que  je  l'ai  fait.  Et  pourquoi ,  je  vous  prie, 
«  affaiblir  ce  plaidoyer.?  Je  n'ignore  pas  l'espèce  de  monarchie  qu'on  accorde 
«  en  France  à  Bossuet,  mais  c'est  une  raison  de  l'attaquer  plus  fortement.  Au 
«  reste,  monsieur  l'abbé,  nous  verrons.  Si  M.  Déplace  est  longtemps  malade 
«  ou  convalescent,  je  relirai  moi-même  ce  Vc  livre,  et  je  ne  manquerai  pas  de 
«  faire  disparaître  tout  ce  qui  pourrait  choquer.  J'excepte  de  ma  rébellion 
«  l'article  du  jansénisme.  Il  faut  ôter  aux  jansénistes  le  plaisir  de  leur  donner 
«  Bossuet  :  Quanquam  0...1  » 

Ces  concessions  ne  se  faisaient  pas  toujours,  comme  on  voit,  sans  quelques 
escarmouches.  On  retrouve  dans  ces  petits  débats  toute  la  vivacité  et  tout  le 
mordant  de  ce  libre  esprit;  ainsi  dans  une  lettre  à  M.  Déplace,  du  28  sep- 
tembre 1818  :  «  Je  reprends  quelques-unes  de  vos  idées  à  mesure  qu'elles 
«  me  viennent.  Dans  une  de  vos  précédentes  lettres,  vous  m'exhortiez  à  ne 
«  pas  me  gêner  sur  les  opinions,  mais  à  respecter  les  personnes.  Soyez  bien 
«  persuadé,  monsieur,  que  ceci  est  une  illusion  française.  Nous  en  avons 
«  tous ,  et  vous  m'avez  trouvé  assez  docile  en  général  pour  n'être  pas  scan- 
«  dalisé  si  je  vous  dis  qu'o;i  n'a  rien  fait  contre  les  opinions,  tant  qu'on  n'a 
i^  pas  attaqué  les  personnes  (l).  Je  ne  dis  pas  cependant  que,  dans  ce  genre 
«  comme  dans  un  autre,  il  n'y  ait  beaucoup  de  vérité  dans  le  proverbe  :  A 

(1)  Si  c'était  une  illusion  française,  de  respecter  les  personnes  en  attaquant  les 
choses,  il  faut  reconnaître  qu'elle  s'est  bien  évanouie  depuis  peu. 


166  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

«  tout  seigtieur  tout  honneur  y  ajoutons  seulement  sans  esclavage.  Or,  il  est 
«  très-certain  que  vous  avez  fait  en  France  une  douzaine  d'apothéoses  au 
«  moyeu  desquelles  il  n'y  a  plus  moyen  de  raisonner.  En  faisant  descendre 
«  tous  ces  dieux  de  leurs  piédestaux  pour  les  déclarer  simplement  grands 
«  hommes,  on  ne  leur  fait,  je  crois,  aucun  tort,  et  l'on  vous  rend  un  grand 
«  service...  »  Et  il  ajoutait  en  post-scriptum  :  «  Je  laisse  subsister  tout  exprès 
«  quelques  phrases  impertinentes  sur  les  myopes.  Il  en  faut  (j'entends  de 
«  V impertinence)  dans  certains  ouvrages,  comme  du  poivre  dans  les  ragoûts.» 
Ceci  rentre  tout-à-fait  dans  la  manière  originale  et  propre,  dans  l'entrain 
de  ce  grand  jouteur,  qui  disait  encore  qu'wTi  peu  d'exagération  est  le  men- 
songe des  honnêtes  gens.— A  un  certain  endroit,  dans  le  portrait  de  quelque 
hérétique,  il  avait  lâché  le  mot  polisson;  prenant  lui-même  les  devans  et 
courant  après  :  «  C'est  un  mot  que  j'ai  mis  là  uniquement  pour  tenter  votre 
«  goût,  écrivait-il.  Vous  ne  m'en  avez  rien  dit;  cependant  des  personnes  en 
«  qui  je  dois  avoir  confiance  prétendent  qu'il  ne  passera  pas,  et  je  le  crois 
«  de  même.  »  Mais,  de  ces  mots-là,  quelques-uns  ont  passé  par  manière  d'es- 
sai, pour  tenter  notre  goût  aussi,  à  nous  lecteurs  français,  lecteurs  de  Paris  : 
nous  voilà  bien  prévenus. 

Enfin,  pour  épuiser  tout  ce  que  cette  curieuse  petite  publication  de  M.  Col- 
lombet  nous  apporte  de  nouveau  sur  M.  de  Maistre,  nous  citerons  ce  passage 
de  lettre  sur  l'effet  que  le  livre  du  Pape  produisit  à  Rome;  nous  avions  déjà 
dit  que  l'auteur  allait  plus  loin  en  bien  des  cas  que  certains  Romains  n'au- 
raient voulu  :  «  (11  décembre  1820)  A  Rome  on  n'a  point  compris  cet 
«  ouvrage  au  premier  coup  d'œil,  écrit  M.  de  Maistre;  mais  la  seconde  lecture 
-H  m'a  été  tout-à-fait  favorable.  Ils  sont  fort  ébahis  de  ce  nouveau  système 
«  et  ont  peine  à  comprendre  comment  on  peut  proposer  à  Rome  de  nouvelles 
«  vues  sur  le  pape;  cependant  il  faut  bien  en  venir  là.  »  Il  faut  bien!  Com- 
bien de  ces  vœux  impérieux,  de  ces  desiderata  de  M.  de  Maistre,  restent 
ouverts  et  encore  plus  inachevés  que  ceux  de  Bacon,  qui  l'ont  tant  courroucé! 

Les  Soirées  de  Rothaval,  nouvellement  publiées  à  Lyon,  ne  sont  pas 
un  pur  hommage  à  M.  de  Maistre  comme  l'écrit  de  M.  Collombet;  c*s  deux 
somptueux  volumes  in-8°,  de  polémique  et  de  discussion  polie ,  ont  pour 
objet  de  faire  contre-partie  et  contre-poids  aux  Soirées  de  Saint-Pétersbourg, 
à  ce  beau  livre  de  philosophie  élevée  et  variée  duquel  l'auteur  écrivait  : 
«  Les  Soirées  sont  mon  ouvrage  chéri; ^''y  ai  versé  ma  tête  :  ainsi,  monsieur, 
«  vous  y  verrez  peu  de  chose  peut-être,  mais  au  moins  tout  ce  que  je  sais.  » 
—  Rothaval  est  un  petit  hameau  dans  le  département  du  Rhône,  probable- 
ment le  séjour  de  l'auteur  en  été.  Le  titre  de  Soirées  n'indique  point  d'ail- 
leurs ici  de  conversations  ni  d'entretiens;  l'auteur  est  seul,  il  parle  seul  et 
ne  soutient  son  tête-à-tête  qu'avec  l'adversaire  qu'il  réfute,  et  avec  ses  propres 
notes  et  remarques  qu'il  compile.  On  peut  trouver  qu'il  a  mis  du  temps  à 
cette  réfutation  :  «  Quand  le  livre  de  M.  Joseph  de  Maistre  parut,  j'étais, 
«  dit-il,  occupé  d'un  grand  travail  que  je  ne  pouvais  interrompre  :  je  me 
«  bornai  à  recueillir  quelques  notes ,  et  ce  sont  ces  notes  que ,  devenu  plus 


REVUE  — CHROMOOE.  167 

"  libre,  je  me  suis  décidé  à  présenter  à  mon  lecteur  en  leur  donnant  plus 
«  d'étendue.  »  Les  Soirées  de  Saînt-Pétershourg  ont  paru  en  1821;  vingt  ans 
et  plus  d'intervalle  entre  l'ouvrage  et  sa  réfutation,  c'est  un  peu  moins  de 
temps  que  n'en  mit  le  Père  Daniel  à  réfuter  les  Provinciales.  Nous  ne  sau- 
rions rien  de  l'auteur  anonyme  des  Soirées  de  Rothaval ,  sinon  qu'il  nous 
semble  un  esprit  droit,  scrupuleux  et  lent,  un  homme  religieux  et  instruit; 
mais  une  petite  brochure  publiée  en  1839,  et  qui  a  pour  titre  :  M.  le  comte 
Joseph  de  Maistreet  le  Bourreau,  nous  indique  M.  Nolhac,  membre  associé 
de  l'Académie  de  Lyon,  qui  avait  lu  dès-lors  dans  une  séance  publique  un 
chapitre  détaché  de  son  ouvrage.  Il  avait  choisi  un  chapitre  à  effet,  et  nous 
préférons,  pour  notre  compte,  la  couleur  du  livre  à  celle  de  l'échantillon.  Le 
plus  grand  reproche  qu'on  puisse  adresser  au  réfutateur  de  M.  de  Maistre, 
c'est  qu'il  n'embrasse  nulle  part  l'étendue  de  son  sujet,  et  qu'il  ne  le  domine 
du  coup  d'œil  à  aucun  moment  ;  il  suit  pas  à  pas  son  auteur  et  distribue  à 
chaque  propos  les  pièces  diverses  et  notes  qu'il  a  recueillies.  Le  journaliste 
Le  Clerc,  parlant  un  jour  de  Passerat  et  des  commentaires  un  peu  prolixes 
de  ce  savant  sur  Properce,  je  crois ,  ou  sur  tout  autre  poète,  ^it  qu'on  voit 
bien  que  Passerat  avait  ramassé  dans  ses  tiroirs  toutes  sortes  de  remarques, 
et  qu'en  publiant  il  n'a  pas  voulu  perdre  ses  amas.  On  pourrait  dire  la  même 
chose  de  l'ermite  de  Rothaval  :  il  a  voulu  ne  rien  perdre  et  tout  employer. 
Les  auteurs  et  les  autorités  les  plus  disparates  se  trouvent  comme  rangés  en 
bataille  et  sur  la  même  ligue;  M.  Ancelot,  par  exemple,  y  figurera  pour  six 
vers  de  Marie  de  Brabant,  non  loin  de  M.  Damiron  et  des  Védams.  En  re- 
vanche on  doit  au  patient  collecteur,  en  le  feuilletant,  de  voir  passer  sous 
ses  yeux  quantité  de  textes  dont  quelques-uns  nouveaux,  assez  intéressans  et 
qui  ont  trait  de  plus  ou  moins  loin  aux  doctrines  critiquées.  Plus  d'une  fois  il 
a  cherché  à  rétablir  au  complet,  et  dans  un  sens  différent,  des  citations  que 
de  Maistre  tirait  à  lui  :  cette  discussion  positive  a  de  l'utilité.  J'appliquerai 
donc  volontiers  à  ces  notes  ce  qu'on  a  dit  du  volume  d'épigrammes  :  Sunt 
bo7ia,  sunt  quxdam....^  et  je  pardonne  à  toutes  en  faveur  de  quelques-unes. 
Si  l'on  demandait  à  l'auteur  des  conclusions  un  peu  générales,  on  les  trou- 
verait singulièrement  disproportionnées  à  l'appareil  qu'il  déploie  :  «  J'ai 
«  montré,  dit-il  en  finissant,  M.  Joseph  de  Maistre  injuste  dans  sa  critique 
«  et  dépassant  presque  toujours  le  but  qu'il  voulait  atteindre,  joarce  que, 
«  pour  ne  suivre  que  les  inspirations  de  la  raison,  il  lui  aurait  fallu  avoir 
a  dans  l'esprit  plus  de  calme  qu'il  n'en  avait.  »  —  Ce  sont  là  des  truisms, 
comme  disent  les  Anglais,  et  il  semble  que]  le  réfutateur  ait  voulu  infliger 
cette  pénitence  à  l'impatient  et  paradoxal  de  Maistre,  de  ne  pas  les  lui  mé- 
nager. A  lire  les  dernières  pages  des  Soirées  de  Rothaval,  je  crois  voir  un 
homme  qui  a  entendu  durant  plus  de  deux  heures  une  discussion  vive,  ani- 
mée, étincelante  de  saillies  et  même  d'invectives,  soutenue  par  le  plus  intré- 
pide des  contradicteurs,  et  qui ,  prenant  son  voisin  sous  le  bras,  l'emmène 
dans  l'embrasure  d'une  croisée,  pour  lui  dire  à  voix  basse  :  «  Vous  allez 


168  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

«  peut-être  me  juger  bien  hardi,  mais  je  trouve  que  cet  liomme  va  un  peu 
«  loin.  »  —  L'épigraphe  qui  devrait  se  lire  en  toutes  lettres  au  frontispice 
des  écrits  de  M.  de  INIaistre  est  assurément  celle-ci  :  A  bon  entendeur 
salut!  L'honorable  écrivain  dont  nous  parlons  ne  s'en  est  pas  assez  péné- 
tré; il  y  aurait  matière  à  le  narguer  là-dessus.  Pourtant,  quand  je  parcours 
ses  judicieuses  réserves  sur  Bacon,  sur  Locke  en  particulier,  si  foulé  aux 
pieds  par  de  Maistre,  une  remarque  en  sens  contraire  me  vient  plutôt  à 
l'esprit,  et,  si  j'ai  eu  tort  de  l'omettre  dans  les  articles  consacrés  à  l'il- 
luslre  écrivain ,  elle  trouvera  place  ici  en  correctif  essentiel  et  en  post- 
scriptum.  De  nos  jours,  les  esprits  aristocratiques  n'ont  pas  manqué ,  qui 
ont  cherché  à  exclure  de  leur  sphère  d'intelligence  ceux  qui  n'étaient  pas 
censés  capables  d'y  atteindre  :  de  Maistre,  par  nature  et  de  race,  était  ainsi; 
les  doctrinaires,  les  esprits  distingués  qu'on  a  qualifiés  de  ce  nom,  ont  pris 
également  sur  ce  ton  les  choses,  et  par  nature  aussi ,  ou  par  système  et  mot 
d'ordre  d'école,  ils  n'ont  pas  moins  voulu  marquer  la  limite  distincte  entre 
eux  et  le  commun  des  entendemens.  //  entend,  il  comprend,  était  le  mot 
de  passe,  faute  de  quoi  on  était  exclus  à  jamais  de  la  sphère  supérieure  des 
belles  et  fines  pensées.  Eh  bien!  non  :  nul  esprit,  si  élevé  qu'il  se  sente,  n'a 
ce  droit  de  se  montrer  insolent  avec  les  autres  esprits ,  si  bourgeois  que 
ceux-ci  puissent  paraître,  pourvu  qu'ils  soient  bien  conformés.  Ces  humbles 
allures,  un  peu  pesantes,  conduisent  pourtant  par  d'autres  chemins;  les  ob- 
jections que  le  simple  bon  sens  et  la  réflexion  soulèvent,  dans  ces  questions 
premières,  demeurent  encore  les  difficultés  définitives  et  insolubles.  Les  es- 
prits de  feu,  les  esprits  subtils  et  rapides,  vont  plus  vite;  ils  franchissent  les 
intervalles,  ils  ne  s'arrêtent  qu'au  rêve  et  à  la  chimère,  si  toutefois  ils  dai- 
gnent s'y  arrêter;' mais,  après  tout,  il  est  un  moment  d'épuisement  où  il 
faut  revenir;  on  retombe  toujours,  on  tourne  dans  un  certain  cercle,  autour 
d'un  petit  nombre  de  solutions  qui  se  tiennent  en  présence  et  en  échec  de- 
puis le  commencement.  On  a  coutume  de  s'étonner  que  l'esprit  humain  soit 
si  infini  dans  ses  combinaisons  et  ses  portées;  j'avouerai  bien  bas  que  je 
m'étonne  souvent  qu'il  le  soit  si  peu. 

S.-B. 


V.  DE  Mars. 


L'EGLISE 


LA  PHILOSOPHIE. 


I.  —  DES  JESUITES  , 

PAR  MM.   MICHELE!  ET  QUINET. 

II.  —  LES  CONSTITUTIONS  DES  JESUITES. 

III.  —  OBSERVATIONS, 

PAR    M.     l'archevêque    DE    PARIS. 


Les  prospérités  du  catholicisme  ne  sont  pas  sans  mélange,  ou  du 
moins  elles  ne  le  satisfont  pas  entièrement.  Sans  doute,  quand  il 
considère  de  quelle  chute  profonde  il  s'est  relevé  en  France,  il  y  a 
quarante  ans,  il  peut  se  féliciter  d'un  pareil  retour  de  fortune.  Les 
autels  rétablis  après  une  éversion  sacrilège,  la  religion  reconnue 
nécessaire  à  l'ordre  social  après  avoir  été  proscrite  par  l'exaltation 
révolutionnaire  à  titre  d'imposture  et  de  folie,  sont  d'éclatans  té- 
moignages en  faveur  de  l'église  et  de  la  force  qu'elle  a  conservée. 
Néanmoins  l'église  aujourd'hui  ne  paraît  pas  contente.  Dans  ses  rap- 
ports avec  l'état,  on  la  voit  inquiète  :  elle  n'a  pas  cette  sérénité 
d'une  grande  puissance  qui  jouit  avec  calme  de  sa  part  légitime 
d'influence  et  d'autorité.  Elle  s'agite,  elle  se  plaint,  et  plusieurs  en 

TOME  IV.  —  15  OCTOBRE  1843.  12 


170  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

son  nom  s'élèvent  contre  l'esprit  de  notre  siècle  avec  un  ton  plein 
d'aigreur. 

Pourquoi?  C'est  qu'en  dépit  de  la  situation  honorable  qu'ont  faite 
à  l'église  les  divers  gouvernemens  qui  se  sont  succédé  depuis  le 
concordat  conclu  entre  Napoléon  et  Pie  VII ,  l'église  ne  peut  se  dé- 
fendre de  regrets  douloureux  en  songeant  à  tout  ce  qu'elle  a  perdu. 
La  révolution  de  1789  trouva  le  clergé  en  possession  de  biens  et  de 
revenus  considérables,  et  aussi  de  privilèges  qui  en  faisaient  le  pre- 
mier corps  de  l'état.  Il  avait  la  main  partout,  dans  la  vie  civile,  dans 
l'administration  de  la  justice,  dans  l'éducation  de  la  jeunesse,  dans 
le  conseil  des  rois.  Aujourd'hui  il  n'y  a  plus  de  cardinaux  ministres, 
non  plus  que  d'archevêques  prenant  rang  comme  pairs  ecclésias- 
tiques après  les  princes  du  sang  :  les  officialités  n'existent  plus ,  et 
la  justice  en  France  est  la  même  pour  tous.  La  vie  civile  a  été  sous- 
traite à  la  suprématie  de  l'église,  et  l'homme  peut  naître,  se  marier 
et  mourir,  sous  l'unique  protection  de  la  loi  humaine.  L'immense 
dotation  dont  jouissait  le  clergé  avant  1789  a  été  remplacée  par  un 
salaire  porté  annuellement  au  budget  des  dépenses;  enfin  l'église 
ne  peut  élever  que  ses  propres  lévites,  et  l'éducation  de  la  jeunesse 
appartient  à  un  corps  laïque,  à  l'Université. 

Et  l'on  s'étonnerait  des  regrets  du  clergé!  Il  faudrait  bien  peu 
connaître  les  passions  des  hommes  et  l'esprit  des  corporations  qui 
ont  duré  long-temps,  pour  ne  pas  pressentir  qu'à  ces  regrets  doit 
s'associer  la  résolution  de  réparer,  autant  que  possible,  toutes  lès 
pertes  éprouvées.  A  peine  tirée  de  ses  ruines  par  le  génie  fondateur 
de  Napoléon ,  l'église  s'arma  des  concessions  et  des  bienfaits  qu'elle 
lui  devait  pour  agrandir  sa  puissance,  et  l'empereur  s'exprima  plus 
d'une  fois  avec  amertume  sur  l'ingratitude  et  l'ambition  cléricale. 
L'église  vit  avec  joie  la  déchéance  de  celui  qui  l'avait  relevée,  et  elle 
mit  toutes  ses  espérances  dans  le  pouvoir  des  princes  qui  revenaient 
de  l'exil.  Pendant  quinze  ans,  elle  sembla  confondre  sa  cause  avec 
celle  des  Bourbons,  et  quand  ils  tombèreiit  à  leur  tour,  après  avoir 
paru  un  instant  étourdie  de  leur  chute,  elle  reprit  sa  marche.  C'est 
le  génie  de  l'église  de  ne  songer  qu'à  elle,  et  son  égoïsme  fait  sa 
force.  Elle  se  console  aisément  des  catastrophes  les  plus  lamenta- 
bles, grâce  à  l'intelligence  particulière  qu'elle  croit  avoir  des  impé- 
nétrables desseins  de  la  Providence.  Si  tel  prince  a  été  précipité» 
c'est  que  sa  perte  était  écrite  :  tout  empire  qui  s'écroule  proclame 
la  grandeur  de  Dieu  et  de  l'église.  L'orgueil  païen  ne  monta  jamais 
plus  haut. 


l'église  et  la  philosophie.  171 

Le  gouvernement  de  1830,  dans  les  années  orageuses  qui  ont 
suivi  son  avènement,  a  protégé  l'église,  et  en  cela  il  s'est  conduit 
avec  noblesse  et  justice.  Aujourd'hui  il  témoigne  au  clergé  la  défé- 
rence la  plus  flatteuse.  Renfermée  dans  des  limites  convenables , 
cette  bienveillance  est  politique;  mais  le  gouvernement  s'exposerait 
à  de  cruelles  déceptions,  s'il  comptait  sur  la  reconnaissance  de  ceux: 
qu'il  traite  si  bien.  Tejustum  gratis  esse  oportet,  tu  dois  faire  le  bien 
sans  l'attendre  à  une  récompense,  disait  au  sage  la  philosophie  du 
portique  :  l'état,  dans  ses  rapports  avec  l'église,  peut  s'appliquer  la 
même  maxime,  il  ne  doit  pas  espérer  de  retour,  car  l'église  ne  sau- 
rait se  préoccuper  que  d'elle-même ,  car  elle  estime  que  ce  qu'on 
lui  accorde  n'est  rien  auprès  de  ce  qui  lui  est  dû. 

Se  proposer  ouvertement  de  reconquérir  le  pouvoir  est  une  en- 
treprise que  l'église  a  reconnue  peu  praticable.  Mais  ne  pourrait-on 
pas  par  des  voies  détournées,  par  des  moyens  lents  et  surs,  arriver 
au  même  but?  Si  l'église,  se  renfermant,  à  l'égard  du  gouverne- 
ment, dans  une  neutralité,  sinon  bienveillante,  du  moins  en  appa- 
rence inoffensive,  s'adressait  à  la  société  pour  lui  persuader  qu'en 
dehors  du  dogme  et  de  la  foi  catholique  il  n'y  a  ni  ordre  ni  morale; 
si,  à  titre  de  dépositaire  de  toute  vérité,  elle  réclamait  l'éducation 
de  la  jeunesse  en  prétendant  que  l'Université  n'est  pas  digne  d'un 
tel  ministère;  si,  dans  un  concert  d'attaques  contre  le  corps  laïque 
qui  enseigne,  les  rôles  étaient  partagés,  aux  uns  la  violence,  à  d'au- 
tres une  modération  spécieuse  cachant  sous  la  politesse  des  formes 
les  plus  hautaines  prétentions,  on  pourrait  penser  peut-être  qu'il  y 
a  là  d€S  symptômes  d'ambition  et  d'envahissement  dont  il  faut  non 
s'épouvanter  outre  mesure,  mais  s'occuper  avec  gravité. 

De  tout  temps,  les  politiques  ont  été  d'accord  que  c'est  surtout  par 
la  manière  d'élever  la  jeunesse  que  les  gouvernemens  jettent  les 
bases  d'une  puissance  durable.  L'éducation,  c'est  l'empire.  L'église 
ne  l'ignore  pas,  quand  elle  demande  qu'on  lui  livre  les  générations 
nouvelles.  Si  l'église  s'emparait  de  l'enfance  et  de  la  jeunesse,  plus 
tard  ces  enfans  et  ces  jeunes  gens,  devenus  des  hommes,  pourraient 
lui  rendre  ce  qu'elle  regrette.  En  retrouvant  ses  élèves  dans  tous 
les  postes  de  la  société,  dans  l'administration ,  dans  les  conseils  des 
départemens,  dans  les  chambres,  que  de  chances,  quelle  autorité 
n'aurait  pas  l'église  pour  influencer  les  mœurs  et  arriver  au  chan- 
gement des  lois  ! 

Que  personne  ne  s'y  trompe.  Il  ne  s'agit  pas  ici  seulement  d'une 
querelle  d'amour-propre  entre  quelques  professeurs  et  quelques 

12. 


172  REVUE   DES   DEUX  3I0NDES. 

prêtres,  d'une  polémique  plus  ou  moins  divertissante  entre  certaines 
vanités  irritables;  ne  voir  que  cela  serait  s'arrêter  à  l'écorce,  à  la 
superficie.  Le  fond  des  choses  est  en  jeu.  Les  révolutions  politiques 
paraissent  parmi  nous  arrivées  à  leur  terme.  Avertie  par  l'expérience, 
la  société  ne  croit  plus  qu'il  soit  sage  et  utile  d'innover  sans  relâche 
dans  la  constitution  et  le  gouvernement;  elle  tourne  ailleurs,  elle 
applique  plus  judicieusement  son  activité.  Elle  demande  aux  institu- 
tions, à  l'industrie ,  à  la  science,  de  lui  rendre  tout  ce  qu'elles  peu- 
vent lui  donner.  Dans  cette  phase  nouvelle,  les  croyances  et  les  idées 
doivent  jouer  un  rôle  important.  Or,  voici  venir  l'église  qui  nous 
dénonce  que  seule  elle  est  en  mesure  de  donner  à  l'homme  la  cer- 
titude et  la  règle,  et  aux  hommes  réunis  en  association  politique,  la 
stabilité.  M.  l'archevêque  de  Paris  s'est  chargé  récemment  d'ap- 
porter le  commentaire  le  plus  étendu  à  ce  principe,  qu'en  dehors  de 
Véglise  il  ny  a  pas  de  salut.  Il  a  déclaré  d'une  part  l'état  incapable 
de  poser  la  base  essentielle  de  l'enseignement  public,  et  de  l'autre 
la  société  menacée  de  catastrophes  nouvelles,  si  des  principes  soli- 
dement religieux  ne  lui  étaient  pas  inculqués.  Quelle  est  la  consé- 
quence de  cette  double  proposition,  si  ce  n'est  que  l'état  et  la  société 
ne  sauraient  avoir  d'autre  refuge  et  d'autre  avenir  que  de  se  jeter 
dans  les  bras  de  l'église? 

Cette  manière  si  nette  de  poser  la  question  ne  nous  déplaît  pas. 
L'église  veut  aller  au  fond  des  choses;  il  faut  l'y  suivre.  De  graves 
autorités  ecclésiastiques,  ayant  à  leur  tête  M.  l'archevêque  de  Paris, 
estiment  l'heure  venue  de  porter  une  main  hardie  sur  les  problèmes 
les  plus  redoutables;  il  ne  saurait  y  avoir  de  témérité  à  accepter  une 
controverse  dont  l'initiative  leur  appartient. 

Au  moment  où  l'église  triomphe  de  l'impuissance  qu'elle  attribue 
à  l'état  et  à  la  sagesse  humaine  pour  élever  les  générations  nouvelles, 
il  doit  être  permis  de  jeter  un  coup-d'œil  sur  l'église  elle-même,  sur 
sa  situation  intellectuelle  et  morale.  Quand  la  révolution  de  1789 
vint  surprendre  le  clergé,  elle  le  trouva  en  grande  partie  incrédule, 
frivole  et  corrompu.  Assurément,  ni  la  vertu,  ni  la  foi  n'étaient 
éteintes  au  sein  de  l'église,  mais  elles  ne  prévalaient  point.  Ce  qui 
dominait  alors,  c'était  un  épicuréisme  élégant;  les  prélats  de  cour  et 
les  abbés  de  boudoir  avaient  le  pas.  Au  jour  du  malheur,  les  vertus 
reparurent ,  et  c'a  été  la  gloire  du  clergé  de  France  de  se  sentir  et 
de  se  montrer  ferme  et  pur  dans  l'effrayante  persécution  qui  vint 
fondre  sur  lui.  Il  y  a  cinquante  ans  qu'a  grondé  la  tempête;  où  en 
est  aujourd'hui  le  clergé? 


l'église  et  la  philosophie.  173 

Massillon,  dans  le  dernier  siècle,  déplorait  l'ignorance  des  ecclé- 
siastiques, cr  Le  sacerdoce,  disait  l'illustre  évéque  de  Clermont  au 
clergé  de  son  diocèse  (1),  devient  le  titre  unique  et  universel  qui  au- 
torise l'ignorance  et  la  cessation  de  toute  étude...  On  n'a  plus  de 
goût  pour  l'étude,  on  ne  lit  plus;  les  livres  sont  devenus  des  meubles 
de  rebut,  souvent  même  on  n'en  a  pas,  et  c'est  beaucoup  quand  le 
presbytère  de  certains  prêtres  est  décoré  du  moins  de  la  présence 
d'une  seule  Bible.  »  Massillon  compare  cette  ignorance  à  l'instruc- 
tion des  prêtres  païens,  et  il  ne  craint  pas  d'avouer  sur  ce  point  l'in- 
fériorité du  sacerdoce  catholique.  «  Dans  le  paganisme,  dit  l'élo- 
quent oratorien,  les  prêtres  des  idoles  n'avaient  point  d'autre  occu- 
pation qu'une  étude  assidue  des  fables  et  des  extravagances  de  leur 
mythologie  :  ils  vivaient  retirés  dans  l'obscurité  de  leurs  temples  pour 
répondre  aux  peuples  abusés  qui  venaient  les  consulter  sur  leurs 
mystères  impurs  et  insensés  avant  de  s'y  faire  initier.»  Massillon 
poursuit  le  parallèle,  et  il  montre  les  prêtres  catholiques  incapables 
d'enseigner  aux  peuples  l'esprit  du  christrianisme,  puisqu'ils  l'igno- 
rent eux-mêmes.  Cependant  l'étude  et  la  science ,  c'est  toujours 
Massillon  qui  parle,  sont  indispensables  aux  prêtres  et  aux  ministres; 
cependant,  nous  citons  les  paroles  textuelles  de  ce  grand  prélat,  un 
prêtre  et  un  pasteur  ignorant  n^a  plus  le  droit  de  porter  l'auguste  titre 
du  sacerdoce,  et  il  n  est  plus  que  f  opprobre  et  le  rebut  de  V église  et  du 
monde  même.  Une  nous  appartient  pas  de  décider  jusqu'à  quel  point 
les  sévères  remontrances  de  Massillon  peuvent  s'appliquer  au  clergé 
de  nos  jours;  nous  sommes  même  disposé  à  croire  que  l'église  a  mis 
à  profit  les  jours  tranquilles  et  heureux  qu'elle  doit  depuis  quarante 
ans  à  la  sagesse  du  gouvernement  civil  pour  élever  convenablement 
ses  ministres,  pour  former  de  dignes  pasteurs,  pour  ne  conférer  le 
sacerdoce  qu'à  des  hommes  dont  l'instruction  ne  contraste  pas  d'une 
manière  étrange  et  pénible  avec  les  lumières  de  leur  siècle.  Cepen- 
dant quelque  chose  pourrait  éveiller  notre  défiance.  Le  clergé,  qui , 
non  content  d'élever  sans  contrôle  ses  lévites,  dispute  aujourd'hui  à 
l'Université  l'éducation  de  la  jeunesse,  refuse  de  se  soumettre  aux 
épreuves  par  lesquelles  l'état  fait  passer  tous  les  aspirans  à  l'ensei- 
gnement. Pourquoi  cette  répugnance?  D'où  vient  ce  refus?  Le 
clergé  craindrait-il  des  examens  qui  montreraient  ce  qu'il  sait  et  ce 
qu'il  ignore?  Ou  bien  prétendrait-il  par  hasard  établir  une  présomp- 
tion de  capacité  universelle  en  faveur  du  prêtre,  par  cela  seul  qu'il  est 

(1)  Discours  synodaux,  wi»  discours  :  De  VÉtude  et  de  la  Science  nécessaires 
aux  ministres. 


174  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

revêtu  du  sacerdoce?  Mais  Massillon  disait,  dans  le  siècle  dernier, 
que  malheureusement  le  caractère  sacerdotal  était  un  titre  d'igno- 
rance. Tout  est-il  tellement  changé,  qu'il  faille  aujourd'hui,  sans 
autre  information,  tenir  les  prêtres  pour  savans? 

Dans  les  séminaires,  les  études  sont ,  assure-t-on ,  d'une  grande 
faihlesse.  Si  l'on  doit  en  croire  des  personnes  qui  disent  connaître 
les  faits,  l'histoire,  dans  les  établissemens  ecclésiastiques,  est  ensei- 
gnée ou  plutôt  travestie  d'une  manière  déplorable,  et  les  lettres  grec- 
ques et  latines  y  sont  pauvrement  cultivées.  Nfiturellement  le  clergé 
traite  ces  assertions  de  calomnieuses;  eh  bien  !  comment  pourrait-il 
mieux  confondre  des  accusations  qu'il  appelle  mensongères  qu'en 
acceptant  les  épreuves  auxquelles  la  loi  soumet  tous  ceux  qui  ambi- 
tionnent d'instruire  la  jeunesse? 

Mais  peut-être  l'église,  inférieure  à  l'Université  dans  les  sciences 
profanes,  reprend  tous  ses  avantages  dans  les  questions  philosophi- 
ques et  rehgieuses  par  la  hauteur  de  ses  vues  et  l'énergie  de  ses 
convictions.  Voyons  un  peu.  L'église  n'est  pas  encore  revenue  de 
l'effroi  que  lui  a  causé  la  défection  de  M.  de  Lamennais.  Deux  fois, 
en  1817,  en  1830,  elle  avait  cru  trouver  dans  l'auteur  de  V Essai  sur 
V Indifférence  et  dans  le  rédacteur  de  V Avenir  un  guide  glorieux. 
En  1817,  c'était  un  Bossuet  nouveau  qui  devait  avoir  raison  du  scep- 
ticisme dédaigneux  de  notre  âge;  en  1830,  c'était  un  autre  Athanase 
qui  allait  sauver  l'église  du  contact  d'un  pouvoir  corrupteur.  On  sait 
comment  cette  double  attente  a  été  remplie.  Peu  à  peu  s'est  évanoui 
dans  M.  de  Lamennais  le  nouveau  Bossuet,  l'autre  Athanase,  et  enfin 
même  le  chrétien.  Un  pareil  dénouement  a  rempli  l'église  d'épou- 
vante  et  de  colère.  L'église,  s'armant  des  paroles  même  de  M.  de 
Lamennais,  s'est  écriée  dans  sa  -douleur  :  «  Que  fait  Dieu  cepen- 
dant? Il  se  retire,  il  délaisse  cet  insensé  qui  comptait  sur  ses  forces; 
il  l'abandonne  à  son  orgueil.  Alors  arrivent  ces  chutes  terribles  qui 
étonnent  et  consternent,  ces  chutes  inattendues,  effrayantes,  exem- 
ples des  jugemens  divins  (1).  »  Ce  n'est  pas  tout  :  l'église  a  étendu 
sa  réprobation  jusqu'aux  idées  elles-mêmes.  Voilà  où  elles  abou- 
tissent, ont  dit  les  sages;  voyez  où  la  philosophie  a  conduit  M.  de 
Lamennais;  considérez  au  fond  de  quel  gouffre  il  s'est  précipité  en 
voulant  faire  dans  la  religion  la  part  de  la  pensée  spéculative.  Aussi 
aujourd  hui,  tout  ce  qui  trahit  des  tendances  philosophiques  est  sus- 
pect aux  yeux  de  l'église.  La  philosophie  môme  la  plus  chrétienne 


(1)  M.  de  Lamennais,  noies  sur  Y  Imitation  de  Jésus-Christ. 


4 


l'église  et  la  philosophie.  175 

excite  les  déflances  des  supérieurs  ecclésiastiques.  M.  l'abbé  Bautain 
ne  nous  démentira  pas.  On  a  d'invincibles  répugnances  contre  la 
métaphysique,  même  quand  elle  ne  se  propose  qu'une  explication 
respectueuse  des  données  de  la  foi  :  on  se  souvient  que  les  plus 
damnables  hérésiarques  ont  ainsi  commencé. 

Ce  n'est  donc  pas  par  de  grandes  études  religieuses  et  philoso- 
phiques que  l'église  se  propose  aujourd'hui  d'exercer  son  influence  : 
toutes  ces  questions  lui  font  peur;  on  dirait  qu'à  côté  de  chacune 
d'elles  elle  voit  un  abîme.  C'est  par  d'autres  moyens  que  l'église 
cherche  la  puissance,  et  nous  pouvons  ici,  sous  certains  rapports,  la 
féliciter  de  son  habileté.  Depuis  plusieurs  années,  l'église  s'est  oc- 
cupée activement  de  charité  sociale,  et  elle  s'est  mise  à  rivah'ser  avec 
les  philantropes.  Nous  retrouvons  son  action  dans  la  société  de  Saint- 
Vincent  de  Paul,  qui  s'est  proposé  le  soulagement  des  pauvres,  le 
patronage  des  apprentis  et  des  ouvriers,  l'instruction  des  militaires. 
Plusieurs  œuvres  attestent  la  même  sollicitude  et  la  même  charité  : 
l'œuvre  de  Miséricorde  pour  les  pauvres  honteux,  l'œuvre  des  Amis 
de  r Enfance,  l'œuvre  des  Nouvelles  accouchées.  N'oublions  pas  dans 
cette  énumération,  d'ailleurs  fort  incomplète,  les  dames  du  Bon  Pas- 
teur pour  \qs  filles  repenties.  Voilà  des  actes  qu'il  est  permis  de  louer 
hautement.  Sans  doute  on  peut  reconnaître  dans  l'organisation  de 
toute  cette  charité  le  désir  d'avoir  la  main  partout,  désir  qui  n'aban- 
donne jamais  l'église;  mais  ici  cette  ambition  conduit  au  bien  et  se 
rencontre  heureusement  avec  l'esprit  de  l'Évangile.  La  religion  ca- 
tholique n'a  pas  non  plus  négligé  de  frapper  les  sens  et  les  imagina- 
tions en  augmentant  les  magnificences  de  ses  cérémonies.  Nous 
voyons  aujourd'hui  la  peinture,  la  sculpture  et  la  musique  rehausser 
l'éclat  de  ses  temples  et  de  ses  pompes,  et  dans  cette  pensée  de 
chercher  dans  le  culte  une  source  d'émotions  presque  dramatiques, 
la  générosité  du  gouvernement  n'a  pas  fait  défaut  à  l'église.  Enfin, 
pour  compléter  la  grandeur  du  spectacle,  on  s'est  adressé  à  l'élo- 
quence :  des  prédicateurs  à  la  voix  sonore,  au  geste  théâtral,  mon- 
tent dans  les  chaires;  leur  apparition  est  annoncée  d'avance  dans 
les  journaux,  qui  rendent  aussi  compte  de  leurs  sermons  les  plus 
fameux.  Aussi  il  y  a  foule  autour  de  la  chaire  chrétienne;  on  pèse 
les  mérites  divers  des  orateurs  les  plus  en  vogue  :  l'un  est  proclamé 
un  logicien  du  premier  ordre,  mais  comme  l'autre  sait  toucher  les 
cœurs!  On  compare,  on  disserte,  on  discute;  enfin  on  sort  du  sermon 
comme  d'une  académie  ou  d'un  théâtre.  Nous  ne  voulons  pas  trou- 
bler la  joie  de  ceux  qui  voient  dans  ce  bruyant  concours  le  triomphe 


176  IIEVUE  DES  DEUX  MONDES. 

de  la  religion,  et  nous  nous  contenterons  de  leur  citer  ces  paroles  de 
La  Bruyère  :  «  L'oisiveté  des  femmes  et  l'habitude  qu'ont  les  hommes 
de  les  courir  partout  où  elles  s'assemblent  donnent  du  nom  à  de 
froids  orateurs,  et  soutiennent  quelque  temps  ceux  qui  ont  décliné.  » 

Cependant,  au  milieu  de  tous  ces  soins,  l'église  n'oubliait  pas  son 
but  principal,  l'éducation  de  la  jeunesse.  Ici  l'embarras  n'était  pas 
médiocre,  car  l'ambition  se  trouvait  plus  grande  que  la  puissance. 
Il  est  plus  facile  de  fonder  des  établissemens  de  charité,  de  parer  les 
temples  et  de  se  pourvoir  de  prédicateurs,  que  de  suffire  à  l'instruc- 
tion publique  dans  la  société  française.  Le  clergé  avait  d'ailleurs  en 
face  de  lui  un  corps  laïque,  nombreux,  tenu  en  haute  estime  par  le 
pays,  expression  légale  et  savante  de  la  science  du  siècle,  et  quand 
il  s'examinait  lui-même,  il  ne  trouvait  chez  les  siens  ni  ces  fortes 
disciplines  ni  cette  animation  intellectuelle  si  nécessaires  à  l'apos- 
tolat de  l'enseignement.  C'est  dans  ces  circonstances  que  vinrent 
s'offi'ir  à  l'église  les  jésuites. 

Nous  avons  une  raison  particulière  de  parler  des  jésuites  avec  une 
scrupuleuse  justice  :  on  nous  a  adressé  force  injures  en  leur  nom. 
Au  surplus,  la  grotesque  polémique  du  Monopole  universitaire  et  du 
Catéchisme  de  fUniversité  ne  venge  que  trop  ceux  qu'elle  prétend 
accabler.  Aujourd'hui  les  jésuites  ont  de  singuliers  interprètes  et  de 
tristes  mandataires.  Nous  ne  sommes  plus  au  temps  du  père  Brumoy 
et  du  père  Porée.  Que  sont  devenus  ces  pères  spirituels  et  polis, 
insinuans,  habiles,  possédant  des  connaissances  variées  et  l'art  de  la 
vie?  En  vérité,  on  pourrait  reprocher  à  ceux  qui  de  nos  jours  se  mettent 
en  avant  pour  représenter  ou  servir  la  compagnie,  non  pas  tant  d'être 
jésuites,  que  de  ne  pas  l'être  assez.  Au  reste,  c'est  l'affaire  de  la  so- 
ciété j  prenons-la  telle  qu'elle  se  comporte  aujourd'hui  :  Sint  ut  sunt. 

Tels  sont  les  avantages  d'une  organisation  profonde  et  forte,  qu'elle 
supplée  à  l'insuffisance  des  hommes.  Nous  n'avons  pas  entendu  dire 
que  la  société  de  Jésus  ait  aujourd'hui  dans  son  sein  de  remarqua- 
bles talens  :  nous  ne  connaissons  ni  ses  prosateurs,  ni  ses  poètes,  ni 
ses  penseurs,  et  tout  l'éclat  littéraire  de  la  compagnie  se  concentre 
dans  les  prédications  de  M.  de  Ravignan.  Mais  la  hiérarchie  des  jé- 
suites, leur  discipline,  leur  persévérance,  l'ardeur  et  l'étendue  de 
leur  ambition ,  des  traditions  qui  comptent  trois  siècles,  des  méthodes 
et  des  habitudes  d'enseignement  pratiquées  sinon  avec  éclat,  du 
moins  avec  ténacité,  tout  cela  constitue  dans  le  monde  catholique 
une  puissance  vers  laquelle  le  clergé  de  France,  au  milieu  de  ses 
projets  et  de  ses  embarras,  a  naturellement  tourné  les  yeux. 


l'église  et  la  philosophie.  177 

Nous  ne  confondons  pas  l'église  et  les  jésuites,  mais  nous  disons 
que  les  jésuites  sont  aujourd'hui,  en  France,  nécessaires  à  l'église. 
L'état  de  ses  affaires  ne  lui  permet  pas  de  congédier  de  pareilles 
troupes. 

L'église  gallicane  n'a  plus  cette  foi  en  elle-même  qui  la  fortifiait 
au  wir  siècle.  A  cette  époque,  Bossuet  lui  décernait  celte  louange 
d'être  représentée  jsar  le  plus  docte  clergé  qiiifût  au  monde  (1),  et  il 
ajoutait  :  «  Qu'elle  est  belle  cette  église  gallicane,  pleine  de  science  et 
de  vertus!  »  L'Écriture  nous  raconte  que,  lorsque  Balaam  aperçut 
du  haut  d'une  montagne  le  camp  d'Israël  dans  le  désert,  il  s'écria  : 
((  0  Jacob!  que  vos  tentes  sont  belles!  Quel  ordre!  quelle  majesté  dans 
«  vos  pavillons!  »  Bossuet,  en  1681,  faisait  avec  orgueil  à  l'église  gal- 
licane l'application  de  cette  parole.  Alors  le  clergé  de  France  avait 
son  génie  et  ses  maximes.  Tout  en  se  rattachant  à  l'église  romaine 
par  les  liens  d'une  antique  tradition,  il  s'en  distinguait  par  son  es- 
prit et  sa  discipline,  par  des  principes  qui  en  faisaient  une  grande 
église  nationale,  sans  l'empêcher  d'être  catholique,  d'être  une  partie 
de  l'église  universelle.  Ce  fut  là  le  chef-d'œuvre  de  la  sagesse  et  du 
bon  sens.  Quel  changement  aujourd'hui!  C'est  au-delà  des  monts 
que  le  clergé  de  France  cherche  maintenant  toutes  ses  inspirations, 
toutes  ses  doctrines,  et  il  ne  croit  plus  avoir  d'autre  ancre  de  salut 
que  la  plus  complète  adhésion  à  tout  ce  que  Rome  pense  et  veut. 
Les  raisons  de  cette  conduite  nouvelle  se  peuvent  comprendre.  Dans 
l'ancienne  monarchie,  l'église  s'appuyait  avec  confiance  sur  le  gou- 
vernement temporel  ;  elle  se  confondait  avec  lui  dans  certaines  par- 
ties de  l'ordre  politique ,  et  cette  solidarité  ne  lui  permettait  pas 
d'abandonner  nos  rois  quand  ils  n'étaient  pas  d'accord  avec  le  pape. 
Depuis  cinquante  ans  au  contraire,  le  gouvernement  temporel  est 
suspect  à  l'église;  elle  a  tenu  pour  ennemis  tous  les  régimes  qui  se 
sont  succédé  pendant  un  demi-siècle,  même  quand  ces  régimes 
s'employaient  à  relever  la  religion.  Dès  les  premiers  momens  de  la 
restauration,  les  doctrines  ultramontaines  ont  prévalu  dans  l'esprit 
du  clergé  :  M.  de  Lamennais  a  aimé  le  pape  avec  fureur.  La  défec- 
tien  de  l'éloquent  rédacteur  du  Mémorial  Catholique  n'a  rien  changé 
a!î\  dispositions  de  notre  clergé;  elle  a  plutôt  au  contraire  accéléré 
le  mouvement  qui  le  poussait  dans  le  sein  de  Rome.  Il  n'y  a  pas 
jusqu'au  schisme  stupide  de  M.  Chûtel  qui  n'ait  été  pour  quelque 
-chose  dans  cet  entraînement.  Tout  semblait  avertir  nos  prêtres  qu'en 

(i)  Sermon  sur  Vunité  de  l'église. 


4f8  REVDE  DES  DEUî^  MONDES. 

dehors  de  Rome  il  n'y  a  qu'impuissance  H  chute,  qu'en  dehors  de 
Rome  il  n'y  a  que  des  causes  d'erreur  et  des  tentations  d'apostasie. 

11  y  a  vingt-trois  ans,  M.  de  Maistre  disait  au  clergé  de  France  : 
«  On  a  besoin  de  vous  pour  ce  qui  se  prépare....  mais  le  sacerdoce 
français  ne  doit  pas  se  flatter  d'être  rais  à  la  tête  de  l'œuvre  qui 
s'avance  sans  qu'il  lui  en  coûte  rien.  Le  sacrifice  de  certains  pré- 
jugés favoris,  sucés  avec  le  lait  et  devenus  nature,  est  difficile  sans 
doute  et  même  douloureux;  cependant  il  n'y  a  pas  à  balancer;  une 
grande  récompense  appelle  un  grand  courage  (1).  »  Le  sacrifice 
qu'exigeait  M.  de  Maistre  est  à  peu  près  accompli.  Ces  préjugés  fa- 
voris, devenus  nature,  ont  été  presqu'entièrement  dépouillés.  Main- 
tenant, la  récompense  suivra-t-elle?  On  n'en  saurait  douter,  s'il  faut 
en  croire  M.  le  cardinal  Pacca.  Cette  année  même,  dans  une  solen- 
nité littéraire  où  affluait  tout  ce  que  la  société  romaine  a  de  plus  dis- 
tingué ,  le  vénérable  doyen  du  sacré  collège ,  après  avoir  félicité  le 
clergé  français  de  se  montrer  depuis  quelque  temps  le  fils  le  plus 
affectueux  et  le  plus  soumis  de  la  sainte  église  romaine,  nous  an- 
nonce que  le  Seigneur  destine  la  France  à  être  l'instrument  de  ses 
divines  miséricordes.  Dans  la  revue  qu'il  a  faite  du  monde  catho- 
lique, M.  le  cardinal  Pacca  s'est  occupé  de  peser  les  mérites  de  cha- 
cun, d'assigner  les  places,  et  il  se  trouve  que  dans  cette  distribution 
le  clergé  français  a  reçu  des  mains  du  doyen  du  sacré  collège  le  prix 
d'excellence. 

Il  n'y  a  plus,  à  vrai  dire,  d'égUse  gallicane.  La  congrégation  de 
Saint-Sulpice,  dont  le  début  fut  si  brillant,  puisqu'elle  éleva  Fénélon, 
est  depuis  long-temps  stérile  en  profonds  théologiens.  Le  prêtre  qui 
la  fonda,  M.  Olier,  avait  voulu  qu'elle  restât  étrangère  à  tout  esprit 
de  contention  et  de  polémique,  et  qu'elle  se  vouât  uniquement  à  la 
doctrine,  à  féducation  de  ceux  qui  devaient  être  revêtus  du  sacer- 
doce. Cette  vue  pouvait  être  féconde,  mais  à  la  condition  qu'à  Saint- 
Sulpice  la  doctrine  se  maintînt  toujours  forte  et  florissante.  Or,  au- 
jourd'hui, c'est  une  plainte  universelle  au  sein  même  de  féglise  < 
parmi  les  croyans  les  plus  sincères,  que  la  théologie  n'a  plus  ûr.  . 
grands  docteurs.  Dans  cette  stérilité,  les  jésuites  triomphent,  et  voilà 
pourquoi  dans  le  clergé  de  France  les  uns  invoquent  leur  interven- 
tion avec  empressement,  les  autres  la  subissent  comme  une  né- 
cessité. 

Maintenant,  il  faut  voir  comment  les  jésuites  reviennent  parmi 

Cl)  De  VÉglise  gallicane,  pour  servir  de  suite  à  rouvnige  inlilulé  du  Pape. 

1 


l'église  et  la  philosophie.  179 

nous.  L'inexprimable  impopularité  dont  ils  sont  en  possession  ne  leur 
permet  pas  d'avouer  hautement  leur  nom  et  leur  institut.  La  con- 
grégation ne  paraît  pas,  mais  les  individus  qui  lui  appartiennent  rem- 
plissent les  séminaires,  dirigent  les  diocèses,  et  dominent  l'église. 
En  18-28,  il  fut  constaté  que  huit  petits  séminaires  étaient  tout-à-fait 
entre  les  mains  des  jésuites  :  pour  excuser  cet  état  des  choses,  on 
alléguait  que  ce  n'était  pas  la  compagnie  elle-même  qui  possédait 
€es  établissemens,  que  seulement  la  direction  en  était  confiée  à  des 
individus  qui  ne  se  distinguaient  des  autres  ecclésiastiques  par  au- 
cune dénomination  particulière,  bien  qu'ils  suivissent  pour  leur  ré- 
gime intérieur  la  règle  de  Saint-Ignace  (1).  A  quinze  ans  de  distance, 
nous  aurions  besoin  d'une  autre  enquête  :  on  trouverait  plus  de  jé- 
suites aujourd'hui  que  sous  Charles  X. 

C'est  un  principe  de  notre  droit  public  ancien  et  nouveau  qu'une 
association  religieuse  ne  saurait  exister  sans  la  sanction  législative, 
et  cette  sanction ,  on  peut  prédire  à  la  compagnie  de  Jésus  qu'elle 
ne  l'obtiendra  jamais;  le  ministère  de  M.  de  Polignac  n'eût  pas  osé 
la  demander.  Quand  Louis  XVI,  et  ce  fait  a  été  cité  sous  la  restaura- 
tion, voulut  tempérer  la  rigueur  des  édits  qui  avaient  banni  les  jé- 
suites, il  fut  expressément  stipulé  qu'à  aucun  titre,  les  jésuites  ne 
pourraient  s'immiscer  dans  l'instruction  publique ,  tant  on  avait  re- 
connu le  danger  de  l'action  de  cet  institut  sur  la  jeunesse.  Cepen- 
dant aujourd'hui  plusieurs  de  nos  évêques,  de  connivence  avec  les 
jésuites,  les  couvrent  de  leur  protection.  Le  langage  du  clergé  et  de 
ceux  qui  écrivent  pour  lui  change  suivant  les  circonstances;  tantôt 
on  avoue  les  compagnons  de  saint  Ignace ,  tantôt  on  demande  où  ils 
sont  :  ici  on  se  sert  de  ruse,  là  on  a  du  front;  ce  sont  les  mille  arti- 
fices, les  figures  diverses,  et  les  déguisemens  infinis  de  Protée,  ce 
précurseur  des  jésuites. 

Nous  sommes  moins  avancés  qu'au  xviir  siècle,  et  il  nous  faut 
recommencer  une  lutte  qui  semblait  terminée.  D'Alembert  écrivait 
sur  la  destruction  des  jésuites,  nous  sommes  obligés  de  nous  occuper 
de  leur  résurrection.  Les  penseurs  du  dernier  siècle  avaient  envers 
tous  les  ordres  religieux  une  impartialité  facile,  car  ils  avaient  pour 
eux  un  égal  dédain.  Entre  les  jésuites  et  les  jansénistes,  d'Alembert 
était  sans  préférence.  Il  voulait  qu'on  réprimât  et  qu'on  avilît  égale- 
ment les  deux  partis.  Il  disait  qu'il  était  arrivé  aux  jésuites  et  aux 

(1)  Voyez  le  rapport  adressé  au  roi,  le  28  mai  1828,  par  M.  de  Quélen ,  arche- 
vêque de  Paris,  et  par  M.  le  baron  Mounier,  au  nom  de  la  commission^formée  sur 
la  proposition  de  M.  le  comte  Portalis,  alors  garde-des-sceaux. 


180  RKVUE  DES  DEUX  MONDES. 

jansénistes  l'aventure  du  chasseur  et  du  sanglier  de  la  fable.  Les  jé- 
suites sont  morts,  écrivait-il ,  et  les  jansénistes,  qui  viennent  de  les 
égorger,  mourront  bientôt  comme  le  sanglier  sur  le  cadavre  de  leur 
ennemi.  Une  très  grande  indifférence  pour  les  discussions  religieuses 
et  les  matières  théologiques  se  fait  remarquer  dans  tout  ce  qu'ont 
écrit  les  philosophes  du  dernier  siècle.  Ils  traitaient  d'impertinences 
scolastiques  toutes  les  questions  auxquelles  avait  donné  naissance 
l'interprétation  du  christianisme,  et  ils  étaient  ravis  de  pouvoir  ren- 
voyer dos  à  dos  les  disciples  de  Loyola  et  les  partisans  de  Jansénius. 

Nous  ne  saurions  aujourd'hui  partager  ce  mépris  pour  la  théologie, 
car  nous  reconnaissons  dans  la  théologie  la  métaphysique  elle- 
même.  Quel  est  le  fond  de  l'une  et  de  l'autre?  Les  idées,  des  intui- 
tions, des  constructions  et  des  développemens  logiques.  Les  théolo- 
giens font  quelques  hypothèses  de  plus  que  les  métaphysiciens.  Ils 
dogmatisent  plus  à  leur  aise,  mais  en  réalité  la  théologie  et  la  méta- 
physique sont  deux  faces  diverses  d'une  même  science.  A  ceux  que 
scandaUserait  cette  manière  d'apprécier  les  choses,  nous  produirons 
un  témoignage  qui  ne  saurait  être  suspect.  «  C'est  par  une  sublime 
métaphysique,  a  écrit  Fénélon  (1),  que  saint  Augustin  a  remonté  aux 
premiers  principes  des  vérités  de  la  rehgion  contre  les  païens  et  les 
hérétiques.  C'est  par  la  sublimité  de  cette  science  que  saint  Gré- 
goire de  Nazianze  a  mérité  par  excellence  le  nom  de  théologien. 
C'est  par  la  métaphysique  que  saint  Anselme  et  saint  Thomas  ont  été 
dans  les  derniers  siècles  de  grandes  lumières.  »  Voilà  pourquoi  de 
nos  jours  c'est  un  droit  pour  les  philosophes  d'intervenir  dans  les 
questions  théologiques ,  et  c'est  un  devoir  pour  eux  de  les  expli- 
quer. Rien  ne  saurait  être  plus  utile  que  de  traiter  clairement  cer- 
tains sujets  dont  on  s'est  bien  gardé  jusqu'à  présent  de  dissiper 
l'obscurité.  Les  laïques  dans  notre  siècle  se  mêleront  donc  de  théo- 
logie, n'en  déplaise  aux  jésuites. 

A  part  son  dédain  pour  les  matières  théologiques,  d'Alembert  a 
parlé  des  jésuites  avec  convenance  et  vérité.  Les  pages  qu'il  leur  a 
consacrées  sont  judicieuses  et  piquantes.  Il  y  eut  ceci  de  singulier, 
c'est  que  dans  l'écrit  du  célèbre  encyclopédiste  sur  la  destruction  des 
jésuites,  les  jansénistes  se  trouvaient  plus  maltraités  que  leurs  enne- 
mis. D'Alembert  avait  du  mépris,  non  pas  pour  le  jansénisme  de 
Port-Ko^al,  mais  pour  ceux  qui  s'en  portaient  les  successeurs  au 
xviir  siècle.  Il  les  comparait  aux  valets  de  chambre  d'un  grand  sei- 

(1)  Troisième  lettre  au  cardinal  de  Noailles,  arclœvèque  de  Paris. 


l'église  et  la  philosophie.  181 

gneur  qui  voudraient  se  faire  appeler  ses  héritiers  pour  avoir 
eu  de  sa  succession  quelques  méchans  habits.  Quant  aux  jésuites, 
tout  en  considérant  la  suppression  de  leur  ordre  comme  une  satisfac- 
tion donnée  à  la  raison  humaine,  l'ami  de  Voltaire  rendait  justice  aux 
talens  qu'avait  déployés  la  société  dans  tous  les  genres,  éloquence, 
histoire,  antiquité,  géométrie,  littérature  profonde  et  agréable.  Il  est 
vrai  qu'à  côté  de  ce  goût  pour  l'étude,  de  ces  succès  dans  les  lettres, 
il  plaçait  le  génie  de  l'intrigue.  D'Alembert  ne  se  trompait  pas.  C'est 
en  effet  à  la  science  et  à  la  politique  réunies  que  les  jésuites  de- 
mandaient le  gouvernement  du  monde  au  nom  de  la  religion.  Nous 
parlons  des  temps  de  leur  grandeur. 

Les  parlemens  furent  plus  durs  pour  les  jésuites  que  les  philoso- 
phes, a  L'esprit  monastique ,  disait  M.  de  La  Chalotais,  procureur- 
général  du  parlement  de  Bretagne ,  est  le  fléau  des  états  :  de  tous 
ceux  que  cet  esprit  anime,  les  jésuites  sont  les  plus  nuisibles  parce 
qu'ils  sont  les  plus  puissans;  c'est  donc  par  eux  qu'il  faut  commencer 
à  secouer  le  joug  de  cette  nation  pernicieuse.  »  C'est  en  vertu  de  ces 
principes  que  l'ancienne  magistrature  fut  inexorable  envers  la  com- 
pagnie de  Jésus.  Les  philosophes  guerroyèrent  contre  les  jésuites , 
mais  ils  n'eurent  pas  envers  eux  cette  animosité  implacable.  Vol- 
taire, qui  avait  été  leur  élève,  les  ménagea  long-temps.  Un  jour  les 
jésuites  s'avisèrent  de  vouloir  écrire  dans  \ Encyclopédie  :  ils  dési- 
raient en  rédiger  la  partie  théologique;  on  reconnaît  là  l'industrie 
des  bons  pères.  Les  philosophes  remercièrent  ces  singuliers  collabo- 
rateurs, qui,  piqués  du  refus,  se  mirent  à  attaquer  l'ouvrage  auquel 
ils  ne  pouvaient  coopérer.  L'Encyclopédie,  les  philosophes,  furent 
dénoncés  à  l'Europe  avec  cette  violence  maladroite  qu'inspire  pres- 
que toujours  l'amour-propre  blessé.  Voltaire  eut  naturellement  l'hon- 
neur d'être  surtout  le  point  de  mire  des  jésuites  en  colère.  Impru- 
dens!  Pendant  plusieurs  années.  Voltaire  les  laissa  dire,  enfin  il 
éclata.  Quelles  représailles,  bon  Dieu  1  Sur  tous  les  tons,  dans  toutes 
les  formes,  critique,  satires,  contes  envers,  contes  en  prose,  épi- 
grammes,  facéties,  Voltaire  divertit  l'Europe  aux  dépens  des  jésuites. 
La  gaieté  de  Voltaire  fut  toujours  fatale  à  ceux  qui  en  furent  l'objet. 
Raillés  par  les  philosophes,  poursuivis  par  les  jansénistes,  réprouvés 
par  les  parlemens,  abandonnés  par  l'église,  les  jésuites  arrivèrent  au 
bord  de  l'abîme,  et  chacun  comprit  qu'ils  allaient  y  tomber.  Alors 
Voltaire  en  prit  pitié  et  suspendit  ses  coups.  crO  mes  frères  les  jé- 
suites, leur  dit-il,  vous  n'avez  pas  été  tolérans,  et  on  ne  l'est  pas 
pour  vous,  n  Au  moment  où  on  s'occupait  de  les  condamner  et  de  les 


182  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

proscrire,  il  parla  môme  en  leur  faveur,  en  démontrant  qu'il  fallait 
tenir  la  balance  égale  entre  les  molinistes  et  les  jansénistes.  Cet  iné- 
puisable railleur  avait  une  sensibilité  naturelle  et  vive,  féconde  en 
bons  mouvcmens.  Quand  il  s'était  bien  moqué  de  ses  adversaires,  il 
leur  pardonnait  volontiers. 

De  nos  jours,  nous  sommes  moins  gais  et  peut-être  moins  géné- 
reux. Demandez  à  M.  Michelet  si ,  lorsqu'il  s'agit  de  jésuites,  il  veut 
rire  ou  se  calmer.  «Ce  que  l'avenir  nous  garde,  Dieu  le  sait!...  Seu- 
lement je  le  prie,  s'il  faut  qu'il  nous  frappe  encore,  de  nous  frapper 
de  l'épée.  »  Telles  sont  les  premières  paroles  par  lesquelles  M.  Mi- 
chelet ouvre  sa  campagne  contre  les  jésuites  :  elles  dénotent  des 
préoccupations  profondes  et  mélancoliques;  elles  respirent  une  mys- 
tique tristesse. 

C'est  qu'effectivement  M.  Michelet  a  écrit  et  parlé  au  sujet  des 
jésuites,  agité  parles  impressions  les  plus  pénibles.  On  ne  peut  mé- 
connaître, en  hsant  ses  pages  brèves,  d'un  style  amer  et  heurté,  Té- 
tonnement  douloureux  que  lui  ont  inspiré  les  attaques  dont  il  s*est 
vu  l'objet.  Lui  qui  se  croyait  des  droits  à  la  reconnaissance  de  l'é- 
glise pour  avoir  mis  en  lumière  l'art  gothique  et  le  moyen-âge,  qui 
avait  porté  tout  ce  passé,  comme  il  aurait  porté  les  cendres  de  son  père 
ou  de  son  fds,  c'était  lui  que  l'outrage  venait  chercher  !  Il  y  a  dans 
cette  surprise  une  respectable  candeur.  Voilà  bien  l'homme  docte  et 
solitaire  qui  dans  le  fond  de  son  cabinet  ignore  le  siècle  au  milieu 
duquel  il  vit.  S'il  avait  pris  parfois  le  loisir  de  regarder  au  dehors,  il 
eût  vu  que  dans  notre  âge  rien  n'était  à  l'abri  de  la  calomnie,  de 
l'insulte;  il  eût  reconnu  que  tout  passe  par  cette  épreuve,  par  ce 
baptême,  les  têtes  les  plus  hautes  comme  les  plus  obscurs  particu- 
liers, les  savans  aussi  bien  que  les  politiques,  la  vertu  non  moins  que 
le  talent;  alors  il  eût  trouvé  naturel  d'avoir  sa  part  dans  cette  distri- 
bution des  injures.  M.  Michelet  n'a  pas  pris  les  choses  avec  cette 
expérience.  Assailli  pour  la  première  fois,  il  s'est  emporté,  et  il  s'est 
mis  à  exercer  contre  ses  adversaires  des  représailles  extrêmes. 

Nous  pouvons  parler  en  toute  liberté  des  Jésuites  de  MM.  Michelet 
et  Quinet.  La  publication  a  réussi  et  le  coup  a  porté,  trop  loin  peut- 
être.  Les  deux  auteurs  ne  s'étonneront  pas  que,  tout  en  défendant  le 
même  principe,  la  liberté  de  l'esprit  humain,  nous  ne  partagions  pas 
toutes  leurs  opinions.  Le  front  de  bataille  est  immense  et  comporte 
des  positions  diverses. 

Entrant  pour  la  première  fois  dans  la  polémique ,  M.  Michelet  s'y^ 
est  lancé  à  corps  perdu,  et  il  s'est  mis  à  combattre  avec  une  anima- 


l'église  et  la  philosophie.  183 

tion  tout-à-fait  extraordinaire.  Il  poursuit  à  outrance  les  jésuites, 
non-seulement  dans  les  positions  qu'ils  ont  prises  aujourd'hui ,  mais 
dans  tout  leur  passé;  il  les  montre  toujours  et  partout  corrompant 
la  jeunesse,  s'emparant  des  femmes ,  représentant  sous  toutes  les 
formes  l'esprit  de  délation  et  de  police,  l'esprit  de  mort.  Ce  n'est  en- 
core que  la  moitié  du  mal  :  non-seulement  nous  avons  à  nous  dé- 
fendre des  jésuites ,  mais  M.  Michelet  nous  signale  les  jésuitesses, 
voilà  qui  est  effrayant.  Il  paraît  que  dans  nos  ménages  bourgeois,  dans 
les  salons,  nous  sommes  exposés  à  rencontrer,  sous  la  physionomie 
de  femmes  douces  et  charmantes,  des  jésuitesses  qui  nous  mènent 
Dieu  sait  où,  et  nous  font  croire  tout  ce  qu'elles  veulent.  M.  Mi- 
chelet aperçoit  des  millions  de  femmes  qui  n'agissent  que  par  les  jé- 
suites et  il  s'écrie  :  «  La  France  est  avertie  maintenant;  qu'elle  fasse 
ce  qu'elle  voudra  !»  La  vivacité  des  exclamations  de  M.  Michelet,  la 
franchise  de  ses  exagérations,  tout,  jusqu'au  désordre  de  son  style, 
montre  combien  il  est  sincère  et  convaincu;  mais  qu'il  nous  per- 
naette  de  le  lui  dire,  ni  la  nature  de  son  esprit,  ni  le  genre  de  son 
talent  ne  le  destinent  à  la  polémique.  Pour  bien  combattre,  il  faut 
moins  d'emportement.  L'esprit  n'est  véritablement  puissant  dans  la 
polémique  que  lorsqu'il  est  maître  de  lui-même  et  de  sa  colère.  Les 
combattans  novices  sont  toujours  en  fureur  ;  l'athlète  expérimenté 
reste  calme,  il  prend  son  temps,  choisit  son  terrain  et  frappe  avec 
discernement.  Enfin  il  est  d'autant  plus  redoutable  à  ses  adversaires 
qu'il  leur  fait  équitablement  leur  part,  et  qu'il  a  pour  eux  une  dés- 
espérante et  magnanime  justice.  En  lisant  ce  que  M.  Michelet  a 
écrit  sur  les  jésuites,  on  se  surprend  parfois  à  prendre  contre  lui 
leur  défense  :  à  coup  sûr  ce  n'est  pas  là  l'effet  qu'il  a  voulu  pro- 
duire. M.  Michelet  a  rappelé  quelque  part  qu'il  s'était  voué  unique- 
ment à  l'histoire  de  France,  qu'il  l'écrivait  hier,  qu'il  l'écrira  demain, 
qu'il  l'écrira  toujours  :  il  aura  raison  de  ne  pas  négliger  cette  longue 
étude  pour  les  luttes  de  la  polémique.  C'est  par  le  culte  de  l'histoire 
nationale,  c'est  par  des  pages  pleines  d'une  émotion  naïve  et  pure, 
comme  son  éloquent  récit  de  la  vie  de  Jeanne  d'Arc ,  que  M.  Mi- 
chelet servira  vraiment  sa  renommée,  et  qu'il  contentera  tout-à- 
fait  les  sincères  amis  de  son  noble  et  consciencieux  talent. 

Mais  ici  me  revient  en  mémoire  cette  phrase  de  M.  Michelet  : 
«  On  a  dit  que  je  défendais,  on  a  dit  que  j'attaquais.  Ni  l'un  ni 
l'autre...  J'enseigne.  »  Faut-il  souscrire  à  cette  prétention?  Alors  la 
critique  historique  serait  obligée  d'être  plus  sévère,  car  elle  aurait  à 
demander  compte  à  l'écrivain  de  ses  jugemens,  si  incomplets  et  si 


134  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

passionnés.  M.  Michelet  se  fait  illusion  à  lui-même.  Dans  les  six 
leçons  qu'il  a  publiées,  ce  n'est  pas  l'histoire,  c'est  la  polémique 
qui  est  présente,  polémique  dont  le  retentissement  et  l'âpreté  placent 
désormais  M.  Michelet  dans  les  rangs  des  plus  ardens  adversaires 
du  catholicisme. 

Ce  n'est  pas  M.  Quinet  qui  se  défendra  d'avoir  fait  de  la  polémique 
dans  ses  remarquables  leçons.  On  s'aperçoit,  en  les  lisant,  que  les 
attaques  qui  ont  si  fort  surpris  M.  Michelet,  et  l'ont  troublé  outre 
mesure,  n'ont  pas  trop  déplu  à  l'auteur  d' Ahasvérus.  Il  a  compris 
sur-le-champ  le  parti  qu'on  en  pouvait  tirer  pour  traiter  avec  applau- 
dissement des  questions  que  les  passions  ecclésiastiques  remettaient 
à  l'ordre  du  jour.  Dans  les  six  leçons  épisodiques  qu'il  a  rédigées  à 
l'occasion  des  jésuites,  M.  Quinet  a  mêlé  des  considérations  souvent 
ingénieuses  à  des  faits  habilement  choisis.  Après  avoir  établi  le  droit 
de  discussion  en  matière  religieuse,  il  entre  dans  son  sujet  par  une 
vive  peinture  des  commencemens  de  la  société  de  Jésus.  Ce  morceau 
est  plein  d'éclat.  «  Dans  la  mêlée  du  xvi^  siècle,  dit  M.  Quinet,  une 
légion  sort  de  la  poussière  des  chemins.  Ce  début  est  grand,  puis- 
sant, saisissant;  le  sceau  du  génie  est  là...  »  Après  ce  jugement  im- 
partial, M.  Quinet  prend  l'offensive  contre  la  compagnie  de  Jésus; 
il  triomphe  de  la  rapidité  de  sa  décadence,  il  cherche  à  caractériser 
les  Exercices  spirituels  de  Loyola  et  les  Constitutions  de  l'ordre;  il 
s'attache  à  prouver  que  les  jésuites  sont  les  pharisiens  du  christia- 
nisme; il  les  montre  dans  leurs  missions  déflgurant  l'Évangile  pour 
le  faire  accepter,  travaillant  à  soumettre  les  peuples  et  les  gouverne- 
mens  à  l'unité  de  la  puissance  ecclésiastique,  et,  pour  arriver  à  ce 
but,  s'emparant  partout  de  l'éducation  de  la  jeunesse.  Tout  cela  est 
rigoureusement  déduit,  écrit  parfois  avec  éloquence. 

C'est  l'Évangile  à  la  main  que  M.  Quinet  attaque  les  jésuites.  Il 
oppose  leurs  doctrines  à  l'esprit  de  la  liberté  chrétienne,  et  il  de- 
mande ce  qu'il  y  a  de  commun  entre  le  Christ  et  Loyola.  Notre  au- 
teur a  pensé,  non  sans  raison,  qu'il  aurait  beaucoup  de  force  en 
parlant  au  nom  d'un  spiritualisme  s'inspirant  de  l'Évangile.  Toute- 
fois cette  situation ,  si  elle  a  ses  avantages,  a  aussi  ses  inconvéniens. 
j£n  effet,  les  catholiques  répondront  à  M.  Quinet  :  Vous  parlez  en 
protestant.  Les  mêmes  raisons  par  lesquelles  vous  condamnez  les 
jé3uites  peuvent  s'appliquer  à  la  religion  catholique  elle-même,  à  ses 
déyeloppemens,  à  sa  constitution ,  à  la  papauté. 

De  tout  système  vraiment  profond  et  vaste  peuvent  sortir  des 
tomes  diverses  et  des  organisations  différentes.  Il  n'y  a  pas  de  meil- 


l'église  et  la  philosophie.  185 

leur  témoignage  de  la  puissance  morale  du  christianisme  que  la  va- 
riété contradictoire  des  développemens  par  lesquels  il  s'est  mani- 
festé. Cette  doctrine  est  assez  grande  pour  contenir  Grégoire  VIÏ  et 
Luther,  Knox  et  Loyola.  Vouloir  mettre  les  jésuites  en  dehors  du 
christianisme  est  chose  plus  spécieuse  que  solide.  C'est  aussi  plutôt 
penser  en  religionnaire  qu'en  politique  et  en  philosophe. 

Nous  regrettons  que  M.  Quinet  n'ait  pas  accordé  plus  de  temps  à 
l'examen  des  constitutions  des  jésuites.  A  ce  sujet,  il  a  fait  en  cou- 
rant quelques  piquantes  remarques;  mais  cette  législation  singulière 
méritait  une  analyse  profonde.  Dans  l'antiquité,  nous  admirons 
l'institut  de  Pythagore,  cette  vaste  communauté  philosophique  où  le 
noviciat  était  si  austère,  où  une  sévère  discipline  présidait  à  tous  les 
actes  de  la  vie.  Les  constitutions  des  jésuites  ne  sont  pas  sans  res- 
semblance avec  les  règles  qu'avait  étabhes  le  sage  de  Samos ,  et 
cette  comparaison  offrirait  une  belle  étude  à  l'observateur  équitable 
et  savant.  Nous  eussions  désiré  aussi  que,  tout  en  s'autorisant  de  la 
bulle  de  Clément  XIV,  qui  supprima  les  jésuites,  M.  Quinet  exa- 
minât les  causes  qui  avaient  pu  déterminer  le  pape  à  ce  grand  coup 
d'état,  que  ne  tardèrent  pas  à  déplorer  les  plus  fidèles  soutiens  de 
l'église.  Au  surplus,  sans  recourir  à  des  témoignages  catholiques, 
Jean  de  Mùller,  historien  protestant,  ne  craint  pas,  dans  son  impar- 
tialité, de  terminer  le  chapitre  qu'il  a  consacré  à  la  cour  de  Rome  et 
à  la  compagnie  de  Jésus  par  ces  paroles  :  ce  Les  sages  ne  tardèrent 
pas  à  penser  qu'avec  les  jésuites  était  tombée  une  barrière  nécessaire 
et  commune  à  tous  les  pouvoirs  (1).  »  Il  y  a  là  tout  un  ordre  de  con- 
sidérations politiques  dont  l'absence  est  sensible  dans  les  chaleureux 
développemens  de  M.  Quinet. 

Mais,  encore  une  fois,  reconnaissons  que  dans  ses  pages  brillantes 
M.  Quinet  a  fait  ce  qu'il  a  voulu  faire,  la  guerre,  et  non  une  his- 
toire. Il  s'est  défendu,  il  a  pris  l'offensive  avec  talent,  avec  succès, 
comme  professeur  et  comme  écrivain.  Beaucoup  de  personnes,  et 
nous  partageons  volontiers  leur  sentiment,  ont  regretté  de  voir 
dominer  la  polémique  là  où  la  science  devrait  régner  seule  :  à  qui 
faut-il  imputer  cette  interversion? 

Ici  nous  abordons  un  sujet  affligeant.  On  a  toujours  pu  constater 
par  la  polémique  chrétienne  à  quel  degré  de  culture  intellectuelle 
s'est,  à  chaque  époque,  trouvée  l'église.  C'est  dans  le  combat  que 

(1)  Histoire  universelle  de  Jean  de  Miiller,  livre  XXIII,  chap.  ix,  édition  alle- 
onande  de  1817;  Tubingen. 

TOME  IV.  13 


186  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

brillent  les  grandes  qualités  et  les  vertus  sincères.  Quand  l'église  a 
eu  des  hommes  de  foi  et  de  génie  capables  de  construire  et  de  dé- 
velopper le  dogme,  ils  ont  aussi  su  le  défendre;  c'est  en  grande 
partie  par  la  polémique  que  la  théologie  catholique  s'est  fondée.  Au 
moyen-âge,  des  luttes  célèbres  ont  honoré  l'église  et  la  philosophie. 
Plus  tard,  la  tradition  et  la  hiérarchie  catholiques,  attaquées  par  la 
réforme  avec  impétuosité,  ont  été  défendues  avec  éclat.  Alors  les 
débats  étaient  grands,  parce  que  la  doctrine  était  forte.  Aujourd'hui 
que  voyons-nous?  Quels  sont  les  champions  de  l'église?  Quelques 
libellistes,  clercs  et  laïques,  qui  se  sont  fait  de  l'injure  une  cynique 
habitude,  et  qui  perdent  aux  yeux  des  honnêtes  gens  la  cause  dont 
ils  se  portent  les  soutiens.  Vous  trouvez  dans  ce  qu'ils  écrivent  l'élé- 
gance de  Tabarin  s'alliant  à  tout  l'atticisme  des  sacristies. 

Déplorable  spectacle ,  tant  pour  ceux  qui  ont  la  foi  que  pour  tout 
homme  qui  n'a  que  de  la  raison  et  du  goût.  Autrefois  l'église  de 
France  était  la  gardienne  non-seulement  de  l'orthodoxie  catholique, 
mais  des  saines  doctrines  littéraires.  Les  écrits  qu'elle  produisait  ou 
ceux  qu'elle  avouait  se  faisaient  remarquer  par  une  politesse  grave, 
par  le  respect  de  toutes  les  convenances.  Aujourd'hui  il  suffit  à  un 
homme  d'annoncer  qu'il  parle  au  nom  de  l'église  pour  se  croire  au- 
torisé à  toutes  les  violences  du  langage.  On  dirait  qu'on  met  la  plume 
à  la  main  à  des  échappés  de  séminaire  qui,  sans  rien  connaître,  ni 
la  vie,  ni  les  lettres,  ni  le  monde,  sont  déchaînés  contre  ce  que  la 
société  et  la  science  ont  de  plus  recommandable  et  de  plus  distingué. 
Que  l'église  y  songe  :  en  continuant  à  approuver  tous  ces  déporte- 
mens,  elle  conflrmerait  l'opinion  qu'il  y  a  dans  certaines  parties  du 
monde  ecclésiastique  une  grossièreté,  une  ignorance  que  rien  ne 
saurait  ni  adoucir  ni  dissiper.  Nous  savons  que  des  membres  hono- 
rables du  clergé  voient  ces  excès  avec  chagrin ,  mais  ils  n'osent  les 
réprouver  hautement.  Les  fous  intimident  les  sages,  et,  ce  qui  est 
plus  triste  encore,  ils  trouvent  jusque  dans  Tépiscopat  des  voix  non- 
seulement  pour  les  défendre,  mais  pour  les  glorifier.  M.  l'évéque  de 
Chartres  loue  les  odieux  pamphlets  sortis  de  la  fabrique  de  Lyon;  il 
les  loue  contre  l'avis  de  son  métropolitain,  en  rappelant  à  M.  l'ar- 
chevêque de  Paris,  avec  une  humilité  tout-à-fait  édifiante,  que  saint 
Pierre  lui-même,  quoique  placé  à  la  tête  de  toute  l'église,  fut  repris 
par  un  inférieur.  Le  fait  est  exact.  Il  fut  dit  une  fois  à  saint  Pierre 
qu'il  ne  marchait  pas  selon  l'Évangile;  mais  qui  lui  adressait  cette 
réprimande?  Saint  Paul,  celui  que  Bossuet  appelle  le  divin  apôtre  et 
l'incomparable  docteur  des  gentils.  Nous  nous  trompions,  vraiment. 


l'église  et  la  philosophie.  187 

quand  nous  exprimions  des  craintes  au  sujet  de  la  doctrine  et  de 
l'intelligence  du  clergé.  M.  Clausel  de  Montais  y  tient  la  place  de 
saint  Paul. 

L'intervention  de  M.  l'archevêque  de  Paris  dans  les  débats  entre 
des  membres  de  l'Université  et  du  clergé  est  un  fait  considérable. 
Du  premier  siège  épiscopal  de  France  est  partie  une  voix  qui  nous 
fait  connaître  les  sentimens  de  l'église,  ses  désirs,  ses  projets.  Dans 
les  premiers  momens,  ce  manifeste  a  été,  chose  rare,  accueilli  pres- 
que par  tout  le  monde  avec  faveur.  L'église  a  sur-le-champ  reconnu 
que  cette  pièce  contenait  toute  sa  pensée  et  n'abandonnait  rien  de 
ses  prétentions.  D'un  autre  côté,  dans  le  sein  de  l'Université,  on  a 
été  agréablement  surpris  de  voir  que  le  clergé,  par  l'organe  d'un  de 
ses  pvrélats,  parlait  enfin  avec  convenance  et  mesure,  et  cette  satis- 
faction a  empêché  beaucoup  de  personnes  de  peser  toute  la  gravité 
des  Observations  de  M.  l'archevêque.  Ainsi,  dans  l'église,  on  a  ap- 
prouvé le  fond;  dans  le  monde,  on  a  loué  la  forme.  Nous  ne  démen- 
tirons pas  le  jugement  du  monde,  mais  aussi  nous  sentons  toute  la 
portée  de  l'approbation  de  l'église. 

M.  l'archevêque  de  Paris  a  trop  d'expérience,  il  a  trop  de  pratique 
des  affaires  et  des  hommes,  il  a  trop  de  finesse  et  de  goût  pour  ac- 
cepter la  moindre  solidarité  avec  les  déclamateurs  grossiers  qu'ap- 
plaudit M.  l'évêque  de  Chartres.  L'emportement  et  l'injure  ne  sont 
pas  dans  les  habitudes  du  savant  auteur  du  Traité  de  V administra- 
tion temporelle  des  paroisses .  En  rédigeant  ses  Observations,  il  a  pesé 
tout  ce  qu'il  dit,  calculé  tout  ce  qu'il  avance.  Il  a  écrit  avec  les  mé- 
nagemens  et  l'habileté  d'un  homme  qui  se  propose  de  mener  à  bien 
une  grande  affaire.  Lorsqu'on  lit  les  premières  pages  de  la  brochure 
de  M.  l'archevêque,  on  serait  tenté  de  croire  qu'on  a  enfin  rencontré 
un  conciliateur  impartial  qui  apporte  la  paix  avec  lui.  Malheureuse- 
ment cette  illusion  ne  saurait  être  longue,  et  pour  peu  qu'on  suive 
attentivement  le  prélat  dans  les  déductions  de  sa  logique,  on  s'a- 
perçoit qu'au  lieu  d'un  arbitre,  on  est  en  face  d'un  adversaire,  et 
d'un  adversaire  intraitable  sur  les  points  fondamentaux  du  débat. 

Nous  pouvons  juger  quelle  confiance  l'église  a  aujourd'hui  dans 
ses  forces  par  la  manière  dont  elle  fait  le  procès  à  l'esprit  du  siècle. 
Voici  la  suite  des  raisonnemens  par  lesquels  M.  l'archevêque  arrive 
à  conclure  que  tout  gouvernement  civil  est  incapable  de  poser  la 
base  essentielle  de  l'enseignement  public.  La  morale  est  indissolu- 
blement unie  au  dogme  catholique,  et  ce  sont  seulement  ceux  qui 
sont  chargés  d'enseigner  le  dogme  qui  peuvent  enseigner  la  morale. 

13. 


J88  REVDE  DES  DEUX  MONDES. 

L'enseignement  moral  et  religieux  appartient  donc  nécessairement 
au  sacerdoce.  Ce  n'est  pas  tout  :  l'intervention  du  sacerdoce  est 
encore  nécessaire  dans  l'enseignement  des  lettres  et  de  la  philoso- 
phie, car  il  faut  le  préserver  par  la  morale  de  tous  les  vices  qui  peu- 
vent le  rendre  inutile  et  funeste.  Or  la  morale  ne  peut  être  enseignée 
que  par  le  sacerdoce,  qui  se  trouve  ainsi  nécessairement  investi  de 
la  mission  de  répandre  l'instruction  littéraire  et  philosophique.  — 
Tâchons  d'être  aussi  net  dans  notre  réponse  que  M.  l'archevêque  l'a 
été  dans  ses  affirmations.  Il  n'est  pas  vrai  que  la  morale  soit  indisso- 
lublement unie  au  dogme  catholique  :  la  morale  est  une  science  qui 
relève  des  lois  de  l'esprit  et  de  la  conscience.  La  morale  ne  saurait 
donc  être  confondue  avec  la  religion  révélée,  et  c'est  le  travail  de  la 
raison  de  l'homme  et  des  sociétés  depuis  trois  siècles  d'opérer  cette 
scission,  que  la  révolution  française  a  définitivement  établie  dans  nos 
mœurs  et  dans  nos  institutions.  On  aperçoit  toutes  les  conséquences 
de  ce  grand  fait.  Puisque  la  morale  n'est  pas  unie  indissolublement 
au  dogme  catholique  et  s'en  distingue,  le  gouvernement  civil  n'est 
plus  frappé  d'incapacité  pour  poser  les  bases  de  l'éducation;  il  n'est 
plus  réduit  au  rôle  de  maintenir  l'ordre  matériel  dans  la  société,  et 
d'y  faire,  pour  ainsi  parler,  la  patrouille  :  lui  aussi  a  sa  mission  mo- 
rale, son  sacerdoce  intellectuel. 

Les  principes  posés  par  M.  l'archevêque  mènent  droit  à  un  régime 
théocratique.  Nous  savons  bien  que  ces  conséquences  extrêmes  pa- 
raissent impraticables,  même  à  l'auteur  des  Observations;  aussi  se 
borne-t-il  à  conclure  que  les  institutions  laïques  ont  besoin  de  l'en- 
seignement moral  et  religieux  donné  par  le  clergé,  et  que  le  clergé 
n'a  pas  besoin  de  l'enseignement  littéraire  et  philosophique  donné 
par  des  professeurs.  Il  ajoute  :  a  Nous  ne  réclamons  point  un  droit 
exclusif,  parce  qu'un  droit  de  cette  nature  entraînerait  avec  lui  des 
devoirs  auxquels  nous  ne  pourrions  suffire.  »  A  ce  compte,  l'église 
n'abandonne  à  l'état  que  ce  qu'il  lui  est  impossible  de  faire  elle- 
même.  Elle  lui  laisse  les  écoles  spéciales,  les  arts  et  métiers,  le 
Conservatoire  de  musique;  mais  pour  l'éducation  morale,  elle  pré- 
tend au  partage  dans  les  institutions  laïques,  et  elle  veut  être  maî- 
tresse absolue  dans  les  institutions  ecclésiastiques.  Voilà  son  ulti- 
matum. 

Et  l'Université? —  L'Université,  répond  M.  l'archevêque,  est  une 
administration  à  laquelle  sont  soumis  à  divers  titres  les  collèges,  les 
pensions  et  les  institutions  du  royaume....  L'Université  ne  peut  re- 
présenter l'état  que  pour  des  objets  fort  accessoires,  et  non  pour  ce 


l'église  et  la  philosophie.  189 

qui  est  de  l'essence  de  l'enseignement.  —  Telle  est  la  part  que 
l'église  fait  aujourd'hui  à  l'état  et  à  l'Université  par  l'organe  d'un 
prélat  dont  on  a  loué  la  modération. 

La  philosophie  est  encore  plus  maltraitée  par  M.  l'archevêque. 
Ci  En  fait  d'erreur,  dit-il  aux  philosophes,  vous  n'avez  rien  inventé 
qui  ne  fût  connu  avant  Jésus-Christ.  Vous  n'avancerez  pas,  soyez-en 
assurés,  en  vous  revêtant  de  ces  vieux  et  impurs  lambeaux  dont  il  a 
délivré  l'humanité.  Des  discussions  sans  fin  sur  des  systèmes  qui 
n'ont  pas  produit  une  idée  nouvelle  depuis  quatre  mille  ans,  ne  vous 
donneront  pas  un  progrès  nouveau.  »  Ici,  nous  l'avouerons,  nous 
n'avons  pas  reconnu  l'adresse  qui  fait  souvent  éviter  à  M.  l'arche- 
vêque, dans  sa  polémique,  des  écueils  dangereux.  Voilà  donc  de 
nouveau  la  guerre  déclarée  à  la  philosophie  au  nom  de  la  religion  par 
un  de  ses  premiers  pontifes.  Nous  avions  espéré  être  délivrés  pour 
long-temps  de  ces  luttes  fatales;  nous  avions  cru  un  moment  qu'on 
était  entré  dans  une  phase  heureuse  d'études  profondes  et  paisibles, 
où  chacun  dans  sa  voie  pourrait  servir  la  science  ou  la  religion.  Nous 
avions  trop  compté  sur  l'esprit  de  paix  qui  devait  animer  l'église. 
C'est  la  guerre  qu'elle  veut,  puisqu'elle  la  déclare  et  la  commence. 
Elle  pourrait  aujourd'hui  prendre  pour  devise  :  Arma  amens  capio. 
Et  pourquoi  faut-il  que  nous  puissions  avec  justice  ajouter  :  Nec  sut 
rationis  in  armis? 

Ainsi  le  catholicisme  proclame,  par  la  bouche  de  M.  l'archevêque 
de  Paris,  que  la  science  humaine  n'est  qu'un  stérile  amas  d'erreurs 
impures.  Ces  provocations  sont  imprudentes;  elles  autorisent  des 
questions  qui  pourraient  être  fâcheuses.  Vous  accusez  la  philosophie 
de  stérilité  depuis  quatre  mille  ans.  Pourquoi  donc  la  religion  chré- 
tienne lui  a-t-elle  fait  tant  d'emprunts?  Pourquoi  a-t-on  enté  Platon 
sur  l'Évangile?  Pourquoi  l'Évangile  rappelle-t-il  si  souvent  la  morale 
du  portique?  Pourquoi  des  aveux  sans  nombre  échappent-ils  sur  ces 
ressemblances  à  Lactance,  à  saint  Augustin,  à  saint  Jérôme?  Mais 
nous  serons  plus  sage  que  ceux  qui  attaquent  la  pensée  humaine  si 
vivement,  et  nous  ne  voulons  pas  insister  aujourd'hui  sur  ces  pro- 
blèpties  redoutables. 

De  toute  la  polémique  de  M.  l'archevêque,  nous  avons  dégagé 
trois  points  qui  dominent  tout  le  reste  :  1"  l'état  est  incapable  de 
poser  les  bases  de  l'enseignement;  2^*  l'Université  a  un  caractère 
purement  administratif;  3*^  la  philosophie  n'a  jamais  été  que  men- 
songe et  impuissance.  Voilà  ce  que  soutient  aujourd'hui  l'église  en 
face  de  la  France  et  du  gouvernement. 


490  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Les  esprits  vraiment  politiques  doivent  juger  la  question  qui  se 
débat  entre  l'état  et  l'église  sans  passion  comme  sans  faiblesse.  L'é- 
glise, il  faut  le  reconnaître,  agit  et  parle  d'après  un  plan  qui  est 
bien  arrêté,  et  qui  contredit  sur  certains  points  les  maximes  et  la 
conduite  qu'elle  a  suivies  dans  le  siècle  dernier.  Voyez  Rome  :  Clé- 
ment XIV  avait  supprimé  les  jésuites;  Pie  VII  les  a  rétablis.  La  pa- 
pauté est  revenue  à  sa  politique  du  xvr  siècle,  et  il  est  permis  d'af- 
firmer qu'elle  n'en  déviera  plus.  Elle  a  repris  à  son  service  les  jésuites 
comme  une  milice  sainte;  elle  les  a  adoptés  de  nouveau  comme  une 
autre  tribu  de  Lévi  destinée  à  marcher  à  la  tête  des  peuples  catho- 
liques. Regardez  l'église  de  France  :  elle  est  tout-à-fait  entrée  dans 
les  desseins  de  Rome,  elle  a  ouvert  ses  rangs  pour  y  recevoir  la  com- 
pagnie de  Loyola,  et  c'est  avec  elle  et  par  elle  qu'elle  espère  rem- 
porter d'éclatantes  victoires.  Il  est  des  personnes  qui  ont  la  bon- 
homie de  penser  qu'on  devrait  chercher  à  ramener  l'église  à  des 
sentimens  plus  sages,  qu'il  faudrait  lui  remontrer  combien  elle  se 
compromet  d'une  façon  fâcheuse,  en  acceptant  avec  les  jésuites  une 
étroite  solidarité.  Que  ces  personnes,  dont  les  intentions  sont  du 
reste  estimables,  soient  bien  convaincues  que  ce  sermon  qu'elles 
voudraient  faire  au  clergé  resterait  sans  effet;  elles  croient  qu'avec 
les  jésuites  l'église  se  perd,  mais  l'église  est  persuadée  qu'elle  se 
sauve. 

Nous  nous  plaçons  ici  en  dehors  de  toute  polémique  et  ne  consi- 
dérons que  les  faits.  L'église,  la  charte  à  la  main,  demande  à  l'état 
la  liberté  d'enseignement  :  l'état  doit  la  lui  donner,  mais  non  pas 
comme  une  dupe.  Aussi  les  hommes  et  les  autorités  politiques  ne 
sauraient  perdre  de  vue  qu'il  ne  s'agit  de  rien  moins  que  d'un  débat 
nouveau  entre  la  puissance  temporelle  et  la  puissance  spirituelle. 

La  liberté  est  la  base  de  notre  ordre  social  et  la  médiatrice  néces- 
saire entre  toutes  les  opinions,  entre  tous  les  droits,  entre  les  mino- 
rités et  les  majorités,  entre  les  différens  cultes  et  l'état.  Elle  est 
écrite  non-seulement  dans  la  charte,  mais  dans  tous  les  esprits,  car 
elle  est  pour  tous  la  condition  de  la  vie.  Supprimez  un  instant  par 
l'imagination  la  liberté  au  sein  de  la  société  française  :  dans  qj^el 
chaos  tomberions-nous!  La  liberté,  c'est  la  lumière,  car  à  sa  clarté 
tout  le  monde  peut  trouver  sa  place;  c'est  l'ordre,  car  par  elle  seule 
les  contraires  peuvent  vivre  |à  côté  les  uns  des  autres.  Quand  on 
demande  à  l'état  l'application  de  ce  grand  principe  sur  un  point 
nouveau,  cette  pétition  lui  signale  des  tendances  et  des  ambitions 
nouvelles  qui  veulent  se  satisfaire  f  c'est  ce  que  nous  voyons  aujour- 


l'éguse  et  la  philosophie.  191 

d'hui.  La  liberté  d'enseignement  est  réclamée  par  le  clergé  parce 
qu'il  veut  étendre  son  empire;  ce  ne  sont  pas  des  industriels,  des 
savans,  qui  la  réclament,  mais  des  prêtres. 

Cependant  ce  n'est  pas  en  tant  que  prêtres  qu'ils  doivent  l'obtenir, 
c'est  seulement  en  qualité  de  citoyens.  Le  fameux  texte,  ite,  et  do- 
cete  omnes  gentes,  ne  sera  pas  une  autorité  pour  le  gouvernement  et 
les  chambres.  Ce  n'est  pas  ici  une  subtilité  vaine.  Si  c'est  à  des  ci- 
toyens et  non  pas  à  des  prêtres  que  la  charte  a  promis  la  liberté  de 
l'enseignement,  l'état  ne  doit  à  tous  que  le  droit  commun,  et  de  pri- 
vilèges à  personne.  Nous  ne  voulons  pas  ici  entrer  dans  des  appli- 
cations de  détails  qui  seraient  prématurées  :  nous  maintenons  seu- 
lement que  la  loi  qui  s'élabore  ne  saurait  être  pour  le  clergé  pnva^a 
hx,  mais  qu'elle  doit  être  pour  tous  une  déduction  de  la  charte  et 
de  nos  institutions  organiques. 

Voilà  pour  le  droit.  En  fait,  que  doit  penser  le  gouvernement  de 
l'attitude  du  clergé?  Les  mêmes  passions  qui,  sous  les  règnes  de 
Louis  XVIIl  et  de  Charles  X,  travaillaient  l'église  l'agitent  toujours; 
elles  ont  d'autres  interprètes,  mais  elles  n'ont  rien  perdu  de  leur 
ardeur.  Il  y  a  vingt  ans,  en  1823,  les  tribunaux  condamnaient  le 
Drapeau  Blanc  pour  l'insertion  d'un  article  où  l'Université  était  qua- 
lifiée de  séminaire  de  V athéisme  et  de  vestibule  de  V enfer.  Cet  article 
avait  la  forme  d'une  lettre  adressée  à  M.  l'évêque  d'Hermopolis, 
grand-maître  de  l'Université,  et  elle  était  signée  par  M.  l'abbé  de 
I^mennais.  En  1829,  quand  M.  de  PoHgnac  eut  quitté  l'Angleterre 
pour  prendre  la  présidence  du  conseil,  un  journal  de  Londres,  the 
Courier,  parlant  avec  éloge  du  ministère  du  9  août,  disait  :  «  On 
pense  généralement  qu'il  débutera  par  quelque  mesure  qui  assurera 
les  libertés  et  les  droits  de  la  nation;  le  monopole  de  l'Université 
disparaîtra;  l'établissement  des  écoles  ou  pensions  sera  essentielle- 
ment Hbre.  »  Quand  le  gouvernement  de  1830  retrouve  dans  cer- 
taines régions  de  la  presse  les  fureurs  du  Drapeau  Blanc,  et  dans 
les  pétitions  du  clergé  la  politique  de  M.  de  Polignac,  la  défiance 
peut  lui  être  permise.  Nous  ne  disons  pas  que  cette  défiance  doive 
atter  jusqu'au  refus  du  droit  qu'on  réclame  avec  une  vivacité  sus- 
pecte; mais  les  gens  sages  et  de  bonne  foi  ne  nous  désavoueront 
point,  quand  nous  demanderons  que  l'exercice  du  droit  ne  soit  pas 
séparé  d'une  surveillance  et  de  garanties  nécessaires  non  moins  à  la 
société  qu'à  l'état. 

Nous  avons  fait  la  part  de  la  liberté  promise  par  la  charte  et  des 
circonstances;  il  ne  nous  reste  plus  qu'à  vider  la  question  de  prin- 


192  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

cipe  entre  la  puissance  temporelle  et  la  puissance  spirituelle.  Quand 
on  considère  la  souveraineté  politique  telle  que  l'ont  établie  la  révo- 
lution française  et  la  charte,  il  faut  bien  reconnaître  son  caractère 
tout-à-fait  rationnel.  Tout  notre  droit  public  se  compose  de  théories 
philosophiques  devenues  des  lois.  L'égalité  des  citoyens  devant  la 
loi,  la  liberté  individuelle,  l'égalité  des  cultes,  la  liberté  de  la  pensée 
et  de  la  presse,  la  séparation  de  la  puissance  executive  d'avec  la 
législative,  le  pouvoir  législatif  divisé  entre  la  royauté  et  deux  cham- 
bres, tous  ces  principes  ont  été  long-temps  débattus  par  l'esprit 
humain  avant  d'être  les  bases  de  notre  constitution,  tous  ces  prin- 
cipes contiennent  la  raison  et  Dieu.  Comment  l'état  reconnaît-il  que 
la  liberté  humaine  est  sacrée,  si  ce  n'est  par  les  données  de  la  rai- 
son? Pourquoi  proclame-t-il  en  même  temps  la  sainteté  et  l'égalité 
des  cultes,  si  ce  n'est  parce  qu'il  s'élève  à  l'intelligence  de  Dieu. 
Ainsi  la  sphère  des  idées  dans  laquelle  l'état  se  meut  et  se  développe 
répond  par  son  étendue  à  la  nature  des  choses.  L'état  a  ses  prin- 
cipes, ses  convictions,  ses  doctrines,  par  lesquelles  il  travaille  à  ré- 
soudre tous  les  problèmes,  à  répandre  toutes  les  vérités,  et  l'ordre 
temporel  est  complet  par  lui-même.  Voilà  pourquoi  l'état  enseigne 
et  a  le  droit  d'enseigner. 

Mais  cette  universalité  d'attributions  n'est-elle  pas  un  attentat  à  la 
puissance  spirituelle?  Non,  car  cette  puissance  se  meut  dans  une 
autre  sphère  qui  n'est  pas  moins  vaste.  Par  la  foi,  la  religion  s'est 
créé  un  monde  moral  où  tous  les  objets  qu'embrasse  la  philosophie 
sont  vus  et  contemplés  à  la  lumière  du  dogme  révélé.  Là  elle  est 
souveraine,  là  il  serait  insensé  que  l'état  voulût  intervenir.  Quand 
la  puissance  spirituelle  tombe  sous  la  dépendance  du  pouvoir  tem- 
porel, en  ce  qui  touche  l'enseignement  du  dogme,  elle  est  stérile  et 
avilie.  Nous  avons  eu  à  plusieurs  époques  ce  triste  spectacle  dans  les 
pays  où  règne  le  protestantisme;  au  contraire,  il  est  fort  rare  que 
dans  les  états  catholiques  la  liberté  chrétienne  de  l'église  n'ait  pas 
été  respectée. 

Dans  le  domaine  du  dogme  et  de  la  spiritualité,  l'église  doit  jouir 
d'une  indépendance  absolue,  et  l'état  ne  saurait  intervenir  que 
lorsque  la  religion  s'exprime  au  dehors  par  le  culte.  Telle  est  la 
nature  des  choses,  et  notre  législation  ne  la  contredit  pas  (1).  Le 
culte,  cette  manifestation  des  croyances  religieuses,  affecte  trop  la 

(t)  Le  concordat  du  26  messidor  an  ix  est  enlièrement  basé  sur  cette  distinction, 
qui  remonte  bien  haut,  car  on  pourrait  la  reconnaître  dans  ces  paroles  du  Christ  : 
«  Reddite  quae  sunl  Ciesaris,  Cœsari  et  quœ  sunt  Dei,  Deo.  » 


l'église  et  la  philosophie.  193 

société  civile  pour  qu'elle  n'ait  pas  le  droit  de  s'immiscer  dans  le 
règlement  de  son  administration  et  de  sa  discipline.  Qu'on  juge  alors 
si  l'état  n'a  pas  un  droit  d'immixtion  et  de  surveillance,  quand  l'église 
sort  du  sanctuaire  pour  disputer  au  pouvoir  temporel  l'éducation  de 
la  jeunesse  ! 

Les  rapports  entre  les  deux  puissances,  entre  l'état  et  l'église, 
sont  nettement  déterminés ,  et  nous  pouvons  insister  sur  toute  l'é- 
tendue de  la  mission  du  pouvoir  temporel.  Les  champions  du  clergé 
ne  se  lassent  pas  de  reprocher  au  gouvernement  de  1830  qu'il  se 
préoccupe  exclusivement  des  intérêts  matériels.  Ils  l'accusent  de 
corrompre  les  générations  nouvelles  en  les  abandonnant  à  de  mau- 
vais instincts,  à  l'amour  du  lucre  et  des  jouissances.  A  les  entendre,  la 
religion  seule  est  capable  de  purifier  ces  âmes  en  péril  et  de  les  sauver. 
Nous  savons  tout  ce  qu'il  y  a  dans  ces  reproches  de  calomnieuses 
exagérations;  ceux  qui  les  font,  ou  plutôt  qui  les  vomissent,  noyés 
dans  un  torrent  d'invectives,  ont  juré  une  haine  implacable  à  notre 
gouvernement  et  à  fesprit  philosophique  de  notre  siècle.  Toutefois 
ces  déclamations  doivent  servir  d'avertissement.  Le  pouvoir  temporel 
doit,  il  en  est  temps,  reprendre  avec  énergie  la  direction  des  inté- 
rêts moraux  dans  tous  les  ordres  d'idées  et  dans  toutes  les  classes 
sociales.  Ne  nous  endormons  pas  au  milieu  d'une  sécurité  molle  et 
trompeuse.  Le  pouvoir  temporel  a  en  face  de  lui  des  adversaires, 
des  compétiteurs,  qui  lui  font  une  guerre  sans  trêve  ni  merci.  Qu'il 
ne  laisse  pas  s'accréditer  par  une  dangereuse  incurie  cette  opinion, 
que  le  gouvernement  représentatif  est  peu  susceptible  de  grandeur 
morale. 

Serait-il  vrai?  faudrait-il  penser  que  le  principal  mérite  du  gou- 
vernement représentatif  est  de  faciliter  les  gros  impôts ,  les  vastes 
budgets,  et  que  dans  la  sphère  morale  il  est  impuissant  et  stérile? 
S'il  en  était  ainsi,  notre  civilisation  politique  aboutirait  à  un  résultat 
dérisoire.  Nous  ne  nous  serions  tant  agités  que  pour  descendre!  Le 
spectacle  de  notre  affaissement  moral  serait  plus  affligeant  encore 
qu'il  ne  f  est  déjà,  que  nous  refuserions  de  souscrire  à  une  conclu- 
sion pareille.  La  liberté,  la  liberté  modérée,  doit  être  au  moins  aussi 
puissante  pour  le  bien  que  le  despotisme.  Est-ce  avoir  pour  elle  trop 
d'ambition?  Dans  le  siècle  dernier,  au  moment  où  les  jésuites  étaient 
proscrits  sur  tous  les  points  du  globe,  quand  ils  étaient  chassés  de 
France,  d'Espagne,  du  royaume  de  Naples,  de  fAmérique  espa- 
gnole, et  même  du  Paraguay,  Frédéric-le-Grand  permettait  qu'ils 
restassent  en  Silésie,  et  il  disait  :  Je  ne  fais  pas  de  mal  aux  jésuites, 


10  V  BEVUE  DES  DEUX  MONDES. 

étant  bien  sûr  d'empêcher  qu'ils  en  fassent,  et  je  ne  les  opprime  points 
parce  que  je  saurai  les  contenir.  Qui  pourrait  aujourd'liui ,  au  nom 
de  notre  gouvernement,  parler  avec  la  même  fermeté?  Cependant 
il  est  urgent  cpie  le  pouvoir  et  les  chambres  interviennent  avec  puis- 
sance dans  toutes  les  questions  morales  qui  inquiètent  les  esprits, 
pour  accomplir  avec  une  intelligente  activité  tout  ce  qui  est  prati- 
cable et  bon,  pour  lutter  avec  énergie  contre  les  théories  erronées 
et  les  prétentions  coupables.  L'éducation  des  masses,  l'amélioration 
de  leur  condition  matérielle,  l'instruction  de  la  jeunesse ,  la  direc- 
tion morale  qu'il  faut  imprimer  aux  générations  nouvelles,  tout  cela 
ne  saurait,  sans  un  extrême  péril,  être  abandonné  au  hasard  ou  aux 
entreprises  des  partis.  Dans  ces  derniers  temps,  on  a  un  peu  né- 
gligé tous  ces  devoirs.  Il  est  remarquable  qu'il  y  a  dix  ans,  quand  le 
gouvernement  de  1830  était  encore  engagé  dans  des  luttes  ardentes, 
ses  représentans,  et  au  pouvoir  et  dans  les  chambres,  semblaient 
convaincus  plus  qu'aujourd'hui  de  la  nécessité  d'agir  moralement 
sur  les  masses.  C'est  en  1833  que  fut  débattue  et  promulguée  la  loi 
sur  l'instruction  primaire.  A  cette  époque,  le  gouvernement,  nous 
parlons  ici  des  trois  pouvoirs,  montra  qu'il  n'entendait  abdiquer 
aucune  de  ses  attributions  morales.  Alors,  il  est  vrai,  on  n'eût  pas 
osé  prétendre,  au  nom  de  l'église,  que  l'état  était  incapable  de  don- 
ner au  peuple  une  éducation  saine;  alors  le  langage  du  clergé  était 
plus  prudent,  son  attitude  plus  modeste.  Devant  le  ton  qu'il  a  pris 
depuis  plusieurs  années,  devant  les  prétentions  qu'il  affiche,  le  pou- 
voir temporel  doit-il  battre  en  retraite ,  se  faire  humble  et  petit? 
Qui  oserait,  au  sein  du  gouvernement,  conseiller  tant  de  faiblesse? 
C'est  au  nom  de  l'ordre,  de  la  stabilité  sociale,  qu'il  faut  demander 
aujourd'hui  au  pouvoir,  pour  tout  ce  qui  concerne  la  satisfaction 
légitime  et  la  défense  des  intérêts  moraux,  un  esprit  d'initiative  et 
une  main  ferme. 

Ce  n'est  pas  exclusivement  par  l'Université  que  l'état  exerce  son 
sacerdoce  intellectuel;  toutefois  ce  grand  corps  est  le  principal  agent 
par  lequel  l'instruction  et  les  lumières  se  répandent  dans  toutes  les 
parties  de  la  société,  a  II  n'y  aura  pas  d'état  politique  fixe,  s'il  n'y  a 
pas  un  corps  enseignant  avec  des  principes  fixes,  »  avait  dit  Napo- 
léon au  sein  du  conseil  d'état,  et,  en  vertu  de  cette  maxime  cet 
homme  qui  portait,  pour  ainsi  dire,  dans  la  science  du  gouver- 
nement la  divination  d'un  poète,  forida  l'Université.  Il  est  glorieux 
pour  l'institution  universitaire  d'être  contemporaine  des  grandes 
créations  politiques,  qui  étaient  comme  les  assises  de  la  société  nou- 


l'église  et  la  philosophie.  195 

velle.  L'Université  eut  jusqu'à  la  chute  de  l'empire  une  existence 
laborieuse  et  paisible;  on  la  vit  alors  raviver  les  saines  traditions 
sociales  et  littéraires,  et  remettre  en  honneur  les  éternels  modèles 
du  goût  et  de  la  raison.  Elle  parcourut  cette  première  phase,  si  ho- 
norable et  si  utile,  avec  une  activité  modeste  et  sans  discussion  avec 
personne.  Quand  vint  la  hberté,  la  polémique  parut.  Durant  la  res- 
tauration, l'Université  eut  à  se  défendre  contre  la  puissance  ecclé- 
siastique, et  fut  souvent  opprimée  par  elle.  Toutefois,  les  plus  avisés 
de  ses  adversaires  ne  voulaient  pas  la  détruire,  mais  la  dominer,  et 
sur  ce  point,  comme  sur  bien  d'autres,  il  y  avait  division  parmi  les 
hommes  qui  se  disaient  particulièrement  appelés  à  sauver  la  monar- 
chie et  la  religion.  Les  plus  exaltés  demandaient  à  grands  cris  l'a- 
néantissement de  l'Université,  parce  qu'ils  voulaient  transférer  l'en- 
seignement de  l'état  à  l'église.  L'Université  avait  donc  alors  à  lutter 
contre  des  inimitiés  implacables,  et  elle  ne  trouvait  souvent  dans  les 
hautes  régions  du  pouvoir  qu'une  bienveillance  douteuse.  Aujour- 
d'hui la  situation  est  différente  :  plus  forte  sur  un  point,  elle  est  plus 
exposée  sur  un  autre.  L'Université  a  tout  l'appui  du  gouvernement, 
mais  elle  a  en  face  d'elle  des  adversaires  plus  nombreux  et  plus  ro- 
doutables.  Ce  n'est  plus  seulement  une  coterie,  c'est  l'église  elle- 
même  qui  descend  dans  l'arène.  L'Université,  cett^  autre  église 
laïque,  a,  nous  le  croyons,  toutes  les  forces  nécessaires  pour  résister 
avec  honneur,  avec  supériorité,  si  elle  comprend  qu'elle  doit  s'iden- 
tifier de  plus  en  plus  avec  l'esprit  du  siècle,  et  tenir  plus  haut  que 
jamais,  tout  en  rendant  à  la  religion  les  respects  qui  lui  sont  dus,  le 
drapeau  de  la  science  humaine. 

Entre  le  catholicisme  et  la  philosophie ,  le  débat  est  rouvert.  Con- 
tinuer sa  marche  avec  fermeté,  prouver  sa  force  par  des  développe- 
mens  féconds,  afflrmer  dans  toute  leur  étendue  les  droits  et  la  puis- 
sance de  la  raison  humaine,  sans  prendre  contre  les  croyances  et  les 
interprètes  de  la  religion  une  attitude  hargneuse  et  hostile ,  voilà , 
selon  nous,  quelle  doit  être  l'ambition  et  la  conduite  de  la  philoso- 
phie. Ni  exagérations,  ni  emportemens  :  ce  serait  ressembler  à  certains 
dévots  par  leur  plus  mauvais  côté ,  par  le  fanatisme;  mais  aussi  pas 
de  faiblesse,  pas  de  concessions  pusillanimes  :  la  pire  de  toutes  les 
hypocrisies  serait  l'hypocrisie  des  philosophes.  C'est  aux  représen- 
tans  de  l'esprit  philosophique  de  ne  pas  amoindrir  ou  éluder  les  pro- 
blèmes ,  de  ne  reculer  devant  aucun  des  devoirs  qu'imposent  la  re- 
cherche et  le  culte  de  la  vérité.  Autrement,  sans  trouver  grâce  devant 
ses  adversaires,  on  ruine  sa  propre  cause. 


196  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

La  société  est  assez  forte  aujourd'hui  pour  que  l'antagonisme  de 
la  religion  et  de  la  philosophie  ne  Tébranle  pas.  Il  semblerait  au  pre- 
mier aspect  que  les  prêtres  et  les  philosophes  devraient  plutôt  s'en- 
tendre que  se  combattre,  puisque  tous  spéculent  sur  la  nature  morale 
de  l'homme.  Si  un  jour  l'humanité,  ce  qu'à  Dieu  ne  plaise!  devenait 
assez  industrielle  pour  ne  plus  vouloir  s'occuper  que  de  ce  qui  est 
palpable  aux  sens,  elle  mettrait  également  hors  de  cour  les  philoso- 
phes et  les  prêtres.  Pourquoi  donc  se  querellent-ils  entre  eux?  Mais 
les  passions  sont  plus  fortes,  et,  plus  on  est  rapproché  par  le  fond 
des  choses,  plus  on  se  fait  la  guerre.  Prenons  donc  la  réalité  telle 
qu'elle  se  comporte.  Aux  esprits  incultes,  aux  âmes  tendres,  aux 
imaginations  vives,  la  religion  inculque  les  vérités  morales  sous  une 
forme  qui  échappe  à  toute  discussion,  car  la  religion  révèle  et  elle 
ordonne.  Ce  dogmatisme  est  salutaire  et  digne  du  respect  de  tout 
homme  qui  a  réfléchi  sur  la  nature  humaine  et  sur  la  société.  Cepen- 
dant il  est  des  esprits  qui  réclament  une  autre  nourriture;  ni  les 
surprises  de  l'imagination,  ni  les  émotions  de  l'ame,  ne  suffisent  pour 
les  convaincre  et  les  mener.  Chez  eux,  la  raison  domine  avec  ses  exi- 
gences et  ses  lois  :  elle  observe,  elle  analyse,  elle  décompose,  puis 
elle  se  met  à  reconstruire  le  monde  qu'elle  a  décomposé.  Quelle  est 
la  société,  quel  est  le  gouvernement  qui  pourrait  sérieusement  se 
proposer  la  proscription  du  génie  philosophique?  Un  jour  le  premier 
consul  se  promenait  dans  une  allée  solitaire  du  parc  de  la  Malmaison  : 
le  son  de  la  cloche  de  Ruel  vint  à  retentir;  Bonaparte  fut  ému.  Il 
resta  plongé  long-temps  dans  une  rêverie  profonde  d'où  il  sortit 
affermi  dans  le  projet  de  rétablir  la  religion  catholique.  Le  dessein 
était  aussi  grand  que  juste.  Malheureusement,  Napoléon  y  mêla  une 
réaction  violente  contre  les  idées,  les  idéologues  et  la  philosophie.  Ici 
commença  la  part  de  l'erreur.  Pourquoi  Napoléon  ne  se  souvint-il 
pas  qu'Alexandre  ne  mit  pas  seulement  son  orgueil  et  son  génie  à 
jeter  bas  l'empire  des  Perses,  à  fonder  une  ville  qui  devait  attirer  à 
elle  le  commerce  du  monde,  enfin  à  aller  chercher  à  travers  les  sables 
de  la  Libye  le  nom  de  fils  de  Jupiter,  mais  qu'il  se  glorifiait  aussi  de 
lire  et  de  comprendre  Aristote? 

Lerminier. 


FERNAND. 


DERNIERE  PARTIE." 


I.  —  FERNAND  DE  PEVENEY  A  KARL  STEIN. 

Que  faire?  que  devenir?  Plus  j'envisage  ma  position,  moins  j'y 
vois  d'issue.  Qu'est-ce  donc  que  le  cœur  de  l'homme?  Quel  est  ce 
sentiment  égoïste  et  cruel  qui  m'arrache  à  ce  que  j'aime,  me  lie  à 
ce  que  je  hais  et  me  perd  pour  se  sauver  lui-même?  Insensé  et 
farouche  honneur!  j'obéis  à  ta  loi  sans  mérite  ;  je  te  maudis  en  te 
servant,  et  je  t'abhorre  en  faisant  tout  pour  toi. 

Je  t'écris  hors  de  France.  Quel  voyage!  Deux  misérables  atta- 
chés à  la  même  chaîne,  condamnés  à  perpétuité  l'un  à  l'autre!  On 
me  dit  que  je  suis  en  Suisse.  Je  ne  sais;  que  m'importe?  J'ai  quitté 
pour  jamais  la  patrie  du  bonheur.  Encore,  si  je  pouvais  exhaler  Hbre- 
ment  ma  fureur  et  mon  désespoir  !  La  bête  fauve  mord  en  rugissant 
les  barreaux  de  sa  cage;  mais  moi,  avec  la  mort  dans  l'ame,  avec  la 
rage  dans  le  sang,  je  dois  n'offrir  aux  regards  inquiets  qui  m'obser- 
vent qu'un  visage  heureux  et  souriant.  Il  faut  que  je  respecte  des 
susceptibilités  toujours  prêtes  à  s'effaroucher,  et  que  je  ménage  un 

(1)  Voyez  la  livraison  du  !«'  octobre. 


198  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

orgueil  inflexible  qui  ne  veut  rien  devoir  à  ma  pitié.  Est-ce  un  rêve? 
n'est-ce  point  la  folie?  C'est  l'enfer  et  la  damnation  éternelle. 

Oui ,  l'enfer,  avec  le  souvenir  du  ciel  I  Comme  si  ce  n'était  pas 
assez  des  tourmens  que  j'endure,  le  sentiment  des  félicités  perdues 
en  redouble  encore  l'horreur  et  l'amertume.  J'entends  la  voix  connue 
des  anges  qui  m'appellent;  de  quelque  côté  que  je  me  tourne,  je 
vois,  au  lointain  borizon,  les  ombrages  de  Mondeberre  et  deux 
blondes  têtes  qui,  du  haut  des  tourelles,  semblent  épier  l'heure 
de  mon  retour.  Je  suis  maudit.  Il  y  a  des  instans  où  je  m'écrie 
que  c'est  impossible,  que  cet  état  ne  saurait  durer,  qu'il  est  insensé  de 
sacrifier  ainsi  sa  vie  tout  entière;  mais  je  retombe  bientôt  découragé, 
comme  le  malheureux  qui,  en  faisant  le  tour  de  son  cachot,  s'est 
assuré  qu'il  doit  renoncer  à  tout  espoir  d'évasion. 

Peux-tu  bien  te  faire  une  idée  du  perpétuel  tête-à-tête  dans  lequel 
nous  traînons,  Arabelle  et  moi ,  des  jours  qui  sont  autant  de  siècles? 
Comprends-tu  à  quel  point  s'est  vengé  cet  homme?  J'ai  la  conviction 
qu'avant  de  partir,  il  avait  surpris  ma  lettre  de  rupture;  déjà  les 
bruits  du  monde  avaient  éveillé  ses  soupçons;  cette  lettre  n'a  pas 
été  brûlée  ainsi  que  le  pense  xVrabelle.  Quoi  qu'il  en  soit,  M.  de 
Rouèvres  doit  être  content  de  son  œuvre.  Il  nous  aurait  enchaînés 
l'un  à  l'autre  dans  l'ardeur  partagée  d'une  passion  mutuelle,  que  la 
vengeance  n'en  eût  été  ni  moins  sûre ,  ni  moins  horrible.  L'amour 
est  libre  et  vit  d'illusions;  lui  ôter  le  prisme  et  la  liberté,  c'est  en 
faire  la  plus  morne  des  réalités,  le  plus  odieux  des  esclavages.  C'est 
ce  qu'a  fait  cet  homme.  Il  nous  a  chargés  à  la  fois  de  liens  et  d'op- 
probre; en  nous  condamnant  à  vivre  face  à  face,  il  a  voulu  que 
nous  ne  pussions  désormais  nous  regarder  l'un  l'autre  sans  rougir. 
Il  nous  a  dépouillés  de  tout  charme  et  de  tout  prestige;  il  a  flétri  jus- 
qu'au passé;  de  deux  amans  il  a  fait  deux  forçats  marqués  par  la 
main  du  bourreau.  Telle  est  notre  destinée.  Nous  allons  sans  but, 
au  hasard,  courbés  sous  le  sentiment  de  notre  commune  déchéance^, 
nous  épuisant  en  vains  efforts  pour  tromper  l'ennui  qui  nous  ronge. 

Et  toujours,  et  partout,  une  voix  mystérieuse  murmurant  à  mon 
coeur  :  Où  vas-tu?  le  bonheur  est  là,  près  de  moi,  qui  t'attend  I 


IL 

Parfois  je  me  révolte  et  m'indigne  contre  moi-môme;  je  traite  mes 
scrupules  de  faiblesse  et  de  lâcheté.  Est-il  juste,  après  tout,  que  je 


FERNAND.  199 

porte  la  peine  d'un  égarement  dont  je  n'ai  pas  été  le  complice?  Je 
me  dis  aussi  que  l'honneur  ne  fait  pas  à  la  haine  un  devoir  de  l'amour; 
je  me  dis  que  je  hais  cette  femme,  que  je  ne  lui  dois  rien  que  d'as- 
surer sa  destinée;  qu'elle  ait  donc  à  prendre  ma  fortune  et  qu'elle 
me  rende  ma  liberté.  Ah!  malheureux,  plût  au  ciel  qu'il  en  pût  être 
ainsi  !  Que  ne  m'est-il  permis  de  la  racheter,  cette  liberté  que  je 
pleure  !  Je  la  paierais  avec  joie  de  tout  ce  que  je  possède  en  ce 
monde.  J'irais  vivre  sous  un  toit  de  chaume,  je  gagnerais  ma  vie  à 
la  sueur  de  mon  front,  et  je  bénirais  le  Dieu  qui  m'aurait  fait  de  si 
doux  loisirs.  Mais,  ami,  tu  connais  Arabelïe!  C'est  une  ame  fière  et 
superbe  aVec  laquelle  il  serait  insensé  de  vouloir  entrer  en  arrange- 
ment. Si  l'honneur  me  fait  une  loi  de  ne  lui  point  retirer  mon  appui, 
de  son  côté  l'honneur  lui  commande  de  ne  rien  accepter  que  de 
mon  amour.  Ajoute  qu'elle  a  toutes  les  exigences  et  toutes  les  sus- 
ceptibilités que  sa  situation  comporte,  d'autant  plus  ombrageuse 
qu'elle  est  préoccupée  sans  cesse  de  l'idée  de  sa  dépendance.  Je  n'ai 
pas  le  droit  d'être  distrait  ou  silencieux;  on  commente  mes  regards, 
on  mesure  mes  gestes,  on  pèse  mes  paroles.  Qu'un  nuage  passe  sur 
mon  front,  il  s'en  échappe  aussitôt  des  orages  que  je  dois  m'efforcer 
de  calmer.  Combien  de  fois  déjà  m'a-t-elle  offert,  dans  sa  fierté 
blessée,  de  me  délivrer  de  sa  présence!  C'est  moi  qui  suis  obligé  de  la 
rassurer  et  de  la  retenir.  Quel  amour  ne  faudrait-il  pas  pour  alléger 
un  si  rude  labeur!  J'ai  beau  me  dire  que  je  suis  le  seul  être  ici-bas 
qui  doive  la  juger  avec  quelque  indulgence,  j'ai  beau  me  répéter  que 
ce  n'est  point  à  moi  qu'il  appartient  de  la  fouler  aux  pieds,  et  que 
c'est  le  moins  qu'on  pardonne  aux  erreurs  de  l'amour  qu'on  inspire; 
c'est  plus  fort  que  moi,  je  la  hais.  D'ailleurs,  saclions  que  l'amour 
n'a  rien  à  voir  en  ces  sortes  d'union.  N'est-il  pas  honteux  que  ce  qu'il 
y  a  de  plus  beau  sous  le  ciel  serve  de  prétexte  et  d'excuse  à  de  telles 
aberrations?  Quoi!  l'oubli  de  tous  les  devoirs,  la  folle  exaltation  de 
la  tête  et  des  sens,  les  dérèglemens  d'une  imagination  sans  frein, 
Fimpudeur  en  plein  vent,  l'audace  effrontée  qui  brave  tout  et  que 
rien  n'arrête,  ce  serait  là  l'amour,  cette  chose  de  Dieu!  Non,  non,  ce 
n'est  pas  ainsi  que  procède  l'amour  véritable,  et  c'est  l'outrager  que 
de  mêler  son  nam  à  de  pareilles  aventures. 

nr. 

Hier,  à  la  fenêtre  d'une  auberge  où  nous  étions  depuis  quelques 
heures,  j'ai  vu  s'arrêter  devant  la  porte  une  chaise  de  poste  et  Gus- 


200  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

tave  P...  en  descendre.  Tu  le  connais;  tu  dois  te  souvenir  de  l'avoir 
entrevu  çà  et  là  dans  le  monde.  J'ai  couru  à  lui;  car,  à  quelque  degré 
d'intimité  qu'on  soit  l'un  et  l'autre,  c'est  toujours  une  grande  joie  de  se 
rencontrer  ainsi  hors  de  la  patrie  commune.  Il  faut  avoir  quelque  peu 
voyagé  pour  savoir  quelle  prompte  fraternité  s'établit,  passé  la  fron- 
tière, entre  gens  du  même  pays.  On  se  connaissait  à  peine  sur  le  sol 
natal,  on  se  trouve  frères  sur  la  terre  étrangère.  Bien  donc  qu'il  n'eût 
jamais  existé  entre  Gustave  et  moi  que  des  relations  simplement 
bienveillantes,  nous  nous  sommes  embrassés  comme  de  vieux  amis; 
puis,  les  premiers  transports  apaisés ,  il  m'a  pris  par  la  main  et  m'a 
présenté  à  une  jeune  et  belle  personne  qui  se  tenait  auprès  de  lui 
et  que  je  n'avais  pas  remarquée.  Je  ne  le  savais  pas  marié;  je  l'ai  fé- 
licité de  mon  mieux.  C'est  qu'en  effet  sa  femme  est  charmante  :  ils 
sont  charmans  tous  deux.  Je  me  suis  assis  à  leur  table,  et  nous  avons 
causé.  C'était  la  première  fois  depuis  six  semaines  que  j'échangeais 
librement  mes  sentimens  et  mes  idées.  Nous  avons  parlé  de  Paris, 
qu'ils  ont  quitté  tout  récemment;  en  les  écoutant,  je  me  sentais  re- 
naître. Gustave  ne  m'a  rien  dit  de  son  bonheur,  mais  ce  bonheur 
rayonnait  sur  son  front,  et  d'ailleurs  sa  jeune  compagne  en  révélait 
plus  par  sa  seule  présence  qu'il  n'aurait  pu  lui-même  en  raconter. 
Ses  cheveux  sont  blonds  comme  ceux  d'Alice,  et,  quoique  d'une 
beauté  moins  parfaite  et  moins  poétique,  elle  m'apparaissait  comme 
l'ombre  gracieuse  de  la  vierge  de  Mondeberre.  Je  ne  sais  par  quel 
enchantement  j'en  vins  à  oublier,  dans  l'entretien  de  ces  deux  jeunes 
gens,  le  boulet  que  je  traîne  au  pied;  toujours  est-il  que  je  l'oubliai. 
Je  me  crus  libre,  libre  comme  l'oiseau  captif  qui  monte  dans  les 
plaines  de  l'air  jusqu'à  ce  que  l'oiseleur  cruel  tire  le  fil  qui  le  fait 
retomber  brusquement  sur  la  terre.  L'amour  est  généreux,  le  bon- 
heur expansif  :  Gustave  m'offrit  de  les  accompagner,  sa  femme  et 
lui,  dans  leurs  excursions.  J'acceptai  étourdiment;  mais  comme  nous 
nous  préparions  à  sortir,  Arabelle  entra  dans  la  salle  et  vint  à  moi 
d'un  air  familier.  Gustave  reconnut  M""^  de  Rouèvres.  Il  comprit 
tout;  il  salua  froidement  Arabelle,  prit  sous  son  bras  le  bras  de  sa 
femme,  et  je  les  vis  tous  deux  disparaître  au  détour  du  sentier. 

La  passion  a  des  instincts  qui  ne  la  trompent  pas  :  Arabelle  de- 
vina sur-le-champ  ce  qui  se  passait  en  moi  ;  elle  en  fut  irritée  et 
jalouse.  Rien  ne  révolte  plus  les  âmes  qui  vivent  dans  le  trouble  et 
dans  le  désordre  que  le  tableau  de  ces  chastes  unions  sanctifiées  par 
Tordre  et  le  devoir,  de  même  que  rien  n'exaspère  les  gens  qui  ne 
font  rien  comme  de  voir  les  gens  qui  travaillent.  Arabelle  essaya 


FERNAND.  201 

d'abord  d'effacer  dans  mon  cœur  l'impression  douloureuse;  elle 
voulut  que  le  bonheur  de  ces  deux  jeunes  gens  pâlît  et  s'éclipsât 
devant  le  nôtre.  Elle  m'entraîna  dans  la  montagne,  et,  me  forçant  à 
m'égarer  avec  elle  sous  les  pins  et  sous  les  mélèzes,  elle  me  récita, 
avec  de  nouvelles  variantes,  toutes  les  litanies  de  son  implacable 
tendresse.  Mais  à  tout  ce  qu'elle  put  dire  je  restai  taciturne  et 
sombre.  Sa  colère  grondait  sourdement;  je  me  sentais  moi-même 
au  bout  de  ma  patience.  Voyant  qu'elle  ne  réussissait  même  pas  à 
me  distraire,  Arabelle,  poussée  par  l'envie,  arriva,  par  je  ne  sais 
quels  perfides  détours,  à  se  railler  du  jeune  couple  qu'elle  n'avait 
fait  qu'entrevoir.  Je  m'indignai  de  l'entendre  outrager  l'image  des 
félicités  que  j'avais  répudiées  pour  elle  :  il  me  sembla  qu'elle  insul- 
tait M"*=  de  Mondeberre.  Mon  sang  bouillonnait  dans  mes  veines; 
pourtant  je  retenais  encore  la  tempête  déchaînée  dans  mon  sein.  Que 
te  dirai-je?  la  tempête  éclata,  et  ce  fut  entre  ces  deux  amans  une 
scène  d'emportemens  et  de  violence,  telle  qu'on  eût  dit  deux  en- 
nemis près  de  se  déchirer  l'un  l'autre. 

Et  tandis  que  nous  échangions  à  voix  étouffée  tout  ce  que  la  haine 
peut  aiguiser  et  empoisonner  de  paroles,  tandis  qu' Arabelle  se 
meurtrissait  le  front,  tandis  que  moi,  sombre  et  rugissant,  je  la- 
bourais et  j'ensanglantais  ma  poitrine,  sereine  et  recueillie,  la  na- 
ture se  reposait  des  fatigues  du  jour;  on  n'entendait  que  le  bruit 
lointain  des  cascades;  la  lune  radieuse  planait  sur  la  cime  des  monts, 
et  je  vis,  à  la  clarté  de  ses  rayons  d'argent,  Gustave  et  sa  femme  qui 
marchaient  à  pas  lents,  amoureusement  inchnés  l'un  vers  l'autre: 
la  jeune  épouse  était  suspendue  au  bras  du  jeune  époux  comme  la 
vigne  en  fleurs  aux  branches  de  l'ormeau;  tous  deux  se  regardaient 
en  silence  et  semblaient  écouter  le  langage  muet  de  leurs  âmes. 


IV. 

Nous  étions  assis  l'un  près  de  l'autre  sur  un  tertre,  au  bord  d'un 
abîme.  Le  jour  tombait;  le  site  était  sauvage.  De  noirs  sapins  entre- 
mêlés de  hêtres  prodigieux  se  dressaient  au-dessus  de  nos  têtes.  Des 
quartiers  de  roc  qu'on  eût  dits  entassés  par  la  main  des  géans,  éta- 
laient çà  et  là  leurs  masses  sans  verdure.  Autour  de  nous  pas  un 
être  vivant,  rien  qui  révélât  la  trace  d'un  pas  humain  :  vraie  Thébaïde 
qu'eût  aimée  Salvator.  Nous  y  étions  arrivés  à  travers  mille  dangers, 
de  bois  en  bois  et  de  roche  en  roche,  poussés  moins  par  la  curiosité 

TOME  IV.  14 


202  REVUE  DES  DEUX  BIONDES. 

que  par  l'instinct  des  cœurs  malheureux  qui  se  plaisent  aux  tableaux 
de  la  nature  désolée.  Au-dessous  de  nos  pieds,  un  torrent  mugissait 
dans  le  gouffre.  Nous  nous  taisions.  Je  pensais  à  ma  vie  brisée,  au 
bonheur  perdu,  à  l'obstacle  éternel ,  et,  tout  en  songeant,  je  plongeais 
un  avide  regard  dans  l'abîme  qui  me  fascinait.  Arabelle  en  était  si 
près,  qu'il  eût  suffi  d'un  coup  de  vent  pour  l'y  précipiter.  Dieu  seul 
nous  regardait;  le  gouffre  était  sans  fond.  J'eus  peur;  je  me  jetai  sur 
elle,  je  la  pris  dans  mes  bras,  je  l'emportai  comme  une  bête  fauve,  et, 
quand  je  l'eus  déposée  sur  le  gazon ,  j'allai  tomber  à  quelques  pas, 
glacé  d'horreur  et  d'épouvante. 

Touchée  de  tant  d'amour  et  de  sollicitude,  Arabelle  baisa  mes 
mains  avec  transport;  je  priai  Dieu,  qui  lit  dans  les  âmes,  de  m'ab- 
soudre  et  de  me  pardonner. 


V. 

Nous  touchons  à  une  crise  inévitable.  Quelle  en  sera  l'issue?  Je 
l'ignore;  mais  il  n'est  pas  de  chaîne  qui,  à  force  de  se  tendre,  ne 
finisse  par  se  briser.  Nous  en  venons  insensiblement  à  perdre  vis- 
à-vis  l'un  de  l'autre  tout  ménagement  et  toute  retenue.  Arabelle 
souffre;  une  sombre  inquiétude  la  mine  et  la  consume.  Sa  passion 
s'aigrit,  ma  patience  se  lasse,  notre  humeur  s'irrite,  et  nos  rela- 
tions s'enveniment.  S'il  n'est  pas  d'amour  qui  puisse  résister  à  un 
tête-à-tête  forcé,  tu  peux  juger  quelle  intimité  est  la  nôtre.  Je  m'ob- 
serve et  me  domine  encore,  mais  il  m'échappe  parfois,  malgré  mes 
efforts  pour  les  retenir,  des  paroles  qui  jaillissent  comme  des  éclairs 
et  jettent  dans  le  cœur  d'Arabelle  de  soudaines  et  sinistres  lueurs. 
L'infortunée  se  débat  sous  le  sentiment  de  la  réalité  qui  l'étreint. 
L'instinct  de  sa  destinée  la  presse  et  l'enveloppe  de  toutes  parts.  Son 
martyre  peut  s'égaler  au  mien. 

VI. 

Ce  que  j'avais  prévu  est  arrivé.  Le  choc  a  été  terrible;  mais  nous 
n'en  sommes  liés  l'un  à  l'autre  que  par  un  nœud  plus  étroit  et  plus 
sûr.  Ainsi  parfois  la  foudre,  dans  ses  effets  capricieux,  allie  violem- 
ment les  métaux  le  moins  susceptibles  de  se  combiner. 

Déjà,  depuis  plusieurs  jours,  un  orage  s'amassait  silencieusement 
darjs  nos  cœurs.  Hier  soir,  écrasée  sous  le  poids  de  la  journée  (  de- 


FERNAND.  203 

puis  la  veille  nous  n'avions  pas,  je  crois,  échangé  deux  paroles), 
Arabelle  s'était  jetée  sur  un  lit  de  repos,  tandis  que  moi ,  debout 
auprès  de  la  croisée  ouverte,  je  m'occupais  à  regarder  dans  la  cour 
de  l'auberge  deux  femmes  qui  venaient  de  descendre  d'une  berline 
de  voyage.  L'une,  à  la  fleur  de  l'ûge,  mais  pûle  et  l'air  souffrant, 
grande  et  mince  comme  un  roseau,  s'appuyait  languissamment  sur 
l'autre,  plus  âgée,  qui,  l'observant  d'un  œil  inquiet,  la  soutenait 
avec  amour.  C'étaient  sans  doute  une  mère  et  sa  fille.  La  jeune  per- 
sonne était  si  frêle  et  si  débile,  qu'elle  me  parut  près  de  défaillir. 
A  peine,  en  effet,  eut-elle  fait  quelques  pas,  qu'elle  fut  obligée  de 
s'asseoir  sur  un  banc  de  pierre.  Elle  y  demeura  plusieurs  minutes  à 
reprendre  ses  sens.  Sa  mère,  assise  auprès  d'elle,  la  tenait  appuyée 
sur  son  sein.  Je  les  contemplais  avec  une  vague  émotion,  sans  cher- 
cher à  me  rendre  compte  ni  du  charme  que  j'y  trouvais  ni  de  l'at- 
tendrissement que  je  sentais  me  gagner  peu  à  peu,  quand  tout  à 
coup,  à  cette  même  fenêtre  où  j'étais,  je  vis  la  tête  d'x\rabelle  se 
pencher  auprès  de  la  mienne.  Soit  que  l'expression  de  mon  visage 
trahit  en  cet  instant  la  préoccupation  de  mon  cœur,  soit  que  la  pas- 
sion ait  le  don  de  seconde  vue ,  soit  enfin  qu' Arabelle  ne  cherchât 
qu'un  prétexte  à  ses  emportemens,  toujours  est-il  qu'à  son  insu  peut- 
être  elle  comprit  mieux  que  moi-même  ce  qui  se  passait  en  moi. 

Elle  m'arracha  brusquement  de  la  croisée,  et,  m'entraînant  dans 
le  fond  de  la  chambre  :  —  Qu'aviez-vous  donc ,  me  demanda-t-elle, 
à  regarder  ainsi  ces  deux  femmes?  Vous  caressiez,  à  coup  sûr,  une 
espérance  ou  un  souvenir.  —  A  ces  mots,  (jui  frappaient  plus  juste 
qu'elle  ne  le  croyait  sans  doute,  je  me  troublai,,  puis  je  m'irritai  de 
voir  que  j'avais  été  surpris  et  deviné.  En  général,  nous  n'avons  de 
pitié  pour  la  jalousie  que  lorsque  rien  ne  l'excuse  et  ne  la  justifie; 
nous  pardonnons  volontiers  à  son  aveuglement,  jamais  à  sa  clair- 
voyance. Je  répliquai  avec  un  sentiment  de  colère  mal  contenu; 
Arabelle  en  conclut  naturellement  qu'elle  avait  touché,  sans  le  sa- 
voir, l'endroit  sensible  de  mon  être.  Ainsi  engagée,  la  querelle  alla 
croissant.  Ce  ne  fut  long-temps  qu'une  escarmouche  de  traits  plus 
ou  moins  acérés,  de  paroles  plus  ou  moins  amères;  bientôt  ce  devint 
de  part  et  d'autre  une  vraie  furie.  Au  plus  fort  de  la  mêlée,  Ara- 
belle s'oublia  jusqu'à  me  reprocher  les  sacrifices  qu'elle  m'avait  faits; 
je  m'en  tins  d'abord  à  lui  rappeler  brutalement  que  ces  sacrifices, 
je  ne  les  avais  pas  sollicités.  Elle  persista  dans  ses  récriminations  et 
m'accabla  de  mépris  et  d'outrages.  —  Prenez  garde!  m'écriai-je  à 
plusieurs  reprises;  prenez  garde,  Arabelle,  vous  jouez  avec  la  foudre  î 

14. 


20k  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

—  Elle  ne  douta  plus  que  je  n'eusse  un  secret  qui  brûlait  mon  cœur 
et  mes  lèvres;  elle  ne  s'en  montra  que  plus  acharnée.  —  Arabellel... 
m'écriai-je  encore  une  fois  d'une  voix  menaçante.  —  Parlez!  frap- 
pez! s'écria-t-elle  avec  égarement.  Je  suis  perdue,  je  le  sais,  je  le 
sens;  ne  me  laissez  pas  plus  long-temps  languir.  —  J'essayai  vaine- 
ment de  la  calmer;  elle  continua  de  m'aiguillonner  et  de  me  harceler 
avec  une  rage  nouvelle.  J'étais  ù  bout.  Il  vint  un  instant  où  j'oubliai 
tous  les  engagemens  que  j'avais  pris  vis-à-vis  d'elle ,  vis-à-vis  de 
moi-même.  Comme  un  homme  qui  tient  entre  ses  mains  une  arme 
à  feu,  et  qui,  sans  le  vouloir,  lâche,  en  se  débattant,  le  coup  qui 
doit  donner  la  mort,  je  lui  déchargeai  mon  secret  dans  le  cœur. 
J'étais  fou,  j'étais  ivre.  Aux  trop  faciles  sacrifices  qu'elle  s'était  im- 
posés pour  moi,  j'opposai  sans  pitié  les  renoncemens  que  je  m'étais 
imposés  pour  elle  ;  j'abattis  l'orgueil  de  la  passion  sous  l'orgueil  du 
devoir;  je  racontai  avec  une  complaisance  cruelle  les  félicités  au 
milieu  desquelles  elle  était  venue  me  surprendre ,  l'avenir  qu'elle 
avait  ruiné  de  fond  en  comble,  les  joies  que  j'avais  abjurées  pour  la 
suivre.  Tandis  que  je  parlais,  je  la  voyais  devant  moi,  debout,  pâle, 
immobile,  écoutant  avec  la  volupté  du  désespoir,  s'abreuvant  à  longs 
traits  du  poison  que  je  lui  versais.  Je  voulais  m'arrêter,  mais  j'étais 
emporté  comme  par  des  ailes  de  flamme.  Enfin,  quand  j'eus  tout  dit, 
pareil  au  meurtrier  qui  s'enfuit  après  avoir  plongé  et  retourné  le 
poignard  dans  le  flanc  de  sa  victime,  je  m'élançai  hors  de  la  chambre, 
je  traversai  le  village  comme  un  insensé,  et  me  jetai  dans  la  mon- 
tagne. Je  courus  long-temps  sans  savoir  où  j'allais.  Un  instinctif 
effroi  me  ramena  auprès  d'Arabelle.  Je  retrouvai  désert  l'apparte- 
ment où  je  l'avais  laissée.  Je  pris  sur  une  table  une  lettre  pliée  à  la 
hâte  :  c'étaient  seulement  quelques  lignes  qui  me  disaient  un  éternel 
adieu  et  me  rendaient  à  la  liberté.  Ami,  ce  moment  fut  court,  mais 
enivrant.  Je  poussai  un  cri  de  joie  sauvage,  et  j'aspirai  l'air  à  pleins 
poumons. 

—  Libre!  libre  enfin! 

—  Non,  malheureux,  s'écria  tout  à  coup  une  voix  implacable,  non, 
tu  n'as  pas  le  droit  de  l'accepter,  cette  liberté  qu'on  te  rend  !  Rattache 
tes  fers,  misérable! 

La  pensée  est  prompte  comme  l'éclair.  Je  me  rappelai  ce  que  j'avais 
oublié  dans  un  transport  de  folle  ivresse;  je  me  souvins  que  cette 
femme  s'était  fermé  toutes  les  portes  pour  venir  frapper  à  la  mienne, 
et  que,  privée  de  moi,  l'infortunée  n'avait  que  le  suicide  pour  re- 
fuge. Je  me  demandai  si  sa  mort  me  serait  moins  lourde  à  porter 


FERNAND.  205 

que  sa  vie.  En  même  temps  ma  conscience  exaltée  souleva  contre 
moi  toutes  les  tentations,  tous  les  souhaits  criminels  qui  s'étaient 
glissés,  souvent  à  mon  insu,  dans  les  replis  ténébreux  de  mon  cœur. 
Ces  réflexions  furent  si  rapides,  qu'en  moins  d'une  seconde  le  cri 
de  délivrance  que  j'avais  poussé  se  changea  brusquement  en  un 
cri  d'épouvante.  Je  m'informai  de  la  direction  qu'avait  prise  Ara- 
belle  en  sortant;  je  me  précipitai  sur  ses  traces.  La  terreur,  la  pitié, 
le  remords,  étouffaient  en  moi  la  voix  de  la  haine,  et  jusqu'au  senti- 
ment de  ma  propre  infortune;  je  n'étais  plus  qu'un  amant  éploré 
courant  après  sa  maîtresse  infidèle.  J'interrogeais  tous  les  passans 
que  je  rencontrais  sur  ma  route;  je  prêtais  l'oreille  à  tous  les  bruits; 
mon  regard  plongeait  dans  tous  les  abîmes;  je  criais  le  nom  d'Ara- 
belle  à  tous  les  échos.  Je  m'arrêtais,  j'écoutais,  je  reprenais  ma 
course  haletante.  La  nuit  me  surprit,  une  nuit  sombre,  sans  lune  et 
sans  étoiles.  J'allais  toujours. — Arabelle  !  Arabelle  !  — Rien  ne  me  ré- 
pondait que  les  plaintes  du  vent,  qui  me  faisaient  parfois  tressaillir 
et  glaçaient  mon  sang  dans  mes  veines.  Je  venais  de  m'asseoir,  dés- 
espéré, quand  j'aperçus  à  peu  de  distance  une  lumière  qui  brillait  à 
travers  les  arbres.  J'y  courus:  des  chiens  aboyèrent  à  mon  approche. 
C'était  une  pauvre  cabane  adossée  contre  la  montagne.  Je  poussai  la 
porte,  j'entrai  et  je  vis,  près  d'un  feu  de  pommes  de  pin  qu'on  avait 
allumé  pour  la  réchauffer,  une  femme  accroupie,  les  cheveux  épars, 
le  visage  meurtri  :  c'était  elle.  Des  pâtres  l'avaient  recueillie  demi- 
morte  sur  le  bord  d'un  sentier.  Dans  ma  joie  de  la  retrouver  vivante, 
j'allai  m'agenouiller  à  ses  pieds,  je  l'enlaçai  de  mes  bras;  comme 
autrefois,  je  l'appelai  des  noms  les  plus  tendres.  Elle,  cependant,  ses 
grands  yeux  attachés  sur  moi  avec  cette  fixité  du  regard  particu- 
lière à  la  folie,  ne  répondait  à  mes  paroles  que  par  un  doux  sourire 
étonné,  mille  fois  plus  effrayant  que  les  emportemens  de  la  colère. 
Je  la  crus  folle,  je  me  crus  moi-même  près  de  perdre  la  raison.  — 
Parle-moi!  réponds-moi!  m'écriai-je  avec  désespoir.  C'est  moi,  c'est 
Fernand  qui  t'aime  !  —  A  ces  mots,  passant  une  main  sur  son  front, 
de  l'air  d'une  personne  qui  cherche  à  se  ressouvenir,  elle  resta  quel- 
ques instans  à  m'examiner  avec  inquiétude;  puis  tout  d'un  coup  ses 
traits  se  contractèrent,  un  cri  terrible  sortit  de  sa  poitrine,  elle  s'ar- 
racha de  mes  bras,  et  tomba  raide  sur  le  carreau. 

Je  la  relevai  et  la  portai  au  grand  air.  Le  froid  de  la  nuit  la  ré- 
veilla. Je  l'avais  déposée  sur  l'herbe  et  je  réchauffais  ses  mains  gla- 
cées sous  mes  baisers.  Revenue  à  elle,  son  premier  mouvement  fut 
de  s'enfuir;  je  la  retins  par  une  étreinte  passionnée. —  Fernand, 


^6  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

TOUS  m'avez  tuée,  me  dit-elle.  Je  ne  vous  en  veux  pas;  seulement  que 
n'avez-vous  parlé  plus  tôt?  Rien  ne  vous  était  plus  aisé  que  de  vous 
délivrer  de  moi;  mon  intention  n'a  jamais  été  de  m'imposer  à  vous, 
d'être  une  charge  dans  votre  existence,  un  obstacle  à  votre  bonheur. 
Je  ne  voulais  que  votre  amour;  je  le  sentais  m'échapper,  mais  j'es- 
pérais le  ressaisir.  J'ignorais  qu'il  fut  à  une  autre.  Vous  êtes  libre. 
Retournez  vers  cette  fille  que  vous  aimez ,  et  laissez-moi  mourir  en 
paix.  Soyez  heureux,  et  que  mon  souvenir  n'importune  point  votre 
joie.  —  Elle  parla  long-temps  ainsi,  sans  reproches,  sans  amertume, 
avec  une  résignation  touchante,  s'excusant  d'avoir  troublé  ma  des- 
tinée et  me  suppliant  de  lui  pardonner.  —  Vous  vivrez!  vous  vivrez! 
ro'écriai-je.  Et  je  me  mis  à  retirer  une  à  une  les  flèches  empoison- 
nées que  je  lui  avais  décochées  dans  le  sein;  j'appliquai  mes  lèvres 
à  ses  blessures  pour  en  extraire  le  venin  mortel.  Je  rétractai  toutes 
les  paroles  qui  m'étaient  échappées  quelques  heures  auparavant. 
Devait-elle  en  croire  les  révoltes  et  les  transports  d'une  ame  vio- 
lente et  d'un  caractère  irascible?  Je  m'efforçai  de  lui  prouver  que 
ce  n'avait  été  qu'un  jeu  cruel;  je  m'écriai  que  je  l'aimais,  que  je 
n'aimais  qu'elle,  et  qu'elle  était  ma  vie  tout  entière.  Et,  chose 
étrange,  j'étais  de  bonne  foi.  En  cherchant  à  l'abuser  pour  la  sauver, 
comme  un  acteur  qui,  à  force  de  chaleur  et  d'entraînement,  arrive 
à  s'identifier  avec  son  rôle  et  finit  par  se  croire  le  personnage  qu'il 
représente,  j'étais  parvenu  à  me  tromper  moi-même.  J'oubliai  tout 
et  m'abandonnai  naïvement  aux  sentimeos  que  j'exprimais.  Ara- 
belle  m'écoutait  d'un  air  incrédule,  et  repoussait  tous  mes  discours. 
Sa  résistance  acheva  de  m'exalter.  Un  instant,  je  m'interrompis 
pour  la  regarder  à  la  lueur  de  la  lune  qui  venait  de  percer  les 
nuages.  Pâle,  échevelée,  les  mains  jointes,  à  demi  pliée  sur  elle- 
même,  dans  l'attitude  de  la  Madeleine  éplorée,  elle  était  belle  :  je 
me  surpris  à  l'admirer  comme  si  je  la  voyais  pour  la  première  fois. 
Le  silence,  la  nuit,  la  sohtude,  la  majesté  des  cimes  alpestres  qui 
servaient  de  cadre  au  tableau ,  cette  blanche  lune  qui  nous  baignait 
de  ses  molles  clartés,  cette  fière  beauté  qui  voulait  mourir,  ces  vôte- 
mens  en  désordre,  ces  sanglots  étouffés,  ce  beau  sein  gonflé  de 
larmes  et  de  soupirs,  tout  fut  complice  du  trouble  de  mon  cœur.  Je 
la  ramenai  persuadée  et  soumise.  Mais  déjà  mon  ivresse  était  dis- 
sipée ,  et,  tandis  que  je  la  sentais  à  mon  bras  légère  et  joyeuse,  je 
marchais  morne  et  sombre,  maudissant  ma  victoire,  honteux  de  ma 
méprise,  et  me  disant  que  celte  femme  avait  été  bien  prompte  et 
bien  facile  à  se  laisser  convaincre. 


FERNAND.  207 

Ne  m'accuse  pas,  aie  pitié  des  contradictions  d'un  cœur  mallieu- 
feux  qui  ne  se  connaît  pas  lui-même.  Écris-moi  à  Milan ,  où  nous 
allons  passer  l'hiver. 


KARL  STEIN  A  FERNAND  I>E  PEVENEY. 

Je  t'aime  et  je  te  plains.  Je  vous  plains  l'un  et  l'autre,  car  le  sort 
d'Arabelle  ne  me  semble  pas  moins  affreux  que  le  tien.  Je  plains  sur- 
tout les  deux  aimables  créatures  qui,  pour  t'avoir  ouvert  leur  vie 
comme  un  port,  ont  reçu  le  contre-coup  de  l'orage  qui  t'a  foudroyé. 
€'est  une  pitié,  c'est  un  meurtre  d'entraîner  ainsi  dans  les  désastres 
de  la  passion  des  existences  dont  le  cours  n'a  jamais  réfléchi  qu'un 
ciel  pur  et  des  bords  paisibles. 

Je  ne  suis  préoccupé  que  de  toi;  je  sonde  ta  position ,  je  la  creuse 
en  tous  sens  pour  voir  s'il  ne  te  reste  pas  quelque  moyen  d'évasion 
et  de  fuite.  Soins  inutiles!  l'honneur  est  ton  geôlier,  et  je  ne  saurais 
prendre  sur  moi  de  te  conseiller  une  lâcheté.  Seulement,  quand  je 
vois  de  pareilles  extravagances  envahir  la  place  des  devoirs  sérieux, 
je  ne  saurais  m'empêcher  d'en  être  révolté.  Voilà  pourtant  ce  qu'à 
force  d'en  exagérer  l'importance,  notre  époque  aura  fait  de  l'amour! 
Voilà  le  résultat  de  toutes  ces  belles  doctrines  qui ,  à  force  d'exalter 
la  passion,  ont  attaché  des  poids  de  cent  hvres  aux  ailes  de  la  fan- 
taisie, et  fait  d'un  épisode  l'histoire  de  la  vie  tout  entière,  c'est-à- 
dire  d'une  distraction  une  tâche,  et  d'un  passe-temps  un  martyre  I 
Et  puis  nous  avons  la  prétention  d'avoir  divinisé  l'amour  !  Il  est  très 
vrai  que  nos  pères  s'y  prenaient  autrement;  en  aimaient-ils  moins 
bien?  Je  ne  le  pense  pas. 

Rien  de  nouveau  dans  ce  Paris.  Les  voitures  y  roulent,  les  théâ- 
tres y  jouent,  et  le  soleil  s'y  lève  absolument  comme  si  tu  étais  le 
plus  libre  et  le  plus  heureux  des  hommes.  Dans  ce  groupe  d'oisifs, 
de  sots  et  de  méchans  qui  s'appelle  modestement  le  monde,  on  s'est 
occupé,  huit  jours  durant,  de  ton  aventure.  Qu'a-t-on  dit?  que  n'a- 
t-on  pas  dit?  Je  te  fais  grâce  des  suppositions  et  des  commentaires. 
Les  uns  t'ont  blâmé,  les  autres  t'ont  plaint;  il  s'est  trouvé  des  gens 
pour  envier  ton  bonheur.  Les  femmes  ont  été  sans  pitié  pour  Ara- 
belle.  C'était  inévitable  :  les  femmes  n'ont  d'indulgence  entre  elles 
que  pour  les  faiblesses  cachées;  elles  redoutent  le  bruit  comme  un 
traître  et  l'éclat  comme  un  dénonciateur.  M.  de  Rouèvres  n'a  point 
reparu;  son  hôtel  est  désert  et  fermé.  On  s'épuise  encore  à  cette 


208  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

heure  en  conjectures  sur  sa  disparition.  Ceux-ci  présument  qu'il  est 
allé  prendre  du  service  en  Espagne;  ceux-là,  qu'il  voyage  en  Orient;^ 
d'autres,  qu'il  se  bat  en  Afrique.  Ce  qu'il  y  a  de  certain,  c'est  qu'ici 
nul  n'en  sait  là-dessus  plus  long  que  moi,  qui  n'en  sais  rien. 

Que  puis-je  pour  toi  ?  Dis  un  mot.  Mon  amitié  souffre  de  son  repos 
et  s'indigne  de  son  impuissance. 

FERNAND  DE  PEVENEY  A  KARL  STEIN. 

Tu  ne  peux  rien  pour  ma  délivrance,  mais  tu  peux  me  faire  passer 
une  fleur  à  travers  les  barreaux  de  ma  fenêtre.  Ami,  puisque  tu 
m'aimes  et  que  tu  m'es  dévoué,  aie  pitié  d'une  fantaisie  démon  cœur. 
Si  rien  ne  t'empêche  et  ne  te  retient,  prends  la  poste,  et  va  passer 
quelques  jours  à  Peveney.  La  lettre  ci-jointe  t'ouvrira  la  porte  de 
mon  petit  manoir  et  t'y  installera  en  maître.  Ce  voyage  te  plaira.  Ma 
Bretagne ,  belle  en  toute  saison ,  est  belle  surtout  vers  la  fin  de  l'au- 
tomne. Peut-être  aussi  te  sera-t-il  doux  de  connaître  les  lieux  où 
j'ai  vécu,  de  vivre  où  je  m'étais  promis  de  vieillir  en  paix  au  sein  du 
bonheur.  Il  est  impossible  que  tu  ne  trouves  pas  quelque  charme  à 
visiter  le  nid  de  mes  rêves  envolés.  Le  coin  de  terre  qui  nous  parle 
d'un  être  aimé  en  dit  plus  à  notre  ame  que  tous  les  monumens 
consacrés  par  l'histoire.  Quoi  qu'il  t'en  semble ,  prête-toi  avec  bonté 
aux  enfantillages  d'un  esprit  chagrin.  Tu  dessines  un  peu,  n'est-ce 
pas?  Le  soir,  avant  la  tombée  de  la  nuit,  suis  le  chemin  qui  mène  à 
Mondeberre;  rôde  discrètement  autour  du  parc;  tâche  d'apercevoir, 
par  quelque  éclaircie  du  feuillage,  une  jeune  et  blonde  figure:  si  tu 
la  vois,  saisis  ses  traits  au  vol,  et  fixe-les  sur  un  feuillet  de  ton  album. 
Ajoutes-y  un  croquis  du  château ,  et  glisse  le  tout  sous  l'enveloppe 
d'une  lettre  que  tu  m'écriras  dans  ma  chambre,  près  de  la  croisée, 
à  cette  même  place  où  je  t'écrivais  autrefois.  Achève  avec  la  plume 
l'œuvre  de  ton  crayon.  Ne  néglige  rien,  n'omets  pas  un  détail.  Que 
cette  lettre  apporte  à  l'exilé  tous  les  parfums,  tous  les  reflets,  tous 
les  échos  de  la  patrie  lointaine  ! 

KARL  STEIN  A  FERNAND  DE  PEVENEY. 

Je  t'écris  dans  ta  chambre,  à  la  lueur  de  ta  lampe,  les  pieds  dans 
tes  pantoufles.  Mais  reprenons  les  choses  de  plus  loin.  Tu  veux  des 
détails,  en  voici. 


FERNAND.  209 

Le  jour  même  où  je  reçus  ta  lettre  qui  m'enjoignait  de  partir,  je 
partis.  A  Clisson ,  je  me  fis  indiquer  la  route  de  Peveney,  et  me  pris 
à  suivre  un  sentier  qui  remonte  le  cours  d'une  rivière  plus  poétique 
en  ses  détours  que  ne  le  fut  jamais  le  Méandre.  Après  deux  petites 
heures  de  marche,  j'aperçus,  à  mi-côte,  dominant  une  riche  vallée 
et  se  mirant  dans  le  cristal  de  l'onde ,  un  joli  castel  que  je  reconnus 
aussitôt.  J'entrai  par  la  grille  du  jardin,  et  présentai  ma  lettre  d'in- 
troduction à  tes  gens.  Je  soupai,  fis  un  tour  de  jardin,  et  m'allai 
coucher.  Tes  dahlias  sont  magnifiques ,  et  ton  vin  de  Bordeaux  est 
exquis. 

Le  lendemain,  je  me  levai,  sinon  avec  l'aurore,  du  moins  assez  tôt 
pour  ne  pas  laisser  refroidir  le  déjeuner  qu'on  venait  de  servir.  Une 
fois  à  table,  je  ne  pus  m'empêcher  d'admirer  ce  que  je  n'avais  pas 
songé  à  remarquer  la  veille,  l'élégance  du  service  et  la  perspective 
enchantée  que  m'ouvrait,  en  guise  de  fenêtre,  une  glace  sans  tain 
sur  la  vallée  et  sur  les  coteaux.  J'aime  à  voir  ainsi,  par  une  heureuse 
disposition,  le  paysage  et  la  salle  à  manger  se  prêter  des  grâces  mu- 
tuelles. Les  vins  en  ont  plus  de  parfum,  la  nature  en  paraît  plus 
belle.  Mais  elle  est  triste  au  cœur  de  l'hôte,  l'hospitalité  à  laquelle  il 
ne  manque  rien  que  la  présence  de  celui  qui  la  donne;  je  me  disais  : 
—  Que  n'est-il  là!  —  et  je  me  sentais  près  de  pleurer. 

Je  passai  cette  journée  à  visiter  ton  manoir.  Je  devinai  dans  son 
étui  de  serge  verte  le  fusil  qui  effraya  si  fort  M"*^  de  Mondeberre 
enfant.  Je  restai  long-temps  à  promener  mes  regards  autour  de  la 
chambre  où  s'est  noué  si  fatalement  le  nœud  qui  t' étouffe.  Pauvre  et 
cher  garçon!  c'est  là  que  s'est  livrée  ta  bataille  de  Waterloo.  Il  m'a 
semblé  voir  gisant  sur  le  parquet  les  ailes  mutilées  de  tes  rêves  et  de 
tes  espérances.  Mais,  ami,  tu  ne  m'avais  pas  assez  vanté  les  délices 
de  ton  ermitage  :  tout  m'y  ravit,  si  ce  n'est  ton  absence.  Puissent 
l'amour  et  le  bonheur  t'y  ramener  un  jour,  cher  Fernand! 

Sur  le  soir,  fidèle  à  ma  mission,  je  pris  mes  crayons,  mon  album, 
et,  suivi  de  tes  chiens,  je  m'enfonçai  dans  un  sentier  que  je  savais 
devoir  me  conduire  où  ton  ame  habite.  Malheureusement,  je  n'avais 
pu  calculer  la  distance,  et  la  nuit  descendait  déjà  des  coteaux  dans 
la  plaine,  que  je  n'étais  point  encore  arrivé  au  but  de  mon  expédi- 
tion. J'entrevis  le  château  dans  l'ombre.  Après  avoir  longé  un  mur 
d'enceinte,  je  trouvai  cette  petite  porte  dont  tu  m'as  tant  de  fois 
parlé.  Je  me  décidai  à  l'entr'ouvrir  furtivement,  non  sans  émotion; 
mais  je  m'esquivai  aussitôt,  en  entendant  un  bruit  de  pas  sur  les 
feuilles  sèches. 


210  FEBNAND. 

Le  lendemain,  c'était  hier,  jour  aux  aventures I  Je  m'étais  éveillé 
de  grand  matin,  avec  la  fervente  intention  de  voir  lever  l'aurore, 
que  je  n'avais  vue  de  ma  vie  que  sur  les  toiles  de  l'Opéra.  J'en  avai» 
lu  tant  de  descriptions  chez  les  poètes,  que  j'étais  résolu  à  profiter  de 
mon  séjour  à  la  campagne  pour  savoir,  une  fois  pour  toutes,  à  quoi 
m'en  tenir  là-dessus.  Donc,  à  l'aube  naissante,  je  me  jetai  à  bas  du 
lit  et  courus  à  la  fenêtre.  Le  ciel,  la  vallée,  les  coteaux,  tout,  jusqu'à 
ton  jardin ,  nageait  péle-môle  dans  un  épais  brouillard,  et  je  ne  dis- 
tinguai dans  ce  chaos  que  Ion  palefrenier  qui  étrillait  un  cheval  à  la 
porte  de  l'écurie.  Je  regagnai  ma  couche  avec  empressement,  et, 
quand  je  me  relevai,  le  soleil  avait  conquis  le  ciel;  de  la  brume  qui 
l'enveloppait  quelques  heures  auparavant,  il  ne  restait  qu'une  blan- 
che vapeur  qui  flottait  sur  le  vallon  comme  une  gaze  transparente. 

J'aime  la  campagne  modérément.  Les  romanciers  en  ont  fait  uo 
tel  abus,  qu'ils  l'ont  dépouillée,  à  mes  yeux,  de  son  plus  doux  charme. 
Jean-Jacques  Rousseau,  qui  fut  un  grand  peintre  de  la  nature,  parce 
qu'il  aimait  la  nature  et  qu'il  vivait  intimement  avec  elle,  a  créé  une 
école  de  rapins  et  de  barbouilleurs  qui  se  sont  rués  dans  son  domaine, 
et  n'ont  manqué,  pour  se  l'approprier,  que  d'amour  et  d'intelligence. 
Je  n'aperçois  le  paysage  qu'à  travers  les  fausses  couleurs  dont  ils 
l'ont  chargé.  La  brise  me  récite  leurs  mauvaises  phrases,  et  la  fau- 
vette me  chante  leurs  méchans  vers.  C'est  pourquoi  je  n'étais  pas 
aux  champs  depuis  deux  jours  que  déjà  j'en  avais  assez.  Ajoute  que 
cette  maison  déserte,  qui  ne  me  parle  que  de  toi,  est  un  tombeau  où, 
au  bout  de  vingt-quatre  heures,  je  me  sentais  dépérir  de  tristesse  et 
d'ennui.  Il  me  semblait  que  tes  meubles  et  tes  lambris,  étonnés  de 
me  voir  à  ta  place,  me  regardaient  d'un  air  sournois.  Après  déjeuner, 
je  me  demandai  avec  quelque  inquiétude  comment  j'arriverais  au 
soir,  car  je  ne  suis  pas  homme  à  m'égarer  en  molles  rêveries  sur  le 
bord  des  ruisseaux.  Tandis  que  je  me  consultais  sur  l'emploi  de  ma 
journée,  je  me  souvins  du  cheval  qu'en  cherchant  à  découvrir  les 
coursiers  de  l'Aurore,  j'avais  vu  étriller  à  la  porte  de  l'écurie.  J'allai 
le  visiter.  J'aime  les  chevaux,  quoique  n'en  usant  pas.  Celui-ci,  bien 
qu'élégant  et  ûer,  me  parut  doux  et  facile  à  mener.  Ton  palefrenier 
m'ayant  assuré  que  c'était  un  agneau,  j'eus  la  fantaisie  de  le  monter 
et  de  pousser  jusqu'à  Clisson,  que  je  n'avais  fait  qu'entrevoir.  Ce  fut 
l'affaire  d'un  instant.  On  selle,  on  bride  Ramponneau;  je  mets  le 
pied  à  l'étrier,  et  je  pars,  escorté  de  la  meute  joyeuse. 

D'abord  tout  va  bien.  Ramponneau  s'avance  au  pas  relevé,  à  la 
fois  docile  et  superbe.  Je  ne  reviens  pas  de  mon  aisance;  j'admire 


FERNAND.  211 

mon  adresse,  je  me  crois  du  sang  des  Lapithes  ou  des  Centaures. 
Cependant,  au  détour  du  sentier,  voici  que  maître  Ramponneau, 
plein  d'une  ardeur  depuis  long-temps  oisive,  et  ne  reconnaissant 
pas  le  poids  accoutumé,  se  livre  à  de  légers  exercices  moins  rassu- 
rans  que  pittoresques;  ce  que  voyant,  je  n'imagine  rien  de  mieux 
que  de  tirer  à  moi  la  bride  de  toute  la  force  de  mes  deux  poignets. 
Ramponneau  se  cabre,  tourne  sur  lui-même,  se  dresse  sur  ses  jar- 
rets de  derrière,  retombe  sur  ses  pieds  de  devant,  et  s'élance  au 
triple  galop,  encore  excité  par  les  chiens  qui  bondissent  autour  de 
lui  en  aboyant  comme  des  forcenés.  Nous  allons  comme  l'ouragan, 
franchissant  haies,  fossés  et  barrières.  Je  vois  les  arbres  fuir  comme 
des  ombres,  et  le  sentier  se  dévider  comme  un  écheveau.  C'est  Ma- 
zeppa  lancé  dans  les  steppes  de  l'Ukraine.  Enfin,  après  vingt  mi- 
nutes de  course  au  clocher,  homme  et  cheval ,  l'un  portant  l'autre, 
nous  nous  précipitons ,  par  une  porte  ouverte ,  dans  une  cour  qui 
retentit  aussitôt  des  aboiemens  des  chiens,  qui  s'y  jettent  à  notre 
suite.  C'est  un  abominable  vacarme.  Ramponneau  bat  le  pavé,  hennit 
et  renifle  :  les  chiens  du  logis  que  nous  venons  d'envahir  mêlent 
leurs  voix  aux  concerts  de  ta  meute,  tandis  que  moi ,  toujours  en 
selle  et  tout  étourdi,  je  cherche  à  me  remettre  d'une  alarme  si 
chaude. 

C'est  là  qu'en  sont  les  choses,  lorsque  j'entends  le  bruit  d'une 
fenêtre  qui  s'ouvre  au-dessus  de  ma  tête.  Je  lève  les  yeux  et  j'entre- 
vois une  figure  qui  disparaît  pour  venir  à  moi.  C'est  une  femme 
belle  encore,  au  noble  maintien,  au  grave  et  doux  visage.  En  l'aper- 
cevant, j'ai  mis  pied  à  terre.  Elle  s'avance,  les  traits  épanouis  et  la 
bouche  souriante.  Je  crois  démêler  que  je  suis  l'objet  d'une  méprise. 
En  effet,  à  quelques  pas  de  moi,  elle  s'arrête,  pâlit  et  se  trouble. 
J'en  fais  autant  de  mon  côté;  je  la  salue  gauchement,  et  nous  res- 
tons à  nous  regarder  l'un  l'autre  avec  embarras.  Je  ne  sais  que  dire 
ni  qu'imaginer,  lorsqu'en  cherchant  au  ciel  une  inspiration ,  je  dé- 
couvre à  travers  une  vitre  un  jeune  et  blond  visage  qui  m'observe 
avec  curiosité.  C'est  im  éclair.  Je  comprends  tout.  Ramponneau  m'a 
conduit  à  mon  insu  dans  la  cour  d'un  château  dont  tu  lui  as  appris 
le  chemin;  cette  femme,  c'est  M'''^  de  Mondeberre;  ce  blond  visage, 
c'est  Alice;  moi,  je  suis  le  rayon  éteint  d'une  espérance  évanouie. 

Quand  tout  fut  expliqué  et  que  j'eus  prié  M"**  de  Mondeberre 
d'agréer  mes  excuses ,  je  voulus  me  retirer;  mais  la  châtelaine  me 
retint.  —  Vous  êtes  l'ami  de  M.  de  Peveney,  me  dit-elle;  permettez 
que  je  profite  du  hasard  qui  vous  a  conduit  près  de  raoi.  D'ailleurs, 


212  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

VOUS  êtes  mon  prisonnier,  ajouta-t-elle  en  souriant.  —  Tu  penses 
bien  que  je  ne  résistai  guère  à  tant  de  grâce  et  de  prévenance.  Je 
dînai  au  château  et  ne  retournai  à  Peveney  que  le  soir. 

Ami ,  j'ai  passé  là  quelques  heures  que  je  n'oublierai  de  ma  vie. 
Je  voudrais  te  parler  des  deux  anges,  mais  je  n'ose,  car  je  craindrais 
d'irriter  tes  douleurs  et  de  redoubler  tes  regrets.  Je  sens  pourtant 
qu'il  faut  que  je  réponde  à  toutes  les  questions  que  m'adresse  ton 
cœur  impatient. 

M"^  de  Mondeberre  m'a  paru  grave,  triste  et  fière.  Elle  était  vêtue 
d'une  robe  de  soie  grise  montante,  pareille  à  une  amazone,  moins  la 
jupe  traînante;  la  torsade  d'un  tablier  de  moire  noire  entourait  sa 
taille  élégante  et  souple;  elle  portait  un  col  blanc  et  plat  tout  uni  avec 
des  manchettes  également  unies  et  plates,  relevées  sur  le  poignet  et 
découvrant  l'aristocratique  blancheur  d'une  main  fine  et  alongée. 
Ses  cheveux  blonds,  magnifiquement  tordus  et  noués  derrière  la 
tête ,  se  rabaissaient  sur  son  front  en  bandeaux  légèrement  renflés 
vers  les  tempes.  Un  brodequin  de  coutil  gris  pressait  son  pied  étroit 
et  cambré.  A  la  façon  dont  elle  m'a  reçu,  j'ai  cru  comprendre  que 
M'^^  de  Mondeberre  m'en  voulait  secrètement  de  ne  pas  être  un  autre 
que  moi-même.  Elle  n'a  pas  prononcé  ton  nom,  et  chaque  fois  qu'il 
a  été  question  de  toi,  elle  est  restée  impassible  et  muette.  D'ailleurs, 
M'"^  de  Mondeberre  ne  m'a  parlé  de  toi  qu'avec  une  excessive  ré- 
serve; j'y  mettais  moi-même  une  discrétion  qu'il  te  sera  bien  aisé 
d'imaginer  :  de  sorte  que  l'unique  pensée  de  nos  trois  cœurs  fut  en 
apparence  ce  qui  nous  préoccupa  le  moins.  Quand  nous  nous  mîmes 
à  table,  je  devinai  le  regard  d'Alice  qui  te  cherchait  à  ta  place  vide. 
Après  dîner,  M.  Gaston  de  B....  l'ayant  priée  de  se  mettre  au  piano, 
elle  s'en  défendit  en  disant  qu'elle  n'avait  joué  ni  chanté  depuis  près 
de  trois  mois.  Le  cousin  ayant  insisté,  de  guerre  lasse  M"*'  de  Mon- 
deberre essaya  de  chanter  en  s'accompagnant;  mais,  au  bout  de  quel- 
ques mesures,  elte  s'interrompit  brusquement,  se  leva,  et  revint 
s'asseoir  près  de  sa  mère,  qui  la  pressa  contre  son  sein  avec  une 
expression  de  tendresse  indicible.  Ce  sont  deux  âmes  qui  s'entendent 
et  se  comprennent  en  silence. 

M.  de  B...  ayant  pris  à  part  M'"''  de  Mondeberre  pour  s'entretenir 
avec  elle,  je  restai  près  d'un  quart  d'heure  en  tête  à  tête  avec  Alice. 
Je  réussis  à  l'apprivoiser.  Tout  en  causant,  je  feuilletais  un  des  albums 
qui  couvraient  la  table  du  salon;  j'y  trouvai,  sur  un  coin  de  carton 
de  Bristol,  un  petit  dessin  signé  du  nom  d'Alice  et  représentant  le 
château  de  Mondeberre  vu  du  côté  de  la  prairie.  J'amenai  douce- 


FERNAND.  2l3 

ment  la  belle  enfant  à  me  l'offrir  comme  un  souvenir  de  la  gracieuse 
hospitalité  de  sa  mère,  et  je  la  priai  d'accepter  en  échange  un  cro- 
quis de  Decamps  que  j'avais  dans  mon  portefeuille.  Le  reste  de  la 
soirée  fut  employé  à  visiter  les  lieux  que  j'avais  appris  à  aimer  long- 
temps avant  de  les  connaître.  Toutefois,  je  dois  convenir  que  la  fraî- 
cheur de  la  soirée  nuisit  quelque  peu  à  la  sincérité  de  mes  émotions. 
Entre  neuf  et  dix  heures,  je  me  retirai  en  compagnie  de  M.  de  B. .., 
qui  fit  route  avec  moi  jusqu'à  Peveney.  Quelque  bien  que  tu  m'aies 
écrit  de  ce  gentilhomme  un  soir  que  tu  venais  de  découvrir  avec 
enthousiasme  qu'il  ne  pouvait  épouser  sa  cousine  sous  peine  de  bi- 
gamie, quelque  estime  que  je  fasse  de  lui  d'ailleurs,  je  ne  saurais 
pourtant  m'empêcher  de  reconnaître  que  M.  de  B...  possède  un  des 
défauts  (à  moins  que  ce  ne  soit  une  qualité)  les  plus  antipathiques  à 
ma  froide  nature.  C'est  un  cœur  banal,  un  esprit  indiscret,  une  ame 
en  plein  vent.  Pareils  aux  vases  fêlés  qui  ne  peuvent  rien  garder,  il 
est  des  hommes  dont  la  vie  est  un  épanchement  perpétuel;  leur  con- 
fiance est  à  qui  les  écoute.  En  dix  minutes,  on  fait  plus  de  chemin 
dans  leur  intimité  qu'en  dix  ans  dans  une  affection  véritable.  Ils  se 
livrent  à  tous  sans  discernement  et  s'en  vont  de  porte  en  porte  ra- 
contant de  droite  et  de  gauche  leurs  affaires  et  celles  de  leurs  voi- 
sins, si  bien  que  les  connaissances  d'un  jour  s'étonnent  de  jouir  au- 
près d'eux  de  tous  les  privilèges  d'une  ancienne  amitié,  tandis  que 
l'amitié  s'indigne  de  se  voir  prostituée  au  premier  étranger  qui  passe. 
Je  n'aime  pas  ces  hommes-là,  et  M.  de  B...  en  est  un.  Nous  n'avions 
pas  gagné  le  sentier  du  bord  de  l'eau  qu'il  m'appelait  son  cher  ami 
et  me  prouvait  que  ce  n'était  pas  un  vain  titre.  A  peine  étions-nous 
à  un  quart  de  heue  du  château  qu'il  s'occupait  déjà  de  m'en  dévoiler 
les  mystères.  Ainsi  j'ai  dû  entendre  tout  au  long  l'histoire  de  la  châ- 
telaine depuis  la  mort  de  son  mari;  sa  résolution  de  vivre  dans  la 
retraite  et  d'y  élever  son  enfant,  les  démarches  infructueuses  de  sa 
famille  pour  l'en  arracher,  son  refus  constant  de  se  remarier,  tout 
ce  gracieux  poème  que  je  savais  déjà,  iM.  de  B...  me  l'a  chanté  en 
prose  médiocrement  poétique.  Cet  homme  n'a  rien  compris  de  ce 
qu'il  y  a  de  charmant  dans  la  vie  de  cette  chaste  veuve  qui  s'enferme 
à  vingt  ans  pour  vieillir  fidèle  à  l'époux  qui  n'est  plus  et  se  vouer 
tout  entière  à  l'unique  fruit  d'un  amour  que  la  mort  a  fait  éternel. 
M.  de  B...  n'a  vu  dans  ce  veuvage  obstiné  qu'une  bizarrerie  de  ca- 
ractère qu'il  ne  se  charge  pas  d'expliquer.  Je  ne  sais  rien  de  plus 
désenchantant  que  de  soumettre  à  un  examen  un  peu  sérieux  la 
plupart  de  ces  hommes  qu'on  appelle  des  gens  du  monde.  On  se 


214  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

laisse  volontiers  prendre  à  la  grâce  de  leurs  manières  ;  mais  qu'on 
s'avise  de  gratter  la  couche  brillante  du  vernis  qui  les  couvre,  on 
est  tout  surpris  de  ne  trouver  dessous  que  le  métal  le  plus  vulgaire. 

Pour  en  revenir  aux  indiscrétions  du  beau  cousin,  en  voici  quel- 
ques-unes qui  t'ititéresseront  peut-être.  Depuis  deux  ou  trois  mois, 
l'humeur,  le  caractère  et  la  santé  de  M'^"  de  Mondeberre  se  sont  visi- 
blement altérés.  M.  Gaston  de  B...,  profond  observateur  et  merveil- 
leux psychologiste,  assure  qu'il  faut  marier  cette  enfant.  Il  tourmente 
M'"*"  de  Mondeberre  pour  qu'elle  se  décide  à  conduire  sa  fille  dans  le 
monde;  mais  la  fille  ne  paraît  pas  s'en  soucier  non  plus  que  la  mère. 
Quoi  qu'il  en  soit,  Gaston  s'est  mis  en  tête  qu'il  marierait  sa  joHe 
cousine.  Il  ne  se  passe  point  de  semaine  qu'il  n'aille  une  ou  deux 
fois  au  château  proposer  ou  indiquer  à  M*"^  de  Mondeberre  quelque 
nouveau  parti  pour  Alice.  Malheureusement  Alice  a  déclaré  qu'elle 
ne  voulait  pas  voir  l'ombre  d'un  prétendant,  et,  de  son  côté,  M""^  de 
Mondeberre  ne  montre  nul  empressement  à  connaître  le  bois  dont 
on  fait  les  gendres.  M.  de  B...  ne  se  lasse  point  de  revenir  à  la 
charge,  bien  qu'on  lui  réponde  chaque  fois  :  «  Cousin,  que  voulez- 
vous?  nous  sommes  heureuses  ainsi;  allez  porter  vos  maris  ailleurs.  » 

Ne  voulant  point  partir  sans  prendre  congé  des  deux  anges,  je  suis 
retourné  aujourd'hui  au  château.  Ma  visite  a  été  courte.  Il  n'a  guère 
été  question  de  toi,  mais  M"*'  de  Mondeberre  a  caressé  tes  chiens  et 
flatté  de  sa  main  l'encolure  de  ton  cheval.  Tu  trouveras  ci-joint, 
avec  le  dessin  d'Alice,  un  croquis  à  la  mine  de  plomb  que  j'ai  tracé 
de  souvenir,  d'après  sa  personne.  La  ressemblance  est  à  peine  indi- 
quée; ton  cœur  l'achèvera. 

Bionda  testa,  occhi  azziirri,  e  hruno  ciglio. 

J'ajoute  à  cet  envoi  un  brin  de  bruyère  rose  qui  s'est  détaché  d'un 
bouquet  qu'en  causant  hier  avec  moi,  M"^  de  Mondeberre  mordil- 
lait et  broutait  comme  une  biche.  Je  n'ai  jamais  donné  pour  ma  part 
dans  ces  faiblesses  du  sentiment;  mais  je  les  respecte  et  les  sers  au 
besoin. 

Ma  mission  est  remplie.  Je  pars  demain  au  point  du  jour;  j'ai 
hâte  de  revoir  mon  ruisseau  de  la  rue  du  Bac.  Adieu,  ami;  je  n'ose 
ni  ne  dois  te  conseiller  l'espérance.  Cependant  ta  place  est  gardée, 
et  la  voix  mystérieuse  qui  te  poursuit  dit  vrai  :  Le  bonheur  est  ici, 
qui  t'attend. 


FERNANDw 


245 


I.  —  FERNAND  DE  PEVENEY  A  KARL  STEIN. 


Tu  l'as  vue!  elle  t'a  parlé!  tu  as  entendu  sa  voix!  tu  as  respiré 
l'air  qu'elle  respire  !  tu  as  visité  les  lieux  qu'elle  habite  î  Hélas  !  il 
n'est  que  moi  qui  sois  privé  de  ce  bonheur.  J'ai  baisé  ta  lettre  et  les 
trésors  qu'elle  enfermait.  Sois  béni  mille  fois,  le  meilleur  et  le  plus 
dévoué  des  amis  !  Je  te  dois  d'avoir  senti  tomber  sur  mon  cœur  brû- 
lant et  desséché  une  goutte  de  rosée  céleste. 

Nous  sommes  venus  à  Milan  avec  l'intention  d'y  passer  l'hiver  : 
l'hiver  s'achève  à  peine,  et  nous  partons  demain.  Milan  est  une  ville 
française.  Je  ne  saurais  y  faire  un  pas  sans  rencontrer  quelque  figure 
de  connaissance.  Je  n'ai  pas  le  courage  d'affronter  plus  long-temps 
les  regards  indiscrets  et  les  sourires  équivoques.  Hier,  j'errais  seul 
autour  du  Dôme,  quand  j'ai  rencontré  le  jeune  comte  de  G...,  qui, 
m'ayant  aperçu  la  veille  avec  M"'^  de  Rouèvres  au  bras,  a  cru  devoir 
me  comphmenter  :  je  l'aurais  volontiers  souffleté.  Arabelle,  de  son 
côté,  est  exposée  à  rencontrer  chaque  jour  des  femmes  qui  se  dé- 
tournent en  la  voyant  ou  refusent  de  la  reconnaître.  La  passion  heu- 
reuse se  rit  de  pareils  outrages  qui  ne  la  touchent  point;  mais  aus- 
sitôt qu'elle  n'est  plus  exaltée  par  le  sentiment  du  bonheur,  elle  en 
est  profondément  blessée.  Arabelle,  qui  avait  commencé  par  faire  si 
bon  marché  de  l'opinion,  souffre  et  s'indigne  toutes  les  fois  qu'elle 
croit  remarquer  que  l'opinion  la  condamne  et  la  réprouve.  Elle  vit 
dans  une  irritation  perpétuelle  contre  cette  société  qu'elle  avait  dé- 
fiée de  l'atteindre.  Dévorée  de  je  ne  sais  quel  besoin  posthume  de 
considération  qu'en  secret  elle  ne  me  pardonne  pas  de  ne  point  satis- 
faire, elle  supporte  impatiemment  l'état  de  réclusion  que  notre  posi- 
tion nous  impose;  elle  se  révolte  à  l'idée  qu'elle  n'est  ni  recherchée 
ni  honorée  à  l'égal  des  autres  femmes  qui,  n'ayant  point  abjuré  leurs 
devoirs,  ont  conservé  leurs  privilèges;  elle  qui  n'a  pas  été  à  la  peine 
s'étonne  de  n'être  pas  à  la  récompense.  C'est  tout  un  nouvel  ordre 
de  douleurs,  de  querelles  et  d'humiliations  que  je  n'avais  pas  soup- 
çonnées jusqu'ici  et  que  me  réservait  le  séjour  des  cités.  J'ai  signifié 
tout  d'abord  à  M""^  de  Rouèvres  que  je  ne  consentirais  jamais  à  la 
présenter  nulle  part  comme  ma  femme,  et  que  j'étais  décidé  à  vivre, 
comme  par  le  passé,  dans  une  solitude  absolue.  De  là  des  récrimi- 
nations sans  fin.  A  l'entendre,  je  la  séquestre  et  la  mets  au  ban  du 
monde.  Je  reçus,  l'autre  jour,  une  lettre  d'invitation  personnelle 
pour  un  bal  à  la  légation  de  France.  Malgré  tous  mes  soins  pour  la 


21$  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

lui  cacher,  cette  lettre  tomba  dans  les  mains  d'Arabelle,  qui,  se  voyant 
frappée  d'exclusion,  cacha  mal  le  dépit  qu'elle  en  ressentait.  Je 
m'empressai  de  déclarer  que  je  n'irais  point  à  cette  fête;  mais,  soit 
qu'elle  voulût  m'éprouver,  soit  qu'elle  se  piquât  de  générosité,  elle 
me  supplia  d'y  aller.  Elle  y  mit  tant  d'insistance,  que  je  m'habillai  et 
partis.  Je  n'avais,  à  vrai  dire,  nulle  envie  d'assister  à  ce  bal,  bien  que 
ce  fût  une  occasion  de  jouer,  pour  une  heure  ou  deux,  à  la  liberté. 
Quand  je  rentrai,  je  retrouvai  Arabelle  en  larmes,  la  jalousie  au  cœur, 
le  reproche  à  la  bouche.  Ces  scènes  m'épuisent  :  j'ai  perdu  l'énergie 
sauvage  qui  me  soutenait.  Arabelle  est  elle-même  au  bout  de  ses 
forces.  Elle  dépérit  visiblement;  ce  matin,  j'ai  été  frappé  de  la  pâleur 
de  son  front  et  de  l'amaigrissement  de  ses  traits.  Comme  tous  les 
malheureux  qui  espèrent,  en  changeant  de  lieux,  changer  de  des- 
tinée, et  croient  que  le  bonheur  les  attend  partout  où  ils  ne  sont  pas, 
£lle  me  presse  de  partir;  nous  partons  pour  Venise.  Adieu. 


IL 


"n  s'est  trouvé  que  le  consul  de  France  à  Venise  est  un  M.  de  fi..., 
parent  et  ami  du  comte  de  RouèvrèS.  A  peine  arrivés,  nous  avons 
pris,  comme  deux  proscrits,  la  route  de  Florence,  OÛ  nous  nous  ren- 
dons à  petites  journées.  Notre  vie  est  plus  calme^  cependant  tel  est 
l'ennui  qui  m'écrase,  que  j'en  suis  à  regretter  parfois  les  luttes  et  les 
emportemens  qui  rompaient  du  moins  la  mortelle  monotonie  de  notre 
tête-à-tête.  Que  sommes-nous  venus  chercher  dans  ce  doux  pays  si 
bien  fait  pour  l'amour,  que  c'est  l'outrager  que  de  n'y  point  aimer? 
Qu'ils  s'adressent  aux  glaces  du  Nord,  les  infortunés  qui,  comme 
nous,  promènent,  en  la  maudissant,  la  chaîne  qui  les  lie  l'un  à  l'autre! 
Qu'ils  n'affligent  pas  du  spectacle  de  leurs  misères  la  patrie  des 
amans  heureux!  Nous  traversons  en  silence,  le  cœur  morne,  l'œil 
indifférent,  ces  beaux  lieux  où  tout  invite  aux  tendresses  mutuelles. 
Déjà  sur  cette  terre  favorisée  du  ciel  le  printemps  bourgeonne  et 
fleurit;  mais  nous  traînons  partout  après  nous  l'hiver  éternel.  Nous 
passons,  sans  nous  arrêter,  devant  les  chefs-d'œuvre  de  l'art.  Que 
nous  font  ces  palais,  ces  statues,  ces  tableaux?  Les  arts  sont  le  luxe 
(iu  bonheur  :  ils  ne  disent  rien  à  nos  âmes.  Et  cependant,  qu'il 
pourrait  être  enchanté,  ce  voyage  !  Ce  matin,  notre  chaise  a  été  dé- 
passée par  une  voiture  dans  laquelle  j'ai  reconnu  Gustave  P...  et  sa 
jeune  femme.  Ils  suivent  la  même  route  que  nous,  dans  l'ivresse 


FERNAND.  217 

de  leurs  fraîches  amg^rs,  aux  charmantes  lueurs  de  cette  suave  lune 
qui  préside  aux  premières  joies  des  époux.  Où  m'égarent  de  lâches 
regrets?  J'ai  honte  de  ma  douleur  en  voyant  celle  qui  m'accompagne. 
Arabelle  ne  se  plaint  pas,  mais  une  fièvre  lente  lui  consume  les  os. 
Ses  joues  se  creusent,  ses  yeux  se  plombent;  son  corps  s'allanguit  et 
s'affaisse.  Elle  reste  des  journées  entières  silencieuse,  la  tête  appuyée 
sur  un  coussin  de  la  voiture;  si  je  lui  parle,  elle  répond  avec  douceur; 
parfois  je  surprends  des  larmes  coulant  sans  bruit  sur  son  visage. 
Est-ce  là  cette  femme  que  nous  avons  connue  belle,  souriante,  en- 
tourée d'hommages?  Sa  vie  n'était  qu'une  longue  fête;  l'amitié  s'em- 
pressait sur  ses  pas  :  les  femmes  enviaient  sa  beauté,  les  hommes 
se  disputaient  ses  regards;  sa  fortune  n'avait  que  des  flatteurs.  En 
comparant  ce  qu'elle  était  alors  et  ce  qu'elle  est  aujourd'hui,  qui  ne 
serait  touché  d'une  pitié  profonde?  S'il  pouvait  la  voir,  M.  de  Rouè- 
vres  se  croirait  trop  vengé.  Mon  cœur  s'amollit  et  se  fond.  Qui  pleu- 
rera sur  elle,  si  ce  n'est  moi,  l'auteur  de  tous  ses  maux? 


Si  elle  mourait  pourtant?...  Si  elle  mourait,  c'est  moi  qui  l'aurais 
tuée  !  En  serais-je  moins  son  meurtrier,  parce  qu'au  lieu  de  l'immoler 
d'un  seul  coup,  je  l'aurai  laissé  mourir  à  petit  feu?  Pour  avoir  pro- 
longé son  supplice,  en  aurais-je  moins  abrégé  ses  jours?  Pour  avoir 
répandu  son  sang  goutte  à  goutte,  en  aurais-je  moins  tari  dans  son 
sein  les  sources  de  la  vie?  En  trouverais-je  plus  aisément  grâce  devant 

Dieu  et  devant  toi-même?  Si  elle  mourait! mais  qu'espères-tu 

donc,  malheureux?  As-tu  pensé  que  sa  dernière  heure  serait  l'heure 
de  ta  délivrance?  T'es-tu  dit  qu'après  l'avoir  mise  au  tombeau,  tu 
n'aurais  plus  qu'à  reprendre,  libre  et  léger,  le  sentier  des  jeunes 
amours?  T'es-tu  flatté  que  ta  conscience  ne  te  poursuivrait  point 
partout  et  toujours  comme  l'ange  vengeur  au  glaive  flamboyant? 
T'es-tu  promis  de  nouer  de  nouveaux  liens  sur  le  cercueil  de  ta  vic- 
time? As-tu  médité  d'associer  ton  ame  flétrie  à  une  ame  innocente 
et  pure?  Détrompe-toi,  mon  cœur.  Ta  chaîne  est  double  :  l'une  peut 
se  briser,  mais  l'autre  est  infrangible;  elle  est  forgée  par  le  remords. 


III. 

Ami,  c'en  est  fait;  il  est  temps  de  se  conduire  en  homme,  et  puis- 
qu'espérer  est  un  crime,  je  renonce  même  à  l'espérance.  J'accepte 

TOME  IV.  15 


218  REVUE  DES  PEUX  MONDES.  ^^H 

franchement  la  position  que  je  me  suis  faite  et  ne  me  permettrai 
plus  une  plainte  ni  même  un  regret.  Arrivé  à  Florence,  j'écrirai 
aussitôt  à  M'"^  de  Mondeberre.  Je  lui  dirai  que  ma  destinée  est  ac- 
complie et  que  la  patrie  ne  me  reverra  plus.  Alice  est  jeune;  en  sup- 
posant qu'elle  soit  atteinte,  son  ame  se  relèvera  promptement.  C'est 
à  la  blessure  la  plus  large  et  la  plus  profonde  qu'appartiennent  mes 
soins  et  mes  veilles.  Ma  place  est  auprès  d'Arabelle,  et  je  n'ai  plus 
désormais  d'autre  tâche  que  de  m'oublier  en  vue  de  son  repos.  La 
bonté  peut  suppléer  l'amour;  je  trouverai  ma  récompense  dans  le 
sentiment  de  mon  abnégation  et  dans  la  conscience  de  mes  sacrifices. 
Il  est  impossible  qu'on  ne  finisse  pas  par  aimer  l'être  auquel  on  se 
dévoue;  du  moins  on  aime  son  propre  dévouement,  et  c'est  assez. 
Depuis  que  j'ai  compris  mes  devoirs  et  que  je  m'y  soumets  sans 
arrière-pensée,  je  me  sens  mieux  avec  moi-même,  et  je  recueille 
déjà  les  fruits  de  ma  résolution.  Je  suis  mort  au  bonheur,  mais  le 
bonheur  n'est  pas  une  condition  d'existence;  c'est  même  une  chose 
assez  peu  commune  pour  qu'on  se  résigne  à  ne  le  point  avoir.  Adieu 
donc,  et  pour  toujours  adieu,  rêves  charmans  que  je  viens  d'ense- 
velir! Adieu  pour  la  dernière  fois,  jeune  et  gracieuse  image  trop 
long-temps  caressée!  je  ne  me  pencherai  plus  sur  mon  cœur  pour 
vous  contempler;  mes  regards  ne  vous  chercheront  plus  dans  le  ciel 
désert. 

J'organise  notre  vie  et  travaille  sérieusement  à  mettre  un  peu 
d'ordre  dans  tout  ce  désordre.  La  santé  d'Arabelle  m'inspire  de  vives 
inquiétudes.  J'ai  décidé  que  nous  irions  dresser  notre  tente,  soit  à 
Pise,  soit  dans  une  des  petites  villes  qui  bordent  la  Rivière  de  Gênes. 
Nous  vivrons  là  ignorés  et  paisibles.  J'aurai  pour  Arabelle  la  tendresse 
qu'on  a  pour  un  enfant  malade;  je  ne  désespère  pas  de  l'amener  in- 
sensiblement à  prendre  son  amour  pour  le  mien,  ni  de  la  voir  bientôt 
renaître  sous  mes  soins  et  sous  ce  doux  ciel.  Nous  appellerons  l'étude 
à  notre  aide;  nous  hrons  les  poètes  itaUens;  nous  aurons  des  fleurs, 
des  livres  et  du  soleil.  Pour  être  heureux,  il  ne  nous  manquera  que 
le  bonheur;  je  veillerai  à  ce  qu'Arabelle  n'en  sache  rien,  et  moi-même 
je  l'oublierai  peut-être  en  assistant  à  sa  résurrection.  Je  n'y  arri- 
verai pas  en  un  jour;  j'y  tendrai  incessamment  de  tous  les  efforts  et 
de  toutes  les  facultés  de  mon  être.  Je  ne  me  dissimule  aucune  des 
difficultés  de  la  tûche  que  je  m'impose;  Dieu,  qui  voit  mes  intentions, 
me  soutiendra  dans  cette  entreprise.  Déjà  je  suis  entré  dans  ma 
nouvelle  voie,  et  j'y  ai  trouvé,  dès  les  premiers  pas,  un  soulagement 
et  un  contentement  intérieurs  que  je  n'espérais  plus  éprouver.  De- 


FERNAND.  ^SE9 

puis  que  je  n'attends  rien  de  la  destinée  et  que  j'ai  renoncé  à  ma 
part  de  félicités  en  ce  monde,  j'ai  perdu  l'exaltation  fiévreuse  qui  me 
consumait  et  recouvré  du  même  coup  le  sentiment  des  mille  petites 
joies  que  la  nature  prodigue  à  toute  heure  au  cœur  simple  qui  sait  en 
jouir.  A  soigner  l'ame  d'Arabelle,  je  gagne  d'échapper  à  la  mienne,  et 
je  crois  entrevoir  que  le  secret  du  bonheur  est  de  ne  point  le  cher- 
cher pour  soi-même.  Quand  la  santé  d'Arabelle  sera  rétablie,  nous 
voyagerons  :  j'essaierai  d'occuper  ses  jours  et  de  la  distraire;  je  ferai 
mon  devoir  jusqu'au  bout,  sans  me  plaindre  et  sans  murmurer.  Je 
rougis  à  présent  des  -excès  auxquels  je  me  suis  laissé  entraîner.  Mal- 
heureux ,  je  n'ai  eu  ni  le  courage  d'accepter  ma  position  ni  l'énergie 
de  m'y  soustraire  :  j'ai  reculé  en  même  temps  devant  l'honneur  et 
devant  la  honte.  Je  sais  mes  faiblesses;  je  les  déteste  et  je  les  abjure. 
Comment  ai-je  osé,  par  exemple,  t'envoyer  rôder  autour  de  Monde- 
berre?  Comment,  trop  faible  ami,  t'es-tu  prêté  à  mes  lâches  désirs? 
Comment  n'avons-nous  pas  compris  l'un  et  l'autre  que  c'était  ou- 
trager à  la  fois  l'innocence  et  le  malheur?  Ah!  tu  l'as  bien  compris, 
toi!  mais  tu  as  étouffé,  pour  me  complaire,  les  répugnances  de  ton 
cœur;  tu  n'as  pas  craint  d'immoler  à  ma  fantaisie  la  droiture  de  ton 
caractère.  Noble  et  cher  ami,  tu  n'aurais  pas  dit  :  — Enlevons  Her- 
mione.  —  Tu  l'aurais  enlevée.  Je  veux,  cher  Karl,  me  montrer 
digne  d'une  amitié  si  belle;  je  veux,  en  ne  restant  point  au-dessous 
de  mon  infortune,  la  rendre  respectable  et  mériter  l'estime  autant 
que  la  pitié.  Le  Fernand  que  tu  as  connu  a  cessé  d'exister;  je  com- 
mence une  seconde  vie  en  expiation  de  la  première. 


IV. 

Stériles  regrets!  soins  superflus!  réparation  tardive!  Où  trouverai- 
je  la  force  et  le  courage  d'écrire  ce  funeste  récit?  Je  le  dois  cepen- 
dant, il  le  faut,  afin  que  mon  châtiment  soit  complet  et  que  rien  ne 
manque  à  ma  honte. 

Depuis  quelques  jours,  la  passion  d'Arabelle  avait  tout  d'un  coup 
changé  de  caractère.  Ce  n'était  plus  Texaltation  de  la  douleur,  ni  l'af- 
faissement d'un  courage  épuisé,  ni  l'attendrissement  d'une  ame  qui 
pleure  et  s'appitoie  sur  elle-même;  c'était  un  désespoir  immobile, 
silencieux  et  sombre.  J'avais  remarqué  ces  nouveaux  symptômes,  je 
commençais  de  m'en  alarmer,  lorsqu'un  matin,  comme  nous  étions 
enfoncés  chacun  dans^uncoia  delà  voiture,  abîmés  chacun  dans  nos 

15. 


220  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

réflexions,  je  sentis  une  main  sèche  et  brûlante  s'appuyer  brusque- 
ment sur  les  miennes.  Je  me  réveillai  en  sursaut  et  me  trouvai  face 
à  face  avec  Arabelle,  qui  me  contemplait  d'un  air  étrange.  —  Fer- 
nand,  me  dit-elle  d'une  voix  calme  et  pourtant  terrible,  encore  un 
peu  de  patience  1  nous  n'avons  plus  long-temps  à  souffrir.  —  Que 
voulez-vous  dire?  m'écriai-je.  —  Si  vous  me  regardiez,  vous  me 
comprendriez,  ajouta-t-elle  en  repoussant  ma  main  avec  une  énergie 
farouche.  —  Je  la  regardai  :  ses  yeux  étaient  caves ,  ses  paupières 
mâchées  et  sanglantes;  la  pâleur  de  sa  figure  reluisait  sous  le  feu  de 
la  fièvre  qui  l'embrasait  sans  la  colorer.  — Vous  souffrez?  m'écriai-je. 
—  Elle  ne  répondit  que  par  un  geste  de  dédain,  croisa  ses  bras  sur 
sa  poitrine,  et  se  tint  muette  dans  son  coin.  Je  ne  pus,  le  reste  du 
jour,  lui  arracher  une  parole  ni  même  un  regard.  D'ailleurs,  pas  une 
larme,  pas  un  sanglot,  pas  un  soupir;  inflexible  comme  le  bronze! 
Cependant  je  sentais,  j'entendais  pour  ainsi  dire,  le  travail  de  son 
ame  qui  minait  sourdement  son  corps.  J'observais  avec  terreur  les 
rapides  progrès  du  mal.  Un  sinistre  pressentiment  me  mordit  au 
cœur.  Il  me  sembla  que  le  ciel,  pour  me  punir,  allait  exaucer  les 
souhaits  abominables  que  je  lui  avais  parfois  adressés.  Je  la  pris  dans 
mes  bras.  Elle  n'essaya  point  de  se  dégager,  mais  elle  demeura  in- 
sensible sous  mes  étreintes.  —  Arabelle ,  m'écriai-je  encore ,  quelle 
fatale  pensée  vous  absorbe?  Je  vous  aime  et  ne  vis  que  pour  vous. 
Mon  amie,  vous  avez  beaucoup  souffert;  mais  ayez  foi  en  des  jours 
meilleurs.  Vous  m'avez  vu  souvent  injuste  et  cruel  ;  je  veux  réparer 
à  force  de  soins  tous  les  maux  que  je  vous  ai  causés.  Cette  tâche  me 
sera  douce;  je  ne  vous  demande  que  de  me  sourire  et  de  ne  point 
décourager  ma  tendresse.  Laissez-moi  croire  que  tout  n'est  pas  dés- 
espéré et  que  je  puis  guérir  les  blessures  que  j'ai  faites;  ne  m'inter- 
disez pas  la  conquête  de  votre  bonheur.  —  Je  lui  parlai  long-temps 
sur  le  même  ton,  d'une  voix  émue  et  d'un  cœur  sincère.  Il  me  fut 
impossible  de  vaincre  l'obstination  de  son  silence;  seulement,  tandis 
que  je  parlais,  ses  lèvres  étaient  agitées  par  un  mouvement  con- 
vulsif ,  et  ses  yeux  brillaient  d'un  funeste  éclat.  Ne  sachant  qu'ima- 
giner, je  finis  par  attribuer  cet  état  à  l'exaltation  de  la  fièvre,  et  ce 
redoublement  de  fièvre  à  la  fatigue  du  voyage.  La  nuit  tombait. 
J'avais  hâte  d'arriver  à  Florence;  nous  n'en  étions  plus  qu'à  quel- 
ques milles,  lorqu'en  passant  devant  une  locanda  d'assez  pauvre 
apparence.  Isolée  sur  le  bord  du  chemin ,  Arabelle  fit  arrêter  les  che- 
vaux et  déclara  qu'elle  n'irait  pas  plus  loin.  Je  lui  objectai  douce- 
ment qu'elle  ue  trouverait  ici  qu'un  mauvais  gîte,  qu'elle  y  repo- 


FERNAND.  221 

serait  mal,  que  sa  santé  réclamait  des  ménagemens,  et  qu'il  était 
plus  prudent  et  plus  sage  de  pousser  jusqu'à  la  ville;  elle  insista 
d'une  voix  impérieuse  :  je  cédai.  A  peine  entrée,  elle  refusa  de  rien 
prendre  et  se  fit  conduire  dans  une  chambre  où  je  la  suivis.  C'était 
une  grande  pièce  meublée  de  plusieurs  lits  qui,  rangés  à  la  file,  lui 
donnaient  l'air  d'une  salle  d'hospice;  les  murs,  blanchis  à  la  chaux, 
n'avaient  d'autres  ornemens  que  des  images  de  saints  grossière- 
ment enluminées;  les  araignées  filaient  leurs  toiles  entre  les  pou- 
tres noircies  qui  servaient  de  plafond.  Je  m'approchai  d'un  des  lits; 
les  couvertures  en  étaient  lourdes  et  froides,  les  draps  humides  et 
rudes.  Bien  qu'on  touchât  aux  premiers  jours  du  printemps,  l'atmo- 
sphère de  l'appartement  se  ressentait  du  voisinage  des  Apennins  en- 
core chargés  de  neige.  Je  demandai  du  bois,  et,  tandis  qu'ArabelIe 
se  couchait,  j'allumai  moi-même  un  grand  feu  qu'il  fallut  presque 
aussitôt  éteindre  à  cause  de  la  fumée  qui  se  répandait  à  flots  dans  la 
chambre.  J'allai  au  chevet  d'Arabelle.  —  Mon  amie,  vous  le  voyez, 
lui  dis-je  avec  découragement,  ce  lieu  serait  inhabitable,  même  pour 
une  personne  en  santé.  —  On  n'y  vivrait  pas,  me  répondit-elle  avec 
calme,  mais  on  peut  y  mourir. —  Et  comme  à  ces  mots  je  demeurais 
frappé  de  stupeur:  —  Fernand,  reprit-elle  d'une  voix  ferme,  ne 
restez  pas  ici,  partez.  Je  suis  décidée  à  ne  pas  sortir  vivante  de  cette 
chambre,  et  je  sens  que  votre  présence,  au  lieu  de  les  adoucir,  ne 
ferait  qu'irriter  mes  derniers  momens.  —  A  l'altération  de  ses  traits 
et  à  l'expression  de  son  visage,  je  compris  que  ce  n'était  point  un 
jeu  et  qu'elle  parlait  sérieusement.  Il  n'y  avait  pas  de  temps  à  perdre. 
Le  postillon  était  encore  avec  ses  chevaux  dételés  à  la  porte  de  l'hô- 
tellerie. Je  lui  criai  de  ratteler.  Je  me  jetai  dans  la  voiture;  au  bout 
d'une  heure,  j'entrais  dans  Florence  et  j'en  sortais  une  heure  après, 
accompagné  d'un  médecin  et  rapportant  tous  les  objets  présumés 
nécessaires  à  l'état  d'Arabelle. 

Lorsqu'à  mon  retour  je  lui  parlai  d'un  médecin,  elle  me  signifia 
qu'elle  ne  consentirait  pas  à  le  recevoir.  —  Vous  avez  pris,  dit-elle, 
une  peine  inutile  :  la  médecine  n'a  rien  à  voir  ici.  Je  ne  demande 
qu'une  chose,  c'est  qu'on  me  laisse  mourir  en  repos.  Mon  Dieu! 
ajouta-t-elle  d'une  voix  moins  brève  et  presque  émue,  ma  vie  fut 
assez  tourmentée,  il  est  juste  que  ma  mort  soit  tranquille. — En  dépit 
d'elle-même,  j'amenai  le  docteur  à  son  chevet;  mais  elle  ne  répondit 
à  aucune  des  questions  qu'il  lui  adressa.  —  Monsieur,  lui  dit-elle 
enfin,  vous  me  fatiguez  en  pure  perte.  Qu'espérez-vous  comprendre 
à  ce  qui  se  passe  sous  vos  yeux  ?  Où  mon  mal  commence,  votre  science 


222  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

finit.  Ce  n'est  pas  un  corps  souffrant,  c'est  une  ame  mortellement 
blessée  qu'il  faudrait  guérir.  Vous  n'y  pouvez  rien.  De  grâce,  mon- 
sieur, laissez-moi.  —  Je  le  pris  à  part  et  l'interrogeai.  —  A  moins, 
me  dit-il,  que  mes  observations  ne  me  trompent,  cette  femme  n'a 
pas  quarante-huit  heures  à  vivre.  Le  mal  est  là,  ajouta-t-il  en  portant 
un  doigt  à  son  front  :  elle  mourra  d'un  transport  au  cerveau.  —  Sau- 
vez-la! m'écriai-je,  sauvez-la,  docteur,  ma  fortune  est  à  vous,  ma 
fortune  et  ma  vie  tout  entière!  — Il  sourit  tristement  et  se  retira  en 
hochant  la  tête.  Je  retournai  vers  Arabelle,  je  me  jetai  au  pied  de  son 
lit,  je  m'emparai  de  ses  mains,  je  les  inondai  de  baisers  et  de  larmes. 
—  Qu'avez-vous  ?  que  s'est-il  passé?  Pourquoi  désespérer  de  la  vie, 
quand  la  vie  promet  d'être  belle?  Que  vous  ai-je  fait?  Je  vous  aime. 
Si  vous  mourez,  je  meurs  avec  vous.  Mais,  voici  quelques  jours  à 
peine,  vous  ne  parliez  pas  de  mourir.  Vous  reposiez  votre  cœur  sur 
le  mien,  vous  me  laissiez  espérer  qu'ils  pourraient  un  jour  refleurir 
l'un  et  l'autre.  Qu' est-il  survenu?  Ai-je  remué,  sans  le  savoir,  les 
amertumes  du  passé?  Ai-je  touché,  sans  m'en  douter,  à  quelque 
point  douloureux  de  votre  ame?  Parlez-moi,  éclairez  mes  percep- 
tions. Si  le  mal  que  je  vous  ai  fait  crie  vengeance,  imposez  à  mon 
amour  une  tâche  :  quelle  qu'elle  soit,  je  l'accomplirai.  S'il  vous  faut 
mon  sang,  je  le  verserai  avec  joie.  Mais  on  parle,  on  répond,  on 
s'explique ,  on  n'est  pas  sans  pitié  pour  un  homme  qui  pleure  et  sup- 
plie; on  dit  du  moins  pourquoi  on  veut  mourir  ! 

Je  roulais  ma  tête  sur  son  lit,  et  déchirais  la  couverture  avec  mes 
dents,  tandis  qu'elle,  debout  sur  son  séant,  m'examinait  d'un  œil 
implacable,  et  paraissait  se  repaître  avec  une  joie  féroce  du  spectacle 
de  mes  tortures. 

—  Monsieur  de  Peveney,  dit-elle  enfin,  que  penserait  M"«  de  Mon- 
deberre,  si  elle  vous  voyait  ainsi? 

A  ce  nom  que  je  n'avais  jamais  prononcé  devant  elle,  à  ce  nom 
qui  était  resté  en  moi  comme  une  perle  au  fond  de  la  mer  orageuse, 
je  me  levai  avec  épouvante,  et  nous  demeurâmes  immobiles  à  nous 
regarder  l'un  l'autre  en  silence.  Après  avoir  joui  quelques  instans 
de  ma  stupeur,  elle  me  tendit  froidement  un  papier  qu'elle  tenait 
froissé  entre  ses  doigts.  Ce  papier,  je  le  pris  d'une  main  tremblante; 
c'était  ta  lettre,  au  timbre  de  Clisson,  datée  de  Peveney. 

—  Écoutez-moi ,  lui  dis-je;  quand  vous  m'aurez  entendu,  vous  me 
jugerez,  et  votre  jugement  sera  pour  moi  celui  de  Dieu. 

KJe  m'assis  auprès  d'elle,  sur  un  escabeau,  et  me  mis  à  lui  dévoiler 
dans  toute  sa  nudité  cette  ténébreuse  et  déplorable  histoire.  Je  ne  dis- 


FERNAND.  223^^ 

simulai  aucun  détail.  Je  dis  dans  quelles  dispositions  je  m'étais  enfui 
de  Paris,  que  j'étais  las  des  orages  de  la  passion  moins  encore  que 
de  la  vie  de  ruses  et  de  fourberies  qu'elle  traîne  à  sa  suite.  Je  contai 
ce  que  j'avais  souffert  en  la  quittant,  les  combats  que  j'avais  sou- 
tenus avant  de  me  décidera  déchirer  son  cœur;  comment  j'avais  re- 
trouvé M"^  de  Mondeberre;  qu'elle  m'était  en  effet  apparue  comme 
un  lointain  espoir;  mes  remords  cependant  et  mes  hésitations  toutes 
les  fois  qu'il  s'était  agi  de  rompre  l'anneau  qui  me  retenait  au 
passé;  la  lutte  des  regrets  et  des  espérances;  la  crainte  de  réduire 
au  désespoir  une  tendresse  que  je  me  sentais  dévouée;  toutes  mes 
faiblesses,  toutes  mes  terreurs,  toutes  mes  lâchetés,  je  dis  tout,  et 
enfin  par  quelle  fatalité  la  lettre  de  rupture  que  j'avais  écrite  n'était 
arrivée  qu'après  le  départ  d'Arabelle.  0  mon  ami,  que  le  cœur  de 
l'homme  est  quelque  chose  de  misérable!  Tandis  que  je  parlais, 
près  de  cette  femme  qui  allait  mourir,  j'étais,  à  mon  insu,  préoc- 
cupé de  l'arrangement  de  mes  phrases;  je  calculais,  sans  m'en  rendre 
compte,  les  effets  de  mon  discours;  je  trouvais,  sans  y  songer,  je  ne 
sais  quel  charme  de  rhéteur  dans  le  développement  et  dans  l'analyse 
de  mes  sentimens  !  Quand  j'eus  tout  dit  : 

—  Yous  savez  le  reste ,  ajoutai-je  ;  voici  maintenant  ce  que  je 
vous  propose.  Je  n'ai  pas  attendu  jusqu'à  cette  heure  pour  immoler 
en  moi  tout  ce  qui  n'est  pas  vous.  Je  vous  offre  d'essayer  d'une  nou- 
velle vie,  et  de  tendre,  d'un  commun  effort,  sinon  vers  le  bonheur, 
du  moins  vers  la  guérison  et  l'apaisement  de  nos  âmes.  Nous  avons 
beaucoup  souffert,  nous  souffrirons  encore  beaucoup;  mais  peut- 
être  arriverons-nous,  à  force  d'aide  mutuelle,  à  ne  plus  regarder 
que  comme  un  rêve  affreux  le  souvenir  de  tant  de  mauvais  jours. 

—  Je  te  comprends,  malheureux!  s'écria-t-elle.  en  éclatant,  ce 
n'est  pas  ma  mort  que  tu  redoutes;  tu  la  veux,  tu  l'appelles,  tu  la 
demandes  à  Dieu;  mais,  lâche  que  tu  es ,  tu  n'as  pas  le  courage  de 
m'assassiner.  Tu  voudrais  t'y  prendre  de  façon  que  je  te  bénisse  en 
mourant,  et  pouvoir  ensuite  te  vanter  de  tes  sacrifices.  Tu  t'arran- 
gerais volontiers  des  profits  du  meurtre,  à  la  condition  d'échapper 
au  remords  qui  le  suit.  C'est  ainsi  que  tu  nous  as  tous  perdus  avec 
ton  indigne  faiblesse  !  Je  te  connais  enfin ,  mais  as-tu  pu  croire  un 
instant  que  j'accepterais  la  tâche  que  tu  me  proposes?  as-tu  pensé 
que  je  consentirais  à  devenir  sciemment  la  complice  de  tes  trahisons, 
de  tes  parjures  et  de  tes  infamies?  Va!  tu  me  ferais  horreur,  si  tu 
ne  me  faisais  pitié. 

Elle  retomba  épuisée  sur  son  lit,  et  moi,  le  visage  caché  entre 


224  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

mes  mains,  je  restai  écrasé  sous  le  poids  du  mépris  qui  venait  de 
fondre  sur  ma  tête.  Jamais,  non,  jamais  homme  ne  se  sentit  courbé 
sous  plus  de  lionte.  J'essayai  pourtant  de  me  relever,  non  par  or- 
gueil, mais  pour  la  sauver. 

—  O  mon  Dieu!  m'écriai-je  d'une  voix  qu'étouffaient  mes  larmes, 
je  ne  suis  né  ni  lâche  ni  méchant.  Comment,  en  ne  cherchant  que 
le  bien,  ai-je  pu  faire  tant  de  mal?  Ah!  de  quelque  douleur  qu'il 
vous  ait  abreuvée,  Arabelle,  croyez-en  mon  cœur,  ce  cœur  n'est 
point  si  déchu  qu'il  ne  puisse  prétendre  à  se  réhabiliter.  Ne  soyez 
pas  plus  cruelle  que  Dieu,  qui  reçoit  toutes  nos  fautes  à  rançon. 
Vivez,  ne  me  repoussez  pas.  Ce  n'est  plus  seulement  ma  conscience 
qui  vous  sollicite;  c'est  ma  tendresse  qui  vous  presse  et  qui  vous 
implore. 

A  ces  mots,  Arabelle  tourna  vers  moi  sa  pâle  figure. 

—  Que  me  fait  votre  tendresse?  me  dit-elle  d'une  voix  calme.  Je 
vois  votre  erreur.  Vous  vous  êtes  tellement  habitué  à  compter  sur 
ma  folle  passion ,  qu'il  ne  vous  est  pas  même  venu  à  l'idée  que  cette 
passion  pût  s'éteindre  avant  moi.  C'est  de  ce  point  de  vue  que  vous 
raisonnez  encore  à  cette  heure.  Vous  croyez  que  je  vous  aime  et  que 
c'est  la  jalousie  qui  me  tue.  Vous  vous  trompez,  monsieur  de  Pe- 
veney.  Il  ne  m'importe  guère  que  vous  aimiez  ailleurs,  et  si  je  pou- 
vais me  préoccuper  de  la  fille  que  vous  avez  choisie ,  ce  serait ,  non 
pour  l'envier,  mais  pour  la  plaindre,  car  je  sens  que  vous  serez  fatal 
à  tout  ce  que  vous  aimerez  ;  j'ai  la  conviction  que  vous  porterez  par- 
tout après  vous  tous  les  malheurs  et  tous  les  désespoirs  que  la  fai- 
blesse traîne  après  elle.  Plût  à  Dieu  que  vous  fussiez  né  méchant  1 
vous  auriez  été  moins  funeste.  Je  ne  vous  aime  plus;  c'est  à  peine 
si  je  vous  hais.  Mais  ce  que  je  hais,  et  de  toute  la  force  que  me  laisse 
un  reste  de  vie,  c'est  l'amour  que  j'ai  eu  pour  vous,  c'est  l'égarement 
qui  m'a  jetée  dans  vos  bras,  ce  sont  les  doctrines  qui  m'ont  perdue. 
Vous  avez  éclairé  mon  cœur  en  le  frappant ,  je  vous  dois  de  com- 
prendre et  d'aimer  les  trésors  que  vous  m'avez  ravis.  N'insistez  donc 
pas,  monsieur,  pour  que  je  vive,  car  nous  ne  sommes  plus  rien  l'un 
à  l'autre,  et  nous  serons  moins  séparés  par  la  mort  que  nous  ne  le 
serions  par  la  vie. 

Ce  fut  le  dernier  coup,  ce  fut  le  plus  terrible.  J'aurais  pu  supporter 
sa  haine,  son  indifférence  m'atterra.  Le  croirais-tu?  est-il  croyable 
en  effet  que  des  sentimens  si  contraires  puissent  germer  dans  le 
même  cœur?  Cet  amour  que  j'avais  si  long-temps  maudit,  en  le  per- 
dant, mon  ame  se  brisa. 


FEUNAND. 

Au  bout  de  quelques  instans,  elle  me  pria  d'approcher  sa  lampe, 
et  de  lui  donner  son  nécessaire  de  voyage.  Elle  écrivit  quelques  lignes 
qu'elle  me  remit  après  en  avoir  cacheté  l'enveloppe.  —  Je  compte 
sur  vous,  dit-elle,  pour  faire  parvenir  ce  mot  à  son  adresse.  — 
J'examinai  machinalement  la  suscription  :  j'y  lus  le  nom  de  M.  de 
Rouèvres.  —  Et  maintenant,  ajouta-t-elle  en  croisant,  en  dehors  du 
lit,  ses  bras  sur  sa  poitrine,  je  n'ai  plus  besoin  de  vous,  monsieur  de 
Peveney.  Je  vais  paraître  devant  Dieu;  laissez-moi  le  prier  pour  qu'il 
me  pardonne.  Je  compte  sur  sa  bonté,  car  quel  supplice  pourraient 
imaginer  sa  justice  et  sa  colère,  qui  ne  me  parût  doux  au  sortir  d'une 
pareille  vie? 

Je  m'étais  retiré  dans  un  coin  de  la  chambre,  où  je  priais  pour  elle 
et  pour  moi.  Que  te  dirai-je?  Au  bout  de  quelques  heures,  je  vis,  à 
la  lueur  de  la  lampe  qui  brûlait  au  chevet,  son  visage  s'enflammer, 
ses  lèvres  trembler  et  ses  mains  s'agiter  au  hasard ,  comme  pour 
chercher  à  saisir  les  spectres  que  la  fièvre  promenait  autour  d'elle. 
Aux  paroles  qui  lui  échappèrent,  je  compris  qu'elle  était  en  proie  au 
délire.  Je  courus  à  elle  :  l'infortunée  se  débattait  entre  les  bras  de  la 
mort,  en  criant  le  nom  de  M.  de  Rouèvres.  Quand  vint  le  jour,  je  me 
réveillai  sur  le  carreau  glacé;  je  me  levai,  Arabelle  était  morte,  et  je 
me  souvins  que  son  dernier  cri  avait  été  pour  me  maudire. 

Et  maintenant,  tâche  d'oublier  que  j'aie  jamais  existé.  Tu  n'en- 
tendras plus  parler  de  moi.  Mort  à  tout  ce  qui  vit,  je  vais  traîner 
dans  la  solitude  les  misérables  restes  d'une  existence  qu'achèveront 
bientôt  d'épuiser  le  remords  et  le  désespoir. 


arabelle  a  m.  de  rouevres. 

Monsieur  , 

Votre  vengeance  a  porté  tous  les  fruits  que  vous  en  deviez  es- 
pérer. Je  meurs  sur  la  terre  étrangère,  dans  une  chambre  d'au- 
bei^ge,  entre  quatre  murs  nus,  sans  autre  assistance  à  mon  chevet 
que  celle  de  l'homme  qui  m'a  perdue,  si  délaissée  du  ciel  et  de  la 
terre,  que  vous  êtes  dispensé,  non-seulement  de  me  maudire,  mais 
aussi  de  me  pardonner.  Si  je  vous  racontais  ce  que  j'ai  souffert,  vous 
pâliriez  d'effroi,  et  vos  larmes  couleraient  malgré  vous.  Moi  aui 
connais  mes  crimes,  est-ce  que  je  ne  pleure  pas,  en  écrivant  ces 
mots,  d'attendrissement  sur  moi-même?  Figurez-vous  que  vous 
m'avez  enfermée  dans  une  cage  de  fer  avec  un  tigre  qui,  par  pitié. 


226  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

a  mis  dix  mois  à  me  dévorer  vivante.  Ce  que  j'ai  souffert  ne  saurait 
se  dire.  J'ai  vidé  le  calice  de  toutes  les  humiliations  et  de  toutes  les 
amertumes;  je  me  suis  desséchée  dans  la  honte.  Et  pour  que  rien  ne 
manquât  à  l'œuvre  de  mon  expiation,  voici  que  Dieu  m'envoie,  à 
l'heure  suprême,  une  torture  non  encore  éprouvée  qui  surpasse 
toutes  les  autres!  Près  de  se  fermer  à  jamais,  mes  yeux  s'ouvrent  à 
la  vraie  lumière,  et  mon  cœur,  en  s'éteignant,  jette  vers  les  biens 
qu'il  a  méconnus  un  cri  d'amour  et  de  désespoir. 


Un  soir  d'hiver,  les  gens  de  Peveney,  réunis  pour  la  veillée  dans 
une  grande  salle  de  rez-de-chaussée  où  ils  se  tenaient  habituelle- 
ment, s'entretenaient  de  leur  maître  absent,  car,  sur  cette  terre  de 
Bretagne,  l'absence  du  maître  ne  disperse  point  les  serviteurs,  qui, 
tant  que  la  maison  est  debout,  restent  attachés  au  seuil  désert 
comme  le  lierre  aux  lieux  inhabités.  Les  uns  avaient  vu  naître  Fer- 
nand  et  l'avaient  porté  dans  leurs  bras;  les  autres  étaient  nés  et 
avaient  grandi  en  même  temps  que  lui,  sous  le  même  toit.  Tous 
l'aimaient  et  le  vénéraient.  Donc,  par  un  soir  de  décembre,  la  bise 
se  plaignait  tristement  dans  les  longs  corridors;  la  Sèvres,  grossie 
par  les  pluies,  grondait  comme  un  torrent  au  bas  du  coteau  et  faisait 
de  ses  barrages  autant  de  cascades  mugissantes.  Assis  autour  d'un 
ormeau  embrasé,  les  gens  de  Peveney  calculaient  que,  depuis  plus 
de  deux  ans  que  M.  Stein  était  venu  parmi  eux,  ils  n'avaient  pas  eu 
de  nouvelles  de  leur  jeune  maître,  lorsque  trois  coups  violens  ébran- 
lèrent la  porte  du  manoir. 

—  Justice  divine,  c'est  lui!  s'écria  en  se  levant  brusquement  la 
vieille  nourrice  de  Fernand,  qui  filait  au  rouet  dans  un  coin  de  l'dtre. 

Tous  se  levèrent  en  même  temps  et  coururent  à  la  grille  du  jardin. 
Une  voiture  de  poste  entra  dans  la  cour,  et  un  voyageur  en  descendit. 
Il  était  enveloppé  d'un  ample  manteau,  et  les  bords  rabattus  de  son 
chapeau  lui  cachaient  à  moitié  le  visage.  Il  écarta  en  silence,  mais 
avec  autorité,  les  serviteurs  rangés  sur  son  passage,  et  gagna  d'un 
pas  brusque  la  salle  qu'illuminait  la  clarté  du  foyer.  A  peine  entré, 
il  se  laissa  tomber  sur  une  chaise,  présenta  ses  pieds  à  la  flamme,  et 
resta  muet,  dans  une  attitude  recueillie.  Les  gens  de  la  maison  se 
tenaient  derrière  lui  et  se  regardaient  entre  eux  d'un  air  consterné. 
Enfin,  la  nourrice  lui  ayant  ôté  doucement  son  chapeau,  tous  les 


FERNAND.  227 

assistans  ne  purent  retenir  un  mouvement  de  douloureuse  surprise 
en  revoyant  leur  maître  si  changé. 

—  Jésus  mon  Dieu!  est-ce  toi,  mon  enfant?  s'écria  la  bonne 
femme  qui  lui  avait  servi  de  mère. 

Il  avait  vieilli  de  vingt  ans.  On  aurait  vainement  cherché  sur  son 
visage  quelques  vestiges  de  jeunesse.  Ses  cheveux  s'étaient  éclaircis; 
ses  yeux  étaient  éteints  dans  leur  orbite;  les  pleurs  avaient  creusé 
leur  sillon  sur  ses  joues  amaigries  et  livides. 

Après  avoir  embrassé  sa  nourrice  et  adressé  à  chacun  quelques 
paroles  bienveillantes,  il  se  retira  dans  son  appartement,  où  l'on 
s'était  empressé  de  tout  préparer  pour  le  recevoir.  Il  y  vécut  comme 
dans  un  tombeau,  sans  communication  avec  le  dehors,  indifférent 
à  toutes  choses,  même  au  mouvement  de  sa  maison.  Il  avait  cessé 
depuis  long-temps  tout  commerce  de  lettres  avec  Karl  Stein.  Ses 
gens  avaient  reçu  l'ordre  de  ne  point  répandre  dans  le  pays  la  nou- 
velle de  son  retour.  Il  passa  l'hiver  dans  un  morne  affaissement.  Au 
printemps,  il  s'occupa  de  régler  ses  affaires  et  sembla  tout  disposer 
pour  un  long  voyage.  Quelques  démarches  qu'il  fit  à  cette  époque 
donnèrent  à  penser  autour  de  lui  qu'il  avait  l'intention  de  réaliser 
sa  fortune  et  de  visiter  les  pays  lointains.  En  effet,  après  avoir  désigné 
celui  de  ses  domestiques  qu'il  désirait  emmener,  il  engagea  les  autres 
à  se  pourvoir  ailleurs,  ajoutant  toutefois  qu'il  ne  vendrait  jamais  la 
maison  de  son  père,  qu'il  en  laisserait  la  garde  à  sa  nourrice,  et  que 
tous  ceux  qui  l'avaient  aimé  et  servi  y  trouveraient  de  tout  temps  un 
asile.  Comme  il  désirait  échapper  aux  discussions  d'intérêt,  pour 
lesquelles  il  avait  moins  de  goût  que  jamais,  il  s'entendit  avec  son 
notaire  pour  qu'il  ne  fût  procédé  qu'après  son  départ  à  la  vente  de 
ses  domaines. 

Tout  était  prêt.  Il  ne  lui  restait  plus  qu'à  dire  adieu  à  ces  beaux 
lieux  qu'il  allait  quitter  pour  toujours.  La  veille  du  jour  fixé  pour  son 
départ,  il  voulut  voir  une  dernière  fois  les  ombrages  de  Mondeberre. 
On  aurait  pu  croire,  depuis  son  retour,  qu'il  en  avait  oubUé  le  che- 
min. Les  noms  d' AUce  et  de  sa  mère  n'étaient  pas  sortis  une  seule  fois 
de  sa  bouche  :  pas  un  mot,  pas  une  question;  on  eût  dit  que  ce  coin 
de  terre  n'avait  jamais  existé  pour  lui.  Près  de  s'éloigner  pour  ne 
plus  revenir,  il  ne  résista  pas  à  ce  vague  besoin  d'émotions  qui  ne 
meurt  point  chez  les  faibles  et  tendres  âmes.  D'ailleurs  il  ne  songeait 
pas  à  se  présenter  aux  dames  de  Mondeberre.  Bien  qu'il  n'eût  pas 
écrit  la  lettre  qu'il  s'était  promis  d'envoyer  de  Florence,  il  y  avait 
long-temps  qu'il  leur  avait  dit  un  éternel  adieu  dans  son  cœur.  Il 


228  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

ignorait  leur  destinée  et  ne  doutait  pas  qu'Alice  ne  fût  mariée.  Il 
voulait  seulement  entrevoir  dans  l'ombre  les  abords  de  la  patrie  d'où 
il  était  pour  jamais  exilé. 

A  la  tombée  de  la  nuit,  il  prit,  comme  autrefois,  le  sentier  du  bord 
de  l'eau.  Qui  pourrait  dire  les  pensées  qui  l'assaillirent  le  long  de  ces 
traînes?  Ce  n'était  plus,  comme  à  son  premier  retour,  la  fatigue  d'une 
ame  désabusée,  mais  jeune  encore  et  prête  à  refleurir  au  premier 
souffle  caressant;  c'était  le  terne  désespoir  d'une  ame  flétrie  par  le 
remords,  et  que  ne  charmait  même  plus  la  poésie  des  souvenirs.  Il 
marchait  à  pas  lents  et  le  front  baissé,  indifférent  aux  beautés  de 
cette  nature  qu'il  avait  jadis  tant  aimée.  Il  avait  tout  perdu ,  jusqu'à 
la  faculté  de  pleurer  et  de  s'attendrir  sur  lui-même.  Cependant  ses 
yeux  commençaient  à  chercher  les  tourelles  de  Mondeberre,  quand 
tout  à  coup,  en  aspirant  l'air,  il  reconnut  le  parc  et  le  château  aux 
senteurs  qui  s'en  exhalaient.  Ainsi  les  lieux  où  nous  avons  goûté  le 
bonheur  ont,  comme  la  terre  natale,  un  parfum  qui  leur  est  propre 
et  qui  nous  saisit  et  nous  pénètre  aussitôt  que  nous  en  approchons. 
En  effet,  au  détour  du  sentier,  Fernand  aperçut  la  masse  du  manoir 
qui  se  détachait  sur  l'azur  du  ciel  et  les  panaches  blancs  des  marron- 
niers qui  se  balançaient  à  la  lueur  des  étoiles.  A  ces  aspects ,  il  se 
sentit  près  de  défaillir.  Les  fenêtres  du  salon  étaient  éclairées;  il 
demeura  quelques  instans  devant  la  façade  à  suivre  d'un  regard 
éperdu  les  évolutions  d'une  ombre  svelte  et  gracieuse  qui  se  dessi- 
nait sur  la  mousseline  des  rideaux.  Il  eut  le  courage  de  s'arracher  à 
cette  contemplation.  Il  s'éloignait,  lorsqu'en  passant  devant  la  petite 
porte  du  parc,  il  fut  arrêté  de  nouveau  par  une  invisible  puissance. 
Long-temps  il  hésita;  il  crut  voir  gisant  sur  le  seuil  le  cadavre 
d'Arabelle  qui  lui  en  barrait  le  passage.  Il  s'enfuit  et  revint  sur  ses 
pas.  Bref,  s'il  n'eut  point  la  force  d'entrer,  il  en  eut  la  faiblesse;  il 
entra. 

Ses  jambes  se  dérobaient  sous  lui  et  le  soutenaient  à  peine.  La 
soirée  était  trop  froide  et  trop  avancée  pour  qu'il  pût  craindre  de  ren- 
contrer M""^  de  Mondeberre  ou  sa  fille.  II  alla  s'asseoir  sur  le  banc 
de  pierre  qu'abritaient,  comme  autrefois,  les  touffes  embaumées  des 
lilas  et  des  faux  ébéniers.  Il  était  perdu  depuis  près  d'une  heure 
dans  un  abîme  de  réflexions,  lorsqu'il  entendit  un  bruit  de  voix  et 
un  frôlement  de  robes  qui  paraissaient  se  diriger  vers  lui.  Il  se  leva, 
et  n'eut  que  le  temps,  pour  ne  pas  être  vu,  de  se  cacher  derrière  le 
massif  de  fleurs  et  de  verdure.  A  la  clarté  bleue  des  étoiles,  moins 
encore  qu'au  cri  de  son  ame,  il  reconnut  Alice  et  M'"''  de  Monde- 


FERNAND.  229 

berre,  qui  vinrent  s'asseoir  à  sa  place.  Elles  demeurèrent  d'abord 
silencieuses  et  comme  absorbées  dans  la  contemplation  mélancolique 
du  ciel  vaste  et  pur  qui  étincelait  sur  leurs  têtes.  C'était  une  de  ces 
nuits  plus  belles  que  les  plus  beaux  jours.  Les  haies  s'égayaient  dans 
l'ombre  de  mille  petits  cris  d'oiseaux  qui  se  caressaient  dans  leurs 
nids;  les  fleurs  s'ouvraient  pour  recevoir  le  pollen  amoureux  que 
leur  portait  la  brise;  les  rainettes  chantaient  au  loin  sur  le  bord  de 
Teau;  plus  rapprochées,  les  trilles  du  rossignol  éclataient  à  longs  in- 
tervalles. 

—  Que  cette  nuit  est  belle!  dit  enfin  Alice  d'une  voix  douce  et 
triste  qui  fit  tressaillir  Fernand. 

M'"^  de  Mondeberre  attira  sa  fille  sur  son  sein  et  l'y  tint  long-temps 
embrassée. 

—  Mon  enfant,  dit-elle  après  un  moment  de  silence,  en  renouant 
sans  doute  un  entretien  fraîchement  brisé,  je  crains  que  ton  cousin 
n'ait  raison.  Tu  sais,  ma  fille  bien-aimée,  si  je  voudrais  jamais  contra- 
rier tes  goûts  et  forcer  tes  inclinations.  Tu  sais  aussi,  unique  et  cher 
trésor,  si  je  suis  heureuse  de  te  posséder  tout  entière,  si  ma  ten- 
dresse s'effraie  seulement  à  l'idée  de  céder  une  part  de  la  tienne. 
Mais  je  vieillis,  ma  santé  se  perd,  et  je  ne  voudrais  pas  mourir  sans 
te  voir  appuyée  sur  un  cœur  dévoué. 

—  Nous  vivrons  et  nous  mourrons  ensemble,  répondit  Alice  en  se 
pressant  contre  sa  mère. 

—  Enfant,  reprit  M™''  de  Mondeberre  en  passant  ses  mains  cares- 
santes sur  les  cheveux  de  la  blonde  tête;  ta  vie  commence  à  peine; 
c'est  à  moi  de  partir  la  première.  Ne  te  révolte  pas,  écoute-moi 
patiemment,  mon  Alice.  Il  faudra  bien  un  jour  nous  séparer.  Te 
laisserai-je  seule,  sans  appui,  sur  la  terre?  Fille  de  mon  amour,  que 
dirai-je  à  ton  père  lorsqu'il  me  demandera  compte  de  ton  bonheur? 

—  Tu  lui  diras,  ma  noble  mère,  répondit  avec  orgueil  M"^  de 
Mondeberre,  que  tu  m'as  enseigné,  moins  par  tes  leçons  que  par  ton 
exemple,  à  chérir  et  à  honorer  sa  mémoire.  Tu  lui  diras  que  tu  n'as 
vécu  que  pour  moi  seule,  et  que  tu  m'as  élevée  dans  l'amour  du  beau 
et  de  l'honnête.  Tu  lui  diras  que  tu  m'as  fait  un  cœur  à  l'image  du 
tien. 

—  0  mon  enfant!  s'écria  la  veuve  d'une  voix  émue,  tu  ne  vois 
pas  que  cette  tendresse  passionnée  que  tu  me  rends  m'abreuve  en 
même  temps  de  délices  et  d'amertume.  Parfois  je  me  reproche 
d'absorber  à  mon  profit  ta  destinée,  qui  pourrait  être  belle;  souvent 
je  m'interroge  avec  effroi.  Ma  fille,  es-tu  sûre  que  ta  jeunesse  n'élè- 


230  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

vera  jamais  la  voix  pour  me  maudire?  Es-tu  sûre  que  tu  ne  m'accu- 
seras pas  un  jour  de  t' avoir  ensevelie  dans  ma  solitude  et  associée  à 
mon  veuvage? 

—  Tais-toi ,  tais-toi ,  ma  mère  I 

Et  deux  ombres,  penchées  l'une  vers  l'autre,  mêlèrent  en  silence 
leurs  pleurs  et  leurs  baisers. 

—  Écoute ,  dit  Alice  en  s'agenouillant  sur  le  gazon  aux  pieds  de 
M""^  de  Mondeberre;  tu  m'aimes,  n'est-ce  pas,  et  tu  ne  veux  pas 
m'affliger?  Eh  bien!  ma  résolution  est  arrêtée  depuis  long-temps. 
Ce  n'est  pas  d'un  caprice  d'enfant  qu'il  s'agit,  mais  d'une  volonté 
calme,  sérieuse,  réfléchie.  Je  ne  veux  pas  me  marier.  Tous  les 
hommes  que  Gaston  s'est  obstiné  à  nous  présenter  m'ont  paru  vains, 
ou  sots,  ou  laids.  Qu'il  n'en  soit  plus  question  entre  nous.  Je  ne  sais 
rien  du  monde  et  n'en  veux  rien  savoir.  Je  sens  qu'il  n'a  rien  qui  te 
vaille.  Je  suis  heureuse  auprès  de  toi.  Pourquoi  changerais-je  un  sort 
si  doux  pour  courir  les  chances  d'un  bonheur  incertain  que  je  ne 
rêve  ni  n'appelle?  Aimons-nous  et  continuons  de  vivre  comme  par 
le  passé.  Je  n'ai  pas  une  autre  ambition. 

—  Va ,  je  sais  bien  que  tu  n'es  pas  heureuse  !  murmura  M'""®  de 
Mondeberre  avec  une  expression  de  tristesse  ineffable. 

Alice  appuya  son  front  sur  les  genoux  de  sa  mère,  et  ne  répondit 
pas. 

Cependant  la  brise  fraîchissait,  et  déjà  des  gouttes  de  rosée  bril- 
laient à  la  pointe  des  herbes.  M™*'  de  Mondeberre  s'éloigna,  appuyée 
sur  le  bras  d'Alice.  Lorsqu'elles  eurent  disparu  et  qu'il  n'entendit 
plus  le  bruit  de  leurs  pas,  M.  de  Peveney,  plus  pâle  que  la  lune  qui 
blanchissait  le  sable  des  allées,  plus  tremblant  que  les  feuilles  qu'a- 
gitait le  vent,  sortit  du  massif  de  lilas  et  vint  tomber  sur  le  banc  de 
pierre.  La  tête  cachée  entre  ses  mains  et  se  répétant  à  lui-même  les 
paroles  qu'il  venait  d'entendre,  il  caressait  depuis  quelques  instans, 
avec  une  lâche  complaisance,  l'idée  qu'Alice  n'était  point  mariée;  il 
y  trouvait  à  son  insu  un  sentiment  de  joie  égoïste  et  cruelte,  quand 
tout  à  coup  il  s'enfuit,  comme  s'il  avait  surpris  une  vipère  se 
gUssant  furtivement  dans  son  cœur.  Il  traversa  le  parc  au  pas  de 
course;  dans  son  trouble,  il  s'égara.  Au  lieu  de  gagner  le  bord  de  la 
rivière,  il  rabattit  sur  le  château.  Il  s'arrêta  pour  le  regarder  une 
dernière  fois,  puis  il  reprit  sa  course  en  se  dirigeant  vers  la  Sèvres; 
il  était  près  d'en  toucher  la  rive,  lorsqu'au  tournant  d'une  allée  cou- 
verte, il  se  rencontra  face  à  face  avec  Alice  et  M'"*^  de  Mondeberre. 

Il  y  eut  de  part  et  d'autre  un  mouvement  d'hésitation  que  rien 


FERNAND.  231 

ne  saurait  exprimer.  M^**  de  Mondeberre  seule  ne  témoigna  point 
de  surprise;  elle  demeura  grave  et  immobile  au  bras  de  sa  mère. 
Avant  qu'aucun  mot  eût  été  prononcé,  M.  de  Peveney  s'approcha  et 
prit  une  main  de  M""^  de  Mondeberre,  qu'il  pressa  contre  son  cœur 
sans  oser  la  porter  à  ses  lèvres;  puis  il  s'inclina  devant  Alice,  qui  de- 
meura impassible  et  muette.  Cela  fait,  après  quelques  paroles  insi- 
gnifiantes échangées  sans  suite  entre  Fernand  et  la  châtelaine,  ils 
prirent  tous  trois  le  chemin  du  château. 

Ce  n'était  pas  seulement  l'émotion  et  l'étonnement  qui  tenaient 
ainsi  M™^  de  Mondeberre  froide  et  réservée.  Bien  qu'Alice  n'eût  ja- 
mais révélé  le  secret  du  mal  qui  la  consumait,  M'"*^  de  Mondeberre 
savait  mieux  qu'Alice  elle-même  ce  qui  se  passait  dans  ce  jeune 
cœur.  Elle  avait  assisté  pendant  près  de  trois  ans  au  drame  le  plus 
douloureux  que  puisse  contempler  une  mère,  et  quoiqu'elle  n'eût 
point  d'accusation  directe  à  diriger  contre  M.  de  Peveney,  cependant, 
par  lui  et  à  cause  de  lui,  cette  femme  avait  tant  souffert  dans  son 
enfant,  qu'elle  n'avait  pu  s'empêcher  de  nourrir  contre  ce  jeune 
homme  un  profond  sentiment  d'amertume ,  ni  se  défendre ,  en  le 
revoyant,  d'un  instinctif  mouvement  de  terreur.  Sa  première  im- 
pression avait  été  toute  d'épouvante,  et,  encore  à  cette  heure,  l'ame 
agitée  de  sombres  pressentimens,  elle  serrait  contre  son  sein  le  bras 
de  sa  fille,  comme  si  elle  craignait  qu'on  ne  voulût  la  lui  enlever. 
Tels  étaient  les  motifs  de  l'accueil  glacé  que  recevait  Fernand.  Chez 
M™^  de  Mondeberre ,  c'étaient  la  tendresse  et  l'orgueil  maternels 
blessés  du  même  coup  et  saignant  en  silence;  c'était  chez  Alice  une 
réserve  naturelle  jointe  à  la  fierté  de  l'amour  méconnu.  Chargé  de 
honte  et  de  remords,  M.  de  Peveney  les  suivait  machinalement,  sans 
chercher  à  se  rendre  compte  du  charme  fatal  qui  l'enchaînait  à 
leurs  pas. 

Ils  entrèrent  ainsi  dans  le  salon;  mais  lorsqu'à  la  lueur  de  la 
lampe  M'"^  de  Mondeberre  et  sa  fille  virent  les  traits  dévastés  de  ce 
malheureux  jeune  homme,  lorsque  Fernand,  de  son  côté,  aperçut 
quels  ravages  ces  trois  années  avait  exercés  sur  le  front  d'Alice  et 
sur  la  figure  de  sa  mère,  alors  les  âmes  se  fondirent,  les  cœurs  écla- 
tèrent, et  l'on  n'entendit  que  des  larmes  et  des  sanglots.  Aucune 
explication  ne  troubla  cette  scène  d'épanchemens  silencieux.  On 
parla  peu;  il  n'y  eut  pas  une  question  d'échangée;  seulement  on 
s'observait  avec  attendrissement,  et  quand  vint  l'heure  de  se  séparer, 
trois  mains  se  cherchèrent  et  se  réunirent  dans  une  seule  et  môme 
étreinte.  Durant  toute  la  dernière  partie  de  cette  soirée,  M.  de  Pe- 


232  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

veney  avait  apaisé  les  rébellions  de  sa  conscience  en  lui  criant  qu'il 
partirait  le  lendemain  et  que  cette  entrevue  était  la  dernière.  Cepen- 
dant il  se  retira  sans  avoir  eu  le  courage  d'annoncer  aux  dames  de 
Mondeberre  qu'il  ne  devait  plus  les  revoir. 

Rentré  chez  lui ,  il  employa  le  reste  de  la  nuit  à  s'occuper  des 
derniers  préparatifs  de  son  départ.  Au  matin,  il  écrivit  à  M'"^  de 
Mondeberre  pour  lui  dire  le  suprême  adieu.  A  huit  heures,  les  che- 
vaux de  poste  qu'il  avait  fait  commander  la  veille  arrivèrent.  En 
entendant  claquer  le  fouet  du  postillon,  il  ouvrit  une  fenêtre  et  vit 
ses  serviteurs  groupés  autour  de  la  chaise  qu'on  était  en  train  d'at- 
teler. Fernand  fut  consterné.  Depuis  son  retour  de  Mondeberre,  il 
s'était  flatté  confusément  que  cette  heure  n'arriverait  jamais,  et  qu'il 
surviendrait  nécessairement  un  obstacle  imprévu  qui  l'empêcherait 
de  partir.  Il  chercha  s'il  n'avait  rien  oubUé  :  rien  I  tout  était  prêt.  Le 
sort  en  était  jeté.  M.  de  Peveney  descendit  dans  la  cour,  embrassa 
sa  nourrice,  donna  ses  dernières  instructions  à  ses  gens,  et  remit  à 
l'un  d'eux  la  lettre  qu'il  venait  d'écrire.  Il  ne  lui  restait  plus  qu'à 
monter  dans  sa  chaise,  lorsqu'en  l'examinant,  il  découvrit  qu'elle 
avait  besoin  de  réparations,  que  les  ressorts  en  étaient  fatigués, 
qu'elle  n'avait  pas  été  visitée  depuis  plus  de  trois  ans,  et  qu'enfin  il 
ne  serait  ni  prudent  ni  sage  de  s'y  embarquer  pour  un  si  long  voyage 
avant  qu'elle  eût  passé  par  les  mains  de  son  carrossier.  Il  consulta 
les  assistans,  et  s'y  prit  de  telle  sorte  que  tous  s'empressèrent  de  se 
ranger  de  son  avis,  et  que  le  postillon  lui-même,  après  avoir  reçu  son 
pour-boire,  déclara  que  la  voiture  n'était  pas  en  état  de  courir  deux 
postes  sans  voler  en  éclats.  Fernand  reprit  sa  lettre  à  M"**  de  Mon- 
deberre, et  donna  des  ordres  pour  qu'on  déchargeât  la  chaise  et 
qu'on  l'envoyât  en  radoub  à  Nantes.  Ainsi  son  départ  se  trouva  re- 
tardé de  plus  d'une  semaine.  Le  cœur  de  l'homme  est  plein  de  ruses 
et  de  lâches  détours.  M.  de  Peveney  parut  vivement  contrarié  de  ce 
retard  et  ne  se  gêna  point  pour  en  témoigner  son  humeur,  con- 
vaincu et  de  bonne  foi,  c'est-à-dire  assez  fin  et  assez  habile  pour 
avoir  réussi  à  se  tromper  lui-même. 

Il  n'est  pas  de  position  plus  propice  à  l'ennui  que  celle  d'un  homme 
qui,  ayant  tout  arrangé  pour  son  départ  et  prêt  à  monter  en  voiture, 
se  voit  arrêté  par  quelque  empêchement  imprévu.  Jusqu'au  moment 
où  l'on  pourra  partir,  on  ne  sait  que  devenir  ni  comment  employer 
le  temps.  On  se  trouve  sous  le  coup  d'un  désœuvrement  que  rien  ne 
saurait  occuper  ni  distraire.  On  n'a  plus  sous  la  main  les  objets  qu'on 
aimait.  Disposée  pour  l'absence,  la  maison  est  un  tombeau  où  l'on 


FERNAND.  233 

erre  comme  une  ombre  en  peine.  On  n'est  plus  chez  soi,  et  pourtant 
l'on  n'est  pas  ailleurs.  On  supporte  d'autant  moins  patiemment  le 
poids  des  heures  oisives  qu'on  s'était  préparé  par  avance  au  mouve- 
ment et  aux  distractions  du  voyage.  C'est  là  du  moins  ce  qui  arriva 
pour  M.  de  Peveney.  11  n'eut  pas  atteint  le  milieu  de  la  journée,  qu'il 
se  sentit  pris  d'une  impatience  fiévreuse  et  d'un  besoin  d'agitation 
qu'il  ne  sut  comment  satisfaire.  Il  se  décida  à  monter  son  cheval, 
dont  il  n'avait  pu  consentir  à  se  débarrasser.  Une  fois  en  selle,  où 
aller?  Peu  lui  importait.  Il  lâcha  la  bride  au  coursier,  qui,  fidèle  à  ses 
anciennes  habitudes,  le  conduisit  droit  à  Mondeberre. 

Cette  fois  encore  M.  de  Peveney  capitula  avec  sa  conscience.  Son- 
geait-il à  renouer  des  relations  à  jamais  brisées?  sa  résolution  n'était- 
elle  pas  irrévocablement  arrêtée?  ne  devait-il  pas,  sous  peu  de  jours, 
s'éloigner  pour  ne  plus  revenir?  D'ailleurs  il  n'était  plus  temps  de 
retourner  en  arrière.  Déjà  Ramponneau  battait  le  pavé  de  la  cour  du 
château,  et  une  fenêtre  venait  de  s'entr'ouvrir  pour  laisser  passer  la 
tête  d'Alice. 

Cette  entrevue  différa  de  celle  de  la  veille  en  ce  que  les  cœurs  s'y 
montrèrent  moins  silencieux  et  plus  à  l'aise.  On  ne  toucha  ni  au 
passé  ni  à  l'avenir;  on  se  complut  de  part  et  d'autre  dans  la  mélan- 
colie de  l'heure  présente.  On  s'entretint  longuement  de  la  visite 
de  Karl  Stein.  Fernand  parla  de  ses  voyages  avec  un  sentiment  de 
tristesse  qui,  aux  yeux  de  M"''  de  Mondeberre,  le  revêtit  d'un  pres- 
tige de  plus.  M""^  de  Mondeberre  le  retint  à  dîner.  Il  s'en  défendit 
d'abord  ;  puis  il  se  dit  qu'ayant  dû  partir  le  matin ,  il  manquerait  de 
tout  à  son  gîte.  Gaston  se  présenta  sur  le  soir.  En  revoyant  M.  de 
Peveney,  dont  le  souvenir  ne  l'avait  pas  occupé  six  minutes  en  trois 
ans,  il  témoigna  une  joie  bruyante  et  l'embrassa  avec  effusion.  Sur 
ces  entrefaites  arrivèrent  deux  ou  trois  gentilshommes  du  voisinage. 
La  conversation  s'engagea.  A  cette  époque,  la  politique  agitait  fort 
les  esprits  en  Bretagne.  On  discuta  les  questions  du  jour.  Indifférent 
d'abord  à  ce  qui  se  disait  autour  de  lui ,  Fernand  en  vint  bientôt  à  se 
mêler  à  l'entretien.  Il  finit  par  s'y  oublier  et  par  goûter  à  cette  dis- 
cussion d'intérêts  positifs  un  charme  qui  lui  parut  tout  nouveau.  Au 
choc  des  idées,  il  sentit  se  réveiller  et  vibrer  dans  sa  poitrine  les  nobles 
instincts  que  le  trouble  des  passions  y  avait  long-temps  étouffés, 
l'amour  de  la  patrie,  la  haine  de  l'injustice,  le  culte  de  la  vérité, 
l'enthousiasme  qu'allume  chez  les  âmes  bien  nées  toute  action  grande 
et  généreuse.  11  comprit  qu'il  est  pour  l'ambition  de  l'homme  des 

ïOME  IV.  IG 


S 


1 


23i  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

luttes  belles  et  fécondes.  Il  se  retrempa  aux  réalités  de  la  vie;  comme 
le  géant  de  la  fable,  en  touchant  la  terre,  il  retrouva  ses  forces. 

Rentré  chez  lui ,  M.  de  Peveney  brûla  la  lettre  d'éternel  adieu 
qu'il  avait  écrite  le  matin  à  M""^  de  Mondeberre,  et  le  lendemain  il 
trouva  un  prétexte  qui  lui  fit  une  obligation  de  retourner  le  soir  au 
château.  Il  en  est  des  âmes  aux  prises  avec  la  douleur  comme  du 
chêne  et  du  roseau  battus  par  le  vent  de  la  tempête  :  où  les  fortes 
se  raidissent  et  succombent,  les  faibles  plient  et  se  relèvent.  Ainsi, 
Fernand  subissait  déjà  des  influences  amollissantes.  Il  était  toujours 
décidé  à  partir,  et  n'imaginait  pas  que  le  remords  qui  le  consumait 
dût  jamais  s'apaiser  ni  s'éteindre.  Il  s'interdisait  tout  espoir  et  con- 
tinuait de  se  regarder  comme  retranché  du  nombre  des  vivans. 
Toutefois,  il  ne  partait  pas;  les  impressions  terribles  s'effaçaient 
chaque  jour,  et  ses  facultés  de  souffrir,  usées  déjà  par  la  solitude, 
achevaient  de  s'amortir  dans  l'atmosphère  des  douces  relations.  Quoi- 
que dans  un  avenir  encore  lointain,  on  pouvait  croire  sa  guérison 
d'autant  plus  probable,  que,  la  jugeant  lui-même  impossible,  il  ne 
faisait  rien  pour  y  résister.  Un  soir,  en  rentrant,  il  aperçut  dans  la 
cour  sa  chaise  réparée  et  garantie  jusqu'au  bout  du  monde.  Il  donna 
des  ordres  pour  qu'on  la  remisât,  et  le  lendemain  il  écrivit  à  son 
notaire  pour  lui  enjoindre  d'ajourner  la  mise  en  vente  de  ses  pro- 
priétés. 

Cependant  la  vie  du  château  avait  pris  une  face  nouvelle.  M"**  de 
Mondeberre  se  relevait  comme  un  beau  lis.  L'éclat  de  la  jeunesse  et 
de  la  santé  reparaissait  peu  à  peu  sur  ses  joues;  l'azur  de  ses  yeux 
s'était  éclairci;  son  corps  avait  retrouvé  cette  démarche  souple  et 
légère  que  donnent  la  joie  et  le  bonheur.  Après  avoir  grandi  dans  la 
solitude  et  s'être  développé  dans  l'absence,  l'amour  de  cette  enfant 
venait  de  se  changer  en  une  passion  exaltée  et  profonde.  Comment 
aurait-il  pu  en  arriver  autrement?  Ce  jeune  homme  qui  avait  disparu 
tout  d'un  coup  comme  emporté  par  un  orage,  et  qui  revenait,  après 
trois  ans  d'une  vie  errante,  pâle  et  souffrant,  mystérieux  et  sombre, 
réunissait  toutes  les  conditions  nécessaires  pour  frapper  vivement 
une  ame  de  vingt  ans,  déjà  depuis  long-temps  éprise.  Alice  n'échappa 
point  aux  poétiques  séductions  du  malheur  :  son  imagination  acheva 
ce  que  son  cœur  avait  commencé. 

Il  n'en  fut  pas  ainsi  de  M"*  de  Mondeberre,  qui  observait  d'un 
œil  à  la  fois  inquiet  et  charmé  les  changemens  qui  s'opéraient  sur  le 
front  et  dans  l'humeur  d'Alice;  sa  prudente  sollicitude  ne  s'en  alar- 


FERNAND.  235 

mait  pas  moins  que  sa  tendresse  ne  s'en  réjouissait.  Pleine  de  con- 
fiance dans  la  loyauté  de  M.  de  Peveney,  ce  jeune  homme  pourtant 
la  troublait  malgré  elle.  Que  savait-elle  de  son  passé?  que  pouvait- 
elle  présumer  de  ses  sentimens?  Devait-elle,  par  une  lâche  complai- 
sance, encourager  une  intimité  qui  pouvait  ruiner  de  fond  en  comble 
la  destinée,  déjà  trop  compromise,  d'une  fille  adorée?  Elle  éprouvait, 
depuis  le  retour  de  Fernand,  un  inexplicable  malaise,  et  parfois  son 
arae  frissonnait  sous  de  vagues  pressentimens.  Après  avoir  vainement 
attendu  qu'il  déclarât  ses  intentions.  M"'*'  de  Mondebe(;re  se  décida 
sans  efforts  à  prendre  elle-même  l'initiative,  un  soir  qu'ils  mar- 
chaient tous  deux  dans  une  allée  du  parc. 

—  Monsieur  de  Peveney,  lui  dit-elle,  je  vais  vous  parler  avec  une 
franchise  à  laquelle  je  vous  ai  depuis  long-temps  habitué,  et  qui  ne 
raessied  pas,  j'en  ai  la  conviction,  à  la  noblesse  de  votre  caractère.  Je 
n'hésite  pas  plus  à  vous  confier  mes  scrupules  et  mes  terreurs  que 
je  n'hésitai,  voici  bientôt  trois  ans,  à  vous  révéler  mes  rêves  et  mes 
espérances.  Vous  m'avez  déjà  entendue.  Vous  comprenez  que  votre 
présence  ici  ne  saurait  être  indifférente,  et  que,  si  vous  ne  pouvez 
rien  pour  mon  bonheur,  vous  me  devez  de  ne  rien  ôter  à  mon 
repos.  Sans  doute  il  m'en  coûtera  de  vous  perdre;  mais,  quelque 
rigoureux  que  m'apparaisse  le  sacrifice,  je  me  résignerai  plus  aisé- 
ment à  vous  pleurer  toute  ma  vie  qu'à  vous  maudire  seulement  une 
heure.  Décidez  donc  vous-même  de  la  nature  des  relations  qui  doi- 
vent désormais  exister  entre  nous.  C'est  vous  seul  que  j'en  ferai  juge. 
Je  ne  sais  rien  de  votre  passé  et  j'en  respecte  le  mystère.  Vous  avez 
souffert,  et  mon  cœur  vous  absout.  Pour  le  reste,  je  m'en  repose  sur 
votre  probité,  vous  estimant  assez  pour  ne  pas  craindre  d'affirmer 
devant  Dieu  que  vous  êtes  incapable  de  prétendre  à  un  titre  dont 
vous  vous  sentiriez  indigne. 

Ces  paroles  éclairèrent  M.  de  Peveney  sur  le  véritable  état  de  son 
cœur  et  l'amenèrent  forcément  à  s'expliquer  avec  lui-môme.  Ainsi 
accusée,  la  position  était  claire  et  nette.  Pris  au  dépourvu,  Fernand 
ne  devait  plus  songer  à  s'esquiver  par  d'hypocrites  détours.  Toutes 
les  issues  étaient  fermées;  impossible  d'éluder  plus  long-temps  la 
conclusion  qui  lui  était  si  loyalement  offerte.  Son  premier  mouve- 
ment fut  d'obéir  au  cri  de  sa  conscience  et  de  se  condamner  à  un 
exil  éternel;  mais  il  n'était  pas  homme  à  trancher  d'un  seul  coup  le 
na^ud  de  sa  destinée.  Il  s'agissait  pour  lui  de  rompre  le  dernier  lien 
qui  le  rattachât  à  la  vie:  il  recula  devant  l'énormité  du  sacrifice;  du 
moins  il  voulut  voir,  avant  de  s'immoler,  s'il  ne  lui  restait  pas  quelque 

16. 


I 


236  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

moyen  honnête  de  composer  avec  son  passé  et  de  transiger  avec  ses 
remords. 

—  Madame,  répondit-il,  la  sagesse  et  la  bonté  s'expriment  par 
votre  bouche.  Je  vous  admire  autant  que  je  vous  aime.  Si  je  ne 
cédais  qu'à  la  voix  de  mon  cœur,  je  serais  déjà  à  vos  pieds;  mais  j'ai 
traversé  tant  de  mauvais  jours,  mon  ame  en  est  encore  si  remplie 
de  trouble  et  d'effroi,  qu'avant  d'accepter  le  bonheur,  je  vous  dois 
d'examiner  si  j'en  suis  digne.  Si  demain  je  ne  reviens  pas,  pleurez 
sur  moi,  madame,  car  je  vous  aurai  vue  ce  soir  pour  la  dernière i 
fois.  Si  je  reviens,  ouvrez  les  bras  à  votre  fils.  " 

—  Allez,  mon  enfant,  ajouta  M""^  de  Mondeberre  avec  mélancolie; 
si  vous  ne  revenez  pas,  ce  n'est  pas  seulement  sur  vous  que  mes 
larmes  devront  couler. 

Fernand  passa  la  nuit  qui  suivit  ce  court  entretien  dans  une 
agitation  qu'il  est  aisé  d'imaginer.  Il  descendit  impitoyablement  en 
lui-même;  ce  qu'il  y  vit  de  plus  clair,  c'est  qu'il  aimait  M"^  de  Mon- 
deberre. L'amour  est  ingénieux  et  fécond  en  ressources  de  toute 
nature.  Après  s'être  laissé  outrager  par  l'ombre  irritée  d'Arabelle, 
M.  de  Peveney  se  laissa  doucement  attirer  par  l'image  souriante 
d'Alice.  Il  alla  d'abord  de  l'une  à  l'autre,  ne  sachant  à  laquelle 
des  deux  se  rendre  :  il  finit  par  s'abandonner  insensiblement  sur 
la  pente  des  espérances.  Il  déploya  un  art  infini  à  grouper  tous  les 
raisonnemens  qui  pouvaient  l'excuser  à  ses  propres  yeux.  N'avait- 
il  pas  assez  souffert?  le  châtiment  n'avait-il  pas  dépassé  la  faute? 
devait-il  sacrifier  sa  vie  tout  entière  à  un  passé  irréparable?  Après 
s'être  attendri  sur  lui-même,  il  s'attendrit  sur  M^^^  de  Mondeberre.  Il 
se  demanda  avec  sévérité  s'il  pouvait  se  regarder  comme  dégagé  de 
toute  réparation  envers  cette  enfant  dont  il  avait  si  fatalement  en- 
tamé la  destinée?  Était-il  juste  de  soumettre  au  martyre  de  l'expia- 
tion cette  virginale  beauté?  fallait-il  entraîner  dans  le  naufrage  de 
la  passion  cette  ame  chaste  et  pure  qui  n'avait  jamais  cherché  les 
orages?  Et  M'"''  de  Mondeberre,  ne  lui  devait-il  rien?  Cette  femme 
si  noble  et  si  généreuse,  cette  mère  si  tendre  et  si  dévouée,  la  con- 
damnerait-il à  voir  la  jeunesse  de  sa  fille  pAlir  et  se  consumer  dans 
les  larmes?  Toutes  les  réflexions  qu'il  aurait  dû  faire  trois  ans  aupa- 
ravant, il  les  fit  à  cette  heure.  Il  érigea  ses  penchans  en  devoirs  pour 
s'y  livrer  sans  remords.  Il  déplaça  sa  conscience,  qui  devint  ainsi 
compUce  de  son  cœur.  Puis  il  appela  à  son  aide  Karl  Stein,  avec  qui, 
depuis  quelques  semaines ,  il  avait  renoué  les  relations  long-temps 
interrompues.  Il  relut  toutes  les  lettres  qu'il  avait  reçues  de  lui  en 


FERNAND.  237 

dernier  lieu.  Elles  respiraient  toutes  une  affectueuse  et  saine  raison. 
Toutes  conseillaient  à  M.  de  Peveney  de  se  préserver  des  exagéra- 
tions du  désespoir  et  d'attendre  patiemment  le  retour  des  jours  meil- 
leurs. Fernand  y  chercha  des  encouragemens;  il  amollit  le  sens  des 
phrases;  il  y  trouva  tout  ce  qu'il  voulut  y  trouver.  Enfin  il  se  dit  qu'il 
n'était  pas  question  d'un  mariage  brusque  et  précipité,  qu'il  s'agissait 
seulement  de  s'engager  dans  l'avenir,  et  que  d'ici  là  les  teintes  fu- 
nèbres achèveraient  de  s'effacer. 

C'était  une  ame  faible,  noble  pourtant.  Lorsqu'après  une  nuit  de 
luttes  et  de  combats  intérieurs,  il  se  fut  décidé  à  retourner  à  Mon- 
deberre,  Fernand  se  demanda  si,  en  fin  de  compte,  il  était  vérita- 
blement digne  du  bonheur  qu'il  allait  accepter.  A  cette  question,  il 
se  troubla,  et  tous  les  scrupules  qu'il  était  parvenu  à  étouffer  revin- 
rent l'assaillir  en  foule;  seulement,  au  lieu  d'Arabelle,  c'était  Alice, 
cette  fois,  qu'il  craignait  d'outrager.  Était-ce  bien  à  lui  qu'il  appar- 
tenait de  cueiUir  cette  fleur  d'amour,  de  grâce  et  de  jeunesse? 
Était-ce  dans  un  cœur  dévasté  qu'elle  devait  achever  de  s'épanouir? 
N'allait-il  pas  abuser  de  la  confiance  de  M'"*"  de  Mondeberre  et  sur- 
prendre sa  religion?  Dans  son  effroi,  il  se  décida  au  seul  parti  qui 
convînt  à  un  honnête  homme  :  il  résolut  de  soumettre  son  passé  à 
M""^  de  Mondeberre  et  de  ne  prendre  pour  juge  qu'elle-même. 

Ce  fut  dans  cette  louable  intention  qu'il  se  rendit  au  château. 
M™^  de  Mondeberre  attendait  seule  dans  le  parc  l'heure  qui  devait 
couronner  ou  ruiner  à  jamais  son  espoir.  Alice  ne  se  doutait  de  rien. 
En  apercevant  M.  de  Peveney,  M™''  de  Mondeberre  dissimula  mal 
un  mouvement  de  joie  que  ne  put  réprimer  entièrement  sa  dignité 
de  femme  et  de  mère.  Elle  ne  vit  et  ne  comprit  qu'une  chose  :  c'est 
que  le  retour  de  Fernand  lui  présageait  le  bonheur  de  sa  fille.  En  se 
trouvant  vis-à-vis  d'elle,  ce  jeune  homme  n'osa  pas  d'abord  troubler 
la  douce  sécurité  que  sa  présence  avait  fait  naître;  il  laissa  l'illusion 
grandir  et  se  développer  au  point  qu'il  eût  été  cruel  de  la  désabuser; 
puis  enfin,  lorsqu'il  s'y  décida,  il  recula  devant  l'impossibilité  d'un 
aveu  qu'il  avait  de  loin  jugé  si  facile.  C'est  qu'en  effet  pour  ouvrir 
un  pareil  cœur  et  pour  en  étaler  sans  pitié  les  plaies  et  les  infir- 
mités, il  n'eût  pas  fallu  une  volonté  faible,  non  plus  qu'un  médiocre 
courage.  Et  c'était  à  M'"^  de  Mondeberre,  à  cette  ame  droite  qui 
n'avait  jamais  fléchi,  à  cette  chaste  imagination  qui  n'avait  pas  tou- 
ché, même  du  bout  des  ailes,  aux  fanges  de  la  vie;  c'était  à  cette 
honnête  et  immaculée  créature  que  Fernand  s'était  promis  de  confier 
le  triste  roman  qui  venait  de  clore  sa  jeunesse!  C'était  M'"''  de  Mon- 
deberre, la  sainte  femme,  la  noble  veuve,  la  tendre  mère,  qu'il  s'était 


238  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

proposé  de  promener  dans  les  détours  tortueux  d'un  abîme  où  lui- 
môme  ne  plongeait  ses  regards  qu'avec  épouvante  !  Qu'aurait-clle 
pu  comprendre  à  toutes  ces  misères?  Elle  aurait  refusé  d'y  croire^ 
ou  s'en  serait  éloignée  avec  un  sentiment  de  pitié  mêlé  de  dégoût. 
Ce  qui  devait  arriver  arriva.  M.  de  Peveney  faillit  une  fois  encore  ù 
sa  résolution.  Il  éluda  l'épreuve  à  laquelle  il  devait  se  soumettre,  et 
comme  il  s'était  engagé  par  sa  seule  présence  et  qu'il  n'était  déjà 
plus  temps  de  retourner  sur  ses  pas,  il  s'abandonna  cette  fois  encore 
au  courant  de  sa  molle  nature. 

Après  qu'il  eut  expliqué  nettement  ses  prétentions  à  la  main  d'A- 
lice :  —  Mon  enfant,  lui  dit  M"*''  de  Mondeberre  d'une  voix  émue, 
vous  savez  que  depuis  long-temps  je  vous  ai  donné  ce  nom.  Puisque 
vous  l'acceptez,  c'est  que  vous  en  êtes  digne.  Vous  réalisez  ainsi  k 
plus  doux  rêve  de  ma  vie;  vous  exaucez  en  même  temps  les  der- 
niers souhaits  de  votre  père.  Cependant  il  vous  reste  encore  à  gagner 
le  cœur  de  ma  fille  :  essayez,  mes  vœux  sont  pour  vous,  et  je  ne 
demande  qu'à  reposer  mes  regards  sur  le  tableau  de  vos  amours 
mutuels.  Alice  ne  m'a  rien  dit  de  ses  sentimens;  je  ne  l'ai  point  en- 
tretenue de  mes  espérances;  puissent  nos  deux  âmes,  déjà  si  étroi- 
tement unies,  achever  de  se  mêler  et  de  se  fondre  dans  la  vôtre! 

Cette  journée  s'écoula  dans  une  douce  intimité.  Alice  n'était  point 
dans  le  secret  de  son  bonheur,  mais  elle  en  avait  comme  un  confu^ 
pressentiment.  Elle  observait  avec  inquiétude  je  ne  sais  quoi  d'inu- 
sité sur  la  figure  de  sa  mère  et  dans  l'attitude  de  Fernand;  elle  voyaii 
avec  émoi  leurs  regards  se  rencontrer  et  se  sourire,  et  lorsque  M.  d( 
Peveney  se  fut  retiré  après  lui  avoir  baisé  la  main  pour  la  première 
fois,  elle  pàHt,  se  troubla  et  s'échappa,  éperdue  et  tremblante. 

Cette  nuit  ne  fut  guère  plus  calme  pour  Fernand  que  ne  l'avait 
été  la  nuit  précédente.  Il  était  dans  la  nature  irrésolue  de  ce  jeune 
homme  de  tout  gâter  et  de  ne  savoir  jouir  de  rien.  Il  y  avait  en  lui, 
comme  chez  la  plupart  des  hommes,  deux  êtres,  ennemis  acharnés, 
qui  combattaient  sans  paix  ni  trêve;  et  comme  le  vaincu  insultai! 
toujours  au  vainqueur,  de  quelque  côté  que  pencluU  la  balance,  il 
se  trouvait  que  la  joie  du  triomphe  était  toujours  empoisonnée  par 
les  clameurs  de  la  défaite.  Ainsi,  à  peine  fut-il  sorti  du  château,  qu'il 
eut  à  essuyer  les  cris  et  les  reproches  de  sa  conscience  révoltée. 
Heureusement  il  avait  l'expérience  de  ses  rébellions,  et  n'ignorait  pas 
comment  on  les  apaise.  Il  chercha  dans  son  amour  la  justificatioii 
de  sa  faiblesse,  et,  comme  pour  achever  de  s'absoudre,  il  répondit 
solennellement  à  Dieu  du  bonheur  et  de  la  destinée  d'Alice. 

Cette  lutte  fut  la  dernière.  Il  avait  fait  à  ses  scrupules  et  à  ses  re- 


FERNAND.  239 

mords  la  part  assez  large,  assez  belle.  Le  temps  était  venu  d'en  finir 
avec  le  passé;  Fernand  le  précipita  dans  l'éternel  oubli,  comme  un 
navire  qu'on  coule  à  fond,  ou  comme  un  cadavre  qu'on  jette  à  la 
mer;  puis,  par  un  de  ces  brusques  mouvemens  de  résolution  que  par- 
fois la  passion  imprime  aux  esprits  les  moins  résolus,  il  s'élança, 
libre  et  joyeux,  vers  les  félicités  que  lui  promettait  l'avenir.  Ce  fut 
en  lui  une  soudaine  et  complète  transfiguration.  Il  sentit  la  jeunesse 
affluer  à  flots  pressés  dans  son  sein,  et,  dans  l'ivresse  de  son  être 
régénéré,  il  poussa  vers  le  ciel  un  cri  d'amour  et  de  bénédiction. 
Heureux,  heureux  enfin,  il  touchait  au  port;  il  apercevait  les  rivages 
enchantés  et  paisibles  vers  lesquels  il  avait  toujours  soupiré!  Du 
haut  de  la  rude  montagne  qu'il  venait  de  gravir,  il  saluait  avec  des 
transports  pleins  de  larmes  Mondeberre,  qui  lui  apparaissait  comme 
une  terre  promise,  couverte  de  fruits  et  de  fleurs. 

Il  ne  s'était  pas  couché  de  la  nuit.  Il  ouvrit  sa  fenêtre ,  s'appuya 
sur  le  balcon  et  regarda  le  jour  se  lever.  Regarde-le,  jeune  homme 
infortuné,  ce  jour  radieux  et  pur  qui  se  lève  sur  tes  espérances.  Sa- 
voure à  longs  traits  cet  air  enivrant  qui  t'inonde.  Double,  triple  les 
facultés  qui  te  restent  pour  le  bonheur.  Ne  repousse  aucune  des  sen- 
sations que  t'apporte  le  vent  du  matin  ;  laisse  la  brise  rafraîchir  ton 
front  et  l'illusion  caresser  ton  ame.  Hâte-toi  de  vivre,  hâte-toi  d'ai- 
mer! La  nature  est  immortelle,  mais  l'homme  n'a  pas  même  un  jour. 

Après  avoir  vu  le  soleil  monter  à  l'horizon,  Fernand,  épuisé  par 
tant  d'émotions,  se  jeta  tout  habillé  sur  son  Ut.  Il  s'assoupit  dans  la 
joie  de  son  cœur,  et  cependant  il  fit  un  rêve  étrange.  Il  rêva  qu'il  était 
couché  vivant  dans  un  cercueil  de  plomb,  et  que,  sous  le  couvercle  à 
demi  soulevé,  il  voyait  une  jeune  et  belle  fille,  aux  cheveux  d'or, 
aux  yeux  d'azur,  qui  le  regardait  en  souriant  et  lui  tendait  la  main 
en  disant  :  — Ami,  lève-toi  !  —  Mais  toutes  les  fois  qu'il  essayait  de  se 
lever  et  de  prendre  la  blanche  main.  Je  couvercle  de  plomb  retom- 
bait sur  son  front  et  lui  meurtrissait  le  visage.  Il  luttait  depuis  près 
d'une  heure  contre  cet  horrible  cauchemar,  quand  il  se  réveilla  en 
sursaut  et  sauta  à  bas  de  son  lit.  La  porte  de  sa  chambre  venait  de 
s'ouvrir,  et  il  se  trouva  face  à  face  avec  un  personnage  qu'il  connais- 
sait trop  bien.  Fernand  pensa  d'abord  qu'il  n'était  pas  bien  éveillé, 
et  que  c'était  la  suite  de  son  rêve.  Il  fit  deux  pas  en  arrière;  l'étranger 
en  fît  deux  en  avant,  puis  ils  restèrent  à  se  regarder  l'un  l'autre.  Cet 
homme  était  si  changé,  que  M.  de  Peveney,  au  premier  abord,  le 
devina  plutôt  qu'il  ne  le  reconnut.  Son  teint  avait  bruni;  son  front 
s'était  bronzé;  sa  barbe  longue,  épaisse  et  noire,  contribuait  à  donner 


2V0  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

à  ses  yeux  une  expression  sauvage  et  farouche.  Toutefois,  il  n'y 
avait  dans  son  altitude,  comme  dans  son  costume,  rien  que  de  sim- 
ple, de  grave  et  de  sévère. 

—  Monsieur,  dit-il  enfin,  voici  deux  ans  que  je  vous  cherche, 

—  Je  l'ignorais,  monsieur,  répliqua  Fernand  d'une  voix  altérée, 
mais  calme. 

—  Vous  êtes,  monsieur,  un  trop  galant  homme,  reprit  le  comte  de 
Rouèvres,  pour  que  mon  apparition  ait  rien  qui  vous  doive  surpren- 
dre. Vous  n'ignoriez  pas  que  tôt  ou  tard  nous  nous  reverrions  à  coup 
sûr.  Cependant,  s'il  était  besoin  de  vous  expliquer  quel  sujet  m'amène 
pour  la  deuxième  fois  chez  vous,  je  m'y  résignerais  volontiers. 

—  Je  vous  comprends,  monsieur,  reprit  M.  de  Peveney.  Je  dois 
convenir  pourtant  que  je  m'attendais  peu  à  l'honneur  de  votre  visite. 
Je  croyais  nos  comptes  réglés  depuis  long-temps;  en  consultant  mon 
cœur,  je  vous  croyais  suffisamment  vengé. 

—  Suffisamment  vengé!  s'écria  M.  de  Rouèvres  en  réprimant  aus- 
sitôt un  mouvement  de  sombre  courroux.  Si,  après  avoir  consulté 
votre  cœur,  vous  voulez  prendre  la  peine  d'interroger  le  mien,  vous 
comprendrez,  monsieur,  reprit-il  avec  sang-froid,  que  vous  vous  êtes 
singulièrement  abusé.  Daignez  m'écouter;  ce  sera  l'affaire  d'un 
instant. 

—  Veuillez  vous  asseoir,  dit  M.  de  Peveney  en  lui  indiquant  un 
siège. 

—  C'est  inutile,  répUqua  M.  de  Rouèvres;  je  serai  bref.  Ce  que 
j'ai  à  vous  raconter,  vous  le  savez  d'ailleurs  mieux  que  moi-même. 
Vous  m'avez  arraché  le  cœur,  vous  l'avez  foulé  sous  vos  pieds; 
vous  avez  perdu  mon  ame,  vous  y  avez  étouffé  la  foi,  la  confiance 
et  l'amour,  pour  y  substituer  le  désespoir,  la  colère  et  la  haine.  Vous 
m'avez  fait  méchant,  cruel  et  solitaire.  Me  voici  vieux,  brisé  avant 
l'âge,  mort  à  tout  ce  qui  rend  la  vie  supportable,  et  ne  vivant  plus 
que  de  ce  qui  tue.  Vous  cependant,  vous  êtes  jeune  et  libre.  Un  jour, 
et  ce  jour  n'est  peut-être  pas  loin ,  vous  vous  emparerez  de  tous  les 
biens  que  vous  m'avez  ravis.  Vous  aurez  une  femme  aimée,  et  vous 
oubHerez  dans  ses  bras  le  drame  épouvantable  dont  vous  aurez  été  le 
triste  héros.  La  famille  vous  comblera  de  ses  bienfaits;  vous  vieillirez 
doucement,  honoré  et  respecté,  au  sein  du  bonheur.  Et  je  serais  suf- 
fisamment vengé!  Mais,  monsieur,  vous  n'y  pensez  pas, ajouta-t-il  en 
étreignant  de  sa  main  le  bras  de  Fernand;  vous  ne  savez  donc  pas  ce 
que  j'ai  souffert!  vous  ne  savez  donc  pas  ce  que  je  souffre  encore  !  Si 
je  pouvais  vous  ouvrir  ma  poitrine,  vous  y  verriez  les  tournions  de 


FERNAND.  241 

l'enfer.  Suffisamment  vengé!  Dites,  monsieur,  parlez,  était-ce  de 
vous  que  je  me  vengeais,  lorsque  l'infortunée  dont  j'avais  cloué 
l'amour  à  votre  indifférence  se  débattait  comme  un  corps  plein 
de  vie  qu'on  aurait  lié  à  un  cadavre?  Était-ce  vous  que  je  frap- 
pais, lorsqu'elle  séchait  dans  les  larmes  et  dans  la  honte?  Est-ce 
pour  racheter  vos  égaremens  qu'elle  est  morte  loin  de  la  patrie,  dans 
une  salle  d'auberge,  sans  autre  pitié  que  la  vôtre  ?  Comment  n'avez- 
vous  pas  compris  que  vous  n'étiez  alors  que  l'instrument  de  ma  ven- 
geance, et  que  je  chercherais  à  le  briser,  cet  instrument  fatal,  à 
partir  du  jour  où  il  aurait  consommé  son  œuvre?  Vous  m'avez  servi  à 
souhait,  monsieur  de  Peveney.  Je  n'oserais  même  pas  affirmer  que 
vous  n'êtes  point  allé  au-delà  de  mes  espérances.  Quoi  qu'il  en  soit, 
c*est  à  votre  tour  maintenant. 

—  Avez-vous  des  armes?  demanda  Fernand  d'une  voix  ferme. 

—  Oui. 

—  Un  témoin  ? 

—  Un  ami  m'accompagne. 

M.  de  Peveney  se  souvint  que  Gaston  se  trouvait  dans  le  voisinage. 
Il  l'envoya  quérir,  et,  en  l'attendant,  il  écrivit  à  la  hâte  ses  der- 
nières dispositions.  M.  de  B...  arriva.  Après  lui  avoir  expliqué  en 
deux  mots  de  quoi  il  s'agissait  : 

—  Gaston ,  lui  dit-il,  si  je  suis  tué,  vous  direz  à  M'"^  de  Monde- 
berre  que  ma  dernière  pensée  a  été  pour  elle. 

Cela  dit,  tous  deux  montèrent  dans  la  chaise  de  M.  de  Rouèvres, 
qui  leur  en  fit  les  honneurs  avec  politesse.  La  voiture  partit  au 
galop  des  chevaux,  et,  sur  l'indication  de  Gaston,  après  avoir  suivi 
quelques  instans  le  bord  de  la  Sèvres,  elle  tourna  le  coteau  pour 
s'enfoncer  dans  un  sentier  qui  se  perdait  sous  un  bois  de  chênes. 


Quelques  heures  après  le  lever  du  soleil,  de  lourdes  vapeurs 
s'étaient  amassées  au  couchant  et  avaient  fini  par  se  condenser  en 
nuées  épaisses  qui  envahissaient  peu  à  peu  l'horizon,  et  se  déta- 
chaient comme  une  chaîne  de  montagnes  sur  l'azur  embrasé  du 
ciel.  La  nature  semblait  frappée  de  stupeur  et  d'immobilité.  Pas  un 
cri,  pas  un  tressaillement,  pas  un  souffle.  Les  feuilles  languissaient 
dans  l'air  stagnant;  les  oiseaux  se  taisaient;  les  fleurs  endolories  se 
penchaient  sur  leurs  tiges. 


242  IIEVLE   DES   DEUX   MONDES. 

M'"^  de  Mondeberre  et  sa  fille  se  tenaient  assises  sur  le  bord  d'une 
pièce  d'eau  située  à  l'extrémité  du  parc,  petit  lac  ombragé  de  saules, 
qu'alimentait  le  cours  habilement  détourné  de  la  Sèvres ,  et  qu'ani- 
maient les  évolutions  de  deux  cygnes.  Alice  était  inquiète,  agitée;  sa 
mère  l'observait  avec  complaisance,  et  se  plaisait  à  prolonger  ce 
trouble  et  ce  malaise  dont  elle  avait  le  secret  dans  son  cœur  et  la  gué- 
rison  sous  la  main.  Après  avoir  causé  de  toutes  choses,  excepté  de 
celle  qui  les  préoccupait  toutes  deux,  M"™*'  de  Mondeberre  sut  adroi- 
tement amener  l'entretien  sur  un  terrain  qu'Alice  n'abordait  jamais 
sans  humeur  et  sans  impatience.  Après  l'y  avoir  attirée  par  d'insen- 
sibles détours  : 

—  Mon  enfant,  ajouta-t-elle ,  au  risque  de  t'irriter,  et  dussé-je 
passer  à  tes  yeux  pour  la  plus  prêcheuse  des  mères,  j'en  reviens  à 
dire  que  ton  cousin  Gaston  a  raison.  Il  n'est  pas  juste,  il  n'est  pas 
convenable  qu'une  belle  et  charmante  fille  comme  mon  Alice  ense- 
velisse dans  la  solitude  les  plus  belles  années  de  sa  jeunesse.  Toute 
ame  ici-bas  a  ses  destinées  à  remplir;  nulle  ne  saurait  s'y  dérober 
sans  faiUir  à  la  mission  qu'elle  a  reçue  de  Dieu. 

—  Quelles  destinées?  quelle  mission?  répondit  Alice  avec  vivacité. 
Dieu  ne  m'a  donné  d'autre  mission  que  de  t'aimer  et  de  le  servir. 

—  Oui,  tu  es  une  fille  adorable!  s'écria  M"""  de  Mondeberre  avec 
effusion;  mais,  chère  enfant,  cela  ne  suffit  pas.  Il  est  des  devoirs, 
des  joies  et  môme  des  douleurs  auxquels  toute  créature  doit  se  sou- 
mettre sous  peine  de  manquera  sa  destination.  Aimer,  se  dévouer  et 
souffrir,  c'est,  mon  enfant,  la  commune  loi. 

—  Aimer?  dit  Alice;  est-ce  que  je  ne  t'aime  pas?  Se  dévouer?  est 
ce  ma  faute,  si  tu  m'as  fait  le  dévouement  si  facile?  Souffrir?... 

A  ce  mot,  elle  s'interrompit  et  n'acheva  pas;  son  jeune  sein  sr 
souleva,  et  deux  larmes  brillèrent  au  bout  de  ses  longs  cils. 

—  Tiens,  ma  mère,  reprit-elle  presque  aussitôt,  laissons  là  toutes 
ces  subtilités  auxquelles  je  n'entends  rien.  Je  vois  seulement  où  tu 
veux  en  venir.  Je  ne  m'irrite  pas  de  ton  insistance,  parce  que  rien 
de  toi  ne  saurait  m'irriter;  mais  si  tu  veux  que  je  te  le  dise,  mon 
cœur  en  gémit,  et  ma  tendresse  s'en  alarme.  Mon  amour  t'est  donc 
à  charge,  que  tu  es  si  impatiente  de  le  partager?  Elle  te  pèse  donc 
bien,  cette  vie  à  deux  qui  me  paraît,  h  moi,  si  légère?  Va,  tu  n'c 
qu'une  ingrate  qui  ne  sait  pas  aimer!  ajouta-t-elle  en  s'abandonnaiu 
avec  une  molle  résistance  aux  bras  caressons  qui  s'empressèrent  di 
l'enlacer. 

—  Allons,  pardonne-moi,  dit  M'"'  de  Mondeberre.  Après  tout, 


FERNAND.  243 

je  ne  demande  et  ne  cherche  que  ton  bonheur.  Puisque  tu  es  heu- 
reuse ainsi,  et  que  ton  cœur  n'aspire  pas  à  des  félicités  plus  grandes, 
je  ne  te  tourmenterai  plus.  Je  t'avoue  pourtant  qu'il  me  souriait 
d'être  grand'mère  et  de  bercer  mes  petits-enfans.  Et  puis  il  s'offrait 
un  parti  qui  me  semblait  devoir  te  convenir.  Tu  ne  veux  pas;  qu'il 
n'en  soit  plus  question. 

—  Encore  quelque  fat  que  t'aura  proposé  cet  impitoyable  Gaston? 
répliqua  l'enfant  d'un  air  dédaigneux  et  mutin. 

—  Mais  non,  reprit  M'"*'  de  Mondeberre;  celui-là  n'est  pas  un  fat, 
et  s'est  bien  proposé  lui-même.  Je  dois  même  ajouter  que  je  n'ai  pas 
osé  prendre  sur  moi  de  le  décourager  tout  d'abord,  car  j'avais  cru 
remarquer  que  tu  le  recevais  sans  trop  de  déplaisir. 

—  Je  le  connais,  ma  mère?  s'écria  la  jeune  fille,  qui  sentit  tout 
son  sang  lui  monter  au  visage. 

—  Tu  le  connais  un  peu,  dit  M"''  de  Mondeberre;  c'est  un  gentil- 
homme de  nos  voisins  que  je  tiens  en  grande  estime,  et  à  qui  j'au- 
rais confié  sans  hésiter  le  bonheur  de  ma  fille  adorée. 

Alice  regarda  sa  mère ,  qui  souriait  avec  amour  et  paraissait  ap- 
peler sur  les  lèvres  tremblantes  de  l'enfant  le  nom  qui  n'osait  point 
s'échapper  de  son  cœur.  Elle  hésita;  en  moins  d'une  seconde,  ses 
joues  pâlirent  et  se  colorèrent  du  plus  vif  incarnat.  Elle  doutait, 
elle  hésitait  encore. 

—  C'est  lui  !  s'écria-t-elle  enfin  en  tombant  tout  en  pleurs  sur  le 
oin  maternel,  lorsque  M'"®  de  Mondeberre  lui  ouvrit  ses  bras. 

En  cet  instant,  la  détonation  de  deux  coups  de  feu  retentit  au 
loin.  Ce  bruit  éveillait  toujours  dans  le  cœur  de  M'"''  de  Mondeberre 
de  lugubres  échos  :  elle  frissonna;  mais  ce  ne  fut  qu'une  impression 
presque  insaisissable  qui  se  perdit  bien  vite  dans  la  joie  des  épan- 
chemens  et  des  confidences  mutuelles.  Qui  pourrait  dire  l'ivresse  de 
ces  deux  âmes  qui,  après  trois  années  de  souffrances  silencieuses, 
après  avoir,  durant  trois  ans,  tendu  en  secret  vers  le  même  but,  tou- 
chaient enfin  à  la  réalisation  de  leurs  rêves  et  se  rencontraient  dans 
un  même  sentiment  de  bonheur?  Il  est  si  doux  de  revenir  à  deux 
sur  les  douleurs  du  passé,  lorsque  le  présent  nous  sourit  et  que 
l'avenir  est  plein  de  promesses  !  Il  est  si  charmant  de  se  confier  l'un 
à  l'autre  ce  qu'on  a  pleuré,  ce  qu'on  a  souffert,  quand  les  mauvais 
jours  sont  finis,  et  que  la  vie  n'est  plus  qu'une  fête! 

Alice  et  M"*^  de  Mondeberre  étaient  restées  assises  au  bord  de 
l'eau.  De  la  place  qu'elles  occupaient,  elles  pouvaient  voir,  à  travers 
la  ramée,  la  petite  porte  du  parc.  Il  y  avait  plus  d'une  heure  qu'elles 


2i4  REVCE  DES  DEUX  MONDES. 

étaient  là,  s'oubliant  en  projets  enchantés,  allant  tour  à  tour  et  sans 
se  lasser  des  jours  écoulés  aux  jours  à  venir,  s' emparant  de  la  vie  et 
la  disposant  à  leur  gré,  quand  tout  à  coup  la  porte  du  parc  s'ouvrit 
pour  donner  passage  à  deux  hommes  de  la  campagne  qui  portaient 
à  bras  un  lit  de  feuillage  sur  lequel  gisait  un  corps  inanimé.  En  aper-  X 
cevant  à  travers  les  branches  le  funèbre  convoi  qui  s'avançait  lente-  » 
ment,  M™"  de  Mondeberre  et  sa  fille  se  levèrent,  et,  s'en  étant 
approchées,  elles  reconnurent  M.  de  Peveney,   qu'on  rapportait 
mortellement  blessé.  A  cause  de  la  proximité,  Gaston  avait  jugé  cou-  - 
venable  de  faire  transporter  Fernand  au  château,  tandis  qu'il  allait,  J 
lui,  au  galop  de  son  cheval,  chercher  à  la  ville  voisine  des  secours, 
hélas  !  inutiles. 

Quand  on  l'eut  déposé  sur  le  gazon,  Alice  et  M'°'  de  Mondeberre 
virent  sa  poitrine  trouée  et  sanglante.  Elles  s'étaient  agenouillées 
chacune  d'un  côté  du  brancard  :  l'une,  froide  et  immobile  comme  ces 
statues  de  marbre  qui  veillent  au  pied  des  tombeaux;  l'autre,  laissant 
son  cœur  éclater  en  sanglots. 

—  Mon  fils  !  mon  enfant  !  disait  M"'^  de  Mondeberre  en  le  baignant 
de  pleurs. 

Alice  ne  pleurait  pas.  Elle  pencha  son  visage  sur  le  front  de  son 
pâle  fiancé. 

—  Ami  de  mon  cœur,  entends-moi  !  lui  dit-elle.  Je  t'aime,  je  t'ai 
toujours  aimé.  Je  n'étais  qu'une  enfant  que  je  t'aimais  déjà.  Tu  vas 
emporter  ma  vie  tout  entière.  Mon  amant!  mon  époux!  jeune  et 
cher  compagnon  de  mes  belles  années  !  je  te  dis  adieu,  doux  espoir! 
Je  ne  sais  si  je  te  survivrai;  mais  si  je  te  survis,  mon  Fernand,  ce 
sera  pour  porter  ton  deuil  et  pour  chérir  éternellement  ta  mémoire. 

—  Hélas  I  murmura  Fernand ,  vous  me  faites  mourir  deux  fois. 
Il  ne  put  en  dire  davantage. 
Il  tourna  tour  à  tour  vers  chacune  de  ces  deux  femmes  un  regard 

mourant  que  l'amour  animait  encore;  puis,  au  bout  de  quelques  in- 
stans,  une  main  dans  la  main  d'Alice,  l'autre  dans  celle  de  sa  mère, 
il  expira. 

—  Ah  !  ma  fille  î  ma  fille  infortunée  !  s'écria  M'"»^  de  Mondeberre 
en  se  jetant  sur  Alice. 

—  Veuve  comme  toi ,  je  vivrai  comme  toi ,  ma  mère. 
Et  la  noble  enfant  appliqua  ses  lèvres  sur  la  main  glacée  de  l'amant 

qu'à  la  face  du  ciel  elle  venait  d'épouser  dans  son  cœur. 

JCLES  SaNDEAU. 


ÉCRIVAINS  CRITIQUES 


HISTORIENS  LITTERAIRES 

DE  LA  FRANCE. 


IX. 

M.   CHARLES  MAGKTIlff. 
Causeries  et  Méditations  historiques  et  littéraires.  ' 


Les  critiques  de  nos  jours,  ceux  qui,  depuis  une  vingtaine  d'an- 
nées déjà,  ont  commencé  de  se  produire  et  de  battre  le  pays,  songent 
tous  plus  ou  moins  à  se  recueillir,  à  ramasser  ce  qu'ils  avaient  lancé 
d'abord  à  l'aventure,  à  se  refaire,  pour  le  reste  de  la  marche,  un 
gros  assez  imposant  de  ces  troupes  légères  qui  n'avaient  donné  dès 
le  matin  qu'en  éclaireurs  et  comme  en  enfans  perdus.  C'est  signe  que 
la  journée  avance  et  qu'une  pensée  prévoyante  succède  insensible- 
ment chez  presque  tous  à  l'audace  et  à  la  témérité  première.  Tantôt 
même  ce  sont  des  ouvrages  à  part,  et  vraiment  considérables,  dans 

(l)  Deux  vol.  iu-80,  chez  Benjamin  Duprat,  7,  rue  du  Cloître-Saint-Benoît. 


k 


246  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

lesquels  le  critique  essaie  de  reprendre  et  de  résumer  avec  étendue, 
de  Qxer  et  d'approfondir  sur  un  point  les  études  jusque-là  plus  va- 
gues, qui  l'ont  pourtant  occupé  de  préférence;  tantôt,  ce  sont  tout 
simplement  d'anciens  morceaux,  déjà  publiés  en  divers  lieux,  qu'on 
rassemble  avec  ordre,  avec  suite,  en  les  revoyant  pour  la  correction, 
mais  en  leur  conservant  leur  premier  caractère.  En  un  mot,  chaque 
critique  de  cette  génération  lie  sa  gerbe  et  fait  son  livre.  Hier  c'était 
M.  Ampère,  M.  Patin;  demain  ce  sera  M.  Saint-Marc  Girardin.  Au- 
jourd'hui, nous  retrouvons  M.  Magnin,  qui  a  dès  long-temps  entre- 
pris dans  ses  Origines  du  Théâtre  moderne  un  ouvrage  d'importance 
et  de  longue  haleine;  mais  il  s'est  accordé  comme  diversion  et  inter- 
mède, et  il  nous  fait  le  plaisir  de  publier  un  recueil  d'anciens  articles 
très  goûtés  en  temps  et  lieu  lorsqu'ils  parurent,  et  très  dignes  de 
réclamer  cette  seconde  lecture  qui,  seule,  vérifie  les  bonnes  pages. 
Pour  les  gens  du  métier  qui  savent  combien  ces  jugemens  portés  sur 
les  livres  du  jour  par  les  critiques  compétens  sont  utiles  à  l'histoire 
littéraire,  et  combien,  à  une  certaine  distance,  il  devient  difficile  de 
se  les  procurer  dans  des  feuilles  si  vite  disparues,  il  semblera  tout 
naturel  qu'un  homme  qui  connaît  autant  les  circonstances  et  les  des- 
tinées des  livres  que  M.  Magnin  ait  songé  à  sauver  ce  qui,  intéres- 
sant et  toujours  agréable  aujourd'hui,  sera  piquant  et  curieux  pour 
l'avenir. 

Il  y  aurait  une  manière  bien  simple,  bien  commode,  et  à  la  fois 
bien  juste,  de  recommander  ces  volumes;  nous  nous  hâterions  de 
dire  qu'à  une  grande  variété  de  sujets  sur  lesquels  le  critique  a  ré- 
pandu tous  les  assortimens  d'une  érudition  exacte  et  fine,  se  joint  le 
mérite  d'un  style  constamment  net,  rapide,  élégant;  que  la  nouveauté 
des  points  de  vue  n'exclut  en  rien  les  habitudes  et  les  souvenirs  de 
la  plus  excellente  et  de  la  plus  classique  littérature;  que  l'ancienne 
critique  s'y  trouve  toute  rajeunie,  en  ayant  l'air  de  n'être  que  conti- 
nuée. Mais  ces  éloges  qui,  à  les  serrer  de  près,  ont  leur  entière  jus- 
tesse, n'offrent  rien  qui  se  grave  assez  au  vif  et  qui  caractérise  assez 
distinctement  l'auteur.  On  pourrait,  à  peu  de  chose  près,  les  appli- 
quer à  d'autres  écrivains  distingués;  on  en  dit  tous  les  jours  à  peu 
près  autant  des  ouvrages  du  même  genre  qui  paraissent.  L'avoue- 
rons-nous? cette  façon  de  louer  nous  paraît  fade;  nous  voulons  mieux 
quand  nous  parlons  d'un  écrivain  :  malgré  la  difficulté  de  juger  plus 
à  fond  et  de  percer  plus  avant  quand  il  s'agit  d'un  contemporain , 
d'un  ami,  notre  plaisir  est  d'y  viser,  de  nous  jouer  môme  autour  de 
Ja  di  fil  culte  : 


HISTORIENS  LITTÉRAIRES  DE  LA  FRANCE.  247 

....  Et  admissus  circuni  prœcordia  ludit. 

Ce  serait  notre  plus  grand  honneur  que  de  pouvoir  quelquefois  réussir 
à  ce  jeu,  qui  d'ailleurs,  dans  le  cas  présent,  ne  peut  nous  mener  qu'à 
trahir  des  délicatesses  de  l'esprit  et  des  traits  ingénieux  de  caractère. 

Chez  la  plupart  de  ceux  qui  se  livrent  à  la  critique  et  qui  même 
s'y  font  un  nom,  il  y  a,  ou  du  moins  il  y  a  eu  une  arrière-pensée 
première,  un  dessein  d'un  autre  ordre  et  d'une  autre  portée.  La  cri- 
tique est  pour  eux  un  prélude  ou  une  fin,  une  manière  d'essai  ou  un 
pis-aller.  Jeune,  on  rôve  la  gloire  littéraire  sous  une  forme  plus  bril- 
lante, plus  idéale,  plus  poétique;  on  tente  l'arène  lyrique  ou  la  scène, 
on  se  propose  tout  bas  ce  qui  donne  le  triomphe  au  Capitole  et  le  vrai 
laurier.  Ou  bien  c'est  le  roman  qui  nous  séduit  et  nous  appelle;  on 
veut  se  loger  dans  les  plus  tendres  cœurs  et  être  lu  des  plus  beaux 
yeux.  Mais  viennent  les  mécomptes,  les  embarras  de  la  carrière,  les 
défaillances  du  talent,  les  refus  sourds  et  obstinés.  On  se  lasse,  et,  si 
l'on  aime  véritablement  les  lettres,  si  une  instruction  solide  n'a  cessé 
de  s'accroître  et  de  se  raffiner  au  miHeu  et  au  moyen  même  des 
épreuves ,  on  est  en  mesure  alors  d'aborder  ce  que  j'appelle ,  en  un 
sens  très  général,  la  critique,  c'est-à-dire  quelque  branche  de  l'his- 
toire littéraire  ou  de  l'appréciation  des  œuvres.  C'est  presque  tou- 
jours là  que  j'attends  les  jeunes  arrivans  si  empressés  au  début  et  si 
superbes.  Qu'ils  réussissent  dans  l'art  et  dans  la  poésie,  s'ils  le  peu- 
vent :  tous  nos  vœux  les  accompagnent;  mais  il  y  a  sur  ce  point  peu  de 
conseils  à  donner.  Ces  palmes-là  se  ravissent  et  ne  se  discutent  pas. 
Que  s'ils  manquent  le  premier  objet  de  leur  ambition,  s'ils  sont  mal 
venus  en  ce  premier  amour,  et  si  d'ailleurs,  avec  un  esprit  bien  fait, 
ils  chérissent  sincèrement  l'étude,  il  y  a  de  la  ressource  et  de  la  con- 
solation. Le  retour,  même  sans  triomphe,  peut  avoir  des  charmes; 
le  salut  se  retrouve  dans  le  naufrage. 

Ce  qui  est  ainsi  vrai  de  plusieurs  ne  paraît  pas  l'être  pour  M.  Ma- 
gnin,  et  c'est  un  point  par  lequel  il  se  distingue  de  plus  d'un  de  ses 
confrères  en  critique.  Lui,  il  est  critique,  en  quelque  sorte,  d'em- 
blée et  essentiellement;  on  ne  voit  pas  que  ce  goût  se  soit  substitué 
chez  lui  à  une  vocation  première ,  à  une  ardeur  autre  part  déter- 
minée. Sa  carrière  se  dessine  d'une  ligne  toute  simple.  Né  à  Paris 
d'un  père  franc-comtois,  et  qui  fut  d'abord  attaché  comme  secrétaire 
et  bibUothécaire  à  M.  de  Paulmy  d'Argenson,  M.  Charles  Magnin  a  été 
nourri  au  milieu  des  livres  et  comme  au  sein  de  cette  grande  biblio- 
thèque dont  son  père  avait  contribué,  pour  sa  part,  à  extraire  et  à 


248  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

rédiger  les  Mélanges  (1).  Placé  dès  1813  à  la  bibliothèque  du  Roi, 
dont  il  est,  depuis  1832,  l'un  des  conservateurs,  il  ne  cessa  de  vivre 
à  la  source  de  l'érudition  et  de  la  connaissance  littéraire  la  plus  va- 
riée et  la  plus  abondante.  Qu'on  ne  croie  pourtant  pas  que  ce  fût, 
dès  l'enfance,  un  de  ces  liseurs  avides  et  infatigables,  un  de  ces 
helluo  librorum  comme  il  sied  à  tout  bibliothécaire  poudreux  de 
l'être;  son  goût  témoigna  de  bonne  heure  discrétion  et  choix,  une 
certaine  friandise.  Ses  études  universitaires  avaient  été  brillantes;  il 
s'essaya  au  sortir  de  là  dans  quelques  concours  académiques.  Une 
pointe  de  bel-esprit,  la  pointe  d'une  plume  qui  allait  être  si  fine  et 
si  bien  taillée,  se  faisait  sentir.  La  plus  vive  tentative  qu'il  se  permit 
hors  du  cercle  où  nous  le  connaissons,  est  une  petite  comédie  en 
un  acte  et  en  prose,  représentée  à  l'Odéon  le  16  mars  1826  :  Racine 
ou  la  troisième  Représentation  des  Plaideurs.  —  Les  Plaideurs  ont  été 
siffles  aux  deux  premières  représentations  par  la  bazoche  conjurée; 
les  procureurs  sont  en  émeute,  les  conseillers  aux  enquêtes  com- 
mencent à  s'émouvoir;  Racine,  désolé,  reçoit  la  visite  de  la  Champ- 
mêlé  et  de  Despréaux ,  qui  le  réconfortent  et  le  consolent  chacun  à 
sa  manière.  Pourtant  M"^  de  Crissé,  vieille  plaideuse  qui  se  prétend 
outragée  dans  la  comtesse  de  Pimbêche,  et  le  conseiller  Dandinard 
qui  se  croit  joué  dans  Perrin  Dandin,  forcent  successivement  la 
porte  et  font  au  poète  une  scène  de  menaces  dont  il  se  tire  assez 
bien;  tout  ce  jeu  est  assez  plaisant;  pourtant  l'orage  augmente,  et 
l'on  parle  d'un  ordre  supérieur  obtenu  contre  le  poète,  lorsque  tout 
à  coup  on  apprend  que  la  Champmêlé  qui  devait,  ce  soir  même,  jouer 
Ariane  devant  le  roi,  a  feint  une  indisposition;  que,  grâce  à  ce  tour 
d'adresse,  les  Plaideurs,  représentés  pour  la  troisième  fois,  ont  su- 
bitement trouvé  faveur  et  gagné  leur  cause;  on  n'a  plus  osé  siffler, 
et  le  roi  a  ri.  C'est  la  Champmêlé  elle-même,  puis  bientôt  Despréaux 
en  tête  de  la  troupe  comique,  tenant  flambeaux  à  la  main,  qui  vien- 
nent annoncer  sa  revanche  et  son  triomphe  au  poète.  La  vieille 
plaideuse  M'"*  de  Crissé  et  le  conseiller  Dandinard  sont  toujours  là 
et  font  vis-à-vis  au  Dandin  de  la  pièce  et  à  la  comtesse  de  Pim- 
bêche encore  en  costume;  c'est  à  s'y  méprendre  : 

ToiNETTE  (la  servante  de  Racine). 

c(  Ah  çaî  ai-je  la  berlue,  moi?  —  Quoi!  deux  Dandins...  deux 
comtesses  de  Pimbêche  !»  —Et  le  conseiller  offrant  la  main  à  M"'*"  de 

:{i)  M.  de  Paulmy  se  fit  aider  pour  ses  Mélanges  tirés  d'une  grande  Biblio- 
ihèquc  par  Contant  d'Orviile  et  par  M.  Magnin,  de  Salins,  père  du  nôtre. 


I 


HISTORIENS  LITTÉRAIRES  DE  LA  FRANCE.  249 

Crissé  :  «  Venez,  venez,  madame  :  [se  retournant)  le  roi  a  ri...  ce 
n'est  pas  ce  qu'il  a  fait  de  mieux!  mais  nous  avons  le  droit  de  re- 
montrance !  ))  Et  Racine,  à  qui  tout  son  courage  est  revenu  et  qui 
va  lire  demain  à  la  Comédie  Britannicus,  salue,  en  finissant,  la 
Champmélé  du  nom  de  Mnie.  —  On  le  voit,  c'est  là  une  de  ces  pe- 
tites pièces-anecdotes  dont  le  Souper  d'Auteuil  d'Andrieux  repré- 
sente le  chef-d'œuvre,  et  qui  sont  comme  un  bouquet  pour  les  an- 
niversaires de  naissance  de  nos  grands  poètes.  En  leur  présentant 
cette  légère  offrande,  M.  Magnin  ne  faisait  que  marquer  son  goût 
pour  leurs  ouvrages,  sa  familiarité  dans  leur  commerce,  et  témoigner 
agréablement  qu'il  avait  qualité  comme  critique  des  choses  de  théâtre. 
Il  ne  prétendait  pas  s'ouvrir  de  ce  côté  une  autre  veine. 

Dès  ce  temps-là ,  il  prenait  une  part  active  à  la  collaboration  du 
Globej  il  allait  surtout  s'y  faire  une  position  spéciale  par  ses  articles 
sur  les  représentations  théâtrales,  et  d'abord  sur  les  pièces  anglaises 
principalement.  M.  Magnin  n'a  pas  recueilli,  dans  les  deux  volumes 
qu'il  nous  donne,  ses  articles  concernant  les  nouveautés  de  la  scène 
française;  il  les  réserve  pour  un  volume  séparé  qui  aura  tout  l'intérêt 
d'un  bulletin  suivi  et  d'une  chronique  très  animée.  Mais,  dans  le 
second  des  deux  présens  volumes,  il  a  réuni  tout  ce  qui  se  rapporte 
à  la  tentative  si  brillante  et  si  dramatique  qui  se  fit  à  Paris,  en  1827- 
1828,  et  qui  mit  en  jeu  devant  nous  le  théâtre  de  Shakspeare,  de 
Rowe,  d'Otway.  Les  meilleurs  acteurs  anglais  y  figurèrent  successi- 
vement; on  eut  Kean,  on  eut  Macready.  Une  ravissante  actrice,  miss 
Smithson,  apportait  et  confondait,  pour  nous  séduire,  sa  jeunesse,  son 
talent,  sa  grâce  idéale,  et  le  charme  de  toutes  ces  beautés  drama- 
tiques si  neuves  qu'elle  interprétait  à  nos  yeux  pour  la  première 
fois.  Cet  épisode  intéressant  de  l'histoire  littéraire  de  la  restaura- 
tion se  trouve  raconté  dans  le  livre  de  M.  Magnin  avec  toutes  ses 
péripéties,  ses  accidens,  ses  ivresses  même;  on  croit  y  respirer,  par 
momens,  comme  l'odeur  de  la  poudre,  et  tel  article,  écrit  le  soir 
dans  la  chaleur  de  l'applaudissement,  est  intitulé  bulletin  d'une  vic- 
toire. C'est  qu'alors  on  croyait,  on  espérait  avec  enthousiasme  et 
ferveur.  Indépendamment  du  plaisir  direct  et  tout  désintéressé  que 
pouvaient  procurer  ces  admirables  créations  d'un  génie  terrible, 
pathétique  ou  gracieux,  et  toujours  puissant,  il  y  avait,  au  fond  de 
tout  cela,  un  désir  de  marcher  à  son  tour,  il  y  avait  un  mobile  pré- 
sent, contemporain,  une  émulation  qui  semblait  aussi  promettre 
des  œuvres.  Le  critique  ne  sonnait  si  haut  de  la  trompette  que 
parce  qu'il  se  sentait  suivi,  entouré,  devancé  même  en  plus  d'un 

TOME   IV.  17 


REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

endroit  par  de  généreuses  ambitions  qui  n'attendaient  que  le  signal 
pour  se  produire.  Ce  drame  de  Shakspeare  n'était  pas>eulement  un 
noble  spectacle;  c'était  une  machine  de  guerre.  On  tiraillait  sur 
l'ennemi,  sur  l'absolutiste  littéraire,  jusque  du  haut  du  balcon  de 
Juliette,  et  on  espérait  bien  avec  Roméo  escalader,  en  dépit  des 
unités,  cet  asile,  ce  sanctuaire  trop  interdit  d'émotions  et  d'enchan- 
temens.  Pourquoi  faut-il  que,  le  jour  où  toutes  les  barrières  sont 
brusquement  tombées,  quand  la  brèche  a  été  plus  qu'entr'ouverte, 
personne,  presque  personne,  ne  se  soit  plus  trouvé  là  pour  entrer  I 

Douze  ans  après,  on  a  subi  la  revanche,  et  bien  légitime,  conve- 
nons-en, on  a  eu  l'accès  inverse  de  cette  ivresse  première.  L'an- 
cien répertoire,  Racine  en  tête,  a  fait  sa  rentrée  parM"^  Rachel  :  c'a 
été  toute  une  restauration.  Elle  ne  paraît  pas  près  de  flnir.  Mais, 
comme  les  belles  œuvres  ne  sauraient  jamais  s'exclure ,  soyons  et 
demeurons  heureux  de  les  embrasser.  M.  Magnin  n'a  pas  cessé  un 
moment  de  penser  ainsi,  et,  comme  critique,  il  a  donné  la  main  aux 
deux  triomphes. 

Cependant,  pour  nous  en  tenir  à  lui,  un  contraste  a  dû  frapper 
d'abord.  Nous  l'avions  laissé  offrant  son  bouquet  à  Racine,  à  Des- 
préaux ,  et ,  un  an  après,  il  était  l'un  des  plus  actifs  à  l'avant-garde 
des  novateurs.  Il  n'avait  pas  changé  son  culte,  il  l'avait  agrandi.  L'im- 
pulsion dont  tout  esprit  a  besoin,  et  qui  a  son  heure,  lui  était  venue. 
Pour  le  critique,  c'est-à-dire  pour  l'écrivain  de  comparaison  et 
d'expérience,  cette  impulsion  doit  surtout  venir  du  dehors  en  se 
combinant  avec  le  train  habituel  et  avec  les  forces  acquises.  Ayant 
peu  écrit  dans  sa  première  jeunesse ,  nourri  d'études  classiques , 
élevé  au  nid  de  la  littérature  française,  M.  Magnin  se  trouvait  avoir 
un  grand  fonds  en  réserve,  des  habitudes  sûres,  une  circonspection 
qui  n'excluait  pas  la  vivacité  et  qui  allait  la  diriger.  Il  porta  tout  aus- 
sitôt et  ne  cessa  de  garder  les  qualités  antiques  dans  l'adoption  des 
œuvres  et  des  doctrines  nouvelles.  C'est  là  son  trait  original.  L'an- 
cienne critique,  à  voir  paraître  cet  adversaire  inattendu,  ne  pouvait 
méconnaître  ni  son  propre  costume,  ni  ses  formes  mêmes,  en  ce 
qu'elles  avaient  de  net,  de  judicieux  et  d'excellent;  elle  s'étonnait 
d'autant  plus  des  conséquences  : 

Miraturque  novas  frondes  et  non  sua  poma. 

Quand  il  s'agissait  des  tentatives  modernes,  M.  Magnin,  sans  se  ré- 
volter ou  s'engouer,  sans  parti  pris,  mais  avec  curiosité,  ouvraitile 
livre,  le  lisait  plume  en  main,  l'analysait,  citait  ce  qu'il  trouvait  de 


HISTORIENS  LITTÉRAIRES  DE  LA  FRANCE.  251 

neuf  et  d'acceptable  sans  taire  ce  qui  lui  semblait  un  peu  fort  et 
outré.  Il  faisait  tout  cela  par  voie  d'exposition,  presque  de  conces- 
sion, d'un  air  d'ignorer  toutes  les  hardiesses  qu'il  commettait  et  qu'il 
appuyait.  On  y  pouvait  voir  sous  la  candeur  du  critique  un  peu  de 
cette  malice  ingénieuse  et  couverte  qui  fait  la  dose  requise,  et  que 
Bayle,  le  premier,  a  si  bien  su  mélanger.  Mais ,  quand  il  s'attaquait 
au  faux  classique,  aux  vieilleries  modernes,  à  ces  usurpations  de 
succès  qui  tranchaient  du  légitime,  oh!  alors,  M.  Magnin  y  allait 
moins  doucement  :  il  savait  le  fort  et  le  faible  de  la  place,  il  ne  frap- 
pait pas  à  côté.  Sa  plume  acérée  a  donné,  à  ce  qu'on  appelle  la  lit- 
térature de  \ empire,  bon  nombre  de  ses  plus  cruelles  blessures.  S'il 
a  eu  un  grain  de  passion  en  excès,  c'a  été  sur  ce  point-là. 

Mais,  en  général,  M.  Magnin  a  une  qualité  à  lui,  quand  il  traite 
d'un  sujet  et  d'un  livre,  une  qualité  que  possèdent  bien  peu  de  cri- 
tiques, et  qui  est  bien  nécessaire  pourtant  à  l'impartialité,  c'est  l'in- 
dififérence.  Je  vais  me  hâter  de  définir  cette  espèce  d'indifférence 
qui  n'exclut  pas  du  tout  la  curiosité  et  la  conscience,  ces  deux  vertus 
du  critique,  et  qui  même  leur  laisse  un  plus  libre  jeu.  Voltaire  l'a 
très  bien  remarqué  :  «  Un  excellent  critique  serait  un  artiste  qui 
aurait  beaucoup  de  science  et  de  goût,  sans  préjugés  et  sans  envie. 
Gela  est  difficile  à  trouver  (1).  »  Il  ajoute  encore  :  «  Les  artistes  sont 
les  juges  compétens  de  l'art,  il  est  vrai;  mais  ces  juges  compétens 
sont  presque  tous  corrompus...  Il  y  a  environ  trois  mille  ans  qu'Hé- 
siode a  dit  :  Le  potier  porte  envie  au  potier,  le  forgeron  au  forgeron, 
le  musicien  au  musicien.  »  Sans  doute  un  artiste,  sur  l'objet  qui 
l'occupe  et  qu'il  possède ,  aura  des  vues  perçantes ,  des  remarques 
précises  et  décisives ,  et  avec  une  autorité  égale  à  son  talent;  mais 
cette  envie,  qui  est  un  bien  vilain  mot  à  prononcer,  et  que  chacun 
à  l'instant  repousse  du  geste  loin  de  soi  comme  le  plus  bas  des  vices, 
il  l'évitera  difficilement  s'il  juge  ses  rivaux;  sa  noble  jalousie,  appe- 
lons ainsi  la  chose,  le  tiendra  éveillé  aux  moindres  défauts,  et  il  sera 
prompt  à  voir  et  à  noter  ce  qu'involontairement  il  désire;  ou  bien , 
si  la  générosité  du  cœur  s'en  mêle,  il  ira  au-devant  du  défaut,  il 
passera  outre  et  tombera  alors  dans  des  indulgences  extrêmes,  dans 
des  libéralités  qui  ne  sont  plus  d'un  juge.  Je  l'ai  toujours  pensé, 
pour  être  un  grand  critique  ou  historien  littéraire  complet,  le  plus 
sûr  serait  de  n'avoir  concouru  en  aucune  branche,  sur  aucune  partie 
de  l'art  (  à  moins  d'avoir  excellé  dans  toutes  );  car  autrement  on  porte 

(1)  Dictionnaire  philosophique,  article  Critique. 

17. 


252  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

dans  l'examen  du  passé  ou,  à  plus  forte  raison ,  du  présent,  une  pré- 
dilection, une  exclusion,  nées  de  cette  concurrence  (1),  une  suscep- 
tibilité d'impatience  et  d'ennui,  qui  est  le  contraire  de  l'esprit  d'é- 
clectisme et  d'impartialité  exigé  dans  une  telle  œuvre.  Il  y  a  plus  : 
comme,  dans  les  critiques  que  nous  faisons,  nous  jugeons  encore 
moins  les  autres  que  nous  ne  nous  jugeons  nous-mêmes,  il  est  assez 
bon  que  le  critique,  tout  en  n'étant  que  cela,  tout  en  ne  portant 
aucun  trésor  personnel,  aucun  bagage  apparent,  n'ait  pas  à  être  au 
dedans  trop  préoccupé  de  soi ,  qu'il  ne  se  sente  pas  un  goût  secret 
trop  marqué,  qu'il  ne  caresse  pas  tout  bas  un  idéal  trop  cher.  Qu'ar- 
rive-t-il,  en  effet,  alors?  Si  je  pouvais  prendre  des  noms  contempo- 
rains, l'éclaircissement  me  serait  trop  facile.  Tel,  dans  les  portraits 
qu'il  trace,  se  mire  toujours  un  peu;  sous  prétexte  de  peindre  quel- 
qu'un, c'est  souvent  un  profil  de  lui-même  qu'il  cherche  à  saisir. 
Dans  les  flgures  historiques  ou  littéraires  que  tel  autre  déprime, 
dans  celles  qu'il  exalte,  je  le  retrouve  au  fond;  c'est  lui  encore  qu'il 
préfère  et  qu'il  célèbre  sous  ces  noms  divers;  dans  les  types  favoris 
qu'à  tout  propos  il  ramène,  il  ne  fait  que  sa  propre  apothéose. 

]\I.  Magnin  n'est  pas  du  tout  ainsi;  à  vouloir  conclure  ce  qu'il  est 
intimement  et  par  nature  d'après  ses  écrits,  il  serait  difficile  de  le 
deviner,  sinon  que  c'est  un  homme  d'esprit,  de  fine  et  excellente 
littérature.  Il  est  tout-à-fait  impersonnel,  grande  qualité  pour  le 
genre.  Lorsque  tant  d'autres  oracles  prêchent  pour  leur  saint,  lui, 
il  n'a  pas  de  saint;  il  n'accuse  aucune  préférence  naturelle  qui  vienne 
traverser  ou  commander  son  examen.  Cette  indifférence  philoso- 
phique que  Descartes  réclamait  comme  première  condition  à  la  re- 
cherche de  la  vérité,  il  la  réalise  dans  la  pratique  de  la  littérature; 
et  comme  en  même  temps  il  a  l'humeur  vive  et  curieuse,  la  plume 
facile  et  prompte,  une  telle  disposition  neutre  l'a  conduit  très  loin. 
Sur  une  foule  de  points  et  de  sujets,  lui,  sorti  primitivement  du 
giron  classique  et  fidèle  à  bien  des  préceptes  d'autrefois ,  il  s'est 
trouvé  un  des  plus  avancés  et  des  plus  osés,  fun  des  moins  prévenus 
contre  l'idée  ou  la  forme  survenante,  un  des  plus  accueillans  et  des 

(1)  En  veut-on  un  très  gros  exemple?  Un  jeune  homme  soumettait  à  La  Harpe 
le  manuscrit  d'une  tragédie  de  Marie  Stuart;  La  Harpe  lut  la  pièce  et  répondit  : 
«  Votre  pièce  est  assez  bien  écrite,  mais  le  sujet  n'est  nullement  propre  au  théâtre; 
«  s'il  l'était,  Voltaire  ou  moi,  nous  nous  en  serions  emparés.  »  Voltaire  ou  moi! 
voilà  bien  du  La  Harpe  tout  pur,  lorsqu'il  causait  en  se  laissant  aller  à  sa  morgue. 
Mais  combien  d'autres,  dans  sa  position,  sans  lâcher  le  mot,  auraient  jKinsé  la 
chose,  et,  à  l'occasion ,  se  seraient  efforcés  indirectement  de  la  démontrer! 


HISTORIENS  LITTÉRAIRES  DE  LA  FRANCE.  253 

plus  patiens  des  chercheurs.  Tel  il  s'est  montré  dans  tout  son  rôle,  de- 
puis miss  Smithson  jusqu'à  M^^^  Rachel,  depuis  Hernani  jusqu'à  Lu- 
crèce; sur  Homère,  sur  l'abbesse  Hroswhita,  sur  la  reine  Nantechild, 
sur  Ahasvérusy  il  a  émis,  accepté  et  soutenu  des  doctrines,  des  vues, 
qui  témoignent  de  l'ouverture  de  sa  pensée  et  de  sa  flexibilité  in- 
génieuse presque  indéfinie;  ce  qui  me  fait  dire  et  répéter  de  plus 
en  plus  :  a  Le  critique  n'est  jamais  chez  lui,  il  va,  il  voyage;  il  prend 
le  ton  et  l'air  des  divers  milieux  :  c'est  l'hôte  perpétuel.  » 

Chez  beaucoup  de  ceux  qui  avaient  épousé  très  vivement  la  cause 
nouvelle  au  début  et  qui  avaient  entonné  à  haute  voix  le  chant  du 
départ,  le  mécompte  a  suivi  et  s'est  fait  amèrement  sentir.  Le  reflux 
de  l'ame,  à  l'âge  du  retour,  est  en  raison  le  plus  souvent  de  ce  qu'a 
été  la  marée  montante  aux  heures  de  la  jeunesse  :  plus  l'on  s'était 
avancé,  et  plus  on  se  retire.  On  a  été  des  plus  enthousiastes ,  et  l'on 
se  trouve  d'autant  plus  chagrin.  Rien  de  tel  chez  M.  Magnin  :  son  en- 
thousiasme, tout  vif  qu'il  était,  vint  assez  tard  et  se  tempéra  de  ses 
autres  qualités,  de  façon  à  moins  craindre  le  retour.  Esprit  conscien- 
cieux, attentif  jusqu'au  scrupule,  des  plus  constans  et  des  mieux  en 
règle  avec  lui-même,  s'il  semble  un  peu  plus  lent  à  partir,  il  ne  re- 
cule jamais  et  ne  revient  guère  sur  ses  pas.  Lorsqu'il  lui  arrive ,  par 
suite  d'obstacles  extérieurs,  d'être  obligé  de  s'arrêter,  d'interrompre 
sur  un  point,  il  n'oublie  rien ,  il  amarre  sa  barque  à  l'endroit  précis, 
et,  s'il  reprend  ensuite  sa  marche,  c'est  sans  avoir  dérivé.  Il  se  trouve 
ainsi,  après  des  années,  plus  en  avant  et  plus  en  train  que  de  plus 
ardens  au  départ,  mais  qui  ont,  dès  long-temps,  rebroussé.  Cela 
s'est  vu  surtout  lorsqu'il  a  eu  à  parler,  en  ces  derniers  temps,  de  cer- 
taines représentations  dramatiques,  et,  en  général,  dans  ce  qu'il  a 
écrit  sur  les  œuvres  de  l'école  poétique  moderne  depuis  1830.  La 
question  dite  romantique  n'est  restée  aussi  parfaitement  présente  à 
aucun  autre  critique ,  et  nul  ne  continue  d'y  porter  un  coup  d'oeil 
plus  vigilant,  plus  scrutateur  et  moins  désespéré.  Mais  ceci  nous  mène 
à  soumettre  quelques  remarques  au  talent  si  distingué  et  si  sagace 
que  nous  essayons  en  ce  moment  de  bien  démêler. 

Je  reprocherais  précisément  à  M.  Magnin  Qt  se  trop  souvenir 
peut-être  dans  quelques  occasions,  et  de  reprendre  trop  juste  les 
choses  où  elles  étaient  hier.  Les  esprits  et  les  choses  sont  allés  telle- 
ment depuis  quelques  années,  et  se  comportent  tellement  chaque 
matin,  que,  pour  se  remettre  au  pas  avec  eux  et  avec  elles,  rien  n'est 
mieux,  rien  n'est  plus  court  et  plus  juste  qu'une  certaine  inconsé- 
quence. Rien  ne  va  par  continuité,  surtout  aujourd'hui  ;  les  époques 


25i  REVUE  DBS  DEUX  MONDES. 

historiques  se  succèdent  à  vue  d'œil ,  les  manières  diverses  chez  les 
mOmes  écrivains  se  prononcent  et  se  déplacent  avec  une  confondante 
rapidité.  Dans  de  telles  conjonctures,  la  critique  a  souvent,,  ce  me 
semble,  à  marquer  les  temps,  à  battre  les  changemens  de  mesure,  à 
dénoncer  les  reviremens.  Chaque  œuvre,  chaque  écrivain,  en  défi- 
nitive, lorsqu'on  les  a  suffisamment  approfondis  et  retournés,  peu- 
vent être  qualifiés  d'un  no)n;  il  faut  que  ce  nom  essentiel  échappe  au 
critique,  ou  du  moins  que  le  lecteur  arrive  de  lui-même  à  l'articuler. 
M.  Magnin  ne  l'y  aide  pas  toujours  assez  dans  l'agrément  de  ses  dis- 
sertations instructives.  Comme  un  homme  qui  a  beaucoup  vu  de 
Hvres  et  qui  sait  mieux  que  personne  à  combien  peu  tiennent  en  ce 
genre  les  destinées,  et  quelle  infiniment  petite  différence  il  y  a  bien 
souvent  entre  un  livre  qui  vit ,  dit-on ,  et  tel  autre  livre  qui  passe 
pour  mort,  M.  Magnin  ne  se  montre  pas  trop  empressé  de  dire  : 
Ceci  est  bon  y  et  ceci  est  mauvais.  On  l'a  tant  fait,  et  à  la  légère, 
qu'on  a  été  guéri  pour  long-temps  de  ce  rôle  sentencieux. 

Quoi  qu'il  en  soit,  pour  insister  sur  un  point  capital  de  l'histoire 
littéraire  de  ces  dernières  années ,  je  suis  de  ceux  qui  estiment  que 
l'école  dite  romantique  a  été  dissoute  par  le  fait  même  de  la  révolu- 
tion de  juillet.  Dès  le  lendemain,  je  crois  m'en  être  ouvert  en  ce 
sens  avec  le  plus  illustre  des  chefs  d'alors.  Ce  jour-là,  une  nouvelle 
question  littéraire  était  posée,  ou  du  moins  la  précédente  ne  Tétait 
plus.  Je  ne  trouve  pas  que  f  ingénieux  critique  se  soit  rendu  compte 
ainsi  de  la  différence  des  situations,  et  cela  a  pu  jeter  quelque  in- 
décision sur  des  aperçus  toujours  piquans  de  détails  et  si  heureux 
d'expression. 

Puisque  j'en  suis  avec  lui  à  des  observations  de  ce  genre,  il  en 
est  une  qu'il  me  permettra  encore;  ce  n'est  guère  que  la  même  un 
peu  autrement  retournée.  Cette  qualité  d'indifférence  que  nous 
avons  notée  chez  M.  Magnin,  en  ayant  bien  soin  de  la  définir,  a  na- 
turellement des  conséquences  qui  influent  sur  l'ensemble  de  sa  ma- 
nière. Il  est  des  critiques  qui  entrent  et  tombent,  pour  ainsi  dire, 
dans  un  sujet  comme  un  fleuve  qui  descend  des  montagnes  :  les 
masses,  les  points  de  vue,  les  horizons,  distinguent,  encadrent  et 
accentuent  de  toutes  parts  le  paysage.  Ainsi  fait,  par  exemple,  dans 
son  cours  de  Littérature  dramatique,  le  grand  critique  Guillaume 
Schlegel,  exclusif  et  majestueux.  Mais,  quand  le  fleuve  n'a  pas  reçu 
une  pente  aussi  décidée,  quand  il  coule  plutôt  entre  des  digues  et 
par  des  bras  habilement  et  activement  ménagés,  l'aspect  du  paysage 
ne  peut  être|quc  très  différent.  Enfd'autrcs  termes,  on  ne  rencontre 


HISTORIENS  LIITÉRAIRES  DE  LA  FRANCE.  2i5 

pas  d'ordinaire  chez  M.  Ma^nin  de  points  de  vue  bien  dominans  ni 
de  masses  bien  détachées;  on  a  plutôt  la  richesse,  la  fertilité  et  le 
détail  infini  d'une  Hollande;  la  Hollande,  c'a  été  la  patrie  et  le  ber- 
ceau de  cette  critique  moderne,  de  celle  qui  fait  les  bons  journaux. 
Il  en  possède  toutes  les  qualités  primitives,  fines  et  saines,  me- 
nues et  solides,  l'intégrité  qu'il  faut  bien  louer,  tant  elle  devient 
chose  rare!  cette  attention  à  tenir  la  balance  et  à  peser  vingt  fois  le 
même  objet  (c'est  la  probité  du  genre),  une  bienveillance  ferme  et 
qui  sait  les  limites,  l'absence  de  toute  envie,  une  sorte  de  simplicité 
qui  a  pourtant  beaucoup  vu,  et  qui  est  plus  portée  à  regarder  qu'à 
s'étonner.  Son  érudition  très  complète  et  très  déliée  nous  rappelle 
qu'il  est  aussi  le  critique-bibUothécaire.  Sur  chaque  question,  il  se 
plaît  à  savoir,  et  il  s'inquiète  d'abord  de  trouver  ce  qui  a  été  écrit. 
Cette  première  recherche  a  déjà  de  quoi  apaiser  et  amortir  la  curio- 
sité, de  quoi  remettre  à  sa  place  le  présent.  Rien  n'est  capable  d'ôter 
l'ivresse  de  la  nouveauté  comme  la  vue  d'une  grande  bibliothèque; 
c'est  proprement  le  cimetière  des  esprits.  Le  grand  bibliothécaire 
par  excellence,  Gabriel  Naudé,  en  parle  étrangement  en  son  style 
plus  énergique  qu'élégant:  «  Les  bibliothèques,  dit-il,  ne  peuvent 
mieux  être  comparées  qu'au  pré  de  Sénèque,  où  chaque  animal 
trouve  ce  qui  lui  est  propre  :  Bos  herbam,  canis  leporem,  ciconia 
lacertam  (1).  »  Et  arrivant  à  la  connaissance  des  livres  des  novateurs, 
il  la  conseille  en  temps  et  lieu,  comme  fournissant  à  l'esprit  une 
milliasse  d'ouvertures  et  de  conceptions,  le  faisant  parler  à  propos  de 
toutes  choses,  et  lui  ôtant  radmiration,  qui  est  le  vrai  signe  de  notre 
faiblesse.  Gabriel  Naudé  nous  dit  là  son  goût  de  penseur  hardi  et 
sceptique,  il  nous  trahit  son  gibier  favori  et  ce  qu'il  aime,  sans  pré- 
judice des  autres  pièces;  philosophe  vorace,  il  lit  tout,  il  y  attrape 
des  milliasses  de  pensées,  et  les  enveloppe  à  son  tour  dans  quelqu'un 
de  ces  écrits  indigestes  et  copieux,  vrai  farrago,  mais  qui  font  encore 
aujourd'hui  les  délices  de  qui  sait  en  tirer  le  suc  et  l'esprit.  M.  Ma- 
gnin,  bien  que  très  bibliothécaire  aussi,  n'est  pas  de  cette  classe,  et 
son  lièvre  plus  rare  a,  si  j'ose  dire,  la  patte  plus  blanche.  A  travers 
ce  vaste  champ  de  connaissances  où  sa  condition  l'a  jeté,  il  s'est 
orienté  de  bonne  heure;  furet  et  gourmet,  il  suit  ses  lignes  sans  en 
sortir,  sans  s'égarer;  il  choisit  et  range  à  bonne  fin  le  grain  et  la 
perle.  11  lit,  plume  en  main,  et  dans  un  but.  Ceci  revient  à  dire  que 
M.  Magnin  est  écrivain,  qu'il  en  a  les  qualités,  le  goût,  un  peu  l'en- 

(l)  Avis  pour  dresser  une  bibliothèque. 


256  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

traînement;  il  aime  à  étudier,  à  connaître,  mais  pour  écrire,  pour 
déduire  ce  qu'il  sait,  pour  le  mettre  en  belle  et  juste  lumière.  On  a 
cité  ce  mot  de  M.  Daunou  sur  lui  :  C'est  une  excellente  plume.  Il  y 
a  mieux  :  pour  lui,  si  je  ne  me  trompe,  cette  grâce,  cette  aisance 
de  rédaction  qui  le  distinguent,  doivent  quelquefois  déterminer,  ins- 
pirer, guider  la  recherche  par  l'idée  d'en  faire  usage.  La  plume, 
c'est  son  organe. 

Rien  n'est  plus  agréable,  comme  lecture  purement  littéraire,  que 
ces  assortimens  bien  faits  de  mélanges.  Ceux  que  M.  Magnin  vient 
de  publier  présentent  toute  espèce  de  choix  et  de  variété  :  Grèce, 
romantisme,  Portugal  et  Chine,  nul  échantillon  n'y  manque;  cette 
qualité  de  style  dont  nous  parlons  en  fait  l'harmonie.  C'est  plaisir  et 
douce  surprise  que  de  retrouver  ces  théories  et  ces  œuvres  nouvelles 
analysées,  exposées,  justifiées  parfois,  dans  un  langage  courant  et 
pur,  avec  accompagnement  des  réminiscences,  des  citations  classi- 
ques que  le  critique  y  entremêle ,  et  par  lesquelles  il  les  rattache 
sans  effort  à  ce  que  souvent  elles  oubliaient.  Le  rôle  piquant  et  utile 
en  ce  genre  est  ainsi  de  maintenir,  de  prolonger  et  d'asseoir  la  tra- 
dition là  même  où  elle  semblerait  faire  faute.  Ce  travail  de  pilotis, 
humble  en  apparence,  suffît  souvent,  comme  en  Hollande,  pour  con- 
tenir l'orgueil  du  flot.  Parmi  les  morceaux  d'une  histoire  littéraire  plus 
lointaine  et  plus  désintéressée,  il  faut  mettre  au  premier  rang  la  no- 
tice sur  Camoens,  vrai  petit  chef-d'œuvre  où  la  curiosité  de  l'étude 
et  l'exquis  de  l'érudition  viennent  se  fondre  dans  un  sentiment  bien 
délicat  de  cette  chevaleresque  poésie.  Les  essais  de  traduction  que 
M.  Magnin  insère,  chemin  faisant,  dans  son  récit,  peuvent,  je  crois, 
être  considérés  comme  des  modèles,  et  montrent  dans  quelle  mesure 
on  doit  se  faire  littéral  avec  un  poète  étranger,  tout  en  se  conser- 
vant Français,  lisible,  et  même  élégant.  Parmi  les  morceaux  d'un 
autre  genre ,  un  des  plus  délicieux  et  des  plus  fins  est  l'article  sur 
Paul-Louis  Courier  à  propos  de  ses  mémoires  et  de  sa  correspon- 
dance, publiés  en  1829.  M.  Magnin  dégage  chez  Courier,  au  travers 
de  l'homme  de  parti  et  du  champion  libéral,  l'homme  véritable,  na- 
turel, l'indépendant  épicurien  et  moqueur,  l'artiste  amoureux  du 
beau,  l'AMwom^e  vraiment  attique,  au  rictus  de  satyre  :  a  On  n'a  point 
la  bouche  fendue  comme  il  l'avait,  d'une  oreille  à  l'autre,  sans  être 
prédestiné  à  être  rieur,  et  rieur  du  rire  inextinguible  d'Homère  ou 
de  Rabelais.  » 

Ces  pages  si  légères  et  si  bien  touchées,  à  propos  du  plus  docte  et 
du  plus  lettré  de  nos  pamphlétaires  politiques,  nous  ont  rappelé  in- 


HISTORIENS  LITTÉRAIRES  DE  LA   FRANCE.  257 

volontairement  la  différence  des  temps  et  le  contraste  de  deux  pé- 
riodes pourtant  si  rapprochées.  Je  disais  tout  à  l'heure  que,  pour  la 
question  littéraire,  la  révolution  de  1830  avait  coupé  court  et  changé 
les  conditions  de  succès;  je  ne  me  suis  pas  assez  expliqué  peut-être. 
Sans  doute  le  beau  reste  toujours  beau,  et  il  ne  varie  pas  d'hier  à 
demain;  mais  il  y  a  aussi  dans  les  œuvres  la  forme,  le  cadre,  l'art, 
l'artificiel  môme,  si  vous  voulez.  Or  cette  part,  on  le  sait,  était  grande 
dans  l'école  littéraire  d'alors,  et  j'ajouterai  qu'elle  avait  assez  droit 
de  l'être ,  en  raison  des  loisirs  plus  cultivés  et  des  idées  en  vogue 
durant  la  seconde  moitié  de  la  restauration.  C'est  cette  portion  mo- 
bile qui  a  été  ruinée  du  coup  en  juillet  1830;  le  je  ne  sais  quoi  de 
nouveau  se  cherche  et  ne  s'est  pas  trouvé  jusqu'ici. 

Mais,  dans  la  littérature  politique,  le  contraste  naturellement  se 
tranche  d'une  façon  plus  directe  encore.  Les  écrivains  polémiques  et 
les  pamphlétaires  l'ont  bien  senti  :  ceux  qui  ont  eu  du  succès  en  der- 
nier lieu  l'ont  pris  sur  un  autre  ton,  et  ce  ton,  en  général,  était  plus 
aisé  en  ce  qu'il  a  plutôt  grossi.  Le  nom  de  Courier  provoque  le  rappro- 
chement avec  un  pamphlétaire  d'esprit  et  même  de  talent,  qu'on  lui  a 
comparé  souvent  en  ces  dernières  années  et  que  quelques-uns  n'ont 
pas  craint  de  lui  préférer.  L'homme  d'esprit  dont  je  parle  sait  bien 
à  quoi  s'en  tenir.  Je  laisse  de  côté  le  fond  politique  et  aussi  le  ré- 
sultat matériel.  J'ai  là  sous  les  yeux  la  onzième  édition  du  Livre  des 
Orateurs  de  Timon,  et  ce  n'est  sans  doute  pas  la  dernière.  Ce  Timon 
se  dit  d'Athènes;  mais  qu'il  y  a  loin  de  son  quartier  à  la  métairie  de 
cet  autre  misanthrope  tempéré  de  gaieté,  duquel  M.  Magnin  a  dit 
en  nous  le  montrant  au  bivouac  avec  son  Homère  :  ce  Son  esprit 
«  s'empreignit  d'atticisme.  Il  reçut  de  la  Grèce  sa  façon  de  sentir, 
tt  de  juger,  de  s'exprimer;  il  fut  Athénien  par  ses  idées  sur  l'art,  sur 
«  le  beau.  Après  le  génie  grec,  ce  fut  ce  qui  s'en  rapproche  le  plus, 
a  le  goût  italien,  le  soleil  d'Italie,  l'art  de  Venise,  de  Florence,  de 
((  Rome,  qui  l'enchantèrent  le  plus.  La  pureté  du  goût  antique  passa 
«  dans  sa  manière  et  produisit,  en  se  mêlant  à  son  cynisme  de  ca- 
«  serne  et  à  ses  mœurs  quelque  peu  hussardes,  un  contraste  des  plus 
«  singuliers  et  des  plus  piquans.  Dans  ce  Huron  devenu  artilleur,  il 
c(  y  eut  de  l'Alcibiade.  »  —  Au  sortir  de  Longus  et  entre  deux  pages 
d'Hérodote,  il  lui  parut  plaisant  de  prendre  à  partie  un  régime  tra- 
cassier  et  hypocrite  qui  l'avait  piqué;  la  difficulté  de  tout  dire  et  de 
bien  dire  était  l'amorce  tout-à-fait  propre  à  tenter  cet  esprit  rompu 
aux  grâces.  Le  Timon  d'aujourd'hui ,  qui  avait  dès-lors  Tàge  de  la 
raison  et  même  celui  de  la  misanthropie,  se  serait  bien  gardé  de  se 


258  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

mettre  du  jeu;  s'il  avait  plus  d'un  motif,  je  l'ignore,  je  n'imagine 
que  le  motif  littéraire  très  suffisant  :  il  attendait  patiemment  l'heure 
d'aborder  les  choses  par  le  plus  gros  bout,  de  jeter  à  l'aise  et  crû- 
ment sa  parole  saccadée  et  cassante;  il  se  sentait  le  croc^  non  pas 
ïaiguillon.  Je  ne  saurais  rendre  l'effet  désagréable  que  produit  sur 
moi,  par  instans,  ce  style  bizarre,  baroque,  bariolé  de  métaphores  et 
de  termes  abstraits,  à  phrases  courtes,  à  paragraphes  secs,  décharnés, 
qui  sentent  encore  le  résumé  du  contentieux,  et  qui  poussent  par 
soubresauts  l'éloquence  du  factum  jusqu'à  une  sorte  d'élancement 
lyrique.  Dans  l'article  sur  Henri  Fonfrède ,  qu'il  apprécie  d'ailleurs 
avec  justesse  et  indulgence.  Timon  a  le  bon  goût  de  citer  une  sortie 
violente  de  ce  même  Fonfrède  contre  lui.  Timon,  et  il  ajoute  :  ce  Par 
c(  Jupiter!  lecteur!  j'aurais  pu  affiler  ma  bonne  lame,  donner  de  la 
c(  pointe  à  ce  Scythe,  à  ce  barbare,  et  lui  rendre  blessure  pour  bles- 
((  sure.  —  Mais  nous  autres.  Grecs  d'Athènes,  si  nous  avons  du  sel  aux 
c(  lèvres,  nous  n'avons  pas  de  fiel  dans  le  cœur,  etc.,  etc.  )>  J'abrège 
la  parodie  :  il  ne  manque  à  ce  choc,  à  ce  cabotage  de  tous  les  styles, 
que  d'y  avoir  fait  entrer  plus  au  long  7na  bonne  lame  de  Tolède;  l'amal- 
game eût  été  complet.  Laissons  l'Hymette  et  son  miel  à  ceux-là  seuls 
qui  en  savent  les  sentiers,  à  ceux  qui,  même  au  sein  des  passions  et 
des  paroles  acérées,  ne  perdent  jamais  une  certaine  légèreté  de  ton 
et  comme  une  certaine  saveur  du  berceau  :  Musœo  contingens  cuncta 
lepore.  Tel  fut  Courier;  lors  même  qu'il  obtint  des  succès  de  parti, 
c'étaient  encore  des  succès  de  muse. 

Nous  ne  disons  rien  ici,  d'ailleurs,  pour  protester  contre  un  succès 
plus  populaire  et  qui  a  voulu  l'être.  Les  portraits  de  Timon  ont  du 
relief  et  du  trait,  nous  en  convenons;  ils  sautent  aux  yeux  à  travers 
la  vitre.  Il  nous  a  semblé  seulement,  en  relisant  d'excellentes  pages 
écrites,  il  y  a  quatorze  ans,  par  M.  Magnin,  que  la  critique  elle-même 
s'était  fort  désorganisée  depuis  lors  :  voilà  un  livre  arrivé  à  plus  de 
onze  éditions;  les  partis  l'ont  loué  ou  blâmé,  selon  l'intérêt  de  leur 
cause;  la  valeur  littéraire  n'a  pas  encore  été  extraite  et  réduite  à  son 
poids. 

Plus  d'analyse  conviendrait  peu,  à  propos  des  deux  volumes  que 
nous  annonçons;  et  puis  il  nous  serait  impossible,  en  continuant  de 
les  feuilleter,  de  ne  pas  nous  rencontrer  nous-même  face  à  face  sous 
la  plume  de  M.  Magnin,  et  de  ne  pas  reconnaître  avec  émotion  et 
sourire  tout  ce  que  lui  doivent  de  gratitude  d'anciens  essais  pris 
d'abord  en  main  par  lui  et  proposés  du  premier  jour  à  l'indulgence. 
En  parcourant  les  articles  qui  composent  son  premier  volume,  on 


HISTORIENS  LITTÉRAIRES  DE  LA  FRANCE.  259 

pourra  être  un  peu  étonné  d'en  trouver  un  tout  politique  vraiment, 
de  quelques  pages  à  peine  :  Comment  une  dynastie  se  fonde,  et  daté 
du  16  mars  1831.  Est-ce  donc  par  inadvertance  que  cet  article  un 
peu  disparate  s'est  glissé  là?  M.  Magnin  commet  rarement  d'inadver- 
tances, et  il  faut  bien  noter  ici  une  intention.  En  introduisant  ce  brin 
de  politique  entre  des  pages  plus  fraîches  et  restées  plus  neuves,  en 
y  oubliant,  comme  par  mégarde,  ce  coin  de  cocarde,  le  critique 
littéraire  a  voulu  sans  doute  témoigner  qu'il  avait  sur  certains  points 
des  opinions,  des  principes,  rappeler  qu'il  les  avait  soutenus,  et 
faire  entendre  qu'il  s'en  souvenait  comme  de  tout  le  reste.  C'est  en- 
core là  un  trait  qui  rentre  dans  ce  que  nous  avons  dit  du  caractère 
de  M.  Magnin,  de  cette  nature  des  plus  fidèles  à  elle-même  et  à 
ce  qu'elle  a  une  fois  accepté;  il  tient  beaucoup  en  cela  de  ces  per- 
sonnages de  la  fin  du  xviir  siècle,  qu'il  connaît  si  bien,  qu'il  a  pra- 
tiqués de  bonne  heure,  et  dont  il  a  gardé  plus  d'une  doctrine  et  plus 
d'un  pli ,  tout  en  se  séparant  d'eux  si  complètement  sur  la  question 
httéraire. 

Dans  cette  diminution  et  ce  désarroi  général  de  la  critique  que 
nous  déplorons,  il  est  à  souhaiter  que  des  plumes  comme  celles  de 
M.  Magnin,  si  aguerries  et  si  bien  conservées,  ne  cessent  pas  de 
long-temps  leur  emploi,  dussent-elles  n'intervenir  qu'avec  choix  et 
discrétion,  en  prenant  leur  moment.  Qu'il  achève  sans  doute  et  cou- 
ronne son  important  ouvrage  commencé  sur  les  Origines  du  Théâtre 
moderne.  Il  y  a  déjà  long-temps  que,  voyant  s'accumuler  les  maté- 
riaux et  les  documens  sur  ces  origines  que  chaque  découverte  faisait 
reculer  sans  cesse,  M.  Raynouard  exprimait  le  vœu  qu'un  homme 
d'instruction  et  d'esprit  intervînt  et  mît  ordre  à  la  question  éparse 
et  confuse.  M.  Magnin  est  désigné  aujourd'hui, pour  cette  tâche  à  la- 
quelle il  s'est  préparé  de  longue  main.  Que  si  nous  osions  mêler  un 
conseil  au  travers  d'un  travail  si  médité,  et  auprès  d'un  esprit  par 
lui-môme  si  averti,  ce  serait  de  borner  à  un  certain  moment  la  re- 
cherche, de  clore  son  siège,  et  de  se  jeter  à  l'œuvre  avec  toute  la 
richesse  amassée  et  en  s'occupant  surtout  à  la  dominer  par  l'idée ,  à 
la  classer  d'une  volonté  un  peu  impérieuse.  En  parlant  de  la  sorte 
à  un  critique  aussi  prudent,  nous  savons  bien  que  l'inconvénient 
possible  serait  vite  corrigé.  Une  fois  d'ailleurs  le  livre  fait  et  paru,  le 
peu  qui  a  échappé  en  particularités  et  en  minces  détails  arrive  de 
toutes  parts  et  rentre  le  plus  souvent  dans  les  cadres  déjà  exposés. 
Enfin  de  tels  ouvrages  ont  toujours  la  seconde  édition  pour  s'amender 


260  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

et  se  compléter;  visons  d'abord  à  la  première  et  à  rarchitecture  de 
l'ensemble.  Mais  que  ces  lents  et  difficiles  travaux,  que  les  arcanes 
de  l'Académie  des  inscriptions  elle-même  et  les  exercices  philologi- 
ques du  Journal  des  Savans  n'éloignent  jamais  M.  Magnin  de  ce  qui 
a  fait  son  premier  plaisir  et  son  plus  franc  succès,  de  cette  critique 
instructive  et  accessible  à  tous,  judicieuse  et  hardie,  qui  ne  craint 
pas  de  se  commettre  en  parlant  de  ce  qui  occupe  tout  le  monde  et 
de  ce  que  tout  le  monde  comprend.  La  publication  de  ces  deux 
volumes  et  le  soin  qu'il  y  a  donné  nous  sont  garans  de  ce  que  nous 
espérons.  Ce  n'est  pas  au  nom  de  la  gloire  et  de  la  renommée  qu'il 
convient  de  s'adresser  aux  critiques,  à  ceux  qui,  vraiment  dignes  de 
ce  nom,  voient  les  choses  Httéraires  avec  sang-froid,  étendue,  et 
partons  les  sens.  Ils  savent  trop  ce  que  c'est  que  renommée,  com- 
ment elle  se  fait,  combien  elle  dure;  ils  y  mettent  tous  les  jours  la 
main,  et  plus  d'un  aussi  pourrait  dire  à  quelque  roi  du  jour  que  la 
chute  attend  :  ^ 

J'ai  fait  des  souverains,  et  n'ai  point  voulu  l'être. 

Il  y  a  pourtant  à  ajouter,  et  ils  le  savent,  que  sans  viser  à  aucune 
gloire  ni  même  à  ce  sceptre  du  genre  qui  a  toujours  plus  ou  moins 
l'air  d'une  férule,  il  est  aussi  un  degré  d'estime  très  sûr  qu'on  par- 
vient peu  à  peu  à  obtenir,  et  qui  se  perpétue.  Tandis  que  les  poètes 
et  les  écrivains  qui  se  croient  créateurs  passent  très  vite  et  meurent 
tout  entiers,  s'ils  ne  sont  excellens,  le  critique  accrédité  et  fidèle  vit, 
c'est-à-dire  (oh!  ne  nous  exagérons  rien)  on  le  cite  quelquefois,  on 
feuillette  au  besoin  son  recueil  pour  le  consulter  comme  un  témoin 
véridique,  on  rappelle  son  jugement  sur  ces  livres,  un  moment  fa- 
meux, qu'on  ne  lit  plus  et  qu'on  ne  juge  en  abrégé  que  par  quelques 
mots  tirés  de  lui.  Bayle  est  un  trop  grand  nom  et  qu'on  pourrait  ré- 
cuser comme  exemple;  pour  en  prendre  un  qui  n'ait  rien  d'éblouis- 
sans,  Le  Clerc  vit  plus  que  tous  les  Campistrons.  Et  si  le  style  s'en 
mêle,  si  l'agrément  a  touché  ces  humbles  pages  d'autrefois,  elles  ont 
aussi  pour  qui  les  rouvre  après  des  années  un  certain  parfum.  Mar- 
montel  n'est  compromis  aujourd'hui  dans  sa  renommée  littéraire 
que  par  ses  ouvrages  de  poésie ,  de  théâtre ,  par  ses  contes  et  ses 
romans;  s'il  n'avait  laissé  que  sa  critique,  il  serait  un  nom  des  plus 
respectés.  C'est  pour  avoir  visé  au  sceptre-férule  dont  nous  parlions 
et  pour  en  avoir  trop  joué,  qu'il  en  a  coûté  cher  à  La  Harpe;  mais, 
quand  on  a  borné  son  ambition  à  n'être  que  des  meilleurs,  comme 


HISTORIENS  LITTÉRAIRES  DE  LA   FRANCE.  261 

Ginguené,  Siiard,  on  n'est  pas  tout-à-fait  déçu  dans  ses  vœux,  et 
ces  destinées-là,  telles  que  nous  les  voyons  se  dessiner  dans  un  ho- 
rizon déjà  lointain,  ont  quelque  chose  qui  continue  de  s'éclairer 
doucement  aux  yeux  du  sage.  Pourtant,  encore  une  fois,  c'est  moins 
au  nom  de  cette  perspective,  toujours  si  pâle  et  si  mêlée  d'ombres, 
qu'il  faut  s'adresser  au  vrai  critique  et  le  convier  à  ne  pas  cesser; 
la  vérité,  voilà  ce  qui  l'inspire,  la  vérité  littéraire,  le  plaisir  de  la 
dire  avec  piquant  ou  avec  détour,  l'amour  d'une  étude  courante  et 
animée.  Lors  même  que  le  feu  des  premières  illusions  est  passé, 
lorsqu'on  n'épouse  plus  ardemment  une  cause  et  qu'il  n'y  a  plus  de 
cause,  la  jouissance  de  la  curiosité  et  de  l'expression  critique  reste 
tout  entière.  On  prend  un  livre,  on  s'y  enfonce,  on  s'y  oublie;  on 
médite  alentour,  on  y  muse  et  s'y  amuse,  deslpere  in  libro;  puis  in- 
sensiblement la  pensée  se  prend,  une  idée  sourit,  on  veut  l'étendre, 
l'achever:  déjà  la  plume  court,  la  déduction  ingénieuse  et  indus- 
trieuse se  poursuit,  et,  quand  on  s'y  entend  aussi  aisément  que 
M.  Magnin  sait  le  faire,  si  désintéressée  que  soit  d'ailleurs  cette 
douce  passion,  il  est  difficile  d'y  résister. 

Sainte-Beuve. 


DE  L'ÉTAT  PRÉSENT 


ET  DE  L'AVENIR 


DE  L'ESPAGNE. 


C'est  aujourd'hui,  15  octobre,  que  s'ouvre  à  Madrid  la  session  des 
chambres.  Ce  moment  est  décisif  pour  l'Espagne.  Aujourd'hui  se 
pose  déflnitivement  pour  ce  noble  et  malheureux  pays  la  question 
de  savoir  s'il  prendra  rang  parmi  les  grandes  nations  constitution- 
nelles, ou  s'il  est  destiné  à  tourner  dans  un  cercle  éternel  de  révolu- 
tions, comme  les  républiques  de  l'Amérique  du  Sud.  Toute  l'Europe 
est  attentive  et  va  asseoir  un  jugement  sur  l'avenir  de  la  Péninsule. 

Nous  sommes  de  ceux  qui  espèrent  beaucoup  de  cette  crise.  A  nos 
yeux,  le  mouvement  qui  a  renversé  Espartero  a  eu  plus  que  le  carac- 
tère d'un  pronunciamiento  ordinaire;  nous  y  avons  retrouvé  tous 
les  symptômes  d'un  élan  véritablement  national,  l'unanimité,  la 
promptitude,  la  force  irrésistible,  et,  ce  qui  est  plus  significatif  en- 
core, la  modération.  Le  régent  est  tombé  aux  acclamations  de  tous 
les  partis  sans  exception;  il  a  eu  contre  lui  les  exaltés  comme  les  mo- 
dérés, les  répubhcains  comme  les  carlistes;  l'armée  elle-même  l'a 
abandonné,  et  il  n'a  été  accompagné  dans  sa  fuite  que  par  les  hommes 


SITUATION  DE  L'ESPAGNE.  263 

les  plus  compromis  de  l'Espagne.  Aucune  réaction  violente  n'a  suivi 
sa  chute;  aucun  de  ces  excès  si  malheureusement  fréquens  dans 
l'histoire  des  guerres  civiles  espagnoles  n'a  souillé  la  cause  des  vain- 
queurs. Rien  de  semblable  au  meurtre  barbare  de  Quesada  ou  à 
l'assassinat  juridique  de  Diego  Léon.  Zurbano  lui-même  a  été  admis 
à  résipiscence  par  le  nouveau  gouvernement.  On  dirait  un  procès 
fait  de  sang-froid  par  toute  une  nation  à  un  homme,  une  sentence 
rendue  et  exécutée  avec  le  calme  de  la  loi.  Peu  de  colère,  point  de 
vengeance,  presque  pas  de  bulletins,  enfin  une  révolution  semblable 
à  beaucoup  d'égards  à  notre  révolution  de  juillet. 

Cet  exemple  a  prouvé  qu'il  y  avait  en  Espagne  ce  que  beaucoup 
de  gens  n'y  croyaient  pas  possible,  quelque  chose  comme  un  esprit 
public  et  une  volonté  nationale.  L'émeute  y  était  devenue  si  facile  à 
la  moindre  poignée  d'agitateurs,  et  en  même  temps  si  féconde  en 
fanfaronnades  ridicules  et  en  déplorables  excès,  qu'on  a  été  généra- 
lement étonné  de  voir  se  produire  une  impulsion  universelle,  spon- 
tanée, dépourvue  de  toute  exagération  absurde  ou  criminelle.  Il 
importe  d'ailleurs  de  ne  pas  oublier  sur  quelle  question  Espartero 
est  tombé.  C'est  pour  avoir  refusé  d'accepter  un  programme  de  con- 
ciliation, pour  avoir  été  un  obstacle  à  l'établissement  d'un  gouverne- 
ment parlementaire,  que  l'homme  des  cent  batailles,  le  vainqueur 
de  Luchana  et  de  Morella,  a  été  renversé  en  quelques  heures.  Le 
ministère  Lopez  a  été  jusqu'à  un  certain  point  le  ministère  Marti- 
gnac  de  l'Espagne,  et  Mendizabal  en  a  été  le  Polignac,  en  tant  du 
moins  qu'une  velléité  de  despotisme  militaire  peut  être  comparée  à 
l'essai  de  monarchie  semi-légale  qui  a  été  tenté  par  Charles  X.  L'Es- 
pagne a  eu  même  sur  nous  cet  avantage,  que  sa  justice  a  pu  s'ar- 
rêter au  pied  du  trône,  et  que  la  réintégration  du  ministère  Lopez  a 
pu  la  satisfaire ,  tandis  que  la  France  a  dû  laisser  bien  loin  derrière 
elle  M.  de  Martignac,  et  porter  la  main  jusque  sur  la  couronne  et  sur 
la  constitution. 

Malheureusement  la  révolution  la  plus  juste  laisse  après  elle  des 
embarras  qui  n'ont  pas  plus  manqué  à  l'Espagne  de  1843  qu'à  la 
France  de  1830.  Après  avoir  obtenu  son  but  légitime,  l'insurrection 
ne  s'arrête  pas;  l'élan  est  donné,  il  se  poursuit  encore  après  la  vic- 
toire, et  les  élémens  de  désordre  une  fois  soulevés  ne  s'apaisent  pas 
du  jour  au  lendemain.  A  la  révolution  succède  l'émeute,  qui  croit  lui 
ressembler,  et  qui  n'en  est  que  la  coupable  parodie.  Barcelone  et 
Saragosse  ont  été  pour  le  nouveau  gouvernement  espagnol  ce  que 
Lyon  a  été  pour  le  gouvernement  sorti  en  France  du  mouvement 


264  BEVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Dational.  De  môme  que  chez  nous  cette  queue  funeste  des  trois 
grandes  journées  s'est  prolongée  pendant  dix  ans  et  semble  quelque- 
fois s'agiter  encore,  de  même  l'Espagne  est  probablement  destinée 
à  voir  bien  des  trames,  bien  des  soulèvemens,  qui  la  harcèleront 
dans  le  travail  difficile  de  sa  réorganisation. 

En  France,  l'ordre  a  été  le  plus  fort.  En  sera-t-il  de  même  chez 
nos  voisins?  Voilà  la  question.  Ce  qui  autorise  à  l'espérer,  c'est 
qu'après  la  monarchie  d'Isabelle,  il  n'y  a  plus  rien  que  la  subversion 
totale.  L'ordre  aujourd'hui  ou  jamais.  Il  semble  que  les  Espagnols 
le  comprennent,  et  que  l'expérience  de  leurs  derniers  bouleverse- 
mens  n'ait  pas  été  perdue  pour  eux.  Cependant  il  ne  faut  pas  se  dis- 
simuler qu'ils  auront  beaucoup  de  peine  à  s'arrêter.  Quand  on  pense 
qu'il  suffit  d'une  mauvaise  tête,  comme  Abdon  Terradas,  pour  mettre 
toute  une  province  en  combustion,  on  ne  peut  s'empêcher  de  trembler 
pour  l'avenir  d'un  pays  si  complètement  livré  à  toutes  les  influences 
perturbatrices. 

Disons  néanmoins  que  le  dernier  mot  est  resté  jusqu'ici  à  la  jus- 
tice et  au  bon  sens.  Ce  sera  peut-être  un  bien  que  le  nouveau  gou- 
vernement ait  eu  affaire  tout  de  suite  à  tous  ses  ennemis  à  la  fois. 
Une  insurrection  qui  a  éclaté  et  qui  a  été  comprimée  est  plutôt  un 
principe  de  force  qu'une  cause  de  faiblesse  pour  un  gouvernement. 
Celui-ci  à  peine  né  a  eu  à  se  défendre  de  tous  les  côtés.  Il  s'est  em- 
pressé de  se  mettre  à  fabri  derrière  les  deux  plus  forts  remparts 
qu'il  pût  opposer  aux  attaques,  la  monarchie  et  la  liberté  :  il  a  pro- 
clamé la  majorité  de  la  reine  et  il  a  convoqué  les  certes.  Ces  deux 
mesures  ont  laissé  les  agitateurs  sans  drapeau.  On  n'a  pu  invoquer 
que  le  nom  d'une  junte  centrale,  assez  pauvre  expédient  qui  ne 
trompe  personne,  et  qui  laisse  trop  voir  ce  qu'il  devrait  cacher.  La 
meilleure  junte  centrale  n'est-elle  pas  la  chambre  des  députés  élus 
en  vertu  de  la  constitution,  et  n'est-ce  pas  avouer  qu'on  est  à  bout 
de  prétextes  que  de  prendre  un  pareil  cri  de  ralliement? 

En  réalité,  le  gouvernement  n'a  en  face  de  lui  que  cette  minorité 
intraitable  qui  représente  par  tout  pays,  et  en  Espagne  plus  qu'ail- 
leurs, fanarchie  proprement  dite.  Trois  partis  portent  la  responsabi- 
lité de  l'agitation  :  les  ayacuclios  ou  espartéristes,  les  républicains,  et 
les  francisquistes  ou  partisans  definfant  don  Francisco.  Or  aucun  de 
ces  trois  partis  n'a  de  véritable  importance.  Les  républicains,  les  seuls 
qui  aient  un  principe,  forment  dans  la  nation  une  fraction  imper- 
ceptible. Quant  aux  ayacuchos  et  d.\x\  francisquistes,  ce  ne  sont  pas 
des  partis,  ce  sont  des  coteries.  Les  uns  sont  excités  par  les  derniers 


SITUATION  DE  LESPAGNE.  2G5 

agens  restés  fidèles  à  la  gloire  éclipsée  d'Espartero;  les  autres  sont 
soulevés  par  une  intrigue  de  cour.  Il  n'y  aurait  rien  de  sérieux  dans 
toutes  ces  démonstrations,  si,  au-dessous  de  ces  prétendus  partis, 
n'était  cette  masse  confuse  d'esprits  inquiets  et  de  caractères  ardens 
à  qui  pèse  toute  société  organisée,  tout  pouvoir  constitué,  et  qui 
aiment  le  désordre  pour  lui-même.  Ceux-là  seuls  sont  à  craindre, 
quelque  nom  qu'ils  prennent,  parce  que  ceux-là  seuls  sont  un  peu 
nombreux  et  sulTisamment  résolus.  Nous  ne  parlons  pas  des  carlistes; 
ils  ne  bougent  pas. 

Dès  l'instant  qu'un  gouvernement  n'a  à  lutter  que  contre  de  pa- 
reils ennemis,  sa  victoire  doit  être  facile,  car  il  a  pour  lui  tous  les 
intérêts  légitimes  et  tautes  les  opinions  sérieuses.  Aussi  avons-nous 
vu  les  tentatives  échouer  jusqu'à  présent.  Les  conspirateurs  ont 
compris  que,  s'ils  n'empêchaient  pas  la  réunion  des  cortès,  la  bonne 
cause  aurait  une  chance  de  plus  pour  l'emporter.  Ils  n'ont  donc  rien 
épargné  pour  mettre  le  feu  aux  quatre  coins  de  l'Espagne  et  rendre 
les  élections  impossibles.  Ils  n'y  ont  pas  réussi.  Si  trente  ans  de  ré- 
volutions ont  laissé  dans  beaucoup  d'esprits  des  habitudes  d'indisci- 
phne,  elles  ont  aussi  fait  naître  dans  beaucoup  d'autres  le  sentiment 
de  l'ordre  et  la  volonté  de  le  maintenir.  Tel  est  en  effet  le  double 
résultat  de  ces  épreuves  prolongées,  qu'elles  développent  à  la  fois  le 
bien  et  le  mal,  et  donnent  des  armes  à  la  résistance  en  même  temps 
qu'elles  fortiflent  le  mouvement. 

Les  mesurt- s  étaient  parfaitement  prises,  et  sur  tous  les  points  de 
It;  T'cuiasule  l'insurrection  a  levé  la  tête.  On  a  suivi  à  la  lettre  le  pro- 
gramme des  derniers  pronunciamientos,  espérant  que  ce  qui  avait 
si  facilement  réussi  pourrait  bien  réussir  encore;  mais  il  y  a,  même 
en  Espagne,  pronunciamientos  eipronunciamientds .  Ceux-ci  n'étaient 
pas  de  la  bonne  espèce.  A  Cadix,  à  Cordoue,  à  Séville,  à  Santander, 
à  Ségovie,  à  Trujillo,  à  Grenade,  à  Malaga,  à  Almeria,  il  s'est 
trouvé  quelques  meneurs  pour  courir  les  rues  en  criant  :  Vive  Es- 
parterof  vive  la  junte  centrale!  A  Zamora,  on  a  crié  :  Vive  Charles  Vf 
La  population  n'a  répondu  nulle  part  à  l'appel,  et  le  pronuncia- 
miento  a  été  partout  étouffé  dans  son  germe  ou  aisément  réprimé.  A 
Madrid  même,  on  a  eu  de  nombreuses  alertes.  Presque  chaque  nuit 
c'était  une  menace  d'émeute.  Il  paraît  que  les  conspirateurs  sont 
allés  jusqu'à  mettre  le  feu  à  une  poudrière  pour  jeter  le  trouble  dans 
la  ville  et  profiter  du  premier  moment  de  surprise.  Cette  affreuse  tac- 
tique n'a  pas  eu  plus  de  succès  que  les  autres;  à  Madrid  comme  ail- 
leurs, etplussûrementqu'aiileurs,  les  machinations  ont  été  prévenues, 

TOME  IV.  18 


26G  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Restent  donc  Barcelone  et  Saragosse.  Sar  ces  dtux  points,  le  mou- 
vement a  prévalu,  mais  ce  triomphe  momentané  s'explique  par  des 
causes  toutes  locales.  Saragosse  était  la  dernière  ville  d'Espagne  qui 
eût  reconnu  le  nouveau  gouvernement.  Quant  à  Barcelone,  il  y  a 
dans  cette  malheureuse  cité  une  tourbe  de  deux  ou  trois  mille 
hommes  sans  frein  qui  font  trembler  la  population  entière.  Tant  que 
ces  hommes  seront  armés,  il  n'y  aura  pas  de  repos  possible  pour  Bar- 
celone. Sous  la  reine  Christine,  le  baron  de  Meer  avait  désarmé  ces 
redoutables  bataillons  dit  de  la  blouse,  et  h\  paix  régnait  dans  la  Cata- 
logne. Lors  de  l'insurrection  fomenté^  par  Espartero,  le  premier 
soin  de  la  junte  fut  de  leur  rendre  leurs  armes,  et,  dès  ce  moment, 
la  ville  leur  a  été  livrée.  Les  habitans  de  Barcelone  ne  connaissent 
contre  eux  d'autres  armes  que  l'émigration,  vX  celte  ville  de  deux 
cent  mille  âmes  se  laisse  mener  par  une  misérable  poi^^née  de  par- 
tisans. 

L'occasion  va  être  belle  pour  les  réduire,  si  l'on  eu  î  la  volonté. 
Les  généraux  envoyés  contre  Barcelone  n'ont  pas  osé  les  attaquer 
dans  la  ville,  où  ils  se  sont  retranchés;  on  a  craint  d'imiter  Espartero 
et  de  soulever  les  mômes  malédictions  contre  un  bombardement. 
Les  forts  ne  tirent  sur  leurs  retranchemens  qu'autant  qu'ils  tirent 
eux-mêmes  sur  les  forts.  Cette  circonstance  a  prolongé  leur  résis- 
tance; mais  on  les  a  bloqués,  entourés  de  toutes  parts,  et  ils  ne 
peuvent  tarder  à  se  rendre.  Déjà  tous  les  jours  on  apprend  que  les 
personnes  les  plus  compromises,  comme  les  rédacteurs  des  journaux 
anarchistes,  les  membres  des  juntes  populairGb,  se  sauvent  à  Perpi- 
gnan. Le  jour  où  les  insurgés  ouvriront  les  portes  présentera  sans 
doute  un  spectacle  d'horreur.  Ils  sont  à  peu  près  seuls  dans  la  ville, 
d'où  n'arrive  aucune  nouvelle;  la  famine  et  le  désordre  doivent  ré- 
gner parmi  eux.  Ils  ont  tenté  dernièrement  un  assaut  désespéré 
contre  la  citadelle;  ils  ont  été  repoussés.  Tout  annonce  qu'ils  sont 
<iux  abois,  et  on  sera  ainsi  parvenu  à  les  contraindre  à  la  soumis- 
sion tout  en  ménageant  la  ville,  qui  a  déjà  bien  assez  souffert  de 
leurs  déprédations. 

Le  jour  où  l'autorité  légale  sera  rétablie  à  Barcelone,  il  sera  facile 
de  prendre  des  mesures  pour  mettre  dans  l'impuissance  ces  bandes 
malfaisantes.  L'opinion  publique  ne  les  défend  plus,  comme  du  temps 
d'Espartero.  Quand  la  capitale  de  la  Catalogne  a  chassé  Van-Halcn, 
quand  elle  a  proclamé  la  déchéance  du  régent,  les  compagnies  fran- 
ches avaient  derrière  elles  la  population  tout  entière.  Aujourd'hui 
elles  sont  isolées.  Les  propriétaires,  les  commerçans,  les  véritables 


SITUATION  DE  l'eSPAGNE.  267 

ouvriers  sont  las  de  ces  nWoltes  toujours  renaissantes  qui  ont  trans- 
forma Jîarcoiono  en  un  champ  de  bataille.  L'autorité  devra  plutôt 
résister  aux  exigences  de  l'opinion  qu'elle  ne  devra  les  exciter,  car 
il  est  probahl-^  que  les  réclamations  seront  énergiques.  Tout  le  monde 
demandera  d'en  finir.  C'est  là  une  bonne  situation  pour  le  gouver- 
nement, s'il  sait  en  proiiter,  car  il  est  bien  évident  maintenant  que  ce 
n'est  plus  de  politique  qu'il  s'agit,  mais  d^la  conservation  même  de 
la  ville,  que  ces  co'.nbats  perpétuels  détruisent  matériellement,  en 
même  temps  qu'ils  ébranlent  toutes  les  fortunes  et  bouleversent 
toutes  les  existences. 

On  assure  que  les  paluieas  (  c'est  le  nom  que  prennent  les  compa- 
gnies franches)  ont  commis  des  attentats  graves  contre  la  propriété. 
On  pourrait  presque  iJire  que  c'est  un  bonheur,  tant  il  importe  que 
ces  hommes  dangereux  se  montrent  désormais  tels  qu'ils  sont.  Il  y 
a  loin  de  là  à  ces  mêmes  iiommes  allant  chercher,  après  leur  mou- 
vement contre  le  régent,  :  u  'propriétaires  les  plus  riches  et  les  plus 
recommandabics  de  Ba:^  ..i  jne  pour  les  mettre  à  leur  tête.  Alors,  ils 
sentaient  qu'ils  avaient  pour  eux  les  sympathies  des  honnêtes  gens; 
aujourd'hui,  ils  comprennent  qu'ils  sont  repoussés  et  maudits  de  tous. 
Tels  sont  la  plupart  des  hommes  d'action  à  la  fin  des  révolutions;  tant 
qu'ils  représentent  quelque  chose ,  ils  sont  soutenus  et  portés  en 
avant;  dès  qu'ils  sont  réduits  à  eux-mêmes,  ils  effraient  jusqu'à  ceux 
qui  les  avaient  le  plus  encouragés  dans  d'autres  temps. 

Une  partie  de  la  Catalogne  a  suivi  l'exemple  de  la  capitale,  mais 
tout  le  pays  sera  pacifié  en  même  temps,  on  peut  aujourd'hui  l'af- 
firmer sans  crainte.  Saragosse  aussi  est  sur  le  point  de  capituler.  On 
a  employé  contre  Saragosse  le  même  système  de  blocus  que  contre 
Barcelone.  Ce  système  a  cet  avantage,  qu'il  n'a  pas  les  apparences 
de  la  rigueur,  et  qu'il  conduit  en  définitive  à  des  résultats  peut-être 
plus  certains.  La  famine  et  l'anarchie  sont  enfermées  dans  Saragosse 
comme  dans  Barcelone,  et  il  est  probable  que  ces  deux  villes  turbu- 
lentes auront  reçu  dans  cette  circonstance  une  leçon  dont  elles  se 
souviendront  long-temps. 

Au  premier  rang  des  symptômes  qui  permettent  de  mieux  au- 
gurer de  l'avenir,  figure  sans  contredit  la  fidélité  inespérée  des 
troupes.  Au  sortir  d'une  révolution  militaire,  il  était  à  craindre  que 
l'armée  n'eût  perdu  tout  sentiment  de  la  discipfine.  Ce  danger 
paraît  évité,  du  moins  pour  le  moment.  Il  semble  que  les  soldats 
aient  reconnu  la  voix  de  leurs  anciens  chefs,  et  se  soient  rangés 
sérieusement  sous  leur  commandement.  Narvaez  à  Madrid,  Ar- 

18. 


2G8 


REVUE  DES  DEUX  AîONît 


mero  à  Séville,  Roncali  à  Valence,'"'!.  '  ni  parvenus 

à  obtenir  l'obéissance  et  à  inj^pir?!  le  dé  ,  oiis  ces  'j^ôné- 

raux  appartiennent,  iî  est  vrr.î,  à  î'ancicnparli  nio-xTÔ;  mais  \v  mi- 
nistre de  la  gnci 
n'a  pas  peur 
par  la  g( 
môme  p 
montré  v 
l'ordre  et 

On  pocv:   :  s  ir 
rares.  Il  n'y  v.v.  n 
ce  malheureu 


:ii  jeune  et  l: 
oLii  toute  relie  1 


"    icien  parti  exalté, 

.    Il  .\sprit  de  l'armée 

:uve,  et  du  sein  de  ce 

RI     Prim,  qui  a 

:i    défenseur  de 


ou 


coi: 


Irc  à  des  défection-;  n 
qu'une  qui  aît  eu  qLcl 
\metlter,  qui  n'a  pu  entrai.; 
partie  de  ses  trocp.s.  D'autres  généraux, 
Saragosse,  et  Araoz  h  Barcelone,  ont  montrô  r 
vant  l'émeute,  mais  sans  aller  jusqu'à  la  tn  ' 
l'exemple  de  fermeté  queNarvaez  donnait  à  Mui..  i;. 
lendemain  môme  d'un  changement  de  gouvernem 


SCS,  elles  ont  été 
t  :  c'Ci<t  cc\W  de 
ii(>  fpiUle 
fios  à 
.  '  de- 
eurs, 
;,.i,  et  le 
■ci\{,  quand  la  so- 
ciété a  eu  à  peine  le  temps  de  se  rasseoir,  c'est  là  un  fait  significatif 
qui  mérite  d'être  remarqué. 

En  Espagne,  comme  dans  tous  les  pays  libres,  l'armée  est  l'image 
de  la  nation;  l'état  de  l'opinion  réagit  sur  elle.  Quand  le  pays  est  di- 
visé, l'armée  se  divise;  quand  le  pays  devient  plus  homogène,  l'armée 
se  rapproche.  Cette  noble  émulation  des  militaires  de  tous  les  partis, 
pour  faire  leur  devoir,  n'est  que  la  reproduction  de  ce  qui  se  passe 
plus  en  grand  dans  le  monde  politique.  Là  aussi  les  anciens  partis 
se  sont  rapprochés ,  les  vieux  dissentimens  ont  été  mis  de  côté  pour 
faire  place  à  un  patriotisme  commun.  Combien  de  temps  durera  cette 
harmonie  nouvelle  enUe  des  ennemis  qui  paraissaient  irréconcilia- 
bles? Est-elle  destinée  à  conserver  sur  l'avenir  de  l'Espagne  une  sa- 
lutaire influence,  ou  doit-elle  cesser  avec  les  circonstances  qui  l'ont 
fait  naître?  Nous  l'ignorons.  Ce  que  nous  savons,  c'est  qu'elle  existe 
aujourd'hui,  c'est  qu'elle  est  le  produit  d'un  besoin  général,  qu'elle 
a  été  la  cause  déterminante  de  la  chute  du  régent,  et  qu'elle  est  en- 
core le  fait  dominant,  le  caractère  distinctif  de  la  situation. 

Les  luttes  du  parti  modéré  et  du  parti  exalté,  en  Espagne,  sont 
connues  de  toute  l'Europe.  Après  avoir  trompé  successivement  les 
espérances  des  deux  partis,  Espartero  a  fini  par  les  mettre  tous  les 
deux  contre  lui.  De  là  la  formation  d'un  grand  parti  moyen  qui  a 
reçu  le  nom  de  parti  parlementaire j  du  nom  des  idées  communes 
qui  ont  servi  à  le  constituer.  Modérés  et  exaltés  se  sont  rencontrés 


SITÙJl'ttON  DE  l'espagne.  269 

sur  le  terrain  con^î  'h>o1.  Nous  avons  indiqué  dans  cette  Uevue 
la  naissance  de  ce  pr^Hcl  de  conciliation,  nous  l'avons  suivi  dans  ses 
progrès,  nous  avons  aujourd'hui  à  le  montrer  à  son  apogée.  Il  se- 
rait puéril  d'espérer  que  les  luttes  ne  recommenceront  pas  quelque 
jour:  la  rivalité  des  personnes  est  dans  l'essence  même  du  gouverne- 
ment constitutionnel  et  dans  la  nature  du  caractère  espagnol;  mais, 
quoi  qu'il  arrive,  ce  rapprochement  n'aura  pas  été  san§  conséquences, 
il  aura  donné  à  l'Espagne  le  sol  politique  qui  lui  ipanquait.  C'est  le 
seul  bienfait  dont  le  pa^-  ^  'a  redevable  à  l'administration  du  duc 
de  la  Victoire. 

Les  modérés  et  les  exakés  ont  eu  successivement  le  gouverne- 
ment; les  uns  et  les  aiifres  y  ont  succombé.  Le  triomphe  des  mo- 
dérés a  abouti  à  la  Fé\oiution  de  septembre  qui  les  a  exclus;  le  règne 
des  exaltés  s'est  perdu  dans  le  despotisme  militaire  qui  les  a  joués. 
Voyant  qu'ils  n'avaient  pu  gouverner  séparément,  ils  ont  voulu  es- 
sayer de  gouverner  de  concert.  Rien  ne  rend  accommodant  comme 
le  sentiment  de  aou  impuissance,  surtout  quand  l'amour-propre  est 
sauvé  par  le  sentiment  égal  de  l'impuissance  d'autrui.  Il  a  fallu  dix: 
ans  d'expérience  pour  en  venir  là;  ce  n'est  pas  trop.  A  l'origine  d'une 
période  politique ,  chacun  croit  en  soi  exclusivement;  c'est  alors  le 
temps  des  illusions,  des  espérances  ambitieuses,  des  promesses  con- 
fiantes pour  soi  et  les  siens;  c'est  aussi  le  temps  du  dédain,  de  la  co- 
lère et  de  la  haine,  contre  quiconque  ne  marche  pas  dans  la  même 
voie.  Dix  ans  après,  tout  est  bien  changé.  Chacun  s'est  essayé  et  s'est 
trouvé  plus  faible  qu'il  ne  croyait;  chacun  aussi  a  essayé  son  adver- 
saire et  l'a  trouvé  plus  fort  qu'il  n'aurait  cru;  on  se  connaît  réci- 
proquement pour  s'être  éprouvés ,  pour  avoir  été  tour  à  tour  battus 
etbattans,  vaincus  et  vainqueurs,  et  on  aies  uns  envers  les  autres 
le  ton  moins  haut  et  le  cœur  moins  passionné. 

On  sait  notre  prédilection  pour  les  modérés.  Nous  conservons 
toute  notre  préférence  pour  ce  parti,  qui  nous  paraît  le  plus  éclairé, 
le  plus  honorable,  le  plus  véritablement  libéral  de  l'Espagne.  Nous 
ne  prétendons  pourtant  pas  nier  qu'il  n'ait  fait  des  fautes,  et  de 
grandes  fautes.  Son  principal  défaut,  nous  devons  le  dire,  a  été 
la  présomption.  Comme  il  se  sentait  la  supériorité  de  l'intelligence, 
de  la  fortune  et  du  nombre,  il  n'a  pas  tenu  assez  de  compte  des  in- 
fluences non  moins  puissantes  qu'il  avait  contre  lui.  En  temps  de 
révolution,  si  l'intelligence  est  une  force,  l'ignorance  en  est  une 
aussi ,  et  l'esprit  le  plus  cultivé  est  souvent  forcé  de  céder  devant  la 
passion  la  plus  irréfléchie.  De  cela  seul  qu'une  idée  soit  absurde,  im- 


270  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

praticable,  il  ne  s'ensuit  pas  qu'elle  ne  soit  \ms  puissante  :  au  con- 
traire. L'esprit  humain  se  contente  difficilement  du  possible  et  tend 
avec  ardeur  vers  le  chimérique.  Dans  les  premiers  momens  d'une  ré- 
novation, ce  qui  est  raisonnable  pu  rai  t  vulgaire  et  insuffisant;  l'ima- 
gination surexcitée  aime  mieux  ce  qui  est  vngue,  inconnu,  extraor- 
dinaire. L'enthou.-iasme  s'en  mêle:  et  que  peuvent  les  lumières 
contre  l'enthousiar  me?  Les  modérés  ont  reçu  le  nom  de  cangrejos, 
écrevisses  ;  leurs  adversaires  ont  pris  le  nom  do  progressistes  par 
excellence.  On  ne  savait  pas  encore  alors  que  la  modération  des 
idées  est  ce  qu  il  y  a  de  plus  avancé^  et  que  le  dernier,  le  plus  grand 
progrès  qu'un  peuple  puisse  faire,  c'est  d'.mquérir  la  faculté  de  se 
contenter  du  possible. 

Si  l'intelligence  est  impuissante  dans  certaine  n-omen.s  la  fortune 
l'est  plus  encore.  Qu'est-ce  que  la  supériorité  de  fortune  au  com- 
mencement d'une  révolution?  Souvent  un  crime.  La  propriété  doit 
plutôt  chercher  à  se  faire  oublier  que  prétendre  à  \c  première  place 
dans  une  société  qui  se  décompose.  La  jalousie  des  ^^ositions  faites, 
la  haine  des  inégalités  sociales,  sont  les  premières  passions  qui  nais- 
sent de  la  fermentation  des  esprits.  11  faut  du  temps  pour  que  ce  tor- 
rent rentre  dans  son  lit  et  reconnaisse  des  barrières  qu'il  ne  peut 
briser  sans  tout  détruire.  Enfin,  qu'est-ce  que  le  nombre,  quand  on 
n'a  pas  l'énergie?  Plusieurs  expériences  ont  prouvé  surabondam- 
ment que  les  modérés  ont  pour  eux  le  nombre;  ils  n'en  sont  que 
plus  répréhensibles  de  s'être  laissé  battre  comme  ils  ont  fait.  Dieu 
n'est  pas  toujours  du  côté  des  plus  gros  bataillons,  il  passe  souvent 
du  côté  des  plus  hardis,  et  l'on  a  vu  de  tout  temps  des  minorités  fai- 
bles, mais  ardentes,  maîtriser  des  majorités  compactes,  mais  inertes. 

Pleins  des  enseignemens  qu'ils  avaient  puisés  dans  l'étude  des  lois 
politiques  de  l'Angleterre  et  de  la  France,  les  modérés  ont  cru  trop 
facile  d'en  faire  profiter  leur  pays.  Il  y  a  désormais  quelque  chose  de 
commun  entre  l'Angleterre,  la  France  et  l'Espagne  :  c'est  le  gouver- 
nement représentatif.  Ce  mode  de  gouvernement  est  destiné  à  faire 
le  tour  du  monde;  il  est  déjà  établi  en  Hollande,  en  Belgique,  dans 
les  difiiôrens  états  d'Allemagne,  et  la  dernière  révolution  de  Grèce,  les 
agitations  intérieures  de  la  Prusse,  prouvent  qu'il  tend  à  s'introduire 
partout  où  il  n'était  pas  encore  reconnu.  Mais,  si  le  nom  et  l'essence 
sont  partout  les  mêmes,  les  formes  varient  à  l'infini.  Chaque  nation 
est  appelée  à  modifier  le  thème  commun,  en  l'appropriant  à  son  ca- 
ractère propre.  En  France,  nous  avons  essayé  de  copier  le  gouver- 
nement anglais,  et  nous  avons  fait  quelque  chose  de  très  diflorcnt 


SITUATION  DE   L'ESPAGNE.  271 

en  réalité,  quoiqueTapparence  soit  semblable.  Il  en  arrivera  de  même 
en  Espagne.  Quand  on  dit  que  l'Espagne  n'est  pas  apte  au  gouver- 
nement représentatif,  on  se  trompe;  seulement,  elle  a  besoin  de  se 
l'accommoder,  de  se  l'assimiler,  et  ce  n'est  pas  une  œuvre  qui  s'ac- 
complisse en  un  jour. 

Quel  sera  ce  gouvernement  représentatif  espagnol  dont  l'enfan- 
tement est  si  laborieux?  Nul  ne  le  peut  dire.  Quand  le  génie  natio- 
nal d'un  peuple  est  aux  prises  avec  une  forme  nouvelle,  les  combi- 
naisons qui  peuvent  en  résulter  sont  innombrables.  Ce  qu'il  y  a  de 
sûr,  c'est  qu'il  ne  faut  pas  trop  se  presser  d'arrêter  les  conditions 
du  contrat.  Les  modérés  ont  voulu  imposer  trop  vite  à  l'Espagne 
des  institutions  qu'elle  ne  connaissait  pas.  Le  vieil  esprit  national  a 
résisté,  et  de  cette  résistance  sont  sortis  les  exaltés.  Les  exaltés  ont 
été  comme  les  carlistes,  mais  sous  une  autre  forme ,  les  représen- 
tans  de  la  vieille  Espagne.  Ni  les  uns  ni  les  autres  n'ont  compris  ce 
que  les  modéras  voulaient  faire;  les  uns  ont  trouvé  que  c'était  trop, 
les  autres  que  ce  n'était  pas  assez.  Le  fait  est  que,  pour  tous,  c'était 
trop  nouveau.  L'anarchie  est  aussi  ancienne  en  Espagne  que  le  des- 
potisme; l'anarchie  s'est  défendue,  en  même  temps  que  le  despo- 
tisme se  défendait,  et,  dans  cette  double  lutte  du  passé  contre  le 
présent,  tout  n'était  pas  illégitime.  Sous  les  exigences  les  moins 
rationnelles  des  carhstes  et  des  exaltés ,  il  y  avait  quelque  chose 
d'aveugle,  mais  de  respectable  :  le  caractère  national. 

Une  des  deux  querelles  est  vidée  :  espérons  que  l'autre  va  se 
vider.  Les  carlistes  représentaient  le  passé  pur,  absolu,  inconciliable; 
ils  ont  été  défaits,  mais  après  une  lutte  terrible  qui  a  prouvé  qu'il 
fallait  compter  avec  eux,  en  même  temps  qu'ils  ont  appris  eux- 
mêmes  à  compter  avec  la  révolution.  Quant  aux  exaltés,  ils  n'ont 
péché  que  par  excès  de  zèle;  maintenant  qu'ils  ont  vu  les  consé- 
quences de  leur  entraînement  tout  espagnol,  une  transaction  avec 
eux  est  devenue  possible.  De  leur  côté,  les  modérés  paraissent  avoir 
abandonné  ce  que  leurs  idées  avaient  de  trop  tranchant.  Repoussés 
et  proscrits  au  nom  de  la  nation  même  qu'ils  ont  voulu  doter  de  la 
liberté,  ils  ont  compris  qu'il  ne  suffit  pas  d'avoir  raison  au  fond,  et 
qu'il  faut  encore  ménager  dans  la  forme  les  préjugés  et  les  illusions. 
Ils  paraissent  résolus  à  devenir  plus  prudens],  plus  attentifs,  plus 
soigneux  de  répondre  aux  besoins  de  tout  genre  qui  pourraient  se 
développer  autour  d'eux. 

A  cela  près,  ce  sont  les  anciens  exaltés  qui  viennent  aujour- 
d'hui aux  modérés.  Les  modérés  n'ont  qu'à  changer  quelques  pro- 


272  UEVUE  DES  DEDX  MONDES. 

cédés;  le  fond  de  leur  politique  reste  le  même  ;  c'est  toujours  le 
gouvernement  constitutionnel  monarchique,  la  forme  de  gou- 
vernement la  plus  savante  qu'ait  réalisée  la  civilisation  moderne, 
qu'il  s'agit  d'introduire  en  Espagne;  c'est  l'ordre  administratif  et 
financier,  l'unité  de  législation,  la  police  vigilante,  la  sécurité,  le 
travail,  la  liberté,  le  bien-être  matériel,  tout  ce  qui  constitue  les 
sociétés  nouvelles.  Les  exaltés  ont  voulu  quelquefois  autre  chose 
que  cela;  les  modérés,  jamais. 

Le  parti  modéré  s'est  formé,  depuis  1833,  par  alluvion.  Le  noyau 
du  parti  était  peu  considérable  au  commencement;  plusieurs  des 
hommes  qui  en  font  aujourd'hui  la  force  étaient  alors  dans  le  camp 
de  ses  adversaires.  A  chaque  secousse  qui  est  survenue,  une  nouvelle 
portion  du  parti  révolutionnaire  s'est  détachée  et  a  passé  au  parti 
modéré.  D'abord  ce  fut  M.  de  Toreno,  puis  M.  Isturitz;  maintenant, 
c'est  une  alluvion  nouvelle,  et  la  plus  grosse  de  toutes.  M.  Lopez 
passait  pour  un  des  chefs  les  plus  fougueux  de  l'opinion  radicale; 
quand  il  a  été  appelé  au  ministère  par  le  régent,  son  premier  acte  a 
été  un  appel  aux  opinions  modérées,  aux  idées  de  conciliation. 
MM.  Olozaga  et  Cortina  ont  été  aussi,  dans  d'autres  temps,  de 
vigoureux  champions  des  tendances  révolutionnaires;  aujourd'hui, 
ils  tendent  la  main  aux  modérés.  Il  est  impossible  de  ne  pas  se  laisser 
aller  à  l'espérance  en  présence  d'une  disposition  aussi  générale  à  la 
bonne  harmonie  et  d'un  retour  aussi  marqué  aux  conseils  du  pa- 
triotisme et  de  la  raison  politique. 

En  même  temps  que  s'amortit  la  lutte  entre  les  exaltés  et  les  mo- 
dérés, on  commence  à  voir  décroître  aussi  une  autre  lutte  qui  n'a 
pas  fait  moins  de  mal  à  l'Espagne,  celle  de  la  France  et  de  l'Angle- 
terre. L'Angleterre  a  pris  évidemment  une  fausse  route  en  s'atta- 
chant  comme  elle  l'a  fait  à  la  fortune  d'Espartero.  11  y  a  long-temps 
que  nous  le  lui  avons  dit  les  premiers,  et  les  évènemens  ont  Uni  par 
nous  donner  pleinement  raison.  Aussi  commence-t-on  à  s'en  aper- 
cevoir de  l'autre  côté  du  détroit  :  malgré  les  ovations  banales  de 
Mansion-House  et  les  toasts  réchauffés  du  lord-maire,  la  popularité 
de  l'ex-régent  décline  visiblement  chez  nos  voisins.  D'abord  il  n'a 
pas  réussi  jusqu'au  bout,  ce  qui  est  toujours  un  grand  tort  aux  yeux 
des  Anglais;  ensuite  il  devient  de  plus  en  plus  clair  qu'il  n'a  pas  de 
chances  pour  revenir  sur  l'eau,  ce  qui  achève  de  le  condamner.  L'es- 
prit britannique  est  ainsi  fait,  qu'il  ne  s'intéresse  pas  long-temps  aux 
causes  perdues. 

Il  y  a  un  homme  qui  a  contribué  plus  que  personne  à  fourvoyer 


SITUATION  DE  L'ESPAGNE.  273 

la  politique  anglaise  en  Espagne.  C'est  lord  Clarendon,  autrefois 
M.  Yilliers,  ancien  ambassadeur  d'Angleterre  à  Madrid.  Lord  Cla- 
rendon a  commencé  en  Espagne  la  politique  d'antagonisme  que  son  • 
ami,  lord  Palmerston,  a  transportée  depuis  sur  un  plus  grand  théâtre. 
Comme  lord  Palmerston,  il  a  eu  d'abord  un  succès  momentané  qui 
a  été  bientôt  suivi  d'un  déboire.  Ces  deux  hommes  se  sont  associés 
pour  diriger  ensemble  la  politique  extérieure  des  whigs,  et  c'est  un 
grand  malheur  pour  les  whigs.  L'Angleterre,  qui  voit  tout  ce  que 
ces  esprits  tracassiers  lui  ont  rapporté,  s'éloigne  tous  les  jours  de 
plus  en  plus  de  leur  système  guerroyant;  et  pendant  que  les  whigs 
désertent  la  vieille  poHtique  qui  a  fait  l'honneur  de  leur  parti ,  les 
tories  s'en  emparent.  Ce  sont  aujourd'hui  les  tories  qui,  dans  la  ques- 
tion d'Espagne  comme  dans  toutes  les  questions,  arborent  le  dra- 
peau de  la  paix  et  de  l'aUiance  avec  la  France. 

Si  l'on  en  croit  les  bruits  répandus  dans  le  monde  diplomatique , 
l'entrevue  d'Eu  aura  de  grandes  conséquences  pour  la  question  d'Es- 
pagne principalement.  Depuis  long-temps,  dit-on,  les  ministres  tories 
étaient  embarrassés  de  l'attitude  belligérante  que  leur  avait  léguée  à 
Madrid  le  dernier  cabinet.  Us  supportaient  impatiemment  M.  Aston, 
le  continuateur  des  idées  et  des  procédés  de  lord  Clarendon  ;  mais 
tant  que  la  conduite  de  leur  ministre  en  Espagne  avait  été  accom- 
pagnée d'une  apparence  de  succès,  ils  n'avaient  pas  pu  le  rappeler. 
L'opinion  publique  le  soutenait  d'ailleurs,  et,  quelque  puissant  que 
soit  un  ministère  anglais,  il  ne  s'engage  pas  volontiers  dans  une  lutte 
avec  l'opinion  publique.  Depuis  quelques  mois,  les  choses  ont  pris 
une  autre  face.  La  catastrophe  d'Espartero  est  arrivée,  qui  a  ôté  à 
M.  Aston  tout  son  prestige ,  et  il  a  été  rappelé  immédiatement.  On 
ne  sait  pas  encore  qui  le  remplacera,  mais  à  coup  sûr,  dit-on,  ce  ne 
sera  pas  un  représentant  de  la  même  pensée;  les  bases  d'une  poli- 
tique plus  intelhgente  auraient  été  jetées  pendant  le  court  séjour  de 
la  reine  d'Angleterre  chez  le  roi  des  Français. 

Rien  n'était  plus  gratuit  en  effet  que  la  guerre  aveugle  faite  par 
l'Angleterre  à  la  France  en  Espagne.  Quel  pouvait  en  être  le  but? 
Sans  doute  l'Angleterre  ne  prétend  pas  empêcher  que  la  France  soit 
la  seule  voisine  continentale  de  l'Espagne;  ces  quatre-vingts  Heues 
de  frontières  communes,  ces  côtes  qui  se  touchent  et  se  prolongent 
l'une  par  l'autre,  cette  conformité  de  langue,  d'origine,  d'histoire, 
de  mœurs  et  d'intérêts  dans  les  populations  limitrophes  des  deux 
pays,  sont  des  choses  que  les  plus  habiles  intrigues  du  monde  ne 
peuvent  pas  détruire.  Quoi  qu'on  fasse,  l'Espagne  et  la  France  au- 


274  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

ront  toujours  ces  étroites  relations  de  voisinage  qui  naissent  de  la 
configuration  éternelle  des  territoires  et  non  des  combinaisons  pas- 
sagères de  la  diplomatie.  L'Angleterre  n'a  jamais  pu  concevoir  l'es- 
pérance de  chasser  la  France  d'Espagne;  c'est  impossible.  Autant 
vaudrait  chercher  à  séparer  l'Ecosse  de  l'Angleterre  elle-même. 

D'un  autre  côté,  la  France  n'a  jamais  prétendu  à  exercer  en  Es- 
pagne, depuis  la  mort  de  Ferdinand  VII ,  une  prépondérance  quel- 
conque. La  France  est  une  nation  qui  veut  être  libre  diez  elle  et  qui 
respecte  l'indépendance  des  autres  nations  comme  ell«  entend  qu'on 
respecte  la  sienne.  La  France  de  juillet  veut  être  l'amie,  l'alliée  de 
l'Espagne,  mais  elle  n'a  jamais  songé  à  la  diriger,  à  la  maîtriser  à  son 
gré.  L'Angleterre  elle-même  a  convié  la  France,  à  une  certaine 
époque,  à  prendre  une  grande  position  en  Espagne  par  l'interven- 
tion ;  elle  s'y  est  refusée.  Quoique  don  Carlos  fût  le  représentant 
d'un  principe  ennemi  du  gouvernement  qu'elle  s'est  donné,  elle  s'est 
bornée  à  lui  faire  la  guerre  sur  son  propre  sol ,  sans  mettre  le  pied 
sur  le  sol  espagnol.  Enfin,  quand  la  reine  Christine  a  été  bannie  au 
cri  sauvage  de  mort  aux  Français!  elle  ne  s'est  pas  irritée,  elle  n'a 
pas  pris  les  armes,  elle  a  attendu.  Elle  a  accueilli  les  proscrits  de 
toutes  les  opinions  qui  sont  venus  lui  demander  un  refuge,  elle  en  a 
nourri  beaucoup  à  ses  frais,  mais  elle  n'a  jamais  cherché  à  se  faire 
de  ses  sacrifices  un  prétexte  pour  intervenir  dans  les  affaires  inté- 
rieures de  la  Péninsule. 

Pourquoi  donc  l'opposition  de  l'Angleterre?  Que  combattait  l'An- 
gleterre? Est-ce  l'alliance  française?  Mais  cette  alliance  est  inévi- 
table. Est-ce  l'influence  française?  Mais  la  France  n'y  prétend  pas. 
L'Angleterre  enfin  craint-elle  d'être  exclue  par  la  France  de  toute 
communication  avec  l'Espagne?  Cette  crainte  serait  insensée.  L'An- 
gleterre a  Gibraltar,  le  Portugal,  qui  la  mettent  en  contact  per- 
pétuel avec  l'Espagne,  et  mieux  encore  que  tout  cela  une  puissante 
marine,  une  industrie  immense,  un  commerce  infatigable.  Avec  de 
pareils  moyens,  on  est  toujours  sûr  d'entrer  partout.  La  France  n'a 
pas  fait  la  guerre  à  l'Angleterre  en  Espagne,  c'est  l'Angleterre  qui  a 
fait  la  guerre  à  la  France.  La  France  n'a  jamais  voulu  être  d'aucun 
parti  à  Madrid,  elle  n'a  fait  les  affaires  de  personne,  et  personne  n'a 
été  chargé  exclusivement  de  faire  ses  affaires;  c'est  l'Angleterre  qui 
a  voulu  à  toute  force  avoir  un  parti  et  qui  en  a  eu  un.  On  a  bien  dit, 
dans  certaines  occasions,  toutes  les  fois  qu'on  voulait  faire  un  mou- 
vement contre  l'ordre  public  en  Espagne,  que  le  gouvernement  était 
de  connivence  avec  la  France  dans  quelque  conspiration  contre  les 


SITUATION  DE  L'eSPAGNE.  2f75 

institutions;  mais  ce  bruit  répandu  par  les  agens  anglais  s'est  tou- 
jours trouvé  faux.  N'a-t-on  pas  essayé  de  répandre  aussi  que  c'était 
l'or  de  Louis-Philippe  qui  avait  soudoyé  la  dernière  révolution?  Heu- 
reusement l'opinion  publique  était  éclairée  par  toutes  les  mystifica- 
tions antérieures,  et  cette  accusation  des  journaux  anglais  est  restée 
cette  fois  sans  écho. 

La  France  n'a  pas  à  changer  de  politique  pour  s'entendre  avec 
l'Angleterre  sur  la  question  espagnole.  Il  eût  été  facile  à  la  France, 
si  elle  eût  voulu  s'y  prêter,  de  se  créer  un  fort  parti;  elle  ne  l'a  pas 
fait.  Il  n'y  a  pas  de  parti  français  en  Espagne;  qu'il  n'y  ait  pas  de 
parti  anglais,  et  tout  sera  fini.  L'Angleterre  doit  bien  voir  qu'elle  ne 
peut  pas  enlever  de  vive  force  son  traité  de  commerce;  elle  ne  peut 
l'attendre  désormais  que  de  l'assentiment  raisonné  de  l'Espagne  libre 
et  livrée  à  elle-même.  Qui  sait?  Quand  l'Angleterre  s'acharnera  moins 
à  imposer  ce  traité,  elle  l'obtiendra  peut-être  plus  aisément;  elle  trou- 
vera peut-être  un  jour  dans  la  France  autant  d'appui  pour  l'obtenir 
qu'elle  y  a  trouvé  jusqu'ici  d'opposition.  Le  tout  est  de  s'entendre. 
Les  intérêts  bien  compris  de  l'Espagne  et  de  la  France  pourraient  bien 
n'être  pas  inconciliables  dans  cette  question  avec  ceux  de  l'Angle- 
terre :  ce  que  la  guerre  n'a  pas  fait,  la  paix  peut  le  faire;  mais  il  faut 
que  cette  paix  soit  sérieuse,  durable,  conclue  de  bonne  foi  ;  il  faut 
que  la  guerre  ne  recommence  pas  au  premier  dissentiment. 

Quoi  qu'il  en  soit,  les  élections  se  sont  accomplies  en  Espagne  sous 
l'empire  de  ces  idées  nouvelles  de  modération,  de  conciliation,  d'in- 
dépendance nationale.  Elles  ont  donné  un  résultat  inattendu  pour 
quiconque  n'aurait  pas  suivi  de  près  le  mouvement  des  idées  dans 
ce  pays,  et  ce  qui  importe  peut-être  plus  encore  que  le  résultat,  c'est 
le  caractère  imposant  de  vérité,  de  tranquillité,  d'unanimité,  qu'elles 
ont  eu.  Ni  les  menées  des  conspirateurs,  ni  le  bruit  de  la  guerre  civile 
en  Catalogne,  ni  le  souvenir  des  déceptions  que  tant  d'expériences 
successives  ont  amenées,  n'ont  pu  détourner  les  Espagnols  de  leur 
devoir  électoral.  Bien  plus,  tout  s'est  passé  avec  une  conscience  et 
une  régularité  inconnues  jusqu'ici.  Quand  le  rapprochement  des  an- 
ciens partis  n'aurait  eu  d'autre  résultat  que  de  donner  aux  élections 
ce  caractère,  ce  serait  déjà  beaucoup. 

On  sait  comment  se  font  les  élections  en  Espagne,  sous  l'empire 
de  la  constitution  de  1837.  Le  pays  est  divisé  en  quarante-neuf  pro- 
vinces qui  nomment  chacune  en  moyenne  de  cinq  à  six  députés. 
Chaque  électeur  écrit  sur  son  bulletin  autant  de  noms  que  sa  pro- 
vince nomme  de  députés.  Le  dépouillement  est  fait  dans  chaque  dis- 


276  lŒVUE  DES  DEUX  MONDES. 

trict  par  le  bureau,  et  envoyé  ensuite  au  chef-lieu,  où  la  députation 
provinciale,  renforcée  d'un  électeur  par  district,  réunit  tous  les 
votes  de  la  province,  et  dresse  le  résultat  général.  Ce  mode  défec- 
tueux avait  donné  lieu  jusqu'ici  à  de  grands  abus.  Les  bureaux  ne 
s'étaient  pas  toujours  montrés  scrupuleux  dans  leurs  dépouillemens. 
On  s'est  plaint  souvent  que  le  nombre  des  voix  était  flxé  d'une  ma- 
nière arbitraire,  et  que' les  bulletins  n'étaient  pas  tous  lus  comme 
ils  étaient  écrits.  Ces  scandales  se  sont  reproduits  cette  année  sur 
quelques  points  où  les  bureaux  étaient  dans  l'intérêt  du  parti  vaincu  : 
à  Madrid,  par  exemple,  plusieurs  protestations  ont  eu  lieu  séance  te- 
nante; mais  dans  le  reste  de  l'Espagne,  partout  où  le  parti  parlemen- 
taire a  eu  le  dessus,  on  n'a  entendu  parler  de  rien  de  pareil. 

Nous  n'avons  pas  ouï  dire  non  plus  qu'il  y  ait  eu  nulle  part  quel- 
qu'une de  ces  violences  si  familières  dans  d'autres  temps  aux  pré- 
tendus progressistes.  On  se  rappelle  les  bastonnades  patriotiques  des 
premiers  temps  de  la  régence,  les  injonctions  faites  aux  électeurs  de 
tel  ou  tel  parti  de  ne  point  se  présenter  pour  voter,  les  urnes  du 
scrutin  renversées  et  foulées  aux  pieds  par  l'émeute  quand  elle  pré- 
voyait un  résultat  qui  lui  déplaisait,  enfin  les  coups  de  feu  tirés 
dans  l'enceinte  même,  et  les  électeurs  frappés  de  mort  au  moment 
où  ils  s'apprêtaient  à  déposer  leur  suffrage.  Toutes  ces  gentillesses 
révolutionnaires  ont  disparu  avec  les  flyacwcAo5.  Dieu  veuille  qu'elles 
ne  reviennent  plus,  et  que  les  mœurs  électorales  de  l'Espagne  soient 
définitivement  formées  ! 

Enfin  les  reproches  faits  habituellement  à  la  composition  des  listes 
électorales  ne  paraissent  pas  applicables  cette  fois.  Il  n'y  a  pas,  à 
proprement  parler,  de  listes  électorales  en  Espagne.  Ce  sont  les 
aijuntamientos  qui  les  forment  arbitrairement  la  veille  de  l'élection. 
Comme  le  cens  est  extrêmement  bas,  on  peut  y  faire  entrer  à  peu 
près  qui  l'on  veut,  et,  comme  il  n'y  a  pas  de  recours  efficace,  on  peut 
aussi  en  éliminer  qui  l'on  ne  veut  pas.  Les  municipalités  avaient, 
dit-on,  largement  usé  jusqu'ici  de  cette  double  faculté.  C'est  ce  qui 
expliquait  pourquoi  les  élections  étaient  toujours  faites  dans  leur 
sens.  Lors  des  dernières  élections,  le  parti  militaire  y  avait  fait  fort 
peu  de  façons.  A  Badajoz  on  avait  inscrit  sans  se  gêner,  parmi  les 
électeurs,  tout  un  bataillon  du  régiment  en  garnison,  et  les  soldats 
étaient  venus  par  ordre  au  vote  comme  à  l'exercice.  Ce  fait  constaté 
en  pleines  cortès  a  fait  casser  l'élection  de  Badajoz.  Nous  n'avons 
pas  appris  que  Narvaez,  qu'on  dit  si  terrible,  ait  imité  en  ceci 
l'exemple  de  Kodil. 


SITUATION  DE  l'ESPAGNE.  277 

Ce  qui  prouve  que  la  franchise  a  présidé  aujourd'hui  à  la  confec- 
tion des  listes  comme  à  toutes  les  opérations  électorales,  c'est  que , 
dans  plusieurs  provinces,  la  lutte  a  été  réelle.  Le  parti  parlementaire 
n'a  pas  triomphé  partout,  et,  là  où  il  a  vaincu,  ce  n'a  pas  été  sans 
combattre.  Une  preuve  plus  décisive  encore  en  faveur  de  la  sincérité 
des  opérations,  c'est  le  nombre  des  électeurs  qui  y  ont  été  appelés 
et  de  ceux  qui  y  ont  pris  part.  Avec  des  nombres  aussi  considéra- 
bles, tout  triage  est  impossible. 

Il  n'a  point  encore  été  fait  de  statistique  complète  des  élections; 
mais  on  peut  évaluer  dès  à  présent  d'une  manière  approximative  le 
nombre  des  électeurs  qui  ont  été  inscrits  à  six  cent  mille  au  moins. 
C'est  presque  trois  fois  plus  d'électeurs  qu'en  France,  où  la  popula- 
tion est  pourtant  plus  du  double  de  celle  de  l'Espagne,  et  où  les 
richesses  et  les  lumières  sont  bien  autrement  répandues.  Si  les  mêmes 
conditions  de  cens  donnaieut  en  France  l'électorat,  on  peut  affirmer 
que  le  nombre  des  électeurs  s'élèverait  chez  nous  à  trois  millions. 
L'Espagne  n'est  pas  loin ,  comme  on  voit ,  du  suffrage  universel. 
Sur  ce  nombre  de  six  cent  mille  électeurs,  quatre  cent  mille  environ 
ont  voté.  C'est  beaucoup  plus  qu'on  n'en  avait  jamais  vu.  Dans  la 
province  de  Lugo,  sur  26,52i  électeurs  inscrits,  21,214  sont  venus 
voter;  le  premier  des  élus,  don  Ramon  Saavedra,  n*a  pas  eu  moins 
de  19,800  voix.  Dans  la  province  des  x\sturics,  sur  21,720  électeurs, 
14,693  ont  pris  part  au  vote;  les  deux  principaux  élus,  MM.  Pidal  et 
Mon,  ont  eu  plus  de  treize  mille  voix  chacun.  En  général,  la  moyenne 
des  majorités  obtenues  a  été  de  cinq  à  six  mille  voix.  Ces  chiffres  con- 
trastent singulièrement  avec  ceux  des  élections  qui  ont  eu  lieu  sous 
l'administration  des  mjacuchos.  Alors  ce  n'était  qu'une  faible  majorité 
qui  prenait  part  au  vote;  aujourd'hui  c'est  la  nation  presque  tout 
entière  qui  s'est  pressée  autour  de  l'urne  du  scrutin.  On  ne  peut 
contester  que  les  nouveaux  choix  ne  soient  l'expression  du  vœu  na- 
tional. L'élection  a  été  enfin  en  Espagne  une  vérité. 

Qui  peut  dire  ce  que  serait  en  France  le  résultat  d'un  mouvement 
électoral  qui  remuerait  de  pareilles  masses?  Malgré  les  progrès  que 
l'esprit  public  a  faits  depuis  quelques  années,  malgré  la  supériorité 
de  notre  civilisation  et  notre  plus  longue  habitude  de  la  liberté,  est- 
on  bien  sûr  que  des  choix  faits  par  plusieurs  millions  d'électeurs  don- 
neraient des  résultats  très  rassurans  pour  l'ordre  constitutionnel?  Eh 
bien  î  tel  est  en  Espagne  le  besoin  d'un  gouvernement,  telle  est  la 
force  des  instincts  conservateurs  même  dans  la^foule,  que  les  can- 


278  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

didats  qui  donnaient  le  plus  de  garanties  à  l'ordre  l'ont  emporté  sur 
presque  tous  les  points. 

Les  élections  ont  eu  lieu  dans  toutes  les  provinces,  excepté  celles 
de  Barcelone ,  de  Tarragone  et  de  Girone ,  dévastées  par  la  guerre 
civile,  et  celle  de  la  Corogne,  où  elles  ont  manqué  par  la  faute  de 
la  députation  provinciale.  A  Saragosse  même,  on  a  voté  malgré 
la  victoire  de  l'insurrection.  Sur  quelques  points,  comme  à  Burgos, 
à  Léon,  à  Lerida,  à  ïeruel,  à  Zamora,  les  opérations  ne  sont  pas 
complètes,  et  on  est  obligé  de  passer  à  un  second  tour  de  scrutin , 
la  majorité  nécessaire  pour  tous  les  députés  n'ayant  pas  été  ob- 
tenue au  premier.  Les  élections  des  Baléares  et  des  Canaries  ne 
pourront  être  connues  que  dans  quelques  jours.  Pour  le  moment, 
trente-six  provinces  sur  quarante-neuf  ont  entièrement  fini  leur 
dépouillement,  et  cent  cinquante  nominations  de  députés  sont  con- 
nues sur  deux  cent  quarante.  Les  oppositions  de  toutes  les  couleurs 
ont  emporté  l'élection  dans  cinq  provinces,  celles  d'Alicante,  d'Al- 
méria,  de  Burgos,  de  Séville  et  de  Teruel;  dans  deux  ou  trois  autres, 
les  nominations  se  sont  partagées;  en  tout,  l'opposition  a  eu  vingt- 
cinq  députés  environ;  les  cent  vingt-cinq  autres  appartiennent  au 
parti  parlementaire. 

Les  deux  fractions  de  ce  parti  se  partagent  ce  nombre  à  peu  près 
également;  l'ancien  parti  modéré  en  a  la  moitié,  la  portion  ralliée  de 
l'ancien  parti  exalté  a  l'autre.  Des  deux  côtés,  tous  les  chefs  ont  été 
nommés.  Parmi  les  modérés  élus,  on  remarque  don  Francisco  Mar- 
tinez  de  la  Bosa,  ancien  président  du  conseil;  le  comte  de  Toreno, 
qui  a  été  nommé  par  sa  province,  quoique  mort;  don  Alejandro  Mon, 
ancien  ministre  des  finances  du  cabinet  d'Ofalia;  don  Pedro  Pidal, 
procureur-général  à  la  cour  des  comptes;  le  général  Narvaez,  le  gé- 
néral Concha,  don  Javier  Isturitz,  ancien  président  du  conseil;  don 
Javier  de  Burgos,  ancien  ministre  de  l'intérieur;  don  Francisco  de 
Castro  y  Orozco,  ancien  ministre  de  la  justice;  le  marquis  de  Cara  Irujo, 
don  Mariano  Boca  de  Togores,  don  Juan  Donoso  Cortès,  publiciste; 
don  Juan  Bravo  Murillo,  jurisconsulte;  don  Gonzalo  Moron,  direc- 
teur de  la  Uevue  d'Espagne;  don  José  Sartorius,  directeur  du  journal 
Vfleraldo,  etc.;  du  côté  des  exaltés,  don  Joaquin  Maria  Lopez, 
président  actuel  du  conseil  des  ministres;  don  Francisco  Serrano, 
ministre  de  la  guerre;  don  Fermin  Caballero,  ministre  de  l'intérieur; 
don  Mateo  Ayllon,  ministre  des  finances;  don  Salustiano  de  Olozaga, 
ministre  d'Espagne  en  France;  don  Vicente  Sancho,  ministre  d'Es- 


SITUATION  DE  L  ESPAGNE.  279 

pagne  en  Angleterre;  don  Manuel  Cortina,  ancien  ministre  de  l'in- 
térieur; don  Juan  Bautista  Alonzo,  sous-secrétaire  d'état  au  minis- 
tère de  l'intérieur;  don  Luis  Gonzalès  Bravo,  don  Eugenio  Moreno 
Lopez,  etc.  Toutes  les  notabilités  politiques  de  l'Espagne  constitu- 
tionnelle vont  se  trouver  réunies. 

Le  sénat  ne  sera  pas  moins  bien  composé.  On  sait  que  le  gouver- 
nement choisit  les  sénateurs  sur  une  liste  de  trois  candidats  nommés 
par  les  provinces.  Fidèle  à  son  programme  de  conciliation,  le  minis- 
tère Lopez  a  fait  ses  choix  avec  une  remarquable  impartialité.  Les 
sénateurs  désignés  sont  pris  en  nombre  à  peu  près  égal  dans  les  deux 
anciens  partis.  Ce  qui  prouve  que  le  parti  modéré  ne  sera  pas  en 
minorité  dans  le  sénat,  quoique  les  nominations  aient  été  faites  par 
ses  anciens  adversaires,  c'est  qu'il  est  question  de  porter  à  la  prési- 
dence le  duc  de  Bivas,  don  Angel  Saavedra,  une  des  plus  pures  re- 
nommées de  l'Espagne  et  une  des  gloires  du  parti. 

La  défaite  des  espartéristes  a  été  complète.  Aucun  des  hommes 
fortement  compromis  avec  le  régent  n'a  été  élu,  ni  M.  Gonzalès,  ni 
M.  Infante,  ses  deux  ministres  de  prédilection,  ni  M.  Calatrava,  l'an- 
cien président  du  conseil,  l'homme  qui  a  passé  long-temps  pour  le 
chef  des  progressistes,  ni  Bodil,  le  dernier  ministre  de  la  guerre,  ni 
enfin  le  fameux  Mendizabal,  qui  fut  nommé  en  1836  par  sept  pro- 
vinces, et  qui  n'a  pas  eu  aujourd'hui  une  seule  voix.  Nous  n'avons 
vu  non  plus  figurer,  parmi  les  candidats  au  sénat,  ni  M.  Marliani, 
l'ardent  défenseur  du  traité  de  commerce  avec  l'Angleterre,  ni 
M.  Gomez  Becerra,  l'ancien  président  du  sénat,  le  dernier  président 
du  conseil  d'Espartero,  ni  M.  Arguelles,  le  divin,  l'ex-tuteur  de  la 
reine  Isabelle.  Presque  toutes  les  nominations  d'opposition  qui  ont 
eu  lieu  portent  sur  des  hommes  nouveaux  et  peu  connus.  Le  seul 
choix  un  peu  marquant  est  celui  du  comte  de  Parsent,  chambellan 
de  l'infant  don  Francisco,  qui  a  été  nommé  par  la  province  de  Sa- 
ragosse.  Encore,  par  une  bizarrerie  fort  singulière,  a-t-on  nommé 
en  même  temps  que  lui  deux  modérés.  L'infant  lui-même  n'a  pas 
été  porté  pour  la  députation;  il  n'a  pas  eu  sans  doute  envie  de  conti- 
nuer le  triste  rôle  qu'il  a  joué  dans  les  dernières  cortès. 

Les  élections  qui  restent  à  connaître  changeront  probablement 
très-peu  les  proportions  que  nous  venons  d'indiquer.  On  peut  cal- 
culer que,  dans  la  chambre  des  députés,  l'opposition  comptera  de 
trente  à  quarante  voix;  les  modérés  de  quatre-vingts  à  cent,  les 
progressistes  ralliés  de  cent  à  cent  vingt.  Avec  une  chambre  ainsi 
composée,  le  rôle  des  anciens  modérés  est  tout  tracé.  Gomme  ils> 


280  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

n'ont  pas  la  majorité,  ils  ne  peuvent  pas,  ils  ne  doivent  pas  prétendre 
au  pouvoir.  D'un  autre  côté,  comme  ils  formeront  une  minorité 
puissante,  le  pouvoir,  quel  qu'il  soit,  sera  forcé  de  les  ménager.  Dans 
cette  situation ,  leur  fonction  devra  être  d'appuyer  quiconque  en- 
treprendra de  gouverner,  et  il  y  a  lieu  d'espérer  qu'ils  le  feront. 
Cette  tactique  est  à  la  fois  la  meilleure  et  la  plus  honorable. 

On  voudra  sans  doute  conserver  le  ministère  Lopez,  à  qui  revient 
l'éternel  honneur  de  l'initiative  dans  le  mouvement  généreux  qui 
s'accomplit  aujourd'hui  ;  mais  ce  ministère  a  besoin  d'être  fortifié. 
Après  M.  Lopez,  les  premiers  hommes  du  moment  sont  MM.  Olo- 
zaga  et  Cortina.  M.  Olozaga  et  ses  amis  représentent  une  espèce  de 
centre  gauche,  et  M.  Cortina  ce  qu'on  appelle  chez  nous  la  gauche 
dynastique.  De  ces  deux  hommes,  l'un  entrera  probablement  au  mi- 
nistère, l'autre  aura  la  présidence  des  cortès.  Les  modérés  voteront, 
dit-on,  pour  tous  deux.  On  a  parlé  ces  jours-ci  d'un  ministère  dont 
ferait  partie  le  général  Narvaez;  ce  ne  peut  être  qu'un  bruit  ré- 
pandu à  dessein  par  les  mécontens.  La  form.ation  d'un  pareil  minis- 
tère serait  une  grande  faute.  Le  général  Narvaez  est  indispensable 
au  poste  qu'il  occupe  si  bien;  c'est  aux  personnages  parlementaires 
à  agir  maintenant  sur  le  parlement. 

Il  paraît  certain  que,  dès  leur  réunion,  les  cortès  reconnaîtront  la 
majorité  de  la  reine.  Isabelle  II  a  eu  treize  ans  le  10  de  ce  mois;  sa 
majorité  de  fait  n'aura  précédé  que  d'un  an  sa  majorité  légale.  Après 
l'accomplissement  de  cette  première  formalité  viendra  sans  doute  la 
question  du  mariage.  Les  Espagnols  de  tous  les  partis  attachent  une 
grande  valeur  à  cette  question ,  et  ils  ont  raison.  Nous  craignons 
pourtant  qu'ils  ne  se  l'exagèrent.  Dans  un  gouvernement  constitu- 
tionnel ,  la  personne  du  prince  n'est  pas  aussi  importante  que  dans 
une  monarchie  absolue.  Que  les  Espagnols  cherchent  pour  leur  reine 
le  meilleur  mariage  possible,  rien  de  plus  naturel  et  de  plus  juste; 
mais  ils  auraient  tort  de  rattacher  à  ce  choix  de  trop  grandes  craintes 
ou  de  trop  grandes  espérances.  Le  mari  de  la  reine  Isabelle  n'aura 
qu'une  influence  limitée  sur  les  destinées  du  pays. 

Nous  ne  voyons  que  deux  choix  qui  auraient  réellement  quelque 
importance  par  eux-mêmes;  l'un  est  un  fils  de  l'infant  don  Carlos, 
l'autre  est  un  prince  de  la  maison  d'Orléans.  Le  caractère  significatif 
de  chacun  de  ces  choix  nous  paraît  précisément  ce  qui  doit  empêcher 
.qu'on  y  songe.  Marier  la  reine  avec  le  fils  du  prétendant,  c'est  dé- 
itruire  ce  que  les  armes  de  l'Espagne  constitutionnelle  ont  accompli 
•Xivec  tant  d'effort;  c'est  relever  le  drapeau  renversé  de  l'absolutisme,  et 


SITUATION  DE  l'eSPAGNE.  281 

rétablir  la  guerre  civile  en  la  plaçant  sur  le  trône.  Cette  combinaison 
nous  semble  la  plus  funeste  qui  puisse  être  proposée,  et  nous  ne 
doutons  pas  qu'elle  ne  soit  repoussée  unanimement  par  les  cortès. 
Quant  à  un  fils  du  roi  des  Français,  ce  serait  sans  doute  une  excel- 
lente conquête  pour  l'Espagne  à  cause  du  mérite  personnel  qui  dis- 
tingue nos  princes,  mais  ce  serait  aussi  une  source  féconde  de  com- 
plications européennes;  l'Espagne  détruirait  par  là  la  bonne  harmonie 
naissante  de  la  France  et  de  l'Angleterre,  et  adresserait  une  sorte  de 
défi  aux  puissances  du  Nord. 

A  quoi  bon  provoquer  de  nos  jours  une  coalition  semblable  à  celle 
qui  soutint  la  guerre  formidable  de  la  succession?  L'Espagne  n'en  a 
pas  besoin  pour  s'assurer  l'amitié  de  la  France;  la  France,  à  son  tour, 
n'en  a  pas  besoin  pour  s'assurer  Talliance  de  l'Espagne.  Les  rapports 
entre  les  peuples  obéissent  de  nos  jours  à  d'autres  règles,  les  unions 
entre  les  familles  royales  n'ont  plus  la  même  influence  qu'autre- 
fois. Nous  ne  croyons  pas  d'ailleurs  que  la  sagesse  éprouvée  du  roi 
des  Français  consentît  aisément  à  ce  mariage.  La  France  n'y  a  rien  à 
gagner,  et  elle  pourrait  beaucoup  y  perdre.  L'épée  de  M.  le  duc  d'Au- 
male  peut  être  utile  un  jour  pour  défendre  la  couronne  de  son  neveu 
et  l'indépendance  nationale;  il  est  bon  qu'il  la  garde  au  service  de 
son  pays.  Un  magnifique  avenir  s'ouvre  pour  lui  en  Afrique,  et  peut 
suffire  à  sa  jeune  ambition;  il  y  a  là  tout  un  empire  à  créer  par  la 
France  et  pour  la  France.  La  vice-royauté  d'Alger  a  presque  le 
même  éclat  qu'une  royauté,  et  elle  n'a  pas  les  mêmes  dangers;  elle 
ne  soulèvera  pas  autant  les  cabinets  européens,  et  elle  ajoutera  plus 
réellement  à  la  puissance  de  la  France. 

L'Espagne  a  d'ailleurs  des  candidats  plus  naturels  à  la  main  de  sa 
reine.  Isabelle  II  peut  se  marier  sans  sortir  de  sa  famille;  elle  a  deux 
oncles,  frères  du  roi  de  Naples  et  de  la  reine  Christine,  elle  a  deux 
cousins,  fils  de  l'infant  don  François  et  de  la  princesse  Charlotte,  elle 
peut  choisir  parmi  ces  quatre  princes,  qui  sont  tous  d'un  âge  en  rap- 
port avec  le  sien.  Nous  savons  quelles  objections  on  peut  opposer  à  un 
choix  fait  dans  la  maison  de  Naples,  qui  n'a  pas  encore  reconnu  la 
reine  Isabelle;  nous  savons  aussi  quel  tort  immense  on  a  fait  aux  fils 
de  l'infant  don  François,  en  mêlant  leurs  noms  aux  misérables  intri- 
gues qui  viennent  de  soulever  une  partie  de  l'Espagne  :  mais  ce  sont 
là  des  difficultés  qui  peuvent  s'aplanir.  Il  est  probable  que  la  question 
se  résoudra  par  un  mariage  avec  un  prince  napolitain  ou  avec  un 
infant  espagnol,  car  nous  ne  pouvons  croire  que  les  Espagnols  pen- 
sent sérieusement  à  un  Cobourg.  Un  Cobourg  brouillerait  l'Espagne 

TOME  IV.  19 


282  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

avec  la  France,  et  la  livrerait  encore  une  fois  à  l'Angleterre.  Les 
Espagnols  ne  voudront  pas  faire  de  l'Espagne  un  second  Portugal. 

Dans  tous  les  cas,  nous  verrions  avec  peine  les  cortès  s'arrêter 
trop  long-temps  à  cette  question.  La  difficulté  n'est  pas  là,  quoi 
qu'on  en  dise;  elle  est  dans  la  fondation  d'un  gouvernement.  Or,  ce 
sont  les  nations,  beaucoup  plus  que  les  personnes  royales,  qui  fon- 
dent les  gouvernemens.  La  France  de  juillet  doit  beaucoup  à  son 
roi;  elle  ne  lui  doit  pas  tout.  La  France  s'est  faite  elle-même;  que 
l'Espagne  prenne  son  parti  de  l'imiter.  Quatre  grands  intérêts  sont 
en  première  ligne  parmi  ceux  dont  les  cortès  doivent  s'occuper,  la 
réorganisation  administrative  du  pays,  sa  constitution  financière,  le 
rétablissement  de  l'église  et  le  commencement  d'un  grand  système 
de  travaux  publics.  Quelque  peu  que  les  cortès  fassent  pour  la  satis- 
faction de  ces  nécessités  politiques,  ils  auront  plus  fait  pour  la  con- 
solidation du  trône  qu'en  se  livrant  à  d'interminables  pourparlers 
pour  le  choix  d'un  roi. 

Du  vivant  de  Ferdinand  YII,  l'organisation  administrative  était 
fort  grossière ,  fort  incomplète,  mais  enfin  il  y  en  avait  une.  Les 
ayuntamientos  ou  conseils  municipaux,  semi-héréditaires,  semi- 
électifs,  étaient  sous  la  surveillance  de  \ audience  ou  cour  royale, 
qui  tenait  des  séances  administratives  en  dehors  de  ses  séances 
judiciaires.  Ces  jours-là,  \ audience  était  présidée  par  le  capitaine- 
général,  qui  réunissait  en  sa  personne  l'autorité  politique  et  la  puis- 
sance militaire.  Au  faîte  de  la  hiérarchie  siégeait  une  sorte  de  con- 
seil d'état,  sous  le  nom  de  conseil  de  Castille,  de  qui  relevaient 
toutes  les  audiences  et  tous  les  ayuntamientos  du  royaume,  et  qui 
exerçait  dans  leur  plénitude  les  droits  de  la  souveraineté.  On  voit 
que,  dans  cette  organisation  imparfaite,  les  pouvoirs  n'avaient  pas 
été  séparés  et  définis.  Le  pouvoir  administratif  était  confondu,  dans 
les  municipalités ,  avec  le  droit  de  propriété  de  certaines  familles; 
dans  les  cours  royales,  avec  le  pouvoir  judiciaire;  chez  les  capitaines- 
généraux,  avec  le  pouvoir  militaire;  dans  le  conseil  de  Castille,  avec 
tous  les  autres  pouvoirs.  Cependant,  si  le  principe  de  l'autorité  n'a- 
vait pas  été  suffisamment  dégagé,  l'autorité  elle-même  ne  manquait 
pas.  Un  Hen  étroit  rattachait  au  trône  l'élément  municipal,  naturel- 
lement si  rebelle,  et  le  centre  commandait  aux  extrémités. 

Dès  les  premières  années  du  règne  d'Isabelle,  on  s'empressa  de 
changer  cet  ordre  tel  quel  légué  par  l'ancienne  monarchie.  Le  con- 
seil de  Castille  fut  supprimé  comme  conseil  suprême  administratif, 
et  remplacé  par  un  ministère  del  fomenta  ou  du  progrès,  dont  les 


SITUATION  DE  l'eSPAGNE.  283 

attributions  étaient  semblables  à  celles  de  notre  ministère  de  l'inté- 
rieur. Dans  les  provinces,  la  juridiction  administrative  fut  retirée 
aux  audiences  et  aux  capitaines-généraux,  et  confiée  à  des  fonction- 
naires nouveaux,  créés  sur  le  modèle  de  nos  préfets,  qui  reçurent 
le  nom  de  délégués  del  fomento.  Le  principe  héréditaire  fut  retran- 
ché des  ayuntamientos.  Enfin,  un  ordre  plus  rationnel  et  plus  logique 
fut  établi;  mais  on  n'avait  pas  compté  sur  l'ignorante  routine  des  uns 
et  sur  l'entraînement  révolutionnaire  des  autres.  Le  nouveau  ré- 
gime administratif,  mal  compris,  mal  exécuté,  n'aboutit  qu'à  une 
confusion  générale.  La  révolution  de  la  Granja  arriva,  et  un  autre 
système,  qui  datait  des  cortès  de  1823,  fut  mis  en  vigueur. 

C'est  cette  loi  de  1823  qui  régit  l'Espagne  encore  aujourd'hui.  On 
ne  saurait  imaginer  quelque  chose  de  plus  anarchique.  Non-seule- 
ment elle  établit  le  suffrage  universel  pour  la  nomination  des  ayun- 
tamientos j  mais  elle  remet  tous  les  pouvoirs  entre  les  mains  des  mu- 
nicipalités ainsi  élues.  C'est  l'absolutisme  rétabli  au  profit  des  conseils 
municipaux.  L'ayuntamiento,  présidé  par  un  alcade  également  élec- 
tif, fait  tout  et  peut  tout.  S'agit-il  de  dresser  les  listes  électorales? 
l'ayuntamiento.  S'agit-il  de  percevoir  la  plupart  des  contributions? 
l'ayuntamiento.  S'agit-il  de  former  la  garde  nationale  et  le  jury? 
toujours  l'ayuntamiento,  et  ce  pouvoir  exorbitant  s'exerce  sans  con- 
trôle. Il  y  a  bien  par  province  un  conseil  général,  ou  députation 
'provinciale^  investi  nominalement  du  droit  de  révision  ;  mais  ce  con- 
seil, élu  de  la  même  façon  que  les  ayuntamientos^  et  n'ayant  pas 
comme  eux  de  force  armée  à  ses  ordres,  est  presque  toujours  ou  im- 
puissant ou  complice.  Quant  au  fantôme  de  préfet  qu'on  a  conservé 
sous  le  nom  de  chef  politique,  il  n'a  que  voix  consultative.  Les  ayun- 
tamientos ne  relèvent  réellement  que  des  députations  provinciales, 
qui  ne  relèvent  elles-mêmes  que  des  cortès. 

Comment  s'étonner  qu'après  six  ans  d'un  pareil  régime  l'Espagne 
en  soit  venue  à  une  désorganisation  sans  limites?  Cette  loi  mettrait 
le  désordre  partout;  en  France  même,  nous  n'y  tiendrions  pas.  Nous 
avons  déjà  beaucoup  de  peine  à  marcher  avec  la  loi  municipale  telle 
qu'elle  est.  Que  serait-ce  si  le  nombre  des  électeurs  était  décuplé, 
si  le  droit  de  nommer  les  maires  était  retiré  au  roi,  si  les  préfets 
n'avaient  pas  le  droit  de  suspendre  les  conseils  municipaux  qui  s'éga- 
rent et  de  casser  leurs  délibérations?  Que  serait-ce  si  les  conseils 
municipaux  percevaient  les  impôts  au  nom  de  l'état,  et  s'ils  dres- 
saient à  volonté  les  listes  électorales,  sans  autre  révision  que  celle 
lu  conseil  général  de  département?  Que  serait-ce  enfin  s'ils  avaient 

19. 


584  REVDE  DES  DEUX  MONDES. 

SOUS  leurs  ordres  la  garde  nationale,  sans  que  le  gouvernement  eût 
le  pouvoir  de  la  dissoudre,  de  la  désarmer,  et  sans  qu'il  fiit  possible 
de  leur  opposer  autre  chose  qu'une  armée  mal  payée,  mal  équipée, 
habituée  à  voir  réussir  toutes  les  insurrections?  Qu'on  se  représente 
où  nous  en  serions  avec  un  gouvernement  qui  n'aurait  ni  argent,  ni 
troupes,  ni  autorité  légale,  ni  action  politique,  et  avec  des  munici- 
palités qui  auraient  tout  cela.  Nous  passerions  notre  temps  dans  des 
luttes  locales  sans  utilité  comme  sans  grandeur. 

Il  sera  sans  doute  très  difficile  d'enlever  aux  aijuntamientos  le  pou- 
voir extravagant  dont  ils  jouissent.  Il  le  faut  pourtant  absolument; 
rien  n'est  possible  en  Espagne  sans  cette  condition  première,  ni 
l'unité  gouvernementale,  ni  la  constitution  financière,  ni  la  paix 
publique,  ni  même  la  police  des  routes.  Les  modérés  ont  essayé  une 
fois  de  réformer  ce  régime  déplorable;  une  loi  municipale  calquée  sur 
la  nôtre  a  été  votée  par  les  cortès  de  1840.  Les  municipalités  mena- 
cées se  sont  soulevées,  et,  avec  l'aide  d'Espartero,  elles  ont  chassé 
la  reine  Christine.  La  loi  votée  par  les  cortès  et  sanctionnée  par  la 
couronne  n'a  pas  reçu  d'exécution.  A  la  rigueur,  on  pourrait  se  dis- 
penser d'en  discuter  et  d'en  voter  une  nouvelle,  car  celle-là  existe 
suivant  la  constitution,  elle  a  été  revêtue  de  toutes  les  formalités  qui 
la  rendent  exécutoire.  Tous  les  partis  sérieux  sont  d'accord  mainte- 
nant pour  la  désirer,  car  ils  ont  tous  appris  à  leurs  dépens  les  vices 
de  la  loi  actuelle.  La  grande  difficulté  est  de  la  faire  accepter  par  les 
ayuntamientos  investis  d'une  autorité  absolue  et  appuyés  par  des 
milices  nationales  en  armes.  Chaque  pueblo  ou  commune  est  un 
véritable  fort  à  emporter. 

Telle  est  la  condition  du  nouveau  gouvernement,  que,  s'il  touche 
à  la  loi  municipale ,  il  s'expose  à  une  révolution ,  et  que,  s'il  n'y 
touche  pas,  il  ne  peut  rien  faire  pour  remédier  au  désordre  qui  dé- 
vore l'Espagne.  C'est  là,  sans  contredit,  la  plus  grande  question  qui 
puisse  être  soumise  aux  cortès.  Elle  est  bien  autrement  grave,  nou« 
le  répétons,  que  celle  du  mariage  de  la  reine.  Quand  même  le  pouvoir 
royal  resterait  déposé,  après  le  mariage,  dans  d'aussi  faibles  mains 
qu'aujourd'hui,  nous  n'y  verrions  pas  un  grand  mal.  C'est  la  faiblesse 
même  de  la  reine  Isabelle,  c'est  sa  jeunesse  et  son  innocence,  qui 
ont  sauvé  le  principe  monarchique  au  milieu  des  convulsions  poli-_ 
tiques  du  pays  :  les  factions  se  sont  arrêtées  devant  un  enfant.  !■ 
n'en  est  pas  de  même  du  gouvernement  proprement  dit;  il  faut  qu'il 
soit  fort,  obéi  et  respecté,  pour  être  durable.  Or,  tant  que  les  muni- 
cipalités resteront  ce  qu'elles  sont,  le  gouvernement,  quel  qu'il  soit, 


SITUATION  DE  L  ESPAGNE.  285 

n'aura  qu'une  existence  précaire  et  misérable;  il  risquera  d'être 
changé  tous  les  matins,  comme  il  l'a  été  jusqu'ici. 

Après  la  réorganisation  administrative  et  politique  vient  la  réor- 
ganisation financière,  autre  intérêt  non  moins  puissant,  non  moins 
vital,  et  qui  ne  peut  être  non  plus  satisfait  qu'avec  beaucoup  de  ré- 
solution et  de  persévérance. 

Le  désordre  des  finances,  en  Espagne,  ne  date  pas  d'hier.  Voilà 
des  siècles  que  le  budget  de  la  monarchie  se  solde  tous  les  ans  en 
déficit.  L'or  de  l'Amérique  a  long-temps  contribué  à  rétablir  l'équi- 
libre, et,  depuis  que  cette  ressource  a  manqué,  le  gouffre  de  l'em- 
prunt s'est  ouvert.  L'Espagne  se  trouve  aujourd'hui  dans  l'heureuse 
impuissance  d'aller  plus  loin  dans  cette  voie.  Elle  a  tant  emprunté, 
sans  payer  ni  capital  ni  intérêts,  qu'elle  a  fini,  par  ruiner  complète- 
ment son  crédit.  Le  système  des  expédiens  est  épuisé  pour  elle;  elle 
est  forcée  parla  nécessité  de  finir  par  où  elle  aurait  dû  commencer, 
c'est-à-dire  de  chercher  à  mettre  la  balance  entre  les  recettes  et  les 
dépenses  publiques.  Une  grande  gloire  est  réservée  à  l'homme  d'état 
qui  parviendra  à  résoudre  ce  problème. 

Cette  t(îche  n'est  pourtant  pas  aussi  difficile  qu'elle  le  paraît  au 
premier  abord.  Les  impôts  s'acquittent,  en  Espagne,  plus  qu'on  ne 
le  croit  généralement,  et  tout  permet  de  supposer  que  leur  produit 
actuel  serait  à  peu  près  suffisant  pour  couvrir  les  dépenses.  La  ques- 
tion n'est  donc  pas  d'établir  l'impôt  et  de  le  faire  payer,  mais  d'as- 
surer son  recouvrement  par  le  trésor  pubHc.  Tout  ce  qu'acquittent 
les  contribuables  n'arrive  pas  dans  les  caisses  de  l'état;  bien  loin  de 
là.  Les  habitudes  de  déprédation  sont  si  générales  et  si  invétérées, 
que  les  percepteurs  des  revenus  publics  commencent  presque  par- 
tout par  s'en  attribuer  la  plus  grande  part.  Le  gouvernement  a  tou- 
jours mieux  aimé  avoir  recours  au  moyen  facile  et  désastieux  des 
emprunts  que  de  porter  un  examen  sévère  sur  les  détails  innom- 
brables de  la  perception.  De  là  la  persistance  du  déficit  et  la  démo- 
ralisation générale  des  employés. 

Dès  qu'il  y  aura  un  gouvernement  en  Espagne,  il  devra  s'occuper 
de  porter  remède  à  ce  mal  si  ancien  et  si  profond.  La  France,  le 
pays  le  mieux  organisé  de  l'Europe,  peut  lui  fournir  les  plus  parfaits 
modèles  sous  ce  rapport.  Ce  ne  sont  pas  d'ailleurs  les  formes  de  la 
comptabilité  qui  manquent  en  Espagne ,  elles  y  sont  au  contraire 
très  nombreuses  et  très  compliquées;  ce  qui  fait  défaut,  c'est  l'habi- 
tude de  l'ordre,  la  réalité  de  la  surveillance,  la  tradition  de  l'exacti- 
tude. Pour  introduire  dans  l'administration  espagnole  cette  sévé- 


286  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

rite  qui  fait  l'honneur  de  la  nôtre ,  il  faudrait  un  soin  minutieux  et 
assidu  que  personne  n'a  pu  prendre  jusqu'ici,  au  milieu  des  agita- 
tions qui  ont  troublé  le  pays;  il  faudrait  un  pouvoir  fort,  qui  eût  la 
certitude  de  se  faire  obéir,  et  qui  ne  permît  plus  à  personne  de 
compter  sur  l'impunité;  il  faudrait  enfin  une  autorité  supérieure  qui 
donnât  l'exemple  de  l'intégrité,  je  dirais  presque  de  la  rigidité  poussée 
à  l'excès  :  il  n'y  a  que  l'excès  dans  le  bien  qui  puisse  détruire  l'excès 
dans  le  mal. 

Le  jour  où  tout  cela  se  trouvera  en  Espagne,  ce  jour-là  l'Espagne 
aura  des  finances.  Il  ne  faut  pas  qu'elle  espère  s'en  créer  autrement, 
de  même  qu'il  ne  faut  pas  qu'elle  désespère  d'en  avoir  par  ce  moyen. 
Le  temps  des  illusions  est  passé,  on  ne  croit  plus  aux  secrets  extraor- 
dinaires de  M.  Mendizabal  pour  transformer,  du  jour  au  lendemain , 
la  misère  en  opulence;  il  n'y  a  pas  d'autre  secret  pour  battre  mon- 
naie, que  l'économie,  la  surveillance,  la  stricte  probité.  Ce  secret 
est  seul  infaillible,  il  vaut  mieux  que  toutes  les  inventions  des  fai- 
seurs d'affaires;  il  n'enrichit  personne  que  l'état,  mais  il  enrichit 
l'état.  Quand  une  fois  le  recouvrement  des  contributions  sera  assuré, 
quand  les  recettes  du  trésor  seront  assises  sur  une  bonne  base,  on 
pourra  se  Hvrer  à  des  combinaisons  financières  qui  augmentent  la 
richesse  publique,  pas  avant.  Ce  qui  est  un  moyen  de  progrès  dans 
un  pays  organisé  est  un  instrument  de  ruine  dans  un  pays  qui  ne 
l'est  pas. 

L'Espagne  a  sans  doute  une  grande  charge,  c'est  sa  dette;  mais 
toutes  les  nations  de  l'Europe  ont  une  dette  aussi,  et  elles  en  paient 
l'intérêt.  Après  les  banqueroutes  successives  que  l'Espagne  a  faites, 
le  chiffre  des  intérêts  qu'elle  a  à  payer  par  an  est  réduit  à  75  millions 
environ.  En  France,  le  service  de  la  dette,  amortissement  compris, 
absorbe  tous  les  ans  250  millions,  et  en  Angleterre,  le  seul  service 
des  intérêts,  sans  amortissement,  dépasse  700  millions  de  francs.  On 
ne  voit  pourtant  pas  que  les  deux  pays  se  refusent  à  payer  leur  dette, 
sous  prétexte  qu'elle  est  trop  lourde.  Il  y  a  plus  :  le  royaume  de 
Naples,  dont  la  population  égale  tout  au  plus  la  moitié  de  celle  de 
l'Espagne,  a  tous  les  ans  pour  20  millions  d'intérêts  à  payer,  et  il 
les  acquitte;  nous  ne  voyons  pas  pourquoi  l'Espagne  n'en  ferait  pas 
autant. 

Ce  serait  nouveau  sans  doute,  ce  serait  inattendu;  ce  ne  serait 
pas  impossible;  il  n'y  a  rien  d'impossible  dans  ce  genre  à  un  peuple 
de  quatorze  à  quinze  millions  d'ames  qui  habite  un  des  plus  riches 
pays  du  monde.  Ce  n'est  pas  là  pour  l'Espagne  une  petite  question; 


SITUATION  DÉ  l'ESPAGNE.  287 

sa  prospérité  n'y  est  pas  moins  engagée  que  son  honneur.  L'Europe 
ne  croira  à  la  régénération  de  l'Espagne  qu'autant  qu'elle  la  verra 
faire  honneur  à  ses  engagemens.  Alors  seulement  la  Péninsule  en- 
trera dans  la  communauté  des  nations  civilisées.  Tant  qu'elle  ne 
paiera  pas  ses  dettes,  elle  pourra  intéresser,  amuser  l'Europe  par  le 
spectacle  dramatique  et  pittoresque  de  ses  guerres  civiles;  mais  elle 
ne  sera  prise  au  sérieux  par  personne  comme  puissance  constituée, 
et  le  présent  lui  sera  contesté  comme  l'avenir. 

D'après  le  budget  présenté  pour  1843  par  le  ministre  des  finances, 
l'Espagne  aurait  besoin  d'un  revenu  -de  douze  cents  millions  de 
réaux  ou  trois  cents  millions  de  francs,  pour  subvenir  à  toutes  ses 
dépenses,  y  compris  celle  de  la  dette.  Les  dépenses  se  divisent  ainsi 
qu'il  suit:  liste  civile,  huit  millions  et  demi;  ministère  des  affaires 
étrangères,  deux  millions  et  demi;  justice,  quatre  millions  et  demi; 
intérieur,  vingt-quatre  millions  et  demi  ;  guerre,  quatre-vingts  mil- 
lions; marine,  commerce  et  colonie,  quatorze  millions;  dette,  qua- 
tre-vingt-six millions,  y  compris  le  fonds  d'amortissement.  Voilà 
quels  sont  tous  les  besoins  de  l'Espagne,  et  il  ne  faut  pas  oublier 
que  c'est  là  en  quelque  sorte  un  idéal.  Les  recettes  réalisées  et  con- 
séquemment  les  dépenses  effectives  n'ont  jamais  été  au-delà  de  la 
moitié  de  cette  somme  de  trois  cents  millions;  tous  les  services  ont 
donc  souffert  et  souffrent  encore  aussi  bien  que  celui  de  la  dette. 
Même  en  ne  payant  rien  à  ses  créanciers,  l'Espagne  n'est  jamais 
parvenue  à  joindre  les  deux  bouts.  Pendant  la  guerre,  l'armée  et  la 
liste  civile  absorbaient  tout,  et  il  ne  restait  rien  ou  presque  rien  pour 
la  justice,  la  marine,  les  affaires  étrangères,  les  travaux  pubHcs,  etc. 
Depuis  la  fin  de  la  guerre,  les  choses  ne  vont  guère  mieux ,  à  cause 
du  désordre  que  la  révolution  de  septembre  a  porté,  dans  les  finances 
comme  dans  tout  le  reste.  Le  jour  où  les  dépenses  de  l'état  attein- 
dront réellement  ce  chiffre  de  trois  cents  millions  sera  un  jour  de 
prospérité  et  de  régénération  pour  toutes  les  administrations  pu- 
bliques. 

Nous  n*avons  pas  la  prétention  d'établir  ici  en  quelques  hgnes  le 
budget  des  recettes  possibles  de  l'Espagne,  cette  œuvre  difficile  qui 
exigera  tant  d'années  et  d'efforts  pour  être  menée  à  bien.  Mais,  de 
bonne  foi ,  croit-on  qu'il  soit  impossible  de  faire  produire  à  l'impôt 
en  Espagne  trois  cents  millions  par  an?  A  ce  taux,  l'Espagne  ne 
paierait  encore  que  le  quart  de  ce  que  paie  la  France,  et  le  septième 
de  ce  que  paie  l'Angleterre.  Si  l'on  réunissait  tout  ce  qui  se  gaspille 
par  un  mauvais  système  de  perception ,  on  ne  serait  probablement 


288  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

pas  bien  loin  de  cette  somme,  môme  à  l'heure  qu'il  est.  Il  n'en  faut 
pourtant  pas  davantage  pour  faire  face  à  tout ,  et  avec  une  largeur 
inusitée. 

Il  suffît  de  jeter  un  coup  d'œil  sur  les  diverses  branches  de  revenu 
de  la  couronne  d'Espagne  pour  se  convaincre  de  la  facilité  d'en  ac- 
croître le  produit  par  une  meilleure  administration.  Le  tabac,  par 
exemple,  qui  rapporte  chez  nous  cent  millions  au  trésor,  rapporte 
vingt-cinq  millions  seulement  en  Espagne.  On  sait  cependant  quel 
usage  font  du  tabac  toutes  les  classes  de  la  population.  Le  revenu 
des  postes,  qui  dépasse  chez  nous  cinquante  millions,  atteint  à  peine 
en  Espagne  cinq  millions,  ou  le  dixième.  Nous  citons  ces  deux  exem- 
ples, non  parce  qu'ils  sont  les  plus  frappans,  mais  parce  qu'ils  sont  les 
plus  clairs  pour  des  lecteurs  français.  Les  tabacs  et  les  postes  sont 
du  petit  nombre  des  impôts  qui  se  ressemblent  dans  les  deux  pays, 
et  qui  peuvent  conséquemment  prêter  à  une  comparaison.  La  fraude 
sur  ces  deux  articles  est,  dit-on,  très  considérable  et  prive  le  trésor 
d'un  bon  tiers  des  recettes.  Pour  ce  qui  est  des  contributions  directes, 
ou  de  ce  qui  en  tient  lieu,  comme  elles  sont  perçues  par  les  ayun- 
tamientos,  il  esta  peu  près  impossible  d'évaluer  ce  qui  se  perd.  On  a 
essayé  plusieurs  fois  de  faire  un  relevé  de  la  matière  imposable; 
on  a  toujours  été  forcé  de  s'arrêter,  faute  de  renseignemens  suffî- 
sans.  Les  élémens  d'une  statistique  manquent  absolument. 

La  révolution,  qui  a  fait  main  basse  sur  tant  de  débris  du  passé, 
a  respecté  dans  le  système  financier  le  monument  le  plus  suranné 
du  moyen-âge.  On  a  compté  en  Espagne  plus  de  cent  espèces  de 
contributions  différentes.  L'origine,  la  nature  et  le  nom  de  quel- 
ques-unes de  ces  contributions  ne  sont  pas  moins  étranges  que  leur 
nombre.  Valcabala  est  un  droit  sur  les  ventes  qui  remonte  aux 
Maures,  la  cruzada  est  l'impôt  payé  pour  une  bulle  obtenue  sous 
Charles-Quint  qui  permet  de  manger  de  la  viande  en  carême,  les 
millones  ou  contributions  indirectes  datent  de  1590  et  de  Philippe  II, 
paja  y  ustensilios  (paille  et  ustensiles)  est  une  taxe  sur  le  revenu, 
quelque  chose  comme  Vincome  fax  de  sir  Robert  Peel,  qui  a  été  in- 
stituée en  1719,  et  ainsi  de  suite.  La  plupart  de  ces  impôts,  établis 
dans  des  temps  d'ignorance  et  de  despotisme,  sont  mal  conçus,  mal 
assis,  et  étouffent  la  production  et  la  consommation  dans  leurs 
sources.  Ils  ne  sont  pas  d'ailleurs  les  mêmes  dans  toutes  les  pro- 
vinces. Telle  portion  du  pays  ne  contribue  aux  charges  de  l'état  que 
pour  un  faible  don  annuel;  telle  autre  est  affranchie  des  droits  indi- 
rects. Une  foule  de  taxes  locales,  d'une  origine  plus  ou  moins  féo- 


SITUATION  DE  LESPAGNE.  289 

dale,  compliquent  encore  le  système;  il  en  résulte  que  les  charges 
sont  réparties  sur  la  surface  du  territoire  avec  une  criante  irrégula- 
rité. Quand  certaines  parties  de  l'Espagne  sont  écrasées,  d'autres 
au  contraire  jouissent  de  privilèges  exorbitans.  Point  d'unité;  beau- 
coup de  branches  de  revenu  sont  affectées  à  des  destinations  spé- 
ciales; chaque  ministère  a  ses  recettes  particulières  et  son  budget 
distinct,  dont  les  meilleurs  produits  sont  parfois  engagés  d'avance 
pour  plusieurs  années.  C'est  une  confusion  semblable  en  tout  à  celle 
qui  régnait  dans  les  finances  de  la  France  avant  1789. 

L'Espagne  a  eu  beaucoup  d'assemblées  constituantes  qui  se  sont 
occupées  de  lui  donner  des  lois  politiques,  elle  n'en  a  pas  encore  eu 
une  qui  ait  songé  à  la  doter  d'une  bonne  organisation  financière. 
Ce  sera  là  l'éternel  honneur  de  l'assemblée  constituante  française. 
Elle  a  sans  doute  commis  bien  des  fautes ,  elle  est  tombée  dans  bien 
des  erreurs;  mais  en  môme  temps  qu'elle  fondait  sur  des  théories  im- 
praticables la  constitution  politique  du  pays,  elle  lui  donnait  la  con- 
stitution économique  qu'il  a  encore,  et  qui  a  si  heureusement  suc- 
cédé au  chaos  de  l'ancien  régime.  Les  travaux  de  l'assemblée,  sous 
ce  rapport,  ont  été  moins  brillans  sans  doute,  mais  plus  solides,  d'un 
effet  plus  durable  et  plus  sûr  que  ses  travaux  politiques.  La  consti- 
tution de  1791  a  disparu;  l'unité  administrative  et  financière  est 
restée. 

Voilà  un  travail  qui  reste  à  faire  à  l'Espagne  et  un  de  ceux  qui  lui 
importent  le  plus.  L'unité  et  l'homogénéité  des  finances  sont  de 
grands  leviers  de  puissance  pour  un  état.  Quand  toutes  les  recettes 
sont  centralisées,  la  révision  devient  plus  facile,  et  la  répartition  plus 
équitable.  Or,  les  effets  d'une  bonne  répartition  sur  le  revenu  pubUc 
sont  incalculables.  Avec  quelques  impôts  bien  simples,  bien  clairs, 
mais  également  distribués  et  habilement  assis,  l'Espagne  obtiendra 
plus  de  résultats  qu'avec  cet  amas  d'exigences  vexatoires,  confuses, 
et  quelquefois  contradictoires.  Le  spectacle  de  ce  qui  se  passe  en 
France  peut  encore  lui  servir  d'exemple.  Le  nombre  de  nos  contri- 
butions est  borné,  mais  leur  perception  est  si  bien  entendue  et  se 
moule  si  naturellement  sur  le  progrès  delà  richesse  pubhque,  que 
sans  l'établissement  de  nouveaux  impôts,  les  revenus  montent  d' eux- 
mêmes,  dans  une  proportion  considérable,  à  mesure  que  la  consom- 
mation s'accroît  et  que  les  échanges  se  multiplient. 

Il  est  surtout  une  branche  de  revenu  qui  n'a  pas  encore  été ,  à 
vrai  dire,  exploitée  en  Espagne  :  ce  sont  les  douanes.  Dirait-on  que, 
dans  cette  monarchie  de  quinze  miUions  d'ames,  où  l'aisance  moyenne 


290  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

s'est  fort  accrue  depuis  trente  ans,  les  douanes  ne  rapportent  au 
trésor  public  que  quinze  millions  par  an,  à  peine  la  moitié  de  ce  que 
produit  chez  nous  la  seule  douane  de  Marseille?  Quand  la  Grande- 
Bretagne,  qui  ne  compte  guère  plus  d'habitans,  retire  annuellement 
de  ses  douanes  l'énorme  somme  de  six  cents  millions  de  francs,  c'est 
à  la  quarantième  partie  de  ce  chiffre  que  l'Espagne  en  est  réduite! 
Rien  ne  prouve  plus  qu'un  pareil  fait  combien  de  ressources  offrira 
la  Péninsule  à  quiconque  portera  sur  ses  affaires  économiques  un 
coup  d'oeil  intelligent. 

Le  commerce  d'importation  qui  est  maintenant  en  France  de  plus 
d'un  miUiard,  et  qui  dépasse  depuis  long-temps  en  Angleterre  un 
milliard  et  demi,  n'atteint  en  Espagne,  officiellement  du  moins,  que 
cent  cinquante  millions  de  francs  environ.  Si  la  puissance  industrielle 
d'une  nation  se  mesurait  au  peu  qu'elle  retire  de  l'étranger,  l'Es- 
pagne serait  la  première  nation  industrielle  du  monde,  car  il  n'en  est 
pas  qui,  proportionnellement  à  sa  population,  reçoive  moins  de  mar- 
chandises étrangères.  Les  partisans  du  système  prohibitif  peuvent 
admirer  à  leur  aise  dans  ce  pays-là  les  magnifiques  conséquences 
qu'il  peut  produire.  L'Espagne  est  le  pays  natal  du  système  prohi- 
bitif; il  y  brille  depuis  des  siècles  de  tout  son  éclat,  et  il  est  parvenu 
à  étouffer  toute  l'activité  industrielle ,  agricole  et  commerciale  sur 
fun  des  territoires  les  mieux  doués  par  la  nature  pour  findustrie, 
l'agriculture  et  le  commerce. 

Quand  l'Espagne  réformera  ses  douanes,  elle  n'y  gagnera  pas  seu- 
lement sous  le  rapport  fiscal.  Le  travail  national,  comme  on  dit  à 
présent,  gagnera  encore  cent  pour  cent  à  être  délivré  de  la  prétendue 
protection  qui  fécrase.  Mais  on  peut  procéder  graduellement  dans 
cette  réforme ,  et  la  commencer  sans  alarmer  les  intérêts  qui  se 
croient  lésés  par  un  remaniement  total.  Avec  ses  absurdes  tarifs, 
TEspagne  n'empêche  pas  les  produits  étrangers  d'entrer  chez  elle; 
seulement,  elle  les  force  à  entrer  par  contrebande  et  à  payer  aux 
entrepreneurs  du  commerce  interlope  la  prime  qu'ils  devraient  payer 
au  fisc.  Que  les  droits  soient  abaissés  de  manière  à  être  un  peu  au- 
dessous  ou  seulement  au  niveau  de  la  prime  de  contrebande,  et  le 
trésor  bénéficiera  immédiatement  d'un  revenu  qui  lui  échappe  au- 
jourd  hui,  sans  rien  changer  en  réalité  aux  conditions  commerciales 
existantes.  Ce  revenu  doublera,  triplera  ensuite,  si  Ton  veut  aller 
plus  loin  et  rendre  f  Espagne  plus  accessible  au  commerce,  au  grand 
profit  de  la  population  entière  comme  des  finances  nationales. 
L'Espagne  a  besoin  de  revenir  de  loin  sous  le  rapport  des  intérêts 


SITUATION  DE  l'ESPAGNE.  291 

matériels,  car  une  mauvaise  constitution  économique  a  toujours  été 
la  plus  grande  plaie  du  pays.  Quand  une  nation  s'enrichit ,  elle  trouve 
toujours  le  moyen  d'arranger  ses  autres  affaires.  C'est  quand  elle  va 
«'appauvrissant  qu'elle  perd  tout  ressort.  Or,  parmi  les  attentats  qui 
chargent  la  mémoire  de  Philippe  H,  le  système  de  compression 
financière  qu'il  a  établi  n'a  pas  été  un  des  moins  mortels.  Partout  où 
ce  système  déplorable  a  été  porté,  il  a  laissé  après  lui  la  ruine  et  la 
dévastation.  Voyez  Naples  :  dans  quel  état  l'administration  espagnole 
avait  mis  ce  beau  royaume,  qui  n'a  commencé  à  reprendre  vie  que 
quand  il  a  échappé  à  la  domination  des  successeurs  de  Philippe  II! 
Il  serait  curieux  de  suivre  dans  ses  détails  les  ingénieuses  inventions 
de  cette  autre  inquisition  pour  tarir  systématiquement  toute  richesse. 
Il  n'y  a  de  comparable  à  cet  absolutisme  destructeur  que  l'adminis- 
tration dévorante  des  Turcs. 

Voilà  plus  d'un  demi-siècle  que  l'illustre  Jovellanos,  dans  son  mé- 
morable travail  sur  la  législation  agricole,  a  posé  les  bases  d'une  ré- 
forme économique.  Les  révolutions  ont  réalisé  une  partie  des  idées 
de  ce  grand  citoyen;  il  ne  reste  qu'à  en  compléter  l'exécution  pour 
les  rendre  fructueuses.  Le  traité  sobre  la  leij  agraria  devrait  être 
encore  aujourd'hui  le  manuel  de  tout  ministre  des  finances  espagnol. 
Le  plus  difficile  est  fait;  la  propriété  elle-même  s'est  affranchie  dos 
chaînes  caduques  du  moyen-âge ,  et  si  cette  délivrance  a  été  quel- 
quefois achetée  par  des  violences  coupables  qui  auraient  fait  saigner 
le  cœur  du  sage  économiste  asturien,  les  résultats  sont  maintenant 
consacrés  par  le  temps,  qui  cicatrise  bien  des  blessures.  Il  manque 
peu  de  chose  pour  tirer  toutes  les  conséquences  de  cette  transforma- 
tion, et  pour  faire  participer  le  gouvernement  au  bien  qui  en  naît 
tous  les  jours  pour  la  société. 

Le  trésor  a  encore  une  ressource  dont  nous  n'avons  pas  parlé  :  c'est 
la  vente  des  biens  du  clergé;  mais  cette  ressource,  toute  révolution- 
naire, n'a  pas  l'importance  qu'on  lui  prête.  Si,  dans  l'origine,  l'état 
avait  procédé  avec  intelligence  à  la  prise  de  possession  des  biens  du 
clergé,  les  créanciers  de  l'Espagne  auraient  pu  y  trouver  un  gage 
qui  les  eût  rassurés.  Aujourd'hui,  cette  réserve  est  gaspillée.  Ce  qui 
a  été  vendu  suffit  à  peine  pour  représenter  les  intérêts  de  plusieurs 
années  qui  n'ont  pas  été  payés,  et  ce  qui  reste  à  vendre  est  grevé 
d'une  servitude  morale  fort  grave.  Ceci  nous  amène  à  la  troisième 
des  grandes  questions  que  nous  avons  indiquées,  celle  de  l'église. 

Il  y  a  quelques  années,  le  clergé  espagnol  était  le  plus  riche  du 

londe;  maintenant,  il  est  le  plus  pauvre.  On  lui  a  pris  ses  biens 


1 


292  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

pour  les  vendre  au  nom  de  la  nation,  et  on  ne  lui  a  donné  en  échange 
que  des  subsides  qui  ne  se  paient  pas.  Cette  situation  honteuse  ne 
peut  pas  durer;  il  faut  que,  d'une  manière  ou  de  l'autre,  le  clergé 
ait  des  revenus  qui  lui  permettent  de  vivre  et  d'entretenir  le  culte. 
Ou  qu'on  lui  rende  ce  qui  reste  de  ses  biens,  ou  qu'on  lui  donne 
une  dotation  réelle  sur  le  budget:  il  n'y  a  pas  de  milieu  pour  un  gou- 
vernement qui  se  respecte.  Le  clergé  espagnol,  tant  séculier  que 
régulier,  avait  beaucoup  à  expier,  car  il  était  pour  sa  bonne  part  dans 
les  maux  séculaires  du  pays.  L'expiation  a  été  cruelle;  il  ne  faut  pas 
qu'elle  se  prolonge  plus  long-temps.  La  religion  elle-même  finirait 
par  souffrir  de  la  colère  soulevée  par  ses  ministres.  A  son  tour,  l'Es- 
pagne nouvelle  a  des  torts,  même  des  crimes,  à  se  reprocher  envers 
le  clergé.  Le  moment  de  la  réconciliation  doit  être  venu,  car  de  part 
et  d'autre  on  a  besoin  de  faire  oublier. 

Cette  difficulté  du  revenu  n'est  pas  la  seule.  Il  n'y  a  plus,  à  propre- 
ment parler,  d'église  espagnole.  Les  rapports  entre  l'Espagne  et 
Rome  sont  rompus.  Les  trois  quarts  des  sièges  épiscopaux  sont  vides. 
Parmi  les  évêqnes,  les  uns  ont  suivi  don  Carlos,  les  autres  ont  été 
déportés  par  le  gouvernement  hors  de  leurs  sièges.  Deux  ou  trois 
fois,  on  a  essayé  d'introduire  en  Espagne  la  constitution  civile  du 
clergé,  mais  l'esprit  profondément  catholique  du  pays  y  a  répugné. 
Même  dans  les  cortès  élues  sous  l'administration  d'Espartero ,  la  loi 
proposée  est  restée  sans  discussion.  Il  est  indispensable  et  urgent 
d'ouvrir  des  relations  avec  le  saint-siège  pour  la  négociation  d'un 
concordat.  Le  pays  lui-même  le  demande,  car,  dans  les  élections 
qui  viennent  d'avoir  lieu,  plusieurs  prêtres  éminens  ont  été  nommés 
candidats  au  sénat,  la  constitution  leur  fermant  l'entrée  de  la  cham- 
bre des  députés.  Il  n'est  pas  possible  que  le  peuple  le  plus  catholique 
de  l'Europe  reste  long-temps  dans  cet  état.  Nulle  part,  dans  les  cam- 
pagnes, le  service  du  culte  n'est  assuré,  et  tout  le  royaume  est  comme 
frappé  d'interdit. 

Après  le  bombardement  de  Séville,  le  vénérable  cardinal  Cien- 
fuegos,  archevêque  de  cette  ville,  déporté  à  Alicante ,  a  envoyé  de 
son  exil,  au  chapitre  de  sa  cathédrale,  sa  croix  d'or  et  son  anneau 
pastoral,  pour  contribuer  au  soulagement  des  malheureux  atteints 
par  le  bombardement.  Cet  envoi  était  accompagné  d'une  lettre  tou- 
chante où  le  vieux  prélat  s'excusait  sur  sa  pauvreté  de  ne  pouvoir 
faire  davantage.  Toute  l'Espagne  s'en  est  émue,  et  il  est  bien  à  dé- 
sirer que  l'attendrissemjnt  général  produit  par  cet  incident  con- 
duise à  quelques  mesures  efficaces. 


i 


,      SITUATION  DE  L'ESPAGNE.  293 

Enfin  nous  avons  parlé  de  travaux  publics.  Il  est  inutile  d'insister 
sur  ce  sujet  qui  se  recommande  de  lui-même.  Tous  les  rapports  des 
voyageurs  s'accordent  à  présenter  les  Espagnols  comme  très  occupés 
de  questions  matérielles.  L'émulation  les  a  gagnés.  De  tous  les  côtés, 
on  n'entend  parler  que  de  projets  de  routes,  de  ponts,  de  canaux.  Le 
danger  est  qu'ils  prétendent  trop  faire  à  la  fois,  car  il  paraît  bien 
certain  qu'ils  veulent  à  toute  force  sortir  de  leur  apathie  tradition- 
nelle. Nous  leur  recommandons  surtout  les  routes  au  travers  des  Py- 
rénées. Entre  Bayonne  et  Perpignan,  Napoléon  voulait  ouvrir  cinq 
grandes  communications.  Le  gouvernement  français  fera  certaine- 
ment de  son  côté  ce  qui  sera  nécessaire  pour  réaliser  le  magni- 
fique projet  de  l'empereur,  quand  il  sera  sûr  que  les  voies  tracées 
sur  notre  territoire  se  prolongeront  sur  le  territoire  espagnol.  Il  est 
difficile  de  prévoir  toutes  les  conséquences  que  pourrait  avoir  sur 
l'avenir  de  la  Péninsule  l'ouverture  de  ces  cinq  portes,  par  où  passe- 
raient les  richesses,  les  mœurs,  les  idées ,  toute  la  civilisation  de  la 
France  et  de  l'Europe.  Si  l'on  n'avait  pas  tant  abusé  du  mot  de 
Louis  XIV,  nous  dirions  qu'alors  véritablement  il  71' y  aurait  plus  de 
Pyrénées. 

Mais  ces  merveilles  ne  sont  réalisables  qu'autant  que  le  grand  pro- 
blème sera  résolu,  le  problème  d'un  gouvernement.  Nous  venons  de 
dire  quels  obstacles  le  succès  rencontrera;  nous  avons  dit  aussi  quels 
moyens  peuvent  l'aider.  A  nos  yeux,  si  les  élémens  d'anarchie  sont 
puissans,  les  élémens  d'ordre  sont  plus  forts  encore.  Mais  la  moindre 
faute  peut  tout  perdre,  et  le  trône  avec  le  reste.  Or,  si  jamais  le  trône 
est  renversé,  tout  est  Uni  pour  l'Espagne;  le  principe  monarchique, 
resté  debout  encore  dans  ce  tas  de  ruines,  est  sa  seule  chance  de 
salut.  Nous  qui  avons  eu  le  facile  mérite  de  prévoir  et  d'annoncer 
d'avance  la  chute  d'Espartero,  nous  voudrions  être  aussi  bon  pro- 
phète en  annonçant  que  la  crise  actuelle  peut  être  le  salut  du  pays. 
Malheureusement  il  est  toujours  plus  aisé  et  plus  sûr  de  prévoir  le 
mal  que  le  bien.  Ayons  pourtant  bon  espoir.  Ces  momens  où  le  dan- 
ger est  visible  pour  tous  sont  quelquefois  ceux  où  il  est  conjuré  le 
plus  facilement. 


LITTERATURE  ANGLAISE. 


THE  IRIS  H  SKETCH  BOOK, 

BY  M.   M. -A.   TITMARSH. 


M.  Titmarsh,  —  ceci  est  un  pseudonyme,  —  ou  M.  Thackeray,  —  voilà  I 
vrai  nom  de  notre  voyageur,  — appartient  à  cette  classe  de  braves  et  honnêt^i 
cockneys  littéraires  qui  ont  la  faiblesse  de  n'aimer  point  à  s'en  faire  accroiM| 
et  de  raconter  la  vérité  telle  qu'ils  l'ont  vue,  sans  apprêt,  sans  ornement; 
fidèles  à  leurs  impressions,  à  leurs  préjugés  même,  et  se  souciant  assez  peu 
de  l'opinion  pour  ne  pas  faire  toilette  au  moment  de  comparaître  devant  le 
public.  Ce  gai  compagnon  est  d'une  franchise  à  toute  épreuve.  Il  avoue  qu'il 
voyage  en  véritable  agent  littéraire  pour  un  des  lords  de  Paternoster  Ilow, 
c'est-à-dire  pour  un  gros  bonnet  de  libraire,  qui,  lui  mettant  un  beau  jour  une 
centaine  de  guinées  entre  les  mains ,  et  lui  promettant  cinq  ou  six  fois  celte 
somme,  l'a  prié  d'aller  s'impressionner  de  la  verte  Erin ,  à  raison  de  quatre 
mois  et  deux  volumes.  Beaucoup  de  nos  écrivains  accepteraient  un  pareil 
marché,  mais  combien  peu  renonceraient  à  colorer  plus  poétiquement  leur 
voyage!  Il  leur  faudrait,  —  et  à  leurs  lecteurs  aussi,  —  une  perspective  plus 
favorable,  un  ajustement  moins  simple  et  plus  apprêté.  La  fantaisie  les 
poussait,  nous  diraient-ils,  ou  bien  le  besoin  d'oublier.  Quelques-uns  ne  se- 
raient pas  fâchés  de  se  poser  en  hommes  d'état  futurs.  Nous  en  savons  qui 
vont  s'assurer,  aux  confins  du  monde,  du  bruit  qu'y  réveille  leur  nom. 
D'autres  voyagent  à  la  recherche  des  ordres  étrangers,  comme  Japhet  à  la 
recherche  d'un  père.  Ceux-ci  se  font  espions  politiques  au  profit  d'une  opi- 
nion qu'ils  n'ont  pas;  ceux-là  quêtent  tout  bonnement  sur  les  bords  de  la 
Neva  des  dupes  qu'ils  ne  trouveraient  plus  à  Paris.  Aucun  ne  nous  initie 


LITTÉRATURE   ANGLAISE.  295 

à  ses  véritables  intentions.  Pour  la  plupart,  néanmoins,  l'éditeur  est  au  bout 
du  voyage.  Ils  passent  par  l'Espagne,  les  Alpes  ou  la  Russie,  mais  sans  perdre 
un  instant  de  vue  cette  portion  du  faubourg  Saint-Germain  oii  trônent  les 
Colburn  et  les  Bentley  parisiens.  S'ils  s'en  taisent,  c'est  fatuité  pure. 

Quant  à  nous,  la  véracité  complète  de  M.  Titmarsh,  sur  ce  point  délicat, 
nous  a  fait  le  plus  grand  plaisir,  en  ce  qu'elle  nous  a  paru  garantir  son  exac- 
titude à  propos  de  toute  autre  chose.  Et  la  vérité,  la  vérité  avant  tout,  c'est 
ce  que  nous  demandons  aux  voyageurs.  Combien  peu  nous  la  rapportent! 
Ajoutons  que  M.  Titmarsh  est  un  dessinateur  humoriste,  et  qu'il  a  semé 
sa  narration  de  petites  pochades  fort  agréables.  On  comprendra  facilement 
alors  comment  il  nous  a  séduit,  et  comment ,  peut-être ,  nous  ne  serons  que 
les  interprètes  fort  insuffisans  de  son  esprit,  doublement  formulé. 

Voilà  beaucoup  de  préliminaires.  Aussi  passerons-nous  à  Dublin  sans  plus 
tarder,  à  Dublin,  dont  les  harengs  grillés  sont  vraiment  dignes  de  leur  répu- 
tation. La  ville  est  belle,  les  maisons,  en  briques  rouges,  ont  un  aspect  ma- 
jestueux. Stephen's-Green,  où  le  libérateur  veut  installer  son  parlement,  est 
un  square  taillé  dans  d'immenses  proportions;  mais  les  harengs  grillés  ont 
un  charme  tout  particulier  pour  notre  voyageur.  Les  harengs  et  les  journaux 
du  lieu,  voilà  ce  qu'il  admire  tout  d'abord.  Et  à  peine  a-t-il  jeté  les  yeux  sur 
ces  derniers,  que  notre  protestant  reçoit  la  première  aspersion  d'eau  bénite 
catholique.  Le  Morning  Register  lui  apprend  que  l'évêque  d'Aureliopolis  a 
été  sacré,  ajoutant  que  cette  distinction  lui  a  été  conférée  par  le  saint  pon- 
tife, the  holy  pontiff;  —  expression  malsonnante  s'il  en  fut,  —  malson- 
name  aux  oreilles  anglaises,  —  quand  il  s'agit  du  pape  de  Rome.  Mais  Tit- 
marsh devait  en  entendre  bien  d'autres. 

Suivait  dans  le  même  journal  un  parallèle  entre  le  prélat  catholique  et  les 
évêques  anglicans  :  le  luxe  effréné,  l'épicuréisme  de  ceux-ci,  étaient  comparés 
aux  vertus,  à  la  pauvreté  méritoire,  à  la  vie  de  privations  que  s'imposait 
celui-là.  Par  malheur,  immédiatement  après  celte  philippique  éloquente,  le 
journaliste  insérait  un  compte-rendu  fort  exact  du  dîner  d'installation  donné 
par  le  nouvel  évêque  aux  officians  du  matin  :  le  nom  du  restaurateur,  l'éloge 
du  repas,  une  phrase  reconnaissante  sur  le  bon  choix  et  ^excellente  qualité 
des  vins,  rien  n'y  manque;  et  Titmarsh  s'attendrit  tout  aussitôt  sur  la  vie  de 
privations  qui  commence  pour  les  prélats  romains  au  sortir  de  la  chapelle  où 
ils  sont  sacrés.  —  Les  assises  de  Tiperary,  dont  il  lit  ensuite  le  détail,  lui 
fournissent  des  réflexions  moins  gaies  :  six  meurtres,  coup  sur  coup  jugés, 
tous  commis  de  sang-froid,  à  la  face  du  jour,  quelques-uns  en  présence  de 
témoins  qui  n'ont  pas  remué  un  doigt  pour  les  empêcher,  et  qui  se  refusent 
obstinément  à  nommer  les  assassins;  ceux-ci,  convaincus  du  crime,  mais 
niant  toujours,  jusque  sous  la  potence,  afin  de  point  compromettre  leurs  com- 
plices ou  leurs  témoins  à  décharge. 

Tels  étaient  les  premiers  traits  de  la  vie  irlandaise.  La  solitude  des  rues, 
la  paresse  déguenillée  des  rares  passans  qui  les  traversaient,  frappèrent  aussi 
notre  Loidjncr,  habitué  à  l'activité  silencieuse  de  la  foule  qui  obstrue  le 


296  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Strand.  Peu  à  peu,  il  vous  fait  partager  l'espèce  de  prostration  morale  qui 
s'empare  de  lui  au  sein  de  cette  capitale  vide  et  inoccupée,  devant  ces  mai- 
sons magnifiques  et  désertes,  sur  ces  trottoirs  où  quelques  mendians  sem- 
blaient se  demander  l'aumône  les  uns  aux  autres  en  attendant  qu'un  gent- 
leman vînt  à  passer.  Que  faire  en  une  cité  pareille  ?  De  tous  les  personnages 
auxquels  ïitmarsh  était  recommandé,  pas  un  n'avait  jugé  à  propos  de  rester 
à  Dublin  pendant  l'été.  Le  voyageur  rentra  donc  triste  et  abattu  dans  sa 
petite  chambre  {Shelburne  Hôtel),  et,  las  de  regarder  par  la  fenêtre,  il  re- 
garda la  fenêtre  elle-même. 

Ici  nous  voudrions  pouvoir  vous  donner  le  portrait  de  cette  fenêtre,  tel 
que  Titmarsh  l'a  croqué.  Elle  a,  comme  toutes  les  croisées  d'outre-Manche, 
cette  forme  surannée  qui  donna  l'idée  de  la  guillotine,  et  que  la  déplorable 
aventure  de  Tristram  Shandy  a  pour  jamais  immortalisée.  Le  montant 
mobile  est  à  demi  soulevé;  mais,  pour  venir  en  aide  à  la  coulisse  élargie  qui 
le  laisserait  retomber,  la  house-tnaid  a  imaginé  de  lui  donner  un  support, 
et  ce  support,  c'est  le  balai  de  la  cheminée.  Ne  vous  étonnez  pas  de  la 
surprise  de  ïitmarsh  en  face  de  cet  ingénieux  mécanisme.  Un  Anglais  ne 
comprend  pas  l'a  peu  près,  et  ne  sait  pas  ce  que  c'est  que  le  j)rovisoire; 
l'Irlandais,  en  cela  proche  parent  du  Français,  se  contente  à  meilleur  mar- 
ché, fait  expédient  de  tout,  et,  doué  du  plus  heureux  abandon,  substituera 
fort  bien  un  balai  à  un  appui  de  fenêtre.  Lequel  a  tort?  lequel  a  raison? 
C'est  un  point  que,  suivant  son  caractère,  chaque  lecteur  pourra  décider. 
Quant  à  nous,  il  nous  semble  que  la  caricature  en  question,  comme  la  plu- 
part des  plaisanteries,  se  retournerait  aisément  contre  celui  qui  l'a  faite. 

Pendant  que  ïitmarsh  dessinait,  un  énorme  cabriolet  tournait  le  coin 
de  la  place,  s'arrêtait  devant  Shelburne-Hotel,  et  apportait  au  voyageur  ce 
qu'il  pouvait  désirer  de  mieux  en  ce  moment  de  solitude  misanthropique  : 
une  invitation  à  dîner.  La  première  invitation  décide  ordinairement  le  sort 
du  voyage;  en  Irlande  surtout,  où  elle  en  engendre  une  foule  d'autres.  A 
peine  mis  en  rapport  avec  les  naturels  du  pays ,  Titmarsh  n'eut  plus  que 
l'embarras  du  choix  entre  une  course  de  chevaux,  une  promenade  en  calèche 
dans  le  comté  de  Kerry,  et  un  séjour  à  la  campagne,  où  on  lui  promettait  les 
plus  belles  pêches  de  saumon.  Le  résultat  final  de  toutes  ces  propositions  fut 
un  voyage  à  Cork,  déterminé  par  l'agréable  perspective  d'une  fête  agricole. 

A  Rathcole  comme  à  Naas,  à  Naas  comme  à  Kilcullen,  malgré  quelques 
soins  donnés  à  la  décence  extérieure,  le  touriste  commence  à  pressentir  la 
misère  du  pays.  Le  commerce  ne  se  révèle  nulle  part.  Les  rues  sont  désertes. 
A  Kilcullen,  cependant,  il  y  a  foule  aux  portes  d'une  boucherie;  (\^i\\  ou 
trois  cents  personnes,  des  femmes  pour  la  plupart ,  en  assiègent  les  portes. 
C'est  une  distribution  de  viande  que  les  propriétaires  des  environs  y  font 
faire  une  fois  la  semaine.  Plus  loin,  de  pauvres  femmes  arrachent  dans  I 
liaies  quelques  herbes  sauvages,  quelques  orties,  destinées  à  les  nourri 
faute  de  pain  ou  de  pommes  de  terre...,  faute  de  travail  aussi.  —  Ce  qu 
voyant,  Titmarsh  s'étonne  de  leur  air  de  santé.  «  Parmi  tous  ces  morts 


i 


LITTÉRATURE  ANGLAISE.  297 

faim,  s'écrie-t-il ,  on  ne  trouverait  pas  autant  de  visages  cadavéreux  que 
dans  un  groupe  d'avocats  anglais.  »  La  plaisanterie  peut  être  bonne;  mais 
est-elle  bien  à  sa  place  ? 

Il  est  vrai  qu'elle  fut  probablement  écrite  dans  une  jolie  ferme  du  Kildare, 
oii  Titmarsh  s'arrêta  trois  jours,  et  où  toute  impression  fâcheuse  devait  né- 
cessairement s'affaiblir,  tant  on  y  respirait  l'aisance  et  le  bonheur  domestique. 
IVotre  touriste  la  dépeint  avec  d'autant  plus  de  complaisance  et  de  charme, 
qu'au  sortir  de  là,  il  était  tombé  dans  une  auberge  de  Waterford,  où  tous  ses 
sens  anglais  souffraient  à  la  fois  :  sur  cette  table  où  il  veut  poser  son  ciia- 
peau ,  une  épaisse  couche  de  poussière;  sur  une  chaise  où  il  veut  s'asseoir  et 
qui  rôtit  paisiblement  au  soleil,  les  traces  humides  d'un  plat  qu'on  vient 
d'y  poser;  dans  un  coin  de  la  salle,  quatre  garçons  fainéans  qui  se  querellent 
et  n'écoutent  pas  les  voyageurs;  un  dîner  abondant  et  dégoûtant;  le  canard 
est  cru,  les  pois  sont  crus;  la  nappe  est  tachée  de  cidre;  une  cornemuse  ir- 
landaise nazille  obstinément  à  côté  de  la  fenêtre  ouverte.  Nonobstant  cette 
précaution,  une  fumée  étouffante  remplit  la  salle  à  manger.  Vainement  un 
pathétique  défenseur  de  l'Irlande  voudrait-il  accuser  l'Angleterre  de  tout  ce 
désordre  :  Titmarsh  ne  le  souffrirait  pas.  Il  prétend  en  effet  qu'un  balai 
n'est  point  une  arme  prohibée  par  les  lois,  qu'une  maison  mal  tenue  n'est 
point  économique,  et  qu'un  gigot  de  mouton  cuit  à  point  ne  revient  pas  plus 
cher  que  lorsqu'il  est  cru.  Ce  sont  là  ses  opinions  politiques  les  plus  arrêtées. 

A  peine  remonte-t-il  en  voiture,  qu'à  chaque  relais  un  horrible  groupe  de 
mendians  lui  rappelle  en  quel  pays  il  voyage.  Alors,  si  peu  disposé  qu'il  soit 
aux  réflexions  mélancoliques,  il  lui  faut  bien  se  rappeler  qu'un  sixième  de 
la  population  irlandaise  (1),  —  c'est-à-dire  douze  cent  mille  créatures  de 
Dieu,  —  n'ont  de  soutien,  toute  l'année  durant,  que  la  charité  publique  ou 
privée.  Il  s'étonne  alors,  regarde  avec  effroi  les  faces  hideuses  de  tous  ces 
misérables,  et  se  demande  «  ce  que  serait  l'histoire,  fidèlement  racontée, 
d'une  douzaine  d'entre  eux,  depuis  quinze  jours.  »  —  En  effet,  que  serait- 
elle  } 

La  misère,  en  Irlande,  est  de  telle  nature,  qu'elle  a  conquis  des  droits,  des 
privilèges,  inconnus  ailleurs.  Le  mendiant  ne  s'arrête  pas  timidement  à  la 
porte  du  parc;  il  entre,  et,  sans  hésiter,  il  demande  à  parler  au  maître. 
Celui-ci  reçoit,  comme  une  autre  visite,  celle  de  l'hôte  affamé.  Il  écoute  ses 
griefs,  il  les  juge,  et  ce  qu'il  donne,  il  semble  le  payer  comme  une  dette. 
Ce  seul  fait,  rapporté  comme  trait  de  mœurs,  donne  une  effrayante  idée  du 
pays.  Du  reste,  là  comme  ailleurs,  la  plus  vive  répugnance  écarte  de  la  maison 
des  pauvres  ceux  qui  semblent  avoir  le  plus  pressant  besoin  d'y  cherclier 
asile;  Titmarsh  raconte  qu'il  conseillait  cette  ressource  suprême  à  une  men- 
diante dont  les  plaintes  l'avaient  attendri.  Elle  changea  sur-le-champ  de  phy- 
sionomie, et  avec  l'expression  du  plus  profond  dédain  :  «  C'est  une  maison, 
lui  répondit-elle  en  parlant  de  l'hôpital  qu'il  avait  nommé,  c'est  une  maison 


I 


(1)  Chiffre  officiel. 

TOME  lY.  20 


298  REVUE  TES  BEUX  MONDES. 

OÙ  personne  d'iionnéte  ne  saurait  aller.  Elle  est  au-dessous  de  ses  af- 
faires! (1).  ))  Un  tel  scrupule  n'était-il  pas  édifiant? 

Sur  sa  route,  à  Cappoquin,  trouvant  l'établissement  du  INIont-Meilleraye, 
fondé  par  les  trappistes  bretons,  l'écrivain  protestant  reconnaît  qu'ils  ont 
merveilleusement  fertilisé  quelques  rochers  stériles  où  on  leur  a  permis  de 
s'établir,  mais  il  s'en  dédommage  aussitôt  par  les  reproches  ordinaires  des 
réformés  à  l'ascétisme.  Il  est  vrai  qu'il  range  les  quakers  sur  la  même  ligne, 
et  ne  se  gène  pas  pour  les  assimiler,  quakers  et  trappistes,  aux  fakirs  indiens. 
Sans  être  précisément  possédé  d'un  zèle  fanatique  pour  aucun  culte,  nous 
n'admettons  pas  cette  malveillance  sans  motif  contre  les  gens  qu'une  foi  plus 
ou  moins  éclairée  conduit  à  certaines  pratiques ,  lorsque  ces  pratiques  sont 
compatibles  avec  le  bien-être  de  la  grande  communauté.  Aussi  ne  confondrons- 
nous  jamais  le  solitaire  qui  se  condamne  au  travail  du  corps  pour  dompter 
l'orgueil  de  l'esprit,  avec  l'insensé  qui  se  mutile  à  coups  de  poignard ,  ou  va 
se  faire  écraser  par  la  roue  d'une  pagode  roulante,  sans  que  ses  tortures  ou 
son  supplice  profitent  à  personne. 

Il  y  a  moins  d'amertume  dans  les  réflexions  du  spirituel  touriste  à  propos 
des  ursulines  de  Blackrock.  Ici  les  égards  dus  au  beau  sexe  ont  atténué  son 
humeur  satirique,  et  d'ailleurs,  il  en  convient,  il  a  eu  peur.  Peur,  direz- 
vous,  et  de  quoi.^  Nous  le  laisserons  répondre  lui-même  : 

«  On  nous  fit  entrer  dans  un  salon  très  gai ,  où  ne  tarda  pas  à  venir  nous 
prendre  la  sœur  N"  Deux-Huit,  charmante  et  gracieuse  femme  dont  voici  le 
costume  {Fignette  représentant  une  ursuline).  «  C'est  la  plus  jolie  religieuse 
du  couvent,  »  me  dit  à  l'oreille  l'ex-pensionnaire  sous  les  auspices  de  laquelle 
j'étais  venu.  Alors,  l'avouerai-je,  bien  que  dans  cette  figure  souriante  et 
douce,  dans  cette  taille  déliée,  souple  et  menue,  il  n'y  eût  rien  de  très  effrayant 
pour  personne,  encore  moins  pour  un  énorme  protestant  de  six  pieds  de  haut, 
je  ne  pus  m'empêcher  de  la  regarder  avec  une  émotion  qui  se  révélait  par  un 
léger  tremblement.  C'était  la  première  fois  que  je  me  trouvais  en  compagnie 
d'une  religieuse.  Dirai-je — et  pourquoi  non?—  que  leurs  augustes  voiles, leurs 
mystérieuses  robes  noires  me  fout  peur?  De  même,  lorsque  je  vois  les  prêtres 
catholiques  vêtus  de  chapes  étincelantes ,  et  les  petits  thuriféraires  écarlates, 
défiler  en  s'iuclinant  devant  l'autel,  leurs  gestes,  dont  le  sens  m'échappe,  le 
frémissement  des  chaînes,  le  mouvement  cadencé  des  encensoirs  fumans, 
l'odeur  pénétrante  qu'ils  répandent  au  loin,  me  remplissent  d'une  secrète  an- 
goisse. Maintenant  que  me  voilà  vis-à-vis  d'une  vraie  nonne,  jolie  et  pâle, 
entre  quatre  murs,  je  me  demande  avec  effroi  si  quelqu'une  de  ses  sœurs 
n'est  pas  enfermée  dans  un  inpace  souterrain...;  si  ce  pauvre  petit  corps,  si 
délicat  et  si  frêle,  est  labouré  des  cicatrices  que  la  discipline  et  la  haire  de 
crin  doivent  y  laisser...;  et  comment  a-t-elle  dîné  aujourd'hui? 

«  En  passant  auprès  du  réfectoire,  nous  avions  subodoré  je  ne  sais  quelle  im- 

(1)  Dey  owe  iwo  hundrcd  pounds  at  dat  house ,  said  shc,  and ,  failh,  an  honest 
wonian  can'l  i;o  dore. 


LITTÉBATURE  ANGLAISE.  299 

perceptible  et  fade  émanation  qui  réveillait  Tidée  du  jeûne  et  d'un  bouillon 
de  légumes  servi  dans  des  assiettes  de  bois.  Sur  ce,  je  m'étais  représenté  ces 
pauvres  filles  mélancoliquement  attablées  autour  de  ce  pâle  brouet,  tandis 
qu'une  vieille  et  jaunâtre  discrète,  percbée  dans  la  chaire  aux  lectures,  leur 
marmottait  quelques  extraits  de  sermon...  « 

Avec  de  telles  idées,  M.  ïitmarsh  ne  peut  croire  au  bonheur  des  religieuses. 
Vainement,  la  sœur  Deux-Huit  lui  sourit-elle  à  chaque  parole;  vainement  dé- 
clare-1- elle  que  son  existence  n'a  rien  de  pénible  :  notre  beefeater  n'accepte 
ce  témoignage  que  sous  bénéfice  d'inventaire.  Il  lui  paraît  hors  nature  qu'un 
bouillon  d'herbes  suffise  à  la  félicité  humaine.  Ce  phénomène  extraordinaire 
mérite  confirmation.  Et  il  continue  d'un  œil  soupçonneux  la  revue  du  cou- 
vent; il  entre  dans  les  petites  cellules ,  non  sans  un  serrement  de  cœur,  et 
se  rassure  à  peine  en  voyant  le  mobilier  si  modeste  et  si  propret,  le  lit  de 
fer  à  rideaux  de  serge  verte,  l'armoire  en  bois  blanc,  la  chaise  de  paille, 
l'image  d'un  saint  encadrée  de  papier  doré,  la  Vierge  au  cœur  sanglant,  le 
crucifix,  et  devant  lui  la  petite  bougie  de  cire  :  «  Et  c'est  là ,  s'écrie  encore 
notre  comfortable  touriste ,  c'est  là  que  passent  leur  vie  entière  ces  pauvres 
choses  voilées  de  noir!  » 

La  sœur  Deux-Huit  lui  montre  ensuite,  avec  un  certain  amour-propre  de 
nonnain,  l'orgue  de  la  chapelle,  en  bel  acajou;  puis  le  musée  du  couvent 
C  pauvre  fille,  Titmarsh  en  avait  tant  vu,  et  de  si  beaux!  ),  c'est-à-dire,  dans 
une  armoire  vitrée,  un  soulier  chinois,  deux  ou  trois  vases  venus  de  l'Inde, 
trois  ou  quatre  médailles  des  papes,  et  une  douzaine  de  volumes  de  théologie, 
publiés  et  reliés  en  France  sous  Louis  XIV.  «  Elle  nous  montrait  tout  cela, 
s'écrie  Titmarsh ,  avec  l'empressement  et  le  babil  aimable  d'un  enfant  qui 
étale  ses  joujoux!  — Une  seule  sœur,  disait-elle  avec  un  naïf  et  respectueux 
étonnement,  une  seule  sœur,  en  y  consacrant,  il  est  vrai,  toute  sa  vie,  avait 
formé  cette  collection.  — Quant  à  moi,  j'étais  presque  attendri.  La  pauvreté 
même  de  ce  trésor  le  rendait  intéressant  à  mes  yeux.  Un  peu  plus  riche,  il 
eût  été  ridicule.  A  ce  degré  de  dénûment,  il  inspirait  une  respectueuse  pitié.  » 

Rarement  ïitmarsh  est  aussi  sentimental  qu'à  propos  des  Ursulines ,  et 
encore  cette  sentimentalité  ne  dure-t-elle  pas  long-temps;  témoin  l'apos- 
trophe que  lui  inspire  la  vue  de  la  grille  oij  ces  jeunes  victimes,  les  mains 
pressées  entre  celles  de  l'évêque,  consomment  le  sacrifice  suprême  de  leurs 
espérances  en  ce  monde.  «  C'est  là,  dit  Titmarsh  ,  que  s'accomplit  le  suicide 
du  cœur...  O  brave  Martin  Luther!  Dieu  merci,  vous  avez  renversé  cet  autel 
d'enfer,  ce  paganisme  maudit.  Laissons  des  retraites  pareilles  à  ceux  que  la 
mort  a  isolés,  que  les  remords  poursuivent,  que  les  chagrins  ont  abattus. 
O  femmes,  si  vous  voulez  battre  et  lacérer  vos  poitrines  dans  des  cavernes 
et  des  solitudes,  si  vous  voulez  finir  comme  Madeleine  a  fini ,  commencez- 
aussi  comme  Madeleine!  » 

Le  conseil  est  léger,  mais  Iwureusement  sans  périls  pour  les  femmes  d'Ir- 
lande, qui ,  s'il  faut  en  croire  notre  voyageur,  sont  à  la  fois  les  plus  belles  et 
les  plus  chastes  de  la  création.  Remarquez,  s'il  vous  plaît,  l'inconséquence 

20, 


300  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

de  ce  brave  protestant,  qui  attribue  à  la  confession  cette  vertu  inexpugnable. 
C'est  en  allant  aux  courses  de  Killaruey  qu'il  laisse  échapper  l'aveu  suivant  : 

«  Jamais,  sur  de  pauvres  ou  riches  épaules,  je  n'ai  vu  tant  de  jolies 

figures.  Les  jeunes  paysannes  elles-mêmes  ont  dans  le  regard  une  expression 

de  tendresse  langoureuse  que  je  préfère  encore  à  leur  beauté La  foule  se 

livrait,  du  reste,  à  la  gaieté  qu'on  retrouve  partout  ici  :  les  piétons  échan- 
geaient toute  espèce  de  plaisanteries  avec  les  charmantes  personnes  qui  pas- 
saient en  voiture  au  milieu  de  la  chaussée.  Les  gars  les  saluaient  toutes  sans 
exception  de  quelque  compliment  très  expressif.  L'une  d'elles,  plus  fière  ou 
plus  timide  que  les  autres,  détournant  la  tête  et  ne  montrant  à  ses  admira- 
teurs qu'une  masse  énorme  de  beaux  cheveux  bruns,  profusément  répandus 
sur  ses  épaules,  fut  embrassée,  —  la  voiture  venant  à  s'arrêter  un  instant,  — 
parle  plus  téméraire  d'entre  eux.  Un  beau  soufflet  tomba  tout  aussitôt  sur  la 
joue  du  coupable,  qui  se  mit  à  crier  :  Au  meurtre!  et  fut  accablé  d'aigres 
reproches  par  toutes  les  capes  bleues  qui  garnissaient  le  fond  de  la  carriole. 
Mais,  un  instant  après,  ces  bonnes  figures  irlandaises  riaient  à  qui  mieux 
mieux  de  l'aventure,  et  l'audacieux  voleur  eût  pu,  sans  courir  les  mêmes 
dangers,  réitérer  sa  galante  prouesse. 

<t  Ici ,  de  peur  qu'on  ne  prenne  mauvaise  opinion  d'un  écrivain  qui  traite 
si  légèrement  un  pareil  attentat,  il  faut  bien  ajouter  que,  malgré  ces  embras- 
sades, ces  folâtreries,  ces  badinages  perpétuels,  il  n'est  pas  au  monde  de  plus 
innocentes  jeunes  filles  que  les  jeunes  filles  irlandaises,  et  que  la  pruderie 
délicate  de  nos  Anglaises  est  d'une  défense  beaucoup  moins  sûre.  Il  ne  faut 
que  traverser  une  ville  d'Irlande  et  une  ville  d'Angleterre  pour  juger  de  leur 
moralité  relative.  Ce  grand  épouvantail,  le  confessionnal,  se  dresse  toujours 
en  face  de  la  jeune  Irlandaise,  qui  sait  bien  que,  tôt  ou  tard,  il  y  faudra  tout 
raconter.  » 

Maintenant,  comme  il  serait  assez  maladroit  de  voyager  en  Irlande  sans  y 
voir  le  père  Mathew,  nous  reviendrons  sur  nos  pas  jusqu'à  Cork,  la  ville  la 
plus  littéraire  que  notre  touriste  ait  rencontrée  sur  sa  route.  Ce  fut  en  des- 
cendant de  voiture  que  Titmarsh  vit  passer  dans  la  rue  un  homme  de  qua- 
rante-deux ans  environ,  que  son  extérieur  avenant  et  les  respects  dont  il  était 
l'objet  lui  firent  distinguer  tout  d'abord.  Un  instant  après,  il  reconnut  une 
figure  que  la  lithographie  a  popularisée  dans  les  trois  royaumes.  C'était,  en 
effet,  Théobald  Mathew,  l'apôtre  de  la  tempérance.  Ce  grand  homme  s'ap- 
procha de  la  voiture,  et  serra  cordialement  la  main  du  cocher,  qui  était  un 
adepte  récent  du  teetota/ism.  Le  lendemain,  notre  voyageur  eut  occasion 
de  lui  être  présenté.  C'était,  pour  le  prêtre  catholique,  une  épreuve  difficile, 
dont  il  se  tira  fort  bien,  à  ce  qu'il  semble.  Du  moins  paraît-il  avoir  fait  à 
demi  la  conquête  du  sensuel  hérétique,  s'il  faut  en  juger  par  le  témoignage 
favorable  que  celui-ci  s'empresse  de  lui  rendre. 

«  Il  n'y  a  rien  de  remarquable  en  M.  Mathew,  nous  dit-il,  si  ce  n'est  son 
excessive  simplicité  de  mœurs,  sa  cordialité,  son  air  de  franchise  et  de  réso- 
lution; très  différent  en  ceci  de  la  plupart  de  ses  collègues.  D'où  vient  cette 


LITTÉRATURE  ANGLAISE.  301 

mine  sombre  et  rechignée  qui  altère  constamment  la  figure  du  prêtre  irlan- 
dais? J'ai  rencontré  une  douzaine  au  moins  de  ces  révérends,  et,  à  deux  ou 
trois  exceptions  près ,  c'était  toujours  la  même  expression  fausse  dans  le  re- 
gard, la  même  affectation  mielleuse  dans  le  langage.  Mathew  est  le  seul  en 
qui  je  n'ai  trouvé,  lorsqu'il  parlait  des  affaires  publiques,  aucun  des  préjugés 
de  l'esprit  de  parti.  Connaissant  à  fond  l'état  du  pays,  les  rapports  du  pro- 
priétaire et  du  fermier,  la  condition  des  paysans,  il  parle  de  leurs  besoins, 
de  leurs  différends  respectifs  et  des  améliorations  que  leur  situation  réclame, 
avec  la  plus  minutieuse  expérience  pratique.  Et  en  l'écoutant,  quiconque  n'eût 
pas  été  au  courant  de  ses  principes  n'aurait  pu  savoir  au  juste  s'il  avait  affaire 
à  un  whig  ou  à  un  tory,  à  un  catholique  ou  à  un  protestant.  Pourquoi  ne  pas 
faire  un  conseiller  privé  de  cet  homme  si  parfaitement  informé,  dans  lequel 
les  pauvres  Irlandais  ont  tant  de  confiance,  et  qui  a  si  bien  employé  le  crédit 
populaire  dont  il  est  investi?  «  M.  Mathew  doit  être  d'autant  plus  flatté  de 
cette  motion  de  Titmarsh  que  celui-ci  ne  la  ferait  pas  volontiers  pour  O'Con- 
nell.  Sans  s'expliquer  très  catégoriquement  sur  le  compte  du  libérateur,  il 
lui  lance  à  l'occasion  des  sarcasmes  détournés,  sur  la  portée  desquels  on 
ne  saurait  se  méprendre,  et  qui  deviennent  plus  clairs  à  mesure  que  le  livre 
avance. 

Le  père  Mathew,  qui  dans  l'origine,  et  sans  doute  pour  prêcher  d'exemple, 
consommait  des  tasses  de  thé  sans  nombre  et  beaucoup  plus  d'eau  qu'il  n'était 
nécessaire,  se  contente  maintenant  d'une  tasse  de  thé  à  déjeuner  et  d'un  verre 
d'eau  à  dîner.  Après  le  repas  qu'il  prit  en  compagnie  de  Titmarsh,  il  proposa 
aux  dames  une  partie  de  plaisir  qui  consistait  à  visiter  soti  cimetière.  Le 
pronom  possessif  n'est  pas  ici  sans  intention ,  car  dans  cette  cité  des  morts, 
bâtie  sur  les  ruines  d'un  jardin  botanique,  la  place  du  milieu  est  d'avance 
réservée  au  bienfaisant  apôtre.  Dieu  merci!  Titmarsh  ne  trouve  pas  à  gloser 
sur  une  si  lugubre  digestion.  Pas  un  Français  n'y  eût  manqué.  Telle  est  la  dif- 
férence du  génie  national. 

A  propos  de  génie  national,  il  nous  prend  envie,  comme  à  notre  auteur, 
de  vous  raconter  un  des  récits  populaires  qui  charmèrent  l'ennui  d'une  soirée 
pluvieuse  passée  par  Titmarsh  dans  une  hôtellerie  de  Gahvay.  Galway  est 
une  ville  antique,  triste  d'aspect,  entourée  de  ruines,  écrasée  sous  le  poids 
de  son  ancienne  grandeur.  C'est  la  Rome  du  Connaught ,  et  cette  Rome  eut 
son  Brutus,  James  Lynch  Fitzstephen,  qui,  en  sa  qualité  de  lord-maire,  porta 
un  arrêt  de  mort  contre  son  propre  fils,  convaincu  d'assassinat.  Puis,  comme 
le  clan  de  Lynch,  révolté  par  tant  de  sévérité,  voulait  délivrer  le  coupable, 
Fitzstephen  Lynch,  plus  féroce  que  Brutus,  exécuta  de  ses  mains  paternelles 
le  jugement  qu'il  avait  rendu. 

Un  pareil  souvenir  n'est  pas  de  ceux  qu'on  aime  à  évoquer  tout  seul ,  dans 
une  chambre  d'auberge,  entre  onze  heures  et  minuit,  quand  le  sommeil  ne 
vient  pas,  et  quand  la  mèche  de  votre  unique  chandelle  affecte  la  forme  d'un 
champignon  qui  brûle  noir.  Titmarsh  donc,  —  lorsque  le  garçon  d'auberge 


302  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

eut  tiré  les  rideaux  de  la  croisée,  monté  Teau  chaude  pour  le  whiskey,  pré- 
paré la  pipe,  et  mis  à  portée  delà  main  une  poignée  de  tabac, — Titmarsli  eut 
recours  à  certains  "petits  volumes  mal  imprimés  et  couverts  en  papier  jaune 
qui  composent  la  Bibliothèque  bleue  de  la  verte  Érin.  Il  y  trouva  une  tragédie 
en  cinq  actes  et  en  vers,  dont  nous  ferons  grâce  au  lecteur,  les  Mémoires 
d'un  chef  de  brigand ,  le  capitaine  Freeny,  —  lecture  peu  récréative  en  de 
telles  circonstances,  —  et  enfin  l'histoire  de  Hudden  et  Dudden ,  sur  laquelle 
nous  avons  jeté  notre  dévolu. 

Hudden  et  Dudden  étaient  tous  deux  voisins  de  Donald  O'Neary.  Chacun 
d'eux  labourait  avec  un  bœuf  les  terres  du  baron  de  Ballinconlig.  Hudden  et 
Dudden ,  jaloux  de  la  prospérité  qui  accompagnait  Donald  en  ses  moindres 
actions,  résolurent  de  tuer  son  bœuf,  pensant  bien  qu'il  lui  serait  impossible 
alors  de  cultiver  sa  ferme,  et  qu'ils  le  forceraient  ainsi  à  vendre  son  petit  do- 
maine, où  ils  prétendaient  s'établir.  Le  bœuf,  surpris  de  nuit  dans  l'étable, 
fut  bel  et  bien  assommé.  Donald,  au  matin,  très  fâché  de  le  trouver  mort, 
ne  perdit  pourtant  pas  la  tête.  Il  écorcha  l'animal,  mit  le  cuir  sur  ses  épaules, 
—  l'épiderme  sanglant  en  dehors,  —  et  s'achemina  vers  la  ville  voisine  pour 
en  tirer  le  profit  qu'il  pourrait.  Chemin  faisant,  une  pie  vint  se  percher  sur 
la  peau  saignante,  qu'elle  becquetait;  et  de  bavarder,  tout  en  mangeant,  elle 
ne  se  faisait  faute.  Donald,  remarquant  qu'elle  avait  appris  à  contrefaire  la 
voix  humaine,  et  croyant  distinguer,  à  travers  ses  cris,  quelques  paroles 
mal  articulées,  étendit  la  main  et  se  saisit  de  l'oiseau,  qu'il  mit  sous  son 
habit;  il  arriva  ainsi  à  la  ville. 

La  peau  vendue,  —  assez  mal,  par  parenthèse,  —  il  alla  dans  une  auberge 
pour  y  boire  un  coup ,  et  tout  en  descendant  au  cellier  avec  l'hôtesse,  il  serra 
le  cou  de  l'oiseau ,  qui  se  mit  à  pousser  deux  ou  trois  cris  entrecoupés,  dont 
l'hôtelière  s'étonna  fort.  —  Qu'est-ce  que  j'entends?  dit-elle  à  Donald.  Il 
semble  que  ce  sont  des  paroles,  et  pourtant  je  n'y  comprends  rien.  —  Vrai- 
ment, dit  Donald ,  c'est  un  oiseau  que  j'ai ,  qui  me  dit  toute  chose  au  monde, 
et  que  je  porte  toujours  avec  moi,  pour  qu'il  m'avertisse  de  tout  danger. 
Tenez,  ajouta-t-il,  ce  qu'il  me  disait  à  l'instant  même,  c'est  que  vous  avez 
de  bien  meilleure  aie  que  celle  que  vous  allez  tirer  pour  moi. 

—  Voilà  qui  est  étrange!  s'écria  l'hôtesse;  et  sans  rien  ajouter  elle  changea 
de  tonneau.  Puis  elle  demanda  si  l'oiseau  était  à  vendre.  —  Je  le  vendrais, 
dit  Donald,  pourvu  qu'on  m'en  donnât  ce  qu'il  vaut.  —  Je  remplirai  votre 
chapeau  d'argent,  si  vous  voulez  me  le  laisser.  —  Donald  accepta,  très  en- 
chanté de  sa  bonne  chance.  Comme  il  s'en  revenait  comptant  ses  écus,  il  ren- 
contra Hudden  et  Dudden.  —  Ah!  ah!  leur  dit-il,  vous  vouliez  me  faire 
pièce,  mais,  parle  fait,  vous  m'avez  porté  bonheur.  Voyez,  ajouta-t-il  en 
leur  montrant  son  couvre-chef  plein  de  belle  monnaie,  voyez  ce  que  j'ai  eu 
en  échange  de  la  peau  du  bœuf.  C'est  étonnant  comme  les  peaux  de  bœuf 
ont  renchéri  depuis  quelque  temps. 

Hudden  et  Dudden  rentrèrent  aussitôt  chez  eux ,  tuèrent  leurs  bœufs,  et , 


LITTÉRATURE  ANGLAISE.  303 

dès  le  matin  suivant ,  portèrent  les  deux  peaux  au  marché.  A  peine  en  vou- 
lut-on pour  quelques  pence,  qu'ils  furent  bien  obligés  de  prendre.  Ils  revin- 
rent furieux,  et  jurant  qu'ils  tueraient  Donald  pour  les  avoir  ainsi  trompés. 

Donald  avait  prévu  que  les  choses  iraient  à  peu  près  ainsi,  et,  de  peur 
d'être  volé  ou  blessé,  il  ne  voulut  pas  coucher  dans  son  lit  placé  dans  la  cui- 
sine, justement  au-dessous  delà  fenêtre.  Il  prit  donc  le  lit  de  sa  mère,  et  mit 
la  pauvre  vieille  femme  à  sa  place.  Aussi  les  scélérats,  se  réglant  sur  les  ha- 
bitudes de  la  maison ,  vinrent-ils  étrangler  celle-ci;  mais  comme  ils  allaient 
vider  Tarmoire ,  croyant  que  Donald  était  mort,  celui-ci  fit  assez  de  bruit 
pour  les  effaroucher,  et  ils  partirent  les  mains  vides,  à  leur  très  grand  regret. 

Dès  le  point  du  jour,  Donald  se  leva,  prit  sa  mère  sur  ses  épaules  et  se 
rendit  à  la  ville.  A  côté  de  la  route,  il  avisa  une  fontaine  auprès  de  laquelle 
il  plaça  le  corps  en  l'appuyant  sur  son  bâton ,  comme  si  la  vieille  femme 
s'était  accroupie  un  instant  pour  boire.  Puis  il  se  rendit  dans  un  lieu  public 
comme  pour  y  manger  un  morceau,  et  il  dit  à  une  femme  assise  auprès  de 
lui  :  — Je  vous  serais  obligé  d'aller  appeler  ma  mère;  elle  s'est  arrêtée  à  boire, 
près  de  telle  fontaine,  et  elle  est  un  peu  dure  d'oreille,  je  vous  en  préviens. 
Si  elle  ne  répond  pas  tout  de  suite,  secouez-lui  le  bras,  et  dites-lui  que  je 
l'attends  ici. 

La  femme  alla  porter  ce  message,  et  comme,  en  effet,  la  mère  de  Donald 
ne  semblait  pas  entendre  qu'on  l'appelait,  cette  femme  lui  prit  le  bras  pour 
l'avertir.  Mais  aussitôt  qu'elle  l'eut  lâchée,  voilà  que  la  vieille  tombe  dans  la 
fontaine,  la  face  en  avant,  et,  du  moins  en  apparence,  la  voilà  noyée.  La 
pauvre  messagère,  surprise  et  contrite  de  cet  accident  dont  elle  se  croyait 
la  cause,  vint  raconter  à  Donald  comment  les  choses  s'étaient  passées.  — 
Miséricorde,  s'écria-t-il ,  qu'est  ceci?  Et  il  courut  tirer  sa  mère  de  l'eau, 
pleurant  et  criant  comme  un  insensé. 

La  femme  était  bien  plus  affligée  en  réalité  qu'il  ne  l'était  en  apparence,  et 
tous  les  habitans  de  la  ville,  prenant  pitié  du  malheureux  fils,  considérant  de 
plus  que  l'accident  avait  eu  lieu  sur  leur  territoire,  tombèrent  d'accord  de  lui 
donner  en  indemnité  une  bonne  somme  d'argent  qu'il  empocha  sans  se  faire 
prier.  On  enterra  d'ailleurs  fort  bien  la  pauvre  défunte,  sans  faire  payer  un 
penny  pour  ses  funérailles. 

Quand  Donald  revit  Hudden  et  Dudden  :  —  Vous  pensiez  m'avoir  tué  la 
nuit  dernière,  leur  dit-il ,  mais  par  bonheur  vous  vous  êtes  trompés  de  lit.  Or, 
j'ai  très  bien  vendu  le  corps  de  ma  mère.  On  est  en  quête  d'ossemens  pour 
faire  de  la  poudre  à  canon.  Voyez  la  bourse  qu'on  m'a  donnée  en  échange. 

Hudden  et  Dudden,  émerveillés,  rentrèrent  chezeux,  et  chacun  d'eux  tordit 
le  cou  à  sa  mère.  Puis  le  lendemain  on  les  vit  arriver  au  marché,  portant 
les  corps  sur  leurs  épaules  et  criant  :  A  vendre  une  vieille  femme  pour  faire 
de  lajmudre  à  canon  !  —  Tout  le  monde  se  moqua  d'eux,  et  les  polissons  de 
la  rue  les  chassèrent  à  coups  de  cailloux. 

Cette  fois  ils  se  promirent  d'en  finir  avec  leur  trompeur  voisin  et,  de  fait, 
ils  allèrent  tout  droit  chez  Donald,  qui  déjeunait  paisiblement,  le  saisi- 


304  ÎIEVUE  DES  DEUX  MONDES. 

rent,  le  garrottèrent,  puis  le  mirent  dans  un  sac  pour  l'aller  noyer  dans  une 
rivière  à  quelque  distance.  Tout  en  y  allant,  ils  virent  passer  un  lièvre,  et 
comme  ce  lièvre  courait  sur  trois  jambes,  ils  pensèrent  l'attraper  facilement. 
Aussi  posèrent-ils  le  sac  sur  la  route,  et  les  voilà  partis  à  toute  course. 

En  leur  absence  passa  un  conducteur  de  bestiaux ,  qui  s'étonna  beaucoup 
d'entendre  Donald  chanter  à  tue-tête  dans  son  sac  : — Pourquoi  chantez-vous? 
lui  demanda-t-il ,  votre  position  n'est  pas  si  belle.  —  Pas  si  belle  ?  répliqua 
Donald...  Oh  ho!  vous  n'y  entendez  rien,  mon  compère.  Savez-vous  que  je 
vais  au  ciel  de  ce  pas ,  et  que  là  je  serai  quitte  de  tout  ennui  ?  —  Vraiment? 
dit  le  pasteur;  en  ce  cas  je  voudrais  bien  être  à  votre  place.  Seriez-vous  ca- 
pable de  me  la  céder?  —  Cela  dépend  du  prix,  répliqua  Donald.  —  Eh  bien! 
continua  l'homme  aux  bêtes ,  je  n'ai  pas  grand  argent,  mais  voici  vingt  belles 
vaches  que  je  vous  donnerai  si  vous  me  laissez  mettre  là  dedans.  —  C'est 
bien  bon  marché,  dit  Donald;  mais  enfin,  dénouez  le  sac,  et  j'en  sortirai.  Ce 
qui  avait  été  dit  fut  fait;  le  vacher  entra  dans  le  sac,— et  Donald  mena  paître 
ses  vaches. 

Hudden  et  Dudden ,  ayant  pris  le  lièvre,  revinrent  à  leur  victime,  et,  sans 
vérifier  le  contenu  du  sac ,  allèrent  le  jeter  dans  la  rivière,  où  il  enfonça  im- 
médiatement. Puis  ils  arrivèrent  chez  Donald.  Ils  pensaient  s'y  installer  en 
maîtres,  quand  ils  virent  paisiblement  assis  dans  son  pré  au  milieu  d'un 
troupeau  superbe  celui  qui  la  veille  n'avait  pas  seulement  un  méchant  veau. 
— Donald,  lui  dirent-ils,  quel  est  ce  prodige  ?  Nous  vous  croyions  noyé,  puis 
vous  voilà!  —  Hélas!  répondit-il,  peu  s'en  est  fallu  que  ma  noyade  ne  m'en- 
richît à  jamais.  Je  n'ai  manqué  pour  cela  que  d'un  peu  d'aide.  Tout  ce 
qu'on  peut  voir  de  troupeaux  et  d'or  monnoyé,  je  l'ai  vu  dans  la  rivière,  et 
personne  pour  le  garder.  Mais  tout  seul,  que  faire?  Il  a  bien  fallu  me  con- 
tenter des  vaches  que  vous  apercevez  là;  pour  cette  fois,  du  moins,  car  j'ai 
bien  reconnu  l'endroit,  et  je  vous  ferais  gagner  des  mille  et  des  cents  si  j'en 
avais  envie.  »  Ce  fut  alors  à  qui  des  deux  lui  montrerait  le  plus  d'amitié. 
Après  s'être  un  brin  laissé  cajoler,  Donald  les  conduisit  vers  un  endroit  où  la 
rivière  était  très  profonde,  et  prenant  une  pierre  :  —  Regardez  bien,  leur  dit- 
il,  où  elle  tombe. — Et  il  la  jeta  tout  au  milieu  du  courant. —  C'est  là  qu'il 
faut  que  l'un  de  vous  se  lance.  S'il  a  besoin  de  secours,  nous  sommes  là  pour 
lui  prêter  la  main.  Hudden  plonge  à  l'instant  même ,  va  toucher  le  fond,  et 
revient,  à  demi  mort,  balbutier  sur  l'eau  quelques  paroles  indistinctes,  comme 
c'est  l'usage  de  ceux  qui  se  noient.  —  Qu'est-ce  qu'il  bredouille?  demanda 
aussitôt  Hudden.  —  Ma  foi,  s'écria  Donald,  il  demande  du  secours.  Kst-ce 
que  vous  ne  l'entendez  pas?..  Laissez,  ajouta-t-il  en  prenant  du  champ  comme 
pour  sauter,  laissez-moi  faire  et  attendez-moi  là!  Je  sais  mieux  la  route  que 
vous  autres.  —  Mais  Dudden,  empressé  de  prendre  lesdevans,  se  lança  comme 
un  fou  dans  le  courant  où  il  fut  noyé  bel  et  bien.  Ainsi  finirent  Hudden  et 
Dudden. 

Nous  pourrions  vous  faire  assister,  après  cette  histoire,  à  une  espèce  de  fête 
irlandaise,  le  pattern  de  Croagh-Patrick;  mais  en  recueillant  nos  souvenirs, 


LITTÉRATURE  ANGLAISE.  305 

nous  trouvons  de  tous  points  cette  fête  si  semblable  à  une  foire  normande, 
que  l'on  pourrait  révoquer  en  doute  la  nationalité  de  cette  description.  Voici 
qui,  Dieu  merci  pour  la  France,  est  plus  exclusivement  irlandais.  Dans  un 
groupe  d'enfans  qui  mendiaient  au  sortir  de  l'école,  notre  touriste  choisit  le 
plus  déguenillé  pour  l'interroger.  —  Combien  paies-tu  au  maître?  un  penny 
par  semaine  ?  —  Oh  !  non,  pas  autant;  quelque  chose  au  bout  de  l'an.  — 
Quelque  chose  ?  Que  faut-il  entendre  par  là  !  Un  baril  de  farine?  Une  charge 
de  pommes  de  terre  ou  quelque  chose  d'approchant?  —  Oui,  répondit  le 
petit  garçon  les  yeux  baissés,  quelque  chose  d'approchant. 

«  Il  avait  trois  frères,  tous  vivant  chez  leur  mère,  et  du  produit  de  son  tra- 
vail. Il  n'avait  pas  d'ouvrage.  Comment  en  aurait-il  eu?  personne  n'en  a.  Sa 
mère  a  une  cabane,  sans  le  moindre  bien;  pas  une  perche  de  terre;  pas  une 
pomme  de  terre.  Rien  que  sa  cabane.  Comment  vivent-ils  ?  La  mère  tricote 
des  bas.  Je  lui  demandai  si  elle  en  avait  à  vendre  chez  elle.  L'enfant  répondit 
que  non.  Et  comment  ils  se  tiraient  d'affaire?  —  Comme  nous  pouvons,  ré- 
pondit-il encore.  Nous  lui  donnâmes  trois  pence.  Il  les  prit  avec  une  joie 
navrante,  et  courut,  en  sautant,  les  porter  à  sa  pauvre  mère.  Ciel  miséri- 
cordieux! quelle  histoire  à  s'entendre  conter,  presque  gaiement,  par  un  en- 
fant qui  n'en  saisit  même  pas  le  côté  douloureux,  tant  elle  est  simple  et  na- 
turelle pour  lui.  Bien  simple,  en  effet.  C'est  l'histoire  de  chacun  et  de  chaque 
jour.  )) 

Avec  tout  cela ,  une  gaieté  vraie ,  toujours  prête  à  se  répandre  en  vives 
saillies.  Une  mendiante  demande  quelque  chose  à  un  voyageur  anglais  de 
taille  colossale.  —  Combien  voulez-vous  donc,  ma  bonne?  dit  le  géant. — 
Musha,  réplique  la  vieille  avec  un  regard  malin,  j'ai  reçu  tout  un  shelling 
d'un  gentleman  plus  petit  que  vous.  L'Anglais  se  mit  à  rire  et  passa  sans 
rien  donner.  Molière  eût  jeté  sa  bourse  et  dit  :  Merci. 

En  ouvrant  le  second  volume ,  une  vignette  avait  frappé  nos  yeux  par  sa 
disposition  singulière.  Elle  représente  une  barque  montée  par  quatre  rameurs, 
et  qui  s'offre  au  spectateur  dans  une  attitude  perpendiculaire,  très  gênante 
sans  doute  pour  les  passagers  qu'elle  ballotte.  Aussi  se  cramponnent-ils  de 
leur  mieux  au  banc  de  proue  sur  lequel  ils  sont  à  peu  près  assis.  Le  tout  est 
intitulé  :  Bateau  de  plaisir  à  la  chaussée  du  Géant.  Il  faut  lire  le  passage  qui 
sert  de  texte  à  cette  charmante  illustration,  et  les  raisonnemens  que  Titmarsh 
se  fait  à  lui-même ,  lorsque ,  tournoyant  au  gré  des  vagues ,  il  se  demande 
pourquoi  diable  il  est  dans  cette  barque,  où  le  mal  de  mer  commence  à  lui 
travailler  l'estomac,  et  avec  ces  quatre  rameurs  extravagans...  qu'il  faudra 
payer,  au  bout  du  compte.  Vient  ensuite  le  guide,  avec  le  jargon  de  ces  sortes 
'de  compagnons. 

«  Chacune  de  ces  baies,  monsieur...  (Prenez  ma  place,  vous  serez  moins 
éclaboussé  d'écume),  chacune  de  ces  baies  a  un  nom  qui  la  distingue.  Voici 
Port-iVoffer,  et  plus  loin  Port-na-Gange...  Ce  rocher  est  le  Stookawns  (chaque 
rocher  a  aussi  son  nom  à  lui),  et  là-bas...  (Faites  place,  enfans...  Hurrah! 


306  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

nous  voilà  dessus!  Vous  a-t-elle  mouillé,  monsieur?...)  Et  là-bas  c'est  la  ca- 
verne, qui  s'enfonce  à  plus  de  cinq  cents  pieds  sous  terre,  etc.  » 

On  arrive  enfin  à  la  chaussée  du  Géant ,  après  cent  cinquante  milles  de 
route,  accomplis  tout  exprès  pour  la  voir;  et  la  chaussée  n'est  qu'un  misé- 
rable  pier  au  prix  duquel  le  marché  au  poisson  {hungerford  market)  serait 
un  majestueux  monument.  Ainsi  en  juge  du  moins  le  voyageur  désappointé. 
Il  est  vrai  que  le  mal  de  mer  n'embellit  rien ,  pas  même,  nous  l'attesterions 
au  besoin,  ce  qu'une  jolie  voyageuse  laisse  "voir  de  son  bas  de  soie  (ou  de 
coton)  lorsqu'un  zéphyr  indiscret  nous  révèle  la  couleur  de  ses  jarretières. 
A  plus  forte  raison  doit-on  rester  insensible,  dans  l'état  d'apathie  où  il  nous 
plonge,  aux  attraits  de  la  plus  belle  chaussée  du  monde. 

Veuillez  remarquer,  —  cette  remarque  n'est  peut-être  pas  inutile,  —  que 
nous  allons  le  train  d'un  railway,  dans  un  pays  où  pas  un  railway  n'existe 
encore.  Sans  nous  en  douter,  nous  avons  traversé  les  comtés  du  sud  de  l'Ir- 
lande, plus  pauvres,  moins  industrieux,  mais  bien  autrement  poétiques, 
bien  autrement  intelligens  que  ceux  du  nord.  Nous  avons  vu  Cork,  Lime- 
rick,  Galway,  Drogheda,si  célèbre  par  les  massacres  deCromwell,  Belfast, 
le  Liverpool  irlandais,  tout  hérissé  d'églises  et  de  temples,  de  meeting  honses, 
de  spinning  niills,  d'écoles  protestantes ,  de  collèges  catholiques,  de  jour- 
naux orangistes  et  de  journaux  repealers ,  et  nous  voici  à  Coleraine,  où  le 
voyageur  enregistre  comme  une  des  beautés  de  l'endroit  le  bas  prix  du  bœuf. 
Une  livre  de  bœuf  pour  quatre  pence l  c'est  bien  autre  chose  que  les  piliers 
basaltiques  de  la  fameuse  chaussée  dont  nous  parlions  tout  à  l'heure. 

Eh  bien!  Coleraine  même,  —  ce  pays  où  le  bœuf  est  à  si  bon  compte ,  — 
est  déjà  ouvert  à  la  corruption  politique.  Sur  deux  cent  cinquante  électeurs, 
—  Titmarsh  obtint  sans  doute  ces  renseignemens  en  raison  de  sa  tournure 
éligible,  —  cinquante  tout  au  plus  votent  par  conviction;  les  quatre  autres 
cinquièmes  sont  assez  éclectiques  pour  donner  leurs  voix  à  tout  homme,  whig 
ou  tory,  qui  apporterait  assez  d'argent  pour  les  payer.  —  «  Béni  soit  Dieu , 
s'écrie  le  pieux  touriste,  puisqu'il  met  ainsi  au  niveau  de  Londres  ces  ré- 
gions si  sauvages  en  apparence  !  Je  gagerais  que  dans  la  petite  île  de  Ra- 
ghery,  —  ce  rocher  si  stérile  et  si  désert,  —  on  trouverait  déjà  l'étoffe  d'un 
bourg  pourri  ;  loué  soit  Dieu ,  et  louée  la  civilisation  !  » 

Mais,  direz-vous,  quelle  opinion  représente  Titmarsh.^*  de  quelles  croyances, 
de  quels  préjugés  est-il  l'organe?  Si  vous  voulez  notre  avis,  Titmarsh,  en 
homme  d'esprit  qu'il  est,  se  représente  lui-même,  et  peut-être,  s'il  fallait  le 
classer  à  toute  force,  le  rangerions-nous  dans  l'éternel  parti  des  gens  d'esprit, 
un  peu  mécoutens  de  toute  chose.  Il  n'aime  point  les  catholiques,  mais  il 
n'aijue  guère  les  protestans.  Il  ne  vénère  point  O'Connell,  qu'il  a  vu  trôner  à 
une  séance  de  la  corporation  de  Dublin  dans  le  ridicule  costume  de  lord-maire, 
et  dont  il  a  fuit  une  charge  excellente  à  la  page  309  du  second  volume;  mais 
il  tient  en  grand  mépris  les  mauvaises  parades  que  jouent  le  vice-roi  d'Irlande 
et  la  prétendue  aristocratie  de  Dublin,  toute  composées  d'épiciers  et  de  barris- 


LITTÉRATURE  ANGLAISE.  307 

ter  s;  noblesse  de  comptoir  et  de  robe.  Titmarsh  reproche  vertement  au  fa- 
meux collège  catholique  de  Maynooth  d'être  l'institution  la  plus  malpropre 
des  trois  royaumes,  et  propose  de  lui  voter  un  subside  en  savon.  Titmarsh 
se  moque  des  beaux  fds  en  uniforme  qui  traînent  le  sabre  dans  les  villes  d'Ir- 
lande, de  ces  beaux  dragons  raides  et  brillans,  vernis  depuis  la  pointe  des 
cheveux  jusqu'à  la  pointe  des  bottes.  —  Que  veut  donc  Titmarsh,  que  de- 
mande Titmarsh,  grand  ennemi  des  universités  anglaises  et  grand  partisan 
des  écoles  d'agriculture  ? 

Nous  ne  souffririons  cette  question  que  d'un  provincial.  Un  Parisien  doit 
comprendre  un  Londoner.  Un  cockney  n'est  point  une  énigme  pour  un  ba- 
daud. 11  y  a  dans  toutes  les  capitales,  et  en  grand  nombre,  de  ces  êtres 
heureusement  organisés,  qui  trouveraient  à  dire  au  Père  Éternel  lui-même, 
et  sont  bien  décidés  à  s'en  aller  de  ce  monde  sans  y  avoir  rien  laissé  de  cer- 
tain dont  ils  n'aient  pu  douter,  rien  de  sérieux  dont  ils  ne  se  soient  un  peu 
moqué ,  rien  de  ridicule  qui  n'ait  été  par  eux  pris  un  instant  au  grand  tra- 
gique. Nous  les  appelons  des  êtres,  mais  c'est  dire  trop  ou  trop  peu  :  ce  sont 
<les  paradoxes  vivans  que  ces  railleurs  superficiels.  Ils  croient  pouvoir  tout 
dominer  parce  qu'ils  comprennent  tout;  ils  ne  reconnaissent  de  grand  que 
ce  qui  échappe  à  la  critique,  autant  vaut  dire  rien;  ils  abusent  d'ailleurs  du 
droit  de  juger  blanc  aujourd'hui  et  noir  demain,  toujours  suivant  l'inspira- 
tion de  leur  caprice  irresponsable,  et  toujours  avec  cette  raison  du  moment 
que  l'esprit  ne  manque  jamais  à  donner;  bons  camarades,  au  reste,  convives 
charmans  et  toujours  prêts  à  vous  venger  d'eux  sur  eux-mêmes,  pour  peu  que 
vous  ayez  soif  d'une  si  facile  vengeance.  Titmarsh  plaisante  la  France  en 
deux  ou  trois  endroits.  Il  se  moque  de  notre  accueil  empressé,  mais  vide,  de 
notre  affectuosité  bavarde,  mais  banale  et  stérile,  de  bien  des  choses  encore, 
et  peut-être  à  bon  droit.  Cependant,  comme  Titmarsh  est  Français  plus  qu'à 
moitié,  nous  gagerions  bien  qu'il  est  tout  prêt  à  nous  faire  ample  réparation 
du  mal  qu'il  a  dit  de  nous.  Quitte  à  recommencer  le  lendemain ,  si  quelque 
bonne  épigramme  naît  sous  sa  plume  ou  quelque  bonne  caricature  sous  son 
crayon. 

En  somme  pourtant,  et  moyennant  cette  humeur  particulière  qui  est  jus- 
tement le  contraire  d'un  bienveillant  éclectisme,  moyennant  cette  faculté 
d'observation  que  ne  dérange  aucun  parti  pris ,  moyennant  un  sang  froid 
parfait  et  une  remarquable  originalité  de  style,  Titmarsh  a  écrit  sur  l'Ir- 
lande un  des  livres  les  plus  agréables  et  les  plus  goûtés  qui  aient  paru  dans 
ces  dernières  années.  Nous  n'avons  pu  en  donner  qu'une  idée  fort  incom- 
plète; mais  comment  transvaser  une  si  subtile  humour^  comment  suivre  un 
si  agile  voyageur  ?  En  effleurant  notre  sujet ,  c'est-à-dire  son  livre,  nous  lui 
rendons  ce  qu'il  a  fait  pour  le  sien,  c'est-à-dire  l'Irlande;  et  nous  nous  dé- 
clarons très  satisfaits  si  cette  méthode  nous  a  réussi  comme  à  Titmarsh. 

O.  N. 


CHRONIQUE  DE  LA  QUINZAINE 


^0»04 


li  octobre  1843. 


Les  prévisions  du  parti  constitutionnel  se  réalisent  en  Espagne.  Les  élec- 
teurs reconnaissent  par  leurs  suffrages  la  légitimité  du  dernier  naouvement 
et  sanctionnent  la  déchéance  d'Espartero.  L'insurrection  de  Barcelone  et  de 
l'Aragon  i^'a  point  trouvé  d'appui  dans  les  populations  ni  de  complices  dans 
l'armée.  C'est  une  poignée  de  factieux  qui  ont  compté  sur  l'attitude  passive 
du  pays  et  la  faiblesse  des  autorités  provinciales.  L'Espagne  a  enfin  retrouvé 
quelques  hommes  d'action,  quelques  hommes  habiles  et  énergiques;  Narvaez 
à  Madrid ,  Prim  en  Catalogne,  ont  sauvé  la  cause  du  parti  constitutionnel 
et  de  la  reine.  Les  cortès  vont  éteindre  les  dernières  flammes  d'un  incendie 
qui  ne  trouve  plus  d'aliment.  Une  fois  la  reine  reconnue  majeure  et  investie 
du  plein  exercice  de  son  autorité  légale ,  l'insurrection  n*a  plus  ni  excuse  ni 
prétexte.  Les  hommes  égarés  rentreront  d'eux-mêmes  dans  le  devoir;  les 
chefs  et  les  instigateurs  de  l'émeute  chercheront  leur  salut  dans  la  fuite , 
jusqu'au  jour  où  une  amnistie  pourra,  sans  danger  pour  la  chose  publique, 
ramener  tous  les  Espagnols  dans  leurs  foyers. 

Notre  ambassadeur  en  Espagne,  s'il  est  désigné,  n'est  pas  encore  nommé. 
M.  Bresson  est  encore  à  Berlin  et  n'a  pas  remis  ses  lettres  de  rappel.  Notre 
gouvernement  attend  probablement  les  premières  délibérations  des  cortès  et 
la  proclamation  solennelle  de  la  majorité  de  la  reine.  Il  sera,  en  effet,  con- 
venable que  notre  ambassadeur  se  rende  à  Madrid  dès  que  la  majorité  de  la 
reine  aura  été  portée  officiellement  à  la  connaissance  des  gouvernemens 
étrangers. 

C'est  alors  que  s'accomplira  le  mouvement  diplomatique  qui  amènera 


REVUE  —  CHRONIQUE.  309 

M.  le  marquis  de  Dalmatie  à  Berlin  et  laissera  la  place  de  Turin  vacante 
pour  M.  de  Salvandy.  M.  de  Dalmatie  a  honorablement  terminé  sa  mission 
près  de  la  cour  de  Sardaigne  par  un  traité  de  commerce  qui ,  sans  établir 
entre  les  deux  pays  tous  les  rapports  commerciaux  qui  devraient  les  unir, 
leur  sera  néanmoins  fort  utile.  Sans  doute  ce  n'est  pas  notre  librairie  qui 
peut  en  attendre  un  grand  soulagement.  Au-dessus  des  lois  commerciales, 
existe  en  Piémont,  comme  dans  presque  tous  les  états  italiens,  une  censure 
minutieuse,  tracassière,  inexorable;  ajoutons,  pour  être  vrais ,  une  censure 
qui  aggrave  la  maladie  qu'elle  a  la  prétention  de  prévenir,  car  c'est  une  idée 
étrange  de  croire  que  l'Italie  puisse  être,  comme  un  nouveau  Paraguay, 
mise  à  l'abri  de  toute  invasion  de  la  pensée,  de  ce  poison  dont  le  nom  seul 
met  en  alarme  toutes  les  polices  de  la  péninsule.  La  censure  n'arrête  pas  les 
poisons  les  plus  subtils  et  les  plus  délétères;  elle  n'arrête  que  les  livres,  que 
les  publications  où  se  trouverait  l'antidote.  Ce  ne  sont  pas  les  pauvretés  dont 
la  censure  favorise  l'impression  qui  peuvent  neutraliser  l'effet  des  doctrines 
perverses  et  subversives  qui  pénètrent  toujours  à  travers  les  mailles  des  ré- 
seaux de  la  police.  Ceux  auxquels  on  défend  la  quantité  et  la  variété  recher- 
chent avidement  la  qualité,  c'est-à-dire  tout  ce  qui  paraît  de  plus  incisif,  de 
plus  audacieux,  de  plus  monstrueux.  A-t-on  jamais  vendu  sous  le  manteau 
que  des  choses  horribles.^  Il  est  tel  livre  que  nous  n'avons  jamais  lu  ni  vu, 
dont  personne  ne  s'occupe  en  France,  et  dont  l'existence  ne  nous  a  été  si- 
gnalée que  par  des  étrangers  qui  l'avaient  lu  et  relu  avec  délices  dans  leurs 
pays  de  censure.  On  se  demande,  en  vérité,  qu'est-ce  que  la  censure  prétend 
empêcher?  Qu'on  n'apprenne  qu'il  est  dans  le  monde  des  pays  libres,  des 
gouvernemens  représentatifs,  des  institutions  libérales?  Qu'on  ne  fasse  re- 
marquer que  rien  de  pareil  n'existe  en  Italie,  bien  qu'à  coup  sûr  les  Italiens 
n'aient  rien  à  envier  en  fait  de  lumières  et  de  progrès  aux  Belges,  aux  Bava- 
rois, aux  Badois,  aux  Grecs?  Qu'on  ne  démontre  que,  même  toute  idée  de 
constitution  à  part,  il  est  dans  plus  d'un  état  italien  d'énormes  abus  à  faire 
cesser,  d'urgentes  et  décisives  réformes  à  réaliser?  Grand  Dieu  !  qui  ne  sait 
tout  cela?  Est-ce  là  un  secret  pour  quelqu'un,  même  en  Italie?  Croit-on  que 
les  Italiens  l'ignorent,  parce  qu'il  ne  leur  est  pas  permis  de  le  crier  tout  haut? 
Imagine-t-on  que  tous  les  muets  sont  à  la  fois  sourds  et  aveugles? 

Parmi  les  dispositions  de  ce  traité,  il  en  est  une  dont  on  a  exagéré  l'im- 
portance :  celle  qui  frappe  le  transit  de  la  contrefaçon  belge.  Ce  transit  est 
en  réalité  très  minime.  Le  grand  débouché  pour  la  Belgique  en  Itahe,  c'est 
Livourne  :  par  là  elle  répand  ses  livres  dans  toute  la  péninsule  et  les  en- 
voie aux  îles  Ioniennes,  en  Grèce,  à  Smyrne,  en  Egypte,  à  Constantinople. 
Encore  le  midi  de  l'Europe  n'entre-t-il  que  pour  une  médiocre  part  dans  l'ex- 
ploitation de  la  contrefaçon.  C'est  surtout  le  Nord,  la  Russie,  le  Danemark, 
la  Hollande,  l'Angleterre,  puis  les  Amériques,  le  Brésil,  qui  alimentent 
les  principaux  comptoirs.  Les  journaux  de  Bruxelles  se  sont  élevés  contre  le 
traité  conclu  avec  la  Sardaigne,  moins  parce  qu'il  attaque  un  grand  intérêt 


310  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

actuel  que  parce  qu'ils  y  voient  une  menace  pour  l'avenir.  En  effet ,  si  la 
prohibition  établie  en  Sardaigne  s'étendait  sur  les  états  que  nous  venons  de 
nommer,  la  librairie  belge  pourrait  se  trouver  aux  abois,  et  c'est  là  le  juste 
sujet  de  ses  craintes.  Bien  des  obstacles  s'unissent  malheureusement  pour 
retarder  le  jour  d'une  transaction  entre  les  puissances  que  séparent  tant  d'in- 
térêts divers  et  de  préoccupations  politiques.  Il  n'en  faut  pas  moins  se  féli- 
citer qu'on  ait  introduit  dans  le  traité  sarde  le  principe  qui  atteint  le  transit 
de  la  contrefaçon  belge. 

Au  surplus,  le  traité  qu'on  vient  de  signer  avec  la  Sardaigne  est  peut-être 
digne  d'attention  plus  encore  sous  le  rapport  politique  que  sous  le  rapport 
commercial.  On  peut  y  voir  le  signe,  Tannonce  d'une  politique  nouvelle,  d'une 
politique  conforme  à  l'esprit  de  notre  temps  et  à  la  situation  des  diverses 
puissances.  L'Italie  ne  renferme,  à  vrai  dire,  que  trois  états  importans,  et  dont 
l'indépendance  puisse  être  réelle,  le  royaume  des  Deux-Siciles,  le  royaume 
de  Sardaigne,  les  états  du  pape;  tout  le  reste  est  sous  la  domination  ou  sous 
l'influence  directe  de  l'Autriche.  Toutes  les  fois  qu'un  petit  état  fait  acte 
d'indépendance,  toutes  les  fois  même  qu'il  ne  cède  à  un  ascendant  irrésistible 
qu'avec  mesure  et  dignité,  il  a  d'autant  plus  droit  à  nos  éloges  que  sa  situa- 
tion est  plus  difflcile.  Mais,  après  tout,  peut-on  croire  que  les  princes  qui 
régnent  à  Parme,  à  Modène,  à  Florence,  rompront  avec  leurs  traditions, 
leurs  habitudes,  leurs  affections  personnelles,  leurs  sentimens  de  famille?  Les 
-causes  de  déférence  et  d'adhésion  vis-à-vis  de  l'Autriche  n'existent  pas  à 
Rome,  à  Naples,  à  Turin.  Il  n'est  pas  moins  vrai  qu'à  partir  de  1815  jusqu'à 
ces  derniers  temps,  l'influence  de  l'Autriche  sur  ces  trois  cours  était  incon- 
testable et  presque  sans  bornes.  Il  n'y  avait  rien  là  d'étonnant.  C'était  une 
conséquence  prévue  de  la  position  que  les  évènemens  et  le  congrès  de  Vienne 
avaient  faite  à  l'Autriche.  Les  princes  rétablis  n'étaient  remontés  sur  le  trône 
qu'en  tremblant  :  ils  avaient  peur  de  tout;  ils  regardaient  les  nations  comme 
des  volcans,  et  toute  idée  libérale  comme  un  feu  souterrain  pouvant  à  chaque 
Instant  amener  l'explosion.  De  crainte  de  se  tromper  et  de  tomber  dans  un 
piège,  ils  qualifiaient  d'idée  libérale,  révolutionnaire,  abominable,  toute  me- 
sure un  peu  nouvelle,  toute  garantie  d'une  bonne  et  sage  administration. 
L  Autriche  n'avait  garde  de  les  rassurer.  Leurs  terreurs  faisaient  sa  force; 
c'est  d'elle  qu'ils  attendaient  aide  et  protection.  Seulement  elle  s'appliquait 
alors,  par  une  politique  dont  elle  n'aurait  pas  dil  se  départir,  à  gouverner  ses 
provinces  italiennes  avec  une  modération  et  une  habileté  qui  rendaient  plus 
frappantes  les  erreurs  et  les  sévérités  des  administrations  sarde  et  pontificale. 
Les  commotions  politiques  de  1820  et  1821  modifièrent  profondément  cet 
vStat  de  choses.  L'Autriche  octroya  aux  gouvernemens  absolus  de  la  péninsule 
italienne  une  protection  active,  armée,  qui  ressemblait  fort  à  un  acte  de  su- 
zeraineté. Jusque-là  elle  ne  faisait  que  jouer  son  rôle;  elle  le  jouait  habile- 
ment. On  lui  avait  abandonné  l'Italie;  elle  en  faisait  à  son  gré.  Il  lui  impor- 
tait de  prouver  qu'en  Italie  tout  se  pouvait  avec  elle,  et  que  rien  n'était  pos- 


REVUE  — CHRONIQUE.  311 

sible  sans  elle.  L'ataissement  des  gouvernemens  locaux  rehaussait  dans  l'opi- 
nion des  peuples  la  puissance  autrichienne.  Les  hommes  du  Midi,  avec  leur 
vive  imagination  et  leur  amour  des  choses  sensibles,  résistent  difficilement 
aux  prestiges  de  la  puissance,  si  elle  sait  se  donner  les  apparences  de  la  gé- 
nérosité et  de  la  grandeur.  L'Autriche  pouvait  préparer  de  grandes  choses; 
rien  ne  lui  était  plus  facile  :  elle  n'en  fit  rien.  Sous  les  inspirations  person- 
nelles d'un  monarque  dont  l'histoire  dira  un  jour  combien  le  cœur  était  dur, 
l'ame  sans  élévation  et  l'esprit  étroit,  l'administration  autrichienne  en  Italie/: 
devint  à  son  tour  tracassière  et  violente.  On  vit  un  prince  dont  la  bonhomie/S^i 
bourgeoise  n'était  sincère  que  pour  ceux,  peuples  et  individus,  qui  se  pros 
ternaient  devant  tous  ses  préjugés,  se  faire  le  geôlier  impitoyable  de  l'élite 
de  ses  sujets.  Les  gouvernemens  italiens  gagnèrent  ce  jour-là  leur  procès 
Tout  le  monde  comprit  en  effet  qu'il  n'y  avait  rien  à  espérer  de  l'étranger, 
pas  même  une  douce  servitude,  et  qu'il  fallait  du  moins  pouvoir  se  consoler 
de  l'absence  de  liberté  par  l'indépendance  de  son  pays.  Ajoutons,  pour  être 
justes,  que  d'ailleurs  l'esprit  de  réforme  a  pénétré  dans  les  administrations 
italiennes,  en  particulier  à  Naples,  en  Toscane,  en  Piémont.  Le  gouvernement 
pontifical  est  le  seul  qui  n'ait  pas  suivi  le  mouvement  général.  Rome  n'a  pas 
su  appliquer  au  gouvernement  temporel  cette  habileté,  cet  esprit  d'observa- 
tion, cette  prudence  que  nul  ne  lui  refuse  dans  le  gouvernement  des  choses 
de  l'église.  C'est  là  sans  doute  une  des  causes  des  troubles  qui  agitent  inces- 
samment les  états  du  pape. 

L'influence  des  évènemens  de  1815  et  de  1821  commençait  à  s'affaiblir. 
Les  gouvernemens  italiens  éprouvaient  quelques  velléités  d'indépendance.  Si 
l'Autriche  n'avait  pas  perdu  de  terrain ,  il  est  sûr  du  moins  qu'elle  n'en  avait 
point  gagné.  Quinze  ans  s'étaient  écoulés  sans  profit  pour  elle,  lorsque  le 
tocsin  de  la  révolution  de  juillet  serra  de  nouveau  autour  de  l'Autriche  tous 
les  gouvernemens  de  l'Italie.  Au-delà  des  Alpes  et  au-delà  du  Rhin,  la  haute 
police  ne  cherchait  qu'à  réveiller  les  anciennes  méfiances  contre  la  France, 
qu'on  représentait  comme  voulant,  à  tout  prix  et  sous  tous  les  rapports,  re- 
commencer l'ère  de  1792.  On  aura  peine  à  croire  un  jour  que  ce  ridicule 
épouvantail  ait  pu,  pendant  quelques  années,  servir  de  moyen  efficace  dans 
les  combinaisons  de  la  politique  européenne.  Aujourd'hui,  sauf  quelques 
incorrigibles  badauds,  tout  le  monde  sait  et  reconnaît  que  la  France  n'a  nulle 
envie  de  guerre  et  de  conquête;  que,  loin  de  songer  à  aucune  agression, 
elle  ne  s'est  occupée  que  de  rendre  impossible  toute  agression  contre  elle- 
même.  Qu'on  juge  la  politique  française  comme  on  voudra,  nul  ne  peut  nier 
qu'elle  ne  soit  essentiellement  pacifique,  éloignée  de  tout  empiétement,  de 
toute  violence,  et  toujours  convaincue  que  l'habileté,  l'équité  et  la  patience 
peuvent  résoudre  par  les  voies  de  la  paix  les  questions  même  les  plus  ardues 
et  les  plus  compliquées.  Les  faits  ont  abondamment  prouvé  que  ce  ne  sont 
pas  là  dans  la  bouche  du  gouvernement  français  de  vames  paroles.  Il  a  bien 
montré  que  rien  ne  pouvait  le  détourner  des  voies  pacifiques,  ni  les  tenta- 
tions les  plus  irritantes  ou  les  plus  séduisantes ,  ni  les  plus  amères  critiques. 


312  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

A  la  lumière  de  ces  faits  se  dissipe  cette  ténébreuse  politique  de  craintes, 
de  méfiances  et  de  rancunes  dont  on  avait,  je  dirais  presque  enveloppé  les 
cabinets  allemands  et  italiens  après  la  révolution  de  1830.  Les  princes  de  ces 
états  retrouvent  aujourd'hui  leur  liberté  d'esprit.  Le  vasselage  vis-à-vis  de 
l'Autriche  pouvait  leur  être  bon  lorsqu'ils  redoutaient  les  attaques  delà  France. 
Primo  vivere.  Aujourd'hui  que  ce  vasselage  ne  serait  qu'un  abaissement  sans 
but ,  nous  sommes  convaincus  qu'ils  songent  à  leur  émancipation ,  et  nous 
aimons  à  penser  que  le  traité  que  nous  venons  de  conclure  avec  la  Sardaigne 
en  est  un  symptôme.  Ils  peuvent  aujourd'hui  s'élever  de  la  politique  autri- 
chienne à  la  pohtique  européenne;  car  il  ne  s'agit  pas  de  changer  de  maître, 
de  transporter  à  l'Angleterre  et  à  la  France  l'influence  qu'exerçait  l'Autriche  : 
ce  qui  leur  importe,  c'est  d'être  eux-mêmes,  d'avoir  leur  libre  action,  de  pou- 
voir sans  crainte  se  décider  dans  chaque  question,  conformément  aux  intérêts 
de  leur  pays.  Cette  politique  sera  aussi  nouvelle  qu  elle  est  équitable  et  digne. 
Le  gouvernement  autrichien  ne  pourra  point  ne  pas  s'y  résigner.  Les  popu- 
lations italiennes  s'attacheront  d'autant  plus  à  leurs  gouvernemens,  qu'elles 
les  verront  affranchis  de  l'étranger.  Qu'on  se  persuade  une  fois  qu'on  ne  peut 
aujourd'hui  refuser  impunément  toute  satisfaction  aux  sentimens  moraux  des 
peuples  qu'on  gouverne.  Si  on  leur  refuse  la  liberté,  qu'on  leur  permette  du 
moins  de  penser  qu'ils  obéissent  à  un  gouvernement  indépendant  et  digne. 

La  grande  affaire  des  soufres  de  Sicile  vient  d'avoir  un  dénouement  peu 
en  rapport  avec  le  bruit  qu'elle  a  fait  dans  le  monde.  Les  réclamations  des 
négocians  anglais  qui  se  prétendaient  lésés  par  l'établissement  du  monopole 
ont  été  examinées  par  un  comité  spécial,  et  l'indemnité  qui  leur  était  due  a 
été  fixée  à  cent  trente  mille  ducats  napohtains.  C'est  pour  cette  modique 
somme  qu'on  a  failli  allumer  la  guerre  entre  l'Angleterre  et  le  royaume  de 
Naples.  Les  négocians  anglais  n'ont  pas  borné  là  le  calcul  des  bénéfices  qu'ils 
espéraient  tirer  de  cette  affaire.  Ils  ont  demandé  que  l'intérêt  de  leurs  cent 
trente  mille  ducats  fût  fixé  à  six  pour  cent,  prétendant  qu'ils  n'en  seraient 
payés  que  dans  plusieurs  années.  Le  chevalier  Ferri,  ministre  des  finances 
du  roi  de  Naples ,  leur  a  répondu  en  donnant  l'ordre  au  chef  du  trésor  de 
payer  immédiatement  la  somme  totale.  Aussi  le  Times  disait-il  récemment 
que  les  Anglais  qui  ont  eu  affaire  au  gouvernement  napolitain  n'ont  à  se 
plaindre  que  d'avoir  été  payés  trop  tôt.  Déjà  ce  même  ministre  avait  donné, 
dans  cette  même  affaire  des  soufres,  un  exemple  plus  frappant  du  bon  état 
des  finances  napolitaines.  La  compagnie  Taix,  à  laquelle  a  été  allouée  une 
somme  de  trois  millions  de  ducats,  insistait  aussi  pour  que  l'intérêt  lui 
fût  payé  à  six  pour  cent.  Le  chevalier  Ferri  a  mieux  aimé  payer  comptant 
ces  trois  millions  de  ducats,  moitié  la  première  année,  moitié  la  seconde.  De 
.tels  faits  font  honneur  à  l'administration  du  chevalier  Ferri  et  au  bon  ordre 
.^ue  le  roi  Ferdinand  a  introduit  dans  les  finances  de  son  royaume. 

L'Angleterre  vient  d'accomplir  son  œuvre  avec  la  Chine,  et  cette  œuvre  est 
\line  grande  chose.  Voilà  donc  un  immense  empire,  un  marché  de  trois  à 
quatre  cents  millions  d'hommes  ouvert  sous  des  conditions  très  équitables  au 


REVUE.  —  CHRONIQUE.  313 

commerce  et  à  l'industrie  de  l'Europe.  Si  le  génie  fiscal,  et,  ce  qui  est  mille 
fois  plus  absurde  et  plus  malfaisant,  le  système  prohibitif,  ne  viennent  pas 
rendre  illusoires  les  succès  de  la  politique ,  il  peut  y  avoir  là  comme  la  dé- 
couverte d'un  nouveau  monde  pour  l'Europe.  Ajoutez  que  les  Chinois  ne 
sont  pas  des  sauvages.  Ils  sont  déjà  des  producteurs,  aidés  dans  leurs  travaux 
par  un  climat  qui  les  met  à  même  de  produire  ce  que  l'Europe  ne  produit 
pas;  mais  aussi  il  importe  de  ne  pas  oublier  que  les  travailleurs  ne  manquent 
pas  à  la  Chine,  et  que,  si  la  race  mongole  rencontre  plus  vite  que  la  race  cau- 
casienne les  bornes  de  sa  puissance  d'invention ,  elle  est  eu  revanche  douée 
d'un  rare  talent  d'imitation ,  d'une  patience  et  d'une  persévérance  à  toute 
épreuve.  En  lui  inspirant  le  goût  des  choses  européennes  sans  lui  offrir  les 
moyens  de  se  les  procurer  par  l'échange  de  ses  propres  denrées,  on  ne  ferait 
qu'encourager  en  Chine  l'imitation  de  nos  produits.  Nous  aimons  à  croire 
que  la  légation  française  ne  tardera  pas  à  mettre  à  la  voile. 

Les  nouvelles  d'Afrique  sont  depuis  long-temps  rassurantes.  D'un  côté, 
Abd-el-Kader  est  hors  d'état,  en  ce  moment  du  moins,  de  rien  entre- 
prendre de  grave  contre  notre  domination  dans  le  pays;  de  l'autre,  l'œuvre 
de  la  colonisation ,  sans  avoir  atteint  le  point  auquel  on  aurait  pu  la  con- 
duire, a  cependant  fait  quelques  pas,  et  laisse  concevoir  aujourd'hui  d'assez 
brillantes  espérances.  On  entre  enfin  avec  quelque  résolution  dans  le  sys- 
tème dont  nous  n'avons  cessé  de  demander  l'application.  Il  n'y  a  pas  de 
mezzo  termine  en  Algérie  :  ou  abandonner  un  territoire  dont  on  ne  saurait 
que  faire,  ou  le  coloniser.  Le  système  d'une  guerre  qui  absorbe  des  sommes 
énormes  et  retient  sur  le  rivage  africain  une  partie  si  importante  de  notre 
armée,  ne  peut  être  que  temporaire,  passager.  Le  prolonger  indéOniment 
serait  une  folie.  Une  vaste  et  forte  colonisation  peut  seule  nous  permettre  de 
limiter  nos  sacrifices  annuels  sans  compromettre  la  dignité  de  la  France  et 
la  sûreté  de  nos  possessions. 

A  l'intérieur,  rien  de  nouveau,  tout  est  calme;  le  calme  vient  souvent  de  la 
santé,  souvent  aussi  il  y  conduit  :  comme  cause  ou  comme  effet,  il  faut  donc 
toujours  s'en  féliciter.  Le  calme  ne  nuit  qu'aux  journaux.  C'est  une  rude 
besogne  que  d'avoir  à  émouvoir  un  public  qni  n'est  plus  émouvable  : 

Et  la  rame  inutile 
Fatigue  vainement  une  mer  immobile. 

Dans  ces  momens  de  tranquillité  stagnante,  il  n'y  a  de  ressource  pour  la  cu- 
riosité publique  que  dans  les  petites  querelles  qui  ne  manquent  jamais  de 
s'élever  entre  les  partis  ou  entre  les  hommes.  Lorsque  rien  ne  préoccupe 
vivement  la  pensée  publique ,  on  dirait  qu'il  y  a  des  hommes  empressés  à 
saisir  ce  moment  de  trêve  pour  se  montrer,  espérant  que  le  public  alors  aura 
le  temps  de  s'occuper  d'eux,  faute  de  mieux.  Pendant  le  spectacle,  ils  se  tai- 
sent <;t  ils  font  bien;  l'entr'acte  venu,  ils  vont  se  poser  au  foyer,  et  ils  y 

TOME  IV.  21 


Sik  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

jouent  je  ne  sais  combien  de  petites  pièces ,  mais  il  faut  à  ces  petites  pièces 
leur  auditoire  particulier  :  elles  plaisent  peu  au  vrai  public. 

Voulez-vous  aujourd'hui  vous  mettre  au  régime  des  petites  villes?  Oh  !  alors 
vous  n'aurez  que  l'embarras  du  choix.  Les  petites  querelles  abondent,  les 
débats  minutieux  pleuvent  de  tous  côtés;  on  se  dispute  à  droite,  à  gauche, 
au  milieu,  partout.  Querelle  entre  les  journaux  légitimistes  et  républicains, 
et  question  de  savoir  si,  en  1815,  à  Grenoble,  M.  de  Genoude  a  cassé  sou 
sabre  contre  la  baïonnette  d'un  de  nos  soldats;  à  quoi  M.  de  Genoude  répond 
qu'en  1813  il  priait  pour  détourner  l'invasion  étrangère  loin  du  sol  français. 
A  Dieu  ne  plaise  que  nous  voulions  entrer  dans  cette  querelle!  M.  de  Ge- 
noude nous  écrirait  quelque  longue  lettre;  nous  dirons  seulement  que ,  pour 
notre  compte,  nous  savons  gré  aux  journaux  républicains  de  n'avoir  pas  pu 
supporter  plus  long-temps  les  équivoques  et  les  réticences  que  contenait  leur 
prétendue  union  avec  les  légitimistes.  Il  faut  pour  unir  deux  partis  opposés, 
il  faut  mieux  que  les  finesses  de  quelques  intrigans ,  il  faut  même  plus  que 
l'estime  réciproque  que  peuvent  avoir  les  uns  pour  les  autres  les  honnêtes 
gens  des  deux  partis,  il  faut  un  but  commun;  or,  les  uns  ont  pour  but  la  ré- 
publique et  les  autres  Henri  V.  L'accord  réel  est  donc  impossible,  et,  quant 
à  singer  l'amour  et  l'amitié,  cela  ne  peut  convenir  qu'à  ceux  qui  se  sont  habi- 
tués à  porter  un  masque.  Tel  n'est  pas  le  parti  républicain  :  il  vise  à  une  chi- 
mère et  à  un  malheur;  mais  il  y  vise  franchement. 

Nous  avons  parlé  d'Henri  V.  Le  duc  de  Bordeaux  a  été  passer  quelques 
jours  à  Berlin;  il  est  en  ce  moment  en  Angleterre.  Il  a  été  et  il  sera  partout 
reçu  en  prince,  nulle  part  en  prétendant.  Nous  ne  savons  pas  si  le  duc  de 
Bordeaux  a  de  l'ambition;  nous  sommes  plutôt  disposés  à  croire  qu'il  a  dv* 
bon  sens,  et  les  voyages  qu'il  a  déjà  faits,  ceux  qu'il  fait  en  ce  moment  ont 
dû  singulièrement  l'éclairer  sur  sa  situation.  Il  ne  voyage  pas  au  hasard;  il  a 
soin  de  faire  savoir  où  il  veut  aller,  afin  de  pressentir  l'accueil  qu'il  recevra. 
Il  a  dû  remarquer  que  personne  aujourd'lmi  n'était  embarrassé  de  le  rece- 
voir, parce  que  personne  ne  songe  à  le  recevoir  comme  un  prétendant.  Il  n'y 
a  à  cet  égard  dans  les  princes  dont  il  visite  les  états  aucun  doute,  aucune 
irrésolution.  Fort  décidés  à  vivre  en  bonne  intelligence  avec  la  France  et  à 
tenir  le  roi  Louis-Philippe  pour  très  légitime  roi  des  Français,  ils  reçoivent 
le  duc  de  Bordeaux  de  manière  à  bien  lui  montrer  que  leur  décision  est 
prise.  Ils  rendent  à  l'homme  et  à  sou  rang  tout  ce  qu'ils  lui  doivent;  mais 
ils  n'accordent  rien  à  ses  prétentions,  s'il  en  a.  Enfin,  ce  qui  doit  achever 
d'éclairer  le  duc  de  Bordeaux  sur  sa  fortune,  c'est  que  le  seul  prince  qui, 
sans  avoir  rompu  avec  la  France,  passe  pour  avoir  peu  d'affection  pour  la 
monarchie  de  juillet,  l'empereur  de  Russie,  est  le  seul  que  le  duc  de  Bordeaux 
n'a  jamais  pu  rencontrer,  quoiqu'il  l'ait  désiré,  dit-on,  le  seul  aussi  dont  il 
n'ait  pas  encore  visité  les  états,  et  nous  concevons  la  réserve  de  l'empereur 
de  Russie.  Il  ne  veut  pas  recevoir  le  duc  de  Bordeaux  comme  prétendant  :  ce 
serait  se  séparer  de  l'Europe;  il  ne  veut  pas  non  plus  le  recevoir  seulement 


I 


REVUE.  —  CHRONIQUE.  315 

comme  prince,  ce  qui  serait  accepter  d'une  manière  personnelle  l'état  de 
choses  établi  en  France;  il  aime  mieux  l'éviter. 

Quoiqu'il  s'agisse  de  princes,  tous  ces  manèges,  plus  ingénieux  que  grands, 
n'ont  rien  qui  puisse  intéresser  vivement  le  public.  INous  ne  trouvons  pas 
non  plus  que  la  mauvaise  humeur  que  quelques  journaux  allemands  ont 
montrée  du  voyage  que  la  reine  d'Angleterre  a  fait  à  Eu  soit  bien  noble  et 
bien  digne.  La  reine  Victoria  aurait  bien  fait,  disent  ces  journaux,  de  se  sou- 
venir de  la  visite  que  le  roi  de  Prusse  lui  a  faite  à  Londres,  au  moment  du 
baptême  du  prince  de  Galles,  et  elle  aurait  dû  rendre  à  Berlin  la  visite  reçue, 
avant  d'en  faire  une  à  Eu.  On  espère  même  que,  l'année  prochaine,  la  reir.e 
viendra ,  sur  son  beau  yacht ,  jusqu'à  Cologne  rendre  hommage  au  Rhin 
allemand ,  et  que  là  elle  sera  reçue  sur  la  terre  prussienne  par  le  roi  de 
Prusse.  Les  choses  qui  touchent  aux  souverains  ont  aussi,  comme  on  le  voit, 
quelque  arrière-goût  de  commérage.  C'est  l'effet  de  la  saison.  Tout  le  monde 
est  en  villégiature,  et  les  médisances  de  châteaux  remplacent  les  débats  des 
chambres. 

Pour  nous  faire  prendre  patience  sans  doute  jusqu'à  l'ouverture  des  débats 
parlementaires,  nous  avons  les  séances  du  conseil  municipal  d'Angers.  Là, 
on  joue  à  qui  mieux  mieux  au  gouvernement  représentatif.  Le  conseil  muni- 
cipal refuse  au  maire  son  concours,  comme  la  chambre  des  députés  de  1830 
refusait  son  concours  au  ministère  nommé  par  Charles  X,  et  un  légitimiste, 
M.  Freslon,  membre  de  ce  conseil  municipal,  trouve  que  cela  se  ressemble 
si  bien,  qu'il  triomphe  de  cette  revanche  que  le  conseil  municipal  d'Angers, 
en  1843,  prend  sur  la  chambre  libérale  de  1830,  la  battant  par  ses  propres 
armes  et  la  convainquant  par  ses  propres  argumens.  IVous  espérons  que  cette 
terrible  expiation  imposée  à  la  révolution  de  juillet  vaudra  au  moins  à  cette 
révolution  le  pardon  de  M.  Freslon.  Elle  n'y  peut  pas  gagner  moins. 

Nous  devons  parler  plus  sérieusement,  non  plus  des  querelles  qui  s'élèvent 
entre  le  clergé  et  l'université  (la  question  a  fait  un  pas),  mais  des  querelles 
ou  des  dissentimens  qui  s'élèvent  entre  les  membres  du  clergé.  M.  l'arche- 
vêque de  Paris  avait,  comme  on  sait,  blâmé  et  désavoué  le  pamphlet  inti- 
tulé :  le  Monopole  universitaire.  Ce  blâme  et  ce  désavœu  ont  excité  la  bile 
de  M.  l'évêque  de  Chartres,  qui  a  fait  fort  aigrement  la  leçon  à  M.  Parche- 
vêque  de  Paris,  lui  reprochant  de  prendre  des  airs  de  chef  et  de  patriarche. 

Nous  avons  pu  croire  pendant  quelque  temps  qu'il  n'y  avait  que  la  queue 
du  parti  ecclésiastique  qui  prenait  fait  et  cause  pour  ce  triste  pamphlet;  mais 
voici  M.  l'évêque  de  Chartres  qui  l'érigé  en  évangile  de  vérité  :  oii  en  som- 
mes-nous? Et  ce  qui  nous  frappe  en  tout  ceci ,  ce  n'est  pas  seulement  l'in- 
curable aveuglement  des  exaltés  du  parti  ecclésiastique;  ce  qui  nous  frappe 
surtout,  nous  le  disons  avec  une  profonde  tristesse,  c'est  que  le  clergé  de- 
vient un  parti.  Il  en  prend  les  déplorables  allures,  nous  voulons  dire,  l'es- 
prit d'indiscipline  et  de  discussion ,  la  domination  des  exaltés,  l'ascendant  de 
la  queue  sur  la  tête  et  de  la  passion  fanatique  sur  le  zèle  prudent  et  mo- 

21. 


316  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

déré.  Il  change  son  admirable  hiérarchie,  qui  faisait  sa  force,  contre  l'orga- 
nisation violente  et  tumultueuse  des  partis.  Hélas!  le  clergé  se  vantait  d'avoir 
conquis  l'esprit  du  siècle;  nous  craignons  bien  plutôt  que  ce  ne  soit  l'esprit 
du  siècle  qui  ait  conquis  le  clergé,  et  nous  ne  nous  en  félicitons  pas,  car,  en 
faisant  cette  conquête,  le  siècle  a  perdu  un  des  remèdes  qui  lui  étaient  pré- 
parés :  le  malade  a  donné  son  mal  au  médecin  qui  devait  le  guérir.  11  y  avait 
en  effet,  nous  l'avons  cru  pendant  dix  ans ,  il  y  avait  un  corps  en  France,  un 
corps  autre  que  Parmée,  qui  gardait  le  secret  de  l'obéissance  hiérarchique, 
secret  perdu  partout  ailleurs.  Le  clergé  avait  le  dépôt  de  la  discipline  mo- 
rale, comme  l'armée  a  celui  de  la  discipline  matérielle.  Plaise  à  Dieu  que  le 
clergé  n'ait  pas  encore  dissipé  ce  dépôt  sacré  !  Plaise  à  Dieu  qu'il  puisse  en- 
core se  retirer  des  pièges  où  il  s'est  venu  prendre  !  Voici  des  évèques  qui  se 
blâment  et  qui  se  désavouent;  voici  un  prêtre  de  la  congrégation  de  Saint- 
Joseph  qui  se  met  à  la  tête  de  je  ne  sais  quelle  entreprise  d'éducation  sans 
avoir  consulté  son  supérieur,  et  que  son  supérieur  est  forcé  aussi  de  dés- 
avouer. Ce  sont  là  des  symptômes  dangereux.  L'orgueil  individuel,  l'esprit 
de  secte  ne  peut  tendre  à  se  substituer  au  principe  de  la  hiérarchie  catholique. 
Il  y  a  des  gens  qui  appellent  cela  une  régénération;  nous  y  voyons  une  mé- 
tamorphose, et  c'est  le  sort  de  toutes  les  métamorphoses  de  faire  toujours 
perdre  quelque  chose  au  métamorphosé.  jNous  savons  quel  clergé  nous 
avions  ;  nous  craignons  de  savoir  déjà  quel  clergé  nous  aurons  quand  il  sera 
changé  en  un  parti. 

Il  paraît  que  nos  chambres  ne  seront  convoquées  que  vers  la  fin  de  dé- 
cembre. On  commence  cependant  déjà  à  se  demander  quels  pourront  être 
les  gros  évènemens  de  la  session,  ce  qu'elle  produira  pour  les  partis,  pour  le 
ministère,  pour  le  pays.  Des  pronostics  faits  trois  mois  à  l'avance  sont,  à  vrai 
dire,  une  trop  grande  témérité.  Le  courage  nous  manque  pour  nous  aven- 
turer ainsi.  A  cette  heure,  la  question  de  la  liberté  de  l'enseignement  est  la 
seule  question  importante  qu'on  aperçoive  surgir  à  notre  horizon  politique. 
Or,  sur  cette  question,  si  le  débat  s'ouvrait  dans  ce  moment ,  il  y  aurait  une 
mêlée  probablement  bizarre,  une  confusion  inextricable.  En  sera-t-il  autre- 
ment dans  trois  ou  quatre  mois  ?  La  réponse  dépend ,  en  partie  du  moins, 
du  projet  que  M.  le  ministre  de  l'instruction  publique  élabore  en  ce  moment. 
Sans  doute,  quoi  qu'il  propose,  il  ne  donnera  jamais  pleine  satisfaction  à  ces 
opinions  extrêmes  qui  ne  servent,  dans  tous  les  débats  d'un  gouvernement 
régulier,  qu'à  donner  du  relief  aux  opinions  sensées  et  praticables;  mais  ils 
y  aura  beaucoup  d'hommes,  de  toutes  les  nuances  d'opinion,  qui,  dans  unfr^ 
question  si  déhcate  et  qui  touche  de  si  près  à  l'avenir  de  nos  enfans,  aux  de- 
voirs les  plus  sacrés  du  père  de  famille,  oublieront  complètement,  et  nous  le 
disons  à  leur  honneur,  les  querelles  et  les  intérêts  de  parti,  pour  chercher 
de  bonne  foi  la  solution  la  plus  propre  à  garantûr  les  droits  de  l'état,  et  l'ave- 
nir moral  et  politique  de  »la  jeunesse  française.  C'est  à  ces  hommes  que 
s'adressera,  nous  en  sommes  certains,  le  projet  de  M.  Villemain.  iSous  conip- 


REVUE.  —  CHRONIQUE.  317 

tons  sur  sa  longue  expérience  et  sur  sa  profonde  connaissance  des  choses 
de  l'enseignement.  Il  ne  s'agit  pas  de  gagner  une  bataille,  mais  de  concilier 
en  homme  grave  et  consciencieux  de  grands  intérêts,  des  forces  sociales  qui 
devraient  toujours  s'entr'aider  et  ne  jamais  se  combattre. 

A  mesure  que  la  France  agrandit  la  sphère  de  son  activité  commerciale, 
elle  se  met  dans  la  nécessité  d'augmenter  ses  forces  maritimes.  Fonder  des 
établissemens  coloniaux,  ouvrir  des  marchés  extérieurs  sans  proportionner  la 
puissance  navale  d'un  pays  au  développement  de  ses  spéculations  lointaines, 
ce  serait  une  déplorable  contradiction.  Notre  ministère  de  la  marine  doit 
donc,  par  la  force  des  choses,  devenir  une  de  nos  administrations  les  plus 
considérables  et  les  plus  actives.  Les  mesures  qui  ont  signalé  l'avènement  du 
nouveau  ministre  nous  font  espérer  que  M.  de  Mackau  ne  faiblira  pas  sous 
la  responsabilité  qu'il  accepte.  Ce  serait  peu  que  la  connaissance  exacte  de 
la  spécialité  qui  a  dignement  occupé  sa  vie,  si  elle  n'était  éclairée  par  une 
expérience  générale  des  hommes  et  des  affaires  de  son  temps.  M.  de  Mackau 
sait  qu'une  légitime  défiance  accueille  aujourd'hui  ces  grands  programmes 
de  réformes  dont  le  premier  effet  est  d'imposer  au  budget  un  surcroît  de 
charges,  et  qui  n'aboutissent  trop  souvent  qu'à  la  création  d'un  service  nou- 
veau en  faveur  de  quelques  protégés.  Les  améliorations  qu'il  annonce  dans 
sa  circulaire  du  9  octobre,  adressée  aux  préfets  maritimes,  sont  de  celles 
qui,  pour  être  réalisées,  n'exigent  que  de  l'énergie  et  de  la  vigilance.  A  une 
époque  où  l'on  est  trop  porté  à  s'exagérer  la  puissance  de  l'argent ,  il  faut 
applaudir  à  cette  neuve  et  féconde  parole  de  M.  de  Mackau  :  «  L'économie 
est  une  puissance.  » 

Malgré  la  réserve  qui  distingue  le  rapport  adressé  au  roi  en  date  du  9  sep- 
tembre, sur  l'état  financier  du  département  de  la  marine,  le  simple  énoncé 
des  faits  trahit  une  situation  assez  embarrassée.  Les  dépenses,  qui  depuis 
long-temps  excèdent  les  prévisions  du  budget,  ont  constitué  un  déficit  per- 
manent auquel  on  a  remédié  jusqu'ici  en  amoindrissant  les  approvisionne- 
mens  qui  devraient  exister  dans  les  magasins.  L'effectif  des  bâtimens  en 
service  ou  en  disponibilité  a  été  constamment  au-dessus  du  nombre  que  les 
chambres  ont  pris  pour  base  de  leurs  allocations.  Par  exemple,  en  1843,  au 
lieu  de  164  bâtimens  armés  ou  désarmés,  dont  mention  est  faite  au  budget, 
nous  en  avons  207,  dont  192  armés;  l'excédant  de  dépenses  occasionné  par  ce 
surcroît  d'armement  est  évalué,  pour  la  présente  année,  à  5,600,000  francs. 
La  construction  des  paquebots  transatlantiques ,  les  frais  de  premier  établis- 
sement pour  l'organisation  de  ce  service,  dépassent  de  plusieurs  millions  les 
sommes  accordées  à  cet  effet  par  les  chambres.  Les  rapports  qu'il  s'agit  d'éta- 
blir avec  la  Chine,  la  protection  des  intérêts  français  au  Sénégal,  ont  égale- 
ment nécessité  des  dépenses  exceptionnelles.  En  somme ,  au  dernier  renou- 
vellement du  ministère,  le  déficit  avoué  était  de  13,163,000  francs.  Or,  M.  de 
^lackau  déclare,  dans  son  rapport  au  roi,  qu'on  ne  doit,  en  aucun  cas,  essayer 
de  rétablir  l'équilibre  en  affaiblissant  notre  état  maritime,  en  désorganisant 


318  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

les  escadres;  il  met  un  terme  à  ces  anticipations  sur  les  approvisionnemens 
qui  finiraient  par  épuiser  les  réserves  de  nos  magasins;  il  fait  face  aux  besoins 
urgens  au  moyen  d'un  crédit  extraordinaire  dont  l'emploi  devra  être  con- 
trôlé à  la  première  session,  crédit  affecté  à  l'établissement  définitif  des  services 
transatlantiques,  à  l'expédition  en  Chine,  à  la  station  du  Sénégal.  Quant  au 
surplus  du  déficit,  espérons  qu'il  sera  atténué  avec  le  temps  par  ces  modestes 
réformes  qui  tendent  à  utiliser  toutes  les  ressources,  à  prévenir  les  abus  dans 
le  service  personnel  et  le  gaspillage  dans  l'administration.  La  condamnation 
des  bàtimens  trop  détériorés  pour  être  refondus  avec  avantage,  la  démolition 
de  ceux  qui  sont  laissés  à  flot,  quoique  depuis  long-temps  condamnés,  le  rem- 
placement des  magasins  flottans  par  des  magasins  à  terre,  plus  sûrs  et  moins 
dispendieux,  la  réduction  des  bàtimens  affectés  au  service  intérieur  des  ports, 
sont  assurément  des  mesures  de  bonne  économie.  C'est  encore  une  heureuse 
idée  que  celle  d'employer  autant  que  possible  les  navires  de  commerce  aux 
communications  et  aux  transports  de  l'état  :  ce  serait  du  même  coup  fournir 
du  travail  à  notre  marine  marchande,  trop  souvent  désœuvrée,  et  bénéficier 
sur  la  suppression  d'un  grand  nombre  de  ces  bàtimens  de  charge  dont  l'uti- 
lité est  loin  d'être  en  rapport  avec  les  frais  qu'ils  occasionnent. 

Il  va  bientôt  devenir  urgent  de  remplacer  les  matériaux  employés  par  an- 
ticipation, comme  nous  l'avons  dit ,  pour  remédier  à  l'insuffisance  des  fonds 
alloués  par  les  chambres.  La  décroissance  des  approvisionnemens  en  bois  de 
construction,  signalée  depuis  plusieurs  années  par  les  commissions  du  budget, 
est  alarmante.  En  1820,  avec  une  marine  moins  considérable  qu'aujourd'hui, 
il  existait  dans  les  arsenaux  168,000  stères  de  bois  de  construction;  main- i 
tenant  les  inventaires  n'en  accusent  plus  que  111,111 ,  et  on  assure  que  le  ^■ 
quart,  le  tiers  peut-être  de  cette  réserve,  est  de  mauvaise  qualité,  et  impropre 
à  l'usage  auquel  on  la  destine.  La  construction  des  bateaux  à  vapeur  devant 
augmenter  encore  la  consommation  de  ces  matériaux,  il  faudrait  moins  de 
dix  ans,  si  l'on  n'y  prenait  garde,  pour  épuiser  nos  approvisionnemens. 
Cette  pénurie,  en  cas  de  guerre,  mettrait  notre  marine  dans  l'impuissance 
de  réparer  ses  pertes;  elle  nous  livrerait  à  la  discrétion  des  négocians  étran- 
gers, ou ,  ce  qui  est  pis  encore  ,  à  la  merci  de  ces  agioteurs  qui  ne  sont  d'au- 
cun pays.  Le  nouveau  ministre  de  la  marine  a  sondé  le  mal  pour  en  préparer 
le  remède;  il  médite,  assure-t-on,  un  ensemble  de  mesures  qui  doivent  rele- 
ver, sur  un  pied  respectable,  notre  approvisionnement  de  prévoyance.  II  y 
aura  lieu  alors  de  rechercher  si  le  mode  actuel  d'adjudications  et  de  four- 
nitures n'entraîne  pas  de  graves  abus.  Nous  nous  promettons  de  revenir  avec 
détails ,  lorsqu'il  en  sera  temps ,  sur  toutes  les  tentatives  qui  seront  faites 
par  M.  de  Mackau  au  profit  de  notre  puissance  maritime.  Le  premier  devoir 
de  la  publicité  n'est-il  pas  d'appeler  l'attention  sur  les  actes  des  hommes 
d'état  bien  intentionnés ,  afin  qu'ils  puisent ,  au  besoin,  les  forces  qui  leur 
seraient  nécessaires,  dans  la  sympathie  de  ceux  qui  ont  à  cœur  les  intérêts 
du  pays  ? 


t 


REVUE.  —  CHRONIQUE.  Sl9 


I.E  PAB.TI  RUSSE  EX  GRECE. 

La  courte  révolution  qui  vient  de  s'accomplir  en  Grèce  mérite  une  atten- 
tion plus  sérieuse  que  celle  qu'on  paraît  disposé  à  lui  accorder.  On  semble 
généralement  la  considérer  comme  terminée;  il  se  pourrait  bien  qu'elle  ne 
fût  que  commencée,  et,  comme  les  conséquences  qu'elle  produira  seront 
peut-être  de  nature  à  amener  de  graves  complications  dans  les  relations  des 
puissances  européennes,  il  ne  saurait  être  sans  intérêt  de  rechercher  les 
Cluses  qui  l'ont  provoquée. 

On  soupçonne  généralement  que  le  gouvernement  russe  est  loin  d'avoir 
été  étranger  à  ces  évènemens.  Sans  vouloir  chercher  le  dessous  des  cartes , 
ce  qui  est  toujours  un  travail  très  problématique ,  il  suffit  d'avoir  recours 
aux  faits  et  aux  documens  écrits  pour  voir  que  les  procédés  acerbes  de  la 
cour  de  Saint-Pétersbourg  ont  certainement  contribué  à  compléter  la  dé- 
considération du  gouvernement  du  roi  Othon,  et  à  précipiter  le  mouvement 
du  3  (14)  septembre.  Ainsi  c'est  le  cabinet  russe  qui  le  premier  a  signalé 
publiquement  et  officiellement  à  l'Europe  le  gouvernement  grec  comme  un 
débiteur  insolvable.  Au  commencement  de  cette  année,  le  ministre  russe 
remit  au  ministre  des  affaires  étrangères  de  Grèce  une  note  conçue  dans  les 
termes  les  plus  durs,  et  dans  laquelle  il  était  dit  que  les  trois  puissances  pro- 
tectrices allaient  prendre  les  mesures  nécessaires  pour  s'assurer  le  paiement 
des  intérêts  de  l'emprunt.  Le  gouvernement  grec  répondit  en  demandant  de 
nouveaux  délais,  et  en  déclarant  l'impossibilité  absolue  où  il  se  trouvait  de 
satisfaire  à  ses  engagemens. 

A  cet  appel  pressant,  presque  désespéré,  le  gouvernement  français  répondit 
seul  d'une  manière  bienveillante.  Le  gouvernement  grec  avait  payé  jusqu'en 
1838  les  intérêts  de  l'emprunt  de  60  millions;  en  1838,  la  France  avait  changé 
le  mode  de  paiement;  elle  avait  payé  de  ses  propres  fonds  les  intérêts,  en 
comptant  pour  débiteur  direct  le  gouvernement  grec.  La  France  seule  avait 
agi  ainsi;  c'était  un  témoignage  de  bienveillance  envers  la  Grèce,  c'était  aussi 
un  moyen  d'action  que  nous  conservions  sur  ce  royaume.  Nous  y  perdions 
de  l'argent,  mais  nous  pouvions  y  gagner  de  l'influence.  Cette  protection  fut 
continuée  à  la  Grèce,  et  on  peut  se  rappeler  qu'au  mois  de  juillet  dernier,  le 
gouvernement  vint  demander  aux  chambres  un  crédit  de  527,000  francs  pour 
pourvoir,  à  défaut  du  gouvernement  de  la  Grèce,  au  semestre  échu  des  inté- 
rêts et  de  l'amortissement  de  l'emprunt.  Néanmoins,  comme  les  désordres  de 
l'administration  des  finances  grecques  menaçaient  de  se  perpétuer,  et  comme 
une  plus  longue  tolérance  eût  été  une  duperie,  le  gouvernement  français, 
tout  en  se  résignant  encore  à  payer,  se  joignit  aux  deux  autres  puissances 
pour  imposer  au  gouvernement  du  roi  Othon  l'adoption  de  réformes  indis- 
pensables. 


320  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

On  ne  peut  se  dissimuler  que  de  la  manière  dont  les  finances  de  la  Grèce 
étaient  administrées,  la  garantie  des  trois  puissances  était  singulièrement 
compromise.  Il  est  vrai  qu'ayant  voulu  créer  un  royaume,  elles  n'avaient  pu 
se  dispenser  de  lui  prêter  une  dot  pour  s'établir,  mais  il  était  bien  naturel 
qu'elles  prissent  leurs  précautions  pour  pouvoir  plus  tard  rentrer  dans  leurs 
fonds.  Aussi,  par  l'article  6  du  traité  de  1832,  il  avait  été  stipulé  que  la  Grèce 
appliquerait  au  paiement  des  intérêts  et  à  l'amortissement  de  l'emprunt  les 
premières  recettes  de  l'état.  Au  lieu  de  cela,  que  fit  le  gouvernement  grecPIi 
paya  l'intérêt  d'une  portion  de  l'emprunt  avec  une  portion  nouvelle  de  l'em- 
prunt même,  et  arriva  ainsi  à  une  complète  insolvabilité. 

Et  cependant,  le  nouveau  royaume  prospérait,  ses  ressources  augmentaient, 
et  ses  recettes  étaient  en  progrès.  D'oij  provenait  donc  cette  dilapidation  qui 
le  réduisait  à  de  pareilles  extrémités.?  Des  vices  de  l'administration,  et  des 
abus  de  l'invasion  bavaroise.  Le  fils  du  roi  de  Bavière  avait  été  choisi  par  les 
trois  puissances  protectrices,  ou  du  moins  par  la  France  et  l'Angleterre,  pour 
deux  raisons,  d'abord ,  parce  qu'il  vivait  sous  un  gouvernement  constitu- 
tionnel, et  qu'il  devait  être  ainsi  mieux  préparé  qu'un  autre  à  l'exercice  des 
institutions  parlementaires,  et,  en  second  lieu,  parce  qu'il  était  très  jeune,  et 
devait  avoir  plus  de  facilités  pour  se  façonner  aux  mœurs  de  sa  nouvelle 
patrie  que  n'en  aurait  eu  un  prince  déjà  formé.  Malheureusement,  le  roi 
Othon  ne  paraît  avoir,  jusqu'à  présent,  justifié  ni  l'une  ni  l'autre  de  ces 
espérances.  D'un  côté,  la  Grèce  n'a  pas  été  dotée  des  institutions  libres  qui 
lui  avaient  été  solennellement  promises;  de  l'autre,  le  roi,  ou  du  moins  son 
gouvernement,  ne  s'est  pas  nationalisé,  et  il  est  resté  bavarois  au  milieu  de 
la  Grèce.  C'est  cette  transplantation  d'une  colonie  allemande  à  Athènes  qui  a 
été  la  plaie  du  jeune  royaume.  Sauf  les  douze  millions  consacrés  à  l'indemnité 
turque,  le  reste  de  l'emprunt  fut  presque  entièrement  absorbé  par  le  bagage 
germanique  du  roi  Othon.  Seize  millions  furent  dépensés  pour  le  transport, 
l'entretien,  et  le  renvoi  de  l'armée  bavaroise  qui  occupa  le  pays  pendant 
quatre  ans.  La  Grèce  paya  pour  avoir  des  Allemands,  elle  paya  encore  pour 
ne  plus  en  avoir.  Ce  n'est  pas  tout;  le  roi  Othon,  se  méprenant  un  peu  sur  la 
portée  de  son  royaume  nouveau-né,  mit  son  petit  ménage  royal  sur  le  pied 
d'une  grande  maison.  Il  importa  à  Athènes  une  administration  toute  faite,  à 
compartimens,  sur  le  modèle  occidental,  à  peu  près  comme  ces  maisons  à 
plusieurs  étages,  qui  se  démontent  à  volonté,  et  qu'on  transporte  maintenant 
dans  les  colonies.  Il  se  donna  une  cour  sur  la  proportion  de  celle  des  anciens 
empereurs  byzantins,  et  des  sommes  énormes  passèrent  en  traitemens  de 
fonctionnaires  inutiles.  La  bureaucratie,  ce  produit  de  la  centralisation, 
s'abattit  avec  tous  ses  apanages  sur  un  pays  dont  toute  la  vie  administrative 
était  dans  les  municipalités,  et  le  papier  timbré  s'étendit  comme  un  crêpe 
sur  toute  la  surface  du  sol. 

Ce  fut  ce  défaut  d'assimilation  qui  indisposa  surtout  les  Grecs  contre  leur 
gouvernement.  Depuis  le  moment  où  ils  ont  été  constitués  en  peuple  libre, 


REVUE  —  CHRONIQUE.  321 

ils  n'ont  pas  eu  une  seule  administration  véritablement  autochtone.  Les  partis 
eux-mêmes  n'avaient  que  des  dénominations  étrangères;  il  y  avait  le  parti 
français,  le  parti  anglais,  le  parti  russe;  il  n'y  avait  pas  le  parti  grec.  C'est 
la  fatalité  des  puissances  secondaires;  elles  subissent  toujours  forcément  une 
tutelle.  Avec  la  régence  de  M.  Capo-d'Istrias,  ce  fut  le  parti  russe  qui  do- 
mina; avec  le  général  Coletti,  ce  fut  le  parti  français  qui  triompha;  avec 
M.  d'Armansperg,  le  parti  anglais.  Ce  n'est  point  qu'il  faille  déprécier  la 
dette  de  reconnaissance  que  la  Grèce  a  contractée  envers  les  trois  puissances 
protectrices.  C'est,  après  tout,  à  leur  intervention  autant  qu'à  ses  propres 
efforts,  quelle  dut  son  émancipation;  on  se  souvient  que,  lorsque  l'Europe 
mit  fin  à  la  guerre  de  Grèce,  les  Turcs  avaient  résolu  de  transporter  la  po- 
pulation entière  en  Afrique  pour  l'y  vendre  comme  esclave.  Mais  les  trois 
puissances  n'avaient  sans  doute  pas  entendu  que  la  Grèce  payât  son  indépen- 
dance du  prix  de  ses  libertés ,  et,  en  lui  donnant  une  monarchie  héréditaire, 
elles  lui  avaient  aussi  solennellement  promis  une  monarchie  constitution- 
nelle. 

L'introduction  du  système  représentatif  en  Grèce  n'y  eût  point  été  une 
importation  exotique  'comme  celle  d'une  cour  allemande.  Le  pays  en  avait 
tous  les  élémens  dans  ses  institutions  et  ses  franchises  municipales,  qui 
n'avaient  pas  cessé  d'être  en  vigueur,  même  sous  le  régime  absolu  des  pachas 
turcs.  Ce  n'est  pas  sans  raison  que,  sous  ce  rapport,  on  a  comparé  la  Grèce  à 
l'Espagne.  Toutes  deux,  sous  la  forme  de  gouvernement  la  plus  tyraiinique, 
conservaient  une  très  grande  part  d'indépendance  locale.  Le  village  grec 
était,  financièrement  et  judiciairement,  sous  l'autorité  de  ses  notables,  qui 
levaient  les  tributs  et  jugeaient  les  contestations  à  peu  près  comme  les  alcades 
et  les  ayuntamientos  en  Espagne.  Ce  fut  à  ces  institutions  que  les  deux  peu- 
ples durent  de  pouvoir  traverser  des  siècles  de  gouvernement  absolu  eu  con- 
servant des  habitudes  de  gouvernement  libre. 

La  cour  d'Athènes,  sous  la  direction  des  trois  cours  protectrices,  semble 
avoir  eu  pour  système  de  n'accorder  aux  Grecs  des  constitutions  libres  que 
une  aune,  avec  une  sorte  de  parcimonie  prudente,  comme  s'il  se  fût  agi  d'un 
peuple  entièrement  novice  dans  l'usage  de  la  liberté.  Ainsi ,  on  leur  laissa 
leurs  corporations  municipales  et  leurs  assemblées  provinciales,  on  leur  donna 
la  Uberté  de  la  presse,  le  jugement  par  jury,  la  publicité  des  débats  judi- 
ciaires, et,  au  milieu  de  tout  cela,  la  prérogative  royale  resta  sans  contrôle. 
On  leur  donna  presque  tout  ce  qui  fait  le  régime  constitutionnel,  excepté 
une  constitution;  et  même  lorsque,  il  y  a  deux  ans,  les  trois  cours  de  France, 
d'Angleterre  et  de  Russie,  voyant  enfin  que  le  gouvernement  hellénique  mar- 
chait droit  à  la  banqueroute,  lui  présentèrent  d'un  commun  accord  un  projet 
de  réformes,  elles  n'allèrent  pas  jusqu'à  y  prononcer  le  mot  de  constitution. 
Elles  indiquaient  seulement  des  changemens  à  faire  dans  l'ordre  adminis- 
tratif, et  abordaient  à  peine  ce  qui  touchait  à  l'ordre  politique. 

Le  tort  qu'eurent  les  trois  puissances  protectrices,  ce  fut  de  vouloir  retenir 
le  nouveau  royaume  hellénique  dans  un  état  prolongé  de  minorité,  qui  devait 


322  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

être  plus  favorable  à  leurs  desseins  respectifs.  L'influence  extérieure  avait 
naturellement  plus  de  prise  sur  un  roi  presque  enfant  et  sur  une  cour  beso- 
gneuse qu'elle  n'en  aurait  eu  sur  des  assemblées  délibérantes.  La  France  et 
l'Angleterre  oublièrent  trop  que  tout  ce  qui  tendrait  à  développer  la  natio- 
nalité grecque  ne  pouvait  qu'être  favorable  aux  intérêts  des  puissances  con- 
stitutionnelles de  l'Occident,  et,  par  la  même  raison,  contraire  aux  projets 
secrets  de  la  Russie.  C'était  là  le  lien  qui  devait  rattacher  l'une  à  l'autre 
la  France  et  l'Angleterre,  car  la  Russie  avait  tout  à  gagner  à  leur  rivalité. 
Par  malheur,  aucun  des  trois  partis  ne  songeait  à  réclamer  la  constitution 
tant  de  fois  promise  et  si  long-temps  différée  que  lorsqu'il  n'avait  plus  la 
prépondérance,  et  celui  des  trois  qui  avait  momentanément  la  haute  main 
dans  la  direction  des  affaires  trouvait  naturellement  qu'une  constitution  était 
une  chimère. 

C'est  ce  qui  explique  la  part  qui  est  attribuée  aux  manœuvres  du  cabinet 
de  Saint-Pétersbourg  dans  le  dernier  mouvement.  Tant  que  la  Russie  avait 
disposé  en  Grèce  d'une  influence  exclusive,  comme  sous  le  gouvernement  de 
M.  Capo-d'Istrias,  elle  avait  été  plus  royaliste  que  le  roi;  quand  elle  vit  le 
pouvoir  lui  échapper,  comme  dans  ces  dernières  années,  elle  se  fit  plus  na- 
tionale que  la  nation.  Ses  émissaires  travaillèrent  le  peuple  en  tout  sens,  et 
exploitèrent  sans  relâche  les  antipathies  dont  l'entourage  du  roi  était  l'objet. 
La  Russie  avait  d'ailleurs  le  plus  puissant  moyen  d'action  dans  la  religion; 
c'était  par  là  qu'elle  avait  le  plus  de  prise,  et  elle  inondait  la  Grèce  de  prédi- 
cations soit  par  des  brochures,  soit  par  la  presse  de  Constantinople,  dont  elle 
disposait.  Il  y  a  deux  ans,  elle  ne  s'était  jointe  qu'après  une  longue  résistance 
aux  représentations  modérées  que  les  cours  de  France  et  d'Angleterre  vou- 
laient adresser  au  gouvernement  du  roi  Othon.  Elle  voulait  la  constitution, 
et  rien  que  la  constitution.  M.  Guizot ,  sur  les  avis  toujours  prudens  de  M.  de 
Metternich,  penchait  alors  pour  l'établissement  d'un  sénat;  il  est  probable 
que  ce  projet  fut  remis  en  avant  dans  les  dernières  conférences  qui  ont  eu 
lieu  sur  les  affaires  de  la  Grèce,  car  tout  récemment  les  journaux  d'Orient 
dévoués  à  la  Russie  le  dénonçaient  avec  la  plus  grande  violence. 

C'était  surtout  contre  le  roi  Othon  qu'étaient  dirigés  tous  les  efforts  du 
parti  russe.  La  ccgiiarllla  était  incessamment  signalée  à  la  haine  et  à  la  ja- 
lousie du  peuple.  Quelque  temps  avant  la  dernière  révolution,  une  brochure 
publiée  à  Constantinople  avait  été  répandue  à  profusion  parmi  les  Grecs. 
Elle  avait  pour  titre  :  La  Providence  veille  toujours  sur  la  Grèce.  On  y  de- 
mandait le  renvoi  des  étrangers,  une  constitution  libérale,  et  enfin  un  roi 
d'origine  hellénique  et  de  religion  grecque.  La  Servie,  la  Moldavie  et  la 
Valachie,  y  disait-on  ,  bien  qu'elles  ne  fussent  pas  des  principautés  souve- 
raines, étaient  cependant  gouvernées  par  des  princes  de  leur  religion  et  de 
leur  nation.  Il  existait  encore,  dans  différentes  contrées  de  l'Europe,  des  des- 
cendans  de  la  famille  impériale  byzantine;  c'était  l'un  d'eux  qu'il  fallait 
choisir  pour  roi  de  la  Grèce.  Dans  d'autres  écrits,  le  parti  russe  excitait  contre 
le  roi  les  préjugés  religieux.  C'est  ainsi  qu'il  répandait  le  bruit  qu'après  avoir 


REVUE  —  CHRONIQUE.  323 

fait  bénir  publiquement  son  nouveau  palais  par  l'arcbevêque  grec,  il  l'avait 
fait  bénir  secrètement  une  seconde  fois  par  son  chapelain  catholique  pour  le 
purger  de  sa  première  bénédiction.  De  pareilles  choses  étaient  lues  avec  avi- 
dité en  Grèce,  et  le  peuple  y  ajoutait  foi.  C'était  encore  le  parti  russe  qui 
s'élevait  le  plus  violemment  contre  les  folles  dépenses  delà  cour,  qui  n'y  prê- 
taient que  trop,  du  reste,  et  contre  la  dilapidation  des  finances.  Il  rappelait 
alors  la  manière  dont  M.  Capo-d'Istrias  avait  refusé  le  traitement  de  1 80,000  f. 
qui  lui  était  offert,  et  citait  une  réponse  célèbre  qu'on  avait  mise  dans  sa 
bouche  à  cette  occasion.  Tout  enfin  s'accorde  à  prouver  que  la  Russie,  et 
par  des  moyens  détournés,  et  par  des  moyens  directs,  a  fait  tous  ses  efforts 
pour  provoquer  la  révolution  du  3  septembre. 

Maintenant,  cette  révolution  a-t-elle  tourné  à  son  avantage?  nous  ne  le 
croyons  pas. 

Le  but  du  parti  russe  était  une  révolution  dynastique  et  non  pas  une 
smple  révolution  constitutionnelle.  Déjà  quelque  temps  avant  que  le  mou- 
vement éclatât ,  les  correspondances  de  la  Grèce  disaient  que  le  peuple  ne 
voulait  plus  accepter  une  constitution,  et  qu'il  était  déterminé  à  se  débar- 
rasser de  la  dynastie  bavaroise.  C'est  ce  qui  explique  le  bruit  qui  courut  tout 
d'abord  que  le  roi  Othon  avait  été  forcé  de  s'embarquer  avec  sa  suite  d'Alle- 
mands, et  de  dire  adieu  à  son  royaume. 

Ces  prévisions  furent  déjouées.  Le  parti  russe  ou  nappiste,  comme  on 
l'appelle  en  Grèce,  avait  compté  que  le  peuple,  selon  une  expression  bien 
connue,  traverserait  la  liberté;  mais  le  peuple  a  eu  le  bon  esprit  de  s'arrêter. 
Il  avait  peut-être  aussi  compté  que  le  roi  refuserait  obstinément  toute  con- 
cession, mais  le  roi  a  eu  le  bon  sens  de  céder.  Double  désappointement.  La 
politique  des  nappistes  avait  été  de  développer  en  même  temps  chez  le  peuple 
un  sentiment  exalté  de  la  liberté,  et  chez  le  roi  une  idée  aveugle  de  sa  propre 
prérogative,  afin  d'amener  tôt  ou  tard  une  collision.  Ils  ont  cru  le  moment 
favorable,  et  pendant  qu'ils  travaillaient  activement  les  esprits  en  Grèce,  le 
cabinet  de  Saint-Pétersbourg,  de  son  côté,  a  pris  tout  à  coup  l'initiative  des 
mesures  les  plus  rigoureuses  envers  le  gouvernement  du  roi  Othon.  Les 
cours  de  France  et  d'Angleterre  se  sont  associées,  un  peu  légèrement  peut- 
être,  à  ce  redoublement  de  sévérité.  Déclarer  le  gouvernement  grec  en  état  de 
banqueroute  n'était  pas  un  moyen  de  lui  concilier  le  respect  de  son  peuple. 
Le  protocole  de  la  conférence  de  Londres  fut  rendu  public  à  Athènes  cinq 
jours  avant  la  révolution,  et  il  est  indubitable  qu'il  contribua  beaucoup  à  la 
précipiter. 

]Nous  ne  reviendrons  pas  ici  sur  les  évènemens  déjà  connus  du  3  septembre. 
On  sait  que  le  roi  Othon  n'a  cédé  qu'à  la  dernière  extrémité,  et  en  versani 
des  larmes  de  colère;  mais  on  dit  qu'avec  un  caractère  faible,  il  a  le  cœur 
droit  et  honnête,  et  qu'ayant  donné  sa  parole,  il  la  tiendra.  C'est  la  seule 
chance  qui  lui  reste  de  conserver  son  trône,  car  toute  tentative  de  réaction 
lui  serait  très  probablement  fatale.  Déjà  il  tient  par  bien  peu  de  racines  au 
sol  de  la  Grèce.  Le  bruit  qui  avait  été  répandu  de  la  grossesse  de  la  reine  s'est 


32i  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

trouvé  être  faux;  le  jeune  roi  n'a  pas  encore  de  dynastie,  et,  selon  toute  appa- 
rence, n'en  aura  pas.  Il  ne  faudrait  donc  pas  une  bien  grande  secousse  pour 
achever  la  ruine  de  ce  trône  improvisé. 

Dans  tous  les  cas,  le  rôle  de  la  France  et  de  l'Angleterre  est  bien  claire- 
ment tracé.  C'est  à  elles  surtout  qu'il  appartient  de  veiller  sur  la  Grèce.  Que 
la  Russie  se  trouve  au  nombre  des  puissances  protectrices,  ce  n'est  qu'un 
accident  diplomatique,  un  paradoxe.  La  Russie  est  l'ennemie  naturelle,  néces" 
saire,  de  la  Grèce.  Elle  a  en  Orient  une  politique  constante  qu'il  est  facile  de 
suivre  dans  la  part  qu'elle  a  toujours  prise  à  l'émancipation  successive  des 
provinces  slaves  :  c'est  de  créer  autant  que  possible  des  principautés  indépen- 
dantes, en  ayant  soin  de  les  créer  trop  faibles  pour  qu'elles  puissent  se  passer 
d'un  protectorat.  Ainsi  a-t-elle  fait  pour  la  Servie,  la  Moldavie,  la  Valachie; 
ainsi  voudrait-elle  faire  pour  la  Grèce.  Elle  a  un  intérêt  si  évident,  si  forcé, 
à  empêcher  que  la  Grèce  ne  devienne  un  royaume  fort,  que  les  intérêts  con- 
traires de  la  France  et  de  l'Angleterre  en  ressortent  tout  naturellement.  Les 
deux  grandes  puissances  constitutionnelles  de  l'Europe  ne  doivent  pas  oublier 
qu'elles  sont  autant  les  protectrices  du  peuple  hellène  que  de  la  royauté 
qu'elles  ont  contribué  à  lui  donner;  elles  ont  un  intérêt  commun,  celui  de 
soustraire  la  Grèce  à  l'influence  de  la  Russie,  et  par  conséquent  elles  doivent 
avoir  un  but  commun ,  celui  de  développer  et  de  fortifier  la  nationalité 
grecque. 


Ce  sont  les  affaires  d'Irlande  qui,  en  dernier  lieu,  ont  absorbé  l'intérêt  du 
public.  On  s'en  est  occupé  parmi  nous  presque  autant  que  s'il  se  fut  agi  de 
la  Vendée.  Cette  préoccupation  a  redoublé  par  suite  de  l'excursion  qu'O'Con- 
nell  a  jugé  à  propos  de  faire  sur  le  territoire  français.  Il  faut  le  dire,  sa  cam- 
pagne a  eu  peu  de  succès.  Certes,  s'il  est  un  pays  en  Europe  où  les  plaintes 
de  l'Irlande  aient  toujours  trouvé  de  l'écho,  et  où  ses  maux  aient  toujours 
rencontré  de  la  sympathie,  ce  pays  est  la  France;  mais  enfin  l'intérêt  qu'in- 
spirait à  juste  titre  l'Irlande  ne  pouvait  pas  empêcher  les  gens  sensés  de  voir 
et  de  dire  qaO'Connell  dépassait  le  but,  et  poussait  fatalement  son  pays  à 
un  acte  de  désespoir  et  de  folie.  Inde  irœ.  O'Connell  a  pris  texte  de  quelques 
critiques  de  la  presse  française  pour  lancer  les  plus  violentes  et  les  plus  ridi- 
cules diatribes  contre  la  France,  son  gouvernement  et  ses  institutions.  Mal- 
heureusement pour  lui,  il  s'y  est  pris  de  telle  façon,  qu'il  a  blessé  tout  le 
monde,  et  cela  devait  être,  puisqu'il  n'épargnait  personne.  Les  insultes  in- 
qualifiables qu'il  a  adressées  à  la  personne  du  roi  ont  été  en  général  fort  mal 
accueillies;  le  parti  radical ,  qui  aurait  pu  lui  en  savoir  gré,  avait  encore  sur 
le  cœur  la  manière  très  peu  reconnaissante  avec  laquelle  ses  avances  avaient 
été  reçues;  il  ne  restait  donc  à  O'Connell  que  la  ressource  du  parti  légiti- 
miste. De  ce  côté,  tout  était  le  bien-venu  :  les  attaques  contre  Vusurpateur 
et  contre  l'université  impie,  et  l'offre  burlesque  d'une  brigade  irlandaise 
pour  rétablir  Henri  V  sur  le  trône  de  ses  pères.  Il  est  vrai  que  le  panégy- 


REVUE.  —  CHRONIQUE.  325 

rique  du  prétendant  était  fait  un  peu  aux  dépens  de  son  aïeul,  le  roi  Charles X, 
mais  on  a  fermé  les  yeux  là-dessus.  On  a  bien  aussi  trouvé  singulier  que  le 
parti  qui  se  défendait  avec  tant  d'iiorreur  de  vouloir  jamais  accepter  une 
intervention  étrangère,  montrât  tant  de  gratitude  pour  l'offre  d'une  brigade 
irlandaise,  et  qu'O'Connell  offrît  aux  autres  une  coopération  dont  il  ne  vou- 
lait pas  lui-même;  mais  il  est  avec  la  Gazette  des  accommodemens,  et  l'an- 
cienne constitution  française ,  que  la  fameuse  brigade  devait  apporter  dans 
ses  bagages,  lui  a  servi  de  lettres  de  naturalisation. 

M.  O'Connell  a  dû  regretter  depuis  lors  cette  sortie  malheureuse,  et  recon- 
naître qu'il  avait  été  injuste  envers  la  France,  car  cette  dissension  passagère 
n'a  point  altéré  les  sympathies  que  la  cause  de  l'Irlande  rencontre  universel- 
lement dans  notre  pays.  Depuis  quelques  jours,  les  affaires  du  rappel  ont 
pris  subitement  une  face  nouvelle.  Le  gouvernement  anglais  s'est  décidé  à 
sortir  de  sa  longue  réserve,  et  a  fait  un  soudain  déploiement  de  forces.  Les 
dernières  mesures  prises  par  O'Connell  étaient  un  empiétement  trop  direct  sur 
la  prérogative  royale  pour  qu'elles  pussent  être  tolérées  sans  danger.  Aussi 
la  détermination  du  gouvernement  se  trahissait-elle  depuis  quelque  temps 
par  des  signes  qui  n'échappaient  pas  à  O'Connell  lui-même.  Il  s'y  préparait; 
il  attendait  l'attaque,  sans  savoir  à  quel  moment  elle  serait  faite.  Sa  résolu- 
tion, à  lui  aussi,  était  bien  prise.  Qu'il  eût  jamais  eu  la  pensée  de  repousser 
la  force  par  la  force,  c'est  ce  qu'il  serait  déraisonnable  de  croire.  Les  défis 
multipliés  qu'il  avait  lancés  au  gouvernement  avaient  pu  tromper  là-dessus 
ses  auditeurs,  mais  ne  l'avaient  pas  trompé  lui-même.  Seulement ,  il  jouait 
gros  jeu  en  risquant  d'être  cru  trop  aveuglément,  et  ce  n'est  pas  sans  raison 
qu'il  a  dit  que  dimanche  il  avait  passé  une  journée  affreuse  en  songeant  que 
peut-être  il  n'aurait  pas  le  pouvoir  de  prévenir  une  collision. 

On  a  dit  que  le  gouvernement  anglais  rendait  un  véritable  service  à  O'Con- 
nell en  l'arrêtant  dans  sa  marche,  car  il  ne  savait  plus  comment  s'arrêter  lui- 
même.  Il  est  certain,  en  effet,  qu'il  était  à  bout  de  ses  voies  et  moyens,  et 
qu'il  se  trouvait  très  embarrassé  de  sa  position.  Il  a  maintenant  une  raison 
pour  se  tenir  tranquille,  il  est  probable  qu'il  en  profitera.  Il  usera  de  toutes 
les  ressources  fécondes  de  son  esprit  pour  élyder  la  loi,  mais  dès  qu'il  la 
rencontrera  devant  lui,  il  s'arrêtera.  Il  sait  mieux  que  personne  que  le  gou- 
vernement, une  fois  entré  dans  la  voie  de  la  répression,  ne  peut  plus  reculer. 
On  parle  déjà  de  poursuites  judiciaires  dont  O'Connell  et  ses  principaux  adhé- 
rens  seraient  l'objet.  Nous  croyons  cependant  que  le  gouvernement  n'en 
viendra  là  qu'à  la  dernière  extrémité,  car  il  aurait  lui-même,  dans  ce  cas,  des 
chances  à  courir.  Si  un  jury  acquittait  O'Connell,  ce  serait  un  échec  grave 
qui  pourrait  donner  une  nouvelle  force  à  l'agitation.  Au  fond,  il  est  probable 
que  ni  le  gouvernement  ni  O'Connell  n'ont  envie  d'aller  plus  loin;  si  la  chose 
ne  dépendait  que  d'eux,  ils  en  resteraient  là  jusqu'à  la  prochaine  session  du 
parlement;  malheureusement  la  popularité  a  aussi  sa  tyrannie,  et  le  tout  est  de 
savoir  si  O'Connell,  après  avoir  tant  parlé,  pourra  toujours  se  dispenser  d'agir. 


326  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

La  presse  s'est  beaucoup  occupée  ces  jours-ci  d'une  controverse  des  plus 
déplorables  qui  s'est  élevée  à  Macao  entre  deux  agens  français,  M.  le  comte 
deRatti-Menton,  consul  de  France,  et  M.  Dubois  de  Jancigny,  qui  depuis  184! 
remplit  en  Chine  une  mission  dont  il  a  été  chargé  par  le  gouvernement.  A 
peine  arrivé  à  Macao,  M.  de  Ratti-^Ieuton  s'est  empressé  de  dénier  publique- 
ment à  M.  de  Jancigny  la  qualité  d'agent  français,  en  le  menaçant  des  arti- 
cles du  code  pénal  qui  s'appliquent  à  Fusurpation  de  titres;  M.  de  Jancigny 
a  répondu  par  la  même  voie  en  annonçant  qu'il  poursuivrait  le  consul 
de  France  comme  calomniateur  devant  les  tribunaux  de  son  pays.  On  a  été  à 
peu  près  unanime  pour  convenir  que  M.  de  Ratti-Menton  avait,  en  cette  oc- 
casion, commis  la  double  faute  de  provoquer  le  débat,  et  de  le  rendre  public. 
Que  tous  les  torts  soient  en  effet  du  côté  du  consul,  c'est  ce  qu'un  simple 
exposé  des  faits  suffît  pour  prouver.  Un  journal  de  Macao,  sept  mois  avant 
l'arrivée  de  M.  de  Ratti-Menton,  avait  donné  à  M.  de  Jancigny  un  titre  re- 
connu par  le  gouvernement  français,  le  titre  fort  simple  d'agent  commercial; 
mais  il  avait  commis  Terreur  de  le  comprendre  dans  la  liste  des  personnes 
attachées  au  consulat  de  France.  C'est  cette  qualification  erronée  que  IM.  de 
Ratti-Menton  a  cru  devoir  rectifier,  on  sait  de  quelle  façon  et  en  quels  termes. 
En  présence  d'une  provocation  aussi  gratuite  et  aussi  inattendue,  M.  de  Jan- 
cigny n'avait  d'autre  alternative  que  de  suivre  son  adversaire  sur  le  terrain 
qu'il  avait  lui-même  choisi,  et  les  expressions  justement  sévères  de  sa  réponse 
ne  présentent  rien  que  de  très  naturel. 

On  a  dit  qu'au  mois  de  décembre ,  le  ministre  des  affaires  étrangères  avait 
expédié  à  M.  de  Jancigny  des  instructions  qui  lui  enjoignaient  de  quitter  la 
Chine,  pour  aller  remplir  ailleurs  la  seconde  partie  de  sa  mission,  et  qui  met- 
taient à  sa  disposition  la  corvette  la  Favorite,  pour  le  transporter  sur  les 
divers  points  indiqués  par  son  itinéraire.  Ce  fait  est  parfaitement  exact;  seule- 
ment, ce  qu'on  ne  sait  pas,  c'est  qu'au  29  mars  ces  instructions  n'étaient  pas 
encore  parvenues  à  M.  de  Jancigny,  et  qu'à  cette  époque  la  corvette  la  Favo- 
rite avait  depuis  long-temps  déjà  quitté  les  mers  de  la  Chine.  M.  de  Jancigny, 
en  admettant  que  les  dépêches  du  gouvernement  lui  soient  parvenues,  se 
trouvait  donc  forcé  d'attendre  qu'on  lui  procurât  un  autre  bâtiment,  et  il 
employait  la  prolongation  obligée  de  son  séjour  en  Chine  à  étabhr  avec  les 
autorités  chinoises,  aidé  du  concours  de  M.  Challaye,  gérant  du  consulat 
de  France,  les  bases  d'un  traité  avantageux  pour  son  pays.  Si  M.  de  Jancigny 
eût  voulu,  après  l'arrivée  de  M.  de  Ratti-Menton,  continuer  sans  son  con- 
cours ou  sans  son  aveu,  ces  négociations,  on  pourrait  comprendre  le  mécon- 
tentement de  M.  le  consul  de  France,  sans  comprendre  pour  cela  la  forme 
inconvenante  et  le  procédé  inqualifiable  par  lesquels  il  a  cru  devoir  l'expri- 
mer; mais  ce  que  nous  pouvons  dire,  c'est  que  dès  que  M.  de  Jancigny  apprit 
l'arrivée  du  nouveau  consul,  il  lui  fit  offrir  de  le  mettre  au  courant  de  tout 
ce  qui  avait  été  fait  sans  lui,  et  que  M.  de  Ratti-Menton  ne  répondit  à  ces 
offres  que  par  l'étrange  lettre  qui  a  été  l'origine  d'un  débat  dont  tout  le  scan- 
dale doit  retomber  sur  lui. 


REVUE.  —  CHRONIQUE. 

Dans  tous  les  cas,  INI.  de  Jancigny  eût-il  réellement  outrepassé  ses  pou- 
voirs, ce  qu'il  n'a  pas  fait;  eût-il  cédé  au  désir  d'exagérer  son  importance  en 
exagérant  sa  qualité,  ce  qu'il  ne  paraît  pas  avoir  fait  davantage,  le  sens  poli- 
tique le  plus  vulgaire,  à  défaut  du  plus  simple  sentiment  des  convenances, 
commandait  à  M.  de  Ratti-Menton  de  ne  pas  compromettre  le  nom  français 
par  une  publicité  scandaleuse  qui  ne  pouvait  qu'affaiblir  le  crédit  et  l'autorité 
du  pavs  qu'il  représente.  M.  de  Jancigny  a  positivement  refusé,  et  avec  raison, 
d'admettre  la  singulière  distinction  que  M.  de  Ratti-Menton  prétend  établir 
entre  des  agens  sérieux  et  des  agens  non  sérieux.  M.  de  Jancigny  est  parti 
sur  la  corvette  de  l'état  la  Favorite,  chargé  d'une  mission  du  ministère  des 
affaires  étrangères,  et  on  ne  saurait  croire  que  M.  Guizot,  qui  a  eu  de  nom- 
breuses conférences  avec  M.  de  Jancigny  avant  son  départ ,  ne  l'eût  envoyé 
en  Chine  que  pour  faire  un  voyage  d'agrément.  M.  de  Jancigny  parle  les 
langues  orientales;  il  a  fait  un  long  séjour  dans  l'Inde;  les  lecteurs  de  la 
Revue  peuvent  se  souvenir  de  ses  travaux  sur  l'extrême  Orient,  et  ce  fut, 
si  nous  ne  nous  trompons,  cette  série  d'articles  qui  attira  sur  M.  de  Jan- 
cigny l'attention  de  M.  le  ministre  des  affaires  étrangères.  On  a  pu ,  à  cette 
occasion,  se  livrer  à  certaines  attaques  contre  le  système  des  missions  parti- 
culières; pour  nous,  nous  croyons  que  rien  n'est  plus  aisé  à  justifier,  en  prin- 
cipe, que  ces  missions  confiées  à  des  hommes  instruits,  intelligens  et  capables. 
On  se  plaint  souvent  de  l'ignorance  où  est  tout  le  monde  en  France,  à  com- 
mencer par  le  gouvernetnent ,  de  beaucoup  des  choses  les  plus  importantes 
qui  se  passent  dans  les  pays  étrangers,  et  que  n'ignorent  pas  d'autres  gouver- 
nemens  que  le  nôtre.  Ces  plaintes  ne  sont  malheureusement  que  trop  justes. 
Il  est  bien  certain  que  si  en  1840,  par  exemple,  nous  avions  eu  en  Syrie  des 
agens  moins  officiels  que  des  consuls,  nous  ne  serions  pas  tombés  dans  les 
illusions  que  nous  nous  étions  formées  sur  les  forces  de  la  jeune  puissance 
égyptienne.  Le  gouvernement  anglais  en  savait  plus  long  que  nous  sur  ce 
sujet,  parce  qu'il  y  a  des  Anglais  partout,  et  qu'il  y  en  avait  dans  le  Liban. 
Sous  ce  rapport,  les  Anglais  ont  sur  nous  un  incontestable  avantage;  ils  ont 
une  aristocratie  :  ils  ont  des  oisifs,  et  des  oisifs  intelligens  et  entreprenans, 
qui  voyagent  sur  tous  les  points  du  globe  et  rapportent  dans  leur  pays  le  fruit 
de  leurs  observations.  Voilà  ce  que  nous  n'avons  pas,  et  voilà  pourquoi  il  est 
de  bonne  politique  au  gouvernement  de  confier  des  missions  particulières  à 
des  agens  qui  n'en  sont  pas  moins  sérieux  pour  cela. 


Un  ouvrage  important,  le  Commentaire  de  Joseph  Slory  sur  la  con- 
stitution fédérale  des  États-Unis  d'Amérique,  vient  d'être  traduit  par 
M.  Paul  Odent  (1).  Si  la  traduction  du  commentaire  de  Story  eût  paru  im- 
médiatement après  la  révolution  de  1830,  elle  fût  venue  merveilleusement 
en  aide  à  la  curiosité  de  ceux  qui  voulaient  connaître  les  institutions  améri- 

(î)  2  vol.  iu-8o;  chez  Jouberl,  rue  des  Grés,  li.  1843. 


328  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

caines  pour  les  comparer  à  notre  propre  organisation  politique.  Le  docteur 
Joseph  Story,  juge  à  la  cour  suprême  des  États-Unis,  professeur  et  doyen  de 
l'université  de  Harvard,  a  fait  pour  le  droit  politique  américain  ce  que  Wil- 
liam Blackstoue  a  fait  pour  les  lois  anglaises.  Le  jurisconsulte  américain  a 
divisé  son  livre  en  trois  grandes  parties.  La  première  contient  une  esquisse 
de  l'histoire  constitutionnelle  et  de  la  jurisprudence  des  colonies  antérieure 
à  la  révolution;  la  seconde  embrasse  l'histoire  de  chaque  état  pendant  la 
révolution;  enfin  la  troisième  présente  l'histoire  de  l'origine  et  de  l'adoption 
de  la  constitution  actuelle,  avec  l'expUcation  doctrinale  de  son  texte,  avec 
l'examen  des  motifs  sur  lesquels  sont  fondées  ses  dispositions  et  des  objec- 
tions qui  ont  été  faites.  Le  traducteur,  M.  Paul  Odent,  nous  apprend  que  les 
commentaires  de  Story  sur  la  constitution,  toujours  d'accord  avec  les  déci- 
sions du  grand  juge  Marshall,  sont  devenus  le  guide  de  tous  les  juriscon- 
sultes américains.  Sans  avoir  en  France  cette  importance  pratique,  l'ouvrage 
de  Story  sera  pour  nous  une  systématisation  précieuse  qui  nous  permettra 
d'embrasser  d'un  œil  sûr  l'ensemble  des  institutions  américaines.  L'auteur 
de  la  Démocratie  en  Amérique  s'est  souvent  appuyé  de  Story,  surtout  dans 
la  première  partie  de  son  travail.  M.  de  Tocqueville  a  eu  l'avantage  de  trouver 
dans  le  commentaire  du  Blackstone  américain  un  tableau  complet  de  la  léga- 
lité des  États-Unis.  Story  donne  une  grande  place  dans  son  travail  à  l'ap- 
préciation des  pouvoirs  du  congrès.  On  reconnaît  à  son  insistance  que  c'est 
là  pour  les  États-Unis  la  question  vitale.  Quand  il  arrive  à  s'exprimer  sur 
la  nature  de  la  constitution  fédérale,  Story  refuse  d'y  voir  une  transaction 
entre  divers  états;  il  y  reconnaît  une  loi  permanente,  obligatoire,  émanant  de 
la  volonté  générale  du  jpeuple  entier  de  l'Amérique.  Au  surplus ,  il  ne  perd 
jamais  de  vue  l'harmonie  nécessaire  du  gouvernement  central  avec  les  pou- 
voirs des  états  de  l'Union.  Jusqu'à  présent,  l'expérience  nous  a  démontré,  dit-il 
quelque  part,  combien  les  états  sont  heureux  et  libres  sous  l'action  bienfai- 
sante de  la  constitution.  Le  jurisconsulte  américain  a  foi  dans  l'avenir  de  soa 
pays,  s'il  continue  d'exécuter  fidèlement  la  foi  fédérale,  qui  ne  compte  encore 
que  cinquante  ans  d'existence.  M.  Paul  Odent,  qui  a  eu  soin  d'ajouter  à  sa 
traduction  des  notes,  des  observations,  des  citations  intéressantes,  ne  pouvait 
mieux  commencer  que  par  le  commentaire  de  Story  ses  publications  sur  le 
droit  public  des  états  modernes.  11  annonce  une  autre  série  qui  contiendra 
le  droit  public  de  la  confédération  germanique  d'après  Eichhorn,  Kliiber  et 
Pœlitz.  11  ne  s'agira  plus  ici  d'une  simple  traduction,  car  il  sera  nécessaire 
de  coordonner  d'une  manière  claire  et  méthodique  d'innombrables  maté- 
riaux. Kous  engageons  M.  Paul  Odent  à  ne  rien  négliger  pour  réussir  dans 
ce  travail,  dont  la  difficulté  égale  l'importance. 


V.  DE  Mars. 


LE  CARDINAL 


DE  RICHELIEU. 


Les  grandes  occasions  font  les  grands  hommes,  et  la  Providence 
semble  dispenser  le  génie  selon  la  mesure  des  évènemens.  Un  peuple 
touche-t-il  à  l'une  de  ces  crises  préparées  par  les  siècles  pour  ouvrir 
devant  lui  des  destinées  nouvelles,  de  puissans  ihstrumens  ne  lui 
font  pas  faute  dans  ses  transformations  laborieuses,  et  les  hommes 
se  rencontrent  à  la  hauteur  des  choses.  S'agit-il,  au  contraire,  de 
suivre  le  courant  d'une  situation  invariable  et  tracée,  d'épuiser  une 
idée  qui  a  perdu  sa  sève,  les  ambitions  se  font  petites,  comme  le  but 
auquel  elles  aspirent,  et  les  acteurs  se  nivellent  naturellement  à  leur 
rôle.  A  la  vue  de  cet  affaissement  général ,  l'on  accuse  la  stérilité  de 
la  nature,  lorsqu'il  faudrait  plutôt  rendre  hommage  à  la  loi  d'har- 
monie qui  maintient  l'équilibre  entre  les  faits  et  les  idées,  et  qui,  en 
accordant  à  chaque  époque  ce  qui  lui  est  nécessaire,  ne  lui  départit 
que  ce  qu'elle  peut  supporter. 

Lorsque  la  France  renversa  ses  vieilles  institutions,  pour  dessiner 
le  plan  d'un  nouvel  édifice,  la  voix  de  Mirabeau  fut  assez  forte  pour 
faire  crouler  ces  ruines  et  pour  en  dominer  un  instant  le  bruit. 

TOME  IV.  —  1"  NOVEMBRE.  22 


330  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Quand  la  révolution  eut  besoin  de  s'épandre  au  dehors  par  la  vic- 
toire, et  de  se  régler  au  dedans  par  le  pouvoir,  elle  s'incarna  dans 
Napoléon  ;  après  ce  grand  effort  sur  elle-même  et  sur  le  monde,  elle 
entra  dans  un  repos  plus  agité  que  fécond.  En  remontant  le  cours 
des  âges,  l'histoire  est  jalonnée  par  ces  hommes  qui  portent  au 
front  le  signe  indélébile  de  l'œuvre  sociale  accomplie  par  eux.  Char- 
lemagne  constitua  la  chrétienté  par  l'empire ,  sa  plus  haute  expres- 
sion humaine.  Philippe-Auguste  délimita  la  France,  Duguesclin 
et  Jeanne  d'Arc  en  ont  assis  la  nationalité  par  une  lutte  populaire 
avec  l'étranger.  Louis  XI  a  fondé  le  système  politique  de  la  monar- 
chie au  sein  de  l'Europe  moderne;  François  P'"  appliqua  ce  système 
avec  plus  d'héroïsme  que  d'intelligence^  Henri  IV  l'entreviLà  travers 
les  orages  de  son  règne;  enfin  Richelieu  vint,  qui  le  premier  Tem- 
brassa  d'un  coup  d'œil  net  et  ferme,  et  eut  à  la  fois  assez  de  saga- 
cité pour  le  comprendre  dans  ses  plus  minutieux  détails,  assez  de 
puissance  pour  le  faire  triompher  jusque  dans  la  génération  qui  l'a 
suivi. 

L'œuvre  de  ce  ministre  embrasse  en  même  temps  la  France  et 
l'Europe,  car  il  prépara  l'une  au  traité  de  Westphalie,  l'autre  au 
règne  de  Louis  XIV.  En  Europe,  il  substitua  le  mécanisme  de  l'équi- 
libre à  la  grande  unité  qu'avait  brisée  la  réforme,  et,  par  l'habile 
balancement  des  intérêts,  il  parvint  à  combler  en  partie  le  vide  im- 
mense que  laisse  au  cœur  des  peuples  l'idée  du  droit  lorsqu'elle  se 
retire.  En  France,  il  acheva  l'aristocratie  princière,  comme  la  révo- 
lution de  89  en  finit  avec  la  noblesse  de  cour.  Entre  une  féodalité 
renaissante  sous  des  formes  nouvelles,  et  le  protestantisme  passant 
à  l'état  de  parti  politique,  il  fit  grandir  la  royauté,  et  rejeta  violem- 
ment dans  la  monarchie  absolue  une  société  qui,  jusqu'à  lui,  oscillait, 
tiraillée  par  les  forces  les  plus  contraires.  Tandis  que  d'un  côté  la 
réforme,  échauffée  au  souffle  ardent  de  la  Hollande  et  de  Genève, 
essayait  d'attirer  vers  le  fédéralisme  républicain  la  France  affaiblie 
par  ses  dissensions;  pendant  que,  de  l'autre,  le  cabinet  espagnol 
s'efforçait  de  ranimer,  sous  l'influence  de  l'Escurial,  les  cendres  h 
peine  éteintes  de  la  ligue,  Richelieu  entreprit  d'élever,  dans  l'indé- 
pendance de  sa  force  et  l'originalité  de  son  génie,  l'édifice  delà 
monarchie  française  au-dessus  des  bûchers  de  l'inquisition  et  de 
l'échafaud  puritain  qui  se  préparait  déjà  dans  White-Hall. 

Depuis  le  xvr  siècle,  la  France  cessait  d'être  elle-même,  et  son 
caractère  propre  tendait  à  s'altérer  dans  son  gouvernement  comme 
dans  ses  mœurs.  Dominée  tour  à  tour  par  l'Italie  et  par  l'Espagne, 


LE  CARDINAL  DE  RICHELIEU.  331 

par  la  corruption  politique  de  l'une  et  par  le  fastueux  éclat  de 
l'autre,  sa  cour  avait  reçu  l'empreinte  profonde  des  maximes  et  des 
habitudes  florentines;  de  son  côté,  le  gros  de  la  nation  s'était  accou- 
tumé à  recevoir  l'impulsion  étrangère  dans  toutes  les  circonstances 
décisives;  l'on  voyait,  depuis  plus  d'un  demi-siècle,  les  uns  porter 
leurs  regards  au-delà  des  Pyrénées,  dans  l'espérance  de  voir  se  recon- 
stituer, sous  l'influence  austro-espagnole,  la  vieille  unité  de  l'Europe 
catholique;  les  autres  attendre  d'au-delà  de  la  Manche  et  de  la  Meuse 
le  triomphe  du  règne  de  Christ  et  la  régénération  du  monde. 

S'élever  hardiment  au-dessus  de  la  double  puissance  morale  qui 
dominait  alors  l'Europe,  rompre  avec  l'empire  et  avec  l'Espagne  en 
même  temps  qu'on  écrasait  le  protestantisme  à  l'intérieur,  déplacer 
toute  la  poHtique  consacrée  depuis  Charles-Quint  pour  faire  de  la 
France  le  centre  des  grandes  affaires  européennes;  préparer  enfin 
une  httérature  qui,  par  ses  grands  côtés  comme  par  ses  défauts,  fut 
en  parfaite  harmonie  avec  la  sévère  discipline  monarchique  imposée 
à  la  société,  c'est  là  peut-être  l'entreprise  la  plus  hardie  à  laquelle  se 
soit  jamais  voué  un  homme  d'état. 

Pour  avoir  l'exacte  mesure  du  génie  de  son  auteur,  il  ne  faudrait 
pas  apprécier  une  telle  tentative  en  elle-même,  et  juger  le  fait 
comme  on  ferait  une  théorie.  La  monarchie  française  telle  que  Ri- 
chelieu l'a  comprise  et  teUe  que  Louis  XIV  l'a  réalisée  est  assurément 
une  forme  politique  plus  éclatante  que  durable,  et  l'on  peut  trouver 
qu'en  brisant  toutes  les  forces  pour  triompher  de  toutes  les  résis- 
tances, on  a  manqué  de  prévoyance  autant  que  de  modération.  Ce- 
pendant, lorsqu'on  se  place  en  présence  des  faits  que  Richelieu  do- 
mina dans  leur  ensemble,  mais  qui  le  dominèrent  à  leur  tour  dans  les 
détails  de  ses  actes  et  de  sa  vie,  il  est  difficile  de  ne  pas  reconnaître  que 
le  ministre  de  Louis  XIII  était  placé  dans  l'alternative  de  tout  faucher 
devant  lui,  ou  de  continuer  sans  gloire  pour  lui-même  et  sans  pro- 
fit pour  la  France  le  règne  impuissant  des  Concini  et  des  Luynes. 
Les  moyens  termes  sont  le  plus  souvent  les  meilleurs ,  mais  il  est 
des  temps  où  ils  sont  aussi  les  plus  impraticables.  Si  les  hommes 
d'état  les  plus  éminens  ne  poursuivent  guère  deux  pensées  à  la  fois 
dans  le  cour^  de  leur  vie  politique,  c'est  que  les  circonstances  per- 
mettent rarement  de  tempérer  l'une  par  l'autre.  La  lutte  de  chaque 
jour  provoque  celle  du  lendemain ,  et  les  résistances  qu'on  rencontre 
contraignent  à  dépasser  le  but  lorsqu'on  n'aspirait  qu'à  l'atteindre. 
En  étudiant  la  vie  et  le  ministère  de  Richelieu ,  nous  verrons  que 

22. 


332  REVDE  DES  DEUX  MONDES. 

cette  excuse  ne  manque  ni  à  ses  torts,  ni  à  ses  violences  :  en  jetant 
un  coup  d'œil  sur  les  temps  qui  l'avaient  précédé,  nous  nous  assu- 
rerons aussi  que  la  pensée  d'unité  absolue  à  laquelle  il  dévoua  sa  vie 
était  la  seule  qui  pût  alors  arracher  la  France  aux  mesquines  ambi- 
tions qui  menaçaient  son  intégrité,  troublaient  son  repos  et  arrêtaient 
son  essor.  Pressé  entre  des  intérêts  également  intraitables,  Richelieu 
ne  pouvait  opérer  ni  une  conciliation  ni  une  transaction,  et  semblait 
prédestiné  à  un  rôle  de  révolution  et  de  dictature.  Il  l'accepta,  non 
pas  comme  on  aurait  pu  faire  avec  une  fermeté  résignée,  mais  avec 
une  satisfaction  intime,  parce  qu'il  était  de  la  famille  de  ces  hommes 
redoutables  chez  lesquels  le  cœur  ne  vient  jamais  déranger  les  cal- 
culs de  l'esprit,  et  qui  sont  pour  les  nations  des  fléaux  impitoyables, 
lorsque  la  Providence  ne  leur  a  pas  accidentellement  départi  une 
rigoureuse  mission  de  salut. 

On  ne  comprend  les  temps  du  cardinal  que  par  ceux  de  la  régence, 
car  ce  sont  les  misères  des  uns  qui  font  la  grandeur  et  la  justification 
des  autres.  Pour  peu  qu'on  étudie  avec  quelque  attention  cette 
époque  si  inquiète  et  si  troublée,  on  doit  rester  convaincu  que  la 
France  ne  pouvait  se  maintenir  dnns  la  situation  incertaine  et  vio- 
lente où  elle  était  placée  depuis  la  réforme,  et  qu'un  changement 
dans  sa  constitution  intérieure  était  devenu  inévitable.  Si  la  royauté 
ne  s'était  jetée  en  travers  d'un  mouvement  de  dissolution  rapide 
pour  le  dominer  à  son  profit,  il  fallait,  ou  que  le  protestantisme 
triomphât  dans  ses  conséquences  politiques  en  brisant  l'unité  na- 
tionale, ou  qu'une  féodalité  nouvelle  se  reconstituât  au  profit  des 
princes  du  sang  et  des  grands  du  royaume  qui  dominaient  l'état  et 
le  rançonnaient  alors  sans  résistance  comme  sans  pudeur.  Henri  IV 
n'est  un  si  grand  roi  que  parce  qu'il  a  suspendu  pour  quelques  an- 
nées le  cours  d'une  crise  nécessaire,  et  contenu  par  une  habileté 
consommée  les  factions  toutes  prêtes  à  reprendre  non  plus  une  lutte 
de  doctrines,  mais  une  lutte  de  grossiers  intérêts.  Sa  clémence  et  sa 
loyauté  calculées  lui  facilitèrent  cette  tâche  laborieuse,  qui  n'était 
possible  que  pour  un  prince  dont  les  antécédens  offraient  des  gages 
à  tous  les  partis,  des  garanties  aux  intérêts  les  plus  opposés.  Combien 
d'inquiétudes  et  d'angoisses  ne  déchiraient  pa»  l'ame  du  Béarnais 
lorsque,  vieilli  et  lassé,  il  méditait,  dans  sa  solitude  de  Fontaine- 
bleau ,  sur  les  destinées  de  ce  royaume  si  divisé  contre  lui-même,  et 
dans  lequel  le  nom  de  Philippe  d'Espagne  ou  d'Elisabeth  d'Angle- 
terre était ,  par  un  grand  nombre ,  plus  respecté  que  le  sien  î 


LE  CARDINAL  DE  RICHELIEU.  333 

Quelle  tristesse  continue  dans  sa  correspondance  et  dans  sa  vie, 
lorsqu'il  arrête  ses  regards  sur  cette  royale  enfance  à  laquelle  il  va 
bientôt  manquer,  et  qu'il  prévoit  les  luttes  des  grands  de  sa  cour 
contre  ce  trône  qu'il  n'occupera  plus  !  C'est  dans  la  divination  et 
dans  l'astrologie  judiciaire  que  sa  grande  ame,  atteinte  par  les  fai- 
blesses de  son  temps,  se  réfugie  pour  échapper  aux  mauvais  pré- 
sages et  aux  sinistres  pressentimens ,  pour  se  délivrer  de  soupçons 
qui  ne  s'arrêtent  pas  même  devant  la  fidélité  du  duc  de  Sully  (1). 
Que  feront  Soissons  et  Condé ,  Guise  et  Mayenne,  Lesdiguières  et 
Bouillon,  Rohan  et  Soubise?Que  feront  ces  gouverneurs  insaisissa- 
bles dans  leurs  provinces,  où  plusieurs  entretiennent  des  relations 
connues  avec  la  Savoie  et  l'Espagne?  Que  décideront  dans  leurs 
synodes  et  leurs  assemblées  provinciales  ces  farouches  prédicans  et 
ces  rudes  huguenots  de  Nîmes  et  de  La  Rochelle?  quel  usage  feront- 
ils  des  canons  dressés  sur  leurs  remparts  et  des  garnisons  entretenues 
à  leur  solde?  Enfin  entre  la  féodalité  princière  et  une  royauté  sans 
prestige,  de  quel  côté  ira  la  noblesse,  lorsque  le  vieux  chef  au  pa- 
nache blanc  aura  cessé  de  la  rallier?  La  France  entière  se  posa  ces 
redoutables  problèmes  sitôt  que  le  poignard  de  Ravaillac  eut  arrêté 
le  cours  de  la  noble  vie  si  long-temps  menacée.  Chacun  comprit  que 
tout  était  remis  en  question,  et  que  l'abîme  des  révolutions  était 
rouvert. 

Jamais  cri — le  roi  est  mort —  ne  suscita  par  tout  le  royaume  une 
plus  vive  émotion.  Ce  fut  sous  l'influence  de  cette  appréhension  uni- 
verselle que  le  parlement  de  Paris,  stimulé  par  les  menaces  et  par 
l'épée  du  duc  d'Épernon,  proclama  cette  régence  maternelle  qui  devait 
être  bientôt  si  violemment  contestée.  A  l'annonce  du  régicide,  Sully 
lui-même  s'était  confiné  dans  la  Bastille  pour  voir  venir  les  évène- 
mens;  les  villes  de  sûreté  avaient  levé  les  herses  de  leurs  ponts-levis, 
et  les  gouverneurs  des  provinces,  hésitant  entre  la  reine-mère  et 
les  princes  du  sang,  attendirent  sans  se  prononcer  l'issue  d'une 
crise  d'où  dépendaient  le  maintien  et  l'accroissement  de  leur  for- 
tune. Cependant,  par  un  heureux  hasard,  les  princes  en  mesure  de 
disputer  la  régence  à  Marie  de  Médicis  étaient  absens  lors  de  la 
catastrophe  :  ils  apprirent  en  même  temps  la  mort  du  roi  et  la  dé- 
termination hardie  dont  elle  avait  été  suivie.  Les  vieux  ministres 
d'Henri  IV,  Sully,  Sillery,  Villeroi  et  Jeannin,  conseillèrent  à  la 
reine  de  verser  l'or  à  pleines  mains,  et  d'en  appeler  aux  cupidités 

(1)  Mémoires  de  Sully,  liv.  xxvii. 


334  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

pour  amortir  les  ambitions,  procédé  presque  toujours  infaillible  dans 
les  temps  de  faction,  parce  que  ceux-ci  corrompent  encore  plus 
qu'ils  n'exaltent. 

Le  comte  de  Soissons  renonça  le  premier  à  ses  prétentions  pour 
une  somme  immense  reçue  comptant,  avec  l'engagement  d'une  pen- 
sion de  50,000  écus,  ayant  soin  de  se  réserver  le  gouvernement  de 
Normandie  pour  lui-même,  et  la  survivance  du  gouvernement  du 
Dauphiné  pour  son  fils.  Le  prince  de  Condé  ne  voulut  pas  manquer 
une  aussi  belle  occasion  de  rétablir  ses  affaires  et  de  payer  ses 
créanciers.  En  apprenant  ce  que  sa  condescendance  avait  rapporté 
au  comte  de  Soissons,  il  n'bésita  pas  à  s'assurer  par  une  vague 
adhésion  une  large  part  dans  les  pistoles  accumulées  aux  caves  de  la 
Bastille  par  les  soins  du  surintendant  Sully.  Renonçant  donc  pour 
le  moment  à  contester  en  droit  la  régence,  sous  la  condition  qu'il 
serait  considéré  comme  le  chef  effectif  du  gouvernement,  le  pre- 
mier prince  du  sang  obtint  pour  prix  de  cette  habile  temporisation 
200,000  livres  de  pension,  la  propriété  du  bel  hôtel  de  Gondi  à  Paris 
et  du  comté  de  Clermont,  avec  force  gratifications  pour  ses  créa- 
tures. Il  fallait,  en  effet,  beaucoup  d'argent  à  ce  prince;  car  ne 
l'avait-on  pas  vu,  pour  intimider  la  régente  et  obtenir  de  meilleures 
conditions,  faire  une  entrée  menaçante  dans  Paris,  accompagné  de 
plus  de  quinze  cents  gentilshommes  de  sa  maison?  Des  pratiques 
analogues  furent  employées  près  de  la  plupart  des  grands  seigneurs, 
et  le  relâchement  général  des  mœurs  en  rendit  le  succès  facile.  Ce 
fut  ainsi  qu'en  dilapidant  en  quelques  jours  les  trésors  accumulés 
pendant  le  cours  du  précédent  règne,  on  acheta  deux  années  d'une 
neutralité  douteuse,  et  que  la  régence  put  se  constituer  sous  le  boa 
plaisir  des  princes  et  des  grands,  dont  la  double  pensée  consistait  à 
la  rançonner  et  à  l'avilir. 

Renverser  le  ministère  du  feu  roi,  éloigner  les  prudens  conseillers 
qui  gardaient  encore  les  traditions  respectées  du  grand  règne,  tel 
était  le  premier  but  à  atteindre  par  les  basses  ambitions  qui  aspi- 
raient à  l'exploitation  du  royaume.  Les  mécontens  y  parvinrent  eo 
unissant  pour  quelque  temps  leurs  intérêts  à  ceux  du  favori  italien 
destiné  à  dépasser  bientôt,  par  la  profondeur  de  sa  chute,  la  hauteur 
inespérée  de  sa  fortune.  Chasser  ou  tuer  les  membres  du  conseil, 
faire  appuyer  ce  mouvement  par  un  corps  d'armée  commandé  par 
Lesdiguières,  tel  fut  le  premier  plan  délibéré  entre  Concini  et  les 
seigneurs  qui  peu  après  devaient  faire  promener  dans  Paris  les  lam- 
beaux de  son  corps  déchiré.  Cet  homme,  devenu  maréchal  et  mar- 


LE  CARDINAL  DE  RICHELIEU.  335 

quis  d'Ancre,  ne  pouvait  s'unir  aux  princes  mécontens  que  pour 
assurer  sa  propre  fortune,  en  se  faisant  une  large  place  dans  ce 
gouvernement  pris  d'assaut.  Les  idées  de  l'aventurier  italien,  les 
dédains  prodigués  à  son  origine,  le  séparaient  de  cette  coalition 
princière,  aux  yeuxl  de  laquelle  il  ne  pouvait  être  qu'un  vil  instru- 
ment. Son  attachement  pour  la  reine,  unique  point  d'appui  de  sa 
fortune,  le  rendait  l'ennemi  naturel  de  la  faction  qui  aspirait  à  pro- 
flter  de  la  faiblesse  de  la  régente  pour  reprendre  en  sous-œuvre 
l'édiGce  de  la  seconde  race  en  substituant  l'hérédité  des  gouverne- 
mens  à  celle  des  grands  ûefs.  Concini  appartenait  à  la  monarchie 
absolue  au  commencement  du  xvii''  siècle,  comme  il  aurait  proba- 
blement appartenu  à  la  démocratie  à  la  fin  du  XVII1^  Il  était  voué, 
pour  ainsi  dire,  en  dépit  de  lui-même,  à  cette  cause  de  l'unité  du 
pouvoir,  dont  il  fut  l'agent  et  le  martyr,  et^ représentait,  à  dix  ans 
d'intervalle,  la  même  pensée  politique  que  RicheHeu.  L'un  essaya 
sans  succès  comme  sans  gloire  ce  que  l'autre  devait  accomplir  avec 
tant  d'éclat. 

Le  maréchal  d'Ancre  n'eut  pas  plus  t6t  réussi,  par  son  association 
avec  le  duc  de  Bouillon  et  la  maison  de  Condé,  à  établir  sa  prépon- 
dérance dans  le  conseil,  qu'il  se  vit  exposé  en  première  ligne  aux 
attaques  de  ses  puissans  alliés.  Aussi  s'attacha-t-il  à  les  diviser,  op- 
posant habilement  les  princes  de  Lorraine  aux  princes  du  sang,  mon- 
trant en  perspective  un  grand  gouvernement  à  l'un,  un  riche  éta- 
blissement à  l'autre,  sachant  lui-même  se  dépouiller  au  besoin  pour 
se  ménager  des  appuis,  offrant,  par  exemple,  au  prince  de  Condé 
de  lui  livrer  Péronne,  au  centre  de  son  marquisat  d'Ancre,  en  com- 
pensation du  Château-Trompette,  que  la  reine  refusait  obstinément 
de  céder  au  premier  prince  du  sang.  Ce  refus  du  Château-Trompette 
fut  un  des  grands  évènemens  de  cette  époque  d'égoïsme  et  d'intri- 
gues. Marie  ne  se  faisait  aucune  illusion  sur  le  sort  qui  la  menaçait. 
En  recueillant  les  tristes  confidences  du  roi  son  époux,  elle  lui  avait 
souvent  entendu  dire  que  si,  durant  sa  lutte  avec  Henri  III,  il  avait 
été  maître  du  bon  château  de  Bordeaux,  il  se  fût  fait  proclamer  duc 
de  Guyenne  :  aussi  lui  répugnait-il  beaucoup  de  donner  un  tel  pied 
au  chef  de  la  faction  à  quelques  marches  des  frontières  d'Espagne, 
dans  un  temps  où  ceux  de  la  religion  réformée  exerçaient  une  sorte 
de  souveraineté  indépendante  en  Languedoc,  et  disaient  insolem- 
ment aux  officiers  de  la  couronne  :  Le  roi  est  à  Paris  et  nous  à  Nîmes. 

De  grandes  sommes  adroitement  offertes  et  avidement  acceptées 
calmèrent  pour  quelques  mois  l'irritation  que  ce  refus  causait  à  des 


336  REVCE  DES  DEUX  MONDES. 

princes  presque  toujours  détournés  du  soin  de  leur  grandeur  poli- 
tique par  le  souci  brutal  de  leur  fortune;  mais  c'était  là  un  expédient 
qui  commençait  à  s'épuiser,  une  ressource  dernière  qui  semblait 
devoir  manquer  bientôt  à  la  royauté  avilie.  «  Les  présens  que  la 
reine  fit  aux  grands,  au  commencement  de  sa  régence,  étourdirent 
bien  la  grosse  faim  de  leur  avarice  et  de  leur  ambition ,  mais  elle  ne 
fut  pas  pour  cela  éteinte.  Il  fallait  toujours  faire  de  même  si  on 
voulait  les  contenter.  De  continuer  à  leur  faire  des  gratifications 
semblables  à  celles  qu'ils  avaient  reçues,  c'était  chose  impossible; 
l'épargne  et  les  coffres  de  la  Bastille  étaient  épuisés,  et  quand  on 
l'eût  pu  faire,  encore  n'eût-il  pas  été  suffisant,  d'autant  que,  les 
dons  immenses  qui  leur  avaient  été  faits  les  ayant  élevés  en  plus  de 
richesses  et  d'honneurs  qu'ils  n'eussent  osé  se  promettre,  ce  qui  du 
commencement  eût  été  le  comble  de  ce  qu'ils  pouvaient  désirer 
leur  semblait  maintenant  petit,  et  ils  aspiraient  à  choses  si  grandes, 
que  l'autorité  royale  ne  pouvait  souffrir  qu'on  leur  donnât  le  sur- 
croît de  puissance  qu'ils  demandaient.  Il  ne  se  parlait  plus  que  de  se 
■vendre  au  roi  le  plus  chèrement  que  l'on  pouvait,  et  ce  n'était  pas 
de  merveille;  car  si,  à  grand'peine,  on  peut,  par  tout  moyen  hon- 
nête, retenir  la  modestie  et  sincérité  entre  les  hommes,  comment  le 
pourrait-on  faire  au  milieu  de  l'émulation  des  vices,  et  la  porte  ayant 
été  si  publiquement  ouverte  aux  corruptions,  qu'il  semblait  qu'on 
fît  le  plus  d'estime  de  ceux  qui  prostituaient  leur  fidélité  à  plus  haut 
prix  (1),  û 

(1)  Mémoires  de  Richelieu,  liv.  v,  année  1614.  —  Nous  citerons  toujours  cet 
ouvrage  sous  le  litre  que  lui  a  justement  restitué  M.  Petitot  dans  sa  collection.  La 
plus  faible  partie  de  ce  grand  travail,  antérieurement  publiée  sous  le  titre  d'His- 
toire  de  la  mère  et  du  fils,  avait  été,  sans  nul  motif  plausible,  attribuée  à  Mézerai, 
quoique  des  esprits  sagaces  y  eussent  depuis  long-temps  reconnu  la  main  du  car- 
dinal de  Richelieu  lui-môme.  L'authenticité  de  ces  Mémoires,  dont  l'original  existe 
au  dépôt  des  affaires  étrangères,  n'est  pas  contestable;  l'existence  en  est  indiquée 
dans  l'épltre  au  roi  qui  précède  le  Testament  politique,  et  ce  dernier  écrit  n'a  été 
détaché  du  corps  même  de  l'ouvrage,  comme  le  constate  M.  de  Foncemagne, 
l'éditeur,  que  par  la  crainte  qu'éprouvait  le  cardinal  de  ne  pas  vivre  assez  long- 
temps pour  employer  les  matériaux  rassemblés  sous  ses  yeux  dans  le  but  de  com- 
poser une  histoire  générale  de  son  ministère.  Une  grande  partie  des  Mémoires,  et 
plus  particulièrement  ce  qui  se  rapporte  à  la  carrière  active  de  Richelieu  lorsqu'il 
fut  devenu  chef  du  conseil,  est  écrit  par  des  secrétaires  sous  l'œil  du  ministre; 
quelques  morceaux  émanés  de  lui-môme  sont  évidemment  intercalés.  Mais  la  partie 
qui  traite  de  la  jeunesse  de  Richelieu ,  du  ministère  du  maréchal  d'Ancre  et  de 
l'exil  de  Marie  de  Médicis  à  Blois  ne  peut  être  sortie  que  de  la  plume  même  du  car- 
dinal, qui  parle  toujours  en  son  propre  nom,  et  dont  la  personnalité  s'y  révèle  à 


LE  CARDINAL  DE  RICHELIEU.  337 

Pressée  par  des  exigences  chaque  jour  croissantes,  la  régente 
n'entrevit  de  ressource,  pour  maintenir  son  autorité  compromise, 
que  dans  une  étroite  union  avec  l'Espagne,  qui  mettrait  à  sa  dispo- 
sition les  forces  de  cette  grande  monarchie.  L'alliance  espagnole 
avait  eu  des  partisans  chaleureux  dans  le  conseil  de  Henri  IV  :  Vil- 
leroy  et  le  chancelier  Sillery  y  inclinèrent  constamment.  Mais  Henri, 
qui  avait  l'instinct  du  rôle  pohtique  réservé  à  la  France  dans  un  pro- 
chain avenir,  et  Rosny,  que  ses  antipathies  religieuses  ne  séparaient 
pas  moins  du  cabinet  de  San-Lorenzo  que  de  la  cour  de  Rome, 
avaient  constamment  décliné  les  ouvertures  du  roi  cathoUque.  L'idée 
fixe  du  Béarnais  était  de  donner  l'une  de  ses  filles  au  prince  de 
Galles,  futur  héritier  d'Angleterre  et  d'Ecosse,  l'autre  au  prince  de 
Piémont  pour  s'assurer  une  entrée  en  Italie,  afin  d'y  combattre  l'Es- 
pagne, et  de  marier  le  dauphin  à  l'héritière  de  Lorraine  pour  pré- 
parer la  réunion  de  cette  province  à  la  France.  On  sait  que  la  mort 
le  surprit  à  la  veille  de  son  expédition  de  Clèves,  qui  n'était  qu'une 
autre  application  de  la  même  pensée  politique. 

De  tels  projets  ne  convenaient  plus  à  la  faiblesse  d'une  régence 
chaque  jour  menacée,  et  Marie  de  Médicis  ne  sut  point  aspirer  à 
autre  chose  qu'à  abriter  son  trône  sous  celui  de  l'héritier  de  Charles- 
Quint.  Elle  conclut  donc  brusquement,  et  sans  consulter  les  princes, 


chaque  page  de  la  manière  la  plus  incontestable  et  quelquefois  la  plus  naïve.  De  la 
respectueuse  affection  que  Richelieu  témoigne,  dans  les  six  premiers  livres,  à  la 
reine  Marie,  sa  bienfaitrice,  il  nous  semble  impossible  de  ne  pas  conclure  que 
ceux-ci  furent  composés  avant  sa  rupture  avec  cette  princesse  :  quelques  parties 
nous  feraient  croire  qu'ils  ont  été  écrits  durant  l'exil  de  l'évêque  de  Luçon  à  Avi- 
gnon ,  après  la  mort  du  maréchal  d'Ancre.  L'ouvrage  se  termine  quatre  ans  avant 
la  mort  du  cardinal  par  le  compte- rendu  de  l'année  1638. 

Le  manuscrit  des  Mémoires  devint,  à  la  mort  du  cardinal,  la  propriété  de  la 
duchesse  d'Aiguillon,  sa  nièce.  M.  deTorcyen  obtint  la  concession  lorsque,  par 
ordre  de  Louis  XIV,  il  fonda ,  en  1705 ,  le  dépôt  des  affaires  étrangères  dans  le 
donjon  du  vieux  Louvre.  M.  de  Foncemagne,  qui  édita  le  premier,  en  176i,  le 
Testament  politique,  dont  l'authenticité  a  été  combattue  par  Voltaire  avec  tant  de 
légèreté,  paraît  avoir  été  autorisé  à  en  prendre  lecture.  La  même  faculté  fut  con- 
cédée quelques  années  plus  tard  à  M.  de  Fontette,  continuateur  du  père  Lelong. 
M.  Tabaraud  a  également  cité  le  manuscrit  des  affaires  étrangères  dans  son  His- 
toire du  cardinal  Bérulle,  publiée  en  1817.  Mais  ce  fut  en  1822  seulement  que, 
sous  le  ministère  de  M.  le  duc  Matthieu  de  Montmorency,  la  publication  intégrale 
en  fut  enfin  autorisée.  Du  reste,  lorsque  l'homme  se  révèle  aussi  complètement 
dans  son  œuvre,  on  essaierait  en  vain  d'en  méconnaître  l'origine.  Le  Testament 
et  plusieurs  livres  des  Mémoires  appartiennent  à  Richelieu  par  l'excellente  raison 
qu'il  est  impossible  qu'ils  soient  d'un  autre. 


338  REVLE  BES  DEUX  MONDES. 

le  mariage  de  Louis  XIII,  encore  enfant,  avec  l'infante  Anne  d'Au- 
triche, et  celui  de  la  princesse  Elisabeth  avec  le  prince  qui  fut  depuis 
Philippe  IV.  Cette  double  union ,  dont  tant  de  difficultés  devaient 
traverser  l'accomplissement,  fut  accueillie  dans  le  royaume  sous  des 
impressions  très  différentes  :  la  partie  de  la  nation  qui  faisait  passer 
l'idée  religieuse  avant  l'idée  politique,  ou  plutôt  celle  pour  laquelle 
la  pensée  politique  n'existait  point  encore,  accueillit  avec  joie  et  con- 
fiance la  perspective  d'un  mariage  qui  semblait  assurer  mieux  que 
tout  autre  l'avenir  catholique  de  la  monarchie,  et  qui  garantissait  à 
la  royauté  une  force  sulTisante  pour  triompher  de  toutes  les  attaques 
des  huguenots.  Ceux-ci,  de  leur  côté,  en  conçurent  une  alarme  vive 
et  naturelle;  enfin  les  princes  et  les  grands,  dont  l'unique  souci  était 
d'affaiblir  la  monarchie,  appréhendèrent  plus  sérieusement  encore 
ie  résultat  de  la  double  combinaison  destinée  à  confondre  les  forces 
et  les  intérêts  des  deux  plus  puissans  états  de  l'Europe.  Lorsqu'on 
apprit  la  soudaine  conclusion  des  négociations  matrimoniales,  et 
qu'on  vit  l'ambassadeur  d'Espagne  associé  en  quelque  sorte  à  la  tu- 
telle du  jeune  roi,  l'émotion  fut  donc  grande  parmi  les  seigneurs,  qui, 
depuis  le  commencement  des  guerres  civiles  sous  le  roi  Charles  IX , 
savaient  d'expérience  ce  que  rapporte  un  pouvoir  faible  à  qui  sait 
l'attaquer  pour  lui  vendre  la  paix.  Las  de  presser  une  éponge  vide, 
selon  l'expression  d'un  contemporain ,  et  résolus  à  ne  pas  laisser 
(  oncliire  le  mariage  sans  garanties  et  bonnes  conditions,  Condé  et 
Bouillon  quittèrent  la  cour;  le  duc  de  Vendôme  se  sauva  du  Lou- 
vre, où  il  avait  été  un  moment  confiné,  et  gagna  la  Bretagne,  dont 
l'imprudente  tendresse  de  son  père  lui  avait  assuré  le  gouvernement; 
le  duc  de  Nevers  s'empara  de  Mézières;  le  marquis  de  Cœuvres,  de 
Laon;  le  duc  de  Mayenne,  des  meilleures  places  de  l'Ile-de-France;  la 
Picardie  éclata  sous  le  duc  de  Longueville,  son  gouverneur,  et  du 
Poitou  aux  côtes  de  Provence,  les  réformés  firent  entendre  des  me- 
naces, en  s'apprêtant  à  mettre  à  prix  le  formidable  concours  qu'ils 
étaient  en  mesure  d'offrir  à  toutes  les  ambitions  entreprenantes.  Si- 
tôt que  les  conjurés  eurent  pris  position  dans  leurs  provinces  et  dans 
leurs  inaccessibles  donjons,  Condé  lança  le  manifeste  du  parti  féodal; 
car  tous  les  partis  écrivaient  alors  assurément  autant  que  de  nos  jours, 
et  les  populaires  convictions  de  la  ligue,  en  disparaissant,  avaient 
laissé  des  habitudes  d'universelle  publicité.  Ce  manifeste  est  curieux 
à  lire  comme  expression  de  cette  époque  d'abaissement  et  d'immo- 
ralité politique  :  le  vide  emphatique  de  la  rédaction  reporte  invo- 
lontairement la  pensée  vers  les  manifestations  déclamatoires  de 


LE  CARDINAL  DE  RICHELIEU.  339 

quelque  prononciamento  de  l'Espagne  ou  des  républiques  améri- 
caines. Les  auteurs  de  la  nouvelle  ligue  du  bien  public  déclaraient 
s'insurger  parce  que  la  noblesse  était  abaissée  et  le  pauvre  peuple 
grevé,  et,  pour  mettre  le  comble  à  l'impudence  de  leurs  plaintes  et 
è  l'ironie  de  leurs  conseils,  ils  indiquaient  comme  l'un  de  leurs  prin- 
cipaux griefs  contre  le  gouvernement  de  la  régente  les  prodigalités  et 
profusions  qui  avaient  été  faites  des  finances  du  roi  I  Enfin,  selon  la 
formule  de  tous  les  temps ,  ils  réclamaient  la  convocation  des  états- 
généraux  pour  remédier  aux  griefs  qui  accablaient  les  fidèles  sujets 
de  sa  majesté. 

Marie,  princesse  médiocre  par  l'esprit  et  par  le  cœur,  redoutait  le 
péril  autant  qu'elle  aimait  l'agitation.  Aussi  perdit-elle  d'abord  cou- 
rage à  la  vue  de  cette  rébellion  maîtresse  des  meilleures  places  de 
son  royaume,  et  à  laquelle  elle  n'avait  à  opposer  que  quelques  mil- 
liers de  soldats ,  sous  des  chefs  d'une  fidélité  équivoque.  Les  nom- 
breux mémoires  du  temps  constatent  qu'elle  songea  un  instant  à 
abdiquer  une  charge  trop  lourde  pour  sa  faiblesse,  et  que  les  bruits 
populaires  rendaient  plus  pénible  encore  pour  la  femme  que  pour  la 
reine;  mais  d'autres  conseils  prévalurent,  et  elle  aima  mieux  se 
laisser  vaincre  sans  combat  que  d'abdiquer  un  pouvoir  dont  on  s'ar- 
rachait les  lambeaux.  Quelques-uns  de  ces  hommes  de  transaction 
qui,  sous  le  nom  de  politiques,  avaient  joué  durant  la  ligue  un  rôle 
si  important  et  parfois  si  utile ,  parvinrent  à  retarder  encore  une 
lutte  armée  que  l'indifférence  publique  rendait  d'ailleurs  difficile. 
Marie  usa  une  fois  de  plus  des  forces  qui  jusqu'alors  ne  lui  avaient 
pas  fait  défaut.  Toutes  les  demandes  des  coahsés  furent  accueillies, 
toutes  leurs  prétentions  admises.  Il  fut  sursis  au  mariage  du  roi  jus- 
qu'à sa  majorité  prochaine,  et  les  états  du  royaume  furent  convo- 
qués à  Sens,  puis  à  Paris  pour  le  mois  d'octobre  1614.  Le  prince  de 
Condé  obtint  le  fort  château  d'Amboise ,  et  reçut  quatre  cent  cin- 
quante mille  livres  en  espèces  sonnantes.  Le  duc  du  Maine  se  fit 
adjuger  300,000  francs  pour  se  marier,  et  la  survivance  du  gouver- 
nement de  Paris.  Le  duc  deNevers  eut  Mézières  avec  la  coadjutorerie 
de  l'évêché  d'Auch.  MM.  de  Bouillon,  de  Longueville  et  de  Rohan 
furent  désintéressés  par  des  procédés  analogues.  Le  duc  de  Vendôme 
seul  résista  quelques  instans,  parce  qu'en  Bretagne  une  opinion 
puissante  et  natioucfle  s'était  chaleureusement  associée  à  une  cause 
dont  elle  espérait  faire  surgir  l'indépendance  de  la  province. 

Le  roi  venait  enfin  d'atteindre  sa  quatorzième  année,  et  les  états- 
généraux  furent  réunis  selon  l'engagement  pris  à  Sainte-Menehould 


3i0  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

avec  les  mécontens.  Les  princes  avaient  compté  sur  cet  instant  de 
crise  pour  briser  les  liommes  de  la  régence  et  s'imposer  à  la  jeunesse 
du  monarque  émancipé;  mais  le  gouvernement  du  maréchal  d'Ancre 
déploya  dans  cette  difficile  conjoncture  une  habileté  qu'il  faut  re- 
connaître, et  parvint  à  puiser  quelque  force  dans  le  jeu  du  formi- 
dable instrument  que  ses  ennemis  les  contraignaient  à  employer. 
Ayant  profité  de  la  résistance  du  duc  de  Vendôme  pour  faire  faire 
au  jeune  roi  un  voyage  en  Bretagne,  la  régence  avait  gagné  quel- 
ques semaines,  et  ce  délai  précieux  mit  Louis  XIII,  entré  depuis 
peu  de  jours  dans  tous  les  droits  de  sa  majorité,  en  mesure  d'éta- 
blir, avant  la  réunion  des  trois  ordres,  un  conseil  privé  au  gré  de  la 
reine,  et  de  déclarer  avec  solennité  aux  états  rassemblés  que,  plei- 
nement satisfait  de  l'administration  de  sa  mère,  il  avait  résolu  de 
lui  continuer  toute  son  autorité. 

La  cour  mit  un  grand  soin  à  diviser  l'assemblée,  et  elle  y  réussit 
presque  toujours  au-delà  de  ses  espérances.  Il  n'y  avait  à  cette  époque 
aucune  idée  de  réforme  politique  assez  universellement  acceptée 
par  l'opinion  tout  entière  pour  servir  de  base  à  une  agression  sé- 
rieuse contre  le  pouvoir.  Les  vues  étaient  distinctes  comme  les  exis- 
tences elles-mêmes,  et  il  ne  s'agissait  que  de  faire  surgir  une  in- 
compatibilité d'intérêts  entre  le  tiers,  la  noblesse  et  le  clergé,  pour 
paralyser  toutes  les  combinaisons  et  toutes  les  tentatives.  Ainsi  la 
noblesse,  moins  intéressée  que  la  bourgeoisie  dans  la  vénalité  des 
magistratures,  proposa  vainement  la  suppression  de  la  paulette, 
droit  établi  dans  le  cours  du  règne  précédent  pour  assurer  les  charges 
à  la  veuve  et  aux  héritiers  de  celui  qui  en  serait  revêtu,  sous  con- 
dition d'un  droit  de  paiement  annuel  évalué  au  soixantième  du  prix 
de  l'office  (1).  Le  tiers  mit  tous  ses  soins  à  écarter  une  réforme  qui 
aurait  atteint  les  intérêts  financiers  et  la  position  de  la  plupart  des 
représentans  de  cet  ordre ,  membres  de  cours  souveraines  ou  de 
sièges  présidiaux,  propriétaires  de  nombreux  offices  transmissibles. 
Les  bourgeois,  pour  faire  pièce  aux  nobles,  et  pour  ne  pas  paraître 
reculer  dans  la  voie  des  réformes  et  redressemens,  proposèrent,  de 
leur  côté,  la  suppression  des  pensions  payées  par  le  trésor  au  détri- 
ment du  pauvre  peuple,  pensions  qui  formaient  la  principale  res- 
!*ource  de  l'aristocralie  de  cour,  en  même  temps  qu'elles  étaient  le 


(1)  Le  peuple  donna  le  nom  de  paulette  au  nouveau  droit,  parce  que  le  traitant 
s'appelait  Paulel.  Voyez  Levassor,  Histoire  <U  Louis  XIII,  liv.  vi,  etMézeraî, 
année  1604. 


LE  CARDINAL  DE  RICHELIEU.  341 

principal  objet  de  ses  convoitises.  Enfln,  aux  vœux  exprimés  parle 
clergé  de  voir  le  concile  de  Trente  reçu  dans  le  royaume,  il  fut  ré- 
pondu dans  la  chambre  du  tiers  par  d'énergiques  déclarations  en 
faveur  de  la  plénitude  de  l'autorité  temporelle,  déclarations  dans 
lesquelles  se  révéla  dans  toute  sa  force  Tesprit  parlementaire  qui 
dominait  alors  la  haute  bourgeoisie.  Quant  au  projet  du  double  ma- 
riage, il  fut  accueilli  avec  une  faveur  à  peu  près  générale,  et  les 
raécontens  virent  avec  un  amer  regret  qu'il  fallait  renoncer  à  élever 
sur  ce  point  de  sérieuses  objections.  De  vaines  dispositions  contre 
les  duels,  et  quelques  mesures  contre  les  traitans,  trésoriers  et  gens 
de  finance,  furent  à  peu  près  les  seuls  résultats  effectifs  de  cette 
assemblée,  qui  avait  trompé  l'espoir  des  agitateurs,  et  n'avait  révélé 
dans  ses  délibérations  décousues  que  des  divisions  destinées  à  pré- 
parer la  prépondérance  du  pouvoir  monarchique,  jusqu'au  jour  où, 
devenues  plus  profondes,  on  en  verrait  sortir  une  crise  terrible  pour 
la  société  tout  entière. 

La  tenue  de  ces  pacifiques  états  de  Paris  reporte  la  pensée  yen 
ceux  qui  les  avaient  précédés  comme  vers  ceux  qui  les  ont  suivis. 
Vingt-cinq  années  auparavant ,  les  états  de  Blois  voyaient  expirer  ks 
Guise  sous  l'épée  d'un  officier  des  gardes.  Un  siècle  et  demi  plus 
tard,  les  états  de  Versailles  étaient  inaugurés  au  bruit  du  canon  de 
la  Bastille.  Combien  cette  date  de  1614  est  terne  devant  de  tels 
souvenirs  1  Quel  abîme  entre  ces  trois  époques  !  Les  passions  reli- 
gieuses étaient  affaibhes,  et  les  passions  politiques  sommeillaient 
encore;  l'esprit  humain  traversait  une  époque  de  transition  et  d'at- 
tente, et  nulle  idée  n'était  assez  puissante  alors  pour  surexciter  son 
énergie.  Ce  n'est  pas  que  la  société  fût  assise  sur  des  bases  solides  et 
respectées  :  rien  n'était  fixe,  ni  dans  les  institutions,  ni  dans  les 
mœurs;  les  unes  étaient  tiraillées  entre  l'absolutisme  monarchique 
aspirant  à  naître  et  une  féodalité  nouvelle  s'efTorçant  de  se  reconsti- 
tuer; les  autres,  élégantes  et  cruelles,  astucieuses  et  guerrières,  par- 
ticipaient de  l'héroïsme  chevaleresque  en  même  temps  que  des  leçons 
de  Machiavel.  Les  lettres  elles-mêmes,  soumises  aux  influences  les 
plus  contraires,  essayaient  vainement  de  se  frayer  une  voie,  et  d'at- 
teindre à  une  originalité  propre  entre  les  inspirations  de  l'Espagne 
et  de  l'Italie  et  les  souvenirs  de  l'antiquité.  Au  sein  de  cette  con- 
fusion générale,  dans  ce  pôle-môle  de  civilisations  étrangères  su- 
perposées, il  n'était  pas  un  seul  principe  fécond  qui  pût  devenir 
la  base  d'une  organisation  quelque  peu  durable.  La  conversion  de 
Henri  IV  avait  désarmé  le  catholicisme,  et  l'édit  de  Na.iles  donnait 


342  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

une  large  satisfaction  à  la  liberté  de  conscience  des  réformés.  La 
question  religieuse  était  dès-lors  hors  du  débat,  et  ne  se  produisait 
que  sous  un  aspect  purement  humain.  Quant  aux  partis  politiques, 
on  vient  de  les  voir  à  l'œuvre,  et  bientôt  nous  les  retrouverons  en- 
core. Alors,  si  Richelieu  a  besoin  d*excuses,  ces  seigneurs  faméli- 
ques, plus  vaniteux  que  superbes,  plus  avides  qu'ambitieux,  se 
chargeront  eux-mêmes  de  lui  en  fournir  de  surabondantes. 

Qu'aurait  produit,  sous  le  règne  de  Louis  XIII,  le  triomphe  de 
cette  aristocratie  princière  domptée  par  le  cardinal?  Y  avait-il  dans 
tout  cela  un  germe,  si  faible  qu'il  fût,  de  liberté  populaire  ou  de 
grandeur  nationale,  une  force  propre  à  constituer  la  France  et  à 
fonder  son  importance  politique?  C'est  commettre  une  injustice  vé- 
ritable que  de  reprocher  à  Richelieu  et  à  Louis  XIV  la  chute  d'une 
aristocratie  qui  n'a  jamais  usé  avec  discrétion  du  pouvoir,  lorsque 
les  circonstances  le  lui  ont  départi,  et  qui  n'a  jamais  su  se  défendre 
lorsqu'elle  a  été  attaquée.  Que  serait  devenu  le  royaume,  si,  durant 
la  minorité  de  Louis  XIII,  l'esprit  du  prince  de  Condé  avait  prévalu 
dans  le  gouvernement  de  la  monarchie,  si  les  Guise  s'étaient  établis 
en  Provence,  les  Montmorency  en  Languedoc,  les  Longueville  en 
Picardie;  si  Lesdiguières  avait  conservé  la  sauvage  monarchie  de 
ses  montagnes,  le  duc  d'Épernon  la  souveraineté  de  la  Guyenne;  si 
le  duc  de  Vendôme  avait  ranimé  en  Bretagne  le  souffle  à  peine  éteint 
de  l'indépendance?  Conçoit-on  une  pareille  organisation  devant  la 
puissance  compacte  de  l'Espagne,  maîtresse  du  Portugal,  des  Pays- 
Bas,  de  la  Franche-Comté,  du  Milanais  et  du  royaume  de  Naples?  La 
conçoit-on  en  face  de  l'empire  germanique,  contre  lequel  la  France 
ne  pouvait  lutter  que  par  la  cohésion  de  toutes  ses  parties?  Le  seul 
résultat  de  l'affaiblissement  de  l'autorité  royale,  au  commencement 
du  xvir  siècle,  aurait  été  l'abaissement  de  la  France  au  rang  de 
puissance  secondaire.  Cet  abaissement  aurait  vraisemblablement 
amené  une  division  territoriale  dont  la  Savoie  et  l'Espagne  eussent 
profité  dans  la  mesure  de  leur  ambition  et  de  leurs  forces.  Si  l'indé- 
pendance des  gouverneurs  de  provinces  s'était  consolidée  par  des 
concessions  irrévocables,  les  réformés  auraient,  de  leur  côté,  donné 
un  libre  cours  aux  projets  audacieux  si  souvent  agités  dans  leurs 
conventicules,  et  dont  d'ardentes  prédications  s'efforçaient  de  pré- 
parer le  succès.  L'exemple  des  cantons  suisses  et  des  Provinces-Unies 
offrait  un  encouragement  aussi  bien  qu'un  modèle,  et  la  France, 
violemment  jetée  hors  de  son  orbite,  eût  gravité  en  môme  temps 
vers  Madrid  et  vers  Genève. 


LE  CARDINAL  DE  RICHELIEU.  343 

•de  fut  un  magnifique  spectacle  que  celui  de  la  noblesse  française 
marquant  les  frontières  de  la  patrie  à  la  trace  de  son  sang  et  les  re- 
culant par  son  épée.  Soit  que  cette  noblesse  se  ruine  pour  avoir  le 
droit  de  se  faire  tuer  au  premier  rang,  et  qu'elle  se  retire  dans 
ses  manoirs  avec  la  croix  de  Saint-Louis  et  un  pourpoint  râpé,  soit 
qu'elle  vive  dans  les  provinces  dispensant  populairement  son  opu- 
lence, elle  reste  l'honneur  de  notre  histoire,  comme  elle  fut  si  long- 
temps fe  vie  même  de  la  monarchie.  Elle  est  glorieuse  lorsqu'elle 
triomphe  aux  croisades  comme  lorsqu'elle  succombe  à  Azincourt, 
et  ne  mérite  pas  moins  de  respect  en  combattant  à  cinq  sous  par 
jour  sous  les  enseignes  de  Coudé  que  lorsqu'aux  mauvais  temps  de 
Louis  XIV  elle  couvre  de  son  corps  le  royaume,  menacé  par  trois 
coalitions.  Mais  deux  choses  ont  constamment  manqué  à  cette  bril- 
lante chevalerie,  des  chefs  dignes  de  la  conduire,  et  un  esprit  poli- 
tique à  la  hauteur  de  son  cœur.  En  France,  les  circonstances  ont 
séparé  l'aristocratie  territoriale  de  la  nation,  tandis  qu'en  Angleterre 
éîles  se  confondirent  indissolublement  l'une  avec  l'autre.  Constam- 
ment dominée,  aux  époques  décisives  de  l'histoire,  par  des  princes 
de  race  royale,  qui  se  posaient  moins  comme  ses  égaux  que  comme 
ses  maîtres,  l'aristocratie  française  a  toujours  été  traînée  à  la  remor- 
que de  leurs  desseins  particuliers,  sans  pouvoir  jamais  tracer  ni  suivre 
un  systématique  plan  de  conduite.  Pas  de  lutte  nationale  aux  champs 
glorieux  de  Runnimède,  pas  de  magna  carta  et  de  charte  des  forets, 
de  statuts  de  Merton  et  de  Marlebridge,  pour  rallier  dans  une  même 
pensée  de  liberté  les  bourgeois  et  les  gentilshommes,  les  seigneurs 
et  les  vassaux  :  chez  nous,  les  grands  combattirent  toujours  la  royauté 
pour  leur  propre  intérêt,  et  ne  mirent  jamais  le  peuple  en  compte  à 
demi  dans  leurs  querelles;  tels  on  les  voit  au  x°  siècle,  et  tels  ils  re- 
paraissent à  l'ouverture  du  xvII^  Les  désirs  sont  les  mêmes  et  les 
espérances  presque  semblables.  Ils  se  servent  des  réformés  comme 
en  d'autres  siècles  ils  s'associaient  aux  Normands,  et  pourchassent 
les  bons  gouvernemens  sous  la  minorité  de  Louis  XIII,  comme  leurs 
pères  arrachaient  l'hérédité  des  fiefs  à  la  faiblesse  des  successeurs 
de  Charlemagne.  Une  différence  capitale  existe  toutefois  et  sufiît 
pour  séparer  les  époques  et  révéler  tout  l'avenir  :  il  n'est  pas,  au 
xvir  siècle,  uu  chef  de  mécontens  qui  ne  se  laisse  volontiers  désin- 
téresser par  une  pension. 

La  cabale  essaya  de  reprendre  en  sous-œuvre,  au  parlement  de 
Paris,  la  tentative  qui  venait  d'échouer  près  des  états  du  royaume. 
Celte  grande  compagnie  judiciaire,  tumultueusement  réunie  par  les 


34 i-  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

soins  de  quelques  créatures  des  princes,  invita  les  ducs  et  pairs  à 
venir  prendre  leurs  sièges  pour  délibérer  sur  les  maux  du  royaume 
et  sur  les  remontrances  qu'il  serait  estimé  convenable  d'adresser  au 
roi.  En  se  substituant  ainsi  aux  états-généraux  à  peine  dissous,  le 
parlement  préludait  à  la  fronde;  il  allait  donner  la  mesure  de  ses 
constantes  prétentions  et  celle  de  son  impuissance  non  moins  con- 
stante. Réclamer  une  part  du  pouvoir  législatif  en  vertu  d'un  titre 
plus  que  contestable  était  un  acte  de  hardiesse  que  la  confusion  des 
droits  et  des  idées  pouvait  peut-être  autoriser;  mais  subordonner 
toujours  son  action  au  jeu  de  quelques  intrigues,  se  faire  factieux  à 
la  suite,  sans  soupçonner  môme  un  rôle  plus  large  d'organisation  et 
de  liberté,  c'était  préluder  tristement  à  cette  longue  histoire  trop 
glorifiée,  toute  tissue  de  violences  et  de  faiblesses,  de  velléités  am- 
bitieuses et  de  déplorables  timidités,  qui,  à  travers  les  orages  de  deux 
minorités  et  le  prologue  d'une  grande  révolution,  est  venue  finir  dans 
les  déclamations  de  d'Esprémesnil. 

Il  suffit  au  jeune  roi  de  dénier  énergiquement,  par  l'organe  du 
chancelier  Sillery,  le  droit  des  compagnies  judiciaires  de  son  royaume 
de  se  mêler  des  affaires  d'état,  sans  y  être  provoquées  par  la  cou- 
ronne, pour  faire  tomber  cette  bruyante  opposition  de  paroles  qui, 
du  banc  des  enquêtes,  n'était  pas  encore  descendue  dans  les  halles 
de  Paris.  Ayant  ainsi  triomphé  de  toutes  les  résistances  régulières  et 
légales,  si  une  telle  expression  est  de  mise  pour  une  époque  d'uni- 
verselle confusion ,  Marie  de  Médicis  et  le  maréchal  d'Ancre  n'hési- 
tèrent pas  à  accomplir  les  deux  mariages  qui  devaient  assurer  à  la 
monarchie  vacillante  le  précieux  appui  de  la  royauté  castillane.  Le 
jeune  roi,  escorté  d'une  armée,  partit  de  sa  capitale  pour  aller,  à  tra- 
vers des  provinces  plus  d'à  moitié  soulevées,  recevoir  la  reine-infante 
à  l'extrémité  du  royaume,  et  conduire  sa  sœur  aux  frontières  d'Es- 
pagne. Ayant  de  nouveau  protesté  contre  l'alliance  espagnole,  et 
refusé  de  suivre  la  cour,  les  princes  estimèrent  le  moment  favorable 
pour  s'établir  à  Paris  et  pour  s'emparer  de  la  personne  du  roi.  Les 
circonstances  semblaient  en  effet  des  plus  propices,  car,  sous  pré- 
texte de  la  violation  de  quelques  privilèges,  les  réformés  avaient  pris 
les  armes  dans  le  Poitou,  le  Dauphiné  et  le  Languedoc.  Une  assem- 
blée générale  des  églises  protestantes  convoquée  à  Grenoble,  aux 
termes  des  édits,  s'était  transférée  à  Nîmes  de  sa  pleine  autorité, 
malgré  les  défenses  formelles  de  la  cour.  Passant  de  son  rôle  de  pro- 
sélytisme à  une  pensée  purement  politique,  le  protestantisme,  par 
i' organe  de  ses  délégués,  exigeait,  comme  condition  de  sa  fidélité  au 


LE  CARDINAL  DE  RICHELIEU.  345 

roi,  la  prise  en  considération  des  réclamations  faites  parles  seigneurs 
coalisés;  il  demandait  que  l'on  suspendît  l'accomplissement  du  ma- 
riage, et  réclamait  des  explications  catégoriques  sur  le  serment  du 
sacre.  Les  hommes  vraiment  pieux  de  la  réforme,  Duplessis-Mornay 
en  tête,  déploraient  sans  la  comprendre  cette  tendance  nouvelle,  qui 
l'emporta  dans  les  conseils  des  protestans,  parce  que  les  vues  d'in- 
térêt s'étaient  substituées  à  l'ardeur  des  premiers  temps.  Désormais 
les  réformés  constituaient  un  parti  plutôt  qu'une  secte,  et  mena- 
çaient l'unité  du  royaume  autant  que  l'unité  de  l'église.  Il  y  avait 
alors  à  la  suite  de  la  reine-mère  un  jeune  prélat  qui  le  comprit  et 
ne  l'oublia  jamais. 

Le  duc  de  Rohan,  qui  jusqu'alors  n'était  entré  qu'avec  une  cer- 
taine réserve  dans  les  factions  de  la  cour,  y  porta  cette  fois  toutes 
les  ressources  d'un  esprit  entreprenant  et  ferme,  non  moins  dévoué 
à  ses  convictions  religieuses  qu'au  soin  de  sa  propre  grandeur.  Le 
maréchal  d'Ancre ,  établi  en  Picardie,  couvrit  Paris  avec  une  armée; 
le  maréchal  de  Bois-Dauphin  tint  la  campagne  contre  les  partisans 
des  princes ,  maîtres  du  plus  grand  nombre  des  meilleures  places  du 
royaume.  La  guerre  s'engagea  donc  sur  tous  les  points,  guerre  mes- 
quine dans  ses  mouvemens  comme  dans  ses  motifs,  et  qui,  lorsque 
nous  en  suivons  jour  par  jour  les  opérations  dans  les  Mémoires  de 
Bassompierre,  ne  laisse  pas  même  pressentir  les  vastes  combinai- 
sons stratégiques  destinées,  quelques  années  après,  à  changer  la 
face  de  l'Europe.  Le  duc  de  Guise,  rallié  à  la  cour  par  l'espérance 
d'obtenir  le  bâton  de  connétable,  protégeait,  à  la  tête  de  dix  mille 
hommes,  le  royal  convoi.  Celui-ci  s'avançait  à  pas  lents  vers  la  capi- 
tale de  la  Guyenne,  contraint  de  s'arrêter  souvent  pour  faire  face  à 
l'ennemi.  Des  dangers  plus  sérieux  encore  menacèrent  la  jeune  prin- 
cesse que  la  France  envoyait  à  l'Espagne.  Elisabeth  dut  mettre  dix 
mortelles  journées  à  faire  le  trajet  de  Bordeaux  à  Bayonne ,  toujours 
entourée  par  la  cavalerie  du  duc  de  Rohan,  et  contrainte  de  camper 
chaque  soir  pour  éviter  une  surprise. 

Ce  fut  sous  ces  auspices  que  l'année  1615  vit  enûn  se  conclure  la 
double  alliance  dont  les  suites  devaient  décevoir  si  promptement  les 
prévisions  sur  lesquelles  elle  avait  été  fondée.  Renforcer  le  pouvoir 
de  la  couronne  contre  les  grands  et  contre  les  réformés,  telle  était 
la  pensée  de  la  reine  Marie;  établir  la  prépondérance  espagnole  sur 
les  conseils  du  roi  très  chrétien ,  rompre  l'alliance  de  la  France  avec 
l'Angleterre,  son  alliance  plus  dangereuse  encore  avec  les  Provinces- 
L'nies,  obtenir  son  concours  pour  tout  ce  qu'il  plairait  à  l'Espagne  de 

lOME  IV.  23 


346  REVUE  DES  DEUX  MOM)ES. 

tenter  en  Italie,  telle  avait  été  la  ferme  espérance  de  Philippe  III , 
telle  était  la  politique  dont  une  jeune  infante  devait  être  à  la  fois  dans 
la  pensée  paternelle  et  l'instrument  et  le  symbole.  Or,  il  advint  que 
le  pouvoir  royal  se  renforça  bientôt  en  combattant  l'Espagne,  et  non 
point  en  s'appuyant  sur  elle,  et  il  se  trouva  qu'Anne  d'Autriche 
passa  le  temps  de  sa  régence  dans  une  lutte  incessante  contre  la  chère 
patrie  dont  elle  se  séparait  alors  avec  tant  de  larmes;  enfin  le  dernier 
résultat  des  alliances  espagnoles  sous  Louis  XIII  et  sous  Louis  XIV 
fut  de  transmettre  à  un  fils  de  France  des  droits  ou  des  prétentions 
qui,  en  moins  d'un  siècle  d'intervalle,  portèrent  la  maison  de  Bourbon 
sur  le  trône  des  rois  catholiques  I 

Cependant  la  conclusion  du  mariage  avait  porté  un  grand  coup 
à  la  faction  huguenote  et  féodale.  Il  fallait  désormais  se  résigner  à 
un  fait  accompli,  puisque  les  forces  espagnoles  étaient  prêtes  à  venir 
l'appuyer  au  besoin.  Les  peuples,  d'ailleurs,  avaient  presque  partout 
applaudi  à  l'auguste  hyménée,  et  les  princes  insurgés  restaient  isolés 
et  réduits  à  leurs  propres  forces.  Les  classes  bourgeoises  surtout 
s'écartaient  par  un  instinct  sûr  d'une  cause  qui  ne  pouvait  être  la 
leur,  et  dont  le  triomphe  aurait  éloigné  de  plusieurs  siècles  le  jour 
de  leur  victoire.  Le  parti  réformé  restait  seul  debout  et  armé ,  avec 
les  nombreux  gentilshommes  attachés  à  la  fortune  personnelle  des 
princes.  La  cour  profita  avec  habileté  de  ce  mouvement  favorable  de 
l'opinion  publique.  Elle  sut  détacher  de  la  ligue,  par  l'offre  de  grands 
avantages  pécuniaires,  les  ducs  de  Mayenne  et  de  Longueville,  et 
bientôt  après  le  duc  de  Bouillon,  en  disponibilité  pour  toutes  les 
trahisons  et  pour  toutes  les  intrigues,  et  qui  n'avait  voulu,  confes- 
sait-il naïvement,  être  le  principal  auteur  de  la  guerre  que  pour  se 
donner  le  mérite  d'être  l'auteur  principal  de  la  conclusion  de  la  paix. 
Le  gouvernement  donna  large  satisfaction  aux  réformés  sur  les  griefs 
imaginaires  ou  fondés  consignés  dans  leurs  manifestes;  il  consentit 
à  accepter  près  d'eux  la  médiation  de  l'ambassadeur  d'Angleterre,  et 
après  de  longues  négociations  où  l'on  vit  intervenir  sur  un  pied 
d'égalité  des  commissaires  du  roi,  des  agens  du  prince  de  Condé  et 
des  députés  des  églises  réformées,  la  paix  fut  conclue  à  Loudun,  à 
des  conditions  qui  touchaient  moins  le  public  que  les  hommes  per- 
sonnellement engagés  dans  cette  stérile  querelle.  Ce  traité  n'était 
une  victoire  pour  personne;  mais  il  constatait  une  fois  de  plus  l'im- 
puissance de  la  royauté,  qui,  après  avoir  mis  le  prince  de  Condé 
hors  la  loi,  consentait  à  subir  ses  conditions  et  à  désintéresser  ses 
créatures. 


LE   CARDINAL  DE  RICHELIEU.  347 

Voulant  dissuader  Condé  d'une  résolution  qu'il  estimait  funeste 
aux  intérêts  de  ses  coreligionnaires,  le  duc  de  Rohan  lui  avait  dit  ces 
paroles  :  «  La  faible  espérance  d'enrichir  votre  maison  et  de  tirer 
quelque  argent  des  finances  du  roi  ne  devrait  pas  l'emporter  sur  ce 
grand  nombre  d'amis  dont  vous  allez  vous  séparer,  pensez-y  sérieu- 
sement; on  travaille  à  vous  faire  perdre  une  occasion  que  vous  ne 
retrouverez  jamais.  Vous  allez  vous  placer  entre  les  mains  de  la 
cour,  et  à  votre  première  démarche  suspecte  elle  s'assurera  d'un 
prince  qui  a  déjà  pris  deux  fois  les  armes  (1).  »  C'était  prêcher  la 
grande  ambition  à  un  homme  qui  n'était  capable  que  de  la  petite. 
Rohan  avait  raison  toutefois,  et  le  chef  de  la  conjuration  aristocra- 
tique et  protestante  en  fît  bientôt  la  dure  expérience.  Après  le  traité 
de  Loudun,  Condé  se  crut  maître  du  gouvernement  et  de  la  France, 
et  fit  peser  sur  la  royauté  un  joug  d'autant  plus  humiliant,  qu'il  lui 
contestait  avec  la  même  jalousie  les  apparences  et  les  réalités  du  pou- 
voir. Plus  recherché  et  plus  suivi  que  le  roi  même,  dit  un  écrit  con- 
temporain, sa  maison  rendait  le  Louvre  désert  (2).  Condé  et  ses  aco- 
lytes ne  furent  pas  plus  tôt  rentrés  dans  Paris,  qu'ils  reprirent,  au 
sein  du  parlement,  leurs  intrigues  accoutumées  et  lièrent  des  rap- 
ports secrets  avec  l'ambassadeur  d'Angleterre  et  les  agens  des  Pro- 
vinces-Unies. L'insolente  attitude  du  premier  prince  du  sang  réveilla 
promptement  toutes  les  jalousies  du  jeune  roi  et  toutes  les  terreurs 
de  sa  mère.  Le  chef  de  la  branche  de  Condé  aspirait-il  à  placer  la 
couronne  dans  sa  maison ,  et  à  réaliser  dans  une  pensée  aristocra- 
tique et  protestante  le  grand  dessein  que  les  Guise  avaient  essayé 
naguère  sous  une  inspiration  bourgeoise  et  catholique?  Il  est  difficile 
de  l'affirmer,  plus  difficile  encore  de  le  nier.  Cependant,  à  voir  le 
décousu  de  ses  actes  et  la  facilité  avec  laquelle  il  s'en  laissait  dé- 
tourner par  les  soins  les  plus  vulgaires,  on  peut  juger  qu'il  échoua 
plutôt  par  l'incertitude  que  par  la  témérité  de  ses  projets. 

L'avidité  l'avait  déjà  compromis,  une  haine  aveugle  allait  le  perdre. 
Il  crut  le  moment  venu  de  frapper  un  grand  coup,  et  pensa  que 
les  antipathies  populaires  soulevées  contre  le  maréchal  d'Ancre  met- 
taient les  factions  en  mesure  de  le  tenter.  Ne  pouvant  plus  douter, 
de  son  côté,  qu'un  attentat  sur  sa  personne  ne  fût  déjà  résolu  dans 
le  conseil  secret  des  princes,  Concini  suggéra  à  Marie,  inquiétée 
dans  ses  affections,  une  résolution  qu'un  tel  motif  pouvait  seul  faire 

(1)  Mémoires  de  Itohan,  t.  II. 

(2)  Apologie  pour  leurs  majestés  après  l'arrestation  de  M.  le  Prince,  Vdivis^ 
1616. 

23. 


3^8  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

agréer  à  celte  princesse.  Au  milieu  de  ses  partisans  troublés  et  sur- 
pris, Condô  fut  arrêté  en  plein  Louvre  au  nom  du  roi ,  et  conduit  à 
la  Bastille.  Ce  coup  d'autorité,  qui  dut  paraître  téméraire  aux  con- 
temporains, n'excédait  pas  pourtant  la  mesure  des  forces  de  la 
royauté  :  il  constata  combien  les  masses  populaires  et  la  majorité  de 
la  noblesse  elle-même  restaient  étrangères  aux  agitations  factices 
entretenues  par  les  seigneurs.  Les  tentatives  essayées  pour  insurger 
Paris  n'amenèrent  d'autre  résultat  que  le  pillage  de  l'hôtel  d'Ancre, 
et  les  princes  retirés  à  Soissons  essayèrent  avec  peu  de  succès  d'or- 
ganiser la  guerre  civile  dans  les  différentes  provinces  du  royaume. 
Le  gouvernement  ne  recourut  pas  vainement  à  ses  moyens  accou- 
tumés, et  la  défection  du  duc  de  Guise,  qui  s'était  réuni  aux  mécon- 
tens  après  de  longues  hésitations,  amena  sinon  la  chute  de  la  con- 
fédération elle-même,  au  moins  son  entière  impuissance.  Privés  de 
leurs  pensions  et  traitemens  pendant  cette  nouvelle  rupture  avec  la 
cour,  les  princes  éprouvèrent  bientôt  le  plus  vif  désir  d'y  rentrer. 
Une  machination  tramée  dans  l'ombre  contre  le  favori  de  la  reine- 
mère  par  un  autre  favori  qui  s'élevait  sur  ses  ruines,  leur  en  offrit 
promptement  l'occasion.  Comprenant  enfln  l'impossibilité  de  faire 
un  appel  spécieux  à  quelque  grand  intérêt  public,  ils  transigèrent 
avec  la  cour  au  prix  du  sang,  assurés  d'être  absous  par  l'opinion,  s'ils 
consentaient  à  servir  ses  haines.  Un  gentillâtre  de  Provence,  dres- 
seur de  faucons  et  siffleur  de  linottes,  captivait  alors,  sinon  la  con- 
fiance, du  moins  l'attention  du  triste  monarque,  qui  apparaît  pour 
la  première  fois  dans  l'histoire  le  jour  d'un  guet-apens  commandé  par 
lui.  Albert  de  Luynes  s'était  déjà  grandement  poussé  à  la  cour,  en 
berçant  par  des  distractions  puériles  la  vie  oisive  de  Louis,  longue 
enfance  sans  naïveté  et  sans  tendresse ,  à  laquelle  devait  succéder 
une  précoce  vieillesse  et  une  sorte  de  torpeur  générale  de  l'ame  et 
des  sens.  Mais,  quelle  que  fût  la  position  inespérée  de  ce  jeune  offi- 
cier de  vénerie  devenu  nécessaire  aux  plaisirs  de  son  maître  et  admis 
à  l'honneur  de  sa  familiarité,  les  désirs  du  Provençal  dépassaient  les 
limites  de  sa  fortune  présente,  et  le  maréchal  d'Ancre  lui  semblait 
un  invincible  obstacle  à  son  avenir.  Insolent  autant  qu'avide,  et  plus 
imprudent  qu'il  ne  convenait  dans  une  situation  si  menacée,  l'Ilalien 
n'avait  épargné  ni  les  dédains  ni  les  railleries  au  pourvoyeur  de5 
chasses  royales,  dont  sa  bienveillante  indifférence  avait  favorisé  les 
premiers  pas.  De  son  côté ,  de  Luynes  avait  compris  qu'une  seule 
voie  lui  était  ouverte  pour  jouer  un  rôle  politique,  et  qu'il  fallait, 
iwr  un  service  signalé,  s'assurer  le  patronage  des  puissans  ennemis 


LE   CARDINAL  DE  RICHELIEU.  3i9 

du  maréchal.  Tuer  Concini,  amener  à  ce  prix  la  réconciliation  de  la 
royauté  avec  ses  grands  feudataires,  tel  fut  le  plan  auquel  il  se  dévoua 
avec  le  calme  et  la  sécurité  de  conscience  produite  par  les  maximes 
et  les  tristes  habitudes  du  temps. 

Pour  faire  agréer  une  telle  pensée  au  jeune  roi,  il  fallait  le  brouil- 
ler avec  sa  mère,  empoisonner  son  esprit  de  soupçons  et  d'inquié- 
tudes, et  dominer  par  la  crainte  cette  nature  égoïste  et  débile. 
Luynes  y  réussit  au-delà  de  ses  espérances.  Il  incrimine  jusqu'aux 
actes  les  plus  simples  du  maréchal,  représentant  au  roi  que  cet 
étranger  exerce  un  pouvoir  absolu  dans  le  royaume,  et  qu'il  s'y 
fortifie  contre  son  autorité;  il  le  lui  montre  dominant  l'esprit  de  la 
reine-mère,  inclinant  son  cœur  vers  Gaston,  son  plus  jeune  fils, 
pendant  qu'il  l'éloigné  du  roi;  il  fait  intervenir  des  astrologues  et 
des  devins  consultés  sur  le  terme  probable  d'une  vie  royale;  il  va, 
disent  les  mémoires  contemporains  (1),  jusqu'à  supposer  des  lettres 
pleines  d'outrages  et  de  menaces  contre  le  monarque;  il  poursuit 
cette  ame  malade  dans  le  silence  de  ses  nuits  sans  sommeil,  et 
dans  l'obscurité  des  forêts  où  Louis  aime  à  s'égarer;  il  obtient  enfin 
un  ordre  que  l'épée  du  baron  de  Vitry  se  charge  d'exécuter  au  sein 
même  du  palais  des  rois.  Le  sang  du  maréchal  coule  au  pied  du 
grand  escalier  du  Louvre;  son  cadavre,  livré  au  peuple,  est  mis  en 
pièces  et  brûlé  devant  la  statue  de  Henri  IV,  et  le  jeune  prince  ac- 
cueille avec  bonheur  les  acclamations  de  la  foule,  comme  un  premier 
hommage  à  sa  souveraineté  naissante.  Il  règne  enfin ,  sans  sa  mère  et 
contre  sa  mère,  qui  reçoit  de  la  bouche  inexorable  d'un  fils  de  dix- 
sept  ans  l'ordre  de  partir  sans  délai  pour  son  premier  exil;  il  règne 
en  permettant  qu'on  le  débarrasse  par  un  crime  d'un  instrument 
compromis  sans  doute,  mais  dévoué  à  la  pensée  monarchique,  que 
le  roi  va  bientôt  reprendre  avec  une  ardeur  jalouse  et  un  succès 
inespéré,  et,  singulière  ironie  de  l'histoire  1  il  inaugure  par  une 
sanglante  concession  au  parti  féodal  un  gouvernement  destiné  à 
l'exterminer. 

Arrêtons-nous  encore  un  moment  pour  embrasser  d'un  regard 
tout  ce  passé  qui  va  disparaître.  Quel  regret  nous  laissera-t-il,  et  quel 
germe  y  trouverons-nous  qui  ne  soit  ou  dangereux  ou  stérile?  Cette 
société  intermédiaire  entre  la  ligue  et  Richelieu  n'est-elle  point,  elle 
aussi,  le  résidu  épuisé  d'une  longue  révolution,  la  transition  néces- 
saire entre  les  chaleureuses  croyances  disparues  et  un  organisme 

(1)  mémoires  de  Richelieu,  liv.  viii.  —  Mémoires  de  Deageant,  p.  48  à  61. 


350  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

nouveau  aspirant  à  se  produire?  Le  scandale  de  ces  factions  égoïstes 
ne  dépasse-t-il  pas  encore  celui  de  nos  plus  honteuses  manœuvres  par- 
lementaires? Pendant  que  l'Angleterre  fondait  sa  liberté  politique  et 
sa  grandeur  maritime,  et  que  la  Hollande  s'élevait  au  premier  rang 
des  nations;  tandis  que  les  deux  grandes  moitiés  de  l'empire  de 
Charles-Quint  dominaient  encore  l'Europe  en  s'appuyant  l'une  sur 
l'autre,  la  France  se  débattait  indifférente  et  lassée  entre  les  con- 
cinistes  et  les  Barrahas  (1),  et  commençait  cette  guerre  de  chansons 
qui  ne  devait  finir  qu'à  la  virilité  de  Louis  XIV;  elle  voyait  les 
défenseurs  naturels  de  sa  glorieuse  unité  s'associer  tour  à  tour,  sans 
pudeur  comme  sans  remords,  aux  huguenots  et  aux  Espagnols,  non 
plus  pour  servir  les  intérêts  d'un  grand  parti ,  mais  pour  faire  leurs 
propres  affaires.  Aucun  esprit  politique  dans  l'aristocratie  dominée 
par  cette  haute  féodalité  princière,  et  qui  ne  conserve  plus  de  ses 
temps  héroïques  qu'un  courage  déréglé  et  un  besoin  fébrile  de  daels; 
aucun  sentiment  national  dans  le  parlement,  qui,  hors  de  la  distri- 
bution de  la  justice  civile  où  il  est  admirable,  n'entre  dans  les  grandes 
affaires  que  pour  les  brouiller;  aucun  prestige  dans  la  royauté  repré- 
sentée par  une  femme  galante  et  par  un  roi  valétudinaire;  chez  la 
bourgeoisie  concentrée  dans  ses  affections  municipales,  peu  ou  point 
d'intelligence  des  intérêts  publics;  enfin  l'Espagne  et  l'empire  domi- 
nant le  mouvement  de  l'Europe,  telle  est  la  France  à  l'ouverture  du 
siècle  qui,  entre  tous  les  autres,  allait  bientôt  conquérir  le  nom  de 
grand. 

L'homme  qui  arrêta  court  ce  progrès  sensible  vers  une  décadence 
générale,  qui  fit  ou  prépara  deux  grands  règnes,  a  jusqu'ici  à  peine 
été  nommé  dans  ces  pages,  et  pourtant  il  nous  semble  qu'il  les  rem- 
plit déjà  tout  entières.  En  assistant  à  un  pareil  spectacle,  on  devino 
que  cet  homme  va  venir;  on  comprend  qu'il  faut  qu'il  vienne,  et  la 
corruption  de  la  société  semble  justifier  d'avance  devant  Dieu  et  de- 
vant l'histoire  les  terribles  moyens  qu'il  emploiera  pour  en  renou- 
veler la  face.  Mais  comment  conquérir  la  force  que  présuppose  une 
pareille  entreprise?  Comment  s'imposer  à  la  royauté  accoutumée 
aux  complaisances  de  favoris  médiocres,  à  cette  haute  féodalité  qui 
-a  fait  capituler  le  monarque  à  Loudun  et  à  Sainte-Menehould,  et 
qui  vient  de  livrer  à  la  foule  ameutée  par  ses  laquais  les  restes  pro- 
fanés du  maréchal  d'Ancre?  Une  pareille  tâche  serait  des  plus  ardues 

(1)  Sobriquet  donué  aux  partisans  du  prince  de  Condé,  et  dont  l'origine  c> 
diversement  expliquée  par  les  historiens. 


LE  CARDINAL  DE  HICHELIETI.  351 

pour  qui  se  trouverait  dans  le  cas  de  l'entreprendre  avec  la  res- 
source de  puissantes  alliances  et  d'un  haut  patronage  tout  formé. 
Combien  dès-lors  ne  semble-t-elle  pas  impossible  lorsqu'on  voit  se 
mettre  à  l'œuvre  un  homme  isolé ,  sans  autre  appui  à  la  cour  que  la 
faveur  de  la  reine-mère  et  du  maréchal  assassiné,  et  qui,  signalé  à 
toutes  les  méfiances  des  vainqueurs,  se  trouve  enveloppé  dans  la 
proscription  commune? 

Faire  sortir  sa  fortune  de  l'abîme  même  où  elle  semblait  engloutie, 
tirer  plus  de  parti  de  l'exil  que  jamais  courtisan  n'en  tira  de  la  fa- 
veur royale,  c'est  là  un  tour  de  force  qui  suffirait  pour  signaler  à  la 
postérité  l'habileté  incomparable  d'Armand-Jean  Duplessis  de  Ri- 
chelieu. Si  ces  commencemens  sont  plus  obscurs,  ils  ne  sont  pas 
moins  importans  à  connaître;  ils  apprennent  l'homme  à  ceux  qui 
n'ont  étudié  que  le  ministre.  Né  avec  une  vocation  prononcée  pour 
les  affaires,  Richelieu  a  rencontré  sur  sa  voie  autant  d'obstacles  que 
personne.  Il  est  curieux  de  le  voir  les  tourner  à  force  de  persévé- 
rance et  d'adresse,  et  ce  spectacle  est  plus  saisissant  peut-être  que 
celui  des  luttes  énergiques  qu'il  jivre  dans  la  pleine  possession  de  sa 
force.  C'est  un  malheur  de  la  vie  politique  de  contraindre  les  natures 
les  plus  éminentes  à  dépenser  pour  arriver  à  la  puissance  plus  de 
ressources  qu'elles  n'en  déploieront  jamais  pour  l'exercer.  Le  mi- 
nistre de  Louis  XIÏI,  introduit  dans  la  carrière  par  Marie  de  Médicis 
et  par  Concini,  subit  l'empire  de  cette  loi  plus  générale  encore  au- 
jourd'hui que  dans  son  temps;  il  se  fit  laborieusement  sa  place,  et 
dut  déployer,  pour  arriver  au  ministère,  des  dispositions  de  carac- 
tère en  contraste  complet  avec  celles  qu'allait  signaler  avec  tant  d'é- 
clat la  seconde  période  de  sa  vie.  Sa  souplesse  fit  sa  fortune  et  son 
orgueil  fit  sa  gloire,  a  dit  un  grand  écrivain  (1).  La  vie  de  Richeheu 
est  tout  entière  dans  cette  inscription  lapidaire.  C'est  en  combinant, 
en  effet,  des  qualités  et  des  défauts  qui  semblent  s'exclure,  en  har- 
moniantdes  tendances  qui  se  repoussent,  qu'on  peut  dessiner  avec 
quelque  vérité  cette  physionomie  qui  n'a  rien  de  l'unité  sévère  que 
trop  d'historiens  se  sont  attachés  à  lui  imprimer.  Montrer  Richelieu 
dans  les  phases  diverses  de  sa  vie,  constater  qu'il  a  moins  agi  en 
vertu  d'une  idée  préconçue  que  sous  l'empire  des  évènemens  de  son 
époque,  telle  est  la  double  pensée  qui  inspirera  ce  travail.  S'il  n'offre 
pas  au  lecteur  un  intérêt  de  curiosité  impossible  à  exciter  en  une 
telle  matière  et  dans  un  sujet  tant  rebattu,  il  a  du  moins,  pour  Té- 

(1)  M.  de  ChMeaubriand ,  Études  historiques. 


352  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

rrivain,  le  charme  d'un  substantiel  entretien  avec  une  vigoureuse 
intelligence.  Voir  vivre  ce  puissant  mortel  dans  les  faiblesses  de  ses 
passions  en  même  temps  que  dans  l'énergie  de  sa  pensée,  l'entendre 
parler  dans  ses  écrits  demeurés  deux  siècles  presque  inconnus  au 
monde,  juger  enfin  son  œuvre  d'équilibre  européen  au  moment 
même  où  cette  œuvre  tend  à  disparaître,  c'est  un  sérieux  plaisir  d'es- 
prit que  nous  avons  goûté  dans  toute  sa  plénitude,  et  que  d'autres 
aimeront  peut-être  à  prendre  avec  nous. 

On  sait  que  le  jeune  Duplessis,  né  en  1585  d'une  bonne,  mais 
pauvre  maison  du  Poitou,  n'embrassa  la  carrière  ecclésiastique  que 
pour  empêcher  l'évêché  de  Luçon  de  sortir  de  sa  famille.  Il  avait 
porté  l'épée  jusqu'au  jour  où  Alphonse,  l'un  de  ses  frères,  eut  aban- 
donné cette  dignité  pour  se  confiner  dans  un  cloître.  Quelques  études 
théologiques  suffirent  pour  préparer  au  sacerdoce  et  à  l'épiscopat 
un  jeune  homme  bien  né  qui,  selon  les  idées  du  temps,  accomplis- 
sait un  devoir  en  maintenant  dans  une  noble  maison  sans  fortune 
«n  établissement  lucratif.  L'église ,  dominée  par  son  association  in- 
time avec  l'ordre  politique,  en  subissait  les  conséquences  au  détri- 
ment de  sa  discipline.  Agé  de  moins  de  vingt-deux  ans,  Jean  Du- 
plessis fut  pourvu  à  Rome  même  de  l'évêché  vacant.  Siri,  répété  par 
Levassor  et  par  tous  les  écrivains  hostiles  au  cardinal,  assure  qu'rî 
trompa  Paul  V  sur  son  âge  véritable,  et  qu'en  apprenant  la  vérité,  le 
bon  pape  loua  fort  l'esprit  et  l'adresse  du  jeune  prélat  dont  il  prédit 
la  haute  fortune. 

De  retour  en  France,  Richelieu  parut  prendre  au  sérieux  les  de- 
voirs de  son  état.  Il  se  remit  à  l'étude  de  la  théologie,  et  l'on  ne  sau- 
rait lire  ses  écrits,  même  politiques,  sans  y  trouver  l'empreinte  de 
ces  formules  didactiques,  de  cette  argumentation  rigoureuse  qui 
allait  si  bien  à  la  trempe  ferme  et  nette  de  son  esprit.  Quelques 
années  passées  dans  son  évêché,  où  il  se  livra  à  la  controverse  contre 
les  réformés,  quelques  carêmes  prêches  à  Paris  avec  un  assez  grand 
succès ,  remplissent  cette  première  période  de  jeunesse  et  d'obscu- 
rité. Marie  de  Médicis  écouta  avec  plaisir  le  prélat,  qu'une  figure  ré- 
gulière et  animée ,  une  attitude  parfaitement  noble ,  firent  d'abord 
remarquer  à  la  cour.  Il  s'attacha  à  cette  princesse,  à  laquelle  il  parvint 
à  se  faire  recommander  par  le  maréchal  d'Ancre,  alors  dans  la  plé- 
nitude de  sa  puissance.  Député  aux  états-généraux  de  1614  par  les 
sénéchaussées  de  Fontenay  et  de  Mort,  il  se  jeta  avec  chaleur  dans 
le  parti  de  la  reine,  et  exerça  une  influence  notable  sur  la  rédaction 
des  cahiers  du  clergé.  Il  s'y  prononça  vivement  pour  l'union  avec 


LE  CARDINAL  DE  RICHELIEU.  353 

l'Espagne  et  pour  le  maintien  de  l'administration  aux  mains  de  la 
régente;  on  le  vit  également  s'élever  avec  force  contre  toutes  les 
réclamations  inspirées  aux  parlementaires  par  la  faction  des  princes 
mécontens.  Ayant  obtenu,  d'autres  disent  ayant  brigué  l'honneur  de 
porter  la  parole  au  nom  de  son  ordre,  il  loua  dans  le  style  empha- 
tique de  son  temps  la  gloire  de  la  régente,  exalta  l'autorité  royale 
au-dessus  de  tous  les  pouvoirs  humains,  et  représenta  la  religion 
comme  la  base  des  trônes  et  leur  plus  solide  fondement.  Ce  discours 
ne  fût  point  sorti  des  banalités  consacrées  par  ce  genre  d'allocution, 
si  «  le  bon  prélat  n'avait,  selon  l'expression  d'un  de  ses  antagonistes, 
découvert  le  sentiment  de  son  cœur  dans  l'endroit  de  sa  pièce  qui 
n'était  pas  le  moins  étudié  (1).  »  Se  plaignant  amèrement  de  l'usage 
qui  tendait  à  s'introduire  d'éloigner  les  ecclésiastiques  des  conseils 
du  roi  et  des  emplois  publics,  on  l'entendit  s'écrier,  :  «  Votre  ma- 
jesté doit  nous  donner  plus  de  part  aux  affaires.  Quand  les  rois 
ses  prédécesseurs  ont  employé  les  prélats  de  leur  royaume ,  l'église 
gallicane  a  été  plus  puissante  qu'aucune  autre,  et,  depuis  qu'on  a 
négligé  de  suivre  cette  louable  et  salutaire  coutume,  le  clergé  fran- 
çais a  tellement  perdu  son  éclat,  qu'il  n'est  plus  connaissable.  Bien 
loin  de  consulter  les  prélats  éclairés  sur  les  affaires  de  l'état,  on 
s'imagine  maintenant  que  l'honneur  que  nous  avons  d'être  consacrés 
au  service  de  Dieu  nous  rend  incapables  de  servir  notre  roi,  qui  en 
est  l'image  vivante.  » 

Le  dévouement  sans  bornes  de  Richelieu  ne  tarda  pas  à  lui  valoir 
une  récompense.  Quelques  mois  après  la  clôture  des  états,  la  reine- 
mère  le  fit  nommer  grand-aumônier  de  la  reine  régnante  Anne 
d'Autriche,  et,  comme  il  avait  besoin  d'argent  pour  payer  quelques 
dettes  de  sa  maison,  le  maréchal  d'Ancre  lui  obtint  permission  de 
vendre  cette  charge,  ce  qui  le  mit  en  état  de  vivre  à  la  cour  avec  un 
commencement  de  splendeur.  L'Italien  avait  deviné  la  pénétration 
et  la  vigueur  d'esprit  de  ce  jeune  ecclésiastique  que  le  soin  de  sa 
fortune  ne  détournait  pas  de  la  gravité  extérieure  de  sa  profession, 
et  qui,  au  plus  fort  de  sa  jeunesse,  ménageait  sa  faveur  comme  le 
courtisan  le  plus  consommé.  «  Je  gagnai  le  cœur  du  maréchal,  dit 
Richelieu  lui-même,  et  il  fit  quelque  estime  de  moi  dès  la  première 
fois  qu'il  m'aboucha.  11  dit  à  quelques-uns  de  ses  familiers  qu'il  avait 
un  jeune  homme  en  main  capable  de  faire  la  leçon  à  tutti  harboni. 
Mais  sa  bienveillance  diminua,  premièrement  parce  qu'il  me  trouva 

(1)  Levassor,  liv.  vi,  tom.  II. 


354  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

avec  des  contradictions  qu'il  n'attendait  pas,  secondement  parce 
qu'il  remarquait  que  la  confiance  de  la  reine  penchait  de  mon  côté, 
troisièmement  par  les  mauvais  offices  de  Russeley,  qui  n'omettait 
aucun  artifice  pour  m' abattre,  et  Barbin(l).  » 

Après  le  mariage  du  roi,  Concini,  ayant  grand  intérêt  à  recevoir 
des  renseignemens  exacts  sur  l'état  intérieur  de  la  cour  d'Espagne, 
avait  songé  à  l'évêque  de  Luçon  pour  cette  importante  ambassade. 
Celui-ci  embrassa  avec  ardeur  une  telle  perspective  comme  un  pre- 
mier pas  vers  les  grandes  affaires  et  vers  l'intimité  de  deux  maisons 
royales;  mais,  après  l'emprisonnement  du  prince  de  Condé  et  le  pil- 
lage de  l'hôtel  d'Ancre,  le  maréchal  et  la  régente  jugèrent  utile  de 
renouveler  le  conseil ,  et  de  n'y  admettre  que  des  hommes  d'un  dé- 
vouement absolu  à  leur  pensée  politique.  A  ce  titre,  ils  songèrent  à 
Richelieu  pour  exercer  la  charge  de  secrétaire  d'état  conjointement 
avec  le  vieux  Yilleroy,  auquel  cinquante  années  de  services  sous 
trois  règnes  avaient  ôté  l'énergie  que  des  circonstances  aussi  difficiles 
semblaient  rendre  nécessaire.  Associé  à  Mangot  et  à  Barbin,  humbles 
créatures  de  Marie  de  Médicis,  soumis  au  maréchal  sans  l'estimer  et 
sans  l'aimer,  Richelieu  ne  fut  dans  ce  cabinet  qu'un  instrument  do- 
cile et  secondaire.  Le  seul  acte  de  volonté  personnelle  dont  il  soit 
possible  de  recueillir  la  trace  pendant  ce  ministère,  interrompu 
bientôt  après  par  l'assassinat  de  son  chef,  s'applique  aux  intérêts 
directs  du  prélat.  Richelieu  raconte  qu'aussitôt  après  sa  nomination 
à  la  charge  de  secrétaire  d'état,  à  laquelle  le  maréchal  attacha  avec 
intention  des  gages  considérables,  celui-ci  le  pressa  vivement  de  se 
défaire  de  son  évêché,  afin  de  le  tenir  dans  une  plus  étroite  dépen- 
dance; «mais,  considérant  les  changemens  qui  pouvaient  arriver, 
tant  par  l'humeur  changeante  du  personnage  que  par  les  accidens 
qui  pouvaient  arriver  à  sa  fortune,  jamais  je  n'y  voulus  consentir,  ce 
dont  il  eut  mécontentement  sans  raison.  »  On  voit  que  ses  premiers 
succès  n'enivraient  pas  le  jeune  ministre,  qu'il  se  refusait  à  jouer 
trop  gros  jeu,  et  faisait  marcher  de  front  la  prudence  et  l'ambition. 
A  cet  égard,  les  preuves  ne  manqueront  pas. 

Des  nuages  s'élevèrent,  aux  derniers  mois  de  la  vie  du  maréchal 
d'Ancre,  entre  lui  et  le  nouveau  secrétaire  d'état  :  c'est  chose  fa- 
cile que  de  juger,  au  ton  de  ses  Mémoires,  que  celui-ci  prévoyait  la 
catastrophe  et  prenait  de  loin  ses  mesures  du  côté  des  princes  et  des 
frères  de  Luynes  pour  n'être  pas  enveloppé  dans  la  disgrâce,  tôt  ou 

(1)  Mémoires  de  Richelieu,  liv.  viii. 


LE  CARDINAL  DE  RICHELIEU.  355 

tard  inévitable,  du  mallieureux  Florentin.  Aussi  l'évoque  de  Luçon 
fut-il  appelé  au  Louvre  sitôt  après  le  crime  qui  venait  d'en  souiller 
l'enceinte,  et  le  roi  s'empressa-t-il  de  lui  dire  qu'il  ne  le  confondait 
pas  avec  les  mauvais  conseillers  du  maréchal  et  qu'il  le  voulait  bien 
traiter.  De  Luynes  lui  flt  les  plus  belles  protestations ,  et  je  ne  sais 
guère  de  harangue  plus  curieuse  que  la  longue  réponse  de  Riche- 
lieu au  favori,  qui  tenait  alors  les  destinées  de  la  monarchie  dans 
sa  main  débile  et  sanglante.  Il  est  difficile  de  livrer  plus  complète- 
ment un  homme  qui  n'est  plus,  tout  en  paraissant  ménager  les  con- 
venances qu'impose  la  mémoire  d'un  bienfait,  et  de  se  montrer  de 
plus  indulgente  composition  sur  un  meurtre  qu'on  aifecte  de  déplo- 
rer. De  telles  dispositions  n'étaient  pas  de  nature  à  inquiéter  de 
Luynes;  aussi  s'erapressa-t-il  d'annoncer  à  Richelieu  que  seul  entre 
ses  collègues  il  serait  maintenu  dans  le  nouveau  conseil,  où  le  roi 
lui  commanda  d'aller  à  l'instant  même  prendre  siège,  a  Je  balançais 
si  je  devais  recevoir  cet  honneur,  mais  j'estimais  qu'en  cette  grande 
mutation  les  marques  de  la  bonne  grâce  du  roi  me  devaient  être 
chères,  vu  que  par  après  mes  actions  feraient  connaître  que  je  les 
recevais  par  la  pure  estime  que  le  roi  faisait  de  moi ,  et  non  pour 
connivence  que  j'eusse  eue  avec  ceux  qui  avaient  machiné  la  mort 
du  maréchal  (1).  » 

On  pouvait  en  toute  sûreté  sacrifier  Concini,  puisqu'il  était  mort; 
mais  la  reine-mère  était  vivante,  elle  avait  exercé  un  grand  empire 
sur  l'esprit  du  roi,  et  pouvait  le  reprendre  encore  :  le  cas  était  donc 
plus  embarrassant.  Gardée  à  vue  dans  sa  chambre  par  des  soldats 
qui  allaient  chercher  jusque  dans  son  lit  la  poudre  qu'on  l'accusait 
d'y  cacher  pour  faire  sauter  son  fils,  Marie  était  tout  à  coup  tombée 
du  faîte  de  la  puissance  dans  une  situation  lamentable.  Renier  sa 
royale  maîtresse  en  un  tel  moment  était  un  procédé  honteux,  indigne 
d'un  gentilhomme  et  plus  encore  d'un  évêque,  procédé  des  plus  dan- 
gereux d'ailleurs  selon  le  cours  des  évènemens;  mais  se  dévouer  sans 
réserve  à  sa  mauvaise  fortune  était  un  acte  qui  imposait  des  sacri- 
fices pénibles  dans  le  présent  et  peut-être  sans  compensation  dans 
l'avenir.  RicheUeu  sortit  de  cette  alternative  en  ménageant  à  la  fois 
les  convenances  et  ses  intérêts.  Placé  entre  le  jeune  roi  et  sa  mère, 
il  sut  conserver  l'attachement  de  l'une  et  se  préparer  les  bonnes 
grâces  de  l'autre,  avec  un  art  que  nous  ne  souhaitons  à  coup  sûr  à 
personne,  mais  dont  nos  plus  souples  tacticiens  parlementaires  pour- 

(i)  Mémoires,  liv.  yiii. 


356  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

raient  à  bon  droit  se  montrer  jaloux.  «  Je  demandai  au  sieur  de 
Luynes  le  plus  adroitement  qu'il  me  fut  possible,  pour  ne  lui  dé- 
plaire pas,  s'il  ne  me  serait  pas  permis  de  voir  la  reine,  et  que  s'il 
lui  plaisait  me  faire  accorder  cette  grâce,  j'en  userais  assurément, 
non  pour  aigrir,  mais  pour  adoucir  son  esprit.  »  Cette  faculté  lui  fut 
bientôt  accordée  avec  une  latitude  plus  grande  qu'il  ne  l'aurait  pro- 
bablement voulue.  Les  nouveaux  ministres  ayant  refusé  de  commu- 
niquer avec  lui  lorsqu'il  se  présenta  la  première  fois  au  conseil,  Ri- 
chelieu comprit  que  la  position  n'était  pas  tenable  à  la  cour,  et  se 
résolut,  après  mûres  réflexions,  à  embrasser  le  rôle  de  martyr  de 
la  fidélité.  Au  moment  où  se  dressait  l'échafaud  de  la  compagne 
chérie  de  Marie  de  Médicis,  judiciairement  égorgée  comme  sorcière 
et  devineresse  par  des  juges  encore  plus  lâches  qu'imbéciles;  pendant 
que  les  princes  rebelles  rentraient  en  triomphe  dans  ce  Louvre  si 
long-temps  troublé  par  eux,  Marie  de  Médicis,  accompagnée  d'un 
petit  nombre  de  serviteurs,  s'acheminait  vers  la  ville  de  Blois,  qu'un 
songe  lui  avait  naguère  indiquée  comme  lieu  de  son  exil.  «  Au  sortir 
de  Paris,  je  l'accompagnai ,  recevant  plus  de  consolation  en  la  part 
que  je  prenais  à  son  affliction,  que  je  n'eusse  pu  en  recevoir  en  la 
part  que  ses  ennemis  me  voulurent  faire  de  leurs  biens.  »  Les  faits 
permettent  d'apprécier  la  portée  de  cette  réflexion,  fort  affaiblie 
d'ailleurs  par  l'aveu  qui  la  suit.  «  Je  voulus  avoir  une  permission 
expresse  du  roi  par  écrit,  de  peur  qu'ils  ne  me  rendissent  puis  aprè^ 
coupable  de  l'avoir  suivie,  et  soutinssent  que  je  l'avais  fait  de  mon 
mouvement.  » 

Voilà  de  la  prudence.  Voici  de  la  trahison ,  trahison  discrète  et 
savante  qu'admirera  sans  doute  l'école  contemporaine  qui  s'est  in- 
clinée pendant  cinquante  ans  devant  la  fortune  d'un  autre  évéque- 
ministre,  esprit  politique  sans  système  et  sans  vigueur,  qui  profitu 
de  tous  les  évènemens  de  son  temps  sans  en  dominer  un  seul,  et  qui 
sera  dans  l'histoire  au  cardinal  Richelieu  ce  qu'est  h  un  général  qui 
a  livré  de  grandes  batailles  le  maraudeur  qui  dépouille  les  mort- 
après  le  combat. 

Devenu  à  Blois  chef  du  conseil  de  la  reine-mère,  Richelieu  entra 
aussitôt  en  correspondance  avec  le  duc  de  Luynes,  lui  rendant  un 
compte  minutieux  de  tous  les  actes  de  la  princesse ,  et  se  portant 
personnellement  garant  de  sa  conduite.  Ce  ne  fut  pas  sans  des  peines 
infinies  qu'il  suffit  pour  quelque  temps  à  ce  double  rôle.  Contraint 
de  témoigner  h  sa  malheureuse  maîtresse  un  dévouement  d'autant 
plus  absolu  que  le  malheur  engendre  la  défiance,  obligé  de  se  dé- 


LE  CARDINAL  DE  RICHELIEU.  357 

fendre  en  même  temps  à  la  cour  contre  des  soupçons  qu'une  corres- 
pondance obséquieuse  ne  parvenait  pas  toujours  à  conjurer,  Riche- 
lieu préludait  par  un  rude  apprentissage  aux  embarras  du  pouvoir, 
et  ne  laissait  assurément  rien  pressentir  de  la  hauteur  de  caractère 
qu'il  devait  apporter  bientôt  dans  l'exercice  du  gouvernement.  Assez 
bien  traité  par  de  Luynes  et  par  le  jeune  monarque,  l'évêque  de  Luçon 
était  de  la  part  des  membres  du  conseil,  et  en  particulier  du  garde-des- 
sceaux  Du  Vair,  l'objet  de  vives  antipathies  et  d'une  méfiance  pro- 
noncée. Inquiets  de  sa  présence  près  de  la  reine  et  de  l'activité  de 
ses  démarches,  ils  obtinrent  du  roi  l'ordre  de  son  éloignement. 
Après  de  vaines  protestations  de  fidélité  adressées  à  Louis  XIII  et  à 
son  favori,  Richelieu  dut  partir  pour  son  évêché,  puis  après  pour 
Avignon.  Ce  procédé  violent  acheva  de  lui  conquérir  la  confiance 
absolue  de  la  princesse,  qui  ne  vit  dans  cet  exil  qu'une  persécution 
de  plus  dirigée  contre  elle. 

Rendu  malgré  lui  pour  deux  années  à  une  vie  pastorale  et  soli- 
taire, Richelieu  composa  divers  écrits,  indépendamment  de  ses  mé- 
moires, dont  le  commencement  nous  paraît  remonter  à  cette  époque. 
Les  principaux  sont  :  \ Instruction  du  Chrétien  et  la  Réponse  adressée 
au  roi  par  les  quatre  ministres  de  Charenton,  Aucune  qualité  émi- 
nente  ne  se  révèle  dans  ces  écrits,  dont  le  dernier,  dirigé  contre  une 
lettre  supprimée  par  arrêt  du  conseil,  fut  plutôt  un  acte  politique 
qu'une  œuvre  rehgieuse.  La  médiocrité  de  ces  travaux,  qui  doivent 
au  seul  nom  de  leur  auteur  le  privilège  d'être  feuilletés  quelque- 
fois sous  la  poussière  qui  les  recouvre,  n'empêche  pas  Richelieu  d'en 
parler  avec  une  complaisance  et  une  vanité  d'homme  de  lettres  qui 
sont  l'un  des  traits  les  plus  persistans  de  son  caractère,  soit  qu'il  se 
produise  comme  théologien  ou  comme  poète,  qu'il  argumente  contre 
Calvin  ou  contre  Corneille. 

Cet  exil  d'Avignon,  dont  la  perspective  est  si  cruelle  pour  Riche- 
lieu, fut  pourtant  l'origine  de  sa  haute  et  rapide  fortune.  La  reine 
avait  franchi  les  murailles  du  château  de  Rlois,  en  s'appuyant  sur 
une  échelle  de  cordes,  durant  les  ténèbres  d'une  nuit  d'hiver.  Le 
duc  d'Épernon,  brouillé  avec  la  cour  pour  une  querelle  de  pré- 
séance, l'avait  reçue  dans  son  gouvernement  à  la  tête  d'une  armée. 
Faisant  appel  à  tous  les  mécontens,  c'est-à-dire  à  tous  les  ambitieux, 
la  veuve  de  Henri  IV  menaçait  de  recommencer  contre  son  fils  une 
guerre  civile  à  peine  éteinte.  Rien  n'était  en  effet  changé  depuis 
la  mort  du  maréchal  d'Ancre  et  l'avènement  au  pouvoir  du  petit 
gentilhomme  provençal,  ni  dans  la  constitution  de  l'état,  ni  dans  les 


358  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

plans  et  les  espérances  des  grands  du  royaume.  De  Luynes  avait 
servi  leur  vengeance  en  versant  le  sang  de  Concini,  et  ce  sang  avait 
scellé  une  sorte  de  pacte  entre  lui  et  la  faction  féodale;  mais  bientôt 
la  force  des  choses  le  contraignit  à  faire  des  efforts  pour  se  dégager, 
et  il  se  vit  accusé  de  trahir  ses  amis  alors  qu'il  ne  faisait  que  se 
défendre.  Il  n'y  allait  pas  moins  que  de  l'existence  de  la  royauté  elle- 
même,  et  de  Luynes  n'était  rien  que  par  elle. 

Les  nouveaux  ministres,  et  parmi  eux  le  président  Jeannin,  esprit 
prudent  et  pratique,  s'étaient  refusés  à  rendre  la  liberté  au  prince 
de  Condé,  et,  tout  en  abandonnant  au  pillage  les  Gnances  de  l'état, 
ils  résistaient  aux  demandes  de  gouvernemens  et  de  places  fortes 
de  nature  à  compromettre  l'intégrité  de  la  monarchie.  Les  grands, 
qui  avaient  compté  jouir  d'une  autorité  pleine  et  entière,  se  trou- 
vèrent donc  frustrés  dans  leurs  espérances.  La  plus  grande  partie 
des  dépouilles  de  Concini  et  de  son  infortunée  compagne  était  passée 
dans  la  maison  de  Luynes;  tel  avait  été,  conformément  à  la  loi  géné- 
rale des  révolutions  de  cabinet,  le  principal,  pour  ne  pas  dire  le  seul 
résultat  de  celle-ci.  Aussi  le  maréchal  de  Bouillon ,  que  Richelieu 
appelle  quelque  part  le  démon  incarné  de  la  sédition,  déclarait-il 
bien  haut  que  la  taverne  était  restée  la  même,  et  que  le  bouchon  seul 
avait  changé. 

Ainsi  compromis  de  deux  côtés  à  la  fois,  Luynes  comprit  que  pour 
conserver  le  pouvoir,  et  peut-être  pour  sauver  la  royauté ,  il  fallait 
traiter  avec  la  reine-mère,  étabHe  dans  xVngoulême  à  la  tête  de 
forces  considérables.  Les  huguenots  du  Poitou  accouraient  déjà 
offrir  à  cette  princesse  leurs  services  intéressés.  La  cour  émigrait  en 
Saintonge,  et  le  gouvernement  faible  et  timide  du  duc  de  Luynes 
provoquait  dans  l'opinon  publique,  en  faveur  de  la  reine-mère,  cette 
réaction  qui  ne  manque  jamais  lorsqu'on  sait  l'attendre  et  la  pré- 
parer. Pour  ménager  une  réconciliation  aussi  difflcile,  le  favori  pensa 
à  Richelieu,  qui  reçut  à  Avignon  avec  une  joie  inexprimable  le  mes- 
sage par  lequel  le  roi  lui  enjoignait  de  se  rendre  sans  délai  près  de 
sa  mère.  Ce  long  voyage,  entrepris  par  ordre  de  la  cour,  conserva 
aux  yeux  prévenus  de  Marie  le  caractère  d'un  acte  spontané  de  cou- 
rage et  de  dévouement.  Aussi  l'évoque  de  Luçon,  à  peine  arrivé, 
fut-il  le  directeur  de  ses  résolutions,  l'inspirateur  suprême  de  ses 
volontés.  Il  suggéra  facilement  h  la  princesse  le  désir  de  se  rappro- 
cher de  son  fils  et  de  la  cour;  mais,  comme  tous  les  chefs  de  faction, 
Marie  s'appartenait  moins  à  elle-même  qu'aux  hommes  engagés  dans 
sa  querelle  :  aussi  les  efforts  de  Richelieu  furent-ils  inutiles  pendant 


LE  CARDINAL  DE  RICHELIEU.  359 

plus  d'une  année.  Une  entrevue  ménagée  à  Tours  entre  la  mère  et 
le  fils  n'avait  amené  d'autre  résultat  que  de  banales  protestations 
d'attachement.  L'ancienne  régente  s'inquiétait  moins  d'ailleurs  de 
reconquérir  le  cœur  de  Louis  XIII  que  de  ressaisir  ce  pouvoir  de- 
venu la  seule  compensation  de  sa  jeunesse  évanouie;  de  son  côté, 
le  jeune  roi  ne  revit  pas  plus  tôt  sa  mère  que  son  ame  se  rouvrit  à 
tous  les  soupçons  qui  devaient  torturer  jusqu'à  la  tombe  ce  martyr 
vivant  des  sollicitudes  du  trône. 

Alors  se  passèrent  des  choses  bien  caractéristiques  de  ces  temps  de 
faiblesse  et  d'anarchie.  Luynes,  menacé  par  les  grands  qui  se  disaient 
trompés  par  lui,  avait  d'abord  essayé  de  rapprocher  le  roi  de  la  reine- 
mère;  puis,  s'apercevant  bientôt  que  l'ambition  véritable  de  cette 
princesse  était  de  reprendre  la  haute  direction  des  affaires,  il  n'ima- 
gina rien  de  mieux  pour  paralyser  ses  forces  que  de  lui  opposer  le 
prince  de  Condé,  et  l'on  vit  tout  à  coup  sortir  de  prison,  après  plus 
de  trois  ans  de  captivité,  le  chef  de  la  turbulente  faction  princière. 
Ulcérée  par  cette  mise  en  liberté,  éclatante  condamnation  de  l'acte 
principal  de  sa  régence,  la  reine  rompt  aussitôt  les  rapports  qu'elle 
commençait  à  nouer  avec  la  cour,  et  fait  appel  à  tous  les  ambitieux 
du  dedans,  à  tous  les  ennemis  du  dehors.  Les  princes  et  les  grands 
se  divisent  et  s'agitent;  chacun  fait  ses  conditions  et  exige  des  ga- 
ranties à  la  pointe  de  son  épée.  Le  Maine,  l'Anjou,  le  Poitou  et  la 
Saintonge  retentissent  du  bruit  des  armes  au  milieu  de  l'indifférence 
et  du  dégoût  hautement  manifestés  par  les  populations,  qui  voient 
s'élever  aux  proportions  d'une  guerre  civile  la  querelle  personnelle 
de  M.  de  Luynes  et  de  M.  d'Épernon. 

Dans  cette  disposition  universelle  des  esprits,  une  seule  rencontre 
aux  portes  d'Angers  suffit  pour  inspirer  aux  deux  armées  un  égal 
désir  de  voir  enfin  leurs  chefs  compter  la  paix  publique  pour  quelque 
chose.  Ceux-ci  comprennent  que  le  moment  est  venu  de  cesser  de 
jouer  à  la  bataille.  Des  négociations  sérieuses  sont  donc  ouvertes  où 
l'éveque  de  Luçon  intervient  activement,  et,  au  mois  d'août  1620, 
la  lutte  se  termine  par  une  transaction  générale,  assise  sur  les  mêmes 
bases  que  toutes  celles  qui  l'ont  précédée.  Les  seigneurs  des  deux 
partis  obtiennent  toutes  les  conditions  qu'il  leur  a  plu  de  stipuler. 
Les  modestes  seuls  sont  dupes,  aussi  en  est-il  peu.  Pour  ne  parler 
que  du  plus  remuant  entre  les  personnages  de  ce  temps,  le  duc 
d'Épernon,  cette  médiocrité  grandie  par  une  insolence  impertur- 
bable, et  qui  n'a  plus  rien  à  demander  pour  lui-même,  voit  offrir  à 
ses  enfans  un  établissement  immense,  un  duché-pairie,  la  survivance 


360       ,        REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

de  toutes  ses  charges  et  un  modeste  présent  de  deux  cent  mille  écus. 
Luynes,  de  son  côté,  se  prépare  à  saisir  de  son  bras  de  fauconnier 
Tépée  de  connétable  qu'avait  portée  Duguesclin.  Dans  ces  loteries 
des  guerres  civiles,  tous  les  joueurs  gagnaient  un  lot.  Richelieu  y 
tira  un  quine,  car  il  se  fit  assurer  le  chapeau  de  cardinal. 

Le  moment  n'était  pas  encore  venu  d'entrer  au  conseil  où  sié- 
geaient les  hommes  que  la  mort  du  maréchal  d'Ancre  y  avait  portés; 
mais  le  cardinalat  était  à  la  fois  et  un  bon  moyen  pour  attendre  et 
une  force  pour  ne  pas  attendre  long-temps.  Richelieu  conclut  de 
plus  le  mariage  de  sa  nièce  chérie  avec  le  marquis  de  Combalet, 
neveu  du  duc  de  Luynes,  aux  applaudissemens  de  la  cour  et  de  la 
reine-mère,  qui  paya  la  dot  et  vit  une  preuve  nouvelle  de  dévouement 
dans  l'alliance  que  son  fidèle  conseiller  consentait,  pour  le  seul  intérêt 
de  son  auguste  maîtresse,  à  conclure  avec  le  favori  du  roi. 

Malgré  les  stipulations  d'Angers,  d'assez  longs  retards  furent  op- 
posés à  la  promotion  de  Richelieu,  soit  que  ces  délais  provinssent  de 
la  chancellerie  romaine  elle-même,  ou  qu'il  faille  les  attribuer  aux 
démarches  secrètes  de  ses  ennemis,  alarmés  d'un  tel  accroissement 
de  sa  fortune.  Ce  ne  fut  qu'en  1622,  après  la  mort  du  cardinal  de 
Retz,  que  l'évêque  de  Luçon  se  vit  promu  au  cardinalat.  Pendant  ce 
temps,  les  évènemens  avaient  marché,  et  une  situation  de  plus  en 
plus  difficile  allait  bientôt  lui  préparer  sa  place  dans  les  grandes 
affaires. 

Le  roi  ayant  voulu  rétablir  en  Réarn  le  libre  exercice  de  la  religion 
catholique  interdit  dans  cette  province  depuis  un  demi-siècle,  les 
réformés  avaient  pris  les  armes  et  donné  une  preuve  de  plus  de  l'in- 
compatibilité de  cette  organisation  menaçante  avec  l'existence  d'un 
gouvernement  régulier.  L'assemblée  de  La  Rochelle,  sommée  de  se 
séparer,  avait  répondu  qu'elle  n'en  ferait  rien,  et  que  le  roi  ne  pou- 
vait avoir  oublié  que  c'était  aux  religionnaires  que  son  père  devait 
le  trône.  Cette  assemblée,  à  l'abri  de  ses  formidables  remparts,  avait 
procédé  à  une  division  territoriale  du  royaume  en  dix-huit  églises 
subdivisées  en  églises  simples  et  en  colloques,  desquelles  dépen- 
dait un  certain  nombre  de  localités.  Dans  chacune  de  ces  circon- 
scriptions, des  chefs  militaires  et  des  magistrats  civils  étaient  solen- 
nellement institués.  Une  législation  générale  avait  été  promulguée 
pour  l'état  de  guerre  aussi  bien  que  pour  l'état  de  paix.  Le  duc  de 
Rohan  et  son  frère  de  Soubise,  investis  du  commandement  général 
des  forces  huguenotes,  se  préparaient  une  situation  analogue  à  celle 
que  la  maison  d'Orange  avait  conquise  dans  les  Provinces-Unies  à  la 


LE  CARDINAL  DE  RICHELIEU.  3G1 

faveur  de  la  lutte  contre  l'Espagne;  (crien  ne  manquait  enfin  au  des- 
sein manifeste  d'établissement  d'une  république  dans  ce  royaume  (1).  » 

Louis  XIII  s'était  mis  en  campagne.  Il  avait  déployé,  dans  une 
guerre  qui  le  conduisit  deux  fois  au  fond  du  Languedoc,  une  valeur 
personnelle  incontestable,  seule  qualité  qui  puisse  recommander  la 
mémoire  du  triste  monarque  qui  ne  fît  de  grandes  choses  qu'en  re- 
mettant à  la  discrétion  d'un  ministre  souverain  sa  volonté  ambula- 
toire et  son  esprit  obsédé  de  mille  fantômes.  Après  avoir  déclaré  par 
lettres  patentes  leshabitans  de  La  Rochelle  criminels  de  lèse-majesté, 
le  roi  donna  l'assaut  à  la  ville  de  Saint-Jean-d'Angely  pendant  que  le 
duc  du  Maine  s'emparait  de  Nérac  et  de  plusieurs  places  en  Guyenne. 
Mais  les  rivalités  princières  poursuivaient  Louis  dans  les  camps  comme 
dans  son  Louvre.  Sa  mère,  qui  suivait  l'armée,  était  l'objet  de  ses 
inquiétudes  incessantes,  et  la  présomptueuse  inexpérience  du  nou- 
veau connétable  pesait  également  sur  les  opérations  militaires  et  sur 
les  affaires  civiles.  Bientôt  le  siège  de  Montauban  vint  mettre  un 
terme  aux  succès  des  armes  royales.  Toutes  les  forces  de  la  monar- 
chie échouèrent  contre  ce  boulevard  de  la  réforme,  moins  défendu 
peut-être  par  ses  héroïques  habitans  que  par  les  faiblesses  de  la  cour 
et  le  découragement  de  l'armée.  Le  duc  du  Maine,  noble  héritier 
d'une  maison  cathohque  et  militaire,  était  mort  au  pied  de  ses  rem- 
parts, et  la  plus  brave  noblesse  du  royaume  ne  se  voyait  pas  sans  in- 
dignation soumise  aux  ordres  d'un  chef  qui  avait  appris  la  guerre 
dans  les  forêts  de  Fontainebleau  :  favori  insatiable,  dont  l'impopu- 
larité réhabiUtait  le  Florentin,  et  qui,  cumulant  la  dignité  de  garde- 
des-sceaux  avec  celle  de  connétable,  mérttait  ce  jugement  de  ses  con- 
temporains, qu'il  était  aussi  propre  à  faire  un  magistrat  en  temps 
de  guerre  qu'un  général  en  temps  de  paix. 

Luynes  éprouva  pourtant  une  douleur  qui  l'honore.  Contraint  de 
lever  le  siège  de  Montauban,  repoussé  devant  Monheur,  une  chétive 
place  du  Languedoc,  menacé  dans  sa  faveur  par  la  froideur  crois- 
sante du  roi  et  l'irritation  croissante  aussi  de  l'opinion,  il  ne  se 
sentit  pas  la  force  de  braver  des  mépris  trop  justifiés.  Sa  santé  altérée 
le  conduisit  au  tombeau;  il  mourut,  livrant  le  roi  à  lui-même  et  à 
l'incertitude  de  ses  pensées.  Qui  hériterait  de  la  faveur  et  de  la  con- 
fiance du  prince?  Telle  était  la  seule  question  que  le  tempérament 
du  monarque  permît  alors  de  poser.  Le  moment  était  venu  où  la  Pro- 
vidence allait  la  résoudre  directement  par  la  main  de  l'homme  que 

(1)  Mémoires  de  Richelieu,  liv.  xii. 

TOME  IV.  24 


362  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

les  hautes  qualités  de  son  esprit  autant  que  les  passions  long-temps 
refoulées  dans  son  cœur  préparaient  en  silence  h  une  lutte  à  mort 
contre  l'anarchie  seigneuriale.  Lassée  de  ces  crises  et  de  ces  avorte- 
mens  éternels,  la  France  appelait  un  pouvoir  énergique  avec  Ten- 
traînement  qui  la  précipite  dans  le  despotisme  au  sortir  de  tous  les 
désordres,  et  Richelieu,  après  la  régence,  était  presque  Napoléon 
après  le  directoire. 

Et  quels  problèmes  politiques  et  sociaux  étaient  posés  en  France 
et  en  Europe!  A  l'intérieur  du  royaume,  les  religionnaires,  formant 
un  état  dans  l'état,  étaient  en  révolte  à  peu  près  permanente;  la  cour 
se  partageait  en  grandes  factions  auxquelles  celle  de  Gaston  d'Or- 
léans, frère  du  roi,  allait  ajouter  bientôt  un  large  contingent  de  ma- 
chinations et  d'immoralités.  Au  dehors,  l'Europe  s'agitait  tout  entière 
sous  le  contre-coup  de  la  réforme.  La  guerre  de  trente  ans  commen- 
çait en  Allemagne,  où  le  protestantisme,  fruit  indigène  du  sol  et  du 
génie  natif,  n'avait  pas  épuisé  aussi  promptement  qu'en  France  sa 
première  période  de  religieuse  ferveur.  L'empereur  Ferdinand  II 
venait  de  triompher  de  la  Bohême  et  d'en  chasser  l'électeur  Frédéric, 
sur  la  tête  duquel  le  parti  protestant  n'avait  pas  craint  de  placer  la 
couronne  royale;  mais  la  défaite  de  ce  prince,  que  son  cœur  ne  met- 
tait pas  au  niveau  de  sa  fortune,  n'avait  pas  éteint  le  courage  des 
héroïques  aventuriers  qui  levèrent  bientôt  l'étendard  contre  la  maison 
d'Autriche.  Les  princes  protestans  recommencèrent  la  ligue  de 
Smalcalde,  et  déjà  la  Suède  se  préparait  à  suivre  le  Danemark  sur 
ce  vaste  champ  de  bataille.  De  son  côté,  l'empereur  organisait  la  dé- 
fense de  l'unité  politique^et  religieuse  sur  des  bases  non  moins 
formidables,  et  devenait  le  lien  de  toutes  les  forces  catholiques. 
S'élcvant  alors  comme  un  astre  étincelant  sur  l'horizon  troublé  de 
la  Germanie,  Wallenstein  étudiait  déjà  dans  les  cieux  les  mysté- 
rieux présages  de  sa  grandeur.  L'empereur  Ferdinand  essayait  de 
rendre  leur  vieille  et  étroite  intimité  aux  relations  de  l'Autriche  avec 
l'Espagne,  et  s'entendait  avec  le  cabinet  de  San-Lorenzo  pour  do- 
miner l'Italie.  Reprendre  l'œuvre  de  Charles-Quint  était  la  pensée 
dominante  de  sa  vie.  Philippe  IV,  que  la  raort  de  son  père  venait 
d'appeler  au  trône  d'Espagne,  et  qui  tenait  alors  sous  son  sceptre 
l'Europe  méridionale  tout  entière  depuis  Naples  jusqu'à  Lisbonne, 
ent!  ait  dans  les  vues  de  son  parent  avec  une  vivacité  qu'entretenaient 
les  inspirations  de  sa  conscience  et  le  soin  de  sa  propre  grandeur. 
Neutraliser  l'Angleterre  en  y  suscitant  le  parti  catholique,  amortir 
l'action  extérieure  de  la  France  en  mettant  aux  gages  de  l'Escurial 


LE   CARDINAL  DE  RICHELIEU.  363 

les  seigneurs  qui  troublaient  le  repos  de  la  cour  de  Louis  XIIÏ; 
anéantir  la  Hollande  et  se  venger  de  la  longue  trêve  que  son  coura- 
geux patriotisme  avait  imposée  à  l'orgueil  de  ses  anciens  maîtres;  s'as- 
surer du  duc  de  Savoie  pour  diriger  sans  résistance  les  affaires  de 
l'Italie;  opposer  le  pape  aux  Vénitiens  et  la  vieille  majesté  de  l'empire 
aux  prétentions  électorales  :  tel  était  le  vaste  plan  qu'inspirait  au  ca- 
binet espagnol  l'indestructible  pensée  d'une  monarchie  universelle. 
L'empire  obtint  de  grands  succès  au  début  de  cette  longue  lutte. 
Chacun  sait  que  l'intervention  des  Suédois,  provoquée  par  la  France, 
changea  seule  la  face  des  choses.  Si  le  triomphe  de  la  politique  austro- 
espagnole  n'avait  été  arrêté  par  les  combinaisons  audacieuses  de 
Richelieu,  il  est  hors  de  doute  que  la  France,  demeurée  sans  in- 
fluence dans  cette  crise  décisive,  allait  tomber  pour  bien  long-temps 
au  rang  de  puissance  secondaire,  et  l'on  peut  conjecturer  qu'une 
restauration  bâtarde  et  fausse  de  l'unité  religieuse  se  fût  opérée 
dans  quelques  parties  de  l'Allemagne  impériale.  Dans  cette  hypo- 
thèse, le  principe  catholique  fût  resté  peut-être  pour  toujours  iden- 
tifié avec  la  politique  et  les  inspirations  de  l'Escurial,  de  telle  sorte 
que  Rome  et  l'Espagne  n'eussent  éveillé  dans  l'esprit  et  la  conscience 
des  peuples  qu'une  seule  et  même  pensée;  alors  Louis  XIV  et  son 
siècle  devenaient  impossibles,  et  la  souveraineté  européenne  du 
génie  français  plus  impossible  encore.  Or,  c'est  là  ce  que  Dieu  a 
détourné  dans  les  conseils  éternels  de  sa  providence,  c'est  à  ce  péril 
qu'il  a  arraché  l'avenir  de  l'église  et  les  destinées  du  monde  mo- 
derne. La  France  est  douée,  entre  toutes  les  nations,  d'une  sympa- 
thique puissance  que  l'Espagne  ne  connut  jamais,  et  les  destinées 
du  catholicisme  reposent  avec  plus  de  sécurité  sur  son  sol  boule- 
versé par  les  tempêtes  et  battu  par  le  flot  de  toutes  les  opinions  hu- 
maines que  sur  la  terre  où  il  semblait  régner  alors  sans  résistance 
et  sans  contrôle.  Il  fallait  Richelieu  pour  engendrer  Louis  XIV,  et 
Louis  XIV  seul  pouvait  asseoir  et  fonder  cette  suprématie  intellec- 
tuelle de  la  France  qui  survit  à  toutes  les  vicissitudes,  et  dont  il  est 
malaisé  de  se  défendre  alors  même  qu'on  la  conteste  avec  le  plus  de 
violence. 

Saluons  donc  d'un  cri  d'espérance  et  de  joie  Tavénement  de 
rhomme  appelé  à  effacer  le  passé,  pour  qu'il  fût  possible  d'écrire 
l'avenir;  saluons  le  destructeur  d'une  société  impuissante  et  cor- 
rompue, le  formidable  initiateur  d'une  ère  nouvelle,  qui,  commen- 
çant par  le  pouvoir  absolu,  contenait  en  germe  la  démocratie  mo- 
derne, avec  tous  les  mystères  de  ses  destinées.  Examinons  de  sang- 

24. 


36i  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

froid  cette  vaste  combinaison  de  la  monarchie  absolue  comme  une 
forme  transitoire  de  la  sociabilité  humaine,  et  sachons  la  comprendre 
sans  nous  montrer  indulgens  et  faciles  pour  les  violences  à  l'aide 
desquelles  elle  fut  fondée.  Distinguons  surtout  entre  l'application 
d'une  grande  pensée  politique  et  les  passions  personnelles  excitées 
par  une  situation  constamment  menacée;  n'oublions  pas  que,  tandis 
que  Richelieu  faisait  trembler  l'Europe  et  la  dominait  par  la  puis- 
sance de  ses  plans  et  de  ses  armes,  son  sort  semblait  dépendre 
d'une  manœuvre  de  la  reine,  d'une  intrigue  de  Gaston,  d'une  con- 
versation du  père  Caussin  ou  de  M"*  de  La  Fayette.  C'est  dans  un 
perpétuel  contraste  entre  l'immensité  de  l'œuvre  entreprise  et  les 
pieds  d'argile  du  colosse  qui  s'y  consacre  que  repose  tout  l'intérêt 
dramatique  de  cette  vie  puissante. 

La  reine-mère  avait  obtenu  son  entrée  au  conseil  après  la  mort 
du  connétable  de  Luynes,  et  la  modération  calculée  avec  laquelle 
elle  sut  user  de  ce  droit  important  parut  dissiper  pour  quelque  temps 
les  ombrageuses  susceptibilités  de  son  fils.  L'admission  de  cette 
princesse  au  conseil  impliquait  l'entrée  prochaine  de  Richelieu  au 
ministère.  Estimant  l'événement  inévitable,  le  duc  de  la  Vieuville 
voulut  se  donner  près  de  la  reine-mère  le  mérite  de  le  déterminer. 
Depuis  la  mort  du  favori,  le  conseil  de  Louis  XIII  se  composait 
d'hommes  hors  d'état  d'exercer  une  influence  personnelle  sur  la 
marche  générale  des  affaires.  Le  président  Jeannin  avait  été  rem- 
placé à  la  surintendance  des  finances  par  Schomberg,  et  cette  charge 
importante  se  trouvait  alors  remplie  par  le  marquis  de  la  Vieuville.  Lo- 
ménie  conservait  à  la  maison  du  wi  le  poste  qu'il  occupait  depuis  le 
régne  précédent;  d'Aligre,  ancien  président  au  parlement  de  Bre- 
tagne, tenait  les  sceaux;  enfin  les  affaires  étrangères  et  la  guerre, 
qui  ne  formèrent  long-temps  qu'un  seul  département,  avaient  passé, 
ù  la  mort  du  marquis  de  Villeroy,  à  Brulart,  fils  du  chancelier  de 
Sillery.  Plus  tard,  ce  portefeuille  fut  subdivisé  en  trois  grandes  divi- 
sions, confiées  à  Phélippeaux,  Loménie  et  Potier  d'Ocquère.  Ce  fut 
dans  cet  état  que  Richelieu  trouva  le  conseil  lorsqu'il  y  fut  appelé, 
à  l'ilge  de  trente-neuf  ans,  comme  unique  secrétaire  d'état  pour  les 
affaires  étrangères. 

Le  livre  quinzième  de  ses  Mémoires  s'ouvre  par  un  long  exposé 
des  motifs  soumis  au  roi  par  Richelieu,  pour  lui  faire  agréer  son 
refus  lorsque  ce  prince  lui  eut  annoncé  ses  bienveillantes  intentions, 
et  ce  morceau  n'est  pas  assurément  le  moins  curieux  de  l'ouvrage, 
a  Le  cardinal  se  défendit  autant  qu'il  lui  fut  possible  par  plusieurs 


LE  CARDINAL  DE  RICHELIEU.  365 

considérations  et  par  plusieurs  raisons.  Il  représenta  au  roi  qu'il 
avouait  que  Dieu  lui  avait  donné  quelques  qualités  et  force  d'esprit, 
mais  avec  tant  de  débilité  de  corps,  que  cette  dernière  qualité  l'em- 
pêche de  se  pouvoir  servir  des  autres  dans  le  bruit  et  désordre  du 
monde.  Pour  lui  témoigner  qu'il  lui  dit  vrai,  il  s'offre  de  faire  tout  ce 
qu'il  peut  désirer  de  lui,  soit  pour  le  public,  soit  pour  le  particulier, 
pour  le  servir  sans  être  du  conseil.  Pour  être  publiquement  du  con- 
seil, il  lui  faudrait  tant  de  conditions  pour  la  faiblesse  de  sa  com- 
plexion,  laquelle  n'est  pas  connue  à  tout  le  monde,  qu'il  semblerait 
que  ce  serait  pure  délicatesse  qui  le  lui  ferait  désirer...  Cela  n'em- 
pêcherait point  que,  quand  pour  le  bien  des  affaires  publiques,  le 
roi  prendrait  résolution  de  dénier  à  quelque  prince  quelque  pré- 
tention, il  ne  le  lui  dît  fort  fermement,  car  ce  qu'il  propose  est  sans 
fard,  proportionné  à  ses  infirmités,  et  non  à  aucun  dessein  qu'il  ait 
de  s'exempter  de  la  mauvaise  volonté  du  tiers  et  du  quart  quand  ce 
sera  pour  le  bien  public,  etc.  (1).  » 

Pour  entrer  au  conseil ,  Kicheheu  montrait  sa  béquille  ;  à  peine 
entré,  il  la  rejeta.  Le  lendemain  du  jour  où  il  eut  pris  le  portefeuille 
des  affaires  étrangères,  il  parlait  déjà  en  maître.  La  pourpre  ro- 
maine dont  il  était  revêtu  lui  assurait  de  plein  droit  une  préséance 
que  ses  collègues  renoncèrent  d'ailleurs  dès  l'origine  à  lui  disputer, 
et  cet  homme  qu'on  avait  vu  si  humble  sous  le  maréchal  d'Ancre,  si 
souple  sous  Luynes,  déploya  tout  à  coup  une  hauteur  de  comman- 
dement inattendue.  C'est  qu'il  ne  trouvait  plus  en  face  de  lui  aucune 
situation  assez  forte  pour  tenir  tête  à  la  sienne ,  et  qu'il  importait  de 
dominer  le  roi  sous  peine  de  voir  ce  prince  échapper  à  son  ministre, 
pour  accepter  le  joug  de  quelque  obscur  favori.  Au  moment  où  Ri- 
chelieu entrait  au  conseil,  le  terrain  était  libre,  et  il  fallait  en  devenir 
le  maître,  si  l'on  ne  voulait  tomber  promptement.  Aspirer  à  fixer 
l'esprit  mobile  de  Louis  néanmoins  était  une  entreprise  plus  que 
chanceuse;  Richelieu  y  parvint  en  tirant  parti  des  défauts  autant  et 
plus  que  des  qualités  du  monarque. 

L.  DE  Carné. 

{La  seconde  partie  au  prochain  71°. ) 


(1)  Au  début  de  ce  xve  livre,  Richelieu  cesse  de  parler  à  la  première  personne, 
et,  à  part  certains  morceaux  dont  la  facture  révèle  la  main  du  cardinal  lui-même, 
l'ensemble  de  l'ouvrage  se  compose  évidemment  de  notes  et  de  mémoires  écrits 
par  des  secrétaires  et  des  metteurs  en  œuvre  travaillait  sous  l'inspiration  du 
ministre. 


III  !* 


ÉTUDES 


SUR  L'ANGLETERRE. 


II. 
SAINT-GILES. 


On  a  VU  dans  White-Chapel  la  population  qui  vit  des  restes  de 
Londres.  Pour  compléter  la  description  du  genre  parasite  en  Angle- 
terre, il  est  à  propos  de  faire  connaître  celle  qui  exploite  les  vices 
et  qui  rançonne  les  faiblesses  de  cette  opulente  cité.  Les  vagabonds, 
les  prostituées  et  les  malfaiteurs  abondent  dans  toutes  les  capi- 
tales :  il  semble  que  la  richesse  les  attire  aussi  invinciblement  que 
la  lumière  traîne  l'ombre  après  soi,  et  les  grandes  agglomérations 
d'hommes  les  abritent  comme  un  mal  caché  dans  leurs  profondeurs. 
Partout  aussi  les  classes  dangereuses  de  la  société  affectionnent  cer- 
tains quartiers  qu'elles  s'approprient  et  qu'elles  infestent.  Commu- 
nément ces  quartiers  immondes  se  trouvent  situés  dans  le  voisinage 
des  rues  qui  étalent  la  circulation  la  plus  active  et  le  luxe  le  plus 
brillant.  Ce  sont  des  postes  d'observation  du  haut  desquels  les  vau- 
tours de  la  civilisation  guettent  leur  proie;  ce  sont  les  repaires  du 


SAINT- GILES.  367 

pillage  et  de  l'orgie.  Il  y  a  là  une  atmosphère  de  corruption  qui 
couve,  fait  éclore  et  développe  le  crime,  de  la  même  manière  que 
certains  insectes  se  multiplient  naturellement  au  fond  d'une  humide 
obscurité. 

Qui  ne  connaît  les  endroits  infectés  dans  Paris?  Grâce  au  goût 
prononcé  de  nos  romanciers  pour  les  fortes  émotions  et  pour  la  pein- 
ture des  mœurs  infîmes,  qui  ne  sait  en  Europe  les  noms  des  plus 
affreuses  rues  de  la  Cité,  des  bouges  qui  souillent  les  abords  de 
l'Hôtel-de-Ville  et  du  Palais-Royal?  Et  quel  est  l'étranger  qui ,  ju- 
geant notre  société  sur  cette  écume  dont  on  a  barbouillé  tant  de 
livres,  ne  pense  pas  qu'on  peut  la  flétrir  à  son  aise,  sans  tomber  dans 
la  calomnie?  Les  romanciers  anglais  ont  plus  de  patriotisme  ou  plus 
de  discrétion.  Ils  laissent  enfouis  dans  les  livres  bleus,  dans  les  do- 
cumens  parlementaires,  des  détails  qui  doivent  être  réservés  aux 
chastes  regards  de  la  science.  Charles  Dickens  a  seul  jusqu'à  présent 
soulevé  un  coin  du  voile,  en  écrivant  Oliver  Ttvist.  Encore  faut-il 
dire  que  le  succès  de  ce  livre,  dans  une  société  comme  celle  de  la 
Grande-Bretagne,  a  tenu  peut-être  à  la  sobriété  avec  laquelle  l'au- 
teur avait  traité  ce  triste  et  iiîépuisable  sujet. 

A  Londres,  le  quartier  par  excellence  des  gens  sans  aveu  est  la 
paroisse  de  Saint-Giles,  lieu  célèbre  dans  les  fastes  criminels,  qu'ha- 
bitent concurremment  avec  les  vagabonds  irlandais  les  prostituées 
de  bas  étage  et  les  voleurs  de  profession.  Saint-Giles  figure  un  pâté 
de  rues  étroites,  d'allées  sombres  et  de  cours  fétides,  situé  dans 
l'angle  que  forment,  derrière  la  cathédrale  de  Saint-Paul  et  au  cœur 
de  la  Cité,  les  deux  grandes  voies  de  Londres,  celle  qui  part  de  Cha- 
ring-Cross,  et  celle  qui  commence  à  la  pointe  de  Hyde-Park  sous  le 
nom  d'Oxford-Street.  Cette  paroisse,  jointe  à  celles  de  Saint-George 
et  de  Holborn ,  qui  présentent  à  peu  de  chose  près  les  mêmes  phé- 
nomènes sociaux,  peut  renfermer  75  à  80,000  âmes.  Elle  a  pour 
limites,  à  l'est,  les  murs  de  Newgate  et  de  Old-Bayley,  à  l'ouest  le 
bureau  central  de  la  police  établi  à  Bow-Street,  et  se  trouve  ainsi 
placée,  comme  par  une  affînité  instinctive,  entre  la  poHce  et  la 
prison.  Il  en  est  de  même  à  Paris,  où  les  bandits  les  plus  déterminés 
vivent  dans  les  rues  tortueuses  de  la  Cité,  à  quelques  pas  de  la  pré- 
fecture de  police  et  des  tribunaux,  comme  s'ils  voulaient  jeter  de 
plus  près  à  la  justice  des  hommes  un  insolent  défi. 

Mais  notre  Cité  peut  servir  tout  au  plus  de  lieu  d'asile.  Elle  est 
isolée  en  quelque  sorte  de  Paris  par  les  deux  bras  du  fleuve,  et  il 
faut  aller  assez  loin  de  là  pour  re^coittrer  ces  quartiers  somptueux 


368  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

OÙ  le  luxe  étale  ses  tentations.  Saint-Giles  au  contraire  est  au  centre 
même  du  mouvement  et  de  la  richesse  dans  Londres.  En  quelques 
minutes,  les  bandes  qui  sortent  de  ce  repaire  peuvent  s'abattre  à 
volonté  sur  Oxford-Street,  sur  Piccadilly,  sur  Regent-Street,  ou  sur 
le  Strand.  Deux  des  théâtres  les  plus  fréquentés,  Covent-Garden  et 
Drury-Lane,  les  marchés  de  Covent-Garden,  de  Hungerford  et  de 
Smithfield,  les  principaux  lieux  de  réunion,  les  bazars,  les  boutiques, 
sont  à  leur  portée,  et  pour  ainsi  dire  sous  leur  main.  Il  y  a  là  un 
espace  de  deux  à  trois  mille  mètres  carrés  qui  offre  la  moisson  la 
plus  abondante  à  toute  espèce  de  déprédations. 

Saint-Giles  a  deux  sortes  d'habitans  :  une  population  sédentaire 
qui  se  compose  de  petits  marchands,  de  logeurs,  de  receleurs,  ainsi 
que  de  la  classe  la  plus  infime  des  publicains,  ou  débitans  de  liqueurs 
spiritueuses,  propriétaires  de  cafés,  entrepreneurs  d'amusemens  pu- 
blics, et  une  population  flottante  dont  les  prostituées  ainsi  que  les 
filous  forment  le  noyau.  Celle-ci  se  propose  pour  but  les  jouissances 
de  la  vie;  celle-là,  le  gain.  Les  voleurs  commandent;  le  reste  rampe 
et  les  sert,  dans  l'espoir  d'attirer  à  soi  les  profits  de  leur  ignoble  in- 
dustrie. Tout  est  disposé  selon  leurs  goûts  et  pour  leurs  conve- 
nances. Il  y  a  des  cafés  où  ils  peuvent,  en  dépit  des  règlemens  mu- 
nicipaux, passer  la  nuit  à  jouer,  à  fumer  et  à  raconter  leurs  exploits. 
Ailleurs  on  leur  donne  des  bals,  des  concerts  et  des  représentations 
scéniques,  auxquels  leurs  concubines  sont  admises.  Ceux  qui  pré- 
fèrent, après  le  succès  de  la  journée,  se  livrer  au  repos  sont  reçus 
dans  des  chambres  communes  à  raison  de  trois  à  quatre  pence; 
quelques-uns  de  ces  repaires  renferment  jusqu'à  cinquante  lits.  Ceux 
qui  n'ont  pas  d'argent  et  qui  n'obtiendraient  pas  aisément  crédit 
couchent  sous  les  portiques  des  théâtres,  dans  les  marchés,  ou  dans 
les  bâtimens  en  construction.  D'autres  ont  un  domicile  et  tiennent 
un  certain  état  de  maison,  vivant  en  grands  spéculateurs  jusqu'à  ce 
que  la  chance,  comme  ils  disent,  ait  tourné  contre  eux. 

Bien  que  la  police  soit  aujourd'hui  mieux  faite  à  Londres  qu'elle 
ne  l'était  avant  la  réforme  opérée  en  1829  par  sir  Robert  Peel,  et 
étendue  à  la  Cité  en  1839  par  lord  John  Kussell,  il  paraît  qu'une 
sorte  d'inviolabilité  protège  encore  les  bouges  les  plus  infâmes  de 
Saint-Giles,  et  que  les  agens  de  la  force  publique,  craignant  le  nom- 
bre et  l'union  de  leurs  adversaires,  osent  rarement  y  pénétrer.  On 
cite  un  groupe  de  masures  que  les  habitués  désignent  sous  le  nom 
de  la  petite  Irlande,  et  qui  offre  un  lieu  d'asile  aussi  sûr  que  l'était 
l'encçinte  du  Temple  du  temps  de  Jacques  I". 


SAINT-GILES. 

Au  reste,  Saint-Giles  n'est  pas  seulement  le  siège  de  la  truan- 
derie  dans  la  métropole;  c'est  encore  pour  ainsi  dire  le  quartier- 
général  du  vol  pour  le  royaume-uni  tout  entier.  Depuis  que  la  po- 
lice devient  plus  efficace  dans  les  villes  principales,  les  malfaiteurs 
se  rabattent  sur  les  campagnes  et  sur  les  petites  cités.  Tous  les  do- 
cumens  que  l'administration  a  recueillis  (1)  s'accordent  sur  ce  point, 
que  les  vols  avec  effraction  et  généralement  les  crimes  les  plus 
hardis  sont  l'œuvre  des  bandits  qui  résident  à  Londres,  à  Birmin- 
gham ou  à  Liverpool.  Ceux-ci  conçoivent  un  vol  comme  une  opéra- 
tion de  commerce;  ils  se  jettent  dans  un  bateau  à  vapeur  ou  mon- 
tent dans  un  train  de  chemin  de  fer,  exécutent  leurs  plans  à  point 
nommé,  et  rentrent  ensuite  paisiblement  dans  leurs  foyers,  le  plus 
souvent  sans  laisser  de  traces  qui  révèlent  les  auteurs  de  l'expé- 
dition. 

Tous  les  gens  sans  aveu  qui  peuplent  Londres  n'ont  pas  sans 
doute  élu  domicile  dans  les  environs  de  Drury-Lane  et  de  Covent- 
Garden  :  le  nombre  en  est  trop  grand  et  la  ville  trop  étendue,  pour 
que  cette  fange  n'ait  pas  laissé  ailleurs  des  dépôts;  mais  on  peut 
considérer  Saint-Giles  comme  le  type  des  réunions  d'hommes  qui  se 
mettent  en  guerre,  par  un  côté  ou  par  un  autre,  avec  les  mœurs  et 
avec  les  lois.  Quels  sont  les  effets  de  cette  lutte  sur  l'économie  de 
la  société?  Londres  a-t-il  mieux  résisté  que  les  autres  capitales  de 
l'Europe  aux  élémens  de  dissolution  que  toute  métropole  renferme? 
Cette  partie  de  l'état  moral  d'un  peuple  que  l'on  induit  des  chiffres 
officiels  de  la  misère  et  du  crime,  place-t-elle  nos  voisins  au-dessus 
ou  au-dessous  de  notre  niveau?  Voilà  ce  que  je  me  suis  proposé  de 
rechercher. 

Commençons  par  la  misère,  qui  explique  le  reste.  Il  y  a  quelques 
années  encore ,  Londres  était  beaucoup  moins  chargé  de  pauvres 
que  le  reste  du  royaume.  On  y  rencontrait  peu  de  mendians  dans 
les  rues,  et  les  maisons  de  charité  {îvork-houses)^  ces  invalides  des 
travailleurs,  n'étaient  pas  remplies.  La  capitale  de  l'Angleterre,  ville 
de  commerce  et  d'entrepôt,  marché  ouvert  au  monde  entier  et 
rendez-vous  de  l'aristocratie  la  plus  opulente,  ne  renfermait  pas 
alors  cette  masse  flottante  d'ouvriers  qu'un  ralentissement  dans  la 
production  peut  affamer  et  jeter  par  milliers  sur  le  pavé.  Elle  ne 
participait  ni  à  la  détresse  invétérée  des  classes  agricoles,  ni  aux 
brusques  variations  de  l'existence  dans  les  districts  manufacturiers. 

(1)  First  Report  on  constabulary  force. 


3OT  REVUE  DES  DEOX  MONDES. 

On  citait  comme  un  phénomène  purement  local  les  souffi*anccs  des 
tisserands  de  Spitalfields  et  de  Betlinal-Green,  et  c'était  dans  ces 
quartiers  d'exception  que  la  pauvreté  métropolitaine  se  concentrait. 

La  métropole  britannique  descend  rapidement  de  ce  piédestal  où 
la  fortune  l'avait  placée.  Une  succession  d'années  calamiteuses  a 
porté  la  gêne  dans  les  familles;  le  commerce  a  vu  se  fermer  une 
partie  de  ses  débouchés,  et  les  ouvriers,  qu'il  a  cessé  d'employer  ou 
qu'il  emploie  plus  rarement,  tombent  à  la  charge  des  paroisses.  A 
mesure  que  le  mouvement  commercial  diminuait,  cette  population, 
dont  le  flot  monte  toujours,  cherchant  à  se  créer  de  nouvelles  res- 
sources, Londres  est  devenue  insensiblement  une  ville  de  fabrique 
comme  Paris;  ce  qui  l'a  exposée  aux  mêmes  vicissitudes  que  Bir- 
mingham ,  Manchester  et  Glasgow.  Ajoutons  que  les  faubourgs  de 
Londres,  à  force  de  s'étendre,  ont  fini  par  rencontrer  et  par  renfer- 
mer dans  leur  enceinte  une  race  à  moitié  urbaine,  à  moitié  agricole, 
dont  les  moyens  d'existence  sont  problématiques,  et  qui  donne  s<m- 
vent  un  pauvre  par  quatre  habitans. 

En  ce  moment,  les  maisons  de  charité  de  la  capitale  ne  renfer- 
ment pas  moins  de  trente  mille  pauvres,  qui  sont  presque  exclusi- 
vement des  vieillards  et  des  enfans.  Plus  de  cent  mille  indigens  sont 
en  outre  secourus  à  domicile.  Les  sommes  dépensées  annuellement 
par  les  paroisses  ne  vont  pas  à  moins  de  10  à  12  millions  de  francs. 
Dans  la  partie  de  Londres  qui  dépend  du  comté  de  Middlesex,  le 
nombre  des  indigens  soulagés  par  la  charité  publique,  qui  n'était 
que  de  49,814  en  1840,  s'est  élevé  à  73,815  en  1841.  De  1841  à 
1842,  le  paupérisme  a  fait  des  progrès  encore  plus  alarmans;  dans 
la  seule  paroisse  de  Mary-le-Bone,  ce  riant  quartier  qui  forme  les 
avenues  du  Parc  du  Régent,  le  nombre  des  mendians  s'est  accru  de 
2,621  à  5,396.  Tout  récemment  les  gardiens  de  la  paroisse  ont  offert 
deux  guinées  par  tête  pour  la  capture  de  17  pères  de  famille  qui 
avaient  abandonné  leurs  femmes  et  leurs  enfans,  délit  prévu  par  les 
lois.  Vunion  de  la  Cité  a  vu  la  taxe  des  pauvres  augmenter  de 
15  pour  100  en  trois  années,  et  a  dépensé  près  de  1,500,000  francs 
en  1842  pour  l'entretien  de  6,125  indigens.  Enfin ,  tandis  que  le 
nombre  des  pauvres  secourus  en  Angleterre,  qui  était,  par  rapport 
à  la  population,  de  8  6/10  sur  100  en  1840,  s'est  élevé  à  9  4/10  sur 
100  en  1841,  la  proportion,  qui  n'était  que  de  7  1/6  sur  100  à  Lon- 
dres, est  montée  l'année  suivante  à  près  de  11  sur  100.  A  Paris,  le 
rapport  moyen  du  nombre  des  pauvres  à  la  population  est  celui  de 
8  à  100.  En  faisant  un  compte  séparé  de  la  dépense  des  hôpitaux. 


SAINT  "GILES.  371 

on  consacre  à  peine  dans  cette  capitale  3  à  4  millions  de  francs  au 
service  des  secours  publics. 

Voilà  pour  le  budget  de  la  charité  régulière  à  Londres.  Mais  ce 
n'est  pas  de  ce  côté  que  se  montrent  les  symptômes  les  plus  mena- 
çans.  Quels  que  soient  les  progrès  de  la  misère  locale,  comme  une 
population  ne  passe  pas  en  un  jour  de  l'aisance  à  la  pauvreté,  on 
peut  encore  les  prévoir  et  y  faire  face.  Ce  que  l'on  prévoit  difficile- 
ment, c'est  la  misère  qui  déborde  d'un  lieu  sur  un  autre,  lorsqu'une 
communauté  urbaine  ou  rurale,  se  trouvant  dans  l'impuissance  ab- 
solue de  porter  le  fardeau  que  la  Providence  lui  avait  assigné,  en 
laisse  retomber  une  partie  sur  les  épaules  de  ses  voisins.  Voilà  ce  qui 
arrive  à  Londres  aujourd'hui.  Une  armée  de  misérables  à  demi  nus 
chassés  par  la  faim  des  districts  agricoles,  du  Lancashire,  de  l'Ecosse 
et  de  l'Irlande,  envahit  les  rues  de  la  métropole.  On  peiit  suivre  dans 
les  registres  d'une  seule  union,  celle  de  la  Cité,  la  marche  de  cette 
inondation.  En  1838,  le  nombre  des  pauvres  forains  [casual  pau- 
pers  )  qui  avaient  accidentellement  demandé  du  secours  se  bornait 
à  356;  en  1839,  il  était  de  2,403;  en  1840,  de  11,203;  en  1841 ,  de 
26,703,  et  en  1842,  de  45,000;  on  en  comptera  bien  davantage 
en  1843. 

Une  lettre  écrite  par  M.  Thwaites,  administrateur  des  secours 
[relieving  officer)  dans  la  Cité,  présente  des  détails  pleins  d'un  tou- 
chant intérêt  sur  les  causes  du  vagabondage  épidémique  qui  désole 
Londres.  «Le  vagabondage,  dit  ce  magistrat,  s'accroît  d'une  ma- 
nière alarmante  dans  la  métropole;  cela  tient  en  partie  à  la  détresse 
des  districts  manufacturiers,  et  en  partie  à  la  cessation,  dans  les  dis- 
tricts agricoles,  des  travaux  de  chemins  de  fer. 

«  Les  laboureurs  sont  dans  l'usage  de  quitter  leurs  foyers  pour 
aller  chercher  du  travail ,  particulièrement  dans  l'intervalle  d'une 
moisson  à  l'autre.  Pendant  que  les  chemins  de  fer  étaient  en  cours 
d'exécution,  la  facilité  avec  laquelle  les  bras  trouvaient  de  l'emploi 
déterminait  des  milliers  d'entre  eux  à  émigrer  ainsi.  Ils  recevaient 
un  salaire  élevé,  faisaient  un  travail  pénible,  vivaient  bien  et  ne  mur- 
muraient pas;  quand  une  ligne  de  fer  était  terminée,  ils  passaient  à 
une  autre,  mais  cette  ressource  n'existe  plus  aujourd'hui  pour  eux. 

«  Les  ouvriers  quittent  les  districts  manufacturiers  avec  leurs 
familles,  lorsqu'ils  sont  mariés,  et  en  plus  grand  nombre  que  jamais 
depuis  la  crise  qui  frappe  l'industrie.  Ils  vont  de  ville  en  ville,  n'ob- 
tiennent du  travail  dans  aucune,  et,  de  même  que  les  terrassiers, 
ils  finissent  par  se  diriger  vers  la  capitale,  pensant  y  trouver  plus 


372  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

sûrement  de  l'emploi  ;  mais  là  aussi  le  môme  désappointement  les 
attend  :  le  marché  du  travail  est  surchargé. 

«  Ces  deux  grandes  classes  de  travailleurs  n'ont  généralement  que 
des  motifs  très  avouables  pour  quitter  leurs  foyers;  mais  lorsqu'une 
fois  elles  ont  pris  l'habitude  d'une  existence  ambulante ,  elles  ne 
peuvent  plus  se  fixer.  Un  ouvrier  qui  a  rôdé  long- temps  en  quête  de 
travail  est  perdu  pour  l'industrie. 

«  Un  grand  nombre  de  jeunes  filles,  qui  viennent  principalement 
des  districts  manufacturiers,  quittent  leurs  familles  par  goût  pour  le 
changement,  parce  qu'elles  manquent  de  travail,  qu'elles  sont  mal- 
traitées, ou  qu'elles  ont  été  attirées  par  les  pourvoyeurs  de  la  prosti- 
tution. L'averir  de  ces  malheureuses  est  à  jamais  ruiné,  quand  elles 
n'ont  pas  le  bonheur  d'être  réclamées  et  renvoyées  à  leurs  parens. 

«  Il  est  une  quatrième  classe,  la  plus  nombreuse  peut-être  et  qui 
s'accroît  continuellement  aux  dépens  des  trois  autres;  je  veux  parler 
du  vagabond  de  profession  [tram.per)y  qui  ne  se  livre  pas  un  seul 
jour  à  un  travail  régulier,  qui  vit  en  trompant,  en  mendiant  et  en 
volant.  Tous  ces  misérables,  aussi  long-temps  que  la  maigreur  de 
leur  bourse  le  permet,  passent  la  nuit  dans  ces  garnis  infimes  que 
l'on  trouve  partout  en  Angleterre,  et  où  l'encombrement  est  tel,  la 
propreté  tellement  inconnue,  que  la  vermine  et  les  maladies  cuta- 
nées finissent  par  les  ronger.  » 

Voilà  dans  quel  état  tant  de  malheureux  arrivent  à  Londres.  On 
vient  de  voir  qu'ils  n'y  trouvent  ni  emploi  ni  moyens  de  subsistance. 
Quel  accueil  cependant  leur  fait  la  charité  publique,  dans  la  per- 
sonne de  ses  représentans  officiels?  Écoutons  encore  M.  Thwaites  : 

«  Le  système  généralement  adopté  par  les  unions  (paroisses  unies) 
de  la  métropole  consiste  à  donner,  aux  pauvres  qui  se  présentent 
accidentellement,  du  pain,  de  l'eau  et  le  logement  pour  une  seule 
nuit;  ou  bien  l'on  oblige  les  hommes  à  casser  des  pierres  et  les 
femmes  à  éplucher  des  étoupes  [picking  oakum)  pour  un  salaire  tel- 
lement minime,  qu'une  journée  du  travail  le  plus  rude  rapporte  à 
peine  à  une  famille  entière  la  chétive  pitance  de  quelques  sous.  Le 
nombre  des  unions  qui  rayonnent  à  une  distance  de  dix  milles  de 
Saint-Paul  n'est  pns  moir.dre  de  trente,  qui  sont  tenues,  selon  l'in- 
terpr('(ation  donnée  aujourd'hui  à  la  loi  des  pauvres,  d'assister  toute 
personne  qui  demande  des  secours,  et  cela  sans  enquête  préalable; 
cette  méthode  aggrave  le  mal  et  encourage  les  vagabonds  à  aller 
d'une  union  à  l'autre  jusqu'à  ce  que,  ayant  complété  le  circuit  de  la 
métropole  et  des  faubourgs,  et  étant  tombés  dans  une  misère  égale 


SAINT-GILES.  373 

à  leur  dégradation ,  ils  se  rejettent  sur  la  Cité,  où  ils  savent  qu'on 
les  traitera  avec  humanité,  et  que,  s'ils  sont  malades,  on  les  enverra 
à  l'hôpital.  La  Cité  devient  ainsi  l'asile  de  tous  les  vagabonds  de 
l'Angleterre. 

«  Les  magistrats  les  envoient  encore  par  centaines  en  prison,  pour 
avoir  mendié  ou  pour  avoir  cassé  des  réverbères  et  des  carreaux  de 
vitres.  Là,  ils  ont  un  travail  moins  rude  et  un  régime  plus  substan- 
tiel que  dans  la  plupart  des  maisons  de  charité;  mais,  à  leur  sortie, 
n'ayant  ni  asile  ni  papiers,  que  vont-ils  devenir?  Ils  sont  prêts  à  re- 
tomber dans  les  mêmes  délits;  ils  vont  de  la  prison  à  la  maison  de 
charité,  et  de  la  maison  de  charité  à  la  prison,  jusqu'à  ce  que  la  ma- 
ladie et  la  mort  mettent  un  terme  à  leurs  souffrances.  C'est  le  sort 
du  plus  grand  nombre,  sinon  de  tous.  Qui  se  souvient  d'avoir  jamais 
vu  dans  les  rues  de  Londres  autant  de  malheureux  à  demi  nus?  » 

Il  arrive  souvent  que  ces  pauvres  gens  n'ont  pas  môme  l'alterna- 
tive dont  parle  M.  Thwaites,  et  qu'ils  sont  réduits  de  prime-abord  à 
partager  le  pain  des  criminels.  Le  quartier  que  l'on  destine,  dans 
chaque  maison  de  charité,  à  recevoir  les  indigens  forains  se  trou- 
vant presque  toujours  rempli  de  bonne  heure,  les  derniers  venus 
n'ont  pas  d'autre  ressource  que  celle  de  frapper  à  la  porte  de  la  pri- 
son. Que  deviennent  ceux  qui,  par  respect  pour  eux-mêmes,  ne 
peuvent  pas  se  résoudre  à  prendre  ce  parti  désespéré?  C'est  ce  que 
l'on  verra  dans  le  récit  suivant,  emprunté  à  \ Examiner  du  14  oc- 
tobre 1843. 

(c  Les  gardiens  du  parc  et  les  agens  de  la  police  ont  conduit,  ces 
jours  derniers,  au  bureau  de  Mariborough-Street,  plusieurs  jeunes 
filles  qu'ils  avaient  trouvées  endormies  sous  les  arbres  de  Hyde-Park 
et  dans  les  jardins  de  Kensington.  Ces  malheureuses  étaient  toutes, 
sans  exception ,  dans  la  plus  effroyable  misère,  et  tellement  infectées 
d'une  maladie  honteuse,  que  le  magistrat  qui  siégeait  crut  faire  acte 
d'humanité  en  les  envoyant  en  prison ,  où  elles  auraient  un  asile  et 
où  elles  recevraient  l'assistance  des  hommes  de  l'art,  il  paraît,  d'après 
la  déclaration  des  gardes,  que  cinquante  personnes  environ  des  deux 
sexes  et  de  tout  âge  n'ont  pas,  depuis  plusieurs  mois,  d'autre  abri 
pendant  la  nuit  que  celui  que  leur  offrent  les  arbres  du  Parc  et  les 
trous  pratiqués  dans  les  talus.  La  plupart  sont  des  jeunes  fdles  de 
quatorze  à  dix-sept  ans,  que  des  soldats  ont  amenées  de  la  province, 
qu'ils  ont  débauchées  et  qu'ils  ont  ensuite  abandonnées  à  leur  hor- 
rible destin.  Ces  infortunées  créatures  se  voient  ainsi,  dès  leur  pre- 
mière jeunesse,  rejetées  complètement  hors  de  la  société,  et  vivent 


374  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

pôle-môle  la  nuit  au  milieu  des  parcs,  où  elles  pourrissent  littérale- 
ment dans  le  besoin,  dans  la  fange  et  dans  la  maladie.  » 

Quel  trait  ajouter  à  cette  aiffreuse  peinture?  A  Londres,  au  milieu 
des  quartiers  les  plus  opulens,  sous  les  fenôtres  du  duc  de  Welling- 
ton ,  et  à  quelques  pas  du  palais  qu'habite  la  reine,  les  sujets  de  A  ic- 
toria  viennent  par  bandes,  et  comme  des  parias  chassés  de  leur  caste, 
se  coucher,  par  une  nuit  d'octobre,  sur  la  terre  humide,  sans  autre 
abri  que  les  arbres  du  parc  !  La  police  de  la  métropole,  cette  police 
modèle,  si  attentive  à  protéger  le  gentleman  qui  marche  bien  vêtu, 
sa  maison  et  sa  famille,  ne  s'aperçoit  qu'au  bout  de  quelques  mois 
qu'il  y  a  dans  quelque  trou  de  Hyde-Park  des  malheureux  qui  meu- 
rent de  faim  et  de  froid  I  Puis,  quand  on  les  amène  devant  le  magis- 
trat, il  se  trouve  que  cette  civilisation  si  complète,  si  puissante  et  si 
riche  n'a  pas  d'autre  moyen  de  leur  témoigner  son  humanité  que  de 
les  mettre  au  régime  des  malfaiteurs,  un  régime  que  les  pauvres 
envient! 

Dans  les  grandes  villes  de  l'Ecosse,  on  n'a  pas  à  rougir  de  pareilles 
scènes;  à  Edimbourg,  à  Glasgow,  la  charité  privée  corrige  sur  ce 
point  l'imprévoyance  de  la  loi.  Par  les  soins  d'une  association  qui 
se  compose  principalement  de  commerçans,  un  asile  s'ouvre  chaque 
soir  pour  abriter  les  malheureux  qui  sont  hors  d'état  de  payer  les 
3  ou  4  pence  qu'il  en  coûte  par  nuit  pour  coucher  dans  quelque 
maison  garnie,  sur  un  grabat.  On  interroge  les  arrivans,  afin  de 
connaître  leur  profession  et  leurs  moyens  d'existence,  et,  pourvu 
qu'ils  ne  soient  pas  en  état  d'ivresse,  on  les  admet.  Avant  l'heure  du 
repos,  ils  reçoivent  un  morceau  de  pain  et  un  plat  de  gruau  [por- 
ridge], A  onze  heures,  les  portes  de  la  maison  étant  fermées,  la 
prière  se  fait  en  commun;  puis  les  hommes  vont  dans  un  apparte- 
ment, et  les  femmes  dans  un  autre,  dormir  enveloppés  dans  une 
couverture  sur  le  lit  de  camp.  Le  lendemain,  on  leur  donne  en  les 
congédiant  un  morceau  de  pain;  quelquefois  la  société  s'emploie 
pour  obtenir  le  passage  gratuit  sur  un  bateau  à  vapeur  à  ceux  qui 
veulent  rentrer  dans  leurs  foyers.  Rarement  les  mômes  personnes 
sont  hébergées  pendant  plus  de  deux  jours;  on  craindrait  d'oflrir 
une  prime  à  l'oisiveté.  Les  deux  asiles  d'Edimbourg  ont  secouru 
plus  de  vingt  mille  personnes  en  1841;  vingt-cinq  mille  personnes 
ont  été  admises  dans  celui  de  Glasgow. 

L'utilité  d'une  ou  de  plusieurs  institutions  semblables  se  fait  par- 
ticulièrement sentir  dans  des  capitales  aussi  vastes  et  aussi  peuplées 
que  Londres  et  Paris.  Combien  de  malheureux  ne  sauverait-on  pas 


SAINT -GILES.  375 

du  désespoir  ou  de  la  corruption  en  ouvrant  un  lieu  public  où  les 
^ens  qui  seraient  sans  asile  auraient  la  certitude  de  trouver,  ne 
fût-ce  qu'une  fois  dans  l'année,  un  abri  et  du  pain!  Pour  le  mo- 
naent,  les  habitans  de  Londres  semblent  vouloir  prendre  les  devans 
sur  ceux  de  Paris.  Le  Times  a  fait  tant  de  bruit  des  scènes  de  Hyde- 
Park,  que  l'opinion  publique  s'est  émue  à  la  fois  de  honte  et  de  com- 
passion. Un  comité  se  forme  pour  établir  un  asile  de  nuit  dans  les 
quartiers  de  l'ouest;  mais  il  en  faudrait  encore  un  au  nord,  un  au 
centre,  un  à  l'est  et  un  au  sud  de  l'autre  côté  de  la  Tamise,  pour 
répondre  aux  nécessités  qui  viennent  de  se  révéler. 

Les  commissaires  qui  président  en  Angleterre  à  l'administration 
des  secours  publics  [poor  law  commissionners)  reconnaissent,  dans 
leur  dernier  rapport  (1),  que  la  loi  n'est  pas  ce  qu'elle  devrait  être, 
et  qu'elle  ne  donne  ni  le  moyen  de  venir  sufflsamment  en  aide  aux 
infortunes  accidentelles,  ni  celui  d'atteindre  les  imposteurs  qui  ex- 
ploitent les  sentimens  bienfaisans  du  pays.  En  effet,  c'est  peu  d'ac- 
cueillir pour  une  nuit  dans  la  maison  de  charité  les  indigens  ou  les 
vagabonds  qui  se  rendent  à  Londres  de  toutes  les  parties  de  l'Angle- 
terre, et  pour  avoir  le  droit  de  leur  refuser  un  asile  permanent,  il  fau- 
drait les  aider  à  regagner  leur  contrée  natale  et  à  retrouver  la  chance 
de  vivre  en  travaillant.  On  a  déjà  réformé  la  loi  des  pauvres  dans 
l'intérêt  des  contribuables ,  à  qui  l'on  a  fait  ainsi  remise  d'une  partie 
de  l'impôt  qu'ils  acquittaient;  il  reste  à  porter  maintenant  la  pré- 
voyance sociale  de  l'autre  côté,  et  à  laisser  tomber  les  miettes  de  la 
table  du  riche  sur  Lazare  affamé. 

La  législation  anglaise  punit  avec  une  grande  sévérité  la  men- 
dicité ainsi  que  le  vagabondage,  a  Toute  personne,  dit  l'acte  de  la 
cinquième  année  de  George  IV,  qui  vague  dehors  ou  qui  se  tient 
dans  les  rues,  sur  les  places  publiques,  sur  les  grands  chemins,  dans 
les  passages  ou  dans  les  cours,  pour  demander  ou  pour  recevoir  l'au- 
mône, peut  être,  sur  la  déposition  d'un  seul  témoin,  condamnée  au 
travail  forcé  dans  une  maison  de  correction,  pour  un  temps  qui 
n'excédera  pas  un  mois.  »  On  reconnaît  bien  là  l'horreur  qu'éprouve 
une  société  riche  et  policée  pour  le  spectacle  de  la  misère;  mais  ré- 
primer la  mendicité  comme  un  délit,  et  ne  pas  la  laisser  en  même 

(1)  (.<  Il  nous  paraît  que  le  système  des  secours  à  donner  dans  la  métropole  aux 
indigens  de  passage  et  aux  personnes  appelées  communément  vagabonds  demande 
à  être  placé  sur  un  pied  un  peu  différent  de  ce  qu'il  est  aujourd'hui,  soit  quant  à 
l'assistance  que  méritent  ceux  qui  sont  réellement  malheureux,  soit  dans  le  but  de 
décourager  les  imposteurs  capables  de  travail.  »  [Eigth  annual  Report  y  p.  25.) 


376  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

temps  sans  excuse  en  rendant  la  charité  publique  accessible  à  tous 
les  indigens,  quelle  inconséquence!  disons  mieux,  quelle  injustice 
de  la  part  du  législateur  ! 

Il  n'y  a  que  deux  systèmes  possibles  en  cette  matière  :  ou  l'état 
reste  indifférent  à  la  misère  des  individus,  et  il  doit  alors  s'abstenir 
de  tout  contrôle  sur  la  mesure  dans  laquelle  la  charité  privée  s'exerce, 
ainsi  que  sur  les  procédés  auxquels  on  a  recours  pour  la  solliciter;  ou 
bien  il  prétend  réprimer  comme  un  délit  le  seul  fait  de  demander  et 
de  recevoir  l'aumône,  et  dans  ce  cas  c'est  un  devoir  pour  lui  de 
veiller  à  ce  qu'aucune  souffrance  ne  se  manifeste  sans  être  aussitôt 
soulagée.  Les  gouvernemens  qui  se  considèrent  comme  représentant 
la  Providence  sur  la  terre ,  entreprennent  une  tâche  laborieuse,  et 
dont  il  leur  importe  de  calculer  toutes  les  obligations.  La  pauvreté, 
dans  notre  état  social,  est  un  accident  qui  tient  soit  à  la  force  des 
circonstances,  soit  h  l'imprévoyance  des  hommes.  Quand  on  veut 
réparer  les  malheurs  qui  proviennent  de  l'une  et  l'autre  cause,  on 
ne  se  propose  rien  moins  que  de  prévoir  pour  tout  le  monde,  et  de 
gouverner  les  évènemens. 

De  la  mendicité  passons  à  la  prostitution  ;  les  deux  plaies  se  tou- 
chent. Le  nombre  des  femmes  qui  se  prostituent  à  Londres  a  été 
l'objet  de  divers  calculs.  Au  commencement  du  xix^  siècle,  un  ma- 
gistrat de  police,  Colqu'houn,  l'évaluait  à  50,000;  on  le  trouve  estimé 
à  80,000  dans  quelques  ouvrages  récens.  L'auteur  d'un  rapport  offi- 
ciel, M.  Chadwick,  réduit  ce  nombre  à  7,000  dans  le  rayon  auquel 
s'étend  l'action  de  la  police  métropolitaine,  ce  qui  supposerait,  en  y 
joignant  celles  qui  fréquentent  la  Cité,  un  total  d'environ  10,000  pros- 
tituées pour  une  population  qui  dépasse  un  million  et  demi  d'habi- 
tans.  Il  paraît  difficile  de  concilier  l'estimation  de  M.  Chadwick  avec 
les  documens  qu'il  produit  lui-même.  En  effet,  il  compte  dans  le  res- 
sort de  la  police  métropoUtaine,  et  sur  les  indications  fournies  par  les 
agens,  3,335  maisons  qui  reçoivent  des  femmes  de  mauvaise  vie.  En 
adoptant  la  proportion  de  quatre  femmes  par  maison,  qu'il  propose 
ailleurs,  on  trouverait  13,3'^0  prostituées,  et  à  peu  près  16,000  en  y 
comprenant  la  Cité.  Dans  un  ouvrage  exempt  de  passion  (1),  le  doc- 
teur Wardlaw  en  admet  10,675  pour  le  seul  comté  de  Middlesex. 

Il  faut  avoir  parcouru  le  soir  les  rues  de  Londres  pour  se  faire  une 
idée  de  la  multitude  vraiment  incroyable  des  femmes  et  surtout  des 
jeunes  filles  qui  soUicitent  les  passans.  Dans  certains  quartiers,  les 

(1)  Wardlaiv's  Lectures  on  prostitution. 


SAINT- GILES.  377 

maisons  de  prostitution  se  touchent.  A  Saint-Giles,  sur  un  espace 
de  700  yards  (environ  700  mètres)  de  circonférence,  qu'on  nomme 
le  repaire  [rookery],  on  compte  24  maisons  suspectes,  et  dans  cha- 
cune 10  prostituées;  et  combien  de  quartiers  dans  Londres  ressem- 
blent à  celui-là  ! 

Outre  les  prostituées  qui  fréquentent  ou  qui  habitent  les  maisons 
suspectes,  et  qui  avouent  pubHquement  leur  profession,  il  y  a  la 
prostitution  clandestine,  qui  descend  depuis  la  courtisane  et  la  femme 
entretenue  jusqu'aux  malheureuses  qui  infestent  les  abords  des  ca- 
sernes [barraclis],  des  vaisseaux  et  des  prisons.  Tout  calcul  serait  ici 
problématique;  mais  les  données  qui  précèdent  suffisent  assurément 
pour  démontrer  que  Londres  ne  peut  revendiquer  à  cet  égard  au- 
cune supériorité  morale  sur  les  grandes  villes  du  continent,  et  sur 
Paris  en  particulier.  On  sait  que  Paris  n'a  jamais  renfermé  plus  de 
4,000  prostituées  inscrites,  et  que  le  nombre  de  ces  malheureuses  est 
loin  d'augmenter  dans  la  capitale  de  la  France  avec  la  population. 

En  dressant  ce  triste  catalogue,  il  n'entre  pas  dans  ma  pensée  de 
rétorquer  contre  l'état  moral  de  l'Angleterre  les  accusations  que  l'on 
a  tant  prodiguées  à  la  France.  Le  nombre  des  prostituées  ne  porte 
pas  nécessairement  témoignage  de  l'immoralité  d'un  peuple.  Les 
contrées  méridionales  de  l'Europe  qui  n'ont  pas  ou  qui  ont  peu 
de  prostituées,  sont  précisément  celles  qui  se  distinguent  par  le  re- 
lâchement des  mœurs.  L'étendue  de  la  prostitution  se  mesure  à  la 
grandeur  du  luxe  et  à  la  profondeur  de  la  misère;  l'une  fournit  les 
appétits  auxquels  l'autre  est  livrée  par  ses  besoins.  La  même  cause 
qui  pousse  les  hommes  au  crime  jette  les  femmes  dans  le  vice;  vol 
ou  prostitution,  chaque  sexe  pille  la  société  avec  les  armes  que  la 
nature  lui  a  départies. 

Toutes  choses  égales,  la  prostitution  doit  être  plus  commune  à 
Londres  qu'ailleurs,  parce  que  les  ressources  du  travail  pour  les 
jeunes  filles  y  sont  plus  limitées.  En  Angleterre,  les  hommes  font  line 
partie  de  la  besogne  qui  devrait  revenir  aux  femmes  ;  ils  président 
aux  ouvrages  d'aiguille  et  tiennent  les  comptoirs  dans  les  magasins 
ainsi  que  dans  les  établissemens  publics.  En  France,  les  femmes  s'em- 
parent d'une  partie  des  travaux  qui  devraient  revenir  aux  hommes; 
elles  portent  des  fardeaux ,  font  le  commerce ,  sont  commis ,  te- 
neurs de  livres  et  compositeurs  d'imprimerie.  Les  ouvrages  d'ai- 
guille sont  si  peu  rétribués  à  Londres,  que  les  jeunes  personnes  qui 
s'y  livrent  ont  de  la  peine  à  gagner  4  sh.  (5  francs)  par  semaine,  en 
travaillant  dix-huit  heures  par  jour.  On  ne  saurait  rien  imaginer  de 

XOME  IV.  25 


378  REVDE  DES  VEITS.  MONDES. 

plus  affreux  que  l'existence  de  ces  pauvres  filles.  Il  faut  qu'elles  se 
lèvent  dès  quatre  ou  cinq  heures  du  matin,  dans  toutes  les  saisons, 
pour  aller  recevoir  les  commandes  des  mains  des  marchands  ;  elles 
travaillent  ensuite  jusque  vers  minuit  dans  des  chambres  étroites , 
où  elles  sont  réunies  par  cinq  ou  six.  Cette  vie  sédentaire  et  cette 
application  constante  les  vieillissent  avant  l'âge,  quand  la  phtisie  les 
épargne.  Doit-on  s'étonner  si  quelques-unes,  effrayées  ou  rebutées 
en  trouvant  le  chemin  de  la  vertu  aussi  rude ,  tendent  les  bras  à  la 
prostitution  ? 

Les  habitudes  des  prostituées  à  Londres  ont  certainement  gagné 
en  décence  depuis  trente  ans.  Elles  sont  particulièrement  moins 
brutales,  et  les  passans,  pour  se  délivrer  de  leurs  avances,  ont  plus 
rarement  à  invoquer  la  vigueur  de  leurs  poings.  On  voit  que  l'autorité 
réprime  aujourd'hui  des  excès  qu'elle  tolérait  autrefois.  Avant  l'éta- 
Missement  de  la  nouvelle  police ,  les  prostituées  avaient  le  haut  du 
pavé,  et  rendaient  les  rues  de  la  métropole  impraticables  dès  la  chute 
du  jour.  En  181i,  deux  mille  propriétaires  de  maisons  dans  la  Cité, 
voulant  mettre  un  terme  à  cette  usurpation  de  la  voie  publique, 
adressaient  au  lord-maire  une  pétition  curieuse  dont  le  texte  se  re- 
trouve parmi  les  documens  annexés  à  l'enquête  de  1816. 

((Les  principales  rues  de  cette  Cité,  disaient  les  pétitionnaires,  sont 
chaque  soir  encombrées  de  femmes  de  mauvaise  vie,  qui ,  par  leurs 
rixes  continuelles  et  par  leur  conduite  obscène,  fatiguent  et  alarment 
les  honnêtes  gens. 

((  L'audace  avec  laquelle  ces  femmes  accostent  les  passans,  les  hor- 
ribles imprécations  et  les  paroles  obscènes  qu'elles  ont  sans  cesse 
à  la  bouche,  voilà  ce  que ,  en  notre  qualité  de  pères  de  famille  et  de 
maîtres  de  maisons,  nous  considérons  comme  un  intolérable  abus. 
Aucune  femme  honnête ,  malgré  la  protection  dont  on  l'environne, 
ne  peut  traverser  les  rues  dans  la  soirée  sans  être  témoin  de  ce  dé- 
goûtant spectacle,  et  toute  la  vigilance  dont  nous  pouvons  user  ne  met 
pas  nos  fils  ni  nos  domestiques  à  l'abri  de  sollicitations  qui  viennent 
les  chercher  jusqu'à  notre  porte.  En  se  familiarisant  avec  la  vue  de 
femmes  qui  mettent  toute  sorte  d'artifices  en  jeu  pour  séduire  la 
jeunesse,  on  sent  diminuer  le  dégoût  qu'elles  inspirent,  et  ce  relâ- 
cbement  dans  la  surveillance  est  suivi  des  plus  fâcheuses  consé- 
quences pour  la  santé ,  pour  la  réputation  et  pour  la  moralité  de  la 
génération  qui  est  notre  espoir. 

a  Les  relations  intimes  que  ces  femmes  dépravées  forment  d'une 
part  avec  les  garçons  de  boutique  et  avec  les  apprentis,  de  l'autre 


SAINT-GILES.  379 

avec  les  voleurs ,  les  filous  et  les  receleurs,  facilitent  leurs  dépréda- 
tions. Elles  constituent  aussi  une  classe  nombreuse  de  coupeuses  de 
bourses  [pick-pockeis],  et  commettent  une  infinité  de  petits  délits.  )) 

La  supplique  des  habitans  de  la  Cité  a  été  entendue,  bien  qu'un 
peu  tard.  L'acte  de  1829  défend  à  toute  prostituée  ou  rôdeuse  de 
nuit  (  night-îvalker)  de  se  placer  sur  la  voie  publique  pour  solliciter 
les  passans;  en  cas  de  contravention,  la  peine  portée  estune  amende 
de  40  shillings,  ou  à  défaut  un  mois  de  prison.  Cependant  la  police  ne 
met  pas  une  grande  rigueur  dans  l'exécution  de  la  loi;  pourvu  que  les 
prostituées  ne  se  rendent  pas  trop  importunes  et  ne  soient  pas  trop 
bruyantes,  on  les  laisse  circuler  librement.  Du  reste,  on  n'exerce  sur 
elles  aucune  espèce  de  surveillance.  La  pudeur  anglaise  s'oppose 
invinciblement  à  un  contrôle  sanitaire  du  genre  de  celui  qui  est  en 
usage  à  Paris,  où  il  a  contribué  à  diminuer,  depuis  plusieurs  années, 
les  ravages  d'un  mal  sans  nom.  Un  système  de  laisser-faire  absolu 
prévaut  en  cette  matière;  il  n'y  a  pas  d'autre  digue  que  la  prudence 
individuelle  pour  arrêter  l'effroyable  contagion. 

J'avoue  que  le  système  français  me  paraît  préférable.  S'il  y  a  le 
moindre  espoir  d'arracher  à  la  prostitution  quelques-unes  de  ses  vic- 
times, les  soins  donnés  à  leur  santé  y  serviront  autant  que  les  ensei- 
gnemens  moraux.  Il  est  bon  encore  que  ces  infortunées  créatures  ne 
puissent  pas,  quand  elles  le  voudraient,  se  séparer  entièrement  de  la 
société,  et  que,  les  liens  de  la  famille  se  rompant,  la  tutelle  de  l'ad- 
ministration les  suive  au  fond  de  leurs  égaremens.  Un  gouverne- 
ment ne  devient  pas  responsable  de  ces  désordres  par  cela  seul  qu'il 
s'efforce,  en  les  régularisant,  d'en  limiter  l'étendue.  Partout  au  con- 
traire où  la  prostitution  demeure  livrée  à  elle-même,  elle  devient 
bientôt  comme  la  pépinière  de  toute  espèce  de  délits. 

A  Paris,  malgré  la  sévérité  des  règlemens,  le  pouvoir  discrétionnaire 
du  préfet  de  police  n'atteint  pas  plus  de  5  à  6,000  filles  publiques  par 
année  (1).  A  Londres,  sans  y  comprendre  la  Cité,  qui  a  sa  police  dis- 
tincte, 12,104  femmes  ont  été  arrêtées  soit  comme  prostituées,  soit 
comme  excitant  quelque  tapage  [disorderhj  characters],  soit  comme 
suspectes  [suspidous  characters) ^  soit  en  état  d'ivresse  dans  les  rues. 
Le  mouvement  des  arrestations,  qui  avait  été  en  décroissant  à  partir 
de  1831,  éprouve  une  recrudescence  très  marquée  depuis  deux  ans. 

Je  ne  veux  pas  établir  de  comparaison  entre  la  situation  des  pros- 
tituées h  Londres  et  les  conditions  de  leur  existence  à  Paris  :  les 

(l)  Ea  184-2,  5,734  filles  ont  été  arrêtées  et  conduites  au  dépôt  de  la  préfecture. 

25. 


380  REYCB  DES  DEUX  MONDES. 

termes  et  peut-être  aussi  le  courage  me  manqueraient  pour  de  tels 
rapprocliemens;  mais,  en  se  référant  aux  ouvrages  et  aux  documens 
qui  ont  été  publiés  sur  cette  grave  question,  je  crois  que  l'on  est  en 
droit  de  conclure  que  la  prostitution  en  Angleterre  présente  généra- 
lement un  caractère  plus  repoussant,  qu'elle  commence  dans  un  ;lg<i 
plus  tendre,  et  qu'elle  a  des  relations  plus  étroites  avec  les  crimes 
ainsi  qu'avec  les  délits. 

Parent-Duchûtelet,  dans  ses  consciencieuses  recherches,  a  con- 
staté que,  sur  3,248  filles  publiques  inscrites,  196  étaient  âgées  de 
dix  à  seize  ans  à  l'époque  de  leur  inscription.  C'est  la  proportion 
déjà  très  remarquable  de  6  sur  100.  A  Londres  et  dans  la  Grande- 
Bretagne,  cette  précocité  du  vice  existe  et  se  propage  sur  une  bien 
plus  grande  échelle.  Voici  ce  qu'on  lit  dans  l'adresse  publiée  par 
la  société  qui  a  pour  objet  de  protéger  les  jeunes  filles  et  de  les 
arracher  à  la  prostitution  :  «  Dans  les  trois  hôpitaux  les  plus  con- 
sidérables de  Londres,  et  en  huit  années,  il  ne  s'est  pas  présenté 
moins  de  2,700  enfans  de  onze  à  seize  ans  infectés  d'une  maladie 
honteuse.  »  Deux  mille  sept  cents  enfans  visités  par  cette  horrible 
peste  avant  l'âge  de  la  puberté!  Le  vice  et  la  maladie  venant  gan- 
grener tant  d'existences,  avant  que  la  raison  ait  pu  se  développer 
dans  la  pensée  et  la  vigueur  dans  le  corps!  Quel  spectacle  que  celui- 
là  pour  un  peuple  qui  a  des  entrailles!  et  comment  éprouver  assez 
de  pitié  pour  les  victimes,  assez  d'indignation  pour  les  bourreaux? 

On  n'a  pas  oublié  un  procès  qui  déroulait,  il  y  a  quelques  mois  à 
peine,  devant  le  tribunal  correctionnel  de  Paris,  des  scènes  jusque-là 
sans  exemple  en  France.  Une  mère,  spéculant  sur  les  agrémens  de 
sa  fille,  l'avait  livrée  à  la  prostitution  dès  l'âge  de  douze  ans;  et 
comme  l'enfant  résistait,  avertie  par  un  dégoût  qui  n'était  que  l'in- 
stinct du  devoir,  l'abominable  mégère  lui  avait  cassé  deux  dents. 
L'histoire  de  la  femme  Éon  est  une  histoire  assez  commune  de 
l'autre  côté  du  détroit.  Écoutons  le  témoignage  d'un  missionnaire 
expérimenté,  M.  Logan  :  «  Dans  un  de  nos  hôpitaux,  je  rencontrai 
cinq  jeunes  filles  qui  souffraient  d'un  mal  honteux,  à  l'âge,  l'une  de 
treize  ans,  l'autre  de  douze,  la  troisième  de  onze,  la  quatrième  de 
neuf,  et  la  cinquième  de  huit.  La  mère  de  celle-ci  était  dans  l'hô- 
pital, attaquée  de  la  môme  maladie.  Trois  de  ces  jeunes  filles  avaient 
été  séduites  dans  la  maison  de  leur  mère,  et  ce  n'était  pas  par  da 
enfans  (1).  » 

{\)  An  Eçcposure  offemale  prostitution,  by  W.  Logan,  Ciiy  missionnary. 


SAÎNT-GILES.  381 

La  prostitution  des  jeunes  filles  n'est  pas  toujours  imputable  en 
Angleterre  à  l'avidité  de  quelque  mère  dénaturée.  Ce  qui  frappe  au 
contraire  en  lisant  les  récits  des  procès  correctionnels,  c'est  la  par- 
faite spontanéité  de  ces  penchans  vicieux  dans  la  plupart  des  sujets. 
On  y  voit  une  prostituée  à  peine  âgée  de  treize  ans,  qui,  pour  dé- 
jouer la  surveillance  de  son  père,  l'accuse  elle-même  devant  le 
jury  (1)  de  l'avoir  violée;  d'autres,  dans  un  âge  encore  plus  tendre, 
servent  d'appât  pour  attirer  et  pour  pervertir  les  jeunes  garçons  dont 
les  voleurs  émérites  font  leurs  instrumens.  Mais  je  préfère  insister  sur 
un  récit  qui  donne  une  idée  plus  complète  de  cette  perversité  de 
serre-chaude,  en  montrant  qu'aucun  vice  ne  lui  est  étranger. 

La  scène  se  passe  au  bureau  de  Queen  Square,  le  14  décembre  1842. 
Deux  jeunes  filles,  Marguerite  Haggarty  et  Marie  Hanton,  sont  pré- 
venues d'avoir  cherché  à  extorquer  de  l'argent  à  un  honnête  mar- 
chand, M.  Perkins.  Le  plaignant  déclare  que  la  veille,  dans  la  soirée, 
comme  il  traversait  le  pont  de  Westminster,  Haggarty  s'approcha  de 
lui  et  lui  demanda  l'aumône  de  quelques  pence.  Il  refusa,  mais  la 
jeune  fille  insista  et  le  suivit  en  l'importunant.  Un  moment,  ill'a- 
vait  perdue  de  vue,  lorsqu'à  l'entrée  du  cimetière  de  Sainte-Margue- 
rite elle  l'aborda  de  nouveau,  à  sa  grande  surprise,  et  mit  la  main 
sur  lui,  l'accusant  d'avoir  pris  avec  elle  certaines  libertés.  Au  même 
instant,  elle  poussa  un  cri  qui  fut  le  signal  de  l'apparition  de  Hanton 
et  de  quatre  autres  qui  l'entourèrent  en  le  menaçant.  Hanton  par- 
ticulièrement se  mit  à  pleurer,  prétendant  que  sa  sœur  avait  été 
insultée,  et,  se  saisissant  d'une  grosse  pierre,  elle  jura  qu'elle  écra- 
serait la  tête  au  plaignant,  à  moins  qu'il  ne  lui  donnât  de  l'ar- 
gent. M.  Perkins  les  arrêta  l'une  et  l'autre,  et,  un  agent  de  police 
survenant,  il  les  fit  conduire  à  la  station.  Pendant  ce  temps-15,  leurs 
compHces  s'étaient  esquivées.  —  Le  magistrat,  M.  Bond,  demande  si 
l'on  sait  quelque  chose  des  antécédens  de  ces  jeunes  filles.  L'inspec- 
teur, M.  Bareford,  répond  qu'il  les  connaît  bien,  et  qu'elles  lui 
avaient  déjà  donné  de  l'embarras  un  an  auparavant.  Il  les  avait  trou- 
vées rôdant  le  long  des  rues  et  les  avait  renvoyées  à  leurs  parons, 
qui  étaient  d'honnêtes  ouvriers  vivant  à  l'autre  extrémité  de  la  ville; 
mais  elles  avaient  bientôt  quitté  la  maison  paternelle  pour  relounier 
à  leurs  habitudes  vicieuses.  Ce  matin  même,  elles  lui  ont  avoué  que 
depuis  plusieurs  mois  elles  vivaient  de  la  prostitution.  L'inspecteur 
ajoute  qu'ayant  reçu  d'autres  plaintes  du  même  genre,  il  avait  donné 

(1)  Crown- Court,  7  august  18i2. 


382  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

l'éveil  à  ses  agens.  —  Haggarty  est  condamnée  à  un  mois  d'empri- 
sonnement, et  Hanton  à  cinq  jours.  En  France,  ces  jeunes  filles 
auraient  été  renfermées,  par  ordre  du  tribunal,  dans  une  maison  de 
correction  jusqu'à  leur  dix-septième  année. 

Nos  journaux  judiciaires  nous  ont  souvent  entretenus  des  prouesses 
de  certains  malfaiteurs  qui  exercent  une  pareille  industrie.  Ceux-là 
vont  s'embusquer  dans  quelque  allée  obscure  des  Champs-Elysées  ou 
au  détour  d'une  rue  peu  fréquentée,  et,  lorsqu'ils  rencontrent  un 
passant  bien  mis,  ils  l'arrêtent,  le  menaçant  de  l'accuser,  s'il  hésite 
à  leur  ouvrir  sa  bourse,  de  leur  avoir  fait  une  infâme  proposition. 
Mais  que  le  môme  expédient  soit  pratiqué  par  de  jeunes  filles;  que 
celles-ci  atteignent,  malgré  leur  âge  et  malgré  leur  sexe,  à  cet  excès 
d'audace,  de  cynisme  et  de  dépravation ,  voilà  ce  qui  confond  l'in- 
telligence! voilà  les  prodiges,  les  signes  de  notre  temps! 

Les  relations  des  prostituées  à  Londres  avec  les  voleurs  sont  un 
fait  général  et  qui  souffre  peu  d'exceptions.  On  les  rencontre  par 
centaines  attablés  ensemble  dans  les  cuisines  des  garnis  ou  dans  les 
cabarets,  à  jouer  aux  cartes  et  aux  dés.  Ces  femmes  ont  le  secret  des 
expéditions ,  elles  en  partagent  quelquefois  les  périls  et  habituelle- 
ment les  profits.  Il  n'y  a  pas  de  maison  de  prostitution,  dans  la  der- 
nière classe  et  la  plus  nombreuse,  à  Londres,  à  Manchester,  à  Liver- 
pool  ni  à  Glasgow,  qui  ne  soit  aussi  une  caverne  de  brigands. Voici  la 
méthode  usitée  en  pareil  cas.  Une  de  ces  femmes  ignobles,  et  dont  le 
seul  aspect  offense  tous  les  sens,  se  met  en  quête  d'une  dupe.  Quand 
elle  pense  l'avoir  trouvée,  comme  ce  malheureux  n'aurait  jamais  le 
courage  de  suivre  une  telle  créature  ni  de  s'aventurer  dans  un  tel 
lieu,  elle  le  conduit  d'abord  dans  la  boutique  de  quelque  débitant  de 
hqueurs  et  fenivre  de  gin.  Le  patient,  ayant  perdu  l'aplomb  de  sa 
raison,  devient  plus  facile;  on  fentraîne,  à  travers  une  multitude 
d'allées  tortueuses,  au  fond  d'une  cour,  et  là,  dans  un  affreux  coupe- 
gorge  d'où  il  ne  sort  que  battu  et  dépouillé,  souvent  on  le  laisse 
pour  mort  et  on  le  jette  dans  la  rue.  Tout  récemment,  la  cour  crimi- 
nelle de  Londres  a  condamné  à  la  déportation  quatre  prostituées, 
toutes  ûgées  de  dix-sept  ans,  qui  avaient  figuré  comme  acteurs  ou 
comme  complices  dans  un  guet-apens  de  ce  genre;  mais  il  n'est  pas 
toujours  facile  de  retrouver  la  trace  des  coupables  à  travers  ces  la- 
byrinthes de  Saint-Giles,  dont  les  allées  se  ressemblent  toutes,  et 
où  les  cours  n'ont  pas  de  nom. 

On  le  voit,  la  prostitution  à  Londres  corrompt  la  femme  sans  ré- 
serve. En  la  dépouillant  de  sa  pudeur,  le  vice  ne  lui  laisse  pas  même 


SAINT-GILB^.  383 

sa  probité.  Il  semble  que  ce  soit  une  nature  forte;  mais,  sans  lest  et 
sans  ressort,  quand  elle  commence  à  descendre,  elle  ne  s'arrête 
qu'au  fond  de  l'abîme,  d'où  elle  ne  remonte  plus.  Les  races  méri- 
dionales portent  la  débauche  avec  une  sorte  d'aisance  et  comme  un 
effet  du  climat;  dans  les  contrées  du  Nord,  de  pareils  excès  sont 
tellement  contre  nature,  que  les  malheureux  qui  s'y  abandonnent 
tombent  dans  la  brutalité  la  plus  abjecte  et  perdent  bientôt  tout  ce 
qu'ils  avaient  d'humain.  D'ailleurs ,' la  moralité  en  Angleterre  tient 
beaucoup  plus  à  la  force  des  habitudes  qu'à  la  fermeté  des  principes. 
La  société  enveloppe  l'homme  et  surtout  la  femme  d'une  infinité  de 
retranchemens  qui  servent  d'appuis  à  sa  vertu  et  qui  l'empêchent  de 
faillir;  mais  aussi,  une  fois  sortie  de  ces  lignes  de  défense,  elle  se 
trouve  sans  support,  et,  l'occasion  venant  à  l'attaquer,  elle  devient 
une  proie  certaine.  Elle  succombe  sous  le  poids  de  ces  ailes  de  plomb 
que  M ilton  donne  aux  anges  rebelles  et  déchus. 

Après  la  misère  vient  la  prostitution ,  et  après  la  prostitution  le 
crime;  ce  n'est  pas  la  partie  la  moins  lugubre  du  sujet.  On  connaît 
le  budget  criminel  du  département  de  la  Seine  :  dix-huit  cents  à  deux 
mille  libérés  (1)  forment  le  noyau  de  cette  brigade  de  malfaiteurs  qui 
est  perpétuellement  à  l'état  d'agression  contre  les  personnes  et  contre 
les  propriétés;  la  population  moyenne  des  prisons  comprend  cinq 
mille  détenus;  sans  compter  les  prostituées ,  la  police  opère  chaque 
année  dix-sept  à  dix-huit  mille  arrestations;  enfin,  les  tribunaux 
condamnent  annuellement  à  la  mort,  aux  travaux  forcés  ou  à  l'em- 
prisonnement, 6,500  à  7,000  individus.  La  population  de  la  Seine 
étant  d'environ  1,300,000  habitans,  il  y  a  donc  un  individu  arrêté 
sur  72,  et  une  condamnation  sur  185.  Cette  proportion,  déjà  bien 
assez  effrayante ,  n'est  rien  auprès  de  celle  que  présente  la  capitale 
«lu  royaume-uni. 

Au  commencement  du  siècle,  Colqu'houn,  voulant  expliquer  l'ac- 
<Toissement  déjà  rapide  qui  se  faisait  sentir  dans  le  nombre  des  dé- 
lits, supposait  que,  depuis  la  révolution  française,  Londres  était 
devenu  le  rendez-vous  de  tous  les  scélérats  et  de  tous  les  escrocs  du 
continent,  ce  Paris  étant  ruiné,  disait  cet  auteur,  la  noblesse  bannie 
et  la  plus  grande  partie  des  propriétés  mobilières  anéanties ,  les  fri- 
pons et  les  escrocs  n'y  ont  plus  les  mêmes  ressources  qu'auparavant, 
et  d'ailleurs  cette  ville  n'a  plus  les  attraits  qu'elle  avait  autrefois. 
L'ignorance  de  la  langue  anglaise,  qui  était  pour  nous  une  espèce  de 

(1)  1,867  libérés  du  bagne  ou  cks  prisons  en  1836. 


38 '^  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

sauve-garde^  n'est  plus  un  obstacle  à  l'action  des  malfaiteurs  venus 
du  continent.  Jamais  notre  langue  n'a  été  aussi  répandue  au  dehors, 
et  jamais  l'usage  de  la  langue  française  n'a  été  aussi  commun  dans 
ce  pays,  surtout  parmi  les  jeunes  gens.  Le  goût  du  jeu  et  de  la  dissi- 
pation qui  règne  dans  Londres,  et  que  l'influence  des  étrangers  cor- 
rompus, l'opulence  du  peuple  et  la  grande  masse  du  numéraire  en 
circulation  ont  déjà  bien  augmenté,  présente  aux  Français  et  aux 
étrangers  qui  infestaient  Paris  sous  l'ancien  gouvernement  un  vaste 
champ  pour  exercer  leur  industrie.  » 

Depuis  la  paix,  Paris  est  devenu  plus  brillant  que  jamais.  Cette 
ricliesse  mobilière,  que  Colqu'houn  croyait  anéantie,  s'est  multipliée 
jusqu'à  éblouir  les  yeux  et  jusqu'à  étonner  l'imagination.  La  cai)itale 
de  la  France  est  aussi  le  théâtre  de  la  mode,  du  luxe  et  des  plaisirs. 
Elle  attire,  comme  autrefois,  les  voyageurs  opulens  de  toutes  les  con- 
trées de  l'Europe,  et  à  leur  suite  ce  cortège  d'escrocs  et  d'intrigans 
qui  viennent  prendre  part  à  la  curée.  Si  nos  malfaiteurs,  mettant  à 
profit  l'universalité  de  la  langue  française,  vont  chercher  parfois  leur 
butin  à  Londres,  à  Bruxelles,  à  Berlin,  la  diffusion  des  langues  étran- 
gères en  France  ouvre  par  compensation  notre  territoire  aux  malfai- 
teurs de  tous  les  pays.  En  veut-on  la  preuve?  Il  suffit  de  parcourir 
les  comptes  de  la  justice  criminelle,  où  l'on  trouvera  par  exemple 
que,  sur  15,624  individus  arrêtés  à  Paris  en  1840, 1,072  étaient  étran- 
gers à  l'empire  français. 

Si  Colqu'houn  vivait  encore,  il  serait  forcé  de  reconnaître  qu'en 
fait  de  crimes,  en  Angleterre,  l'exportation  égale  tout  au  moins  l'im- 
portation. Ce  magistrat,  qui  ne  savait  comment  expliquer  la  quan- 
tité des  délits  à  une  époque  où  les  prisons  de  Londres  recevaient 
annuellement  quatre  à  cinq  mille  prévenus,  se  trouverait  bien  au- 
trement embarrassé  pour  rendre  compte  des  causes  qui  amènent 
aujourd'hui,  dans  cette  seule  ville,  l'arrestation  de  soixante-quinze  à 
quatre-vingt  mille  personnes  par  an.  Quelle  que  puisse  être  d'ailleurs 
l'explication,  il  faut  bien  admettre,  lorsqu'un  désordre  social  se  dé- 
veloppe avec  ce  luxe  de  proportions,  qu'il  doit  être  un  produit  indi- 
gène et  spontané.  Il  reste  pourtant  à  l'évéque  de  Londres,  ce  grand 
ennemi  de  la  danse,  la  consolation  d'imputer  à  la  contagion  des 
idées  et  des  mœurs  françaises  un  scandale  que  le  bon  Colqu'houn, 
dans  la  naïveté  de  ses  illusions  patriotiques,  regardait  comme  l'œu- 
vre directe  des  bandits  français. 

Aucune  agrégation  d'hommes  dans  le  monde  connu,  à  l'excep- 
tion peut-être  de  Liverpool,  de  Manchester  et  de  Glasgow,  ne  corn- 


SAINT- GILES.  385 

met  proportionnellement  autant  de  délits  que  la  population  de  Lon- 
dres et  de  sa  banlieue.  La  police  métropolitaine,  dont  la  juridiction 
s'étend  sur  le  comté  de  Westminster  et  sur  une  partie  du  comté  de 
Surrey,  a  mis  la  main  en  1842  sur  65,704  individus.  Si  l'on  y  joint 
les  10,841  arrestations  opérées  par  la  police  de  la  Cité,  on  aura  un 
total  de  76,545  personnes  arrêtées  dans  l'année,  ce  qui  donne  pour 
!a  métropole  une  arrestation  sur  25  liabitans.  Il  faut  dire  que  les 
lois  et  les  règlemens  de  police  en  Angleterre  élèvent  au  rang  de 
délits  des  actes  qui  ne  sont  pas  considérés  chez  nous  comme  léga- 
lement répréhensibles  :  par  exemple,  on  arrête  les  ivrognes,  à  moins 
qu'ils  ne  soient  en  état  de  se  conduire;  13,301  personnes  sont  por- 
tées de  ce  chef  sur  les  tables  de  1842.  On  y  trouve  encore  prés  de 
20,000  individus  emprisonnés  comme  suspects  ou  comme  menant 
une  vie  de  désordre,  sans  compter  3,000  prostituées.  Si  l'on  retranche 
du  bilan  criminel  de  Londres  toutes  les  contraventions  qui  ne  sont 
pas  punies  à  Paris,  le  chiffre  des  arrestations  sérieuses  peut  se  ré- 
duire de  76,000  à  45,000  environ ,  chiffre  qui  représente  encore  une 
arrestation  sur  40  habitans.  Parmi  les  individus  arrêtés,  15,533  ont 
été  condamnés  à  la  mort,  à  la  déportation  ou  à  l'emprisonnement; 
résultat  :  une  condamnation  par  120  habitans. 

En  poussant  plus  avant  cette  comparaison,  voici  le  contingent  que 
chacune  des  deux  métropoles  a  fourni  aux  principales  catégories  de 
crimes  et  de  délits.  Les  chiffres  sont  extraits,  pour  Londres,  du 
compte-rendu  de  la  poHce  métropolitaine  en  1842,  et,  pour  Paris, 
du  dernier  compte- rendu  de  la  justice  criminelle  que  l'adminis- 
tration ait  publié,  celui  de  1841. 

CRIMES  ET  DÉLITS  CONTRE  LES   PERSONNES. 

ACCUSÉS  ET  PRÉVENUS.  .  .  i?'^'*.^^^.',  PARIS. 

SANS  LA  CITL. 

1°  Meurtre  ou  tentative  de  meurtre,  assassinat, 

empoisonnement,  etc 123  21 

2°  Coups  et  blessures  suivies  de  nQort »  li 

a»  Sodomie  ou  tentative  de,  etc 35  » 

4°  Viol  ou  tentative  de  viol 53  33 

5"  Bigamie 28  » 

6°  Outrage  public  à  la  pudeur 

7  0  Outrages  et  violences  envers  la  force  publique. 
8»  Coups  et  blessures  ayant  ou  non  entraîné  une 

incapacité  de  travail  {common  assaults).  .  . 

Total.  .  .        7,277  3,449 


152 

149 

2,193 

1,581 

5,193 

1,648 

386  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 


CRIMES  ET  DÉLITS  CONTRE  LES  PROPRIÉTÉS. 

ACCUSÉS  ET  PKÉVE5CS.  g^^,^  ^^  ^^^^  PARIS. 

1»  Vols  qualifiés, effraction,  etc 277  360 

20  Vols  domestiques ,  etc 364  24i 

3°  Vols  simples,  escroquerie,  recel,  etc 13,880  3,390 

4»  Faux  et  fausse  monnaie 1,024  82 

Total.  .  .       15,545  4,076 

Si  l'on  joint  les  délits  commis  dans  la  Cité  à  ceux  qu'indiquent 
les  comptes  de  la  police  métropolitaine,  le  nombre  des  délits  contre 
les  personnes  à  Londres  s'élève  à  8,339,  et  celai  des  délits  contre 
la  propriété  à  17,794. 

Il  est  à  peine  nécessaire  d'insister  sur  ces  résultats.  Quelle  dis- 
proportion entre  les  deux  villes  !  Le  rapport  est  celui  de  2  à  1  dans 
les  crimes  contre  les  personnes,  et  de  3  à  1  dans  les  crimes  contre 
les  propriétés.  La  population  de  Londres  paraît  être  tout  é  la  fois 
plus  violente  et  plus  dépravée  que  celle  de  Paris.  Le  meurtre,  l'as- 
sassinat, le  viol,  la  sodomie,  les  violences  contre  la  force  publique, 
les  rixes  suivies  de  coups ,  tous  les  excès  en  un  mot  qui  supposent 
des  passions  sans  frein,  s'y  donnent  pleine  carrière.  L'intempérance 
y  produit  les  mêmes  effets  qu'engendre  ailleurs  l'ardeur  du  climat. 
En  même  temps,  on  aperçoit  dans  tout  son  développement  la  cor- 
ruption qui  est  particulière  aux  peuples  libres  et  industrieux.  Plus 
de  16,000  cas  d^  vol  simple  et  d'escroquerie  dans  une  seule  ville! 
961  cas  de  fausse  monnaie  I  On  voit  bien  que  l'argent  est  le  dieu  de 
cette  société. 

Par  un  phénomène  digne  d'observation,  les  délits  commis  contre 
les  propriétés  semblent  avoir  atteint  leur  point  culminant  à  Londres, 
et  la  quantité  n'en  varie  guère  depuis  sept  ans.  Les  crimes  et  les 
délits  commis  contre  les  personnes  suivent  au  contraire  un  mouve- 
ment ascendant  de  plus  en  plus  prononcé.  Ainsi,  le  nombre  des  vols 
avec  violence  est  aujourd'hui  double  de  ce  qu'il  était  en  1836;  les 
gens  du  peuple  jouent  plus  fréquemment  du  couteau  dans  leurs 
rixes;  on  ménage  moins  la  vie  des  hommes;  les  actes  de  rébellion 
et  les  violences  de  tout  genre  se  sont  accrus  de  26  pour  100  en 
dix  ans. 

Mais  de  quels  élémens  se  compose  cette  population  de  criminels? 
Il  y  a  d'abord  les  malfaiteurs  de  profession,  dont  M.  Chadwick  estim 


SAINT -G  ILES.  387 

le  nombre  à  6,i07  (1),  sans  y  comprendre  ceux  qui  habitent  la  Cité 
de  Londres.  Cette  évaluation  doit  être  au-dessous  de  la  réalité.  Com- 
ment ne  pas  le  supposer,  lorsque  le  même  auteur,  qui  ne  compte  que 
276  garnis  destinés  aux  voleurs  dans  la  ville  de  Londres,  en  alloue 
1,469  à  la  ville  de  Liverpool?  Au  surplus,  si  les  filous  ne  sont  pas 
plus  nombreux ,  le  personnel  de  cette  confrérie  se  renouvelle  sou- 
vent. Selon  M.  Chadwick,  la  carrière  d'un  malfaiteur,  qui  se  pro- 
longeait en  moyenne  pendant  six  années  du  temps  de  l'ancienne 
police,  ne  dure  plus  aujourd'hui  que  deux  ans. 

Les  associations  de  malfaiteurs  avaient,  avant  l'année  1829,  un 
caractère  formidable.  Elles  pouvaient,  dans  un  moment  fixé,  envahir 
Londres  et  tenir  la  force  publique  en  échec.  Lorsque  les  truands  de 
la  capitale  voulaient  se  donner  un  passe-temps  qui  fût  aussi  un  acte 
d'autorité,  ils  organisaient  une  chasse  au  taureau  [biill  himting). 
Voici  quel  était  le  procédé  :  on  prenait  l'animal  dans  un  troupeau; 
on  le  battait  et  on  le  tourmentait  de  cent  façons  jusqu'à  ce  qu'il 
écumât  de  rage;  dans  cet  état,  on  le  lançait  à  travers  les  rues,  où  il 
renversait  les  passans,  enfonçait  les  boutiques  et  ameutait  la  foule 
après  lui.  Des  enfans,  placés  sous  la  direction  d'un  chef,  le  suivaient 
au  pas  de  course  et  à  grands  cris,  cherchant  à  augmenter  la  confu- 
sion; puis  les  bandits,  survenant  en  nombre  et  bien  armés,  battaient* 
le  guet  et  pillaient  sans  merci  les  assistans. 

Les  grandes  traditions  se  perdent  aujourd'hui.  Au  lieu  de  chasser 
le  taureau  dans  les  rues  de  Londres,  les  habitués  de  Saint- Giles  et 
de  Field-Lane  en  sont  réduits,  pour  entretenir  dans  leur  cœur  les 
émotions  fortes,  à  faire  battre  des  chiens  à  huis-clos.  A  l'avènement 
de  la  nouvelle  police,  les  chefs  de  bande  avaient  préparé  une  émeute 
qui  devait  éclater  sur  le  passage  de  Guillaume  IV  se  rendant  à 
Guildhall.  Pendant  plusieurs  heures  en  effet,  les  agens  de  police, 
rangés  en  ligne  dans  le  Strand,  eurent  à  essuyer  les  outrages  d'une 
tbule  dans  laquelle  les  voleurs  dominaient.  Ceux-ci,  voyant  que  le 
vrai  public  ne  se  mettait  pas  de  la  partie,  jugèrent  le  coup  manqué, 
et  ce  fut  leur  dernier  acte  de  vigueur. 

En  renonçant  à  livrer  des  batailles  rangées  à  la  société,  les  malfai- 
teurs britanniques  n'ont  pas  cessé  pour  cela  d'être  dangereux.  Non- 
seulement  ils  restent  les  plus  accomplis  filous  de  la  terre,  mais  ils  ont 
imaginé  de  faire  des  élèves.  Ils  séduisent  les  femmes  (2),  qui  les  ai- 

(1)  First  Report  on  constabulary  force,  p.  12. 

(2)  «  Les  voleurs  et  les  prostituées  semblent  former  une  grande  corporation 
universelle.  »  {Constabulary  Report.) 


388  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

dont  ensuite  à  débaucher  lesenfans.  C'est  pourquoi  le  nombre  môme 
des  voleurs  de  profession  devient  une  question  secondaire;  cliacun 
d'eux  a  désormais  une  importance  plus  grande,  pouvant  disposer 
des  services  de  plusieurs  individus.  Une  lance,  dans  le  moyen-ilgo 
voulait  dire  un  cavalier  avec  plusieurs  hommes  de  pied,  en  sort 
qu'une  armée  de  cinq  mille  lances  représentait  souvent  vingt  mille 
hommes.  Les  malfaiteurs  d'aujourd'hui  sont  organisés  sur  le  môme 
principe,  et  cela  valait  la  peine  d'ôtre  observé,  car  rien  de  pareil  ne 
se  voit  sur  le  continent. 

Les  femmes,  dans  la  ville  de  Londres,  prennent  une  grande  pari 
aux  délits.  On  a  compté  17,686  femmes  (t)  sur  63,12V  personnes  ar- 
rêtées en  1842,  ce  qui  donne  la  proportion  de  28  sur  100.  A  Paris, 
cette  proportion  n'est  que  de  14  à  15  pour  100.  Et  ce  serait  une  erreur 
de  croire  que  les  délits  commis  par  les  femmes  à  Londres  manquent 
de  gravité  ou  portent  un  caractère  spécial.  Elles  marchent  dans  le 
crime  du  même  pas  que  les  hommes ,  avec  la  môme  hardiesse  et 
avec  la  même  brutalité.  On  les  voit  figurer  dans  les  meurtres,  dans 
les  vols  avec  effraction,  dans  les  rixes  et  jusque  dans  les  violences 
exercées  contre  la  force  publique;  elles  s'enivrent  comme  les  hommes, 
se  battent  comme  eux,  et  trempent  aussi  leurs  mains  dans  le  sang. 
Le  tableau  suivant  montre  le  rapport  des  hommes  aux  femmes  dans 
les  principaux  délits. 

DÉLITS.  PRÉVENUS. 

Meurtre 25 

Coups  et  blessures  graves.  ...  43 

Violences  contre  la  force  pu- 
blique   1,769            1,512              257             li  1/2 

Violences  exercées  sur  des  par- 
ticuliers   5,193 

Vols  simples 5,673 

Vols  sur  la  personne 1,307 

Vols  dans  une  maison  habitée.  .  472 

Vols  avec  effraction ,  etc 141 

Fausse  monnaie 961 

Escroquerie 12,338 

La  moralité  de  la  famille  dépend  surtout  de  la  femme.  Dans  une 
ville  où  la  corruption  du  sexe  le  plus  faible  est  aussi  extraordinaire, 
le  vice  doit  germer  de  bonne  heure  au  foyer  domestique,  et  flétrir 

(1)  Je  déduis  2,580  prostituées  du  nombre  total  des  arrestations. 


MES. 

FEMMES. 

POER  CENT. 

18 

7 

28 

32 

11 

25  1/2 

4,290 

903 

17 

3,931 

1,742 

30 

535 

772 

59 

237 

235 

50 

120 

21 

15 

580 

281 

39 

7,988 

4,350 

35 

SAINT -GILES.  389 

l'enfance  de  son  souffle  avant  l'âge  des  passions.  On  s'étonne  du 
nombre  des  en  fans  qui  paraissent  chaque  année  à  Paris  devant  la 
police  correctionnelle  et  devant  la  cour  d'assises.  Que  sera-ce  si  l'on 
énumère  les  jeunes  délinquans  que  fournit  la  métropole  de  l'An- 
gleterre ! 

Parmi  les  14,371  individus  arrêtés  à  Paris  en  1841  (1),  3,375  étaient 
au-dessous  de  vingt-un  ans;  on  en  comptait  dans  ce  nombre  1,442 
au-dessous  de  seize  ans.  3,355  jeunes  délinquans  donnent,  à  peu  de 
chose  près,  relativement  à  la  population  de  la  Seine,  la  proportion 
de  1  sur  400.  A  Londres,  le  district  de  la  police  métropolitaine,  à 
l'exclusion  de  la  Cité,  a  fourni  en  1842  16,987  délinquans  au-dessous 
de  vingt  ans,  ce  qui,  même  sans  parler  de  ceux  de  vingt  à  vingt-un 
ans,  présente  pour  la  population  de  ce  district  le  rapport  de  1  sur  100. 
Voici  comment  se  répartit  entre  les  divers  âges  de  l'enfance  et  de 
l'adolescence  cette  masse  de  prévenus  : 

GÂR^OISfS.        FILLES.        TOTAL. 

Au-dessous  de  dix  ans lOi  42  U6 

De  dix  ans  et  au-dessous  de  quinze.  .  .  .        2,163  428  2,591 

De  quinze  ans  et  au-dessous  de  vingt.  .  .        9,502  4,748        14,250 

Total.  .  .      11,769  5,218        16,987 

La  moitié  de  ces  enfans,  soit  8,326,  ont  été  condamnés  sommai- 
Bernent  par  les  tribunaux  de  police  ou  renvoyés  devant  le  jury.  Voici 
rénumération  des  délits  qu'ils  avaient  principalement  commis  : 

Coups,  blessures  et  meurtre 485 

Vols  qualifiés 93 

Vols,  recel,  faux,etc ^  3,321 

A  l'état  habituel  de  vol  ou  de  désordre.  .  .  1,931 

Vagabonds  et  prostituées.  .  .  , 1,551 

Ainsi,  le  délit  qui  amène  la  plupart  de  ces  arrestations  est  le  vol. 
C'est  l'industrie  à  laquelle  on  dresse  les  enfans  dès  leur  bas  âge  dans 
les  familles  perdues.  «  Les  enfans  de  parens  dissolus  et  qui  vivent 
oisifs,  dit  M.  Beaumont  dans  la  première  enquête  sur  la  police  de 
Londres,  infestent  les  rues  dans  un  état  de  dénuement  et  de  vaga- 
bondage; la  seule  instruction  que  ces  petits  malheureux  reçoivent 

(1)  Le  chiffre  des  entrées  au  dépôt  de  la  préfecture  de  police  en  18il  diffère  de 
celui  que  nous  indiquons  ici  d'après  le  compte-rendu  de  la  justice  criminelle;  il 
est  en  effet  de  17,234. 


390  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

est  de  gagner  leur  vie  en  mendiant  et  en  volant.  J'ai  vu  des  enfans, 
qui  n'avaient  pas  plus  de  sept  à  huit  ans,  initiés  à  l'art  de  fouiller  les 
poches  des  passans,  sous  l'inspection  de  femmes  adultes  qui  pa- 
raissaient être  leurs  mères,  m  Quelquefois  les  parens  ne  prennent  pas 
la  peine  de  cette  éducation,  et  ils  mettent  leurs  enfans  à  la  solde  de 
quelque  voleur  expérimenté.  Avant  la  réforme  de  la  police  métropo- 
litaine ,  des  bandes  de  petits  voleurs  s'assemblaient  régulièrement 
sur  les  terrains  vagues  des  faubourgs,  et  là  le  receleur  qui  soudoyait 
cette  armée  de  filous  venait  tous  les  jours,  chargé  d'une  immense 
corbeille,  leur  distribuer  publiquement  de  l'argent  et  des  provisions. 
Il  se  tenait  même  à  Londres  des  espèces  d'écoles  professionnelles, 
des  pépinières  [nurseries]  de  filous,  où  les  enfans  allaient  se  former 
à  l'art  des  Cartouche  et  des  Mandrin.  Des  voleurs  émérites  avaient 
coutume  de  choisir  de  jeunes  garçons  dont  ils  formaient  une  bande 
pour  agir  sous  leur  direction,  et  auxquels  ils  donnaient  des  leçons 
matin  et  soir,  ce  Depuis  l'établissement  de  la  nouvelle  police,  dit  le 
rapport  on  constabulanj  force,  ce  système  ne  se  pratique  plus  avec 
régularité.  De  temps  en  temps,  lorsqu'un  vieux  voleur  se  trouve  au 
rendez-vous  des  jeunes,  ceux-ci  s'exerçant  entre  eux  pour  montrer 
leur  adresse,  l'ancien  les  reprend  s'ils  viennent  à  se  tromper,  mais  il 
ne  cherche  pas  à  exciter  leur  émulation  par  des  récompenses.  C'est 
là,  d'ailleurs,  un  exercice  accidentel  et  qui  n'a  guère  lieu  qu'une  fois 
en  huit  jours.  » 

Suivant  le  rapport  auquel  j'ai  déjà  emprunté  plusieurs  citations, 
les  jeunes  délinquans  débutent  généralement,  à  Londres  comme  à 
Paris,  par  dérober  aux  étalages  des  fruits  ou  de  la  viande.  Plus  tard, 
ils  s'enhardissent  et  volent  des  marchandises  de  peu  de  prix ,  qu'ils 
vendent  ensuite  pour  quelques  pence  aux  receleuses  irlandaises  de 
Saint-Giles  ou  de  Holborn;  le  produit  est  dépensé  en  friandises  et  en 
sucreries.  Dans  les  enquêtes  antérieures  à  1830,  on  considère  les 
petits  théâtres  comme  l'occasion  première  de  cette  dépravation.  Les 
enfans  s'y  rendent  par  centaines,  attirés  par  le  bas  prix  d'un  spectacle 
dont  ils  jouissent  souvent  pour  deux  sous;  puis,  n'osant  plus  rentrer 
chez  leurs  parens  à  une  heure  aussi  avancée,  ils  passent  la  nuit 
pêle-mêle  dans  les  marchés,  où  ils  vivent  d'écorces  d'oranges  et 
autres  débris.  La  description  la  plus  complète  et  la  plus  exacte  des 
procédés  au  moyen  desquels  tant  d'enfans  sont  détournés  de  la  fa- 
mille et  de  la  société,  se  trouve  dans  une  brochure  publiée  en  1831 
par  un  observateur  très  intelligent  qui  se  trouvait  alors  renfermé 
à  Newgate,  M.  Gibbon  Wakefield.  C'est  lui  que  je  vais  laisser  parler. 


SAINT -GILES.  391 

c(  Londres  abonde  en  petites  pépinières  de  légers  délits,  dirigées 
par  des  personnes  de  tout  âge.  J'ai  eu  l'occasion  d'interroger  plus  de 
cent  voleurs  de  l'âge  de  huit  ans  à  quatorze ,  sur  les  causes  qui  les 
avaient  engagés  dans  le  vol,  et,  dans  neuf  cas  sur  dix,  j'ai  trouvé  que 
l'enfant  n'avait  pas  commis  son  premier  crime  spontanément,  et  qu'il 
avait  été  entraîné  dans  cette  carrière  par  des  personnes  qui  profes- 
sent cette  sorte  de  séduction. 

«  La  plus  nombreuse  classe  de  ces  séducteurs  se  compose  de  vo- 
leurs expérimentés,  enfans  et  hommes  faits ,  qui  vont  à  la  recherche 
d'enfans  non  criminels  et  leur  représentent  l'existence  du  voleur 
comme  une  vie  de  plaisir.  En  pareil  cas,  les  moyens  de  séduction  ne 
se  bornent  pas  aux  paroles;  on  donne  à  manger  à  ceux  qui  ont  faim, 
et  quant  à  ceux  qui  ne  manquent  pas  de  pain,  on  leur  offre  toute 
espèce  de  jouissances.  Un  voleur  expérimenté  dépense  souvent  dix 
livres  sterling  (255  fr.)  en  quelques  jours  pour  corrompre  un  jeune 
garçon,  en  le  menant  aux  spectacles  et  en  le  laissant  manger  et  boire 
dans  les  boutiques  de  pâtisserie  ou  de  fruits,  ainsi  que  dans  les  caba- 
rets. Lorsque  l'enfant,  sous  l'impression  de  ces  jouissances,  témoigne 
du  dégoût  pour  la  vie  honnête ,  on  le  considère  comme  préparé  à 
recevoir  sans  s'alarmer  les  insinuations  de  celui  qui  le  séduit. 

«  Souvent  on  emploie  des  moyens  de  séduction  encore  plus  effi- 
caces, à  savoir  l'excitation  précoce  de  la  passion  sexuelle,  avec  l'aide 
des  femmes  associées  aux  voleurs,  et  auxquelles  on  confie  générale- 
ment le  soin  de  faire  comprendre  à  ces  jeunes  gens,  dans  leur  ivresse, 
que  le  vol  est  l'unique  moyen  de  continuer  sûrement  cette  vie  de 
débauche.  Ce  genre  de  séduction  réussit  toujours.  Pour  l'édification 
de  ceux  qui  pourraient  croire  que  j'exagère  les  faits,  j'ajouterai  que 
la  plupart  des  enfans  au-dessus  et  même  au-dessous  de  douze  ans 
qui  sont  détenus  à  Newgate  ont  eu  des  relations  avec  les  femmes. 
On  ne  peut  guère  en  douter,  car  ces  enfans  sont  visités  journellement 
par  leurs  maîtresses,  qui  se  font  passer  pour  leurs  sœurs,  et  leur 
conversation  dans  la  prison  rouie  le  plus  souvent  sur  leurs  amours. 

c(  Une  autre  classe  de  séducteurs  se  compose  d'hommes  et  de 
femmes,  mais  principalement  de  vieilles  femmes  qui  tiennent  des 
boutiques  de  fruits  et  de  petits  gâteaux,  afin  de  dissimuler  leur  vé- 
ritable commerce,  qui  consiste  à  déterminer  les  enfans  au  vol  et  à 
receler  les  objets  volés  par  ces  enfans.  Voici  la  méthode  suivie  en 
pareil  cas.  Lorsqu'un  enfant  achète  des  fruits  ou  des  gâteaux,  on  lie 
conversation  avec  lui  pour  gagner  sa  confiance.  Il  passe  un  autre 
jour  devant  la  boutique  sans  argent,  et  on  l'invite  è  prendre  à  crédit. 


392  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

S'il  cède  à  la  première  tentation,  c'est  fait  de  lui.  Une  fois  endetté, 
il  se  laisse  entraîner  et  se  voit  bientôt  engagé  pour  une  somme  qu'il 
ne  peut  pas  acquitter.  On  lui  parle  alors  de  la  dureté  des  parens  et 
des  maîtres,  on  le  plaint  de  manquer  d'argent,  et  on  lui  insinue  qu'il 
pourrait  aisément  payer  ce  qu'il  doit  en  dérobant  quelque  objet  dans 
la  boutique  de  son  maître  ou  dans  la  maison  de  ses  parens.  Le  pre- 
mier pas  fait,  il  continue  à  voler.  La  receleuse  reçoit  les  objets  dé- 
robés et  ne  lui  donne  qu'une  partie  de  l'argent  qu'elle  en  retire;  elle 
lui  fait  connaître  d'autres  jeunes  garçons  qui  suivent  la  môme  car- 
rière, et  l'enfant  apprend  bientôt  à  préférer  à  une  vie  laborieuse  et 
frugale  l'oisiveté  d'une  existence  dissipée.  Enfin ,  il  devient  un  vo- 
leur accompli ,  laisse  là  sa  séductrice  avec  laquelle  il  ne  consent  plus 
à  partager  le  produit  de  ses  vols,  s'associe  à  une  bande,  prend  une 
maîtresse,  et  se  trouve  désormais  établi  sur  le  grand  chemin  de  Bo- 
tany-Bay  et  des  pontons. 

«D'autres  pépinières  de  crimes,  qui  n'existent  pas,  celles-là,  dans 
tous  les  quartiers,  mais  qui  se  concentrent  dans  certains  districts, 
tels  que  Saint-Giles,  les  bas  quartiers  de  Westminster  et  les  deux 
extrémités  de  White-Chapel ,  sont  les  logemens  garnis  tenus  par  des 
receleurs.  Il  en  est  où  l'on  n'admet  que  des  enfans;  cela  se  fait  pour 
éviter  que  les  hommes  ne  les  dépouillent,  et  afin  d'assurer  aux  lo- 
geurs une  plus  grande  part  du  butin.  Les  femmes  cependant  ne  sont 
pas  exclues.  Il  serait  plus  exact  de  dire  que  l'on  admet  des  jeunes 
filles  de  tout  âge,  depuis  l'âge  de  dix  ans  (car  les  filles  qui  s'asso- 
cient aux  voleurs  arrivent  rarement  à  l'âge  de  femme),  non  pas  pour 
leur  propre  compte,  mais  comme  les  maîtresses  reconnues  des  en- 
fans.  On  ne  saurait  décrire  les  scènes  de  débauche  qui  se  passent 
dans  ces  antres,  et,  si  on  les  décrivait,  le  public  n'y  croirait  pas.  » 

Le  témoignage  de  M.  Wakefield  concorde  avec  celui  des  magis- 
trats et  des  officiers  de  police  entendus  dans  les  enquêtes  parlemen- 
taires. «  Tous  les  enfans,  dit  le  chapelain  de  Newgate,  M.  Cotton, 
même  dans  l'âge  le  plus  tendre,  font  profession  d'entretenir,  sur  le 
produit  de  leurs  vols,  des  filles  qu'ils  appellent /fl5/i-<7«>/5.  B...,  qui 
est  un  enfant  de  neuf  ans,  a,  lui  aussi ,  une  personne  qu'il  appelle 
sa  femme  (hisgirl).  —  Dans  des  maisons  particulières  à  Saint- 
Giles,  et  dans  des  maisons  pubUques  à  White-Chapel,  dit  M.  V.  Beau- 
mont,  les  jeunes  garçons  et  les  jeunes  filles  passent  la  nuit  dans  un 
état  complet  de  promiscuité.  » 

En  voilà  bien  assez  pour  montrer  que  le  nombre  des  jeunes  dé- 
linquans  à  Londres  n'est  pas  encore  le  caractère  le  plus  saillant  de 


SAINT- GILES.  31>3 

cette  épidémie  morale,  et  que  le  mal  s'aggrave  par  la  nature  mOme 
ainsi  que  par  l'étendue  de  leur  dépravation.  Le  gamin  de  Paris  est 
vagabond  d'habitude  et  voleur  par  occasion;  le  vice,  en  le  marquant 
de  son  empreinte,  ne  lui  enlève  pas  tout  ce  qu'il  a  d'humain,  et  sa 
précocité  ne  va  pas  jusqu'à  l'initier,  dès  la  plus  tendre  enfance,  à 
tous  les  excès  de  l'âge  viril.  A  Londres,  il  n'y  a  pas  d'enfance  pour 
les  malfaiteurs  :  un  jeune  voleur  n'a  ni  les  qualités  ni  les  défauts 
de  son  âge;  à  neuf  ou  dix  ans,  c'est  déjà  un  homme  fait,  aussi 
adroit  que  les  filous  les  plus  consommés,  aussi  étranger  à  tout  prin- 
cipe et  à  tout  sentiment,  leur  émule  en  débauche,  leur  maître  en 
sang-froid,  et,  pour  tout  dire,  un  monstre  avorton. 

Cette  espèce  de  criminels  se  recrutait  principalement,  il  y  a  dix 
ans,  dans  les  maisons  de  charité.  Les  orphelins  et  les  enfans  des 
familles  pauvres,  abandonnés  ou  mal  surveillés  par  la  paroisse  dès 
qu'ils  avaient  l'âge  d'apprendre  un  métier,  se  livraient  au  vagabon- 
dage et  formaient  des  liaisons  qui  avaient  bientôt  achevé  de  les  per- 
vertir. Depuis  que  les  commissaires  chargés  de  l'administration  des 
pauvres  ont  fondé,  dans  les  environs  de  Windsor,  une  maison  où 
ces  enfans  reçoivent  une  éducation  professionnelle,  les  pourvoyeurs 
du  vol  sont  dans  la  nécessité  de  s'adresser  ailleurs.  Cependant  le 
nombre  des  jeunes  délinquans,  loin  de  diminuer  à  Londres,  va  au 
contraire  croissant  tous  les  ans.  H  était  de  11,781  en  1837,  de  14,635 
en  1838,  de  13,587  en  1839,  et  de  14,031  en  1840.  L'augmentation 
de  1842  sur  la  moyenne  de  ces  quatre  années  est  de  25  pour  100. 
N'y  a-t-il  pas  là  une  progression  bien  menaçante  pour  la  moralité 
des  générations  à  venir? 

Avec  un  système  d'éducation  approprié  à  la  réforme  des  jeunes 
délinquans,  on  en  sauverait  assurément  un  grand  nombre;  mais  rien 
n'est  plus  barbare  ni  moins  efficace  que  le  traitement  qu'on  leur  fait 
subir.  Un  petit  filou  est  surpris  la  main  dans  le  sac,  il  arrive  souvent 
que  le  marchand  lésé  lui  inflige  sur  place  une  rude  correction;  on 
le  dépouille  de  ses  vêtemens,  on  lance  un  chien  après  lui,  et  on  le 
chasse,  d'une  chambre  à  l'autre,  à  grands  coups  de  fouet,  jusqu'à  ce 
qu'il  tombe  épuisé  sur  le  plancher.  Alors  une  jatte  de  goudron  étant 
apportée,  on  en  barbouille  le  drôle  de  la  tête  aux  pieds;  on  le  sau- 
poudre ensuite  d'une  poussière  blanche  qui  donne  d'effroyables  dé- 
mangeaisons, puis  on  assujétit  ses  habits  en  un  paquet  sur  la  tête, 
on  lui  lie  les  mains  derrière  le  dos,  et  on  le  met  dehors,  portant  sur 
ses  épaules  ce  mot  écrit  en  gros  caractères  :  «  voleur.  » 

Les  magistrats  de  Londres  ont  le  même  goût  pour  les  corrections 

TOME  IV.  26 


394  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

manuelles,  et  mettent  fréquemment  les  jeunes  prévenus  en  liberté 
après  les  avoir  fait  fustiger.  Tout  barbare  qu'il  est,  ce  traitement 
semble  encore  préférable  au  prétendu  système  d'éducation  que  l'on 
emploie  dans  les  prisons.  A  Newgate,  les  jeunes  prisonniers  ont  des 
communications  constantes  avec  les  détenus  adultes;  à  Coldbatbfields, 
ils  travaillent  dans  le  môme  atelier  que  les  hommes  et  sont  soumis, 
comme  eux ,  au  régime  abrutissant  du  tread-mill.  La  prison-modèle, 
que  le  gouvernement  a  établie  à  Parkburst,  dans  l'île  de  Wight,  pour 
les  jeunes  détenus,  n'est  encore  qu'un  essai  informe  et  ne  renferme 
pas  au-delà  de  deux  cent  cinquante  enfans. 

J'ai  vu  bien  des  criminels,  j'étudie  depuis  douze  ans  la  race  par- 
ticulière d'enfans  qui  alimente  les  prisons,  je  l'ai  observée  en  France, 
en  Belgique,  en  Angleterre  et  en  Ecosse;  dans  toutes  ou  presqne 
toutes  les  grandes  villes ,  j'ai  trouvé  que  cette  existence  vagabonde 
portait  les  mêmes  fruits.  A  quelque  différence  près  dans  l'ouverture 
de  l'angle  facial,  le  jeune  détenu  de  Manchester  et  d'Edimbourg  res- 
semble â  celui  de  Paris;  mais  celui  de  Londres  ne  ressemble  à  rieu. 
Il  est  difficile  d'oublier,  quand  on  les  a  examinées  une  fois  avec 
attention,  ces  physionomies  pâles,  muettes  et  dures,  qui  ne  trahis- 
sent déjà  plus  aucune  émotion  de  l'ame,  et  sur  lesquelles  on  peut  lire 
seulement  la  sombre  résolution  de  persévérer  dans  le  mal.  Les  geô- 
liers de  Newgate  gardent  précieusement  une  collection  de  plâtres 
qui  représentent  les  bustes  des  plus  fameux  criminels.  Ces  figures 
ne  sont  que  brutales.  Si  l'on  veut  des  types  inconnus,  que  ne  repro- 
duit-on, en  les  prenant  au  hasard ,  les  traits  de  huit  ou  dix  enfans 
parmi  ceux  qui  sont  renfermés  à  Newgate?  On  aurait  figuré  les  pour- 
voyeurs du  vol,  les  chacals  de  cette  étrange  société. 

Nous  voici  arrivé  au  terme  de  cet  exposé.  Nous  avons  parcouru 
Londres,  et  nous  en  avons  faitl'anatomie.  La  métropole  de  la  Grande- 
Bretagne  est  une  belle  médaille  et  bien  frappée,  sur  laquelle  on  re- 
connaît sans  peine  la  puissante  aristocratie  qui  domine  les  mers;  mais 
au  revers  de  cette  richesse  et  de  cette  puissance,  on  lit  White-Chapel 
et  Saint-Giles,  c'est-à-dire  la  misère,  le  vagabondage,  la  prostitution 
et  le  vol.  Si  l'Angleterre  a  jamais  humilié  quelque  grande  nation,  ce 
peuple  n'a  qu'à  regarder  Londres,  et  il  se  trouvera  trop  vengé. 

LÉON  Taucher. 


LA  SARDAIGNE 


EN    1842. 


Vers  la  fin  du  mois  de  janvier  1841,  une  escadre  de  cinq  vaisseau.v, 
sortie  de  Toulon  pour  se  rendre  aux  îles  d'ïlyères,  fut  dispersée  par 
un  violent  coup  de  vent,  et  forcée  de  chercher  un  refuge  dans  les 
ports  de  la  Sardaigne.  Bien  qu'à  proximité  des  possessions  françaises, 
cette  île  avait  été  jusqu'alors  négligée  par  notre  marine,  et  nos  cartes 
n'en  donnaient  qu'une  idée  très  imparfaite.  L'accident  qui  nous  y 
conduisit  fit  sentir  la  nécessité  de  la  mieux  connaître.  Le  gouverne- 
ment français  obtint  donc  de  la  cour  de  Turin  l'autorisation  de  faire 
lever  par  un  de  nos  bâtimens  les  plans  des  ports  de  la  Sardaigne.  Le 
brick  la  Comète  fut  désigné  pour  remplir  cette  mission.  Au  mois  de 
mai  1841,  nous  quittions  Toulon,  faisant  voile  pour  Cagliari. 

Les  circonstances  étaient  alors  très  favorables  pour  une  explora- 
tion définitive  de  cette  région  intéressante.  M.  le  général  de  La 
Marmora,  directeur  de  l'école  de  marine  à  Gênes,  venait  d'achever, 
avec  le  concours  de  M.  le  chevalier  de  Candia,  la  rédaction  d'une 
carte  générale  de  l'île.  Leur  travail  consciencieux,  relié  à  la  grande 
triangulation  de  la  Corse,  venait  d'être  publié.  C'était  un  précieux 
avantage  que  de  pouvoir  s'appuyer  sur  une  pareille  base,  au  lieu  de 

26. 


306  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

se  borner  à  des  déterminations  astronomiques,  comme  l'avaient  dû 
faire  les  hydrographes  qui  nous  avaient  précédés.  Notre  entreprise 
devait  encore  être  facilitée  par  l'hospitalité  empressée,  les  recom- 
mandations, les  renseignemens  de  plusieurs  personnages  aussi  bien- 
vcillans  qu'éclairés. 

Dès  notre  arrivée  à  Cagliari ,  notre  aimable  consul ,  M.  Cottard , 
se  chargea  de  nous  présenter  à  son  excellence  le  vice-roi.  On  nous 
lit  attendre  quelque  temps  dans  une  vaste  salle  où  se  trouvent  ap- 
pendus,  à  une  haute  muraille  grise,  les  portraits  de  tous  les  vice- 
rois  qui  ont  gouverné  l'île  depuis  sa  réunion  à  la  couronne  d'Aragon. 
Rien  ne  semblait  moins  encourageant  que  la  contenance  rébarbative 
de  toutes  ces  excellences  bardées  de  fer,  qui  nous  jetaient  un  fier 
regard  du  haut  de  leurs  cadres  vermoulus.  Nous  nous  trouvâmes 
plus  à  l'aise  avec  leur  successeur.  M.  le  comte  dell' Assarte  nous  reçut 
de  la  façon  la  plus  gracieuse,  et  cet  accueil  nous  parut  d'un  heureux 
augure  pour  l'avenir  de  notre  expédition.  C'est  en  effet  à  l'intérêt 
constant  que  M.  le  comte  dell'  Assarte  voulut  bien  nous  témoigner  que 
nous  dûmes  de  rencontrer  partout  un  dévouement  affectueux.  Outre 
les  recommandations  qu'il  prit  la  peine  d'expédier  de  tous  côtés,  il  eut 
encore  la  bonté  de  nous  faire  remettre  une  espèce  de  firman,  revêtu 
de  ses  armes,  dans  lequel  il  intimait  l'ordre  aux  autorités  de  la  côte 
et  de  l'intérieur  de  nous  venir  en  aide  en  toute  occasion.  Au  moyen 
de  ce  talisman,  les  difficultés  que  nous  aurions  pu  rencontrer  dans 
le  mauvais  vouloir  des  habitans  s'aplanirent  devant  nous.  Deux  cam- 
pagnes nous  suffirent  pour  explorer  minutieusement  les  côtes  méri- 
dionales de  la  Sardaigne,  depuis  la  baie  de  Saint-Pierre  jusqu'au  cap 
Ferrato. 

De  tous  les  pays  que  j'ai  visités,  je  ne  sais  pourquoi  la  Sardaigne 
seule  m'a  laissé  une  secrète  sympathie.  Peut-être  l'obscurité  dans 
laquelle  elle  a  vécu  jusqu'ici,  et  qui  l'a  préservée  de  l'invasion  des 
touristes,  est-elle  un  grand  charme  à  mes  yeux;  car  j'ai  pour  les  pays 
que  j'aime  une  sorte  d'affection  jalouse  qui  n'admet  pas  volon- 
tiers de  partage.  Il  semble  que  trop  de  regards  profaneraient  les 
sites  qui  m'enchantent,  et  qu'ils  cesseraient  de  me  plaire,  si  chacun 
pouvait  les  admirer.  Le  secret  de  ma  prédilection  pour  la  Sardaigne 
n'est  point  cependant  tout  entier,  je  l'espère,  dans  cette  jouissance 
ombrageuse,  dans  ce  besoin  envieux  de  possession  exclusive  dont  je 
m'accuse  sans  détour.  Il  doit  s'y  mêler,  si  je  ne  suis  pas  un  ingrat, 
quelque  souvenir  des  bontés  dont  j'ai  été  l'objet  pendant  mon  séjour 
dans  cette  île. 


LA  SARDAIGNE.  397 

Une  expédition  entreprise  dans  un  but  scientifique  devait  nous 
présenter  un  attrait  que  nous  n'avions  pas  espéré,  et  qui  tient  au 
singulier  oubli  dans  lequel  a  été  laissé,  depuis  des  siècles,  le  pays 
que  nous  visitions.  La  Sardaigne  était  à  peu  près  inconnue,  il  y  a 
quelques  années.  L'étroite  ceinture  des  flots  bleus  de  la  mer  Tyr- 
rbénienne  avait  mis  plus  de  distance  entre  cette  île  et  le  continent 
européen ,  que  l'immensité  de  l'Océan  n'en  met  aujourd'hui  entre 
l'Australie  et  la  Grande-Bretagne.  La  marine  sarde,  n'ayant  rien  à 
exporter  d'une  terre  appauvrie,  se  bornait  à  un  petit  commerce  de 
cabotage  sans  cesse  menacé  par  les  Barbaresques.  Le  commerce 
d'importation  était  éloigné  par  des  droits  excessifs  et  des  prohibi- 
tions sans  but;  les  curieux,  ne  trouvant  point  de  communications 
régulièrement  établies,  reculaient  devant  des  traversées  qu'il  eût  fallu 
tenter  la  plupart  du  temps  sur  des  bateaux  peu  sûrs.  Aussi,  après 
avoir  partagé  avec  la  Sicile  l'honneur  de  nourrir  le  peuple  romain,  et 
servi  de  théâtre  aux  querelles  des  républiques  italiennes  pendant  le 
moyen-âge,  cette  île  était  depuis  plus  de  trois  cents  ans  retombée 
dans  un  oubli  à  peu  près  général,  malgré  quelques  estimables  ten- 
tatives pour  la  signaler  à  l'attention  de  l'Europe. 

En  1798,  un  écrivain  né  en  Sardaigne,  Azuni,  jurisconsulte  habile 
accueilli  en  France  sous  le  directoire,  fit  paraître  sur  son  pays  un 
essai  qui,  bien  que  composé  à  la  hâte,  méritait  cependant  plus  de 
succès  qu'il  n'en  obtint.  En  1819,  trois  autres  ouvrages  furent  pu- 
bliés sur  la  Sardaigne,  V Histoire  ancienne  et  moderne  de  l'île,  par 
M.  Mimaut,  consul  de  France  à  Cagliari,  et  deux  descriptions  com- 
plètes du  pays,  l'une  par  M.  William  Smyth,  capitaine  de  la  marine 
anglaise,  l'autre  par  M.  le  comte  de  La  Marmora,  qui  n'était  alors 
que  capitaine  d'état-major.  De  ces  trois  publications,  l'ouvrage  de 
M.  le  comte  de  La  Marmora,  dont  la  seconde  édition  a  paru  en  1839, 
est  sans  contredit  la  plus  remarquable.  Cet  écrivain  distingué  a  su 
appliquer  à  l'étude  d'un  pays  où  tout  était  nouveau,  où  tout  était  à 
décrire,  des  connaissances  très  étendues  et  très  variées,  un  juge- 
ment plein  de  netteté  et  de  profondeur.  Mais  pendant  que  ces  obser- 
vateurs étudiaient  avec  étonnement  cette  civilisation  du  xiv*^  siècle, 
restée  enfouie  sous  la  lave  du  moyen-âge,  il  se  passait  une  chose  qui 
allait  lui  ravir  bientôt  le  charme  de  son  originalité  et  de  sa  mysté- 
rieuse existence.  Un  jour,  les  Sardes  aperçurent  de  leurs  rivages 
une  colonne  de  noire  fumée  qui  s'avançait  vers  leurs  ports.  C'était 
l'Europe  qui  venait  à  eux.  Un  service  régulier  de  bateaux  à  vapeur 
avait  été  organisé  par  les  soins  du  roi  Charles-Albert  entre  Gênes  et 


398  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

les  deux  extrémités  de  la  Sardaigne,  et  le  premier  paquebot  se  diri- 
geait surCagliari. 

Ces  bateaux  à  vapeur  sont  de  singuliers  agens  de  propagande. 
Leur  course  infatigable  efface  les  distances;  sans  cesse  ils  transva- 
sent les  populations  d'une  rive  à  l'autre,  et  les  assimilent  en  les  mê- 
lant. Un  peuple  qui  communique  tous  les  quinze  jours  avec  le  con- 
tinent ne  peut  rester  long-temps  étranger  à  ses  mœurs  et  à  ses 
institutions.  Devenue  accessible  aux  voyageurs  les  moins  entrepre- 
nans,  la  Sardaigne  ne  tardera  pas  à  perdre  le  genre  d'intérêt  qu'elle 
excite  encore.  Si  l'on  veut  conserver  le  souvenir  d'une  physionomie 
que  les  influences  extérieures  auront  altérée  avant  peu,  il  y  a  en 
quelque  sorte  urgence  d'en  prendre  une  dernière  empreinte  :  c'est 
là  ce  qui  m'a  déterminé  à  reproduire  ici  les  impressions  et  les  notes 
que  j'ai  recueillies  en  Sardaigne,  pendant  un  séjour  de  deux  années. 


La  Sardaigne,  dont  la  longueur  du  nord  au  sud  est  de  cent  qua- 
rante-quatre milles  géographiques,  et  la  largeur  moyenne  d'environ 
soixante  milles,  n'est  séparée  de  la  Corse  que  par  un  étroit  canal  de 
six  milles  et  demi.  Par  le  nord,  elle  est  à  cinquante-trois  lieues  de 
Toulon;  par  le  sud,  à  quarante-deux  lieues  de  Bone  et  quatre-vingt- 
quinze  d'Alger.  Pour  constater  en  peu  de  mots  l'intérêt  qui  s'attache 
à  la  position  maritime  de  la  Sardaigne,  il  suffit  de  rappeler  que  cette 
île  commande  le  plus  important  des  bassins  formés  par  la  Méditer- 
ranée; qu'également  menaçante  sur  ses  quatre  faces,  elle  semble 
s'élever  entre  l'Italie,  l'Espagne  et  l'Afrique,  ainsi  qu'une  immense 
forteresse,  présentant  à  chaque  angle  un  port  comme  bastion,  obli- 
geant Marseille  et  Livourne  à  passer  sous  ses  glacis,  et  dominant  en 
même  temps  la  grande  route  commerciale  qui  vient  de  Gibraltar  et 
se  bifurque  à  l'entrée  du  canal  de  Malte  pour  aller  aboutir  à  Con- 
stantinople  et  à  Alexandrie. 

Un  hydrographe  de  l'antiquité  classait  ainsi  les  îles  de  la  Méditer- 
ranée, d'après  leur  étendue,  a  La  Sardaigne,  disait-il,  est  la  plus 
considérable,  la  Sicile  vient  ensuite.  Après  elle,  il  faut  placer  la  Crète, 
Chypre,  l'Eubée,  la  Corse  et  Lesbos.  »  La  Sardaigne,  en  effet,  d'après 
les  calculs  du  capitaine  Smyth ,  quoique  moins  riche  et  moins  peu- 
plée que  la  Sicile,  l'emporterait  sur  elle  par  son  étendue  (1).  La  su- 

(1)  Il  faul  dire  ce|)t'ii(Jiint  (lue  d'autres  calculs  élablissent  au  coolraire  un  avan- 
tage de  22  à  30  niyrianiètres  carrés  du  côlé  de  la  Sicile. 


LA  SARDAIGNE.  399 

perGcie  de  ïa  Sardaigne,  en  y  comprenant  celle  des  petites  îles  adja- 
centes, est  de  près  de  sept  mille  milles  géographiques  carrés,  ou 
environ  deux  cent  trente-neuf  myriamètres;  mais  ce  qui  lui  mérite- 
rait le  premier  rang  entre  les  îles  méditerranéennes,  ce  n'est  pas  sa 
superficie,  ce  n*estpas  même  la  fertilité  de  son  sol  :  c'est  sa  ceinture 
de  ports;  ce  sont  ces  dix  mouillages  qui ,  sur  un  périmètre  de  plus 
de  deux  cents  lieues,  forment  autant  d'étapes  pour  le  commerce  ou 
pour  la  guerre. 

Si  nous  commençons  l'exploration  de  ce  littoral,  qui  s'enfonce  à 
chaque  pas  en  des  golfes  profonds  ou  se  découpe  en  archipels  tuté- 
laires,  par  l'extrémité  nord-est  de  la  Sardaigne,  nous  voyons  d'abord 
le  groupe  des  îles  de  la  Madeleine  abriter  les  baies  d'Arsachena  et 
d'Azincourt,  où  Nelson  venait  se  réfugier  pendant  ses  longues  croi- 
sières devant  Toulon.  A  quinze  lieues  de  là,  l'île  d'xVsinara,  qui 
touche  à  la  Sardaigne  et  forme  son  extrémité  nord-ouest,  présente 
sur  sa  côte  orientale  les  mouillages  de  la  Ueale  et  des  Fornelli,  excel- 
lens  abris  auxquels  peut  se  confier  une  frégate,  et  qui  servent  pour 
ainsi  dire  de  rade  k  la  darse  insuffisante  de  Porto-Torrès.  Tournant 
la  pointe  d'Asinara,  nous  n'avons  pas  fait  onze  lieues  vers  le  sud 
que  nous  rencontrons  un  autre  port.  C'est  Porto-Conte,  près  de  la 
ville  d'Alghero,  le  plus  sûr  et  le  plus  abrité  des  ports  de  la  Sardaigne. 
Seize  lieues  plus  bas,  sous  le  cap  de  la  Frasca,  à  la  pointe  sud  du 
golfe  d'Oristano,  une  frégate  peut  mouiller  en  toute  sécurité.  Après 
Oristano,  à  douze  lieues  plus  loin,  commence  enfin,  dans  le  sud,  la 
magnifique  série  des  vastes  bassins  creusés  par  la  nature.  Cette  partie 
du  littoral  comprend  dans  son  développement  la  baie  de  Saint-Pierre, 
formée  par  l'île  de  ce  nom;  celle  de  Palmas,  entre  le  continent  sarde 
et  l'île  de  Saint-Antioche;  celle  de  l'île  Rousse,  vers  le  cap  Teulada, 
et  enfin  le  grand  golfe  de  Cagliari,  dont  l'entrée,  de  Pula  à  Carbo- 
nara,  a  vingt-quatre  milles  d'ouverture.  La  côte  orientale  est  moins 
bien  dotée  que  les  autres.  L'abri  de  la  petite  île  de  Tortoli,  à  dix- 
sept  lieues  du  cap  Carbonara,  ne  saurait^onner  de  sécurité  qu'à  des 
bricks,  et  il  faut  remonter  jusqu'aux  golfes  de  Terra-Nova  et  de  Con- 
gianus,  situés  à  trente-six  lieues  de  Carbonara  et  à  huit  lieues  en- 
viron des  îles  de  la  Madeleine,  notre  point  de  départ,  pour  renouer 
cette  riche  et  forte  chaîne  de  baies  spacieuses,  de  ports  faciles  à 
défendre. 

L'aspect  général  de  la  Sardaigne  est  celui  d'une  contrée  monta- 
gneuse et  accidentée.  Toutefois,  ses  montagnes,  comparées  à  celles 
de  la  Corse,  n'ont  qu'une  médiocre  élévation ,  et  semblent  la  conti- 


400  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

iiuation  affaiblie  des  croupes  gigantesques  du  Monte-Rotondo  et  du 
Monte-Cinto.  En  effet,  une  chaîne  granitique  dirigée  du  nord  au 
sud,  prenant  naissance  au  nord  de  la  Corse  et  venant  mourir  au  cap 
Carbonara,  à  l'extrémité  méridionale  de  la  Sardaigne,  forme  le  noyau 
de  terrain  primitif  dont  paraît  avoir  été  composée,  dans  les  premiers 
iîges  géologiques,  cette  portion  de  continent  aujourd'hui  divisée  en 
deux  îles,  la  Corse  et  la  Sardaigne.  Cette  chaîne  centrale,  prolongée 
transversalement  par  des  ramifications  secondaires,  souvent  inter- 
rompue par  de  profondes  coupures  ou  par  de  larges  plateaux,  boule- 
versée par  des  perturbations  qui  ont  couvert  le  sol  de  grandes  nappes 
Âe  roches  d'éruption,  atteint,  vers  le  centre  de  l'île,  sous  le  nom  de 
Gennargentù,  la  hauteur  de  1,917  mètres.  Celle  du  Monte-Rotondo, 
en  Corse,  est  de  2,672  mètres. 

L'aridité  de  ces  montagnes  n'en  détruit  cependant  pas  la  majesté, 
à  en  juger  du  moins  par  l'aspect  de  la  région  méridionale,  que  nous 
avons  particulièrement  explorée.  Le  chaînon  qui  se  ramifie  vers  le 
sud-est,  en  poussant  jusqu'à  la  mer  la  pointe  de  Carbonara,  est  un 
entassement  de  blocs  granitiques  qui  affectent  des  formes  tourmen- 
tées et  bizarres,  comme  pour  conserver  le  souvenir  d'un  gigantesque 
bouleversement.  Des  tableaux  encore  plus  saisissans  s'offrirent  à 
nous  pendant  les  laborieuses  journées  que  nous  employâmes  à  sonder 
la  rade  de  Saint-Pierre.  Vers  une  heure,  quand  le  soleil  de  juin  de- 
venait intolérable,  et  que  la  faim  nous  pressait,  nous  cherchions  à 
terre  un  abri  pour  quelques  instans.  Tantôt  nous  trouvions  l'ombre 
et  la  fraîcheur  dans  les  fractures  d'un  terrain  bouleversé;  tantôt  une 
Falaise  qui  semblait  avoir  été  tranchée  d'un  seul  coup,  tant  elle  était 
lisse  et  inaccessible,  se  dressait  bariolée  par  de  larges  stries  d'ocre 
jaune  et  rouge.  D'autres  fois,  c'était  un  promontoire  de  trachyte 
bleuâtre  qui  surgissait  à  nos  yeux,  et  ses  colonnes  juxta-posées,  avec 
leurs  découpures  bizarres  et  leur  merveilleuse  efflorescence ,  nous 
donnaient  l'idée  d'un  château  gotiiique  sorti  par  magie  du  sein  des 
eaux.  Des  falaises  de  porphyre,  d  un  rouge  brun  luisant,  nous  ont 
parfois  offert  des  asiles  splendides.  Une  étroite  fracture  qui  se  pro- 
longeait jusqu'au  haut  de  la  falaise,  et  qui  laissait  à  peine  passage  à 
notre  canot,  nous  introduisait  dans  un  vaste  bassin  rempli  d'une  eau 
limpide  et  profonde.  Les  massifs  rochers,  inclinés  l'un  vers  l'autre, 
pressaient  entre  eux,  au  sommet  du  dôme  qu'ils  formaient  sur  nos 
têtes,  une  gigantesque  clé  de  voûte  mal  attachée,  menaçante,  et 
qu'on  eut  dit  devoir  s'abattre  à  la  moindre  vibration  de  l'air.  Néan- 
moins, fascinés  parla  magnificence  du  spectacle,  nous  prenions  pos- 


LA  SARDAIGNE.  401 

session  de  ce  palais  de  fées  en  poussant  notre  canot  jusqu'au  centre 
du  bassin.  Au  dehors,  la  mer  venait  en  mugissant  se  briser  sur  les 
roches,  mais  elle  semblait  respecter  notre  asile  enchanté,  et,  à  l'in- 
térieur, sa  surface  restait  calme  et  transparente. 

Les  plaines  les  plus  étendues  comprises  entre  les  contreforts  des 
différentes  chaînes  de  montagnes  sont  arrosées  par  de  nombreux 
ruisseaux,  mais  aucun  grand  cours  d'eau  ne  les  traverse  :  la  consti- 
tution géologique  de  la  Sardaigne  s'y  oppose;  le  sol  y  est  trop  tour- 
menté pour  permettre  à  une  rivière  un  peu  considérable  de  déve- 
lopper son  cours.  Les  principaux  ruisseaux  sont  en  été  de  maigres 
filets  d'eau  que  l'hiver  transforme  en  torrens.  Alors,  grossis  par  des 
pluies  diluviennes,  ils  descendent  des  montagnes,  entraînant  les 
terres  sur  leur  passage,  franchissant  les  ravins  et  les  précipices,  et 
sortant  de  leur  lit  mal  encaissé  pour  se  répandre  dans  de  vastes  plaines 
qu'ils  changent,  pendant  la  moitié  de  l'année,  en  marécages. 

La  Sardaigne  réunit  aux  avantages  attachés  à  l'admirable  position 
qu'elle  occupe  dans  la  Méditerranée  celui  de  posséder  un  sol  fertile 
et  propre  aux  plus  riches  cultures.  Sa  population  n'est  cependant 
que  d'environ  515,000  âmes,  un  peu  plus  de  21  habitans  par  kilo- 
mètre carré.  Les  calculs  qu'on  a  faits  sur  la  population  spécifique  de 
la  Corse  ont  donné  à  peu  près  les  mêmes  résultats.  C'est  rester  bien 
loin  des  181  habitans  qui  représentent  la  densité  de  la  population  dans 
le  département  du  Nord,  et  même  des  63  qui  expriment  en  moy.enne 
celle  de  la  France.  Des  515,000  habitans  de  la  Sardaigne,  9i,000  ré- 
sident dans  les  villes  de  Cagliari,  Sassari,  Alghero,  Castel-Sardo, 
Tempio,  Ozieri,  Nuoro,  Oristano  et  Iglesias;  les  autres  sont  répandus 
dans  les  368  communes  de  l'île. 

Cagliari  renferme  près  de  26,000  âmes.  C'est  en  vain  que  Sassari, 
chef-lieu  de  la  partie  septentrionale,  prétend  lui  disputer  le  premier 
rang.  La  prépondérance  de  Cagliari,  ville  maritime  et  place  de  guerre, 
est  suffisamment  justifiée.  Élevée  en  amphithéâtre  au  fond  du  golfe 
auquel  elle  donne  son  nom,  sur  une  colline  calcaire  dont  le  sommet 
est  à  une  centaine  de  mètres  au-dessus  du  niveau  de  la  mer,  cette 
antique  cité  présente  de  loin  l'aspect  d'une  colline  blanchâtre,  isolée 
au  milieu  d'étangs  et  de  salines.  Dans  le  nord  seulement,  cette  col- 
line se  relie  par  une  vallée  à  la  hauteur  sur  laquelle  est  bâti  le  châ- 
teau ruiné  de  Saint-Michel,  élevé  de  cent  soixante  mètres  au-dessus 
du  niveau  de  la  mer.  La  ville  se  compose  de  quatre  parties  bien  dis- 
tinctes :  la  cité  proprement  dite,  qui  comprend  dans  son  enceinte 
bastionnée  le  faubourg  de  la  Marine;  en  dehors  de  cette  enceinte^ 


402  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

deux  autres  faubourgs,  à  Test  celui  de  Villa-Nova,  qui  fait  face  à  la 
baie  de  Quartù;  à  l'ouest,  celui  de  Stampace,  qui  conserve  encore  des 
vestiges  de  l'antique  cité  fondée  par  les  Athéniens  sous  les  ordres 
d'Iolas,  et  enfin  le  Château,  ou  Castello,  qui  couronne  la  colline  sur 
laquelle  est  bâtie  Cagliari,  et  forme  une  acropole  entourée  d'une 
seconde  enceinte  qu'habitent  les  autorités  et  la  noblesse. 

La  tour  pisane  de  Saint-Pancrace  s'élève  au  sommet  de  cette  acro- 
pole; celle  de  l'Éléphant  en  défend  les  approches.  Ces  constructions 
remontent  à  l'année  1307.  Combien  de  fois  je  me  suis  arrêté  à  con- 
templer ces  tours  massives  que  ne  se  lassait  pas  d'admirer  Charles- 
Quint  !  Combien  de  fois  ai-je  pris  plaisir  à  repasser  sous  ces  guichets 
qui  gardent  encore  suspendue  la  herse  aux  lourds  barreaux  de  fer  à 
travers  lesquels  volaient  les  traits  des  arbalétriers!  Dans  la  vue  de 
cette  herse  gothique  endormie  sur  les  deux  poteaux  qu'on  a  encas- 
trés dans  les  rainures  de  pierre ,  dans  la  vue  de  cette  herse  rouillée 
et  levée  aujourd'hui  pour  toujours,  il  y  avait  encore  pour  moi  tous 
les  souvenirs  d'un  assaut  de  guelfes  et  de  gibelins.  C'est  ainsi  qu'à 
chaque  pas  on  retrouve  en  Sardaigne  quelque  débris  du  moyen-âge 
laissé  là  par  mégarde,  et  qu'on  a  oublié  de  détruire. 

La  colline  de  Cagliari  est  une  de  ces  positions  que  recherchaient 
les  anciens  pour  y  asseoir  leurs  citadelles.  Elle  n'est  accessible  que 
par  le  faubourg  de  la  Marine  :  sur  ses  trois  autres  faces,  elle  présente 
de  formidables  escarpemens  qui  défient  l'escalade.  Les  fortifications 
de  Cagliari  sont  du  reste  assez  négligées.  Le  bastion  de  Sainte-Ca- 
therine, au  sud-est  de  la  ville,  a  été  converti  en  promenade  d'hiver. 
L'enceinte  du  château  est  fort  dégradée  et  en  partie  désarmée;  elle 
ne  figure  plus  dans  le  système  de  défense  de  la  ville,  qui  paraît  se 
concentrer  du  côté  de  la  mer.  J'ignore  pourquoi,  avec  une  pareille 
préoccupation ,  on  a  renoncé  à  entretenir  les  ouvrages  qui  défen- 
daient les  hauteurs  de  Saint-Élie  et  du  mont  Urpino. 

A  la  distance  de  quelques  milles,  l'aspect  de  Cagliari,  vue  de  la 
mer,  est  assez  imposant;  mais,  en  approchant,  on  remarque  je  ne  sais 
quel  air  de  négligence  et  de  dégradation  répandu  sur  toute  cette 
façade  grisâtre.  Les  dômes  des  églises  sont  mesquins  et  écrasés,  les 
clochers  sans  hardiesse,  les  maisons  couvertes  d'un  badigeon  qui  a 
bavé  partout.  A  part  les  souvenirs  qu'ont  laissés  Pise  et  l'Espagne 
dans  ces  bastions  bien  assis ,  dans  ces  tours  luisantes  au  soleil ,  il  y  a 
peu  de  monumens  qui  méritent  d'être  cités.  Le  palais  du  vice-roi, 
grand  édifice  sans  caractère,  a  toute  Tapparence  d'une  caserne.  La 
cathédrale,  commencée  par  les  Pisans,  restaurée  et  modifiée  par  les 


LA  SARDAIGNE.  403 

Espagnols,  qui  Tont  gâtée,  se  présente  aujourd'hui  grossièrement 
revêtue  de  plaques  de  marbre  d'un  effet  assez  médiocre.  L'université 
est  un  monument  d'une  architecture  simple  qui  ne  manque  pas  de 
grandeur;  toutefois,  ses  principaux  titres  à  l'attention  du  voyageur 
sont  un  musée  et  une  bibliothèque  de  dix-sept  mille  volumes  où  do- 
minent, comme  d'ordinaire,  la  vieille  jurisprudence  et  la  théologie, 
plus  vieillie  encore. 

Le  principal  attrait  du  musée  consiste  dans  une  collection  d'anti- 
ijuités  phéniciennes  et  carthaginoises.  Plusieurs  sarcophages  et  bas- 
reliefs  y  ont  été  apportés  des  diverses  parties  de  la  Sardaigne.  On  y 
a  réuni  tout  ce  qu'on  a  pu  recueillir  des  antiquités  de  l'île  :  de  pe- 
tites figurines  de  bronze,  retrouvées  dans  l'Ogliastra,  qui  ont  été 
reconnues  pour  des  idoles  phéniciennes,  et  dont  quelques-unes  pré- 
sentent le  grotesque  et  curieux  emblème  d'une  hideuse  trinité;  une 
armure  presque  complète,  provenant  des  fouilles  faites  à  Saint -An- 
tioche;  de  lourdes  épées,  des  boucliers,  des  socs  de  charrue,  des 
clés,  des  serrures ,  mille  objets  en  bronze,  pour  lesquels  on  ignorait 
encore  l'emploi  du  fer.  A  tout  cela  joignez  des  congés  romains  gravés 
sur  d'étroites  plaques  d'airain,  de  nombreuses  inscriptions  phéni- 
ciennes, grecques  et  latines,  des  talismans  juifs  ou  arabes,  des  mé- 
dailles et  des  monnaies  de  tous  les  âges,  de  petites  statuettes  déli- 
cieuses, et  enfin  des  vases  romains  en  verre,  remarquables  par  leurs 
nuances  nacrées,  et  vous  aurez  une  idée  des  richesses  du  musée 
d'antiquités  de  Cagliari. 

En  résumé,  la  capitale  de  la  Sardaigne  gagne  peu  à  être  vue  de 
près.  Les  rues  sont  pavées  d'un  cailloutis  qui  n'a  son  pareil  qu'à 
Lyon.  Ce  pavé  de  galets,  avec  les  rampes  qu'il  faut  gravir  pour  arriver 
jusqu'au  château,  invitent  peu  à  parcourir  la  Ville  et  prédisposent  le 
voyageur  aux  injustes  préventions.  Quoique  mal  bâties  pour  la  plu- 
part ,  les  maisons  ne  manquent  pas  d'une  certaine  apparence.  De 
larges  balcons  de  fer  capricieusement  contournés  en  corbeilles  et 
d'un  effet  pittoresque  rappellent ,  avec  plus  d'élégance  encore,  les 
miradors  de  Cadix;  mais  qu'il  est  regrettable  qu'on  ne  trouve  pas 
également  à  Cagliari  la  propreté  du  midi  de  l'Espagne  !  Hélas  !  (j^s 
qu'on  pénètre  dans  une  de  ces  vastes  maisons ,  sous  ces  arceaux 
mauresques  que  supportent  de  massifs  escaliers  de  pierre,  il  est  rare 
qu'on  ne  rencontre  pas,  au  pied  même  de  l'escalier,  un  bourbier 
infect  qu'on  y  laisse  accumuler  pendant  plusieurs  jours.  Cette  né- 
gligence n'est  pas  générale,  je  m'empresse  de  le  reconnaître,  mais 


404  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

elle  ne  manqua  pas  de  frapper,  comme  nous,  le  capitaine  Sniyth , 
pendant' le  séjour  qu'il  fit  à  Cagliari.  Une  autre  habitude  bizarre 
donne  à  la  ville  un  singulier  air  de  fête  :  des  bannières  flottent  dans 
toutes  les  rues;  d'un  côté  à  l'autre,  des  cordes  sont  tendues  pour  les 
recevoir;  on  se  croirait  à  l'entrée  d'Henri  IV  à  Paris  :  c'est  tout  sim- 
plement qu'à  Cagliari  chacun  lave  son  linge  sale  en  famille  et  le  fait 
sécher  en  public. 

Ce  qu'il  y  a  peut-être  de  plus  remarquable  dans  la  capitale  de  la 
Sardaigne,  c'est  la  magnifique  promenade  créée  récemment  dans 
l'enceinte  même  de  la  ville,  au  pied  des  escarpemens  qui  terminent 
le  château  à  l'est.  Chaque  soir,  pendant  l'été,  quand  le  soleil  com- 
mence à  disparaître  derrière  les  crêtes  du  monte  Arenosù,  qui  do- 
mine le  village  de  Capo-Terra,  on  est  certain  de  trouver  réunie  sur 
cette  promenade  toute  la  société  de  Cagliari.  Là,  du  môme  coup 
d'oeil,  vous  pouvez  embrasser  et  la  population  et  le  pays  sous  leurs 
divers  aspects.  Dans  la  foule,  où  brillent  ces  yeux  noirs  pleins  de  feu 
qui  se  cachent  à  demi  sous  le  voile  de  blonde  ou  la  cape  catalane, 
vous  reconnaissez,  mêlés  aux  gracieux  uniformes  des  carabiniers  ou 
des  chasseurs-gardes,  le  coUettù  de  cuir  des  bouchers  de  Cagliari,  les 
bas  violets  des  chanoines  et  le  froc  des  capucins;  en  même  temps, 
vous  voyez  s'étendre  devant  vous  le  vaste  golfe  qui  s'ouvre  de  Pula 
à  Carbonara.  A  vos  pieds,  l'industrieux  faubourg  de  Villa-Nova  ré- 
sonne encore  du  bruit  des  marteaux  et  des  enclumes,  et  dans  les 
champs  fertiles  qui  forment  le  Campidano  de  Cagliari ,  huit  clochers 
signalent  les  gracieux  villages  qui  enrichissent  la  plaine,  depuis  l'é- 
tang de  Molentargiu  jusqu'au  pied  des  montagnes  granitiques  de 
Sarpeddi. 

Plus  d'une  fois  nous  eûmes  occasion  d'admirer  cette  belle  plaine 
de  Cagliari,  plantée  d'oHviers  et  de  vignes,  couverte  de  splendides 
moissons,  et  découpée  en  nombreux  enclos  par  des  haies  de  cactus 
opuntia.  Cette  plante  vivace,  qui  étend  ses  grands  bras  épineux  à  cinq 
ou  six  pieds  de  distance  du  tronc  principal,  forme  la  meilleure  de 
toutes  les  clôtures.  Originaire  de  l'Afrique,  et  se  propageant  avec 
une  activité  merveilleuse  dans  tous  les  lieux  où  le  climat  la  favorise, 
elle  donne  aux  campagnes  de  la  Sardaigne  une  physionomie  toute 
moresque,  qui  les  ferait  aisément  confondre  avec  les  environs  de 
Tunis  ou  d'Alger.  Ses  fruits,  appelés  figues  de  Barbarie,  quoiqu'un 
peu  secs  et  filandreux,  sont  d'un  goût  agréable;  ses  feuilles  épaisses 
et  charnues  servent,  pendant  une  partie  de  l'automne,  de  nourriture 


LA  SARDAIGNE.  405 

aux  bestiaux.  Mais  ce  serait  payer  bien  cher  les  avantages  que  pro- 
cure cette  plante,  s'il  était  vrai  que  ses  débris,  amoncelés  dans  les 
fossés,  devinssent  une  cause  active  d'épidémie. 

Autour  de  la  Sardaigne  sont  semés,  comme  autant  de  postes  avan- 
cés, plusieurs  îlots,  blocs  de  granit  qui  semblent  avoir  été  entassés 
par  la  main  des  cyclopes,  et  rivés  à  jamais  au  fond  des  mers.  Nos 
travaux  nous  obligèrent  précisément  à  visiter  les  deux  plus  remar- 
quables de  ces  petites  îles,  celles  de  Saint-Pierre  et  de  Saint-Antio- 
che,  qui  dessinent  au  sud-ouest  du  continent  sarde  la  magnifique 
baie  dite  de  Saint-Pierre,  et  le  golfe  plus  spacieux  encore  de  Palmas. 
Envoyés  à  la  recherche  d'un  danger  signalé  par  les  navigateurs,  à 
quinze  milles  environ  du  cap  Teulada,  nous  quittâmes  Cagliari  au 
commencement  de  juin  1841,  munis  des  utiles  documens  que  nous 
donnèrent,  avec  une  grâce  et  un  empressement  que  nous  n'avons 
pas  oubliés,  M.  le  comte  de  Bellegarde,  commandant  de  la  marine  à 
Cagliari,  et  M.  le  chevalier  de  Candia,  collaborateur  très  distingué  de 
M.  le  général  de  La  Marmora. 

L'île  de  Saint-Pierre,  dont  tout  révèle  l'origine  volcanique,  est 
peu  élevée.  De  loin,  ses  collines  noirâtres  sont  écrasées  par  le  voisi- 
nage des  pics  plus  audacieux  qui  forment  en  cet  endroit  la  côte  de 
Sardaigne.  Ce  n'est  qu'à  la  distance  de  six  à  sept  milles  qu'on  peut 
observer  les  falaises  de  Saint-Pierre.  La  côte  du  nord,  battue  par  le 
mistral,  est  à  peu  près  inabordable;  la  côte  méridionale  n'est  guère 
moins  abrupte.  Ces  deux  faces  de  l'île,  également  sinistres  et  déso- 
lées, se  distinguent  cependant  par  leurs  teintes  :  au  nord,  c'est  un 
trachyte  bleuâtre;  au  sud,  un  porphyre  bruii.  Au  moment  d'entrer 
dans  la  baie,  on  range  d'assez  près  une  haute  colonne  à  pans  carrés, 
détachée  de  quelques  mètres  du  rivage,  et  sur  le. sommet  de  laquelle 
une  aigle  pygargue  a  grossièrement  étalé  son  nid.  Cette  aiguille  a 
valu  à  ce  lieu  le  nom  de  cap  Colonne.  Le  coup  d'oeil  de  la  baie  n'a 
rien  d'attrayant.  Sur  un  rivage  peu  élevé  qui  court  tout  droit  vers  le 
nord,  s'élève  une  tour  grise  et  sombre  destinée  à  couvrir  les  appro- 
ches de  Carlo-Forte  :  tel  est  le  nom  du  chef-lieu  de  l'île.  Cette  petite 
ville  fiotte  dans  son  enceinte  pentagone  garnie  de  tours,  qui  contien- 
drait aisément  une  ville  trois  fois  plus  considérable.  Ses  maisonnettes 
blanches  s'étalent  à  leur  aise  au  soleil;  un  petit  clocheton  les  domine, 
et  la  statue  de  Charles-Emmanuel,  bienfaiteur  de  Carlo-Forte,  se 
dresse  sur  son  piédestal  au  bord  du  quai. 

La  population  de  Saint-Pierre  tire  son  origine  de  quelques  familles 
de  corailleurs  génois  qui  s'étaient  établis  sur  l'île  de  ïabarque,  située 


406  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

à  la  limite  des  régences  d'Alger  et  de  Tunis.  En  1737,  plusieurs  de 
ces  familles  quittèrent  Tabarque  et  vinrent  s'installer  dans  l'île  en- 
tièrement inhabitée  de  Saint-Pierre,  qui  était  alors  un  fief  du  mar- 
quis de  la  Guardia.  Quatre  ou  cinq  ans  plus  tard,  Charles-Emmanuel 
réunit  à  ces  premières  familles  cent-vingt  captifs  de  même  origine 
qui  avaient  été  emmenés  en  esclavage  par  les  Tunisiens,  et  qu'il  ra- 
cheta. Il  obtint  en  même  temps  du  marquis  de  la  Guardia  la  cession 
de  tous  ses  droits,  et  fit  élever  un  fort,  aujourd'hui  ruiné,  qui  de- 
vint le  centre  de  Carlo-Forte.  L'industrieuse  population  de  cette 
petite  ville  atteint  presque  le  chiffre  de  trois  mille  âmes.  Fidèle  à  sa 
nationalité  tabarquine,  elle  n'a  rien  de  commun  avec  les  farouches 
habitans  de  la  Sardaigne,  dont  tout  la  sépare,  son  langage,  la  dou- 
ceur de  ses  mœurs,  ses  habitudes  civilisées  et  son  amour  pour  le 
travail.  La  pèche  du  thon,  qu'exploitent  quatre  madragues  établies 
sur  la  côte  occidentale  de  la  Sardaigne,  est  pour  elle  une  source  d'oc- 
cupations et  de  profits  pendant  trois  mois  de  l'année.  Mais,  après 
tout,  le  Tabarquin  n'est  jamais  embarrassé  de  son  temps.  Quand  la 
pèche  ne  l'emploie  pas,  il  fait  un  petit  cabotage;  il  s'aventure  même 
en  été  jusqu'aux  côtes  de  l'Algérie;  dans  ses  momens  perdus,  il 
bêche  un  coin  de  terre.  Ce  n'est  point  là  un  hardi  pêcheur  comme 
le  corailleur  sicilien  qu'on  voit  quitter  Marsala  ou  Drapani  dès  le 
mois  d'avril  pour  aller  affronter  dans  son  bateau  ponté  les  orages  du 
canal  de  Malte.  Le  Tabarquin  n'est  pas  si  entreprenant  :  il  n'y  a  rien 
d'aventureux  dans  son  caractère,  et,  à  tout  prendre,  je  ne  le  crois  pas 
un  grand  marin;  mais  il  est  patient,  sobre,  laborieux,  de  moeurs 
douces  et  honnêtes  :  s'il  se  refuse  à  courir  de  grands  risques,  c'est 
qu'il  se  trouve  trop  heureux  pour  cela.  La  ville  de  Carlo-Forte  a  un 
aspect  de  propreté  qui  charme;  les  enfans  y  ont  l'air  sain  et  vigou- 
reux, les  femmes  y  sont  gracieuses  et  bien  faites;  les  hommes,  gé- 
néralement grands  et  robustes ,  ont  une  physionomie  bienveillante 
qui  inspire  la  confiance.  Les  tribunaux  ont  peu  à  faire  à  Cario- 
Forte. 

Nous  réservâmes,  pour  notre  seconde  campagne,  l'exploration  du 
golfe  de  Palmas.  L'île  de  Saint-Antioche,  qui  en  forme  la  partie  occi- 
dentale, est  très  fertile.  Elle  est  jointe  au  continent  sarde  par  deux 
étroites  langues  de  terre  qui  encadrent  de  vastes  étangs,  avantageu- 
sement exploités  comme  pêcheries.  Au  point  de  jonction  s'élève  un 
petit  fortin  qui  protège  le  pont  sur  lequel  passe  la  route  d'Iglesias  à 
Saint-Antioche.  Sous  les  arches  de  ce  pont,  un  canal  presqu'à  sec 
unit  par  un  mince  filet  d'eau  le  golfe  de  Palmas  et  celui  de  Saint- 


LA,  SARDAIGNE.  407 

Pierre.  Cette  communication  d'un  si  grand  intérêt  et  si  facile  à  en- 
tretenir est  tellement  négligée  cependant,  que,  pour  passer  d'un 
golfe  à  l'autre,  il  faut  traîner  les  plus  légers  bateaux  plats  sur  le  sable 
et  leur  faire  franchir  à  force  de  bras  un  espace  de  trois  à  quatre  cents 
mètres.  Nos  pauvres  canotiers,  forcés  de  traîner  ainsi  presque  tous 
les  jours  nos  lourdes  embarcations,  faisaient  comprendre  le  miracle 
opéré  par  Mahomet  II,  qui  fit  traverser  une  vallée  à  sa  flotte  pendant 
le  siège  de  Constantinople.  Tout  n'était  pas  fini  quand  le  pont  était 
passé  :  le  canal  était  si  étroit,  si  tortueux  pendant  plusieurs  milles, 
que,  s'il  nous  arrivait  de  nous  laisser  surprendre  en  route  par  la 
nuit,  nous  tombions  dans  des  difficultés  inextricables.  Nous  étions 
arrêtés  à  chaque  pas  par  des  bancs  d'herbe  ou  de  sable.  Notre  po- 
sition ne  faisait  que  s'aggraver  par  nos  infructueuses  tentatives.  II 
nous  est  arrivé  de  passer  des  heures  entières  dans  ces  perplexités , 
nous  demandant  par  quelle  incurie  on  avait  ainsi  laissé  se  combler 
un  canal  qui  conduisait  autrefois  les  galères  de  Rome  aux  quais  de 
Sulcis. 

Ces  quais,  dont  les  débris  bordent  encore  la  côte,  indiqueraient  à 
eux  seuls  l'existence  d'une  grande  ville  sur  l'emplacement  même  où 
s'élève  le  village  de  Saint-Antioche.  Sulcis  était  en  effet  si  riche  à 
l'époque  de  la  ruineuse  visite  que  César  rendit  à  la  Sardaigne,  qu'elle 
put  être  condamnée  à  payer,  outre  une  forte  contribution  en  blé,  la 
somme  de  cent  mille  sesterces,  en  expiation  de  l'attachement  qu'elle 
avait  montré  au  parti  de  Pompée.  Des  médailles  et  des  vases  sont 
fréquemment  trouvés  au  milieu  de  ses  ruines.  Nous  fûmes  môme 
témoins  des  fouilles  exécutées  devant  le  vice-roi.  Au  pied  d'un  ro- 
cher de  porphyre,  on  découvrit  toute  une  nécropole  d'urnes  funé- 
raires juxtaposées ,  et  contenant  des  cendres  et  des  os  à  demi-con- 
sumés.  Cette  violation  des  tombeaux  séculaires  fut  peu  profitable  : 
on  trouva  bien  quelques  bas-reliefs  de  médiocre  valeur,  mais  les 
urnes  funéraires  ne  contenaient  ni  médailles  ni  anneaux  d'or  ou 
d'argent.  Eltes  ne  renfermaient  que  de  tristes  restes  de  l'espèce 
humaine,  réduits  à  leur  plus  simple  expression.  Il  y  a  une  sorte  de 
prescription  pour  le  respect  qu'on  accorde  aux  morts.  Tous  ces 
paysans,  qui  eussent  cru  commettre  un  sacrilège  s'ils  avaient  seule- 
ment marché  sur  une  tombe  fermée  depuis  vingt  ans,  piochaient 
sans  remords  parmi  ces  sépultures  antiques,  et  jetaient  au  vent  les 
cendres  romaines  ou  carthaginoises  qui  y  avaient  reposé  pendant 
tant  de  siècle». 

En  considérant  l'importance  de  la  Sardaigne,  comme  position 


?j08  revue  des  deux  mondes. 

vStratégique ,  ou  s'étonne  de  la  trouver  à  peu  près  désarmée.  Cagliari 
mérite  seule  aujourd'hui  le  nom  de  place  de  guerre.  Deux  autres 
villes,  jadis  fortes  et  respectées,  Alghero  et  Castel-Sardo ,  ont  perdu 
leur  prestige  depuis  que  l'artillerie  est  devenue  le  principal  moyen 
d'attaque  et  de  défense.  Après  avoir  joué  un  grand  rôle  du  xir  au 
xiv^  siècle,  d'abord  sous  le  nom  de  Castel-Genovese,  quand  elle 
était  au  pouvoir  des  Dorias,  ses  fondateurs,  puis  sous  celui  de  Cas- 
tel- Aragonès ,  qu'elle  prit  en  passant  sous  la  domination  des  rois 
d'Aragon,  Castel-Sardo  reçut  son  dernier  nom  en  1769,  de  la  dynastie 
-qui  règne  encore.  Alghero,  fondée  aussi  par  les  Dorias,  au  commen- 
cement du  xu^  siècle,  tomba  au  pouvoir  des  Aragonais  en  135i. 
Bâtie  sur  une  pointe  de  roches  qui  surgit  du  milieu  d'une  plage  de 
sable,  cette  ville  a  la  forme  d'un  parallélogramme,  et  est  entourée 
de  murs  très  épais  flanqués  de  bastions  et  de  tours.  Ces  fortifications 
sont  encore  assez  bien  entretenues ,  mais ,  comme  celles  de  Castel- 
Sardo,  elles  sont  dominées  par  deux  hauteurs  voisines. 

Outre  ces  places,  fort  peu  redoutables  malgré  leur  aspect  mena- 
çant, il  existe  sur  tout  le  littoral  des  tours  de  défense  établies  parles 
vice-rois  espagnols,  dans  le  but  de  protéger  l'île  contre  les  descentes 
des  Barbaresques.  Ces  tours  étaient  au  nombre  de  quatre-vingt-qua- 
torze. On  n'en  compte  plus  que  soixante-sept  qui  soient  encore  ha- 
bitables. Elles  défendaient  autrefois  les  seuls  endroits  abordables  de 
la  côte,  et,  communiquant  entre  elles  par  des  signaux  et  des  feux, 
avertissaient  les  populations  des  villages  voisins  de  l'approche  de 
l'ennemi  et  de  la  nécessité  de  s'enfuir  dans  les  montagnes,  à  moins 
qu'on  ne  fût  en  force  pour  le  repousser.  Si  délabrées  qu'elles  soient 
aujourd'hui,  elles  suffisent  à  faire  observer  les  réglemens  de  l'inten- 
dance sanitaire  et  de  la  douane.  Leur  personnel  ne  se  compose  ordi- 
nairement que  de  trois  ou  quatre  miliciens  appelés  torrariy  et  d'un 
gardien,  désigné  sous  le  nom  d'alcaïde.  Ces  édifices,  toujours  assis, 
comme  des  nids  d'aigles,  en  des  lieux  escarpés  et  agrestes,  projettent 
autour  d'eux  je  ne  sais  quel  reflet  romantique  qui  saisit  l'imagina- 
tion et  la  transporte  dans  un  autre  âge.  J'aime  à  me  représenter 
encore  la  vieille  tour  du  cap  Teulada ,  et  les  torrari  appuyés  sur  le 
parapet  ruiné,  retirant,  à  notre  approche,  l'échelle  de  corde  qui  seule 
peut  donner  accès  à  l'intérieur.  Leur  canon  sans  affût,  et  soulevé 
sur  deux  pierres,  était  présenté  tout  chargé  à  une  des  embrasures; 
le  seul  fusil  de  rempart  qui  fût  en  état  reposait  aussi  sur  sa  fourche , 
prêta  faire  feu.  Ainsi  préparés,  ils  attendaient  de  pied  ferme  les 
liarbaresques,  et  bien  que  l'un  d'eux  fût  boiteux  et  que  l'autre  n'eut 


LA  S  ARDA  IGNE.  409 

qu'un  œil,  iis  eussent  fait  au  besoin  une  énergique  résistance.  Ce 
ne  fut  pas  avec  une  force  plus  considérable  que  l'alcaïde  Sébastien 
Milis  repoussa  les  Turcs  qui  vinrent  l'attaquer,  en  1812,  dans  la  tour 
de  Saint-Jean  de  Salarà,  sur  la  côte  de  l'est.  Il  n'avait  avec  lui  que 
son  fils  et  un  simple  canonnier.  Son  fils  tomba  mort  près  de  lui ,  son 
compagnon  fut  grièvement  blessé.  Atteint  lui-même  par  le  feu  de 
l'ennemi,  il  n'en  continua  pas  moins  h  combattre.  Au  bout  de  dix 
heures  seulement,  l'arrivée  des  habitans  des  villages  voisins  vint 
mettre  fin  à  cette  lutte  inégale. 

La  garnison  de  Teulada,  j'aime  à  le  croire ,  malgré  son  aspect  mi- 
sérable, aurait  eu  aussi  son  Mazagran ,  si  les  Turcs  l'avaient  mise  à 
l'épreuve.  Ce  n'était  pas  votre  faute,  vaillans  torrari,  si  l'affût  de 
votre  unique  canon  n'existait  plus.  Tout  ce  qu'on  pouvait  faire,  vous 
le  faisiez.  Une  barque  n'approchait  pas  sans  que  vous  fissiez  retentir, 
pour  l'interroger,  votre  énorme  porte-voix  en  ferblanc.  S'il  arrivait 
que  cette  barque,  forcée  de  chercher  un  refuge  contre  le  mauvais 
temps,  ne  fût  pas  un  bateau  de  pêche,  exempt  pour  cela  seul  de  tout 
droit,  il  fallait  qu'elle  fût  bien  habile  pour  se  dérober  au  paiement 
des  droits  d'ancrage.  Vous  n'hésitiez  pas  au  besoin  à  risquer  une 
sortie;  quand  c'était  à  un  brick  ou  à  un  trois -mâts  que  vous  aviez 
affaire,  après  les  trois  sommations  au  porte-voix,  venait  un  coup  de 
canon  à  poudre;  puis  un  boulet  suivait,  atteignant  Dieu  sait  où!  Les 
Napolitains,  les  Génois,  se  laissaient  quelquefois  intimider,  et  se 
rendaient  à  terre  afin  d'acquitter  le  tribut  dont  une  partie  entrait 
pour  beaucoup  dans  les  émolumens  de  vos  nobles  fonctions;  quant 
aux  Grecs,  je  le  dis  à  regret,  ils  se  moquaient  de  vous,  les  maudits, 
et  vous  eussiez  épuisé  vos  munitions  avant  de  les  décider  à  sortir  un 
talari  de  leur  escarcelle. 

Rien  ne  prouve  mieux  la  terreur  qu'inspirèrent  long-temps  les  pi- 
rates que  la  présence  de  ces  tours  sur  toutes  les  côtes  exposées  à  leurs 
incursions.  Les  traces  laissées  en  Sardaignepar  les  dernières  appari- 
tions des  Maures  sont  encore  saignantes.  En  1798,  six  bâtimens  tuni- 
siens mouillèrent  pendant  la  nuit  dans  la  baie  de  Saint-Pierre;  au  point 
du  jour,  ils  débarquèrent  sur  la  plage  environ  deux  mille  hommes. 
La  tour  Vittorio  fut  prise  sans  coup  férir,  et  la  ville  livrée  au  pillage. 
Une  partie  des  habitans  s'enfuit  dans  les  montagnes.  Huit  cent  cin- 
quante personnes,  hommes,  femmes  et  enfans,  furent  emmenées  à 
Tunis,  et  y  restèrent  jusqu'en  1815.  Le  gouvernement  sarde  par- 
vint alors  à  traiter  de  leur  rançon.  Un  dernier  coup  de  main  fut  tenté 
en  1816,  avec  un  égal  succès.  Les  Tunisiens  débarquèrent  dans  le 

TOME  IT.  27 


HO  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

golfe  de  Palmas,  enlevèrent  le  château  de  Saint-Antioche ,  saccagè- 
rent le  village,  et  entraînèrent  comme  esclaves  une  partie  des  ha- 
bitans. 

Il  faut  oser  l'avouer  :  une  destinée  fatale,  que  l'énergie  humaine 
ne  parviendra  peut-être  jamais  à  conjurer,  semble  un  obstacle  à  la 
régénération  de  la  Sardaigne;  c'est  l'insalubrité  de  l'île,  déjà  prover- 
biale dès  l'époque  romaine,  malgré  les  grands  développemens  qu'avait 
alors  reçus  l'agriculture.  Si  l'on  en  jugeait  par  la  moyenne  de  la  tem- 
pérature, la  Sardaigne  serait  une  terre  favorisée  :  cette  moyenne  est, 
suivant  de  nombreuses  observations,  de  seize  degrés  centigrades 
dans  la  ville  de  Cagliari,  un  degré  de  moins  que  la  température 
moyenne  de  Naples;  mais  les  variations  atmosphériques  qu'on  y 
subit  sont  fréquentes  et  perfides.  J'ai  pris  date,  par  exemple,  d'une 
de  ces  journées  de  février  qui ,  délicieusement  attiédies  par  le  pre- 
mier souffle  printanier,  et  se  confondant  avec  les  sécheresses  de 
janvier,  le  secche  di  gennaro,  font  de  la  fin  de  l'hiver  la  plus  belle 
saison  dans  le  midi  de  l'Europe.  Le  soleil  était  resplendissant  et 
doux.  Le  ciel  ne  formait  qu'une  vaste  coupole  d'azur,  et  le  sein  de  la 
mer,  mollement  soulevé,  trahissait  à  peine  une  émotion  secrète.  Les 
plongeons,  dans  leurs  nids  grossiers  semés  sur  de  petits  îlots,  cou- 
vaient leurs  œufs  en  toute  sécurité;  les  amandiers  se  paraient  pré- 
maturément de  fleurs.  Qui  ne  s'y  fût  trompé?  Pour  moi,  je  m'y  lais- 
sais prendre  avec  la  nature  entière.  Je  croyais  l'hiver  refoulé  au-delà 
de  Paris,  et  je  m'applaudissais  d'en  avoir  fini  si  tôt  avec  le  vent,  avec 
la  pluie,  avec  les  gros  nuages  chargés  de  toutes  les  colères  du  ciel; 
mais  pendant  ce  beau  rêve,  de  petits  nuages  aux  formes  indécises, 
aux  contours  mous  et  floconneux,  s'élevaient  de  l'horizon,  et,  se  suc- 
cédant rapidement,  allaient  s'arrêter  et  se  grouper  au  sommet  des 
montagnes.  A  l'ondulation  légère  de  la  mer  se  joignait  par  intervalles 
une  lame  plus  creuse  et  plus  brusque  que  les  autres;  puis  toutes  les 
pointes,  tous  les  écueils  blanchissaient  graduellement;  la  houle  s'ani- 
mait de  plus  en  plus,  et  cependant  on  ne  sentait  encore  aucune 
brise,  si  ce  n'est  une  folle  bouffée  de  vent,  rapide  et  fugitive,  qui 
s'éteignait  avant  qu'on  eût  pu  en  reconnaître  la  direction. 

Suffisamment  avertis  par  ces  indices,  nous  abrégeàines  notre 
course.  Notre  canot,  armé  de  six  avirons  maniés  par  de  vigoureux 
gabiers,  était  guidé  par  un  excellent  pilote.  Nous  eûmes  le  temps  de 
gagner  le  rivage  et  de  nous  rendre  à  Carbonara,  pour  y  recevoir  l'ou- 
ragan dans  notre  lit,  les  portes  et  les  fenêtres  bien  closes.Vers  quatre 
ou  cinq  heures  du  malin ,  nous  fûmes  réveillés  par  le  bruit  du  vent. 


LA  SARDATGNE.  411 

C'était  le  sud-est,  le  sirocco,  qui  commençait,  accompagné  de  grains 
de  pluie  qui  se  succédèrent  sans  interruption.  Vers  midi,  il  aban- 
donna la  partie,  et  fut  remplacé  par  le  libeccio  ou  sud-ouest,  qui 
souffla  plus  violemment  et  plus  constamment.  Ce  n'était  rien  encore. 
Pendant  la  seconde  nuit,  le  mistral  vint  chasser  tous  ces  vents  qui  se 
combattaient.  Le  fougueux  aquilon  parla  réellement  en  maître.  La 
maison  semblait  tressaillir,  on  eût  dit  qu'elle  allait  s'écrouler.  Le 
mistral  continua  ainsi,  toujours  pluvieux,  toujours  renforcé  par  des 
grains  plus  terribles  les  uns  que  les  autres.  Un  instant,  dans  la  jour- 
née, il  parut  s'apaiser  :  c'était  pour  reprendre  bientôt  avec  une  nou- 
velle furie,  donl  nous  avions  à  peine  l'idée.  Armé  d'un  petit  marteau 
géologique,  je  courais  partout,  assurant  les  portes  et  les  fenêtres; 
les  clous  ébranlés  cédaient  et  s'arrachaient.  Nous  voyions  pleuvoir 
les  débris  du  plafond.  Ce  n'était  pas  un  coup  de  vent,  c'était  un 
terre-moto,  comme  disait  notre  digne  hôte,  tremblant  pour  son  vil- 
lage menacé  d'être  emporté  tout  d'une  pièce  à  la  mer. 

Plus  tard ,  quand  les  chaleurs  de  juillet  et  d'août  succédèrent  h  la 
température  plus  modérée  du  mois  de  juin,  il  y  eut  pour  nos  marins 
des  journées  où  l'ardeur  du  soleil  devint  vraiment  insupportable  : 
c'étaient  celles  où  régnait  ce  calme  lourd  qui  précède  le  vent  venu 
d'Afrique,  plumbeus  Amter.  Elles  étaient  annoncées  dès  le  matin 
par  la  sécheresse  de  l'atmosphère ,  la  netteté  avec  laquelle  les  con- 
tours des  montagnes,  dégagés  de  toute  vapeur,  s'accusaient  dans  le 
ciel,  les  teintes  pâles  du  lever  du  soleil,  et  quelques  nuages  maigres 
et  effilés  répandus  vers  l'est.  Le  calme  durait  souvent  jusqu'au  soir; 
le  lendemain,  la  mer  était  unie  comme  un  miroir  et  sans  aucune 
vibration  à  la  surface.  Le  soleil,  qui  produisait  un  capricieux  mirage, 
avait  toute  l'intensité  d'un  soleil  tropical.  Vers  le  soir,  il  se  couchait 
au  milieu  d'une  bande  de  vapeurs  que  les  pêcheurs  du  pays  appe- 
laient la  cargadura  del  sirocco.  Le  vent  du  sud-est,  qui  suivait  de  près 
ces  chaleurs  insolites,  durait  deux  ou  trois  jours  :  le  troisième  jour, 
presque  infailliblement,  le  nord-ouest,  ce  maître  inquiet  de  la  Médi- 
terranée, ripostait  avec  une  subite  violence.  Il  parcourait  aussi  sa 
carrière  de  trois  jours,  et  quelques  belles  journées  de  brises  solaires 
nous  étaient  alors  acquises. 

Ces  soudaines  variations  ne  peuvent  manquer  d'exercer  une  fâ- 
cheuse influence  sur  l'état  sanitaire  de  la  Sardaigne;  mais  elles  ne 
sauraient  sufflre  à  expliquer  l'insalubrité  du  pays.  Au  moyen-âge, 
Dante  confondait  dans  la  même  fosse  les  fièvres  de  la  Sardaigne  et 
celles  des  raaremmes.  11  y  a  en  effet  de  grands  rapports  entre  les 

27. 


412  REVUB  DES  DEUX  MONDES. 

fièvres  pernicieuses^  qui  désolent  la  Sardaigne  depuis  la  fin  de  juin 
jusqu'au  mois  de  décembre,  et  la  malaria,  qui  exerce  ses  ravages 
dans  les  campagnes  de  Rome  et  de  la  Sicile.  On  retrouve  dans  ces 
fièvres,  nommées  par  les  Sardes  intempérie,  de  môme  que  dans  la 
malaria,  les  caractères  généraux  des  fièvres  miasmatiques  communes 
à  tous  les  pays  marécageux  et  produites  par  les  gaz  délétères  qui 
s'exhalent  des  eaux  stagnantes.  En  Sardaigne,  où  la  constitution  vol- 
canique du  pays,  les  nombreuses  dépressions  de  terrain  qui  en  sont 
la  suite,  et  le  peu  de  perméabilité  d'un  sol  argileux,  retiennent  les 
eaux  à  la  surface,  on  peut  prévoir  les  effets  d'un  soleil  ardent  sur  les 
mares  croupissantes  qui  se  forment  de  toutes  parts  dans  de  vastes 
plaines  en  partie  inondées  pendant  l'hiver. 

Ce  qui  distingue  l'intempérie  sarde  de  toutes  les  fièvres  de  mémo 
origine,  c'est  la  rapidité  de  ses  ravages;  elle  est  presque  toujours 
mortelle.  Parfois,  l'invasion  en  est  lente  et  sournoise;  elle  ne  se  ma- 
nifeste d'abord  que  par  un  état  de  malaise  auquel  il  faut  se  hâter  de 
porter  un  prompt  remède;  dans  la  plupart  des  cas,  elle  est  tellement 
foudroyante,  qu'elle  ressemble  à  un  empoisonnement.  L'inflamma- 
tion gastro-entérite,  qui  est  la  condition  morbide  la  plus  remarquable 
de  cette  maladie,  révèle  alors  à  l'autopsie  les  plus  affreuses  lésions 
dans  les  intestins.  Quand  ces  terribles  fièvres  ne  vous  enlèvent  pas 
ainsi  soudainement,  elles  deviennent  chroniques  ou  laissent  après 
elles  des  obstructions  du  foie  ou  de  la  rate. 

L'intempérie  épargne  d'ordinaire  les  habitans  des  localités  où  elle 
sévit;  ils  sont  généralement  acclimatés  et  respirent  sans  danger  cet 
air  empoisonné.  Cependant  la  population  qui  habite  la  mortelle  plaine 
de  Pula,  celle  qui  vit  au  milieu  des  cloaques  qui  couvrent  le  littoral 
de  la  province  de  Sulcis,  depuis  Porto-Paglia  jusqu'aux  marécages  de 
Teulada,  témoignent  toutes  deux,  par  leur  teint  jaune  et  leur  aspect 
maladif,  que  ce  n'est  pas  avec  une  entière  impunité  qu'ils  subissent 
l'influence  d'une  atmosphère  viciée.  Rien  n'est  plus  misérable  sur- 
tout que  l'apparence  de  ces  enfans  demi-nus,  à  la  face  pâle,  aux 
jambes  grêles  et  au  ventre  balonné,  qu'on  voit  grelotter  en  hiver  sur 
le  seuil  de  chaque  maison.  Par  une  exception  inexplicable,  le  village 
de  Cabras,  près  d'Oristano,  situé  au  centre  des  marais  qui  font  de  ce 
golfe  le  lieu  le  plus  redouté  de  la  Sardaigne,  semble,  par  la  beauté 
extraordinaire  et  la  longévité  de  ses  habitans,  donner  un  éclatant 
démenti  à  cette  inévitable  influence  des  miasmes  délétères. 

I^  terreur  qu'inspire  l'intempérie  est  générale  en  Sardaigne.  On 
évite  avec  soin  d'approcher  des  lieux  mal  famés  pendant  la  mauvaise 


LA  SARDAIGNE.  413 

saison.  La  population  de  Cagliari  reste  tout  entière  conflnée  dans 
l'étroite  enceinte  de  la  ville;  ceux  qui  s'aventurent  pendant  quelques 
heures  au  dehors  ne  le  font  qu'avec  un  luxe  de  précautions  qui  trahit 
leurs  inquiétudes.  L'île  vit  pour  ainsi  dire  dans  une  espèce  de  qua- 
rantaine pendant  six  mois  de  l'année.  Si  un  étranger  arrive  à  cette 
époque  redoutée,  il  ne  peut  manquer  d'être  frappé  de  cette  préoc- 
cupation universelle.  De  bienveillantes  recommandations  le  mettent 
en  garde  contre  les  dangers  du  climat;  on  s'alarme  pour  lui,  on  lui 
demande  ce  qu'il  vient  faire  dans  une  pareille  saison;  on  rengage  à 
fuir,  à  revenir  dans  des  temps  meilleurs.  L'intempérie  est  dans  toutes 
les  bouches;  les  noms  d'Oristano,  de  Pula,  de  Terra-Nova,  bien  d'au- 
tres encore,  traînent  toujours  avec  eux  un  cortège  de  lamentables 
histoires.  On  est  tellement  ému  de  la  violence  de  l'intempérie,  qu'on 
se  refuse  généralement  en  Sardaigne  à  lui  reconnaître  avec  les  fièvres 
miasmatiques  des  autres  pays  une  commune  origine.  Parmi  les  per- 
sonnes qui  veulent  en  trouver  l'explication  dans  l'intervention  d'agens 
plus  énergiques  que  les  exhalaisons  ordinaires  des  terrains  maréca- 
geux, les  unes  attribuent  cette  action  délétère  à  la  décomposition 
de  certaines  plantes  de  la  famille  des  iridées,  propres  aux  marais 
de  la  Sardaigne,  d'autres  admettent  l'existence  de  gaz  souterrains 
que  la  terre  laisserait  échapper  en  se  fendillant  pendant  les  grandes 
chaleurs;  mais  les  hommes  spéciaux  ont  tous  résolu  la  question  dans 
le  môme  sens  :  l'intempérie  n'est  qu'une  fièvre  miasmatique;  des 
travaux  de  culture  et  de  dessèchement  dirigés  avec  intelligence  con- 
tribueraient à  en  délivrer  la  Sardaigne. 

Il  est  heureusement  plus  facile  qu'on  ne  le  croirait  de  se  soustraire 
à  l'influence  de  ces  miasmes  pernicieux.  La  sphère  où  ils  régnent 
paraît  fort  bornée.  Cagliari,  dont  la  colline  s'élève  au  miHeu  d'étangs 
et  de  marais,  est  un  lieu  de  sûreté  pendant  la  mauvaise  saison.  L'île 
de  Saint-Pierre,  située  en  face  des  marais  de  Porto-Senso,  ne  con- 
naît pas  l'intempérie,  et  les  bàtimens  qui  séjournent  dans  le  golfe  de 
Palmas,  entre  la  plaine  marécageuse  de  Villarios  et  la  vallée  si  mal- 
saine de  Maladrossia,  n'ont  rien  à  redouter  de  cette  maladie,  pourvu 
qu'ils  évitent  de  laisser  leurs  marins  descendre  à  terre.  Sans  ce 
droit  d'asile  octroyé  à  certains  Heux,  la  Sardaigne  ne  serait  pas 
habitable.  Quiconque  n'aurait  point  été  acclimaté  dès  l'enfance  n'y 
pourrait  séjourner  pendant  la  moitié  de  l'année.  On  comprend  sans 
peine  que  des  Piémontais,  des  soldats  du  comté  de  Nice  ou  de 
la  Savoie  n'abandonnent  pas  sans  répugnance  un  pays  sain,  des 
villes  heureuses  ,i^  de  riantes  campagnes  pour  venir  affronter  ces 


411  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

champs  fétides  et  pestilentiels.  Leurs  regrets  les  rendent  même  sou- 
vent injustes  envers  cette  Sardaigne  qu'ils  traitent  peut-être  avec 
trop  de  dédain  et  d'amertume.  Il  est  à  regretter  surtout  que  ce  dé- 
goût, partagé  par  les  Piémontais  qui  occupent  en  grande  partie 
les  emplois  de  l'île,  soit  souvent  exprimé  sans  ménagement  et  avec 
une  rudesse  qui  ne  peut  manquer  de  blesser  le  sentiment  national. 
Et  cependant  on  se  sent  disposé  à  excuser  l'emportement  de  ces 
discours.  Peut-on  juger  de  sang-froid  cette  nouvelle  Tauride  dont 
on  ne  touche  point  le  funeste  rivage  sans  inquiétude?  Tout  ne  sé- 
pare-t-il  pas  en  Sardaigne  le  peuple  acclimaté  de  celui  qui  ne  sau- 
rait jamais  l'être?  Il  faut  bien  en  convenir,  la  fusion  est  impossible 
entre  gens  qui  ne  peuvent  respirer  le  même  air. 


II. 

Par  quelle  raillerie  du  sort  se  trouve-t-il  qu'une  terre  si  souvent 
désolée  soit  d'une  merveilleuse  fécondité?  Convenablement  cultivée, 
la  Sardaigne,  à  peu  près  dépeuplée  aujourd'hui,  pourrait  nourrir  la 
population  la  plus  compacte,  et  s'enrichir  par  l'exportation  de  ses 
produits  naturels.  Son  sol  argileux  est  particulièrement  favorable  à 
la  culture  des  céréales.  Sous  l'empire  romain ,  non-seulement  elle 
alimentait  une  population  trois  fois  plus  nombreuse  que  de  nos 
jours,  puisqu'elle  atteignait  le  chiffre  de  douze  à  quinze  cent  mille 
âmes;  mais  elle  fournissait  une  exportation  tellement  considérable, 
que,  payant  ses  impôts  en  froment,  le  dixième  de  ses  produits  suf- 
fisait, avec  le  contingent  de  la  Sicile,  pour  remplir  les  greniers  de 
Rome.  Aujourd'hui,  le  tiers  environ  de  la  surface  de  l'île  est  occupé 
par  les  étangs,  les  marais,  les  salines,  et  par  les  terres  arides  et  sa- 
blonneuses impropres  à  la  culture.  Les  forêts  et  les  pâturages  en  com- 
prennent à  peu  près  autant;  le  reste  du  sol,  c'est-à-dire  une  super- 
ficie évaluée  à  sept  cent  quatre-vingt  dix-sept  mille  hectares,  est 
cultivé  en  vignes,  oliviers,  vergers  et  jardins.  Près  de  quatre  cent 
mille  hectares  sont  consacrés  à  la  culture  du  blé,  qui,  malgré  l'im- 
perfection des  procédés  agricoles,  donne  communément  un  produit 
de  sept  ou  huit  pour  un. 

Les  vins  sardes  sont  généralement  capiteux;  ils  se  conservent  bien 
et  devraient  former  un  des  articles  les  plus  avantageux  du  commerce 
d'exportation;  mais  aucun  marché  ne  leur  est  ouvert.  Le  droit  d'in- 
Iroduction  auquel  ils  sont  soumis  à  leur  entrée  dans  les  états  piô- 


LA  SARDAIGNE.  415 

montais  a  été  élevé  à  la  moitié  de  celui  qui  frappe  les  vins  étrangers, 
ce  qui  équivaut  presque  à  une  prohibition  ;  la  culture  de  la  vigne 
tend  donc  chaque  jour  à  se  restreindre  dans  l'île.  Cependant  cette 
culture  conviendrait  parfaitement  au  climat  de  la  Sardaigne  et  met- 
trait en  valeur  des  terrains  pierreux  laissés  en  friche,  parce  qu  ils 
sont  impropres  à  donner  d'autres  produits. 

Une  autre  culture  dont  la  concurrence  continentale  tend  aussi  à 
arrêter  l'extension ,  c'est  celle  de  l'olivier.  Les  encouragemens  du 
gouvernement  ne  lui  ont  pas  manqué.  Dès  le  xvii^  siècle,  l'assem- 
blée des  états  de  Sardaigne  enjoignit  à  chaque  propriétaire  de  greffer 
tous  les  ans  dix  oliviers  sauvages.  Celui  qui  possédait  cinq  cents 
pieds  d'oliviers  devait  en  outre  établir  un  moulin  à  huile.  La  maison 
de  Savoie  de  son  côté,  pendant  son  séjour  dans  l'île,  accorda  par  un 
décret  royal  des  titres  de  noblesse  à  tout  particulier  qui  aurait  planté 
et  cultivé  une  quantité  déterminée  de  ces  arbres.  Du  reste,  l'olivier 
sauvage  se  rencontre  partout  en  Sardaigne  :  une  des  provinces  les 
plus  incultes  de  l'île,  l'Ogliastra,  qui  n'a  point  d'autre  port  que  le 
golfe  peu  sûr  de  ïortoli,  a  reçu  son  nom  des  magnifiques  bois  d'oli- 
viers qui  couvrent  ses  montagnes,  et  dont  on  dédaigne  la  richesse. 
L'oranger  réussit  parfaitement;  dans  la  vallée  de  Milis,  près  d'Oris- 
tano,  il  forme  une  véritable  forêt.  On  cultive  aussi  le  lin,  le  mûiûer, 
le  coton  et  le  tabac;  mais  à  part  cette  dernière  culture,  qui  donne 
de  très  beaux  résultats  dans  le  nord,  les  autres  articles  que  je  viens 
de  citer  ne  sont  jamais  entrés  que  pour  une  quantité  très  insigni- 
fiante dans  la  production  générale  de  l'île. 

Des  forêts  considérables  s'étendent  sur  les  versans  des  hautes  mon- 
tagnes du  centre,  dans  la  Barbargia  et  la  Gallura.  Là,  de  vastes  pla- 
teaux sont  couverts  de  chênes  séculaires,  de  chênes-liéges  et  de 
châtaigniers.  Les  montagnes  du  littoral  sont  au  contraire  dépouillées 
de  toute  végétation.  La  faute  en  est  à  la  loi,  qui  autorise  les  paysans 
h  mettre  le  feu  aux  broussailles  vers  la  fin  du  mois  d'août,  soit  pour 
se  procurer  un  peu  d'herbe  fraîche  pendant  l'automne,  soit  pour  dé- 
blayer un  terrain  destiné  à  être  défriché.  Il  en  résulte  que  l'incendie 
gagne  souvent  les  forêts  voisines  et  y  cause  d'irréparables  dommages. 
J'ai  vu  quelquefois,  de  la  rade  de  Saint-Pierre,  d'immenses  incen- 
dies, animés  par  un  vent  violent  de  sud-est,  parcourir  rapidement 
toute  la  crête  des  montagnes  qui  s'étendent  vers  Oristano ,  et  ne 
laisser  derrière  eux  que  la  roche  nue  et  quelques  tiges  noircies  res- 
tées debout  au  milieu  des  cendres.  Ces  incendies  étaient  défendus 
par  les  anciennes  chartes  de  l'île  jusqu'au  8  septembre,  et  ceux  qui 


^16  REVUE   DES   DEUX  MONDES. 

désiraient  mettre  le  feu  à  leur  terrain  devaient,  d'après  le  môme 
code,  dès  le  29  juin,  jour  de  la  Saint-Pierre,  former  autour  de  ce  ter- 
rain un  cercle  dégagé  d'herbes  et  de  buissons,  afln  d'empêcher  l'in- 
cendie de  se  propager.  Je  ne  pense  pas  que  ces  sages  prescriptions 
aient  été  abrogées;  mais  soit  défaut  de  surveillance,  soit  insuffisance, 
]C  mal  qu'elles  tendaient  à  prévenir  n'en  a  pas  moins  continué  de 
faire  de  désastreux  progrès. 

Malheureusement,  dans  cette  île  où  les  pâturages  naturels  sont 
si  abondans,  on  ignore  complètement  l'art  de  se  procurer  des  four- 
rages secs  pour  l'hiver.  Dès  le  mois  de  juillet,  les  herbes  sèchent  sur 
pied,  et  c'est  pour  obtenir  ce  misérable  regain,  rendu  indispensable 
par  le  défaut  d'industrie,  que  le  feu  est  mis  aux  herbes  et  aux  brous- 
sailles. Le  bois  est  devenu  excessivement  rare  dans  la  plupart  des 
districts  cultivés,  et  surtout  dans  le  campidano  de  Cagliari.  Le 
charbon  y  remplace  le  bois,  que  le  défaut  de  routes  empêche  de 
faire  venir  des  vastes  forêts  du  centre.  L'industrie  des  charbonniers, 
qui  n'est  soumise  à  aucune  surveillance,  contribue  beaucoup  au 
déboisement  du  littoral.  J'éprouvais  je  ne  sais  quel  sentiment  de 
vague  tristesse  en  voyant  les  bûcherons  de  Carbonara  tondre  à  leur 
gré  la  montagne,  et  changer  en  désert  un  site  verdoyant.  Comme  !a 
touffe  de  cheveux  que  le  guerrier  indien  conserve  au  sommet  de  sa 
tête  chauve,  quelques  bouquets  d'arbres,  sauvés  de  cette  dévastation 
par  leur  éloignement  de  la  mer,  témoignaient  encore,  sur  les  cimes 
élevées,  quelle  vigoureuse  végétation  eût  couvert  ces  rochers,  sans 
la  funeste  incurie  du  gouvernement. 

Les  troupeaux  de  mérinos  ont  ruiné,  dit-on,  l'agriculture  en  Es- 
pagne. Les  chèvres  et  les  brebis  qui  couvrent  la  surface  de  la  Sar- 
daigne  n'y  ont  pas  été  moins  funestes  h  la  prospérité  agricole  du 
pays.  Long-temps,  on  a  méconnu  avec  une  fatale  obstination  la 
véritable  richesse  du  sol,  et  on  a  sacrifié  les  cultivateurs  aux  ber- 
gers. Avant  un  décret  qui  ne  date  que  de  1820,  tous  les  terrains  qui 
n'étaient  point  entourés  d'une  haie  ou  de  murs  étaient  divisés  par 
une  ligne  idéale  en  deux  ou  plusieurs  régions.  Une  seule  de  ces 
régions  était  destinée  chaque  année  à  être  ensemencée,  l'autre  res- 
tait inculte  et  était  affectée  à  la  pôlure  des  troupeaux.  Les  terres  de 
la  région  destinée  à  la  culture  étaient  alors  réparties  entre  ceux  qui 
se  présentaient  pour  la  cultiver,  ce  qui  s'exécutait  par  la  voie  du 
sort,  ou  par  élection  du  propriétaire,  quand  elles  appartenaient  à 
des  particuliers.  L'année  suivante,  on  mettait  en  culture  la  région 
laissée  en  friche,  et  ainsi  de  suite,  successivement;  les  terres  même 


LA  SARDAIGNE.  417 

appartenant  aux  particuliers,  qui  se  trouvaient  comprises  dans  cette 
étendue  de  terrains  appelés  vidazzoni,  devaient  subir  la  loi  com- 
mune. Ce  ne  fut  qu'en  vertu  du  décret  de  1820,  qu'on  donna  aux 
propriétaires  des  terrains  libres  enclavés  dans  les  vidazzoni  la  fa- 
illie de  les  clore  et  de  les  cultiver  à  leur  gré;  depuis  cette  époque, 
ios  clôtures  se  sont  beaucoup  multipliées  et  sont  même  devenues 
([uelquefois  le  prétexte  d'empiètemens  abusifs.  Ne  suffirait-il  pas  de 
ce  seul  fait  pour  prouver  quel  était  encore,  il  y  a  quelques  années, 
l'état  vraiment  primitif  des  institutions? 

La  quantité  de  bestiaux  que  possède  la  Sardaigne  est  très  considé- 
rable. Un  document  officiel,  qui  date,  il  est  vrai,  de  plus  d'un  demi- 
siècle,  portait  cette  quantité^à  près  de  deux  millions,  sur  lesquels  on 
comptait  environ  soixante-six  mille  chevaux.  Les  bœufs  sont  petits, 
mais  vigoureux  et  pleins  de  feu.  Dans  plusieurs  cantons,  on  les  pré- 
fère au  cheval,  même  comme  monture.  Une  espèce  de  cheval  par- 
ticulière à  la  Sardaigne  est  de  si  petite  taille,  que  quelques  indi- 
vidus de  cette  famille  lilliputienne  ne  sont  guère  plus  hauts  qu'un 
gros  chien  de  Terre-Neuve.  La  race  ordinaire  est  d'origine  espa- 
gnole, vive,  intelligente,  sobre,  et  d'une  grande  sûreté  de  jambes. 
L'ancienne  noblesse  espagnole  estimait  ces  coursiers  naturalisés  en 
Sardaigne  à  l'égal  des  plus  fiers  andaloux.  Dans  l'intérieur  de  l'île, 
les  paysans  vont  rarement  à  pied.  Aussi  confians  dans  leur  monture 
que  dans  leur  propre  adresse,  rien  ne  les  arrête  :  ils  franchissent  au 
galop  les  sentiers  les  plus  rudes,  et  se  lancent  à  corps  perdu  à  tra- 
vers les  ravins  et  les  rochers. 

L'ane  est  aussi  très  petit  en  Sardaigne,  mais  il  y  rend  d'importans 
services.  Il  s'y  est  fait  meunier,  et  remplace  très  bien  les  moulins  à 
vent  que  l'on  ne  connaît  pas  dans  l'île,  et  les  moulins  à  eau  qu'on 
n'a  pu  y  établir,  parce  que  les  cours  d'eau  y  sontinsuffisans.  Chaque 
ménage  est  obligé  de  moudre  pour  sa  propre  consommation ,'  et  il 
n'y  a  pas  une  maison  où  l'on  ne  voie  dans  un  coin  de  l'appartement 
un  de  ces  petits  ânes  laborieux  tourner  d'un  pas  égal  et  patient  la 
meule  du  moulin  de  famille.  Il  faut  dire  à  leur  honneur  qu'il  n'y  a 
pas  un  pays  au  monde  où  le  pain  soit  plus  blanc  qu'en  Sardaigne. 

La  quantité  de  porcs  que  l'on  consomme  dans  l'île  est  immense, 
on  en  exporte  aussi  beaucoup  en  Corse;  mais  ce  sont  les  chèvres  et 
les  brebis  qui  composent  en  Sardaigne  les  troupeaux  les  plus  consi- 
dérables. Le  nombre  de  ces  animaux  a  été  porté  à  plus  de  treize  cent 
mille  têtes  par  le  recensement  que  j'ai  déjà  cité.  L'utilité  de  ces  trou- 
peaux consiste  surtout  dans  les  fromages  que  l'on  confectionne  avec 


418  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

leur  lait,  car  ;ia  laine  des  brebis  est  sans  valeur  au  dehors  et  n'est 
employée  que  dans  le  pays  à  la  fabrication  d'une  étoffe  grossière 
appelée  fiiresi,  qui  joue  le  principal  rôle  dans  l'habillement  des  habi- 
tans  de  la  campagne. 

La  chasse  est  aussi  une  des  grandes  ressources  de  la  Sardaigne. 
Toutes  les  espèces  de  gibier  s'y  trouvent  en  abondance,  et  le  marché 
de  Cagliari  ne  manque  jamais  de  venaison.  Les  perdrix,  les  lièvres, 
les  grives,  se  rencontrent  partout;  les  pigeons  ramiers  n'abandonnent 
guère  les  falaises  escarpées  de  la  côte.  Les  étangs  du  littoral  se  cou- 
vrent aussi,  vers  la  fin  de  l'été  ou  pendant  l'automne,  de  flamands, 
de  cygnes,  d'oies  et  de  canards  sauvages,  dont  on  voit  les  longues 
files  déployées  dans  le  ciel  arriver  sans  cesse  du  nord  et  du  midi  et 
venir  s'abattre  sur  le  rivage.  Les  sangliers  habitent  les  forêts  du 
centre.  Les  cerfs,  d'une  taille  médiocre  il  est  vrai,  se  trouvent  en 
grand  nombre  dans  la  province  de  Sulcis,  la  Barbargia  et  la  Gallura. 
Les  daims,  ordinairement  réunis  en  troupes  de  vingt  à  trente,  sont 
assez  faciles  à  tuer.  Quant  au  moufilon,  animal  ruminant  et  qui  se 
laisse  difficilement  approcher,  il  est  assez  commun  dans  les  lieux 
escarpés,  qu'il  préfère. 

La  mer  est  pour  la  population  sarde  un  trésor  inépuisable.  Tous 
les  poissons  de  la  Méditerranée  propres  à  la  salaison  se  trouvent  en 
abondance  dans  les  parages  voisins.  Pour  quelques  pièces  de  mon- 
naie, nos  matelots  ornaient  leur  table  d'un  homard  magnifique  ou  de 
ces  beaux  poissons  qu'on  appelle  des  denties,  et  que  j'ai  retrouvés  au 
musée  de  Cagliari  sous  le  nom  de  dentatus.  Souvent  une  occupation 
lucrative  devient  un  plaisir  :  telle  est  la  pêche  aux  flambeaux,  dont 
le  spectacle  fit  diversion  à  nos  fatigues  pendant  notre  exploration 
du  golfe  de  Palmas.  Qu'on  se  représente  dans  un  canal  étroit  et 
peu  profond  une  centaine  de  petites  barques  maniées  par  un  seul 
homme  avec  une  dextérité  surprenante,  et  voltigeant  sur  l'onde, 
pour  ainsi  dire,  à  la  lueur  d'un  grand  feu  de  bois  résineux  allumé 
à  la  proue.  Sur  l'avant  se  tient  debout,  attentif  et  silencieux,  le 
pêcheur  armé  de  la  fouine  aux  cinq  dents  aiguës;  sa  silhouette, 
enluminée  par  les  reflets  sataniques  d'une  flamme  rougeâtre,  se 
détache  d'une  façon  bizarre  sur  le  ciel.  D'une  main,  il  dirige  le  ra- 
meur qui  doit  suivre  le  poisson  dans  ses  capricieux  détours;  dt 
l'autre  main,  il  balance  son  arme  :  son  œil  ne  quitte  pas  la  surface 
de  l'eau,  et  tout  à  coup  vous  le  voyez  darder  rapidement  la  fouine, 
et  la  retirer  avec  un  mulet  ou  une  sole  qu'il  jette  fièrement  au  fond 
du  bateau. 


LA   SARDAIG>E.  ^19 

Les  grandes  pêcheries  de  la  Sardaigne  sont  très  productives;  leur 
exportation  annuelle  a  été  évaluée  à  la  somme  approximative  de 
1,800,000  francs.  Les  plus  importantes  ont  pour  but  la  pêche  du 
thon.  Elles  sont  en  grand  nombre  sur  la  côte  occidentale  de  la  Sar- 
daigne. La  première  thonnare  ou  madrague  est  celle  des  salines  près 
de  l'île  d'Asinara.  Il  faut  ensuite  tendre  vers  le  sud,  jusqu'au-delà 
du  golfe  d'Oristano,  pour  trouver  la  thonnare  de  Flumentargiù,  à  six 
railles  au  sud  du  cap  de  la  Frasca;  celle  de  Porto-Paglia,  à  vingt-cinq 
milles  plus  bas;  celle  de  Porto-Senso,  à  l'entrée  même  de  la  baie  de 
Saint-Pierre,  et  enfin  celle  de  l'île  Plane,  à  la  pointe  nord-est  de  l'île 
Saint-Pierre.  Quelques  autres  thonnares  ont  été  récemment  aban- 
données. L'établissement  de  ces  pêcheries  en  Sardaigne  remonte 
au  x\T  siècle.  On_en  fut  redevable  à  un  simple  marchand  nommé 
Pierre  Porta,  qui  y  consacra  sa  fortune.  On  prétend  qu'après  l'aban- 
don des  madragues  de  la  côte  d'Espagne  et  de  Portugal,  occasionné 
par  le  tremblement  de  terre  de  Lisbonne,  à  la  suite  duquel  les  thons 
parurent  changer  leur  itinéraire,  les  thonnares  de  la  Sardaigne,  hé- 
ritières des  thonnares  espagnoles  et  portugaises,  prirent  jusqu'à 
cinquante  mille  thons  par  année.  Ce  nombre  a  bien  diminué  aujour- 
d'hui. Le  chiffre  de  onze  mille  têtes  environ  représente  la  moyenne 
de  plusieurs  années;  mais  les  chances  varient  considérablement 
d'une  année  à  l'autre.  Plus  qu'aucune  autre  pêche,  celle  des  thons 
est  une  loterie  :  elle  a  ruiné  bien  des  spéculateurs.  De  tous  les  avan- 
tages qu'elle  présente,  le  plus  certain  est  d'offrir  à  la  population 
pauvre  une  lucrative  occupation. 

Ce  fut  pendant  nos  courses  à  Porto-Senso  que  nous  recueillîmes 
d'assez  curieux  détails  sur  l'industrieuse  exploitation  des  madragues, 
le  périodique  passage  des  thons,  et  leur  inconcevable  stupidité.  Au 
pied  des  falaises  du  cap  Alteno,  un  câble  en  sparterie,  tendu  per- 
pendiculairement à  la  côte  jusqu'à  une  distance  de  trois  à  quatre 
cents  mètres,  soutient  un  énorme  filet  qui  traîne  jusqu'au  fond.  Be 
nombreuses  et  fortes  ancres  l'assujettissent  des  deux  côtés;  des  pla- 
teaux de  Uége  le  font  flotter  à  la  surface.  La  dernière  ancre  est 
quelquefois  mouillée  par  une  profondeur  de  trente  ou  quarante 
brasses.  A  l'extrémité  de  ce  câble,  et  perpendiculaires  à  sa  direc- 
tion, se  trouvent  établis  les  filets  de  la  madrague  :  ils  forment  plu- 
sieurs chambres  dont  la  dernière  est  composée  de  solides  mailles 
de  clianvre. 

Quand  les  thons,  dans  leurs  pérégrinations  périodiques,  ont  passé 
le  détroit  de  Gibraltar,  ils  se  divisent  en  deux  bandes,  dont  l'une 


4âO  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

suit  le  littoral  de  l'Afrique  et  l'autre  celui  de  l'Espagne.  Cette  der- 
nière bande  gagne  bientôt  les  côtes  de  la  Sardaigne  et  les  descend 
du  nord  au  sud  en  les  rangeant  de  fort  près  pour  trouver  à  se  noiirrir, 
sur  le  bord,  de  petits  poissons  ou  de  détritus  végétaux.  En  suivant 
ainsi  les  inflexions  du  rivage,  les  thons  rencontrent  sur  leur  roule 
l'immense  filet  qui  leur  barre  le  passage.  Us  le  suivent  jusqu'à  son 
extrémité,  et  là,  trouvant  une  autre  barrière,  ils  reviennent  sur  leurs 
pas.  Arrivés  près  de  la  côte,  ils  n'ont  pas  l'idée  de  rebrousser  chemin 
et  de  s'en  retourner  par  où  ils  sont  venus;  ils  s'en  garderaient  bien, 
l'instinct  qui  les  dirige  ne  va  pas  jusque-là.  Ils  remontent  encore 
jusqu'à  l'obstacle  invincible,  pour  redescendre  de  nouveau  vers  la 
côte,  et  pendant  trois  jours  quelquefois  leurs  nombreux  bataillons 
continuent  stoïquement  ce  manège.  Des  hommes  placés  dans  des 
bateaux  de  garde  ne  les  perdent  pas  de  vue,  et  quand ,  fatigués  de 
tourner  ainsi  dans  un  cercle  constant ,  quelques  thons  s'aventuren' 
dans  l'enceinte  des  chambres  de  la  madrague,  les  filets  latéraux  qu'on 
a  laissés  abaissés  sont  soudainement  relevés,  et  ces  ingénieux  pèle- 
rins se  trouvent  captifs. 

Le  jour  de  la  matanz-a  arrivé,  quand  quatre  ou  cinq  cents  thons 
sont  réunis  dans  les  filets,  on  les  provoque  doucement  à  passer  d'une 
chambre  dans  l'autre,  sans  les  effrayer  cependant;  car,  si  on  les  ef- 
frayait, ils  briseraient  et  entraîneraient  tout.  Une  fois  arrivés  dans 
la  dernière  chambre,  cette  chambre  de  mort  qui  peut  défier  tous 
les  efforts  des  thons  captifs,  les  filets  sont  fermés;  d'énormes  ba- 
teaux, appelés  les  vaisseaux  de  la  madrague,  s'en  approchent;  on 
soulève  sur  les  bords  la  chambre  chargée  de  butin  :  les  meurtriers 
sont  prêts,  tenant  à  la  main  des  crocs  emmanchés  à  de  courts  bcUons 
de  chêne.  Le  signal  du  carnage  est  donné.  C'est  alors  un  combat, 
c'est  une  tempête  :  le  sang  ruisselle,  l'onde  jaillit;  des  cris  de  joie 
animent  les  pêcheurs;  les  thons  sont  jetés  pêle-mêle  au  fond  des  vais- 
seaux, qu'ils  battent  convulsivement  de  leurs  queues.  De  nombreuses 
barques  portent  à  terre  ces  monstrueuses  victimes,  qui  sont  en  un 
instant  dépecées,  cuites,  salées  et  encaquées.  A  peine  déchargées, 
les  barques  reviennent  aux  vaisseaux  prendre  un  nouveau  charge- 
ment. C'est  une  activité  à  faire  plaisir.  Les  rades  ne  sont  animées 
que  pendant  la  matanza.  Des  bâtimens  génois,  marseillais,  napoli- 
tains, en  attendent  le  produit  pour  l'aller  porter  sur  les  marchés  de 
la  Lombardie,  de  la  Toscane  et  des  provinces  sardes  du  continent; 
des  équipages  siciliens  arrivent  chargés  de  sel  :  c'est  pour  quelques 
instans  un  mouvement  commercial  inusité  en  Sardaigne. 


LA   SARDAIGNE.  421 

La  pêche  du  corail,  moins  abondante  que  sur  les  côtes  d'Afrique, 
est  entièrement  abandonnée  aux  Siciliens  et  aux  Génois.  Les  bancs 
de  corail  actuellement  exploités  sont  ceux  qui  se  trouvent  à  la  hauteur 
d'Alghero,  ou  à  quelques  milles  à  l'ouest  de  l'île  de  Saint-Pierre. 
Outre  les  pêcheries  du  littoral,  les  étangs  d'Oristano,  de  Cagliari 
et  de  Porto-Pino,  dans  le  golfe  de  Palmas,  fournissent  une  grande 
quantité  de  mulets,  dont  les  œufs,  salés  et  soumis  à  une  forte  pres- 
sion, se  vendent  sous  le  nom  de  bottarghey  et  sont  une  grande  res- 

urce  pour  le  temps  du  carême. 


III. 


Avec  nos  habitudes  d'économie  rapace,  avec  notre  instinct  spécu- 
lateur, nous  avons  peine  à  comprendre  qu'un  pays  si  fécond  en 
ressources  ne  devienne  pas  l'objet  d'une  exploitation  active;  mais 
l'habitant  de  la  Sardaigne,  le  campagnard  surtout,  satisfait  de  son 
sort  et  fier  de  lui-même,  ne  s'est  pas  encore  enthousiasmé  pour  les 
sublimes  doctrines  du  progrès  matériel.  C'est  un  homme  d'un  autre 
âge  qui  se  présente  encore  à  l'observateur  avec  une  physionomie 
étrange  remplie  d'attrait  et  de  poésie.  Monté  sur  un  cheval  plein  de 
feu,  avec  son  long  fusil  sur  l'arçon  de  sa  selle,  il  rappelle  bien  plus 
le  klephte  de  l'Albanie  que  l'industrieux  laboureur  de  nos  contrées. 
D'une  taille  moyenne,  mais  bien  proportionnée,  il  a  le  teint  brun, 
des  yeux  noirs  très  vifs,  la  bouche  généralement  grande  et  les  lèvres 
épaisses.  Inculte  comme  on  l'a  laissé,  il  a  conservé  une  imagination 
prompte,  un  tour  d'esprit  naïvement  poétique  et  un  attachement 
enthousiaste  pour  son  pays. 

Une  sorte  de  quiétude  indolente  semble  le  caractère  distinctif  de 
la  classe  inférieure.  Au  milieu  de  ces  terribles  marais  que  désole 
l'intempérie,  vous  verrez  souvent  le  berger  sarde  tranquillement 
assis  et  impassible  sous  la  morsure  d'un  soleil  dévorant.Vous  retrou- 
verez involontairement  dans  votre  mémoire  quelque  souvenir  de  la 
muse  antique,  à  l'aspect  de  ce  Tityre  sauvage  qui,  les  joues  gonflées, 
emplit  de  son  souffle  un  triple  roseau  sonore.  Cet  instrument  est  la 
launedda,  composée  de  trois  flûtes  inégales,  tibiœ  impares,  orchestre 
rustique  qui  résonne  au  milieu  des  joncs  et  rappelle  au  troupeau  les 
brebis  éloignées.  L'existence  casanière  de  la  classe  moyenne  est 
douce  et  monotone.  Au  curé  de  village,  au  modeste  médecin,  au 
petit  propriétaire,  il  suffît  d'une  maisonnette  bien  blanche,  précédée 


422  11 E VUE  DES   DEUX   MONDES. 

ordinairement  d'une  vaste  cour  où  un  lit  épais  de  paille  et  de  fange 
fait  fumier.  Devant  le  corps-de-logis,  une  vigne  attache  ses  sarmens 
à  des  traverses  de  bois  qui  partent  de  la  façade  pour  s'appuyer  sur  de 
lourds  piliers  carrés  grossièrement  maçonnés.  La  maison,  couverte  en 
tuiles  rouges,  n'est  le  plus  souvent  qu'un  long  rez-de-chaussée  com- 
posé d'une  chambre  à  coucher  et  d'une  cuisine  comprise  entre  l'éta- 
ble  et  l'écurie.  Pour  ameublement  de  la  chambre  d'honneur,  quel- 
ques chaises,  une  table,  et  un  vaste  lit  au  sommet  duquel  il  paraît 
difficile  d'arriver  sans  échelle.  Dans  une  telle  retraite,  les  jours  cou- 
lent lentement,  obscurément,  semblables  les  uns  aux  autres;  le  moin- 
dre incident  fait  époque.  La  plus  importante  affaire  de  la  journée, 
c'est  la  sieste.  Cette  jouissance,  incomprise  dans  le  Nord,  n'appartient 
qu'à  ces  climats  généreux  où  le  soleil,  arrivé  au  point  culminant  de 
sa  source  glorieuse,  verse  partout  une  molle  langueur  qui  provoque 
au  sommeil  le  troupeau  vulgaire  et  porte  au  recueillement  les  na- 
tures d'éUte.  On  dîne  généralement  à  une  heure  en  Sardaigne,  et  le 
dîner  est  suivi  de  la  sieste.  C'est  un  moment  de  bien-être  facile  que 
chacun  respecte  chez  les  autres  et  fait  respecter  chez  soi.  On  s'expo- 
serait à  une  réception  peu  amicale,  si  on  se  présentait  à  cette  heure 
à  la  porte  d'une  maison  italienne. 

Une  de  ces  fêtes  religieuses  qui  deviennent  pour  les  populations 
naïves  des  jours  de  réjouissance  fut  pour  nous  une  occasion  unique 
de  voir  réunis  les  plus  curieux  costumes  de  l'île.  La  plupart  des 
paysans  portaient  des  culottes  de  furesi  noir  assez  semblables  à  celles 
des  gars  de  Tredarzec  ou  de  Plimeur  en  Basse-Bretagne,  et  par- 
dessous  ces  larges  culottes,  on  voyait  passer  uii  caleçon  de  toile 
laissé  ouvert  par  le  bas.  Leurs  jambes  étaient  couvertes  de  borze- 
ghinosy  espèce  de  guêtres  de  cuir  lacées  sur  le  mollet,  ou  de  carzas, 
guêtres  de  furesi  plus  en  usage  chez  les  habitans  du  cap  inférieur. 
Presque  tous  étaient  rasés,  et  leurs  longs  cheveux,  réunis  en  tresses, 
étaient  rassemblés  en  paquet  sous  un  bonnet  de  laine  noire,  conique 
comme  le  bonnet  phrygien,  et  dont  la  pointe  était  recourbée  sur  le 
côté  :  par-dessus  ce  bonnet,  un  énorme  chapeau  de  toile  cirée  à 
larges  bords  servait  à  les  garantir  du  soleil.  Cette  dernière  partie  de 
l'habillement  était  commune  à  la  grande  majorité  des  paysans.  Les 
autres  vêtemens  différaient  davantage,  suivant  les  professions  et  les 
Walités.  Les  uns  portaient  le  colletlà,  justaucorps  de  cuir  tanné,  san^ 
manches,  très  serré,  surtout  vers  les  hanches,  et  formant,  en  se  croi 
saut  vers  le  bas,  comme  un  tablier  double  qui  descendait  jusiju'aux 
genoux.  Ou  a  cru  reconnaître  dans  ce  vêtement  le  colaHum  ou  thorax 


LA   SAHDAIGNE.  V23 

des  anciens.  Une  large  ceinture  de  cuir  dans  laquelle  était  passé  un 
grand  couteau  l'ajustait  contre  le  corps  et  servait  également  à  con- 
server des  cartouches.  D'autres  paysans  étaient  couverts  d'une  grosse 
capote  appelée  cabanû^  qui  n'est  autre  chose  que  le  caban  des  Grecs; 
mais  le  plus  grand  nombre  était  vêtu  de  la  hestepeddî,  sorte  de  pe- 
lisse rustique  faite  avec  quatre  peaux  de  moutons  ou  de  chèvres 
dans  leur  état  naturel,  et  sans  manches,  comme  le  coUettù.  C'est  ce 
vêtement  sauvage  qui,  du  temps  des  Romains,  portait  le  nom  de 
mastmca,  et  qui  valut  aux  Sardes,  de  la  part  de  Cicéron,  l'épithète 
de  Sardi  pelliti  et  de  Sardi  mastrucati. 

Il  y  avait  en  général  plus  de  richesse  et  d'élégance  dans  l'habille- 
ment des  femmes.  Celles  qui  étaient  venues  d'Iglesias  portaient  un 
corset  en  étoffe  de  soie,  très  serré  à  la  ceinture  et  à  manches  étroites, 
un  jupon  de  drap  à  plis  très  fins  et  très  nombreux,  garni  dans  sa 
partie  inférieure  d'une  bordure  de  couleur  tranchante,  et,  sur  le 
devant,  un  petit  tablier  carré  garni  comme  le  jupon.  Leurs  cheveux 
tressés  étaient  renfermés  dans  une  résille  de  soie  attachée  sur  le 
front  par  deux  gros  rubans  qui  tombaient  sur  les  côtés;  un  mou- 
choir de  mousseUne  brodé,  lié  sous  le  menton,  cachait  entièrement 
cette  résille.  Quelques  jeunes  filles  d'Oristano  se  distinguaient  par 
leur  jupon  rouge  et  un  grand  mouchoir  carré  à  larges  palmes  qui, 
placé  sur  leur  tête,  retombait  par  derrière  jusqu'à  leurs  talons. 

La  hiérarchie  sociale  est  rigoureusement  établie  entre  les  femmes 
par  une  qualification  particulière  à  chaque  classe.  La  dama  est  une 
dame  de  haut  rang;  la  signora  est  une  dame  de  condition  moyenne; 
la  femme  d'un  médecin  ou  d'un  avocat  s'appelle  nostrada;  celle  d'un 
fermier  contadina  principale.  U arteggiana  est  l'épouse  d'un  artisan, 
et  la  contadina  rustica  celle  d'un  simple  paysan.  Dans  les  deux 
classes  inférieures,  les  femmes  sont  chargées  de  presque  tous  les 
soins  domestiques.  Elles  s'occupent  en  même  temps  des  enfans  et 
de  la  basse-cour,  de  la  confection  du  pain  et  de  celle  des  étoffes 
grossières  que  l'on  fabrique  dans  l'île  avec  la  laine  des  brebis.  Ce 
sont  elles  aussi  qui,  la  plupart  du  temps,  vont  chercher  l'eau  aux  puits 
ou  aux  fontaines,  souvent  placés  en  dehors  des  villages.  Portant  sur 
leur  tête  l'amphore  aux  formes  antiques,  elles  ont  alors  dans  leur 
démarche  une  grâce  singulière.  La  tête  rejetée  en  arrière,  les  reins 
bien  cambrés,  soutenant  parfois  d'une  main  le  vase  chancelant,  elles 
marchent  d'un  pas  ferme  et  assuré,  sans  répandre  une  goutte  d'eau 
de  l'urne  remplie  jusqu'au  bord. 

Il  n'est  rien  de  mieux,  pour  conserver  FempreiTite  caractéristique 


424  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

d'un  peuple,  que  la  rareté  et  la  difficulté  des  voies  de  communica- 
tion. A  cet  égard,  les  Sardes  n'avaient  rien  à  envier  aux  popula- 
tions les  plus  arriérées  avant  les  tentatives  faites  en  ces  derniers 
temps.  Il  y  a  peu  d'années  qu'ils  étaient  entièrement  privés  de  che- 
mins praticables  pour  des  voitures.  Ce  ne  fut  qu'en  18*22  qu'une 
route  royale  de  sept  mètres  de  largeur,  et  de  cent  vingt-cinq  milles 
de  développement,  fut  ouverte  de  Cagliari  à  Sassari.  Elle  fut  dirigée 
par  Oristano,  et  prolongée  jusqu'à  Porto-Torrès.  La  dépense  totale 
se  monta  à  près  de  4  millions  de  francs.  Une  diligence,  établie  sur 
cette  route,  fait  aujourd'hui  un  service  régulier  entre  les  deux  chefs- 
lieux  de  l'île.  Quant  à  ce  qu'on  appelle  les  chemins  de  traverse,  la  des- 
cription qu'on  en  pourrait  faire  serait  appHcable,  en  général,  à  n'im- 
porte quel  pays  de  sauvages.  Les  moyens  de  transport  sont  d'ailleurs 
en  harmonie  avec  l'état  des  lieux.  Nous  en  fîmes  la  rude  expérience 
dans  une  excursion  à  la  recherche  des  haras  justement  renommés 
du  baron  de  Teulada.  Nqus  nous  étions  égarés  après  mille  détours, 
lorsque  nous  vîmes  arriver  un  jeune  paysan  sarde  d'une  physiono- 
mie fine  et  avenante.  Il  devina  notre  embarras,  et,  après  nous  avoir 
parlé  une  langue  dont  nous  n'entendions  pas  un  mot,  il  essaya  l'élo- 
quence du  geste,  en  nous  faisant  signe  de  le  suivre  jusqu'à  une  char- 
rette embourbée  près  de  là.  Ayant  chargé  sur  cette  charrette  du  bois 
qu'il  devait  précisément  voiturer  à  Teulada,  il  passa  dans  une  prairie 
voisine  et  en  ramena  une  paire  de  taureaux  magnifiques,  au  fanon 
tombant  jusqu'aux  pieds,  à  l'œil  plein  de  feu.  Nous  le  vîmes  ensuite 
fixer  par  un  œillet  le  bout  des  rênes  à  la  corne  extérieure  de  ces 
fougueux  animaux,  puis  saisir  les  deux  oreilles  qui  se  trouvaient 
près  du  timon  et  serrer  chacune  d'elles  d'un  demi-tour  de  la  rêne 
qu'il  avait  ramenée  sur  l'avant  du  joug.  Cette  compression  de  l'oreille 
dompte  si  bien  les  malheureux  taureaux,  que  de  semblables  attelages 
sont  conduits  au  grand  trot  ou  même  au  galop  à  travers  les  rues  de- 
petites  villes  sans  qu'il  en  résulte  aucun  accident.  On  doit  seulement 
éviter  d'approcher  les  bœufs  de  mauvaise  réputation,  qui  portent 
aux  cornes  un  brin  de  paille  :  c'est  encore  le  fœnum  habet  in  cornu 
d'Horace. 

Le  chariot,  qui  sans  doute  n'était  pas  autre  chose  que  le  plaus- 
trum  vénérable  des  Romains,  n'excita  pas  moins  notre  curiosité. 
C'était  une  espèce  d'échelle,  ayant  à  peu  près  trois  pieds  de  large 
dans  la  partie  qui  formait  le  char,  mais  assez  étroite  à  son  extrémité 
aritérieure  pour  servir  de  timon.  Vers  le  milieu  de  cette  échelle  ho- 
rizontale se  trouvaient  pratiqués  deux  encastremens  semi-circulaires. 


LA   SARDATGNE.  425 

dans  lesquels  se  logeait  l'essieu,  et  c'était  cet  essieu  même,  portant 
à  chaque  extrémité  une  roue  massive,  qui  tournait  dans  les  encas- 
tremens.  Les  roues,  composées  de  trois  planches  unies  par  une 
grande  clouée  en  travers,  étaient  entourées,  non  par  un  cercle  de 
fer,  mais  par  d'énormes  clous  dont  les  têtes  triangulaires  se  tou- 
chaient. 

Peu  encouragés  par  ces  préparatifs,  nous  prîmes  place  en  frisson- 
nant auprès  de  notre  cocher.  Celui-ci  se  dirigea  vers  un  ruisseau 
dont  le  lit  formait  l'enceinte  de  la  vaste  prairie  où  il  avait  été  cher- 
cher son  attelage.  Tout  d'un  coup,  il  pique  ses  agiles  taureaux  en  les 
animant  de  la  voix  ;  les  deux  roues  du  char  tombent  à  la  fois  de  près 
de  trois  pieds  de  haut  au  fond  du  ruisseau;  nous  chancelons  à  cette 
secousse  inattendue;  la  ferme  contenance  de  notre  guide  nous  ras- 
sure, et  nous  voilà  suivant  le  lit  inégal  et  raboteux  de  ce  ruisseau, 
qui  coulait  à  pleins  bords  entre  deux  haies  de  ronces  et  de  rosiers 
sauvages.  Nos  coursiers  avaient  de  l'eau  jusqu'au  poitrail.  Le  jeune 
paysan,  attentif  aies  diriger,  leur  parlait  sans  cesse  et  les  maintenait 
soigneusement  au  miheu  du  courant.  Il  y  avait  des  endroits  où  nous 
faisions,  en  passant,  une  trouée  à  travers  les  buissons  qui  se  rejoi- 
gnaient d'un  bord  à  l'autre  du  fossé.  Le  moins  qui  pût  nous  arriver, 
selon  les  apparences,  devait  être  de  laisser  aux  ronces  la  moitié  de 
nos  vêtemens;  quand  le  lit  du  ruisseau  devenait  trop  étroit,  la  roue 
du  char  montait  sur  la  berge,  et  nous  inclinions  tellement  que  nous 
nous  crûmes  vingt  fois  sur  le  point  de  verser.  Enfin ,  après  un  quart 
d'heure  de  ce  supplice,  nous  prîmes  terre  sur  un  sentier  qui,  bien 
que  creusé  par  de  profondes  ornières,  n'était  que  roses  après  le 
chemin  d'amphibies  que  nous  venions  de  parcourir.  Notre  cocher  se 
retourna  alors  vers  nous,  et  son  sourire  sembla  nous  demander  ce 
que  nous  pensions  des  moyens  de  transport  de  Teulada.  En  vérité, 
nous  pensions  que,  si  les  Sardes  voulaient  continuer  à  naviguer  ainsi 
dans  les  fossés,  ils  faisaient  bien  de  garder  leur  plaustrum  et  de  re- 
pousser obstinément  toutes  les  innovations  qu'on  cherche  à  intro- 
duire à  cet  égard  dans  leur  île,  car  je  ne  connais  pas  de  véhicule  mieux 
approprié  au  genre  de  pérégrination  dont  nous  avions  fait  l'épreuve. 

Les  communications  maritimes  ont  aussi  conservé  quelque  chose 
de  primitif,  du  moins  sur  les  côtes  orientales.  Le  défaut  de  ports,  dans 
cette  région ,  n'admettant  guère  que  des  bateaux  que  l'on  puisse  tirer 
sur  le  rivage,  on  y  emploie  le  ciù  (prononcez  tchiou],  construction 
propre  à  la  Sardaigne.  C'est  un  grand  bateau  plat,  pointu  des  deux 
bouls,  emporté  par  une  immense  voile  triangulaire,  semblable  à  l'aile 

TOME  IV.  28 


426  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

d'une  bécassine,  assez  active  d'ailleurs,  mais  brutale  dans  son  allure. 
Nous  nous  résignâmes  à  monter  un  bateau  de  cette  famille,  pour 
explorer  le  littoral  désert  qui  s'étend  du  golfe  de  Cagliari  au  cap 
Ferrato.  Il  m'a  toujours  semblé  que  ce  dut  être  sur  un  ciù  pareil  au 
nôtre  que  Télémaque  s'embarqua  cette  nuit  où  il  quitta  secrètement 
Ithaque  pour  se  rendre  à  Pylos.  Non  pas  que  notre  bateau  naviguât 
souvent  la  nuit  :  oh!  non,  c'était  un  ciù  prudent  qui  touchait  de  plage 
en  plage,  se  tirait  à  terre  à  la  première  menace  du  ciel,  et  qui  relâchait 
ponctuellement  chaque  soir,  ayant  sans  doute  retenu  cette  sentence 
d'Homère  transmise  de  ciù  en  ciù  :  «  C'est  la  nuit  que  s'élèvent  les 
<(  vents  terribles  qui  perdent  les  navires.  »  Dès  que  le  vent  était  con- 
traire et  la  mer  un  peu  dure,  nous  devions  chercher  l'abri  le  plus 
voisin ,  car,  si  le  ciù  eût  résisté  à  la  mer,  à  coup  sûr,  nous  n'eussions 
pas  résisté  au  ciù.  Jamais  bateau  pareil ,  j'en  fais  serment,  n'a  choqué 
la  crête  de  la  lame;  jamais  cahots  de  charrette  sur  les  routes  défon- 
cées de  la  Brie  n'ont  égalé  ses  soubresauts,  ses  trépidations  épilepti- 
ques  :  il  n'y  a  que  le  charbon  de  Carbonara  ou  les  fromages  de  Sar- 
rabus  qui  puissent  supporter  long-temps  une  telle  navigation. 

La  difficulté  des  communications  dans  la  plus  grande  partie  de 
l'île,  l'isolement  forcé  de  la  plupart  des  groupes  explique  leur  état  à 
demi  sauvage.  Le  seul  lien  qui  les  rattache  l'un  à  l'autre  et  les  rap- 
proche quelquefois,  c'est  la  religion.  Le  sentiment  religieux  est  en- 
core très  vif  en  Sardaigne.  Il  n'est  pas  rare  d'y  rencontrer  de  francs 
et  bons  catholiques,  pleins  de  foi  et  d'enthousiasme,  emportés  même 
un  peu  loin  par  leur  imagination  méridionale.  On  vous  soutiendra 
fort  et  ferme  qu'il  faudrait  bien  se  garder  de  ne  pas  aller  chercher 
saint  Effisio  à  Pula,  le  jour  de  sa  fête,  pour  le  transporter  à  Ca- 
gliari, et  que  le  saint,  si  on  l'oubliait,  se  mettrait  en  route  tout  seul. 
La  religion  est  la  principale  occasion  de  rendez-vous  publics.  Une 
chapelle  ruinée  au  bord  de  la  route,  inaperçue  par  le  voyageur  dis- 
trait, deviendra,  à  la  fête  du  patron,  un  lieu  de  rassemblement  et 
de  plaisir  pour  les  villageois  du  voisinage.  Ce  sont  là  des  émotions 
naïves  que  nous  ne  connaissons  plus,  et  dont  j'ai  pu  me  faire  une 
idée  à  la  fête  du  modeste  village  élevé  sur  les  ruines  de  l'opulente 
Sulcis.  Saint  Antiochus,  martyr  sous  Dioclétien,  en  est  aujourd'hui 
!e  patron.  Dans  la  crainte  des  Barbaresques,  les  reliques  vénérées  de 
ce  saint  furent  jadis  transportées  à  Iglesias;  mais,  chaque  année,  elles 
sont  rapportées  en  grande  pompe  h  Saint-Antioche,  et  la  population 
tout  entière,  hommes,  femmes  et  enfans,  h  pied,  à  cheval,  en  char- 
rello,  se  presse  sur  la  route  dTglesias  pour  saluer  le  saint  h  son  pas- 


LA  SARDAIGNE.  427 

sage.  Cette  fois,  la  fête  fut  plus  brillante  que  jamais;  pendant  tout 
le  mois  d'avril,  on  avait  sollicité  pieusement  quelques  journées  de 
pluie;  après  être  long-temps  resté  sourd  aux  prières,  le  saint  daigna 
se  laisser  fléchir.  La  population,  dans  sa  reconnaissance,  se  porta 
d'enthousiasme  à  la  rencontre  de  son  patron,  qui  arriva  dans  un 
carrosse  attelé  des  deux  plus  beaux  bœufs  de  la  plaine  dont  on 
avait  orné  les  cornes  de  magnifiques  oranges.  Une  brillante  caval- 
cade lui  servait  de  cortège ,  un  orchestre  composé  de  trente  joueurs 
de  launedda  le  précédait.  De  nombreuses  carrioles  tirées  par  des- 
bœufs,  recouvertes  d'étoffes  éclatantes,  et  parées  de  branches  de 
myrte  et  de  lentisque,  suivaient  par  derrière  avec  les  familles  venues 
d'Iglesias  ou  des  villages  voisins.  Des  paysans  pieds  nus  portaient  à 
la  main  des  cierges  allumés,  d'autres,  voltigeant  autour  du  carrosse^ 
tiraient  des  salves  de  coups  de  fusil.  La  joie  la  plus  expansive  et  la 
plus  sincère  animait  la  pieuse  solennité.  Chacun  avait  revêtu  ses  plus 
beaux  habits,  et  comme  si  le  ciel  eût  voulu  prêter  son  concours  à 
cette  fête,  le  temps,  qui  avait  été  gris  et  pluvieux  les  jours  précé- 
dens,  était  magnifique  ce  jour-là.  Pendant  les  trois  jours  que  dura  la 
fête,  on  n'eût  pas  reconnu  le  village  de  Saint-Antioche.  Dans  toutes 
les  rues,  on  avait  dressé  des  boutiques  où  s'étalaient  des  pièces 
d'étoffes  qu'on  ne  voit  plus  en  Europe  depuis  cinquante  ans.  C'étaient 
des  damas,  des  lampas,  des  brocards  qui  sortaient  je  ne  sais  d'où ,  et 
qui,  bien  qu'un  peu  fanés,  étaient  encore  d'une  grande  richesse.  A 
côté  des  splendides  étoffes,  on  vendait  de  communes  rouenneries^ 
des  toiles  imprimées,  et  toute  la  misérable  pacotille  que  nous  expor- 
tons en  pays  étranger.  On  était  venu  à  cette  foire  de  dix  lieues  à  la 
ronde,  et  chaque  maison,  encombrée  d'étrangers,  se  mettait  en  frais 
pour  les  recevoir  dignement.  Il  n'y  avait  pas  jusqu'aux  pauvres  gens 
vivant  sous  terre  au  sommet  de  la  colline,  habitans  des  tombeaux 
dont  ils  ont  dépossédé  leurs  ancêtres ,  qui  ce  jour-là  n'égayassent 
leur  souterrain  d'un  tronçon  de  chère  lie  et^'d'un  plat  de  macaroni. 

N'est-il  pas  à  regretter  que  les  pays  où  cette  foi  naïve  a  maintenu 
une  sorte  de  gouvernement  théocratique  soient  précisément  ceux  qui 
fassent  tache  en  Europe  aujourd'hui?  Pourquoi  dans  ces  contrées  la 
terre  est-elle  en  friche,  le  commerce  languissant,  les  voies  de  com- 
munication détruites,  le  peuple  en  haillons,  son  existence  politique 
compromise?  La  foi  qui  conserve  aux  peuples  leur  poésie  et  leur 
gaieté  exclut-elle  donc  les  bénéfices  incontestables  de  la  civilisation?^ 

Une  autre  vertu  des  anciens  temps  que  la  Sardaigne  a  conservée 
sans  altération,  c'est  l'hospitalité.  Les  Sardes  sont  pour  la  plupart  de 

28. 


428  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

nature  bienveillante;  leur  abord  est  plein  de  cordiatité,  leurs  offres 
sincères.  Ils  sortent  de  leur  indolence  babituelle  dès  qu'un  bote  leur 
arrive,  et  rien  ne  leur  coûte  pour  faire  dignement  les  honneurs  de 
leur  maison.  Plusieurs  d'entre  eux  poussent  môme  le  sentiment  de 
l'hospitalité  jusqu'à  l'héroïsme  :  ils  sacrifieraient  leur  vie  pour  sauver 
celle  de  l'homme  qui  est  venu  chercher  un  asile  sous  leur  toit  pro- 
tecteur. Autant  ils  se  montrent  fermes  dans  le  dévouement,  autant 
ils  sont  implacables  dans  la  haine.  Les  a-t-on  offensés?  ils  ne  l'ou- 
blient jamais,  et  poursuivent  leur  vengeance  avec  une  ténacité  qu'au- 
cune considération  ne  saurait  fléchir.  Ces  inimitiés  se  transmettent 
de  génération  en  génération.  La  veuve  d'un  homme  assassiné  con- 
serve la  chemise  ensanglantée  de  son  mari  et  la  déploie  de  temps  en 
temps  devant  ses  enfans,  pour  entretenir  leur  haine  contre  ceux  qui 
ont  7)iangé  leur  père.  Le  fils  qui  manquerait  à  tirer  vengeance  d'un 
pareil  meurtre,  qui  n'accepterait  pas  cet  héritage  de  haine,  serait 
méprisé  dans  le  pays  et  flétri  du  nom  de  pigeon.  Ce  n'est  pas  par  un 
franc  défi  qu'il  peut  se  venger.  Le  duel  est  inconnu  en  Sardaigne.  Il 
faut  qu'à  son  tour  il  devienne  assassin.  Dès  l'enfance,  sa  mère  l'a 
instruit  à  tirer  ce  long  fusil  d'étroit  calibre  qui  reçoit  une  balle  dont 
la  grosseur  n'excède  pas  celle  d'un  pois  ordinaire.  Habitué  à  frapper 
à  coup  sûr  une  petite  pièce  de  monnaie  placée  à  quarante  pas,  il  se 
tapit  dans  les  buissons  pendant  des  jours  entiers,  épiant  le  passage  du 
meurtrier  de  son  père.  Quand  sa  vengeance  est  accomplie,  il  s'enfuit 
dans  les  montagnes,  et  va  se  joindre  à  quelque  troupe  de  bandits. 
Ce  point  d'honneur  est  le  trait  distinctif  du  caractère  sarde.  On 
peut  en  déplorer  les  suites  funestes,  mais  il  est  difficile  de  refuser 
quelque  sympathie  à  cette  nature  mâle  et  vigoureuse,  qui  offre  à 
coup  sûr  plus  de  ressources  pour  le  bien  qu'un  sang  tiède  et  ap- 
pauvri. Les  passions  farouches  d'un  tel  peuple  cachent  la  loyauté  et 
l'énergie  :  c'est  une  rouille  sous  laquelle  on  découvre  un  acier  bien 
trempé.  On  doit  mettre  d'ailleurs  quelque  différence  entre  les  ven- 
delte  de  la  Sardaigne  et  les  assassinats  des  rues  de  Naples.  Les  ven- 
dette  ont  leurs  embuscades  et  leurs  surprises,  mais  elles  débutent 
presque  toujours  par  une  franche  déclaration  de  guerre;  l'escopette 
frappe  dans  l'ombre  comme  le  stylet,  mais  elle  ne  frappe  d'ordinaire 
qu'un  homme  mis  sur  ses  gardes  par  une  offense  ou  commise  ou 
reçue.  C'est  une  vengeance  qui  n'adopte  pas  de  champ-clos,  qui  ne 
veut  pas  de  témoins,  à  laquelle  toute  heure  et  tout  moyen  convien- 
nent; c'est  une  sombre  et  impitoyable  vengeance  qui  se  plaît  à  une 
férocité  dont  les  détails  font  souvent  frémir;  ce  n'est  pas  un  meurtre 


LA  SARDAIGNE.  429 

de  lazzarone.  Si  l'on  raconte  qu'un  homme,  en  Sardaigne,  se  tint 
pendant  sept  ans  sur  un  arbre,  plusieurs  heures  par  jour,  pour  atten- 
dre son  ennemi,  on  a  vu  aussi  ces  haines  opiniâtres  emprunter  à 
l'antique  chevalerie  ses  plus  nobles  inspirations. 

Pendant  le  séjour  de  la  cour  en  Sardaigne ,  quand  de  nombreuses 
bandes  de  brigands  désolaient  la  Gallura ,  un  des  plus  fameux  ban- 
dits de  l'île,  Pierre  Mamia,  apprend  que  son  ennemi  juré,  Pompita, 
est  tombé  entre  les  mains  des  troupes  royales.  Il  rassemble  ses  par- 
tisans, et  le  déhvre  :  «  ïu  es  mop  ennemi,  lui  dit-il,  mais  c'est  de 
ma  main  que  tu  dois  recevoir  la  mort.  Voici  des  armes,  de  la  poudre 
et  du  plomb;  je  te  donne  trois  jours  pour  retrouver  les  tiens.  Au  bout 
de  ce  temps,  la  trêve  est  rompue;  tiens-toi  pour  averti  et  prends 
garde  à  toi!  »  En  1806,  un  autre  chef  de  bande,  Cicolo,  veut  tenir 
tête  aux  carabiniers  envoyés  contre  lui.  Il  est  battu  et  poursuivi. 
Dans  sa  fuite,  il  se  livre  à  deux  bergers  qui  le  conduisent  dans  les 
montagnes  et  lui  indiquent  une  retraite  inaccessible  et  inconnue. 
Quelque  temps  après,  ces  deux  bergers  sont  arrêtés,  et,  plutôt  que 
de  trahir  leur  hôte,  ils  reçoivent  la  mort  sur  l'échafaud.  Certes,  ce 
fanatisme  a  sa  noblesse  et  n'appartient  point  à  une  race  abâtardie. 
Du  reste,  les  vendette  sont  bien  moins  fréquentes  aujourd'hui 
qu'il  y  a  vingt  ans,  et  les  troupes  de  bandits  qu'elles  alimentaient 
ne  se  rencontrent  plus  guère  que  sur  la  côte  orientale  de  l'île,  dans 
la  province  de  l'Ogliastra  et  les  environs  de  Terra-Nova.  Celles-là  ne 
dédaignent  pas  toujours  de  voler  les  bestiaux  et  de  détrousser  les 
voyageurs.  Les  montagnes  de  Dorgali,  GaltelH,  Posada,  et  le  Monte- 
Santo  leur  offrent  des  refuges  où  les  troupes  n'osent  les  poursuivre. 

Entre  tous  ces  fameux  bandits  des  âges  héroïques  de  la  Sardai- 
gne, la  chronique  a  conservé  les  noms  de  don  Pietro  et  d'Ambrosio 
de  Tempio,  qui  acquirent  dans  le  siècle  dernier  une  sorte  de  popu- 
larité par  des  traits  d'une  incroyable  audace. 

Don  Pietro  possédait  des  biens  considérables,  et  un  troupeau  qui 
se  montait  à  plus  de  dix  mille  têtes  de  bétail;  mais,  ayant  tué  un 
homme  de  Chiaramonte  et  son  fils  pour  se  venger  d'une  injure  qu'il 
avait  reçue,  il  se  fit  bandit,  et  s'établit  avec  les  plus  déterminés  de 
ses  vassaux  dans  les  gorges  du  mont  Sassù.  Plein  d'intelligence,  et 
ne  manquant  pas  d'un  certain  honneur  qu'il  entendait  à  sa  façon,  il 
interdisait  à  ses  affidés  des  larcins  qui  les  eussent  rendus  odieux 
aux  paysans.  Il  devint  bientôt  la  terreur  des  troupes  envoyées  contre 
lui.  Blessé  à  la  main  gauche,  il  s'habitua  à  poser  le  canon  de  son 
fusil  sur  l'avant-bras,  et ,  de  la  sorte,  il  se  rendit  si  habile,  qu'il  ne 


430  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

manquait  jamais  un  œuf  jeté  en  l'air  devant  lui.  Il  accorda^i  au- 
dience à  ses  amis;  mais  il  eût  été  peu  prudent  de  se  présenter  sans 
un  sauf-conduit,  car  il  y  avait  toujours  quelques  bandits  bien  armés 
et  d'énormes  mâtins  placés  en  sentinelle  pour  prévenir  les  sur- 
prises. A  la  fln,  la  trahison  le  livra  à  ses  ennemis.  Il  fut  massacré  avec 
tous  ses  compagnons,  pendant  qu'ils  étaient  plongés  dans  un  pro- 
fond sommeil,  produit  par  de  l'opium  qu'on  avait  mêlé  à  leur  vin. 

Ambrosio  de  Tempio  avait  tué  tant  d'hommes  et  tenu  si  long- 
temps contre  tous  les  efforts  des  autorités,  que  bien  des  gens  le 
croyaient  sous  la  protection  particulière  d'un  saint.  Il  disparut  ce- 
pendant un  jour,  étant  probablement  mort  dans  quelque  caverne 
des  suites  de  ses  blessures ,  ou  par  quelque  autre  accident.  Il  y  a 
encore  dans  le  canton  où  l'on  a  conservé  son  souvenir  plus  d'un 
paysan  qui  le  croit  vivant  et  s'attend  à  le  voir  reparaître.  Le  plus 
bel  éloge  qu'on  puisse  faire  d'un  fusil  en  Sardaigne,  c'est  de  le  com- 
parer à  la  redoutable  canna  d' Ambrosio. 

Tous  ceux  qu'un  délit  plus  ou  moins  excusable  expose  aux  ri- 
gueurs de  la  loi  ne  sont  pas  assez  heureux  pour  aller  mener  dans 
les  montagnes  cette  poétique  vie  de  bandit.  Les  coupables  que  la 
justice  peut  atteindre  sont  condamnés  aux  galères  quand  ils  évitent 
la  peine  capitale.  Au  reste,  on  est  loin  d'attacher  dans  l'île  aucune 
idée  d'ignominie  à  ce  rigoureux  châtiment  des  travaux  forcés,  quand 
celui  qui  le  subit  n'a  commis  qu'un  de  ces  actes  de  violence  excusés, 
ou,  pour  mieux  dire,  commandés  impérieusement  par  les  mœurs 
du  pays  :  ce  qui  l'eût  déshonoré  aux  yeux  de  tous,  c'eût  été  de  ne 
pas  riposter  à  un  premier  coup,  de  ne  pas  laver  dans  le  sang  une 
insulte.  Les  galériens  sont  en  général  employés  à  l'exploitation  des 
salines;  quelquefois,  par  une  sorte  de  commutation  de  peine,  on 
les  attache  à  des  spéculations  particulières.  Il  y  a  quelques  années, 
un  homme  généreux  et  entreprenant,  le  général  lucane,  en  in- 
spection militaire  dans  l'extrémité  orientale  de  l'île,  s'aftligea  de 
ne  rencontrer  qu'une  population  rare,  abrutie  et  misérable  dans  un 
canton  fertile  et  favorablement  situé.  Il  conçut  le  projet  d'y  fonder 
un  village.  A  son  retour  à  Cagliari,  il  obtint  du  gouvernement  une 
concession  de  terres,  et  en  môme  temps  une  concession  de  galé- 
riens. Ce  furent  les  commencemens  de  Rome  et  de  Carbonara.  Une 
modeste  église,  que  le  général  lit  élever  à  ses  frais,  devint  un  centre 
de  population  auquel  vinrent  se  rallier  les  pâtres  de  la  montiigne  et 
les  sauvages  de  la  côte.  Aujourd'hui,  la  plaine  de  Carbonara  produit 
du  blé,  du  vin,  nourrit  de  nombreux  troupeaux,  et  le  bienfaiteur  de 


LA  SARDAIGNE.  431 

cette  nouvelle  commune  commence  à  recueillir  les  fruits  de  son 
heureuse  inspiration. 

Un  guide  nommé  Francesco  Coceù,  qui  nous  conduisit  au  cap 
Ferrato,  était  précisément  un  des  premiers  colons  de  Carbonara, 
condamné  à  dix  ans  de  galères  pour  avoir  tué  un  homme  sans  pré- 
méditation. Pauvre  Coccù!  C'était  un  jour  de  fête,  un  de  ces  beaux 
jours  de  fêtes  méridionales  où,  sous  un  chaud  soleil,  sous  la  voûte 
bleue  et  pure,  les  danses  se  mêlent  au  son  de  la  launedda  :  Coccù 
s'était  rendu  au  ballo  tondo  de  Pirri,  et  là,  sans  y  penser,  il  avait  dans 
la  ronde  entrelacé  ses  doigts  à  ceux  de  sa  voisine  (ce  qui  n'est  per- 
mis, à  vrai  dire,  qu'à  un  mari  ou  à  un  fiancé,  mais  Coccù  n'y  prenait 
pas  garde).  Il  était  donc  tout  entier  au  plaisir  du  ballo  tondo,  se  dé- 
menant, s'agitant,  et  oubliant  ses  doigts,  quand  un  jeune  homme  qui 
tenait  l'autre  main  de  sa  jolie  voisine  (celui-là  était  son  fiancé)  lui 
cria  d'une  voix  altérée  par  la  colère  :  —  Prends  garde  à  ce  que  tu  fais, 
Coccù,  ou  tu  me  le  paieras!  —  Coccù  continuait  à  danser;  mais, 
voyant  celui  qui  venait  de  lui  donner  cet  avis  porter  la  main  à  son 
couteau  et  se  précipiter  vers  lui,  il  fut  plus  prompt  à  dégainer,  et  le 
prévint  en  le  jetant  mort  sur  la  place.  Deux  existences  perdues  en 
un  instant  ! 

L'amour  est  l'occasion  la  plus  fréquente  de  ces  tristes  tragédies. 
Les  Sardes  sont  en  général  très  jaloux.  Rarement,  quand  ils  reçoi- 
vent des  étrangers ,  les  femmes  sont  admises  à  prendre  part  aux 
repas.  Cependant  la  meilleure  harmonie  règne  communément  dans 
le  ménage.  Les  cérémonies  qui  consacrent  les  fiançailles  et  les  noces 
prouvent  que  le  Sarde  n'a  pas  encore  dépouillé  le  mariage  de  toute 
poésie.  Les  jours  de  fête,  dans  les  lieux  de  réunion,  où  plus  d'un 
jeune  garçon,  soyez-en  sûr,  sent  battre  discrètement  son  cœur  à 
Vaspect  des  belles  jeunes  filles,  vous  verrez  quelque  vieux  pâtre  cher- 
chant dans  cette  foule  joyeuse  une  fiancée  pour  son  fils,  et  répétant 
tout  bas  la  gracieuse  formule  usitée  pour  la  demande  en  mariage  : 
a  Vous  possédez,  compère,  une  génisse  blanche  et  d'une  beauté  par- 
faite. C'est  elle  que  je  viens  chercher,  car  elle  ferait  la  gloire  de  mon 
troupeau  et  la  consolation  de  mes  vieux  ans.  »  Si  flatté  qu'il  soit  de 
cette  proposition,  le  père  de  la  jeune  fille,  pour  se  conformer  aux 
lois  de  la  bienséance,  ne  paraîtra  pas  saisir  l'objet  de  la  demande. 
Il  se  lèvera ,  et  amenant  successivement  chacune  de  ses  filles  : 
«  Est-ce  là  ce  que  vous  cherchez?  »  dira-t-il;  et  il  aura  soin  de  n'intro- 
duire que  la  dernière  celle  dont  son  hôte  est  venu  demander  la  main. 

Dès  que  la  proposition  de  mariage  est  agréée,  des  cadeaux  sont 


432  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

échangés  comme  gages  d'un  consentement  mutuel.  Les  bancs  sont 
ensuite  publiés  pendant  trois  semaines,  et  huit  jours  avant  le  ma- 
riage, qui  doit  être  célébré  dans  la  paroisse  de  la  jeune  ûlle,  le  trous- 
seau de  la  mariée  est  transporté  avec  pompe  dans  la  maison  qu'elle 
doit  habiter.  C'est  là  une  cérémonie  à  la  fois  joyeuse  et  attendris- 
sante dont  le  spectacle^me  fut  offert  sur  le  chemin  qui  conduit  du 
village  de  Selargius  à  celui  de  Settimo.  Nous  venions  de  quitter  Se- 
largius,  quand  nous  aperçûmes  de  loin  une  longue  file  d'hommes  et 
de  femmes,  quelques-uns  à  pied,  mais  le  plus  grand  nombre  à  che- 
val; à  la  suite  venaient  de  nombreux  chariots  traînés  par  des  bœufs. 
Les  sons  nasillards  de  la  launedda  arrivaient  déjà  jusqu'à  nous  avec 
le  grincement  des  essieux  et  les  cris  d'une  foule  animée.  Une  jeune 
fille  de  Settimo  devait  s'unir  dans  huit  jours  à  un  jeune  paysan  de 
Selargius,  et  le  fiancé,  accompagné  de  ses  amis,  les  paranymphes 
antiques,  avait  été  recevoir  des  parens  de  sa  future  épouse  le  trous- 
seau et  l'ameublement  qui  composaient  une  partie  de  sa  dot,  et  qu'il 
transportait,  avec  le  cérémonial  usité,  dans  la  maison  nuptiale. 

Par  une  coïncidence  singulière,  il  n'y  avait  pas  deux  ans  qu'en 
Turquie  j'avais  vu  transporter  ainsi,  sur  la  grande  route  qui  conduit 
de  ïhérapia  à  Stamboul,  le  magnifique  trousseau  de  la  sultane  Atié. 
Près  du  Bosphore,  le  cortège  se  composait  de  voitures  aux  panneaux 
dorés,  traînées  par  huit  chevaux  :  au  fond  de  ces  voitures,  on  aper- 
cevait les  odalisques  du  sérail  enveloppées  dans  leur  feredji,  et  le 
visage  couvert  du  yacmack;  des  eunuques  blancs  et  noirs  veillaient  à 
toutes  les  portières.  Après  ces  voitures,  de  nombreux  chameaux, 
au  pas  lent  et  mesuré,  portaient  les  aiguières  et  les  plats  d'or  et 
d'argent,  ou  les  meubles  incrustés  de  nacre  et  d'ivoire;  puis  venaient 
le  sadrazan  et  les  autres  ;ministres,  suivis  d'arrabas  richement  dé- 
corés auxquels  étaient  attelés  de  superbes  taureaux  d'une  blancheur 
éclatante;  des  escadrons  de  cavalerie  équipés  à  l'européenne  conte- 
naient avec  peine  le  peuple  émerveillé.  Ici,  entre  Settimo  et  Selar- 
gius, la  cérémonie  était  la  même;  il  n'y  avait  de  changé  que  l'échelle 
de  la  fête  :  les  riches  arrabas  étaient  remplacés  par  une  douzaine  de 
chariots  sur  lesquels  on  avait  entassé  plusieurs  matelas  tout  neufs, 
des  bois  de  lit,  des  chaises  ornées  de  branches  de  lentisque  et  d'ar- 
bousier. Des  tables  et  des  bancs ,  de  grands  bahuts  de  chêne  renfer- 
mant les  robes  de  la  fiancée,  suivaient  sur  d'autres  chariots;  une 
troupe  de  jeunes  garçons  et  de  femmes  parés  comme  aux  plii< 
grands  jours  précédaient  ces  chars  rustiques,  portant  sur  leurs  têti 
des  corbeilles  pleines  de  verres  et  de  porcelaines.  Un  nombreux  cor- 


LA  SARDAIGNE.  433 

tége  de  paysans  à  cheval ,  devant  lequel  marchaient  deux  joueurs 
de  flûte,  entourait  le  jeune  époux,  qui  se  faisait  remarquer  entre  tous 
par  sa  bonne  mine  et  la  richesse  de  ses  vêtemens.  Il  fallut  plus  d'un 
quart  d'heure  pour  que  cette  bruyante  procession  défilât  devant  nous. 

Vient  enfin  pour  les  fiancés  le  grand  jour  de  la  bénédiction  nup- 
tiale. Avant  de  se  séparer  de  son  père,  la  jeune  femme,  en  sortant 
de  l'église,  mange  avec  son  époux,  pour  la  première  fois,  un  potage 
qui  leur  est  servi  dans  la  même  écuelle.  Un  brillant  cortège  les  ac- 
compagne ensuite  jusqu'à  leur  nouvelle  demeure,  décorée ,  comme 
au  temps  de  Juvénal,  de  guirlandes  de  fleurs  et  de  branches  de  myrte. 
Les  matrones,  qui  attendent  les  époux  sur  le  seuil  de  la  maison, 
jettent  sur  eux,  dès  qu'ils  sont  à  portée,  des  poignées  de  sel  et  de 
froment,  et  la  journée  se  termine  par  un  copieux  festin. 

Tel  est  ce  peuple  que  la  civilisation  s'apprête  à  envahir.  Ce  ne  fut 
qu'après  notre  retour  en  France  que. nous  pûmes  apprécier  combien 
peu  la  Sardaigne  est  connue.  Même  parmi  les  hommes  occupés  de 
géographie  générale  et  de  travaux  statistiques,  nous  en  trouvâmes 
peu  qui  ne  fussent  obligés  de  confesser  à  cet  endroit  une  lacune 
considérable  dans  leurs  études.  La  Sardaigne  et  ses  ressources,  son 
peuple  demi-romain  et  demi-féodal,  ses  institutions  gothiques,  ses 
coutumes,  qui  remontent,  par-delà  les  siècles,  aux  temps  du  paganisme 
ou  de  l'invasion  arabe ,  toute  cette  civilisation  d'un  autre  âge  mira- 
culeusement conservée  jusqu'à  nos  jours,  comme  Herculanum  sous 
sa  croûte  de  lave,  tout  cela  eût  mérité  sans  doute  les  regards  des 
observateurs  sérieux.  Au  surplus,  je  crois  voir  approcher  le  terme  de 
cette  indifférence.  Ce  que  n'ont  pu  faire  les  études  consciencieuses 
de  M.  le  général  de  La  Marmora,  les  paquebots  de  Gênes  le  feront 
plus  sûrement,  je  pense.  Qu'on  se  hâte  donc,  car  la  Sardaigne  poé- 
tique, la  Sardaigne  telle  que  nous  l'avons  encore  vue,  merveilleux 
trésor  numismatique,  seul  souvenir  existant  en  Europe  des  peuples 
italiens  au  moyen-âge,  cette  Sardaigne  que  vous  avez  négligée,  tou- 
ristes mal  inspirés,  vous  ne  la  retrouverez  plus  dans  sa  curieuse  in- 
tégrité. Chaque  instant  lui  enlève  quelque  lambeau  de  sa  vieille 
tunique  :  c'est  un  peuple  qui  se  transforme,  et  ce  qui  est  encore 
vrai  au  moment  où  je  trace  cette  esquisse  ne  le  sera  peut-être  plus 
juand  vous  arriverez  à  Cagliari  ou  à  Porto-Torrès. 

E.  Jurien-Lagraviére. 

{La  seconde  partie  au  prochai  nnuméro). 


DE 


L'ETAT  DE  LA  POESIE 

EN  ALLEMAGNE. 


I.  —  Lenau's  Gedichte  (Poésies  de  Lenau.) 

II.  —  Waldfraulein  (la  Demoiselle  de  la  Forêt),  par  M.  Zedlitz. 

III.  —  Freiligrath's  Gedichte  (Poésies  de  Freiligrath). 

IV.  —  Atta-Troll^  par  M.  Henri  Heine. 


Après  la  grande  période  littéraire  de  l'Allemagne ,  après  le  riche 
épanouissement  de  l'imagination  sous  le  règne  de  Goethe,  de  Schil- 
ler, de  Herder,  l'art  ne  disparut  pas  tout  à  coup;  long-temps  encore 
il  fut  noblement  représenté  par  une  école  ouverte  à  tous  les  instincts 
affectueux ,  à  toutes  les  sympathies  nationales,  par  Uhland,  llûckert 
et  leurs  amis.  La  poésie  refleurissait  sur  sa  tige  épuisée  déjà  ;  der- 
nier produit  de  l'année,  dernière  fleur  de  l'automne,  ce  fut  là  peut- 
être  une  partie  de  son  charme,  et  la  muse  germanique  aima  ces 
heureux  poètes  comme  une  mère  aime  les  derniers  venus  de  ses 
enfans,  ceux  qui  ont  béni  et  consolé  sa  vieillesse.  Mais  depuis  ce 
mouvement  inattendu,  depuis  cette  floraison  inespérée,  un  vent 
glacial  a  soufllé  sur  la  pensée  poétique;  toutes  sortes  d'influences 


DE  l'État  de  la  poésie  en  Allemagne.  435 

sont  venues  contrarier  le  développement  des  germes  qu'elle  avait 
semés  :  d'abord  le  dégoût  du  spiritualisme,  puis  une  imitation  fâ- 
cheuse du  plus  mauvais  journalisme  parisien  et  de  ses  habitudes 
sans  dignité ,  enfin  les  grandes  prétentions  politiques  et  l'abaisse- 
ment de  l'art,  devenu  un  instrument  banal  aux  mains  des  partis. 
Uhland  et  ses  disciples  aimaient  à  se  rattacher  à  leurs  ancêtres  de 
la  Souabe  et  de  la  Franconie,  aux  maîtres  chanteurs  du  xiir  siècle; 
est-ce  qu'ils  sont  destinés  au  même  sort  que  leurs  aïeux?  est-ce  qu'ils 
seront  raillés  par  leurs  héritiers?  Rappelez-vous  ce  qui  est  arrivé  à 
ces  pieux  trouvères  :  au  moment  où  finissaient  les  religieuses  épo- 
pées de  Wolfram  et  les  luttes  de  la  Wartbourg,  une  poésie  laide  et 
grimaçante  succéda  aux  sérieuses  inspirations,  et  il  fallut  deux  cents 
ans  au  génie  de  l'Allemagne  pour  se  retrouver  lui-même. 

L'école  de  Souabe  avait  donné  tous  ses  fruits,  et  elle  cessait  déjà 
de  se  renouveler,  quand  on  vit  paraître  un  humoriste  bien  spirituel 
et  bien  hardi,  qui,  tout  en  se  plaçant  loin  des  partis  et  des  écoles,  et 
sans  prétendre  à  aucun  rôle  sérieux,  exerça  pourtant  une  influence 
singuHère  sur  l'imagination  allemande,  et  la  détourna  pour  long- 
temps des  voies  sereines  et  pacifiques.  C'était  M.  Henri  Heine.  Sous 
la  folle  et  fantasque  légèreté  de  ses  paroles,  il  y  eut  souvent,  à  son 
insu,  quelque  chose  de  très  grave,  et  qu'on  ne  peut  passer  sous 
silence.  Avec  une  intelligence  vive  et  fine,  facilement  émue,  mais 
point  du  tout  dupe  de  son  émotion,  il  comprenait  tout,  il  touchait 
à  toutes  les  idées,  il  voyait  toutes  les  contradictions  des  systèmes, 
tout  le  néant  des  espérances  de  son  pays,  et  comme  il  souffrait  et 
riait  à  la  fois,  il  en  vint  bientôt  à  ce  mélange  bizarre  où,  la  sensibi- 
lité et  l'ironie  se  succédant,  le  résultat  de  tout  ce  qu'il  écrivait  n'était 
plus  qu'une  railleuse  indifférence.  Il  semble  que  son  ambition  ait  été 
de  révéler  à  sa  patrie  mille  douleurs,  mille  ennuis  qu'elle  voulait  se 
cacher  à  elle-même;  au  lieu  de  calmer  et  d'élever  les  âmes,  comme 
c'est  le  devoir  du  poète,  il  irrita  la  plaie  de  sa  nation.  Après  cet 
homme  impitoyable,  il  n'était  plus  possible  à  la  poésie  de  l'Allema- 
gne de  retrouver  pendant  long-temps  la  chaste  candeur,  la  sérénité 
inaltérable  de  ses  débuts.  Assurément,  Goethe  avait  été  le  plus  scep- 
tique et  le  plus  indifférent  des  maîtres  de  génie;  cependant  cet  amour 
de  l'art  qui  avait  été  la  cause  de  son  scepticisme  lui  en  avait  épargné 
les  excès.  Que  de  précautions,  quelle  habileté  incomparable  pour 
cacher  ce  qu'il  y  avait  de  périlleux  dans  la  pensée!  Quelle  diplomatie 
^employée  à  sauver  les  apparences!  Avec  Goethe,  cela  est  bien  cer- 
tain ,  la  poésie  allemande  avait  mangé  le  fruit  de  l'arbre  du  bien  et 


436  REVDE  DES  DEUX  MONDES. 

du  mal,  mais  beaucoup  l'ignoraient  encore,  et  la  muse  germanique 
n'avait  pas  dû  quitter  le  paradis  de  ses  jeunes  années;  avec  M.  Heine, 
la  muse  n'a  pas  essayé  de  cacher  sa  faute:  plus  franche,  elle  publia 
elle-même  ses  misères,  et,  moitié  pleurant,  moitié  souriant,  elle 
s'enfuit  de  son  Éden. 

Il  y  aurait  ici  une  remarque  curieuse  à  faire;  les  secousses  poli- 
tiques que  le  monde  a  ressenties  depuis  la  révolution  française,  et 
les  agitations  morales  qui  en  sont  la  suite,  ont  produit,  dans  les  pays 
sceptiques,  une  poésie  grandiose  et  toujours  religieuse  ou  spiritua- 
liste,  au  milieu  même  de  ses  plus  libres  audaces.  Après  le  scepticisme 
de  Voltaire  et  de  Bolingbroke,  l'Angleterre  et  la  France,  dans  l'ébran- 
lement universel,  ont  trouvé  des  plaintes  d'une  sublime  beauté. 
Quelle  énergique  noblesse  dans  Child-Harold,  malgré  les  révoltes  de 
la  pensée!  et  dans  René,  quelle  grandeur  morale,  au  milieu  de  ses 
vagues  douleurs  et  des  troubles  inguérissables  de  son  ame  !  L'Alle- 
magne était  demeurée  le  pays  de  l'idéalisme,  et  quand  ces  secousses 
l'atteignirent,  elle  commença  de  rire  et  de  chanter;  il  n'y  eut  ni 
Re7ié,  ni  Child-Harold.  Point  de  ces  grands  lutteurs  de  la  pensée, 
nobles,  sérieux,  austères;  il  y  eut  une  ironie  sans  pitié  et  une  joyeuse 
effervescence. 

L'Allemagne  eut  bien  de  la  peine  d'abord  à  accepter  cette  poésie; 
M.  Henri  Heine  fut  distingué  sans  doute  à  cause  de  la  vivacité  de 
son  esprit,  à  cause  de  la  grâce  de  son  style,  à  cause  de  la  fraîcheur, 
de  la  délicatesse ,  de  la  passion  contenue  de  ses  premiers  vers;  mais 
on  attendait,  on  comptait  sur  un  progrès  sérieux  du  jeune  écrivain; 
on  espérait  que,  la  première  fougue  passée,  du  milieu  des  intempé- 
rances et  des  hasards  de  son  ironie  sortirait  une  œuvre  belle  et  qu'on 
pût  admirer  sans  réserve.  Il  y  avait  en  lui  assez  de  ressources  pour 
cela.  M.  Heine  pouvait  répondre  à  ces  espérances;  malheureuse- 
ment >  il  me  semble  que  la  première  raillerie  du  jeune  esprit  blessé, 
que  les  premiers  emportemens  de  sa  verve  moqueuse  ont  un  peu 
perdu  cette  naïveté ,  cette  sincérité,  cette  franchise,  qui  faisaient 
pardonner  tout.  Qu'y  a-t-il  de  plus  fugitif  que  les  bizarres  légèretés 
de  la  fantaisie,  de  \ humour?  Ces  vivacités  de  la  pensée  ne  sont-elles 
pas  mille  fois  plus  capricieuses  que  les  inspirations  de  la  poésie?  Or, 
si  on  abuse  de  la  poésie,  si  on  veut  forcer  l'inspiration  trop  tardive, 
ou  contrefaire  froidement  son  émotion  de  la  veille,  c'est  déjà  une 
faute;  que  sera-ce  donc  si  vous  voulez  fixer  ou  diriger  à  volonté  ce 
qu'il  y  a  au  monde  de  plus  rapide,  de  plus  bizarre,  de  plus  insaisis- 
sable, un  éclair,  un  souffle,  une  apparence  le  plus  souvent,  une  saillie 


DE  l'État  de  la  poésie  en  Allemagne.  437 

de  l'imagination?  Dans  ce  travail  impossible,  chaque  chose  perd 
bientôt  son  caractère  propre;  ce  qui  était  naturel  devient  pénible  et 
laborieux  ;  je  ne  sais  quoi  de  dur  et  de  contraint  se  substitue  au  gra- 
cieux laisser-aller  de  la  pensée;  la  légère  et  inoffensive  moquerie  se 
change  en  aigreur,  et  l'esprit  en  paradoxe.  Est-il  nécessaire  de 
signaler  ce  danger  à  l'ingénieux  auteur  des  Relsehilder? 

M.  Heine  avait  beaucoup  de  finesse  sans  doute;  mais,  quand  je 
lis  ses  écrits  les  plus  récens,  il  me  semble  toujours  qu'il  s'était  dit, 
en  arrivant  en  France  :  (c  J'aurai  plus  d'esprit  qu'ils  n'en  ont  tous. 
Je  vais  les  éblouir,  les  étourdir.  Ma  plume  sera  plus  acérée  que 
celle  de  Voltaire,  et  Duclos  aurait  envié  ma  verve  et  mes  saillies.  » 
M.  Heine  le  sait  mieux  que  personne,  l'esprit  n'est  pas  quelque  chose 
de  si  ambitieux,  de  si  prémédité;  il  y  faut  plus  de  simplicité  et  de 
grâce;  l'esprit  sans  la  grâce,  est-ce  bien  de  l'esprit?  Quand  M.  Heine 
vint  ici ,  il  ne  trouva  pas  immédiatement  ce  qu'il  espérait;  ce  bon  sens, 
cette  promptitude  de  l'intelligence,  cette  délicatesse  de  la  pensée, 
toutes  ces  choses  qui  sont  ce  qui  s'appelle  l'esprit  ne  lui  suffisaient 
pas.  Il  ne  retrouvait  pas  là  l'idéal  qu'il  s'était  formé,  et  le  peuple 
français  lui  parut  volontiers,  faut-il  le  dire?  ennuyeux  et  inepte.  \\ 
écrivait  dans  un  livre  sur  la  France  :  «Les  Français,  aujourd'hui, 
s'occupent  de  philosophie,  d'histoire,  de  choses  sérieuses;  vraiment, 
nous  valons  mieux.  »  Je  crois  que  M.  Heine  s'est  trahi  dans  ce  mot- 
là,  je  crois  que  je  le  surprends  en  flagrant  délit.  Ne  reconnaissez-vous 
pas  le  caractère  véritable  de  l'Allemand ,  malgré  tant  de  prétentions 
contraires,  malgré  tant  d'efforts  pour  dissimuler  ce  qu'on  est?  N'est- 
ce  pas  bien  l'écrivain  d'Allemagne,  qui  ne  comprend  pas  que  l'on 
montre  maintes  quaUtés  fines,  promptes,  vives,  dans  les  études  sé- 
rieuses, et  que  l'aisance,  la  faciHté,  le  mouvement  delà  pensée, 
c'est-à-dire  l'esprit,  brillent  dans  les  travaux  les  plus  sévères?  Pour 
avoir  de  l'esprit,  faut-il  laisser  là  l'étude  commencée  et  se  couvrir 
d'un  masque?  Est-ce  chose  qui  se  prenne  et  se  dépose  à  volonté? 
M.  Heine  me  pardonnera  de  lui  soumettre  ces  réflexions,  car  il  les 
comprendra  sans  peine  :  je  ne  veux  pas  dire  que  chez  lui  l'esprit, 
l'ironie,  soient  un  rôle,  un  effort,  un  parti  pris,  mais  il  y  a  eu  peut- 
être,  surtout  dans  ce  qu'on  a  appelé  son  école,  quelque  chose 
de  cela;  et  si  j'insiste  sur  ce  défaut  essentiel,  c'est  que  cette  sorte 
d'imitation  a  introduit  en  Allemagne  bien  des  désordres  que  M.  Heine 
déplore  et  condamne  certainement. 

Il  y  a  deux  hommes  chez  M.  Henri  Heine ,  il  y  a  le  poète  du  Livre 
des  Chants  et  des  lleisebilder,  plein  de  sincérité  dans  ses  railleries,  et 


438  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

l'écrivain  de  chaque  jour,  qui  a  trop  souvent  abusé  de  ces  dons  char- 
mans  de  l'esprit.  Il  faut  bien  le  dire,  c'est  depuis  que  M.  Heine  écrit 
à  Paris,  qu'on  l'a  vu  arrêter  le  développement  régulier  de  son  talent. 
Dans  nos  premières  relations  avec  l'Allemagne,  il  est  arrivé  souvent 
que  nos  écrivains  ne  nous  ont  rapporté  que  ce  qu'il  y  avait  de  moins 
bon  dans  ce  pays;  au  lieu  d'aller  au-delà  du  Rhin,  comme  les  Grecs 
en  Egypte,  pour  apprendre  les  secrets  des  sages,  pour  recueillir  les 
enseignemens  du  sanctuaire  et  transformer  toutes  ces  idées  avec  la 
vive  clarté  de  l'esprit  athénien ,  au  lieu  de  nous  approprier,  à  la  ma- 
nière de  Platon,  les  symboles  de  l'Orient,  au  lieu  de  délier,  ainsi  que 
Dédale,  les  pieds  des  statues  égyptiennes,  nous  n'avons  bien  souvent 
rapporté  de  la  Germanie  que  les  ombres  et  les  chimères.  L'Alle- 
magne, aujourd'hui,  fera-t-elle  de  même  avec  nous?  J'espère  que 
non.  Certes,  il  doit  y  avoir  d'utiles  échanges  entre  les  peuples,  et 
si  nous  pouvons  emprunter  à  l'Allemagne  ce  religieux  enthousiasme, 
cette  honnêteté  laborieuse,  cette  ardeur  idéaliste,  qui  la  recomman- 
daient autrefois,  les  écrivains  allemands  peuvent  apprendre  chez  nous 
ce  bon  sens,  cette  ferme  pensée,  cette  droiture  de  l'intelligence,  qui 
distinguent  l'esprit  français.  N'est-ce  pas  à  cela  que  Goethe  s'est 
appliqué  toute  sa  vie?  n'est-ce  pas  par  ses  relations  avec  la  France, 
par  son  étude  attentive  de  nos  écrivains  du  xviii^  siècle ,  qu'il  s'est 
formé  une  langue  admirablement  Hmpide  et  belle?  n'est-ce  pas  la 
prose  si  vive,  si  nette,  si  rapide,  de  Voltaire  et  de  Montesquieu,  qui, 
transportée  en  Allemagne  et  mise  au  service  d'un  grand  poète,  est 
devenue  cet  idiome  que  Goethe  seul  a  parlé  au-delà  du  Rhin?  Voilà 
un  glorieux  exemple  de  ces  communications  fécondes  entre  les  peu- 
ples. M.  Heine  lui-même  avait  demandé  à  la  France  cette  netteté 
qui  manque  à  son  pays,  il  lui  avait  emprunté  aussi  une  certaine  veine 
satirique,  une  vivacité  comique,  qui  auraient  pu  être  une  nou- 
veauté pour  l'Allemagne,  et  ouvrir  à  la  poésie  des  routes  fécondes; 
mais  le  journaliste  n'a-t-il  pas  quelquefois  gdté  ce  que  le  poète  avait 
heureusement  découvert?  et  le  livre  de  M.  Heine  sur  Louis  Roerne 
ne  fait-il  pas  regretter  le  spirituçl  auteur  des  Bains  de  Lucques  et 
des  Nuits  florentines? 

Rîen  n'est  jamais  désespéré  avec  les  hommes  d'esprit,  et  je  désire 
que  M.  Heine  puisse  voir  dans  nos  avertissemens,  dans  nos  remon- 
trances, un  peu  rigoureuses  peut-être,  la  plus  sincère  sympathie 
pour  son  talent.  C'est  surtout  en  étudiant  l'Allemagne  que  je  suis 
porté  à  être  sévère  pour  M.  Heine.  Je  n'ai  aucune  estime,  je  l'avoue, 
p  )ur  ses  imitateurs,  pour  ce  journalisme  prétentieux,  pour  ces  affec- 


DE  l'État  de  la  poésie  en  Allemagne.  431 

tôtions  de  frivolité.  Ce  n'est  pas  là  précisément  l'esprit  qu'il  convena 
de  nous  emprunter.  Faut-il  que  nous  rencontrions  au-delà  du  Rhii 
ce  que  nous  combattons  tous  les  jours  ici?  Nous  ne  cessons  de  récla- 
mer contre  cette  infatuation  qui  est  devenue  une  des  plus  sérieuses 
maladies  de  notre  époque,  contre  cet  incurable  orgueil  des  écrivains 
qu'un  certain  succès  a  enivrés;  eh  bien!  je  n'aime  pas  que  M.  Heine 
écrive  sans  rire  :  «  Mes  travaux  sont  des  monumens  que  j'ai  im- 
plantés dans  la  littérature  de  l'Europe,  à  l'éternelle  gloire  de  l'esprit 
germanique!  »  Il  y  a,  pour  un  esprit  si  fin,  une  grande  imprudence 
dans  ces  paroles.  L'Allemagne,  en  effet,  a-t-elle  souscrit  à  ces  éloges? 
Il  s'en  faut  bien.  Tandis  que  M.  Heine  travaillait  à  nous  faire  con- 
naître sa  patrie,  elle  se  plaignait  d'avoir  été  blessée  par  lui,  comme 
dit  Montesquieu ,  aux  endroits  les  plus  tendres.  Sans  regarder  ces 
plaintes  comme  tout-à-fait  légitimes,  sans  accuser  M.  Heine  des 
troubles  de  l'esprit  littéraire  au-delà  du  Rhin,  on  peut  lui  reprocher 
de  n'avoir  pas  fait  tout  le  bien  qu'il  aurait  pu;  ce  sont  ceux  qui  se 
disaient  ses  disciples  ou  ses  amis  qui  ont  porté  le  désordre  dans  la  lit- 
térature. L'Allemagne  avait  beau  protester  contre  les  influences  fu- 
nestes de  cette  frivolité  d'emprunt,  elle  les  subissait  à  son  insu;  les 
choses  sérieuses  étaient  peu  à  peu  décréditées  ;  le  goût  calme  et 
désintéressé  de  l'étude  disparaissait,  et  la  poésie,  qui  s'inspirait  au- 
trefois des  grandes  idées,  la  poésie,  qui  demandait  des  enseigne- 
mens  à  la  pensée  immortelle,  transplantée  loin  de  ce  terrain  fécond, 
se  flétrit  de  jour  en  jour.  Les  écrivains  même  qui  voulaient  faire  re- 
naître cette  fleur  languissante  y  employaient  vainement  leurs  hon- 
nêtes efforts.  Certes,  parmi  les  poètes  qui  sont  venus  après  M.  Henri 
Heine,  tous  n'ont  pas  chanté  le  doute,  mais  je  ne  sais  quel  esprit  fri- 
vole les  sépare  désormais  des  traditions  du  dernier  siècle;  ils  sont 
poussés  chaque  jour  vers  une  poésie  extérieure,  vers  un  art  matériel, 
et  il  faudra  bien  du  temps  pour  qu'ils  puissent  retrouver,  sous  tant 
de  ronces  et  d'épines,  le  chemin  de  leur  paradis  perdu. 

Pendant  que  la  fantaisie  moqueuse  de  M.  Heine  avait  tant  de  peine 
à  se  faire  accepter  de  l'Allemagne,  et  que  la  poésie  semblait  s'étein- 
dre, on  entendit  tout  à  coup  vanter  deux  jeunes  poètes  qui  promet- 
taient, dit-on,  de  devenir  des  maîtres.  C'étaient  M.  Nicolas  Lenau 
et  M.  Ferdinand  Freiligrath.  Depuis  que  llhland  se  taisait,  depuis 
que  Riickert  ne  faisait  plus  que  redire  trop  long-temps  son  chant 
monotone  sans  vouloir  le  renouveler,  on  s'était  bien  éloigné  de 
cette  poésie  sérieuse  qui  d'abord  avait  été  saluée  avec  tant  d'amour 
par  l'Allemagne,  et  M.  Heine,  je  l'ai  dit,  représentait  parfaitement 


44.0  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

l'état  de  la  pensée  poétique  dans  ce  pays.  Était-il  réservé  à  ces  deux 
écrivains  de  retrouver,  comme  l'école  souabe,  ces  inspirations  si 
fraîches,  si  bien  appropriées  au  génie  allemand ,  ce  rare  mélange  de 
grâce  et  de  profondeur?  Je  ne  le  pense  pas,  et  ce  qui  prouve  com^ 
bien  l'Allemagne  était  déjà  loin  de  la  poésie  de  l'école  de  Souabe, 
c'est  l'accueil  bien  différent  et  assez  singulier  qui  fut  fait  à  ces  deux 
poètes.  Sans  le  dire  expressément,  beaucoup  d'esprits  aimaient  dans 
Nicolas  Lenau  une  continuation  de  l'école  d'Uhland.  On  le  soutenait 
pour  cette  raison  surtout;  c'était  l'admiration  d'un  parti  plutôt  que 
cet  assentiment  naturel  que  commande  le  talent.  Pourquoi  cela? 
Pourquoi  était-il  si  nécessaire  de  protéger  ainsi  un  poète  de  mérite 
sans  doute,  mais  qui  se  serait  placé  dans  l'école  de  Souabe  bien  loin 
de  M.  Gustave  Schwab?  Le  génie  particulier  à  cette  école  était-il 
donc  menacé,  pour  qu'il  fallût  courir  au-devant  des  nouveaux  venus 
qui  semblaient  le  continuer?  C'était  là  en  effet  ce  qui  était  arrivé. 
Non-seulement  les  imitateurs  de  M.  Heine  avaient  porté  le  trouble 
dans  les  lettres,  mais  cette  poésie  politique  qui  occupe  aujourd'hui 
toute  seule  l'attention  des  esprits  s'annonçait  déjà  de  loin.  Mille 
plumes  l'appelaient  et  la  provoquaient.  Sous  le  nom  de  romantisme, 
l'école  de  Souabe  était  envahie  et  attaquée  de  toutes  parts,  et  lorsque 
M.  Nicolas  Lenau  publia  ses  premières  poésies,  on  crut  que  la  pha- 
lange d'Uhland  allait  compter  un  auxiliaire  utile  dans  le  jeune  poète 
autrichien.  Quant  à  M.  Freiligrath,  il  fut  vanté  au  contraire  dès  l'ori- 
gine parles  adversaires  de  l'école  dite  romantique,  et  les  Annales  de 
Halle  s'efforcèrent  de  l'opposer  à  la  direction  que  Uhland  et  Kerner 
avaient  donnée  à  la  poésie.  On  voit  que  l'accueil  fait  à  ces  écrivains 
signalait  déjà  des  changemens  considérables  survenus  dans  l'opi- 
nion, et,  pour  donner  à  ce  fait  toute  son  importance,  il  faut  ajouter 
que  M.  Lenau  et  M.  Freiligrath,  malgré  de  certains  mérites,  n'au- 
raient obtenu  en  tout  autre  temps  qu'une  attention  médiocre.  Ainsi, 
chose  bizarre!  ce  qui  fait  pour  nous  l'intérêt  de  ces  deux  écrivains, 
c'est  presque  leur  insuffisance,  c'est  ce  contraste  entre  la  valeur 
contestable  de  leurs  œuvres  et  l'enthousiasme  qu'elles  ont  excité;  il 
y  a  là,  en  effet,  de  curieuses  révélations  sur  les  différens  mouve- 
mens  d'idées  qui  se  sont  déclarés  récemment  en  Allemagne  et  qui  y 
font  éclater  en  ce  moment  même  de  bruyantes  émeutes  dans  le  do- 
maine de  l'art. 

M.  Nicolas  Lenau  se  rattache  sans  doute  à  l'imitation  d'Uhland, 
«iais  il  n'a  pas  ce  qui  donne  aux  chanteurs  de  Souabe  une  originalité 
-ii  heureuse,  une  distinction  si  haute;  il  n'a  pas  cette  profondeur  vi- 


DE  l'état  de  la  poésie  EN  ALLEMAGNE.  441 

vace  du  sentiment,  cette  franche  inspiration  qui  jaillit  du  fond  du 
cœur.  Il  imite  Uhland,  Gustave  Schwab,  Charles  Mayer  :  il  préfère  les 
sujets  qu'ils  ont  traités,  il  chante  comme^ux  le  printemps,  la  nature; 
seulement  il  voit  toutes  ces  choses  sous  un  aspect  moins  original, 
et  sa  pensée,  facile  et  gracieuse,  n'a  point  cette  force,  cette  vigueur 
naturelle  qui  subjugue  chez  Uhland.  Il  y  a  un  mot  charmant  de  M.  Vil- 
lemain  sur  la  poésie  des  troubadours,  si  agile,  si  légère,  si  prête  à 
toute  occasion ,  où  l'on  chercherait  en  vain  toutefois  l'énergique  sen- 
timent des  trouvères  :  poésie  tout  à  fleur  d'ame,  dit-il.  L'inspiration 
de  M.  Lenau  est  aussi  tout  à  fleur  d'ame;  mais  pourquoi  n'y  trouve- 
t-on  pas  ce  qui  nous  dédommage  chez  les  poètes  méridionaux? 
Pourquoi  l'absence  d'un  sentiment  profond  n'est-elle  pas  cachée 
dans  ses  vers,  comme  dans  les  chansons  et  les  villanelles  du  Midi, 
par  l'élégance  délicate  et  les  vives  nuances?  Au  contraire,  ce  qui 
manque  le  plus  chez  M.  Lenau,  c'est  le  style;  on  lui  a  souvent  re- 
proché des  négligences  singuhères  et  surtout  une  certaine  grossiè- 
reté d'expression  qui  vient  trop  souvent  faire  tache  dans  une  page 
heureuse.  M.  Lenau  occupe  pourtant  dans  la  poésie  de  son  pays  une 
place  qui  n'est  pas  sans  honneur.  Ses  amis  admirent  chez  lui  une 
douceur  mélancolique,  une  tristesse  qui  ne  manque  pas  de  charme. 
Parmi  ses  poésies  lyriques,  il  y  en  a  quelques-unes  réellement  belles  : 
ce  sont  celles  que  lui  a  inspirées  l'Amérique.  Dans  ses  Atlantiques, 
dans  ses  Feuilles  de  Voyage,  il  y  a  plus  d'une  inspiration  véritable, 
plus  d'un  accent  qui  ne  s'oubUe  pas.  Ainsi  le  chant  des  Filles  de  la 
mer,  les  vers  brillans  dont  il  a  salué  la  cataracte  du  Niagara,  la  belle 
pièce  intitulée  la  Forêt  vierge,  et  ces  mélancoliques  méditations  au 
bord  d'un  gouffre,  dans  la  forêt  dépouillée  : 

«  Où  sont  les  fleurs  qui  couvraient  les  branches  de  la  forêt  ?  où  sont  les 
oiseaux  qui  y  chantaient  si  gaiement  ?  Les  fleurs  et  les  oiseaux  sont  depuis 
long-temps  partis.  La  forêt  maintenant  est  abandonnée  et  dépouillée.  Ainsi 
bientôt ,  peut-être ,  se  seront  fanées  aussi  les  belles  fleurs  de  pressentiment 
qui  fleurissent  dans  mon  ame;  et  quand  la  sève  de  la  vie  se  sera  desséchée  en 
moi,  alors  mes  oiseaux  aussi ,  mes  chansons,  prendront  leur  vol.  Je  serai  si- 
lencieux et  mort  comme  cet  arbre.  Le  printemps  de  mon  ame  aura  été  comme 
le  sien,  un  rêve.  Lorsque  cet  arbre,  dont  le  feuillage  est  aujourd'hui  dans  la 
poussière,  s'élançait  vers  la  lumière  adorée,  lorsqu'il  lui  tendait  ses  bras, 
lorsque  chacune  de  ses  feuilles  tremblait  vers  le  ciel,  lorsqu'au  printemps  il 
répandait  dans  les  airs  ses  doux  et  vivifians  parfums,  sa  belle  existence  ne 
paraissait-elle  pas  digne  de  durée,  et  maintenant  qu'il  est  mort,  mérite-t-il 
moins  de  regrets  que  ma  pensée,  qui  se  croit  éternelle,  ou  que  mon  ame, 

TOME  IV.  29 


442  REVUE  DES  DELX  MONDES. 

pleine  d'aspirations  vers  Dieu  ?  —  Ainsi  je  pensais,  courbé  sur  l'abîme,  l'ame 
durement  oppressée,  et  plus  près  de  la  mort  que  je  n'avais  jamais  pu  l'être. 
Tout  à  coup  j'entendis  le  frémissement  des  feuilles  sèches  et  le  bruit  des  pas 
de  mon  cheval;  il  s'avançait  vers  moi  comme  pour  m'avertir  que  la  nuit  était 
venue,  et  qu'il  fallait  reprendre  notre  route.  Mais  je  lui  criai  :  —Est-ce  bien 
aussi  la  peine,  ô  mon  cheval ,  que  je  remonte  sur  toi?  Il  me  regarda,  et  son 
regard,  où  il  y  avait  le  calme  bonheur  de  l'existence,  me  pénétrant  et  me  ré- 
chauffant le  cœur,  y  porta  le  repos  avec  une  puissance  magique.  » 

Plus  loin  encore,  on  aime  ce  Mythe  de  la  tempêtey  comme  il  l'ap- 
pelle, ces  vents  qui  accourent  du  fond  de  l'horizon,  et,  voyant  la  mer 
calme,  s'imaginent  qu'elle  est  morte.  «  Es-tu  morte,  ô  mère,  ô  vieille 
aïeule?»  Alors  ils  se  penchent  sur  elle  et  pleurent  de  douleur.  Non, 
elle  vit,  elle  se  réveille,  elle  s'élance  hors  de  son  lit,  la  mère  et  les 
enfans  s'embrassent  et  se  chantent  leur  amour  dans  le  chœur  de  la 
tempête.  Il  y  a  assurément  une  certaine  grandeur  bizarre  dans  ces 
images;  la  tristesse  qui  est  empreinte  à  chaque  page  du  livre  n'est 
pas  toujours  monotone.  Cette  tristesse  était  une  nouveauté  pour 
l'Allemagne,  et  n'a  pas  médiocrement  contribué  au  succès  du  poète. 
Je  disais  tout  à  l'heure  que  la  poésie  sombre  et  souffrante,  provo- 
quée en  France  et  en  Angleterre  par  les  secousses  morales  du  monde 
moderne,  n'avait  pas  été  représentée  en  Allemagne,  et  que  les  trou- 
bles de  la  pensée  religieuse  n'y  avaient  produit  que  la  spirituelle 
raillerie  de  M.  Heine;  c'est  peut-être  pour  l'opposer  à  un  railleur  si 
cruel  qu'on  a  placé  très  haut  ce  poète  quelquefois  triste  et  grave,  et 
qui  prenait  au  sérieux  toutes  les  douleurs  dont  l'autre  s'amusait  fol- 
lement. Je  m'assure  toutefois  qu'il  y  avait  bien  plus  de  sincérité 
dans  le  doute  ironique  de  M.  Heine  que  dans  la  molle  et  banale 
tristesse  de  M.  Lenau.  Quoiqu'il  ait  foulé  la  terre  de  René,  dont  le 
souvenir  le  préoccupe  évidemment,  combien  il  y  a  loin  de  cette 
mélancolie  vulgaire  à  la  vivante  douleur  du  frère  d'Amélie!  C'est 
là  décidément  le  défaut  de  M.  Nicolas  Lenau,  une  poésie  super- 
ficielle, et  qui ,  affectant  certoinas  formes  déjà  consacrées  par  les 
maîtres,  ne  produit  guère  qu'un  contraste  fâcheux  entre  l'ambition 
du  cadre  et  l'insuffisance  de  l'œuvre.  Quand  M.  Lenau  imite  Uhland 
il  n'a  pas  cette  profondeur  émue,  cette  sérénité  naturelle,  cettt 
franchise  de  cœur  qui  est  le  signe  distinctif  de  cette  école;  quand  il 
chante  la  mélancolie,  il  ne  la  justifie  point  par  l'étude  des  souffrances 
morales;  quand  il  a  erré  enfin,  comme  René,  sur  les  terres  lointaines 
de  l'Amérique,  il  ne  rapporte  du  Nouveau-Monde  que  des  couleurs 
pour  ses  paysages. 


DE  l'État  de  la  poésie  en  Allemagne.  kkS 

Ce  défaut  de  M.  Lenau  paraît  surtout  d'une  manière  bien  frap- 
pante dans  les  poèmes  de  longue  haleine  où  il  s'est  essayé  récem- 
ment, dans  Faust  et  Savonarole.  Comment  oser  toucher  à  Faust? 
Répondra-t-on  que  c'est  là  une  forme  commune ,  un  type  qui  n'ap- 
partient à  personne,  un  masque  peut-être  sous  lequel,  comme  sous 
le  masque  antique ,  chacun  peut  paraître  à  son  tour  et  jouer  son 
drame?  Ce  serait  presque  une  hérésie  littéraire.  Vers  la  fin  du 
moyen-âge,  tous  les  poètes  écrivaient  un  Fcmst,  et  on  en  trouve  par 
centaines  dans  les  bibliothèques;  mais,  depuis  qu'un  maître  s'est 
emparé  du  sujet,  il  y  a  plus  que  de  l'imprudence  à  vouloir  le  re- 
prendre. Je  veux  cependant  que  vous  ayez  raison,  et  je  vous  ac- 
corde votre  cadre  ;  n'est-il  pas  nécessaire  au  moins  que  vous  appor- 
tiez à  ce  type  consacré  une  pensée  nouvelle?  Le  Faust  de  M.  Nicolas 
Lenau,  loin  de  rien  ajouter  à  la  grande  figure  que  nous  connais- 
sons, ne  fait  que  reproduire  en  les  affaiblissant  les  principales  scènes 
du  drame  mystique  de  Goethe.  Quand  M.  Lenau  ne  copie  pas  Goethe, 
c'est  à  Byron  qu'il  emprunte  ses  tableaux;  Faust  devient  Manfred; 
le  poète  va  de  l'un  à  l'autre  sans  pouvoir  se  décider;  son  imagina- 
tion irrésolue  hésite  continuellement  entre  le  Brocken  et  la  Jung- 
frau.  La  seule  chose  que  M.  Lenau  n'ait  pas  empruntée  à  ses  deux 
maîtres,  c'est  le  sens  sublime  de  leur  création,  c'est  l'étude  de  cette 
curiosité  infinie,  de  ce  désir  insatiable,  de  cette  ambition  effrénée 
de  l'humaine  pensée,  et  on  ne  sait,  en  vérité,  comment  qualifier 
une  œuvre  où  l'auteur,  dans  son  imitation  maladroite,  s'est  com- 
posé un  héros  de  pièces  et  de  morceaux  dérobés ,  et  n'a  oublié  que 
l'ame. 

On  peut  en  juger  :  le  drame  commence  par  une  petite  pièce,  en 
forme  de  prologue,  intitulée  :  le  Papillon.  Le  papillon  volait  dans  les 
prairies  en  fleurs,  mais  la  terre  ne  lui  suffit  pas;  il  s'élance  au-dessus 
de  la  mer ,  il  vole ,  il  vole ,  et  bientôt ,  ne  sachant  plus  où  se  poser, 
il  meurt  dans  ce  désert.  Ce  papillon ,  c'est  Faust  qui  s'est  enfui  sur 
la  mer  des  esprits,  et  qui,  ballotté  de  toutes  part,  jeté  hors  de  sa  route, 
meurt  enfin,  tandis  que  les  génies  célestes  qui  voguent  sur  cette 
mer  divine  le  regardent  avec  un  sourire  mêlé  de  compassion,  sans 
pouvoir  cependant  le  secourir.  Quel  est  le  sens  de  cette  introduction? 
L'auteur  a-t-il  voulu  dire  que  le  repos  de  l'ame  vaut  mieux  que  le 
travail?  Défend-il  à  la  pensée  de  se  hasarder  sur  la  mer  des  esprits? 
Cette  morale  vulgaire  n'est  peut-être  pas  aussi  sage  qu'elle  le  paraît, 
et  on  avouera  qu'il:  y  a  quelque  chose  de  plus  dans  Faust  et  dans 
Manfred,  Serait-ce  là  vraiment  toute  l'idée  du  livre?  Continuons, 

29. 


444  REVUE  DES  DEUX  3I0NDES. 

nous  verrons  bien  :  la  première  scène  de  ce  poème,  écrit  tantôt  en 
dialogue ,  tantôt  dans  la  forme  du  récit ,  nous  montre  Faust  errant 
sur  une  haute  montagne;  il  veut  découvrir  le  secret  de  la  création  ; 
il  interroge  la  vie  partout  où  elle  est  dans  la  nature,  il  la  cherche 
dans  la  pierre,  dans  la  plante,  dans  l'insecte;  mais  le  poète  lui  crie 
de  ne  pas  s'acharner  à  cette  poursuite  insensée  : 

«  Que  veux-tu,  Faust,  sur  les  cimes  de  ces  monts?  Espères-tu  échapper 
aux  nuages  et  aux  doutes?  Le  nuage  de  l'abîme  s'attachera  à  tes  pas,  et  là 
aussi  le  doute  viendra  heurter  ton  front.  Laisse-toi  charmer  par  le  pur  éclat 
du  soleil,  par  cette  plante  silencieuse  qui  est  sa  fille,  par  l'alouette  des  Alpes 
qui  s'élève,  solitaire,  dans  les  airs,  par  ces  sommets  de  neige  dont  les  pointes 
percent  les  cieux.  Permets  aux  souffles  de  la  montagne  de  pénétrer  ton  cœur: 
ils  dissiperont  ton  illégitime  tristesse;  mais,  ne  laisse  point  brûler  dans  ton 
ame  ce  désir  enflammé  d'arracher  son  secret  à  la  création.  » 

Faust  continue  ses  recherches,  et  tout  à  coup  le  son  des  cloches 
s'élève  du  fond  de  la  vallée.  Il  se  rappelle  alors  les  jours  de  son  en- 
fance, la  foi  pure  et  paisible  de  ses  jeunes  années;  il  la  compare  à 
son  agitation  présente,  et,  ce  contraste  le  poussant  au  désespoir,  il 
va  se  jeter  dans  un  gouffre  de  la  montagne,  quand  une  main  vigou- 
reuse le  retient.  C'est  un  chasseur  noir  qui  lui  a  sauvé  la  vie  et  qui 
disparaît  à  l'angle  des  rochers.  —  Rappelez-vous  Manfred  sur  la 
Jungfrau,  rappelez-vous  le  chasseur  de  chamois  qui  l'empêche  de  se 
précipiter  dans  l'abîme;  rappelez-vous  aussi  le  Faust  de  Goethe ,  le 
vrai  Faust,  dans  son  laboratoire,  écoutant  les  cloches  de  Pâques  et  le 
chant  matinal  des  anges.  Y  a-t-il  un  nom  particulier  en  Allemagne 
pour  désigner  de  tels  emprunts?  Poursuivons  toujours;  peut-être 
trouverons-nous  quelque  chose  qui  appartienne  à  M.  Lenau.  Voici 
Faust  et  Wagner,  à  l'amphithéâtre  d'anatomie,  occupés  tous  deux  à 
disséquer  un  cadavre.  Faust  est  comme  toujours  impatient,  inquiet, 
mécontent  de  lui-même  et  de  la  science;  Wagner,  insouciant  dans 
sa  médiocrité  vulgaire,  est  très  heureux  du  peu  qu'il  lui  est  donné 
de  savoir.  Tout  le  monde  a  admiré  cette  scène  dans  l'œuvre  de 
Goethe.  La  scène  suivante  nous  transporte  dans  une  forêt  où  Faust 
recommence  ces  éternelles  questions  :  Qu'est-ce  que  la  vie?  qu'est- 
ce  que  la  mort?  Arbres  vivaces  qui  tenez  si  solidement  au  cœur  de 
cette  terre  féconde  où  résident  tous  ces  secrets  sans  nombre,  pour- 
quoi ne  nous  apprenez-vous  rien  de  ces  mystères?  Survient  Méphis- 
tophélès,  et  le  contrat  s'engage.  Nous  allons  voir  maintenant  la 
caverne  d'Auerbach,  où  Goethe  a  conduit  Faust  tout  dégoûté  de  la 


DE  l'État  de  la  poésie  en  Allemagne.  445 

grossièreté  repoussante  des  chanteurs  ivres.  Le  Faust  de  M.  Lenau 
se  mêle  à  une  danse  de  village,  et,  au  lieu  de  se  sentir  soulever  le 
cœur  par  les  grossiers  plaisirs  que  décrit  le  poète,  il  s'y  jette  ardem- 
ment. Toute  cette  scène  est  écrite  avec  une  crudité  vraiment  bru- 
tale; le  pis  est  qu'on  n'en  voit  pas  le  sens.  Que  dire  aussi  du  tableau 
suivant,  intitulé  le  Pauvre  petit  Abbé?  Dans  la  taverne  où  continue 
la  danse,  entre  un  passant,  tenant  une  belle  fille  sous  le  bras.  Ils 
prennent  place  et  boivent  joyeusement;  mais  le  chien  de  Faust, 
depuis  leur  entrée,  n'a  cessé  de  japper  et  de  tourner  avec  inquié- 
tude autour  des  nouveaux  venus.  Tout  à  coup  il  saute  d'un  seul 
bond  sur  la  table  et  enlève  à  notre  homme  sa  perruque  frisée  :  qu'a- 
perçoit-on? une  tonsure  de  prêtre.  Voilà  la  première  invention  qui 
appartienne  à  M.  Lenau  ;  je  doute  qu'on  la  trouve  très  heureuse. 
Que  signifient  ces  grossières  descriptions  où  sa  plume  se  complaît? 
Quel  est  le  sens  de  ce  conte  voltairien  jeté  au  milieu  du  drame? 
quel  est  cet  abbé?  d'où  vient-il?  pourquoi  l'auteur  l'amène-t-il  dans 
cette  ignoble  taverne?  quel  est  son  rapport  avec  l'histoire  de  Faust? 
Toutes  ces  questions  demeurent  sans  réponse,  et  M.  Lenau  ne  se 
soucie  pas  d'éclairer  sa  pensée,  si  pensée  il  y  a.  L'auteur  imagine 
ensuite  d'introduire  Faust  avec  Méphistophélès  dans  les  jardins  du 
roi;  Méphistophélès  engage  le  ministre  à  ne  tenir  aucun  compte  des 
droits  et  des  besoins  du  peuple;  Faust  promet  un  hymne  où  il  chan- 
tera le  mariage  du  prince  qui  sera  célébré  le  lendemain,  et  devant 
toute  la  cour  il  récite  deux  couplets  médiocres  où  le  roi  est  tourné 
en  ridicule.  Mais  que  fais-je?  et  pourquoi  analyser  cette  œuvre  sté- 
rile ,  où  tout  ce  qui  n'est  pas  emprunté  sans  discrétion  est  miséra- 
blement inventé?  Faust  arrive  chez  des  forgerons  dans  la  forêt; 
tandis  qu'il  veut  séduire  son  hôtesse,  une  mendiante  frappe  à  la 
porte,  son  enfant  dans  ses  bras.  Cette  femme,  c'est  Faust  qui  l'a 
perdue,  et  cet  enfant,  c'est  le  sien.  Faust  devient  pâle;  il  jette  sa 
bourse  à  cette  femme,  monte  à  cheval,  et  s'enfuit  au  galop.  Comme 
il  court  à  travers  les  bois,  il  approche  d'un  cloître;  c'est  la  nuit  de  la 
Saint-Jean  :  une  procession  d'enfans,  de  jeunes  filles,  de  vieillards, 
traverse  lentement  et  religieusement  la  forêt.  L'éclat  paisible  des 
cierges,  les  sons  pénétrans  de  la  psalmodie  émeuvent  Faust  jusqu'au 
fond  des  entrailles;  il  laisse  tomber  sa  tête  dans  ses  mains  et  éclate  en 
sanglots.  Bientôt  le  voilà  à  la  cour  de  la  princesse  Marie,  fiancée  au 
duc  Hubert;  il  séduit  la  princesse.  Un  peu  plus  loin,  nous  le  rencon- 
trons dans  un  bois,  où  il  s'enivre  avec  son  noir  compagnon,  et  va 
criant  à  tous  les  échos  :  Je  me  suis  donné  au  diable  1  Enfin,  lassé  de 


446  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

la  terre,  il  veut  naviguer  sur  l'Océan  pour  s'arracher  à  ses  souvenirs; 
il  part  avec  Méphistophélès ,  mais  le  vaisseau  est  brisé  par  l'orage, 
et  nos  voyageurs,  qui  ont  pu  regagner  le  bord,  entrent  dans  un  ca- 
baret rempli  de  matelots  et  de  filles  perdues;  Faust  leur  demande 
s'ils  croient  en  Dieu,  puis  il  les  quitte  et  va  se  tuer  sur  un  rocher. 
Méphistophélès  arrive,  qui  emporte  son  ame.  Voilà  ce  poème,  où 
l'auteur  n'a  montré  que  les  efforts  impuissans  d'une  imagination  aux 
abois.  Quant  au  sens  du  livre,  je  le  répète,  c'est  une  énigme  indé- 
chiffrable; comprenne  qui  pourra  ces  imitations  incohérentes,  je  ne 
me  charge  pas  de  les  expliquer.  J'ai  beau  chercher,  j'ai  beau  inter- 
roger l'ensemble  et  les  détails;  je  ne  puis  découvrir  les  secrètes 
intentions  du  poète,  j'ignore  ce  qu'il  a  voulu.  Est-ce  simplement  le 
Faust  de  Goethe  refait  et  corrigé?  Une  pareille  entreprise  se  juge 
d'elle-même.  Est-ce  une  contre-partie,  une  réfutation?  Il  ne  pa- 
raît pas.  Qu'est-ce  enfin  que  ce  Faust  qui  cède  si  aisément  aux  con- 
seils de  la  débauche,  et  qui  n'a  ni  les  entraînemens  de  don  Juan  ni 
l'exaltation  spirituelle  de  Manfred?  Mais  j'ai  tort  vraiment  d'y  vou- 
loir trouver  une  signification  sérieuse,  et  je  suis  forcé  de  croire  que 
l'auteur  n'a  désiré  qu'une  occasion  pour  des  tirades  sonores  et  des 
tableaux  éclatans.  Le  seul  mérite,  en  effet,  qu'on  puisse  louer  dans 
son  œuvre,  c'est  une  certaine  vigueur  de  style,  bien  qu'elle  s'abaisse 
trop  souvent  à  la  grossièreté. 

M.  Nicolas  Lenau  n'a  pas  été  beaucoup  plus  heureux  dans  son  Sa- 
vonarole.  S'il  fallait,  pour  renouveler  la  légende  de  Faust,  pour  faire 
lire  sans  impatience  une  œuvre  dont  le  seul  nom  évoque  devant 
nos  souvenirs  les  plus  énergiques  inventions  de  l'art  moderne ,  s'il 
fallait  une  imagination  vraiment  originale,  la  tâche  nouvelle  que 
s'imposait  M.  Lenau  en  voulant  consacrer  par  la  poésie  un  des  plus 
grands  sujets  de  l'histoire  du  moyen-âge  exigeait  aussi  une  puissance 
qui  décidément  ne  lui  appartient  pas.  Ressusciter  pour  nous  l'Italie 
du  XV*  siècle,  reconstruire  l'ancienne  Florence,  nous  transporter  au 
sein  de  l'église  déjà  affaiblie  et  corrompue,  puis  de  la  corruption 
universelle  faire  sortir  ce  moine  énergique,  cet  ardent  dominicain, 
le  jeter  au  milieu  des  désordres  qu'il  veut  faire  disparaître,  des 
misères  morales  qu'il  veut  châtier,  de  l'église  enfin,  à  qui  il  espère 
rendre  la  sévère  beauté  qu'elle  a  perdue  :  c'était  là  un  programme 
magnifique,  mais  difficile  à  remplir,  une  éclatante  et  périlleuse  occa- 
sion. Une  pareille  tâche  eût  pu  tenter  le  génie  de  Shakspeare,  et 
l'histoire  entre  ses  mains,  reproduite  avec  une  vigueur  égale  à  la  réa- 
lité môme,  aurait  atteint  à  une  beauté  merveilleuse.  Le  poème  de 


DE  l'État  de  la  poésie  en  Allemagne.  447 

M.  Lenau  a  trop  le  caractère  d'une  légende  :  ces  vers  courts,  ces 
strophes  toujours  égales  et  d'un  ton  uniforme,  l'accent  naïf  et  pai- 
sible du  style,  pouvaient  convenir  à  quelque  douce  histoire  de  sainte, 
à  quelque  pieux  et  mystique  récit;  mais  la  grandeur,  l'énergie  du 
sujet  y  disparaissent  trop  souvent.  Dans  le  commencement,  rien  de 
mieux;  que  le  livre  s'ouvre  comme  une  légende,  je  l'accorde  sans 
peine;  que  le  poète,  avant  de  conduire  son  héros  sur  cette  scène 
agitée  où  il  périra,  nous  le  montre  sous  le  toit  paternel  se  préparant 
par  la  prière,  par  les  visions  d'une  foi  jeune  et  déjà  inspirée,  à  toutes 
les  saintes  passions,  à  toutes  les  ardeurs  véhémentes  d'un  réforma- 
teur de  l'église  et  d'un  chef  de  parti;  que  Jérôme  entre  au  cloître, 
qu'on  le  suive  au  monastère,  que  M.  Lenau  raconte  avec  grâce  le 
noviciat  du  jeune  dominicain,  qu'il  le  montre  s'oubliant  à  la  prière 
du  soir  dans  des  contemplations  sans  fin,  et  les  autres  novices, 
malgré  la  sévérité  de  la  règle  qui  les  rappelle,  n'osant  troubler  ses 
profondes  extases,  il  y  a  beaucoup  de  bonheur  et  vraiment  une  ceF- 
taine  beauté  dans  ce  début.  Ces  détails,  ces  circonstances  présentées 
habilement,  ces  peintures  familières,  sont  une  charmante  introduc- 
tion aux  récits  plus  dramatiques  qui  vont  suivre,  et  que  nous  atten- 
dons. Un  certain  éclat,  d'ailleurs,  ne  manque  pas  à  ces  tableaux; 
ainsi,  dans  une  prédication  de  Savonarole  : 

a  Les  degrés  de  l'autel,  les  niches,  la  sacristie,  l'échafaudage  des  galeries 
contre  la  muraille,  tout  est  rempli  par  la  foule,  et  le  peuple  se  presse  encore. 

«  Jérôme  est  monté  dans  la  chaire;  il  s'agenouille  avec  une  silencieuse  dé- 
votion; il  demande  à  Dieu  sa  force  pour  les  paroles  qu'il  va  prononcer. 

«  Puis  le  saint  homme  se  lève;  son  regard  plein  de  bénédictions  se  repose 
sur  le  peuple,  son  noble  visage  est  illuminé  par  la  puissance  de  l'amour  et 
le  courage  du  combat. 

«  Quand  les  oiseaux  commencent  à  chanter,  quand  se  lève  une  belle  ma- 
tinée de  printemps,  on  voit  s'éclairer  d'abord  les  cimes  de  la  montagne  qui 
s'élève  majestueuse  et  voisine  du  ciel. 

«  Puis,  peu  à  peu,  du  haut  des  sommets,  descend  jusqu'au  fond  le  rayon 
matinal,  jusqu'à  ce  que  la  vallée  tout  entière  resplendisse,  pleine  de  clarté 
et  de  bonheur,  dans  la  lumière  du  soleil. 

«  Ainsi,  du  visage  du  saint  homme,  quand  il  parle  tout  inspiré  à  la  foule, 
ainsi  descend  le  pur  rayon  de  lumière  qui  va  briller  sur  chaque  front.  » 

Ces  images  sont  belles,  et  on  se  rappelle  que  saint  Augustin  com- 
parait aussi  à  des  montagnes  les  hommes  que  Dieu  illumine  de  sa 
grâce,  les  grandsjesprits  qui  transmettent  la  lumière  aux  humbles  et 


448  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

au\  faibles.  Les  paroles  que  le  poète  met  dans  la  bouche  de  Savona- 
role  sont  reproduites  avec  habileté  d'après  les  sermons  italiens  que 
nous  a  laissés  le  fougueux  prédicateur.  Nous  y  voyons,  dès  les  premiers 
mots,  toute  l'Italie  du  xv*'  siècle,  et  cette  église  devenue  païenne, 
que  le  pieux  dominicain  veut  ramener  dans  le  chemin  de  l'Évangile. 
M.  Lenau  a  quelquefois  répété  non  sans  hardiesse  les  libres  paroles 
avec  lesquelles  le  courageux  moine  châtiait  les  papes  dissolus ,  les 
prêtres  athées,  les  cardinaux  sacrilèges;  mais  quand  l'auteur  parle 
en  son  nom,  quand  il  raconte,  quand  il  place  en  face  de  Savonarole 
les  ennemis  qui  vont  engager  la  lutte  avec  lui,  Alexandre  Borgia  et 
les  Médicis,  son  poème  n'est  plus  qu'une  froide  chronique,  sans  vie, 
sans  couleur,  sans  mouvement.  Il  ne  suffit  pas  de  dire  en  quelques 
vers  très  faibles  :  Savonarole  est  dangereux  pour  les  Médicis  et  pour 
le  pape,  parce  qu'il  a  signalé  leurs  péchés;  —  il  fallait  montrer  le  rôle 
politique  de  Savonarole  et  le  parti  des  pénitens,  dont  il  était  le  chef, 
devenu  tout-puissant  à  Florence.  La  mort  de  Lorenzo  de  Médicis  a 
fourni  à  M.  Lenau  une  scène  assez  belle;  cette  lutte  entre  le  prince 
mourant  et  le  prêtre  qui  veut  obtenir  de  lui  la  liberté  de  sa  patrie 
a  inspiré  au  poète  quelques  vers  éloquens.  Bientôt  cependant  les 
évènemens  se  multiplient,  les  Français  arrivent,  Charles  VIII  est 
aux  portes  de  Florence,  et  les  Médicis  sont  abattus  :  M.  Lenau 
tombe  alors  au-dessous  de  son  sujet,  et  toute  cette  partie  est  de  la 
dernière  médiocrité.  Dans  la  description  de  la  cour  effrontée  du 
pape  Alexandre  VI,  dans  les  détails  sur  Lucrèce  Borgia  et  ses  deux 
frères,  M.  Lenau  n'a  pas  su  éviter  ces  grossièretés  que  je  bhlmais 
tout-à-l'heure  dans  son  Faust.  Au  chant  qui  suit,  l'assassinat  du 
prince  de  Gandia  rappelle  un  peu  trop  un  récit  semblable  dans  le 
drame  de  M.  Hugo.  Puis,  voici  la  peste,  le  fléau  de  Dieu  que  Sa- 
vonarole annonçait  à  l'Italie  avec  de  si  menaçantes  paroles;  voie 
Alexandre  VI  qui  se  décide  à  punir  le  moine  de  ses  courageuses 
remontrances;  Jérôme  est  jeté  dans  une  prison  et  mis  à  la  torture. 
Là  encore,  je  regrette  les  vivantes  émotions  du  récit  que  nous  a 
transmis  l'histoire,  et  je  m'impatiente  contre  cette  languissante  chro- 
nique rimée.  Un  peu  plus  loin,  la  légende  reparaît,  et  M.  Lenau  se 
retrouve  sur  son  terrain.  Le  moine,  brisé  par  la  torture,  est  étendu 
sur  la  paille  de  son  cachot  ;  il  rêve  qu'il  marche  avec  son  père  et  sa 
mère,  le  long  d'un  bois,  dans  une  prairie  divinement  éclairée  qui  est 
le  chemin  du  paradis;  il  entend  les  chœurs  des  anges;  ils  chantent 
si  doucement,  si  douoenicnl,  que  les  anciens  souvenirs  de  sa  jeu- 
nesse, ses  joies  disparues,  ses  espérances  éteintes, 'se  réveillent  et 


DE  l'État  de  la  poésie  en  Allemagne.  449 

revivent  en  lui.  Savonarole  aperçoit  les  patriarches,  les  prophètes,  les 
pères  de  l'église,  qui  viennent  au-devant  de  lui  par  les  belles  avenues 
du  ciel.  Des  oiseaux  chantent  sur  les  arbres;  des  gazelles  toutes  blan- 
ches, des  daims,  des  cerfs,  boivent  l'eau  des  sources  sur  la  lisière  des 
bois.  Un  ange  explique  à  Savonarole  le  sens  de  tout  ce  qui  frappe  ses 
yeux  :  ces  blanches  gazelles,  ces  daims  qui  courent  sans  effroi  dans 
la  prairie,  c'est  l'humanité  telle  qu'elle  sera  un  jour,  purifiée,  heu- 
reuse, vivant  sans  crime  et  sans  douleur  dans  les  vallées  de  la  terre; 
les  oiseaux  qui  chantent  sur  les  branches,  ce  sont  les  penseurs,  les 
esprits  avides  de  la  divinité  qui  s'élèvent  vers  elle  en  la  cherchant 
sur  les  cimes  de  l'intelligence.  Jean  le  bien  aimé  vient  ensuite 
et  bénit  tout  le  pays;  les  fleurs  se  colorent  du  sang  du  Christ;  cette 
merveilleuse  vallée,  à  mesure  qu'on  avance,  devient  plus  belle,  plus 
divine;  là-bas,  voici  le  trône  de  Dieu,  et  déjà  ce  n'est  plus  de  l'air 
qu'on  respire,  c'est  le  souffle  embaumé  des  prières.  Il  y  a  une  gra- 
cieuse poésie  dans  ce  songe  du  pauvre  moine.  Je  trouve  aussi  dans 
la  scène  du  martyre  une  invention  qui  n'est  pas  sans  beauté  :  tandis 
que  Savonarole  meurt  sur  le  bûcher,  tandis  que  cette  foule  mobile 
qui  l'aimait  autrefois  vocifère  autour  de  lui ,  un  juif  qui  l'avait  tou- 
jours poursuivi  de  sa  haine,  arrivé  là  pour  l'insulter  une  dernière  fois, 
rencontre  son  regard  illuminé  d'une  clarté  toute  divine;  frappé  par 
cette  lumière,  et  atteint  jusqu'au  fond  de  l'ame,  il  éclate  en  sanglots, 
il  s'agenouille  au  pied  du  bûcher,  et  crie  à  Savonarole  :  Baptise-moi, 
baptise-moi,  je  suis  chrétien!  —  Je  te  baptise  avec  tes  larmes,  lui 
répond  le  mourant.  Et  quand  ses  cendres  sont  jetées  dans  le  fleuve, 
le  vieux  juif  suit  le  flot  qui  emporte  ces  restes  sacrés,  il  marche,  il 
marche  le  long  de  l'Arno,  il  va  jour  et  nuit  sans  se  reposer,  jusqu'à 
ce  qu'il  tombe  et  meure  d'épuisement. 

On  a  pu  remarquer  que  M.  Lenau  rachetait  quelquefois  par  le  mé- 
rite de  certains  détails  tout  ce  qu'il  y  a  de  faible  et  d'insuffisant  dans 
l'ensemble  de  son  œuvre.  Assurément,  ce  poème  ne  se  lit  pas  sans 
plaisir;  mais  dans  cette  série  de  petits  chants,  de  courtes  romances, 
où  retrouver  la  vive  physionomie  de  cette  dure  époque?  où  sont  tant 
de  passions  aux  prises?  où  est  cette  énergie  si  sainte  du  moine  flo- 
rentin, son  éloquence  si  hardie,  et  tout  ce  drame  enfin,  plein  d'é- 
motion et  de  mouvement?  M.  Nicolas  Lenau,  il  faut  bien  le  dire,  a 
été  vaincu  par  l'histoire,  comme  dans  son  Faust  il  a  été  vaincu  par 
le  souvenir  des  chefs-d'œuvre  qu'il  imitait. 

Un  poète  qui  appartient  à  la  même  école  que  M.  Lenau,  à  l'école 
autrichienne,  et  qui,  comme  lui,  s'était  annoncé  avec  éclat  dans  ses 


450  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

débuts,  l'auteur  de  la  Couronne  des  Morts,  M.  Zediitz,  vient  de  mon- 
trer aussi  que  son  talent  a  décliné  et  mal  répondu  aux  espérances 
premières.  On  ne  peut  reprocher  à  l'auteur  de  s'être  attaqué  à  des 
sujets  trop  élevés  :  ce  n'est  ni  un  poème  philosophique  ni  un  drame 
emprunté  aux  pages  les  plus  vivantes  de  l'histoire  que  M.  Zediitz 
nous  donne;  c'est  simplement  une  histoire  de  bonne  femme.  On  voit 
cependant  qu'il  attache  une  grande  importance  à  son  œuvre,  et  les 
proportions  étendues,  les  allures  quelquefois  épiques  du  récit,  le  soin 
qu'il  a  apporté  au  style,  tout  dit  assez  que  le  poète  ne  refuse  pas  d'être 
jugé  sur  son  conte  de  fée.  La  fable,  on  va  le  voir,  est  bien  peu  de 
chose.  Un  enfant  vient  de  naître  dans  une  forêt,  sa  mère  est  morte 
en  lui  donnant  le  jour;  une  fée  arrive  qui  recueille  la  pauvre  petite 
créature  et  la  transporte  dans  un  chAteau  merveilleux,  au  milieu 
des  prairies  embaumées  et  des  clairières  des  bois.  Son  nom  sera 
Waldfraûlein ,  la  demoiselle  de  la  forêt.  La  blonde  enfant  grandit; 
elle  devient  une  belle  jeune  fille.  Voilà  son  cœur  qui  s'ouvre  au  prin- 
temps, comme  ces  fleurs  délicates  qu'elle  voit  partout  sous  ses  pas; 
elle  chante,  elle  pleure,  je  ne  sais  quoi  d'inquiet  s'agite  en  elle,  un 
amour  inconnu  frémit  dans  son  ame.  Encore  un  an,  lui  dit  la  fée, 
et  tu  seras  mariée  au  plus  beau  des  chevaliers.  Bientôt,  sous  les 
ombrages  de  la  forêt,  Waldfraûlein  rencontre  un  beau  chasseur, 
noble,  brillant,  le  seigneur  de  Mospelbrunn;  elle  le  reconnaît,  c'est 
le  fiancé  de  ses  rêves.  A  peine  sont-ils  tombés  dans  les  bras  l'un  de 
l'autre,  que  la  fée  courroucée  paraît.  La  jeune  fille  éperdue  s'enfuit, 
et  son  amant  la  rappelle  en  vain.  Elle  court  vers  le  château,  mais 
elle  ne  peut  le  retrouver;  le  palais,  les  jardins,  tout  a  disparu;  c'est  là 
sa  punition,  et  sa  bonne  fée  l'abandonne.  Que  faire?  Waldfraûlein, 
après  avoir  erré  le  jour  et  la  nuit,  épuisée  de  fatigue  et  de  faim, 
entre  au  service  de  la  vieille  charbonnière  Nothburga,  et  le  char- 
bonnier Caprus  la  veut  prendre  pour  femme.  Cependant  le  jeune 
seigneur  de  Mospelbrunn  cherche  partout  sa  fiancée,  celle  qui  lui 
est  apparue  un  instant  pareille  à  une  créature  céleste,  et  qui  s'est 
enfuie  comme  un  songe.  Enfin,  après  de  longues  recherches  et  de 
longues  aventures,  les  deux  amans  se  retrouvent,  et  les  hirondelles 
viennent  chanter  sur  leur  toit.  Il  n'y  a  pas,  comme  on  voit,  beau- 
coup d'imagination  dans  cette  histoire,  et  il  est  clair  que  l'auteur 
n'a  désiré  qu'un  cadre  pour  mille  petits  détails  de  description. 
La  poésie  de  M.  Zediitz  n'est  pas  autre  chose  en  effet.  Jamais  la 
musc,  en  Allemagne,  ne  s'est  résignée  ainsi  h  se  priver  des  idées;  il 
semble  qu'elle  veuille  faire  pénitence  pour  en  avoir  abusé  peut-être 


DE  l'État  de  la  poésie  en  Allemagne.  451 

autrefois,  et,  abandonnant  le  domaine  de  la  pensée,  elle  va  se  re- 
pentir dans  le  désert.  M.  Tieck  a  bien  souvent  choisi  des  sujets  pa- 
reils à  celui-ci,  mais  comme  il  les  transformait!  Que  de  fines  inten- 
tions dans  (ses  pages  légères!  Chez  M.  ZedUtz,  il  n'y  a  rien  qui 
rachète  la  faiblesse  de  l'invention.  Le  style  même,  n'étant  pas  sou- 
tenu par  la  pensée,  ne  gagne  rien  aux  soins  particuliers  qu'on  lui 
donne;  au  contraire,  il  devient  tourmenté,  précieux.  L'écrivain, 
pour  relever  l'insulTisance  du  fond,  est  forcé  de  prêter  à  la  forme 
toute  sorte  d'ornemens  inutiles,  de  la  parer,  de  l'ajuster  sans  cesse, 
de  la  ciseler,  comme  on  dit;  rien  ne  fatigue  plus  que  cette  minu- 
tieuse coquetterie  de  tous  les  instans. 

L'affectation  et  la  manière,  c'est  là  ce  qu'on  doit  surtout  blâmer 
dans  l'école  autrichienne.  M.  Anastasius  Grun,  le  plus  distingué  as- 
surément de  tous  ces  jeunes  poètes  de  l'Autriche,  n'est  pas  tout-à- 
fait  exempt  de  ce  défaut.  Le  style  cependant,  chez  lui,  est  animé 
par  les  idées,  par  les  convictions  qu'il  exprime  avec  noblesse,  car 
M.  Grûn  appartient  à  ce  mouvement  nouveau  qui  fait  tant  de  bruit 
au-delà  du  Rhin ,  et  nous  le  retrouverons  bientôt  dans  les  rangs  de  la 
poésie  politique.  M.  Nicolas  Lenau,  nous  l'avons  vu,  manque  trop 
souvent  aussi  de  naturel.  Pour  éviter  ce  péril,  il  faut  que  les  poètes 
se  préoccupent  davantage  de  la  pensée,  il  faut  qu'ils  l'aiment  et 
qu'ils  lui  soient  dévoués.  C'est  elle  qui  leur  enseignera  une  langue 
belle  et  simple.  Il  faut  aussi  mesurer  ses  forces.  Ni  trop  haut,  ni  trop 
bas.  Que  M.  Zedlitz  s'efforce  de  s'élever  et  de  retrouver  les  inspira- 
tions sérieuses  qui  ont  recommandé  ses  débuts.  Pour  M.  Lenau,  au 
contraire,  qu'il  renonce  à  une  ambition  qui  l'a  mal  conseillé;  son  ta- 
lent n'est  pas  fait  pour  les  grands  sujets.  Qu'il  revienne  aux  premiers 
chants  de  sa  muse  lyrique,  à  ces  paysages,  à  ces  tableaux  des  terres 
lointaines,  aux  descriptions  mélancoliques  de  la  mer  et  des  cieux;  il 
retrouvera  une  place  qu'il  peut  rendre  honorable  encore. 

De  M.  Nicolas  Lenau  à  M.  Freiligrath,  la  transition  est  naturelle. 
M.  Freiligrath  a  plus  d'un  rapport  de  parenté  avec  l'auteur  de  Sa- 
vonarole;  il  lui  ressemble  par  certaines  qualités,  par  l'habileté  poé- 
tique, par  la  science  de  la  couleur.  Seulement,  il  a  porté  plus  loin 
l'aveugle  amour  de  la  forme,  et  avec  lui  la  poésie  allemande  achève 
de  quitter  tout-à-fait  ses  anciennes  traditions.  Séparé  par  M.  Heine 
des  pures  inspirations  de  l'école  de  Souabe,  cette  poésie  marche  de 
plus  en  plus  vers  un  art  tout  extérieur,  jusqu'à  ce  qu'elle  aille  tomber 
dans  le  domaine  du  journalisme,  et  qu'elle  ne  soit  plus  qu'une  arme 
banale  pour  les  luttes  de  chaque  jour.  M.  Freiligrath,  dont  le  talent 


452  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

d'ailleurs  est  incontestable,  a  peu  de  goût  pour  la  pensée;  son  genre, 
c'est  la  ballade,  brillante,  étincelante;  ce  sont  de  vives  peintures 
chaudement  colorées,  c'est  la  reproduction  d'une  nature  pleine  de 
lumière,  de  la  nature  d'Orient  et  d'Afrique,  avec  une  audace  de  cou- 
leurs étranges  qui  ne  messied  pas.  M.  Lenau  avait  été  loué  pour  sa 
pensée,  pour  sa  mélancolie;  mais  il  vient  de  montrer  qu'on  avait  trop 
compté  sur  les  ressources  de  sa  muse.  M.  Freiligrath,  au  contraire, 
a  été  salué  dès  le  commencement  par  ceux  qui  voulaient  que  la 
poésie  abandonnât  le  terrain  d'un  romantisme  idéaliste;  il  est  sur- 
tout un  coloriste  bizarre  et  hardi. 

Lorsque  l'Allemagne  s'était  occupée  de  l'Orient,  elle  y  avait  tou- 
jours cherché  un  aliment  aux  ardeurs  religieuses  de  son  génie.  La 
muse  allemande  se  reconnaissait  dans  les  contemplations  profondes 
de  la  poésie  indienne,  dans  le  gracieux  mysticisme  de  l'école  per- 
sane. Non-seulement  Herder,  Goethe,  Novalis,  Rùckert,  mais  au- 
dessous  d'eux  tous  les  poètes,  tous  les  écrivains  qui  les  avaient  suivis 
sur  les  bords  du  Gange,  n'avaient  eu  qu'une  seule  pensée  :  c'était  de 
satisfaire,  chacun  à  sa  manière  et  selon  la  direction  particulière  de 
son  esprit,  cet  amour  des  mystiques  profondeurs.  M.  Freiligrath  est 
entré  d'une  tout  autre  façon  dans  le  monde  asiatique;  personne 
n'est  moins  mystique  que  lui ,  personne  ne  se  soucie  moins  des  ri- 
chesses invisibles  amassées  là  depuis  des  siècles,  de  ces  trésors  de 
contemplations  et  de  rêverie  que  recèlent  les  prodigieux  systèmes  de 
l'Inde.  Il  a  pénétré  cavalièrement  dans  ces  sanctuaires  où  les  maîtres 
n'entraient  jamais  qu'avec  émotion  et  respect.  C'est  là  l'originalité  de 
M.  Freiligrath,  et  la  cause  de  la  surprise  qui  a  accueilli  ses  vers,  il  y 
a  quelques  années.  Rien  n'était  plus  nouveau,  plus  inattendu,  plus 
irrespectueux  peut-être ,  et  plus  piquant.  L'auteur  n'aimait  l'Orient 
que  pour  lui  ravir  ses  vives  couleurs ,  pour  composer  des  groupes 
étincelans,  ou  pour  peindre,  non  sans  vigueur,  quelque  tableau  du 
désert.  L'imitation,  du  reste,  y  avait  bien  sa  part,  et  il  n'était  pas 
difficile  de  reconnaître  dans  maintes  pièces  l'étude  attentive  de 
M.  Hugo.  Figurez-vous  la  folle  apparition  des  Orientales  avec  leur^ 
splendeurs,  leurs  pavillons  victorieux,  toutes  leurs  richesses  dé- 
ployées, au  milieu  de  ces  sages  à  barbe  blanche  qui  commentent 
silencieusement  les  Védas! 

M.  Freiligrath  ressemble  surtout  à  son  modèle  dans  les  pièces 
où  il  a  peint  la  nature  toute  seule  et  cherché  la  grandeur,  l'effet 
inattendu,  la  bizarrerie,  sans  enfermer  une  idée  sous  les  forme- 
brillantes  de  sa  poésie.  Il  a  lutté  quelquefois  avec  bonheur  contre 


DE  l'État  de  la  poésie  en  Allemagne.  453 

l'éclat  des  vers  de  M.  Hugo.  Ainsi  dans  la  Course  du  Lion,  —  A 
l'heure  où  le  Hottentot  dort  dans  sa  hutte,  à  l'heure  où  la  gazelle 
et  la  girafe  vont  boire  aux  eaux  du  fleuve,  le  roi  du  désert,  couché 
dans  les  roseaux,  s'élance  en  rugissant  sur  la  girafe  tremblante. 
Étrange  et  formidable  cavalier!  Il  enfonce  ses  ongles  dans  les  flancs 
de  sa  royale  monture,  et  sur  son  col  incliné  il  laisse  flotter  sa  jaune 
crinière.  La  girafe  pousse  un  cri  de  douleur,  et  s'enfuit  plus  rapide 
que  le  vent.  Elle  emporte  avec  elle  une  colonne  de  sable  qui  la  suit 
comme  un  esprit  du  désert.  Le  vautour,  la  hyène,  la  panthère,  lui 
font  un  sombre  cortège,  et  sa  trace  est  marquée  des  gouttes  de  son 
sang.  EUe  tombe  enfin  épuisée  après  avoir  couru  toute  la  nuit;  elle 
a  franchi  le  désert  tout  entier,  et  là-bas  le  soleil  se  lève  sur  Mada- 
gascar. Voilà,  dit  le  poète,  comment  le  lion  traverse  son  empire. 

II  y  a  dans  bien  des  peintures  pareilles  à  celle-là  une  certaine 
énergie  de  pinceau.  J'aime  mieux  pourtant  M.iFreiligrath  dans  d'au- 
tres pièces  empreintes  d'un  caractère  plus  particulier,  et  où  l'auteur 
cesse  de  rappeler  trop  directement  M.  Victor  Hugo.  Il  a  écrit  une 
dizaine  de  ballades  où  sa  manière  se  révèle  plus  vivement.  J'en- 
tendais un  jour  un  écrivain  allemand,  d'un  esprit  très  ingénieux, 
comparer  M.  Freiligrath  à  celui  de  nos  peintres  qui  sait  si  bien  les 
couleurs  de  l'Asie,  à  M.  Decamps.  Ce  rapprochement  n'est  pas  tout- 
à-fait  juste;  il  y  a  sans  doute  chez  M.  Freiligrath  bien  des  pages  qui 
rappellent  l'auteur  de  la  Patrouille  turque;  comme  lui,  M.  Freili- 
grath connaît  dans  les  rues  de  Smyrne  ou  d'Alep  l'effet  des  ombres 
sur  les  murs  blancs,  et  les  couchers  de  soleil  dans  la  solitude;  il 
connaît  les  intérieurs  de  la  vie  orientale  et  les  immenses  lignes 
jaunes  du  désert.  Tous  les  animaux  des  zones  brûlantes ,  droma- 
daires, girafes ,  crocodiles ,  sont  à  l'aise  dans  ses  vers  et  s'y  jouent 
volontiers  :  il  me  semble  les  voir  sous  cet  ardent  soleil ,  au  milieu 
de  cette  puissante  nature  que  M.  Decamps  reproduit  sur  sa  toile; 
mais  où  est  l'esprit,  la  fine  pensée  du  peintre  français?  C'est  le  co- 
loriste, et  non  l'observateur,  que  rappelle  M.  Freiligrath.  Je  citerai 
une  de  ces  ballades  : 


le  prince  maure. 

«  Son  armée  se  pressait  dans  la  vallée  des  Palmiers;  autour  de  sa  chevelure 
était  roulé  son  châle  de  pourpre;  il  portait  sur  ses  épaules  une  peau  de  lion, 
et  les  frémissantes  cymbales  sonnaient  la  guerre. 


45i  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

«  Ses  bandes  sauvages  ondulaient  comme  une  mer.  Il  entourait  sa  bien- 
aimée  de  son  bras  noir,  de  son  bras  tout  chargé  d'or  :  «  Orne-toi ,  jeune  fille, 
«  pour  la  fête  de  la  victoire  !  » 

«  Vois  :  je  t'apporte  des  perles  brillantes;  elles  pareront  ta  chevelure  noire 
«  et  crépue.  Là  oii  les  flots  du  golfe  Persique  cachent  des  bancs  de  corail, 
«  de  hardis  plongeurs  les  ont  pêchées. 

«  Vois  :  des  plumes  d'autruclie!  Qu'elles  parent  ton  front  et  s'inclinent, 
«  toutes  blanches,  sur  ton  visage  noir!  Orne  la  tente,  apprête  le  festin,  rem- 
«  plis  et  couronne  la  coupe  du  vainqueur.  » 

«  Du  fond  de  sa  tente  blanche  et  brillante  sort  le  prince  maure  armé  pour 
le  combat  ;  ainsi ,  du  seuil  des  nuées  étincelantes ,  sort  la  lune ,  sombre, 
obscurcie. 

«  Comme  il  est  salué  par  les  cris  joyeux  de  ses  troupes,  par  les  trépigne- 
mens  de  ses  chevaux!  C'est  à  lui  le  sang  fidèle  du  nègre,  c'est  pour  lui  que 
le  Niger  roule  ses  eaux  mystérieuses. 

«  Mène-nous  à  la  victoire  !  mène-nous  à  la  bataille  !  »  Ils  combattirent  de- 
puis le  matin  jusqu'au  milieu  de  la  nuit.  La  dent  creusée  de  l'éléphant,  avec 
son  bruit  sauvage,  enflammait  les  guerriers. 

«  Les  lions,  les  serpens  s'enfuient  effrayés  au  bruit  du  tambour,  garni  de 
crânes.  Dans  les  airs  flotte  la  bannière  qui  annonce  la  mort;  le  jaune  désert 
se  teint  en  rouge. 

«  Ainsi  s'agite  la  bataille  dans  la  vallée  des  Palmiers!  Elle,  cependant, 
prépare  le  festin.  Elle  remplit  la  coupe  avec  le  jus  des  dates,  et  couvre  de 
fleurs  le  pieu  qui  soutient  la  tente. 

«  Avec  les  perles  que  les  flots  de  la  Perse  ont  produites,  elle  pare  sa  che- 
velure noire  et  crépue;  elle  orne  son  front  avec  les  plumes  ondoyantes,  elle 
couvre  de  coquillages  étincelans  son  cou  et  ses  bras. 

«  Elle  se  tient  devant  la  tente  du  bien-aimé;  elle  écoute  comment  sonne  au 
loin  la  trompette  de  la  guerre.  Il  est  midi,  le  soleil  brûle;  ses  couronnes  de 
fleurs  se  fanent,  mais  elle  ne  le  voit  pas. 

«  Le  soleil  descend  ,  le  soir  vient.  Voici  la  rosée  de  la  nuit  qui  frissonne, 
voici  le  ver  luisant  qui  paraît.  Du  sein  des  eaux  tièdes,  le  crocodile  lève  sa 
tête,  comme  pour  jouir  de  la  fraîcheur. 

«  Le  lion  se  dresse  et  rugit  tout  affamé.  Des  troupes  d'éléphans  s'agitent 
dans  la  forêt;  la  girafe  cherche  un  gîte  pour  se  reposer;  les  yeux  et  les  fleurs 
se  ferment. 

«  La  poitrine  de  la  jeune  fille  se  gonfle  d'inquiétude;  tout  à  coup  vient  un 
Maure,  fugitif,  couvert  de  sang  :  «  Plus  d'espérance!  La  bataille  est  perdue! 
Ton  amant  est  pris  et  conduit  vers  l'orient. 

«  Là-bas,  vers  la  mer!  vendu  aux  hommes  blancs!  »  Alors  elle  se  roule  à 
terre,  elle  s'arrache  les  cheveux,  elle  brise  ses  perles  d'une  main  frémissante, 
elle  cache  ses  joues  brûlantes  dans  le  sable  brûlant.  » 


DE  l'État  de  la  poésie  en  Allemagne.  4^5 

Dans  la  seconde  partie  de  la  ballade,  nous  voyons  le  marché,  les 
cavaliers,  la  foule,  les  femmes  étalées  aux  regards  des  acheteurs,  et, 
dans  un  coin  du  tableau,  le  prince  maure,  devenu  esclave,  qui  bat 
du  tambour,  qui  regarde  sa  peau  de  lion ,  et  songe  au  Niger  et  à  la 
bien-aimée  qui  a  orné  de  perles  ses  cheveux  noirs.  Cette  pièce  in- 
dique assez  bien  quel  est  le  talent  de  M.  Freiligrath.  Malgré  la  cru- 
dité des  tons,  et  une  fois  le  genre  admis,  c'est  là,  dans  l'allemand, 
un  petit  tableau  plein  de  couleur  et  de  mouvement. 

Toutefois,  je  le  répète,  que  M.  Freiligrath  égale  parfois  le  coloris 
de  M.  Hugo,  qu'il  rappelle  dans  certaines  ballades  le  riche  pinceau 
de  M.  Decamps,  ce  n'est  pas  là  qu'il  me  satisfait  le  plus.  Il  s'élève 
davantage  quand  il  introduit  dans  ces  petites  scènes,  habilement 
disposées  et  éclairées  de  tant  de  lumière,  une  idée,  un  sentiment, 
une  émotion,  dont  la  poésie  ne  saurait  se  passer.  Il  peut  le  faire,  il 
Fa  essayé  trop  rarement.  Il  aime ,  par  exemple ,  à  représenter  les 
hommes  de  l'Orient  loin  de  leur  pays,  il  les  conduit  dans  les  climats 
du  Nord,  pour  nous  les  montrer  ensuite  les  yeux  tournés  vers  l'en- 
droit où  le  soleil  se  lève  et  pleurant  la  terre  natale.  Il  rapproche 
ainsi  ces  deux  mondes,  et,  en  même  temps  qu'il  rencontre  dans 
ce  procédé  ces  effets  de  couleur  qui  l'attirent,  il  éveille  quelque- 
fois une  émotion  grave  et  forte.  S'il  aperçoit,  dans  quelque  fête  d'Al- 
lemagne, sur  la  place  du  marché,  la  jeune  Grecque  qui  est  venue 
vendre  les  essences  d'Orient  achetées  à  Smyrne,  s'il  la  voit  pensive 
et  réfléchie,  il  rêve  comme  elle,  il  s'enfuit  vers  ces  pays  du  soleil, 
il  la  reconduit  au  milieu  des  bazars  d'Alep  et  de  Bagdad.  Ailleurs, 
c'est  le  nègre  qui  pense  au  Nil  bien-aimé,  ou,  par  un  contraste  nou- 
veau, c'est  le  poète  qui  a  quitté  l'Allemagne  et  qui  habite  chez  les 
sauvages;  il  leur  récite  des  vers  en  pleurant;  les  Indiens  écoutent 
cette  langue  inconnue  qui  les  charme,  et,  quand  le  poète  meurt,  ils 
lui  creusent  sa  tombe  à  l'endroit  qu'il  aimait.  Vous  reconnaissez 
René  et  le  vieux  Sachem.  Plus  loin,  c'est  la  baleine,  fille  des  mers 
du  Nord,  qui  vient  périr  sur  les  rivages  du  Midi,  sous  le  harpon  des 
pêcheurs.  La  pièce  est  assez  éloquente.  L'auteur  l'a  intitulée  Lévia- 
thauy  et  il  a  pris  pour  épigraphe  ce  verset  d'un  psaume  :  «  Tu  di- 
vises la  mer  par  ta  puissance,  et  tu  brises  la  tête  des  dragons  dans 
l'eau;  tu  brises  la  tête  des  baleines,  et  tu  les  donnes  à  manger  aux 
peuples  du  désert.  » 

«  Un  jour,  Tautomne,  j'allais  sur  le  bord  de  la  mer,  la  tête  nue,  le  regard 
baissé,  tenant  à  la  main  les  psaumes  de  David.  La  mer  montait,  la  vague  se 


456  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

gonflait,  le  vent  soufflait  d'ouest,  et  à  Thorizon,  avec  sa  blanche  voilure, 
s'avançait  un  vaisseau. 

«  Et  lorsque  dans  les  psaumes  du  roi  d'Israël,  tantôt  regardant  autour  de 
moi ,  tantôt  feuilletant  mon  livre,  j'en  vins  à  l'endroit  que  vous  lisez  en  tête 
de  ce  chant,  près  du  rivage  désert,  ayant  replié  leurs  voiles  grises,  s'avan- 
çaient trois  bateaux  pêcheurs,  bien  équipés. 

«  Et  derrière  eux,  gris  et  noir  au  milieu  de  la  blanche  écume  des  flots, 
plongeait  et  nageait,  grand  comme  un  géant,  un  animal  monstrueux.  Ils  le 
traînaient  avec  un  cordage.  Les  falaises  grondent;  le  mut  craque  avec  fra- 
cas; le  harponneur  jette  l'ancre.  Sur  le  bord  reposent  les  bateaux  pêcheurs 
avec  la  baleine. 

«  Et  maintenant,  au  cri  des  frères  et  des  époux,  arrive  par  bandes  le  peuple 
du  désert;  joyeux,  ils  sortent  des  huttes  et  courent  vers  le  rivage.  Ils  voient 
la  fille  de  l'Océan,  le  corps  éventré  par  le  fer;  ils  voient  sa  tête  fracassée, 
d'où  l'eau  ne  jaillira  plus 

«  Et  les  pêcheurs  dansaient  et  chantaient  autour  de  leur  proie  sanglante. 
Alors  il  me  sembla  qu'elle  roulait  son  œil  à  demi  fermé ,  avec  mépris ,  sur 
cette  foule  grossière.  Il  me  sembla  que  son  sang  rouge  ruisselait  de  sa  plaie, 
fumant  de  colère,  et  qu'en  râlant  elle  murmurait  dans  la  tempête  :  O  misé- 
rable race  des  hommes! 

«  O  nains  qui  avez  vaincu  le  géant  par  la  ruse  !  Lâches  habitans  de  la  terre 
qui  devriez  craindre  mon  empire  !  O  faibles  créatures  qui  ne  pouvez  traverser 
la  mer  que  dans  un  vaisseau  creux ,  pareils  à  ces  honteux  animaux  qui  ne 
sortent  jamais  de  leurs  coquilles! 

«  O  rivage  aride  et  dépouillé!  Et  sur  ce  rivage,  quelle  vie  aride  et  dé- 
pouillée aussi!  Peuple  affamé!  Comme  ils  se  sont  agités,  quand  ils  ont  vu 
que  j'étais  là!  Que  leur  village  est  tristement  situé  sur  la  dune  avec  ces  som- 
bres huttes!  —  Et  toi,  vaux-tu  mieux  qu'eux,  toi  qui  me  regardes  mourir, 
ô  poète.^ » 

Ce  même  sentiment  est  exprimé  parfois  avec  une  certaine  grâce 
légère  et  moqueuse,  comme  dans  la  pièce  où  les  hirondelles,  arri- 
vées des  climats  brûlans,  rasent  de  l'aile  l'eau  tranquille  des  étangs, 
pour  converser  avec  la  reine  des  sylphes  dans  son  p^ais  de  cristal  ; 
elles  lui  racontent  qu'elles  ont  vu  les  Arabes,  les  Maures,  les  man- 
teaux blancs  des  Bédouins,  et  que  le  crocodile  du  Nil  la  fait  saluer. 
Le  plus  souvent  toutefois,  c'est  l'effet  des  contrastes  que  le  poète 
recherche,  et  les  plus  heureuses  pages  qu'il  ait  écrites  dans  ce  genre, 
où  il  confronte  avec  beaucoup  d'art  deux  natures  différentes,  ce 
sont  assurément  deux  ou  trois  peintures  des  armées  françaises  dans 
le  désert.  Il  y  a  encore  là,  je  le  sais,  un  souvenir  des  inspirations  de 
M.  Victor  Hugo;  après  les  continuels  caprices  et  les  excursions  loin- 


DE  l'État  de  la  poésie  en  Allemagne.  457 

taines,  M.  Freiligrath,  comme  l'auteur  des  Orientales  y  revient  tou- 
jours vers  la  grande  figure  de  l'empereur,  et,  comme  lui,  il  l'a  placée 
au  milieu  de  son  œuvre  : 

In  medio  mihi  Csesar  erit  templumque  tenebit. 

Mais  il  a  su  renouveler  ce  qu'il  imitait,  il  a  su  porter  dans  ces  ta- 
bleaux éclatans  une  certaine  émotion  qui  lui  est  propre,  soit  qu'a- 
près 1830,  au  moment  où  le  drapeau  de  la  France  nouvelle  (lotte 
sur  les  murs  d'Alger,  le  vieux  scheik  du  Sinaï  se  fasse  porter  devant 
sa  tente  pour  interroger  la  caravane  et  savoir  si  Napoléon  est  revenu, 
soit  que  Bonaparte  s'endorme  au  bivouac,  et  que,  tandis  qu'il  repose, 
des  gardes  silencieux  viennent  veiller  à  ses  côtés.  Murât,  Kléber, 
dormez!  voici  des  sentinelles  auprès  du  jeune  général.  Qui  sont-ils'?* 
d'où  viennent-ils?  Celui-ci  est  mort,  au  milieu  du  désert,  dans  l'ar- 
mée de  Cambyse,  celui-là  sous  Alexandre,  cet  autre  sous  César.  Les 
héros  du  monde  antique  envoient  leurs  morts  au  nouveau  maître  du 
monde  pour  qu'ils  le  gardent  pendant  son  sommeil.  Est-ce  un  aver- 
tissement sinistre?  est-ce  un  témoignage  de  gloire?  L'auteur  ne  le 
dit  pas ,  et  cette  incertitude  ajoute  encore  à  ce  qu'il  y  a  de  mysté- 
rieux dans  le  tableau  qu'il  a  tracé. 

On  ne  peut  nier  que  M.  Freiligrath  n'atteigne  souvent  à  une 
verve  remarquable  dans  ses  scènes  du  désert;  quand  il  ne  se  con- 
tente pas  de  peindre,  de  rassembler  de  vives  couleurs,  quand  il 
veut,  sous  ces  formes  brillantes,  mettre  une  intention,  une  pensée, 
son  imagination,  contenue  et  guidée,  est  toujours  plus  heureuse. 
DerWecker  in  der  Wûste  (littéralement  le  réveilleur  dans  le  désert) 
est  une  de  ces  pièces  qui  ont  signalé  le  jeune  poète  à  l'attention  de 
la  critique.  Au  bord  du  Nil,  le  lion  royal  a  rugi,  et  son  rugissement 
a  retenti  jusqu'au  bout  du  désert.  La  panthère,  le  chameau,  le  cro- 
codile, ont  tremblé,  et  du  fond  d'une  pyramide  une  momie  de  roi  se 
réveille.  Il  se  rappelle  le  temps  où  il  régnait  sur  cet  empire,  le  temps 
où  devant  lui  se  courbaient  les  enfans  de  l'Egypte,  où  le  Nil  était 
son  sujet  fidèle.  A  ces  mots,  le  lion  devient  muet,  et  dès  qu'il  s'est 
tu,  le  vieux  roi  se  rendort.  Ces  vives  images,  ces  apparitions  bizarres 
au  milieu  de  l'infinie  solitude,  ces  relations  secrètes  entre  le  rugis- 
sement souverain  du  lion  et  le  vieux  roi  des  siècles  écoulés,  voilà, 
d'après  un  seul  exemple,  quelles  sont  les  principales  ressources  de  la 
poésie  de  M.  Freiligrath,  et  l'espèce  d'impression  qu'il  sait  produire. 

Quelquefois,  mais  rarement,  cette  poésie  prend  un  caractère  plus 
personnel,  et  il  lui  arrive  de  laisser  échapper  un  cri  de  l'ame.  J'aime 

TOME  IV.  30 


458  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

la  petite  pièce  intitulée  le  Fugitif.  C'est  un  cavalier  poursuivi  par  de 
nombreux  ennemis;  seul  contre  eux,  il  se  défend  en  fuyant  et  les 
perce  de  ses  flèches.  Quand  ils  sont  tous  renversés,  alors  il  ôte  ses 
gants  de  fer,  mais  en  même  temps  il  est  pris  de  je  ne  sais  quel  ennui 
profond;  ce  repos  lui  pèse,  il  crie  à  ses  ennemis  de  se  relever  et  de 
recommencer  la  bataille.  Ainsi  ai-je  dit  souvent,  s'écrie  le  poète  : 
O  mes  douleurs  !  revenez  et  combattons  !  Dans  une  pièce  sur  Roland, 
il  y  a  aussi  plus  d'un  accent  énergique  et  lier  : 

«  C'était  dans  un  bois;  nous  marchions  à  travers  ces  ravins  où  va  se  ca- 
cher la  biche  blessée,  où  la  lumière  ne  pénètre  qu'à  travers  les  feuilles,  où  le 
bruit  de  la  cognée  répond  au  son  du  cor. 

«i  Autour  de  nous  un  profond  silence;  on  n'entend  que  la  colombe  sauvage 
qui  gémit  là-haut  dans  la  feuillée,  on  n'entend  que  la  source  qui  se  brise  en 
murmurant  dans  les  bruyères,  et  les  vieux  arbres  qui  se  bercent  en  rêvant. 

«  Le  hêtre  retentit;  le  chêne  s'agite  doucement;  voici  le  murmure  loin- 
tain d'une  forge  et  le  bruit  de  mon  bâton  qui  frappe  le  dur  rocher.  Tel  est  le 
langage  des  forêts  sur  la  montagne. 

«  Je  l'écoutais  avec  un  frisson  intérieur;  dans  ma  joie  se  glissa  une  douce 
tristesse.  Cette  voix  des  rochers,  des  chênes  et  des  pins  faisait  vibrer  les 
cordes  les  plus  profondes  de  mon  ame. 

«  Je  pensai  à  Roland  et  aux  Pyrénées.  Oh!  si  j'avais  été  élu  pour  une  des- 
tinée pareille  !  Une  vie  de  combats,  la  fuite  des  Sarrasins,  et  le  cor  qui  appelle 
du  fond  du  ravin  de  la  mort  ! 

«  Le  voici,  le  combat!  Hardiment  je  me  tiens  auprès  de  mon  drapeau.  Ma 
durandal,  tirée  depuis  long-temps  hors  du  fourreau,  brille  dans  ma  main. 
L'ennemi  m'assiège  matin  et  soir;  mon  cor  se  tait,  ma  poésie  sommeille? 

«  Grave,  mon  cor  sommeille  et  rêve  à  mes  côtés.  Il  repose  et  songe,  tandis 
que  je  combats.  Seulement,  d'instans  en  instans,  pour  animer  la  lutte,  sa 
colère  éclate  en  un  cri  sauvage. 

«  Tous  mes  chants  ne  sont  rien ,  en  vérité ,  que  des  fanfares  pour  m'en- 
hardir  et  me  tenir  en  haleine.  Ce  sont  des  cris  sanglans,  de  sauvages  mélo- 
dies qui  s'échappent  avec  le  souffle  de  ma  poitrine. 

«  Comment  un  guerrier  penserait-il  à  autre  chose  ?  L'épée  à  la  main ,  si  tu 
veux  gagner  la  bataille!  C'est  dans  tes  armes  qu'il  faut  souffler  ta  colère. 
Laisse  à  ta  ceinture  ton  cor  d'argent  ! 

«  Que  celui  qui  a  déjà  vaincu  entonne  le  chant  de  victoire;  toi,  fais  re- 
tentir le  fer  sur  le  fer.  Des  fanfares  ?  soit  !  mais  rien  qu'un  court  et  hardi 
signal  à  jeter  dans  la  vallée! 

"  Tu  ne  feras  retentir  des  sons  pleins  et  puissans  que  lorsque  tu  auras 
abattu  le  sauvage  Sarrasin,  quand  tu  auras  écrasé  ton  fier  ennemi,  là,  sur 
le  sol ,  sous  le  poids  de  sa  cuirasse. 

«  Dans  un  ravin  comme  Roncevaux  ou  celui-ci,  le  £îénnt  cît  mort  à  tes 


DE  l'État  de  lx  poésie  en  Allemagne.  459 

pieds;  mais  toi-même  tu  es  blessé  mortellement.  Alors,  oh  î  ton  cor,  mets  ton 
cor  à  tes  lèvres  ! 

«  Ah  !  quel  cri  !  Tout  à  l'entour  les  rochers  en  ont  résonné;  les  veines  bleues 
de  ton  cou  se  rompent.  Du  fond  de  la  vallée,  tes  compagnons  l'entendent; 
ils  l'entendent  en  tremblant ,  et  dirigent  vers  toi  leurs  chevaux. 

«  L'empereur  s'approche,  les  paladins  aussi.  O  Dieu!  ton  sang  ruisselle 
sous  tes  armes.  Ils  se  tiennent  en  silence  autour  de  toi.  Ton  œil  se  ferme. 
Ton  cor  est  muet. 

«  Une  sombre  parole  retentit  alors  dans  la  prairie  :  C'est  la  vie,  hélas!  qui 
est  un  furieux  géant  !  Honorez  le  noble  lutteur  qui  l'a  combattue  sans  crainte  l 
Couchez-le  dans  le  tombeau ,  son  cor  à  la  main!  » 

Parmi  les  rares  ballades  dans  lesquelles  l'auteur  a  abandonné  la 
nature  de  l'Orient  ou  de  l'équateur  sans  renoncer  toutefois  au  genre 
d'imagination  particulier  aux  poètes  de  l'Asie,  je  voudrais  citer  la 
petite  pièce  intitulée:  Trois  strophes.  Un  chérubin  contemple  le  grand 
tout  et  adore  silencieusement  le  soleil.  Comme  un  fidèle  qui  dit  ses 
prières,  il  tient  dans  ses  mains  un  chapelet  de  planètes,  et  les  mondes 
passent  tour  à  tour  dans  ses  doigts  lumineux,  attachés  à  leur  fil  de 
diamant.  Voilà  des  siècles  qu'il  a  commencé  son  oraison;  quand  elle 
sera  finie,  il  jettera  loin  de  lui  son  chapelet,  qui  ira  tomber  dans  l'es- 
pace sans  limites.  N'y  a-t-il  pas  là  dedans  un  mélange  de  l'imagina- 
tion persane  et  de  la  poésie  du  moyen-âge?  Un  maître  chanteur 
inspiré  de  quelque  poète  arabe  n'aurait-il  pas  écrit  ces  vers?  Ces 
deux  influences  se  retrouvent  peut-être  encore  dans  la  Vengeance 
des  fleurs.  La  jeune  fille  dort  dans  sa  couche  aux  blancs  rideaux. 
Dans  une  corbeille  de  joncs  sont  des  fleurs  fraîchement  cueillies.  Une 
chaleur  étouffante  se  répand  dans  la  petite  chambre,  car  les  fenêtres 
sont  fermées.  Tout  se  tait  :  cependant  un  bruit  léger  frémit  dans  les 
fleurs.  De  la  corbeille  s'élèvent,  en  flottant,  des  images  vaporeuses 
pareilles  à  des  esprits;  elles  ont  pour  vêtemens  des  nuages  délicats. 
De  la  rose  sort  une  dame  aux  formes  effilées;  du  narcisse,  un  bel 
adolescent.  Tous  ils  volent  et  tournent  autour  du  lit,  et  chantent  à 
l'endormie  :  «  Jeune  fille,  jeune  fille,  tu  nous  a  tirés  de  la  terre,  nous 
allons  nous  faner  et  mourir  dans  ta  corbeille.  Que  nous  reposions 
heureusement  au  sein  de  notre  mère  !  Que  la  rosée  était  douce  ! 
Maintenant  nous  allons  nous  flétrir,  mais ,  avant  de  mourir,  nous 
nous  vengerons  sur  toi.  »  Ils  s'approchent  de  la  jeune  fille  ;  ah! 
comme  ils  lui  soufflent  au  visage  !  comme  ses  joues  sont  brûlantes  ! 
Le  premier  rayon  du  soleil  éclaire  la  chambre;  dans  le  lit  repose  le 

30. 


4G0  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

pius  doux  des  cadavres;  comme  une  fleur  fanée  elle-même,  les  joues 
encore  légèrement  colorées,  elle  repose  près  de  ses  sœurs  fanées, 
dont  les  esprits  l'ont  tuée. 

On  a  dû  le  voir  par  quelques-unes  de  nos  citations,  l'Orient  tel 
que  M.  Freiligrath  aime  à  le  peindre,  ce  n'est  pas  seulement  celui 
que  M.  Victor  Hugo  a  chanté.  Celui-là  est  trop  classique  pour  lui, 
il  veut  l'Orient  dans  ses  détails,  et  si  sa  muse  n'y  peut  trouver  assez 
de  curiosités  singulières,  assez  de  rimes  bizarres,  elle  ira  dans  la 
Nouvelle-Hollande,  à  Java  et  à  Sumatra;  elle  s'enfoncera  dans  les 
plaines  du  centre  de  l'Afrique,  de  Tombouctou  à  Madagascar.  Les 
dromadaires,  les  girafes,  les  crocodiles,  des  troupeaux  d'éléphans  et 
de  panthères,  seront  partout  sur  son  chemin.  Elle  recherchera  les 
contrastes ,  les  singularités.  A  côté  des  scènes  du  désert,  vous  trou- 
verez quelque  intérieur^bizarre  et  volontiers  burlesque;  vous  quit- 
terez les  sombres  solitudes  pour  des  musées  japonais  ou  chinois.  Le 
piquant  se  mêlera  à  toutes  les  fantaisies  du  poète,  et,  comme  der- 
nier trait  essentiel ,  ce  qu'il  peut  y  avoir  de  sérieux  dans  certaines 
pièces  n'arrivera  jamais  que  pour  mieux  aiguiser  la  coquetterie  de 
l'ensemble. 

Le  recueil  des  poésies  de  M.  Freiligrath  se  termine  par  des  tra- 
ductions de  poètes  anglais  et  français,  et  en  même  temps  qu'il  trahit 
par  là  les  préférences  d'une  imagination  assez  peu  allemande,  il 
nous  indique  aussi  le  jeu  qui  plaît  à  sa  muse.  Quand  nous  voyons  sa 
plume  tentée  par  ce  qu'il  y  a  de  plus  difficile,  quand  il  lutte  de  pré- 
cision et  de  finesse  avec  les  poètes  qu'il  traduit,  avec  les  plus  sveltes 
pièces  de  M.  de  Musset,  avec  quelques  poèmes  de  Coleridge,  de 
Charles  Lamb  et  de  Robert  Southey,  il  nous  découvre  lui-même  le 
côté  le  plus  vrai  de  son  talent,  cette  dextérité  dans  la  forme,  cette 
souplesse,  cette  habileté  avec  laquelle  il  sait  maîtriser  la  langue  et  la 
façonner  comme  il  veut. 

Toutefois,  ces  éloges,  que  j'ai  accordés  presque  uniquement  à  l'ha- 
bileté infinie  du  style,  contiennent  une  condamnation  de  cette  poésie 
trop  extérieure.  Ce  monde  des  formes  et  des  couleurs  est  bien  vite 
épuisé;  il  n'y  a  que  l'ame  et  la  pensée ,  il  n'y  a  que  le  domaine  des 
esprits  qui  se  renouvelle  éternellement.  M.  Freiligrath  a  été  accueilli 
dans  son  pays  avec  beaucoup  d'empressement  et  de  sympathie;  mais, 
je  l'ai  dit  déjà,  il  y  avait  plus  de  surprise  que  de  véritable  admiration 
dans  le  succès  de  ses  vers.  Saura-t-il  s'élever  à  une  poésie  plus 
haute?  Comme  M.  Victor  Hugo,  dont  il  a  suivi  les  premières  traces, 
saura-t-il  trouver  des  richesses  nouvelles  dans  des  émotions  plus  pro- 


DE  l'État  de  la  poésie  en  Allemagne.  461 

fondes?  Écrira-t-il  ses  Feuilles  d Automne?  M.  Freiligrath  semble 
avoir  été  frappé  de  cette  idée;  il  paraît  chercher  à  sortir  du  cercle 
brillant,  mais  borné,  où  s'enfermait  sa  muse.  Il  a  renoncé  aux  hons 
du  désert,  aux  girafes  du  Nil,  aux  huttes  des  Cafres  et  des  Hotten- 
tots;  il  chante  aujourd'hui  sa  patrie  avec  beaucoup  de  vivacité  et 
d'amour.  Si  M.  Grûn  et  M.  Lenau  sont  les  écrivains  les  plus  distin- 
gués de  l'école  autrichienne,  M.  Freiligrath  est  devenu  le  chef  de 
ce  qu'on  a  appelé  l'école  du  Rhin.  Plusieurs  poètes  qui  donnent  des 
espérances,  M.  Mazerath,  M.  Simrock,  M.  Schucking,  se  sont  unis 
à  lui,  et  ils  s'efforcent  de  renouveler  aujourd'hui  dans  leurs  contrées 
natales  ce  qu'Uhland  et  ses  disciples  ont  fait  pour  la  Franconie  et  la 
Souabe.  Dans  un  recueil,  les  Annales  du  Rhin  y  qu'il  publie  avec  ses 
collaborateurs,  M.  Freiligrath  essaie  de  consacrer  par  de  nobles  chants 
les  souvenirs  des  ruines  féodales  et  les  traditions  de  l'esprit  ger- 
manique. M.  Mazerath,  qui  le  suit  dans  cette  direction ,  a  été  plu- 
sieurs fois  inspiré  assez  heureusement,  et  l'habile  traducteur  du  Par- 
ceval  et  du  Titurel,  M.  Simrock,  apporte  à  ses  amis  le  secours  d'une 
érudition  très  bien  informée.  Tout  récemment  enfln,  M.  Freiligrath 
a  fait  paraître  un  recueil  de  vers  et  de  fragmens  consacrés  à  la  mé- 
moire d'un  poète  vraiment  distingué,  Charles  Immermann,  que  l'Alle- 
magne a  perdu  il  y  a  quelques  années  à  peine.  Charles  Immermann, 
à  qui  une  étude  particuhère  serait  bien  due,  continuait  avec  origina- 
lité cette  haute  poésie  qui  a  honoré  l'Allemagne  à  l'époque  de  Goethe 
et  de  Schiller.  Hardi  et  énergique  dans  la  Tragédie  du  Tyrol^  il  avait 
montré  dans  son  poème  de  Merlin  une  élévation  souvent  obscure, 
mais  pleine  d'éclairs  sublimes.  La  piété  reconnaissante  que  M.  Frei'? 
ligrath  vient  de  lui  témoigner,  le  religieux  empressement  de  ses 
hommages,  semblent  révéler  chez  le  jeune  poète  des  tentatives  plus 
sévères  et  la  légitime  ambition  d'atteindre  à  un  sommet  plus  élevé 
de  son  art.  Certes,  ce  n'est  pas  nous  qui  l'en  détournerons  :  nos 
vœux  le  suivent  dans  cette  route  nouvelle;  mais  qu'il  y  prenne  garde, 
que  ce  développement  chez  lui  soit  naturel,  qu'il  se  défie  de  sa  fa- 
cilité trop  grande  à  imiter,  qu'il  attende  et  se  prépare  à  profiter  de 
l'inspiration  sans  lui  faire  violence  en  l'appelant  trop  tôt.  Il  vaudrait 
mieux  pour  lui  demeurer  ce  qu'il  a  été,  un  ciseleur  très  habile,  un 
coloriste  éclatant,  que  de  succomber,  comme  M.  Lenau,  sous  des 
prétentions  qui  ne  seraient  pas  justifiées.  Il  y  a ,  chez  M.  Freiligrath , 
à  côté  des  coquetteries  et  des  caprices,  quelques  promesses  de  poésie 
sérieuse,  souvent  môme  une  inspiration  élevée  qui,  en  se  dévelop- 
pant, lui  peut  ouvrir  des  horizons  plus  nobles.  C'est  à  cela  qu'il  doit 


462  REVUE  DES  DEUX  MOxNDES. 

s'appliquer  et  à  éviter  l'imitation  par  une  étude  réfléchie  de  ses  pro- 
pres forces. 

L'imitation,  l'absence  d'études  profondes,  voilà  ce  qui  fait  tomber 
aujourd'hui  la  poésie  allemande  de  ce  haut  rang  qu'elle  avait  conquis 
d'abord  dans  la  grande  période  littéraire  que  domine  le  nom  de 
Goethe,  et  récemment  encore  dans  le  mouvement  original  d'IIhland 
et  de  ses  amis.  En  l'absence  d'une  direction  supérieure,  d'un  esprit 
souverain  qui  gouvernerait  les  jeunes  talens,  au  milieu  de  ces  désirs 
nouveaux,  inquiets,  turbulens,  qui  agitent  ce  pays  et  lui  font  oublier 
son  idéalisme,  comment  la  poésie  ne  s'égarerait-elle  pas?  Il  y  aurait 
une  action  utile  à  exercer  sur  l'Allemagne  de  la  part  de  quelque 
poète  heureusement  doué.  Tandis  que  l'art  se  séparait  des  nobles 
habitudes  de  la  muse  germanique,  tandis  qu'il  se  plaisait  dans  le 
monde  extérieur  et  négligeait  les  conseils  de  la  pensée,  on  a  vu  se 
former  une  littérature  politique,  une  poésie  socialiste,  comme  on 
dit,  sans  inspiration,  sans  beauté,  sans  noblesse,  et  qui  asservirait  la 
Muse,  si  elle  devait  triompher.  N'est-ce  pas  un  avertissement  pour 
les  vrais  poètes,  pour  ceux  qui  ont  conservé  le  culte  désintéressé  du 
beau?  N'est-il  pas  temps  qu'ils  songent  à  se  régler,  à  se  fortifier,  à 
produire  enfin  des  œuvres  qui  puissent  défendre  l'imagination  contre 
l'envahissement  des  théories  prosaïques?  Il  y  a  là,  je  le  répète,  une 
belle  place  à  prendre,  et  elle  me  semble  faite  pour  tenter  l'écrivain 
dont  je  parlais  en  commençant,  le  plus  original  assurément  des  poè- 
tes de  l'Allemagne  actuelle,  M.  Heine  lui-môme. 

Je  faisais  surtout  cette  réflexion  en  lisant  le  dernier  poème  que 
M.  Heine  a  publié,  Afia-  Troll.  Cette  franche  veine  comique,  cette 
fine  et  excellente  satire  qui  s'y  montre  de  temps  en  temps,  me 
donnaient  des  espérances  que  je  voudrais  voir  réalisées.  Je  disais 
plus  haut  que  M.  Heine  avait  un  peu  contribué  à  troubler  l'esprit 
littéraire  de  son  pays  :  eh  bien  !  je  voudrais  qu'aujourd'hui ,  le  mal 
étant  devenu  grave,  le  spirituel  écrivain  se  fît  le  censeur  redoutable 
des  lettres  allemandes.  Lorsque  Goethe,  en  écrivant  Wertherf  eut  ou- 
vert à  la  foule  des  imitateurs  une  route  périlleuse  où  ils  se  jetèrent 
éperdument,  il  s'en  alla  dans  le  camp  opposé  et  tira  sur  eux.  Ce 
rôle  est  assez  piquant  pour  séduire  M.  Heine,  et,  de  plus,  il  serait 
utile.  Je  voudrais,  en  un  mot,  que  M.  Heine  eût  l'ambition  d'être  ce 
chef,  ce  guide  que  je  regrette  aujourd'hui  pour  la  poésie  de  l'Alle- 
magne. 

Alla -Troll  est  un  poème  divisé  en  vingt  chants;  ne  vous  ef- 
frayez pas,  ce  poème  n'a  point  de  sujet.  Atta-Troll  est  un  ours,  un 


DE  L*ÉTAT  DE  LA  POÉSIE  EN  ALLEMAGNE.  463 

ours  savant,  qui  a  dansé  dans  les  villages  des  Pyrénées,  dans  quel- 
ques bains  en  renom ,  devant  les  oisifs  et  sous  les  balcons  des  châ- 
teaux. Un  jour,  à  Cauterets,  sur  la  place  du  marché,  Atta-Troll  rompt 
sa  chaîne  et  s'enfuit.  Plus  tard,  il  est  relancé  dans  son  antre  par  les 
chiens  des  chasseurs  et  meurt  frappé  d'une  balle.  Tout  cela,  on  le 
voit,  n'est  qu'un  cadre  où  la  fantaisie  de  l'auteur  puisse  se  jouer 
librement;  c'est  un  récit  sans  importance  que  le  poète  prend  et  re- 
prend selon  son  humeur,  un  prétexte  pour  les  mille  saillies  de  sa 
verve.  Ce  n'est  pas  là  précisément  ce  que  je  louerai  dans  le  poème 
de  M.  Heine.  L'auteur  n'a  pas  évité  le  défaut  que  je  lui  signalais  en 
commençant;  son  caprice  n'a  pas  toujours  la  légèreté,  la  grâce  natu- 
relle dont  cette  sorte  d'inspiration  ne  peut  se  passer;  sa  fantaisie  est 
quelquefois  du  bavardage,  et  trop  souvent  un  détail  de  mauvais  goût 
vient  arrêter  le  sourire  et  offenser  la  rêverie.  Il  y  a  cependant  cer- 
tains chapitres  où  la  veine  comique  se  déploie  avec  une  franchise 
charmante,  et  quand  le  poète  est  bien  inspiré,  quand  la  satire  porte 
juste,  on  aime  cette  raillerie,  mise  au  service  du  bon  sens,  et  qui 
va  châtier  les  prétentions  des  journalistes  devenus  poètes.  Seule- 
ment M.  Heine  ne  s'arrête  pas  toujours  à  temps,  et  il  mêle  un  peu 
trop  au  hasard  les  allusions  et  les  noms  propres.  Ainsi,  dans  un  chant 
où  il  se  moque  des  rimeurs  politiques,  il  lance  tout  à  coup  à  M.  Frei- 
ligrath  une  vive  apostrophe  qui  eût  été  mieux  placée  ailleurs.  Atta- 
Troll  est  dans  son  antre;  il  fait  de  mélancoliques  réflexions  sur  son 
sort,  sur  la  destinée  des  animaux;  il  se  plaint  de  l'injustice  et  de  la 
barbarie  des  hommes;  il  se  demande  si  les  bêtes,  et  les  ours  en  par- 
ticulier, n'ont  pas  autant  de  droits  que  l'humanité  à  l'honneur  du 
rang  suprême  :  est-il  un  architecte  plus  habile  que  le  castor?  n'y 
a-t-il  pas  des  chiens  savans  et  des  chevaux  qui  savent  compter?  enfln, 
est-ce  qu'il  n'y  a  pas  des  ours,  des  girafes,  des  dromadaires,  qui 
chantent  et  font  des  ballades?  est-ce  que  Freiligrath  n'est  pas  un 
poète?  ist  Freiligrath  kein  Dichter?  Le  mot  est  vif  et  d'un  comique 
un  peu  trop  franc  peut-être.  C'est  une  allusion  à  cette  poésie  toute 
matérielle  que  nous  avons  blâmée  chez  M.  Freiligrath;  c'est  une  satire 
de  ces  tableaux  chargés  d'éblouissantes  couleurs,  de  ces  scènes  afri- 
caines, où  l'on  n'aperçoit  que  des  animaux  bizarres ,  et  où  l'homme 
disparaît  à  un  tel  point,  que  M.  Heine  et  Atta-Troll  ont  pu  s'y 
tromper.  L'aiguillon  est  resté  dans  la  piqûre.  Tout  ce  qui  suit,  pour 
être  moins  vif,  n'est  pas  moins  spirituel;  les  poètes  poUtiques  y  sont 
finement  raillés,  et  tout  ce  chant  a  révélé  chez  M.  Heine  une  apti- 
tude à  la  comédie,  un  goût  de  bonne  satire  qui  peut  trouver  son  em- 


464  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

ploi.  Parmi  les  pages  les  plus  heureuses,  et  du  milieu  de  digressions 
souvent  insignifiantes,  je  voudrais  extraire  et  mettre  en  relief  la  des- 
cription delà  chasse,  si  poétique,  si  étincelante,  avec  ses  joyeuses 
fanfares  et  ses  fraîches  odeurs  de  mousse  et  de  fleurs  des  forêts. 
M.  Heine,  après  la  satire,  revient  à  l'inspiration  lyrique,  car,  il  l'a 
dit  lui-même,  son  poème  n'a  pas  de  but  : 

«  Mon  poème  est  un  songe  d'une  nuit  d'été;  il  est  fantasque  et  sans  but, 
oui,  sans  but,  comme  la  vie,  comme  l'amour.  N'y  cherchez  pas  de  ten- 
dances. 

«  Atta-Troll  n'est  pas  un  symbole  de  la  nationalité  germanique  à  la  peau 
si  épaisse,  et  il  ne  fourre  pas  sa  patte  dans  les  questions  du  jour. 

«  Mon  héros  n'est  pas  même  un  ours  allemand.  Les  ours  allemands,  dit-on, 
ne  veulent  plus  danser,  mais  ils  ne  brisent  pas  leurs  chaînes.  » 

Malgré  le  ton  léger  qui  domine  cette  causerie  bizarrement  inter- 
rompue et  reprise ,  il  y  a  donc  aussi  çà  et  là  une  poésie  fraîche  et 
charmante  comme  dans  le  Songe  de  Shakspeare;  à  côté  des  allusions 
dont  l'auteur  se  défend  en  vain,  à  côté  de  cette  épitaphe  d' Atta- 
Troll  supprimée  par  la  censure,  parce  qu'elle  parodiait  trop  plaisam- 
ment le  style  du  roi  de  Bavière,  il  y  a  des  élans  lyriques  où  l'on  re- 
connaît l'accent  du  poète.  M.  Heine  finit  môme  par  déclarer  qu'il 
est  le  dernier  des  chanteurs  de  l'Allemagne,  et  que  ses  vers  sont  la 
dernière  chanson  libre  et  printanière  de  la  poésie  romantique,  das 
letZ'te  freie  Waldlied  der  Bornant ik.  Ce  dernier  mot  est  une  confes- 
sion importante,  qui  vaut  la  peine  d'être  relevée.  M.  Heine  en  effet 
avait  débuté  en  déclarant  la  guerre  à  ce  que  les  Allemands  appellent 
l'art  romantique,  à  cette  poésie  à  la  fois  sereine  et  mélancolique,  et 
qui  demande  au  christianisme  une  certaine  intelligence  mystique 
de  la  nature,  à  cette  inspiration  enfin  dont  Novalis  nous  donne  l'idée 
la  plus  complète;  il  y  revient  aujourd'hui  et  demande  à  être  salué 
comme  le  dernier  de  ces  doux  et  fibres  chanteurs.  Pourquoi  cela? 
parce  qu'il  a  vu  l'art  abandonné  et  menacé,  parce  qu'il  a  compris  le 
mal  que  produit  la  disparition  de  l'idéalisme.  Voilà  pourquoi  je  vou- 
drais que  M.  Heine  s'attachdt  sérieusement  à  ce  rôle  que  j'entrevois 
et  que  je  lui  signale.  Il  y  trouverait  des  occasions  heureuses  pour  son 
talent,  et  ne  courrait  pas  le  risque  de  l'affaiblir  et  de  le  perdre  dans 
les  petites  choses,  comme  on  a  pu  le  lui  reprocher.  Qu'il  mette  donc 
de  plus  en  plus  son  esprit,  sa  verve,  au  service  du  bon  sens  et  de  la 
vérité.  Il  a  attaqué  la  poésie  trop  extérieure  de  M.  Freiligrath  ;  il 
s'est  moqué  de  tous  les  tribuns  qui  ajustent  des  rimes  à  leurs  dis- 


DE  l'État  de  la  poésie  en  Allemagne.  4G5 

sertations  médiocres;  qu'il  aiguise  encore  sa  fine  raillerie,  et  surtout 
qu'il  l'emploie  utilement.  Qu'il  soit  un  guide  redouté,  un  censeur 
armé  de  cette  netteté  française  qu'il  a  apprise  chez  nous;  qu'il  donne 
aussi  des  exemples,  car  il  a  une  double  tâche  à  remplir,  et  que  ce 
dernier  chanteur  de  la  vraie  poésie,  comme  il  s'appelle,  tâche  de  se 
créer  des  successeurs. 

Ce  qui  résulte,  en  effet,  de  notre  étude,  c'est  que  la  poésie  alle- 
mande est  privée  aujourd'hui  de  maîtres  qui  la  gouvernent.  Les 
écrivains  qu'on  vante  le  plus  ont  renoncé  au  vrai  génie  de  la  muse 
germanique.  Un  art  frivole,  insouciant  des  idées  et  séduit  par  l'éclat 
extérieur,  a  succédé  aux  nobles  efforts  de  la  pensée  et  de  l'imagi- 
nation. En  outre,  tous  ces  poètes,  si  peu  sûrs  d'eux-mêmes,  sont 
obligés  d'emprunter  partout;  oui,  c'est  l'imitation  que  l'on  rencontre 
sans  cesse  dans  les  œuvres  de  la  poésie  actuelle  en  Allemagne. 
M.  Lenau  affaiblit  les  énergiques  créations  de  Goethe  et  de  Byron, 
et  M.  Zedlitz  les  gracieux  contes  de  Tieck,  tandis  que  M.  Freiligrath 
imite  et  reproduit,  sans  se  les  approprier  suffisamment,  les  couleurs 
des  Orientales.  Si  l'art  se  laissait  entraîner  dans  ces  voies  dange- 
reuses, si  M.  Heine  ne  songeait  pas  à  exercer  efficacement  sa  verve 
originale,  la  poésie  serait  envahie  par  une  école  plus  funeste  encore, 
par  cette  littérature  socialiste  qui  s'organise  bruyamment  aujour- 
d'hui, et  elle  y  perdrait  sa  beauté.  Quoi  donc!  l'imagination,  ce  qu'il 
doit  y  avoir  de  plus  libre ,  de  plus  vivant,  de  plus  épanoui  en  tous 
sens,  l'enfermer  dans  les  formules  d'une  école,  et  d'une  école  dont 
le  programme  n'est  pas  très  éloigné  du  matérialisme!  Mais  je  n'ai 
voulu  qu'indiquer  en  terminant  ce  mouvement  de  la  poésie  politi- 
que; il  faudra  revenir  là-dessus  avec  plus  de  détails,  il  faudra  assister 
à  cette  émeute  qui  s'agite  au-delà  du  Rhin.  Dans  cette  direction  de 
plus  en  plus  marquée,  il  y  a  un  fait  curieux  et  important  qui  de- 
mande une  étude  attentive.  Je  sais  bien  que  ce  serait  une  erreur 
de  confondre  un  pays  entier  avec  un  parti;  on  dirait  cependant  que 
toute  l'Allemagne  se  porte  vers  ces  idées,  et,  à  moins  que  les  sin- 
cères amans  de  la  Muse  ne  combattent  pour  la  cause  sacrée,  il 
semble  que  toute  la  poésie  de  ce  pays ,  si  grande ,  si  religieuse  dans 
ses  contemplations,  si  charmante  dans  ses  églogues  des  bois,  la 
poésie  de  Goethe,  de  Schiller,  de  Novalis,  d'Uhland,  va  aboutir  à 
ces  déclamations  où  je  ne  sais  quel  esprit  bourgeois  réclame  vul- 
gairement contre  la  noblesse  de  l'intelligence. 

Satnt-René  Taillandier. 


REVUE  LITTERAIRE. 


I.  ^GOETHE  ET  BETTIXA  , 

PAR  M.    SÉB.   ALBIX. 

II.  —  LA  GVERRA  DEL  VESPRO  SICILIAXO, 

PER  MICHELE  AMAIU. 


Une  assertion  m'arrête  dès  le  début  de  la  préface  qu'a  placée  M.  Sébastien 
Albin  en  tête  de  son  intelligente  version  des  lettres  adressées  à  Goethe  par 
M'"^  Bettina  d'Arnim  :  l'ingénieux  écrivain  affirme  qu'en  amour  les  senti- 
mens  exceptionnels  sont  beaucoup  plus  fréqueus  qu'on  ne  l'imagine.  Voilà 
tout  d'abord  une  opinion  dont  je  me  délie,  et  qui  pourrait  bien  n'être  seule- 
ment qu'une  politesse  du  traducteur  envers  son  auteur,  un  paradoxe  adroit 
de  l'interprète,  pour  couvrir  les  bizarreries  de  l'original.  Qu'arrive-t-il,  en 
effet,  dans  l'art?  Aux  grandes  époques  littéraires,  on  se  contente  de  tra- 
duire les  sentimens  naturels  du  cœur,  les  épreuves  ordinaires  de  la  vie. 
Toute  oeuvre  d'imagination  est  simplement  un  tableau,  où  chacun  retrouve 
des  airs  de  famille,  un  miroir  dans  lequel  le  premier  venu  reconnaît  ses 
propres  traits  ou  les  traits  de  son  voisin.  Plus  tard,  il  n'en  est  pas  ainsi  : 
on  arrive  au  rafliuement,  on  croit  n'avoir  pas  assez  des  vulgaires  émo- 
tions du  cœur.  Viennent  alors  les  combinaisons  étranges,  les  situations  sin- 
gulières :  ne  faut-il  pas  quelque  chose  de  mieux  et  de  plus  rare  que  ces 
communes  affections  de  mère,  d'amante,  de  fille .^  On  fait  donc  appel  aux 
ressources  des  civilisations  avancées ,  on  crée  des  sentimens.  Telle  est  trop 
souvent  la  poésie  des  seconds  âges  littéraires,  tranclions  le  mot,  la  poésie 


REVUE  LITTÉRAIRE.  467 

des  décadences.  Pourquoi  cependant  ne  pas  oser  le  dire?  il  n'y  a  de  vrai  que 
les  lieux  communs,  parce  que  le  fonds  des  passions  humaines  est  éternelle- 
ment le  même.  Que  vous  rajeunissiez  tout  cela  par  l'expression  et  les  nuances, 
que  vous  jetiez  à  pleines  mains  sur  cette  matière  première  les  fleurs  tou- 
jours nouvelles,  les  richesses  à  jamais  inépuisables  de  l'imagination  inven- 
tive, rien  de  mieux.  Libre  à  vous  de  changer,  dans  des  combinaisons  sans 
fin,  les  nombres  de  la  poésie;  mais  est-il  besoin,  est-il  permis  d'inventer  de 
nouveaux  chiffres  ? 

Sans  doute,  de  tous  les  sentimens  humains,  l'amour  est,  à  beaucoup  près, 
«elui  qui  admet  les  plus  bizarres  faiblesses,  les  plus  capricieuses  évolutions. 
Et  cependant,  je  le  demande,  quand  Werther  sent  frissonner  dans  sa  main 
la  main  de  Charlotte,  quand  M.  de  Nemours  recueille  l'aveu  tremblant  de 
M""'  de  Clèves,  quand  Rousseau  demande  aux  allées  de  La  Chevrette  l'em- 
preinte des  pas  de  M'"''  d'Houdetot ,  quand  le  premier  rayon  du  matin  ne 
luit  pas  encore  sur  les  fronts  enlacés  de  Roméo  et  de  Juliette,  croyez-vous 
que  le  sentiment  qui  agite  ces  cœurs  divers  soit  tout-à-fait  différent,  croyez- 
vous  que  leur  passion  soit  moins  grande  parce  qu'elle  se  rencontre  dans  une 
émotion  à  peu  près  pareille?  Pour  ma  part,  je  n'hésitei-ais  pas  à  le  nier. 
Toute  esthétique  est  mauvaise  qui  prend  l'extraordinaire  pour  le  sublime. 
L'idée  de  beau ,  au  contraire ,  implique  celle  de  degré,  d'hiérarchie  :  or  le 
commun  est  tout-à-fait  sur  la  même  ligne  que  l'idéal  ;  seulement  des  degrés 
infinis  les  séparent,  qu'il  appartient  à  la  beauté  de  gravir  en  se  transfigurant, 
en  devenant  plus  resplendissante  à  mesure  qu'elle  s'élève  davantage.  Aussi, 
peindre  des  sentimens  naturels,  vulgaires  si  l'on  veut,  c'est  s'adresser  à  tout 
le  monde;  peindre  des  sentimens  exceptionnels,  c'est  ne  s'adresser  qu'à  quel- 
ques-uns, qu'à  certains  cœurs  égarés,  curieux,  maladifs.  Ce  dernier  but  n'est 
pas,  ne  peut  pas  être  celui  de  l'art  véritable.  Par-là,  en  effet,  dans  l'ordre 
■des  idées,  on  arrive  forcément  au  factice,  à  des  sentimens  de  convention; 
dans  l'ordre  du  style,  on  est  induit  au  caprice,  à  la  manière.  Ce  que  je  dis 
là  me  semble  élémentaire,  quoi  qu'en  puisse  penser  M.  Sébastien  Albin. 
Encore  une  fois,  j'accorderai  volontiers  au  spirituel  pseudonyme  que,  plus 
que  toute  autre  passion,  l'amour  a  ses  inconséquences,  ses  mystères  :  ce  n'est 
pas  moi  assurément  qui  lui  retirerai  le  classique  bandeau.  Tout  ce  que  je 
veux  maintenir,  c'est  que  là  même  l'exception  demeure  et  doit  demeurer 
une  exception.  Si  M^'^  deLespinasse  n'en  mourait  pas  de  douleur,  pourrions- 
nous  comprendre  sa  double,  sa  brûlante,  sa  fatale  attache  pour  deux  amans 
à  la  fois?  Si  ce  n'était  pas  l'indiscrétion  d'un  étranger  qui  eût  trahi  ce  mys- 
tère, qui  eût  livré  à  la  publicité  cette  secrète  correspondance,  ces  cris  soli- 
taires d'une  ame  blessée,  pardonnerions-nous  à  ce  grand  cœur  son  égarement, 
une  passion  à  ce  degré  insolite,  à  ce  degré  invraisemblable ,  quoiqu'elle  soit 
vraie  ?  M"^  de  Lespinasse  publiant  elle-même  sa  correspondance  amoureuse 
avec  M.  de  Guibert  eût  paru  à  la  fois  odieuse  et  ridicule.  D'où  vient,  au 
contraire,  que  M'"*=  d'Arnim  faisant,  de  sa  propre  inspiration,  imprimer 
ses  lettres  à  Goethe,  c'est-à-dire  les  témoignages  d'une  liaison  également 


468  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

exceptionnelle  et  bizarre,  excite  la  curiosité  au  lieu  d'inspirer  le  dégortt?  C'est 
que,  chez  M'^^  de  Lespinasse,  la  passion  était  dans  le  cœur,  et  devait,  par 
cela  même,  y  rester  enfouie,  tandis  qu'à  M*"*  d'Arnim  il  était  plutôt  permis 
d'aftlcher  sans  scrupule  une  passion  de  l'esprit,  si  extraordinaire,  si  excen- 
trique qu'elle  fût. 

En  France,  assurément,  une  fille  de  seize  ans  écrivant  la  première  des 
lettres  d'amour  à  un  homme  de  soixante,  et  se  reprenant,  vingt  années  après, 
pour  ce  même  vieillard  de  quatre-vingts  ans,  d'une  affection  tout  aussi  exal- 
tée, tout  aussi  fébrile  que  le  premier  jour,  nous  trouverait  incrédules,  nous 
paraîtrait  un  phénomène  monstrueux.  Avec  le  tour  rêveur  et  presque  mys- 
tique de  l'imagination  allemande,  cela  se  comprend  mieux,  surtout  si  on 
pense  que  le  héros  de  ce  drame  purement  platonique  et  sentimental  est,  au- 
delà  du  Rhin ,  le  roi  de  toute  poésie  :  c'est  nommer  Goethe.  Rien  assurément 
ne  serait  moins  piquant  qu'une  pareille  correspondance,  si  elle  n'avait  pas 
été  réellement  écrite,  si  elle  n'était  qu'une  fantaisie  de  l'imagination,  enfantée 
après  coup  dans  des  vues  de  vanité  littéraire.  La  réelle  existence  de  ces  sin- 
gulières relations,  la  sincérité  de  cet  entraînement  extatique,  l'homme  avec 
ses  infirmités  disparaissant  sous  le  poète  et  se  transfigurant  dans  la  gloire,  aux 
yeux  d'une  enfant  qui  en  fait  son  bien-aimé,  son  idéal,  son  dieu,  il  y  a  dans 
tout  cela,  au  contraire,  un  attrait  particulier  pour  tout  lecteur  curieux  d'é- 
tudier le  cœur  humain  dans  ses  attachemens  les  plus  incompréhensibles  ou 
(  pourquoi  ne  pas  dire  le  mot  ?)  dans  ses  maladies  les  plus  étranges.  Y  aurait- 
il,  par  hasard,  une  intention  caustique  dans  le  double  sens  que  notre  langue 
donne  au  mot  affection,  et  la  médecine  ici  aurait-elle  voulu  faire  une  épi- 
gramme  contre  la  morale.^ 

Ce  n'est  pas  la  première  fois,  au  surplus,  que  le  public  français  est  initié 
aux  étonnantes  amours  de  Goethe.  Que  Frédérique  meure  de  chagrin ,  c'est 
là  un  dénouement  qui  me  touche,  parce  qu'il  n'est  pas  commun;  que  Lili 
se  console  ailleurs ,  c'est  là  une  fin  si  ordinaire,  qu'elle  ne  provoque  même 
pas  le  sourire;  de  pareils  épisodes  n'ont  point  droit  de  surprendre  dans  la  bio- 
graphie de  celui  qui  fut  à  la  fois  (cela  ne  s'exclut  pas)  le  plus  grand  poète  et 
le  plus  parfait  égoïste  de  son  siècle.  Mais  il  est  deux  femmes  qui  ont  joué, 
dans  la  vie  de  Goethe,  un  rôle  sinon  aussi  intime,  au  moins  plus  frappant.  On 
se  rappelle  la  liaison  subite,  profonde,  illuminée  par  tous  les  éclairs  de  la  pas- 
sion, qui  s'établit  entre  le  jeune  Wolfgang  et  M"^  de  Stolberg,  qu'il  n'avait 
jamais  vue,  qu'il  ne  vit  jamais,  et  à  qui  il  envoyait  pourtant  le  journal  assidu 
de  sa  vie,  le  secret  de  ses  plus  mystérieuses  émotions;  on  se  rappelle  le  silence 
de  quarante  années  qui  suivit  ces  premiers  rapports,  et  la  lettre  éloquente  que 
la  comtesse  adressa  à  Goethe  comme  un  avertissement  suprême,  connue  le 
dernier  gage  d'une  affection  que  l'âge  avait  interrompue  sans  l'éteindre.  Les 
pages  spirituelles  qui  ont  été  consacrées  ici  même  (1)  à  M'"*  de  Stolberg  sont 
d'une  date  trop  récente  pour  qu'il  soit  besoin  de  retracer,  dans  ses  détails, 

(1)  Voyez  rarticle  de  M.  Henri  Blaze,  dans  la  Revue  du  1"  décembre  18t2. 


REVUE  LITTÉRAIRE.  469 

cette  situation  de  cœur  qui  n'est  pas  sans  quelque  ressemblance  avec  celle  de 
M""^  d'Arnim,  dont  les  lettres  paraissent  aujourd'hui,  traduites  en  français, 
sous  le  titre  de  Goethe  et  Bettîna  (1).  Seulement,  avec  M""^  de  Stolberg,  c'est 
Goethe  jeune,  prodiguant  au  dehors  sa  poésie,  enflammé,  ivre  d'amour,  et 
répandant  devant  l'autel  d'une  divinité  inconnue  cet  encens  dont  la  fumée  dé- 
borde en  lui  et  cherche  une  issue;  avec  Bettina ,  au  contraire ,  c'est  Goetl^e 
vieilli,  glorieux,  personnel,  immobile,  drapé,  économe  de  poésie,  s'assimilant 
comme  un  trésor  celle  qui  s'échappe  du  cœur  de  cette  jeune  fille;  en  un  mot, 
c'est  le  dieu  sur  son  piédestal ,  le  dieu  impassible ,  vénérant  sa  propre  ma- 
jesté et  acceptant  l'adoration  d'autrui ,  le  culte  d'une  autre  ame  comme  le 
plus  naturel  holocauste. 

Le  recueil  des  lettres  de  Bettina  et  des  réponses  de  Goethe  fut  publié  par 
^jme  d'Arnim  elle-même,  deux  ans  après  la  mort  du  grand  poète,  en  1835. 
Ce  livre,  qui  s'appelait  modestement  Correspondance  de  Goethe  avec  une 
enfant f  fit  en  Allemagne  une  sensation  profonde,  et  obtint  un  succès  que  les 
années  n'ont  pas  diminué.  Qui  s'en  étonnerait  ?  L'ouvrage  de  M™^  d'Arnim 
rappelait  une  époque  si  glorieuse  pour  la  littérature  de  son  pays ,  il  touchait 
à  une  mémoire  si  chère  et  si  illustre ,  il  correspondait  si  bien  aussi  à  cette 
poésie  rêveuse,  à  ce  naturalisme  exalté,  à  ce  goût  des  pensées  errantes  et  des  va- 
gues harmonies  dans  lesquelles  se  berce  volontiers  l'imagination  germani- 
que !  L'expérience  a  prouvé  que  quelque  chose  manque  à  toute  œuvre  d'art 
qui ,  après  avoir  conquis  la  gloire  à  l'étranger,  n'a  pas  été  accueillie  à  la  fin 
et  consacrée  par  le  public  français.  C'est  là  le  dernier  baptême,  le  sceau  dé- 
finitif. L'épreuve  sera-t-elle  favorable  à  Bettina  ?  Il  serait  difficile  de  répondre, 
ou  plutôt  on  peut  répondre  à  la  fois  oui  et  non.  Oui ,  si  l'on  s'attache  à  ce 
qu'il  y  a  dans  ces  pages  désordonnées  de  souffle  puissant,  de  poésie  féconde, 
d'aspirations  et  d'élans  passionnés,  de  couleur,  d'inépuisables  images;  non , 
si  l'on  considère  ce  chaos  d'amplifications  sans  suite ,  ce  jargon  d'une  mé- 
taphysique creuse,  cette  puérile  exagération  du  lyrisme, cette  fièvre  chaude 
de  la  pensée  et  de  la  phrase,  cette  poésie  surtout,  confuse,  noyée,  indéfinie,  et 
qui  semble  une  mer  sans  rivage  où  les  flots  se  lèvent,  retombent,  disparaissent 
à  travers  une  brume  éternelle.  Mais  voyons  le  livre  même. 

]^£me  d'Arnim  est,  à  l'heure  qu'il  est,  une  des  femmes  les  plus  distin- 
guées de  la  société  de  Berlin,  et,  comme  toute  personne  célèbre,  elle  a  eu  des 
biographes.  Aussi  ne  serons-nous  pas  indiscret  en  disant  que  Bettina  naquit 
en  1788,  à  Francfort,  d'un  banquier  italien  nommé  Brentano.  Orpheline  dès 
l'enfance,  elle  fut  élevée  dans  un  couvent  catholique.  C'est  là  que  commença 
à  se  développer,  à  éclater,  ce  riche  tempérament,  plein  à  la  fois  d'ardeur  et 
de  rêverie,  et  où  la  pétulance  du  sang  italien  se  mêlait  à  toutes  les  molles 
langueurs  des  complexions  allemandes.  Un  immense  et  vague  besoin  d'aimer 
et  de  répandre  le  trop  plein  de  son  ame,  une  sorte  de  sève  exubérante  de 
l'être,  une  fermentation  intérieure  d'idées,  de  sentimens,  de  désirs,  à  laquelle 

(l)  Deux  vol.  in-8",  chez  Gomoa,  quai  Malaquais. 


470  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

une  fin  était  nécessaire,  voilà  dans  quelles  conditions  se  montre  d'abord  à 
nous  l'anie  de  Bettina.  Les  expressions  manquent  pour  expliquer  des  natures 
ainsi  douées  virtuellement,  ainsi  surchargées  d'un  enthousiasme  sans  déter- 
mination, d'une  poésie  sans  but,  d'un  amour  sans  objet.  Bettina  a  les  extases, 
les  défaillances,  les  soulèvemens  des  mystiques  :  c'est  le  cœur  brillant  de 
sainte  Thérèse  et  de  la  Sophie  de  Mirabeau,  mais  d'une  sainte  Thérèse  sans 
crucifix,  d'une  Sophie  dépouillée  de  ses  sens;  et,  comme  ses  transports  n'ont 
à  s'assouvir  ni  dans  les  chastes  embrassemens  de  Tamour  céleste,  ni  dans  les 
baisers  de  la  créature,  ce  cœur  embrasé  se  rejette  sur  tout  ce  qui  l'entoure, 
sur  tout  ce  qui  respire,  et,  séduit  par  le  sphinx  du  monde  vivant,  se  donne  à 
ce  fantôme  imaginaire,  à  ce  génie  inconnu  de  la  nature  dont  Spinoza  et 
Jacobi  crurent  entendre  de  loin  l'éternel  monologue. 

C'est  au  couvent  que  M'*''  de  Brentauo  connut  la  chanoinesse  Caroline  de 
Gunderode,  dont  on  a,  sous  le  nom  de  Tian,  un  délicieux  volume  de  poé- 
sies allemandes.  Caroline  était  la  digne  compagne  de  Bettina.  Ces  pen- 
sionnaires-là dépaysent  un  peu,  quand  on  songe  aux  nonnes  sucrées  de  Fert- 
Vert.  Ici,  chez  ces  deux  enfans  (chose  étrange!),  c'est  tout  spontanément 
un  mélange  de  l'illuminisme  mystique  du  moyen-âge  et  des  plus  extrêmes 
hardiesses  delà  moderne  poésie.  Dans  l'intervalle  de  leurs  études,  ces  petites 
filles  évitaient  avec  soin  de  parler  des  évènemens  de  la  vie  réelle;  elles  écri- 
vaient des  voyages  d'imagination,  elles  lisaient  Werther,  elles  dissertaient 
sur  le  suicide,  et  Caroline  répétait  sans  cesse  :  «  Beaucoup  comprendre  et 
mourir  jeune  !  »  Elle  tint  parole  :  éprise  du  célèbre  philologue  Kreutzer,  l'au- 
teur de  la  Symbolique  des  Anciens,  elle  se  tua.  Souvent  Caroline  avait  parlé 
à  Bettina  de  ce  projet;  elle  lui  montrait  sur  son  sein  l'endroit  où  elle  devait 
se  frapper,  et  Bettina,  qui  jusque-là  n'avait  jamais  embrassé  son  amie,  cou- 
vrait, en  pleurant,  de  baisers  cette  place  chère,  où  la  blessure  en  effet  fut 
trouvée.  Ce  qu'il  y  a  de  plus  étonnant,  c'est  que  la  nature  de  Caroline  était 
calme,  reposée,  patiente,  toute  contraire  aux  turbulences  de  Bettina,  c'est  que, 
comme  l'explique  M'"^  d'Arnim,  la  jeune  chanoinesse  barricadait  sa  timide 
nature  derrière  des  idées  fanfaronnes.  J'ajouterai  que  l'une  aima  sans  doute 
réellement,  avec  le  désespoir  d'une  passion  trompée,  tandis  que  l'autre,  per- 
sonnifiant plus  tard  dans  Goethe  l'idéal  qu'elle  s'était  fait  à  elle-même, 
n'adora  qu'une  idole  imaginaire.  L'amour  de  Bettina,  c'est  celui  dePygma- 
lion  pour  sa  statue,  c'est  la  passion  transformée  par  l'art. 

La  chanoinesse  Gunderode  a  sa  place  marquée  dans  l'histoire  de  la  poésie 
allemande;  elle  tient  une  grande  place  aussi  dans  la  première  biographie  de 
M™''  d'Arnim,  et  le  caractère  même  de  la  correspondante  de  Goethe  s'en 
trouve  en  bien  des  points  éclairé.  M""'  d'Arnim  a  publié,  il  y  a  trois  ans,  les 
lettres  de  Caroline  et  les  siennes  :  comme  il  est  très  souvent  question  de 
M"''  de  Gunderode  dans  les  lettres  à  Goethe,  M.  Sébastien  Albin,  qui  est  si 
intelligemment  renseigné  sur  tout  ce  qui  touche  à  la  littérature  allemande, 
«ût  bien  fait  de  profiter  de  l'occasion  pour  donner  les  plus  caractéristiques  pas- 
sages de  ce  nouveau  recueil.  Celui  qu'il  a  traduit  eût  tiré  de  ces  extraits  une 


REVUE  LITTÉRAIRE.  471 

lumière  nouvelle  et  plus  d'intérêt  encore.  J'ai  insisté  sur  cette  liaison  entre 
les  deux  jeunes  filles,  parce  que  toute  la  suite  de  la  vie  de  Bettina  se  trouve, 
à  mon  sens,  expliquée  par  l'étrangeté  de  ces  débuts. 

Caroline  perdue,  il  fallait  une  amie  à  M'^^  de  Brentano.  Passant  un  jour  vis- 
à-vis  la  maison  delà  mère  de  Goethe  qu'elle  connaissait  peu,  et  chez  qui  elle 
n'était  jamais  venue,  l'idée  lui  vint  de  franchir  le  seuil  :  «  Madame  la  conseil- 
lère, dit-elle  en  entrant,  je  veux  faire  votre  connaissance;  j'ai  perdu  mon  amie 
la  chanoinesse  Gunderode,  il  faut  que  vous  la  remplaciez.  »  —  «  Essayons,  » 
répondit  M"'^  de  Goethe.  Je  n'invente  pas.  La  conseillère  avait  soixante-dix. 
sept  ans,  Bettina  en  avait  dix-huit.  Une  intimité  si  profonde  s'établit  bientôt 
entre  ces  deux  femmes,  que  ce  fut  un  objet  d'étonnement  pour  tout  le  monde. 
Bettina  avait  tout  d'abord  trouvé  le  secret  du  cœur  de  M™*"  de  Goethe;  elle  ne 
cessait  de  lui  parler  de  son  fils.  Depuis  deux  ans  que  PFilkelm  Meister  lui 
était  tombé  entre  les  mains ,  elle  refusait  chaque  soir  d'aller  dans  le  monde 
avec  ses  sœurs,  elle  se  couchait  au  plus  vite,  et  ses  nuits  se  passaient  à  dévorer, 
à  relire  cent  fois  les  œuvres  du  poète.  Ce  fut  bientôt  un  culte  exclusif.  Le 
génie  de  la  nature,  qui  avait  troublé  sa  jeune  ame,  et  que  les  livres  de 
Goethe  lui  expliquaient  avec  le  charme  souverain  des  beaux  vers,  Goethe  en 
devint  pour  Bettina  le  symbole  vivant  et  idéal.  Sans  avoir  jamais  vu  l'au- 
teur de  JVerther,  elle  en  fit  son  héros ,  l'ami  de  son  cœur,  l'éternel  objet 
de  ses  vœux,  sa  divinité  véritable.  Goethe  avait  soixante  ans.  La 'conseillère 
fut  tout  d'abord  confidente  de  cette  passion  despotique,  effrénée,  impro- 
bable, et  cependant  vraie,  qui  devint  peu  à  peu  l'unique  occupation,  la  vie 
même  de  M''^  de  Brentano.  Voilà  donc  cette  enfant  qui ,  chaque  jour,  im- 
prègne son  ame  de  tous  les  parfums  de  la  poésie,  pour  la  rendre  plus  digne 
de  cet  amant  inconnu ,  de  ceroi ,  selon  elle ,  de  tout  art  et  de  toute  poésie. 
M""**  de  Goethe,  en  femme  d'esprit  à  la  fois  et  en  mère  fanatique ,  comprend 
tour  à  tour  cette  passion  ou  en  sourit.  Il  y  a  des  lettres  d'elle  tout-à-fait  char- 
mantes, et  où  une  pointe  d'esprit  fin  et  observateur  se  glisse  heureusement 
sous  la  bonhomie  de  l'âge,  sous  je  ne  sais  quel  tour  de  rêverie  et  de  senti- 
mentalité tout  allemandes.  «  Ne  sois  pas  si  folle  avec  mon  fils,  dit-elle  à 
M"^  de  Brentano,  il  faut  que  tout  reste  dans  l'ordre.  »  Et  ailleurs  :  «  Écris 
des  lettres  raisonnables  !  Quelle  idée  !  envoyer  des  bêtises  à  Weimar  !  »  Mais 
ce  ton ,  cet  air  d'ironie  ne  percent  que  quand  Bettina  se  laisse  par  trop 
emporter  à  ses  courans  les  plus  impétueux.  D'ordinaire,  M™''  de  Goethe  prend 
très  au  sérieux  cet  attachement  de  M^'^  de  Brentano  pour  son  fils,  avec  qui  Bet- 
tina était  bientôt  entrée  en  correspondance  suivie;  elle  semble  même  envier 
son  bonheur,  et  elle  lui  dit  avec  conviction*^^:  «  Entre  des  milliers  d'êtres, 
personne  ne  comprendra  quel  lot  de  félicité  t'est  échu  en  partage  !  »  La  fraî- 
cheur d'imagination,  on  le  voit,  est  durable  en  Allemagne  :  voilà  comment 
M™^  de  Goethe  parlait  à  quatre-vingts  ans.  L'orgueil  conservait  à  la  mère 
vieillie  les  mêmes  illusions  qu'entretenait  chez  la  jeune  fille  la  fougue  d'un 
esprit  entraîné  vers  le  surhumain  et  le  merveilleux. 


472  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

La  conseillère  voulait  que  Bettina  écrivît  souvent  et  longuement  à  Goethe  : 
c'était  le  vrai  moyeu ,  selon  elle ,  de  donner  de  Vair  à  son  imagination. 
Maintenant  qu'on  commence  à  connaître  M"^  de  Brentano,  on  se  doute  bien 
qu'elle  profita  amplement  de  la  permission.  Pendant  huit  années,  l'auteur 
de  JVerther  reçut  assidûment  les  dithyrambes  éloquens  et  passionnés  de  Bet- 
tina; il  y  répondait  quelques  mots  de  temps  en  temps.  C'est  à  ce  commerce 
épistolaire  commencé  en  1807  et  interrompu  en  1811,  quand  M"^  de  Bren- 
tano devint  M""^  d'Arnira,  que  la  publicité  a  été  donnée,  il  y  a  quelques  an- 
nées, par  Bettina  elle-même. 

Ce  qui  frappe  surtout  dans  cette  correspondance,  l'impression  générale  qui 
en  demeure,  c'est  la  vive  sympathie  de  M'^^  de  Brentano  pour  le  monde  exté- 
rieur, c'est  l'enivrement  où  la  jette  le  spectacle  du  milieu  où  s'agite  l'huma- 
nité. Il  y  a  un  endroit  curieux  où  son  secret  lui  échappe,  où  ce  matérialisme 
sentimental  se  déclare  sans  aucun  scrupule  :  «  J'envoie  au  diable,  s'écrie-t-elle, 
les  tendances  hypocrites  et  morales,  avec  toutes  leurs  friperies  mensongères; 
les  sens  seuls  savent  créer  dans  l'art  comme  dans  la  nature.  »  Curieuse,  pen- 
chée avec  volupté,  Bettina  se  laisse  attirer  sur  le  sein  de  la  mère  commune 
{aima  mater  )^  elle  écoute,  elle  entend  l'être  sourdre  dans  ses  flancs  féconds. 
Cette  harmonie,  ce  concert  de  la  vie  universelle  la  séduisent,  l'absorbent;  elle 
clierche  à  s'identifier  avec  le  monde,  elle  se  perd  dans  la  contemplation  de  ce 
qui  l'environne.  Alors  des  délices  inconnues  l'inondent,  et  elle  n'entend  plus 
que  l'hymne  confus  chanté  dans  les  espaces  par  tout  ce  qui  respire,  par  tout 
ce  qui  est  animé  :  selon  elle,  un  hanneton,  en  effleurant  dans  son  vol  le  nez 
d'un  philosophe,  suffit  à  culbuter  tout  un  système.  Le  clapotement  de  l'eau 
qui  court  entre  les  cailloux  de  la  plaine,  la  brise  qui  agite  les  brins  d'herbe, 
un  insecte  bruissant  au  fond  de  la  mousse,  une  branche  tremblante  dans  la 
feuillée  sous  les  pas  d'un  oiseau  jaseur,  une  lueur  errante,  un  nuage  doré 
qu'emporte  le  vent,  la  goutte  de  rosée  où  se  reflète  le  soleil,  le  disque  de  la 
lune  qui  glisse  sur  la  brume  du  soir,  toutes  ces  choses  pour  elle  sont  autant 
de  notes  de  la  symphonie  amoureuse  qui  monte  de  la  terre  vers  le  ciel.  Bet- 
tina a  tour  à  tour,  pour  la  nature,  l'amour  sombre  de  Lucrèce,  le  culte  en- 
thousiaste de  Diderot,  la  tendre  sympathie  de  Bernardin  de  Saint-Pierre, 
l'admiration  sereine  de  Buffon,  et  tout  cela  mêlé  à  ce  que  la  poésie  la  plus 
foncièrement  germanique  a  de  vagues  et  de  mystérieux  épanchemens.  Ses 
•plus  grandes  joies,  comme  ses  plus  vives  amertumes,  viennent  de  ce  com- 
merce animé  avec  l'ensemble  du  monde  physique.  Souvent  il  lui  semble  que, 
dans  les  choses  d'alentour,  du  sein  de  ces  forces  vitales ,  un  esprit  plaintif 
demande  sans  cesse  sa  délivrance.  Les  fleurs  elles-mêmes  paraissent  alors  la 
regarder,  et,  dans  ces  regards,  il  y  a  une  question.  Mais  comment  y  répondre 
autrement  que  par  des  pleurs  ?  C'est  pour  cela  que,  quand  elle  est  assise  sous 
la  tonnelle  de  chèvrefeuille,  elle  mêle  ses  larmes  au  miel  des  corolles;  c'est  ù 
cause  de  cette  sympathique  tristesse  des  êtres  en  présence  les  uns  des  autres, 
qu'elle  s'écrie  :  «  Nous  nous  connaissons,  le  chevreuil  et  moi.  »  —  Il  serait  facile 


REVUE  LITTÉRAIRE.  473 

assurément  de  tourner  en  ridicule  toute  cette  poésie  sauvage,  inconnue,  aussi 
peu  croyable  qu'elle  est  sincère  :  ne  vaut-il  pas  mieux  reconnaître,  au  contraire, 
ce  qu'il  y  a  là  de  puissance  véritable  et  d'originalité?  Les  objections  n'échap- 
peront à  personne,  elles  viennent  d'elles-mêmes,  et  autant  vaut  les  omettre. 

C'est  ainsi  que  M"''  de  Brentano  professait  dans  son  cœur  le  culte  de  la 
nature;  Goethe,  pour  elle,  en  devint  peu  à  peu  le  grand  prêtre,  le  représen- 
tant bien-aimé,  ou,  comme  on  eût  dit  au  moyen-âge,  le  microcosme.  Il  fallait 
€n  effet,  pour  leurrer  son  imagination  ardente,  qu'elle  concentrât  dans  une 
image  réelle,  qu'elle  incarnât  en  un  seul  être  cet  amour  errant  et  indistinct. 
Par  l'admiration  extraordinaire  que  lui  inspiraient  les  écrits  de  Goethe,  par 
sa  manière  analogue  de  comprendre  et  d'expliquer  l'être,  Bettina  se  trouva 
amenée  bientôt  à  s'agenouiller  devant  le  poète,  à  en  faire  le  maître  suprême 
de  son  cœur.  «  Je  croyais  fermement,  lui  écrit-elle,  que  tes  caresses  à  la  na- 
ture, ta  félicité  de  posséder  sa  beauté,  ses  langueurs,  son  abandon  dans  tes 
bras,  agitaient  les  branches  des  arbres,  en  détachaient  les  fleurs,  et  les  fai- 
saient ainsi  tomber  doucement  sur  moi.  ^>  Voilà  comment  Bettina  perd  la 
conscience  de  ce  monde,  comment  elle  transporte  tout  en  Goethe.  Il  y  a  des 
momens,  toutefois,  où  elle  se  rend  compte  de  cette  sujétion  en  quelque  sorte 
religieuse  et  oii  elle  l'explique  :  «  Quand  je  suis,  dit-elle,  au  milieu  de  la 
nature,  dont  votre  esprit  m'a  fait  comprendre  la  vie  intime,  souvent  je  con- 
fonds et  votre  esprit  et  cette  vie.  «  L'orgueil  de  Goethe  s'explique  :  être  aimé 
ainsi,  c'est  poser  en  dieu.  Jamais  peut-être  aucune  ame  n'a  abdiqué  à  ce 
degré  au  profit  d'une  autre  ame.  De  toute  façon ,  c'est  là  un  fait  curieux  dans 
l'histoire  de  la  poésie. 

On  devine  ce  que  contiennent  les  lettres  de  M^'^  de  Brentano  à  l'auteur  de 
IFerther  :  Bettina  ne  résiste  jamais  au  courant  de  l'inspiration,  et  à  tout 
hasard  elle  écrit  au  poète  ce  qui  lui  passe  par  l'esprit.  Tantôt  c'est  la  révolte 
des  Tyroliens  qui  l'enflamme  et  qui  amène  sous  sa  plume  toutes  sortes  de 
tirades  guerrières;  tantôt  c'est  un  paysage  qu'elle  peint ,  un  voyage  qu'elle 
raconte,  quelque  œuvre  merveilleuse  de  sculpture  dont  elle  invente  la  riche 
description.  Ici  vous  rencontrerez  un  dithyrambe  nébuleux  sur  la  musique, 
là  une  boutade  enjouée  où  quelque  ridicule  est  saisi  d'un  air  espiègle.  Si 
emportée  en  effet  que  soit  cette  chèvre  sauvage  dans  son  essor  vers  les  inac- 
cessibles sommets,  elle  ne  s'en  arrête  pas  moins  avec  grâce  pour  donner  ma- 
licieusement, à  droite  et  à  gauche,  de  charmans  petits  coups  de  tête  :  lasciva 
capella,  Jacobi ,  M""*  de  Staël ,  Goethe  lui-même  aux  momens  de  bonne  hu- 
meur, en  reçoivent  plus  d'un  en  passant. 

Durant  les  huit  années  que  dura  cette  liaison,  M"^  de  Brentano  alla  plu- 
sieurs fois  à  Weimar  visiter  son  dieu ,  qui  la  traitait  avec  bienveillance, 
comme  on  traite  une  enfant.  La  première  fois  qu'elle  le  vit  (on  sait  qu'elle 
avait  dix-huit  ans),  elle  s'endormit  sur  son  cœur,  et  cela  lui  causa  tant  de 
joie,  qu'elle  en  écrivit  en  toute  hâte  à  la  mère  de  son  cher  Wolfgang.  Quand  elle 
reposait  ainsi  sur  le  sein  de  son  vieil  ami,  la  main  distraite  de  Goethe  jouait 
avec  ses  serpens  noirs,  comme  il  disait,  avec  les  tresses  brunes  de  ses  longs 
TOME  lY.  31 


474  REVBE  DES  DEUX  MONDES. 

cheveux.  Quelquefois  le  poète  y  mettait  de  la  coquetterie.  Ainsi,  à  une  soirée 
chez  Wieland ,  il  lui  jeta  un  bouquet  de  violettes  enfermé  dans  une  bourse. 
Bettina,  folle  de  ce  gage  d'affection,  le  laissa  quelque  temps  après  tomber 
dans  une  rivière  et  fit  une  demi-lieue  à  la  nage  pour  le  rattraper.  Tout  cela, 
d'ailleurs,  se  passait  avec  la  plus  grande  innocence  du  monde,  au  su  de  tout 
Weimar  et  de  l'assentiment  de  la  fenmie  de  Goethe,  à  qui  M""  de  Brentano, 
dans  ses  lettres,  fait  souvent  ses  complimens,  et  de  qui  elle  écrit  :  «  Personne 
ne  l'aime  plus  que  moi.  »  Si  Bettina  tutoie  Wolfgang,  c'est  par  privilège  d'écri- 
vain et  d'artiste,  c'est  pour  le  rhytJwie.  Au  surplus,  on  ne  saurait  se  figurer, 
sans  avoir  lu  cette  correspondance,  de  quels  termes  brûlans  use  M"*"  de  Bren- 
tano, et  comment  elle  se  laisse  incessamment  emporter  par  l'orage  de  son 
cœur.  Le  danger  même  de  cette  situation  paraît  l'exciter  et  l'enivrer.  Par- 
lant de  la  cathédrale  de  Cologne,  dont  elle  venait  de  visiter  les  tours,  Bet- 
tina raconte  que  deux  fois  le  vertige  avait  voulu  s'emparer  d'elle ,  et  que 
deux  fois  l'idée  lui  étant  venue  qu'elle  pourrait  y  succomber,  elle  s'aventura 
tout  exprès,  elle  s'avança  davantage  pour  braver  la  peur  :  il  semble  vraiment 
qu'elle  traite  son  attachement  pour  Goethe  précisément  de  la  même  façon; 
chaque  jour  elle  s'y  jette  plus  avant,  comme  pour  s'étourdir.  C'est  elle-même, 
ailleurs,  qui  compare  son  amour  à  un  roc  escarpé  où  elle  s'est  risquée,  au 
péril  de  sa  vie.  et  d'où  elle  ne  peut  plus  redescendre.  Le  plaisir  de  désaltérer 
son  ame  à  l'ame  d'un  autre,  voilà  surtout  ce  qui  la  soutient  et  l'exalte.  Quel- 
quefois sa  passion  est  si  fantasque,  qu'elle  va  jusqu'à  être  jalouse  des  hé- 
roïnes littéraires  du  poète,  jusqu'à  porter  envie  au  rayon  de  soleil  qui  glisse 
à  travers  le  store  de  sa  fenêtre,  et  même  à  l'iionnête  jardinier  qui  plante  sous 
sa  direction  des  couches  d'asperges.  On  en  conviendra,  ceci  est  de  la  naïveté 
allemande. 

Ce  n'est  pas  la  vanité  littéraire,  comme  on  le  pourrait  soupçonner,  qui  en- 
courageait Bettina  dans  la  perpétuelle  offrande  de  son  cœur.  Si  Goethe,  en 
effet,  la  chante  dans  ses  vers,  elle  en  est  toute  confuse.  «  J'aime  mieux  sou- 
pirer, écrit-elle,  que  de  me  voir,  honteuse  et  couronnée,  amenée  par  ta  muse 
à  la  lumière  du  jour  :  cela  me  fend  le  cœur.  Oh  !  je  t'en  prie,  ne  me  regarde 
pas  si  long-temps,  ôte-moi  la  couronne!  y  Voilà  certes,  de  la  part  d'un  esprit 
aussi  aventureux,  aussi  peu  inquiet  des  modesties  féminines,  voilà  des  sen- 
timens  honnêtes,  réservés,  qui  plaisent  et  qui  rendent  indulgent.  Tout  ce  que 
désire  Bettina ,  en  épanchant  ainsi  son  ame  aux  pieds  du  poète,  c'est  qu'on 
honore  un  jour  sa  fidélité.  «  Jamais,  dit-elle  quelque  part,  on  ne  connaîtra 
de  moi  que  cet  amour,  et  je  crois  que  c'est  suffisant  pour  pouvoir  léguer  ma 
vie  aux  muses  comme  un  document  important.  »  Vanité  bien  humble  que 
celle-là!  désir  bien  excusable,  que  de  vouloir  qu'on  la  voie  s'enfuir  derrière 
cette  haie  de  l'oubli...  Cupit  ante  videri. 

Telle  est  Bettina.  Sa  manière  de  vivre,  durant  ces  années  de  la  jeunesse,  fut 
aussi  bizarre  que  l'est  son  livre  lui-même.  A  n'en  juger  que  par  ses  propres 
récits,  les  caprices  les  plus  inattendus,  les  entreprises  les  plus  hardies,  ne  lui 
coûtaient  pas.  Y  a-t-il  des  armées  qui  encombrent  les  routes?  la  voilà  aussitôt 


REVUE  LITTERAIRE.  475 

qui  traverse  les  camps  en  habits  d'homme;  la  voiture  s'égare-t-elle  en  voyage? 
elle  grimpe  résolument  sûr  un  sapin  pour  découvrir  la  route,  elle  détèle  les 
chevaux,  elle  prend  place  sur  le  siège;  ses  rêves  Tempêchent-ils  la  nuit  de 
dormir?  elle  revêt  son  peignoir,  court  dans  la  campagne,  monte  toute  seule 
au  Rochusberg,  ou  va  au  sommet  d'une  tour  se  coucher  sur  un  vieux  mur 
que  de  jour  elle  n'eût  pas  osé  gravir.  Par  malheur,  un  peu  de  tout  cela, 
un  peu  de  ce  désordre  se  retrouve  dans  le  style  du  livre.  Il  servirait  peu 
d'être  sévère.  M™^  d'Arnim  s'exécute  de  bonne  quand  elle  parle  sans  façon 
de  so?i  peu  de  bon  sens  ;  à  un  autre  endroit ,  elle  dit  même  tout  naïve- 
ment :  «  Je  passe  pour  être  fort  peu  sensée.  «  Nous  doutns  que  le  recueil 
des  lettres  à  Goethe  améliore  sa  réputation  sur  ce  point  :  en  revanche,  ce 
qu'il  y  a  de  sûr,  c'est  qu'elle  trouvera  non  pas  seulement  de  l'indulgence, 
mais  souvent  de  l'admiration,  chez  tous  ceux  qui  ont  encore  quelque  pen- 
chant pour  la  grande  poésie ,  pour  les  accens  de  la  beauté  idéale.  Seule- 
ment ,  on  est  trop  fréquemment  tenté  de  redire  à  M™^  d'Arnim  le  joli  mot 
que  lui  glissait  Goethe  :  «  Tiens-toi  bien  au  balancier,  et  ne  t'élève  pas  trop 
dans  le  bleu.  »  Le  balancier,  en  effet,  échappe  un  peu  trop  souvent  aux 
mains  de  Bettina ,  qui  trop  souvent  aussi  s'élance,  par-delà  le  bleu  du  ciel , 
jusqu'au  plus  profond  des  nuées. 

Vis-à-vis  de  M^'^  de  Brentano,  Goethe,  on  s'en  doute  bien ,  reste  fidèle  à  ses 
habitudes  et  n'abandonne  pas  un  instant  son  rôle  de  dieu  :  depuis  le  premier 
jour  jusqu'au  dernier,  il  se  laisse  adorer  avec  un  calme  parfait,  avec  une 
sérénité  profonde.  C'est,  je  crois,  cet  égoïste  La  Rochefoucauld  qui  a  dit  : 
«  On  est  plus  heureux  par  la  passion  qu'on  a  que  par  celle  qu'on  inspire.  » 
Le  cœur,  ici,  a  parlé  malgré  l'auteur  Aes  Maximes.  Aussi  Goethe  raffîne-t-il 
sur  La  Rochefoucauld  :  il  demeure  impassible,  et  ce  lui  est  seulement  une 
agréable  distraction  de  contempler,  comme  un  spectacle,  la  marche  du  sen- 
timent dont  il  est  l'objet.  Le  tronc  le  plus  noueux  reverdit  à  se  sentir  de  la 
sorte  enlacé  de  jeunes  rameaux  qui  dissimulent  l'injure  des  ans  :  Montaigne 
disait  que  l'amour  est  bon  à  dilayer  des  prinses  de  la  vieillesse.  Le  poète, 
cependant,  ne  se  met  pas  en  grands  frais  pour  répondre  aux  prévenances  de 
M^'*^  de  Brentano;  mais  celle-ci  est  si  riche  qu'elle  ne  compte  pas,  et  que,  sans 
y  regarder,  elle  prodigue  les  couleurs  brillantes  de  sa  palette  oii  bien  souvent 
Goethe  n'a  pas  dédaigné  de  tremper  son  pinceau.  Le  moindre  mot,  quelques 
lignes  d'amitié  et  d'encouragement,  sufflsent  à  entretenir  chez  Bettina  le  feu 
sacré.  Quelquefois  pourtant  Wolfgang  est  si  indolent,  si  dédaigneux,  qu'il 
dicte  à  peine  un  court  billet  à  son  secrétaire.  Alors  la  belle  se  fâche  tout 
de  bon ,  et  déclare  qu'elle  ne  veut  plus  entendre  parler  de  ce  style  de  per- 
ruquier, de  ces  vieilles  ritournelles ,  de  ces  roueries  de  moine.  Dans  son 
humeur,  les  plus  grosses  vérités  lui  échappent,  et  elle  dit  à  son  ami  :  «  Tu  es 
un  homme  dur.  «  Aussitôt  une  caresse  vient  qui  l'apaise,  et  Goethe,  de  cette 
façon,  continue  à  pouvoir  rafraîchir  ses  lèvres  à  cette  source  de  jeune  et 
fraîche  poésie  qu'il  trouvait  fort  à  son  gré,  et  oii  il  puisait  sans  cesse  des  son- 
nets, des  élégies,  mille  idées  gracieuses,  mille  images  charmantes  toutes 

31. 


476  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

prêtes  à  s'enchâsser  dans  ses  livres.  Bien  des  pages  du  poète  du  Divan  ne 
sont  que  des  pages  de  Bettina  ainsi  arrangées,  rimées,  ajustées.  «  Écris-moi 
bientôt,  lui  répète-t-il  sans  cesse,  afin  que  j'aie  bientôt  de  la  copie  à  traduire.  » 
Goethe  ici  se  trahit;  on  cherche  l'homme,  on  se  heurte  à  l'écrivain.  Com- 
ment ,  en  effet ,  se  dissimuler  que  ce  qui  excite  surtout  sa  curiosité,  à  l'endroit 
des  lettres  de  M"''  de  Brentano ,  c'est  l'espoir  d'utiliser  certains  passages.  Le 
poète,  au  reste,  ne  s'en  cache  guère.  «  Quoique  je  ne  croie  point,  écrit-il  à 
Bettina,  que  tout  ce  qui  est  en  toi  a  l'état  d'énigme  et  d'incompris  parvienne 
jamais  à  s'éclaircir  entièrement,  nous  pourrons  toujours  en  obtenir  quelques 
résultats  très  réjouissans.  i>  J'en  suis  fâché  pour  le  sublime  artiste,  mais  c'est 
là  du  Bentham  tout  pur. 

Heureusement,  la  renommée  de  Goethe  est  si  grande,  que  tout  ce  qui  le 
touche  est  désormais  consacré.  La  correspondance  de  M'"''  d'Arnim  n'aurait 
pas  une  valeur  propre,  qu'elle  serait  encore  le  commentaire  obligé  des  rimes 
les  plus  touchantes  du  poète,  car  les  lettres  de  Bettina  se  trouvent  être  préci- 
sément ce  qu*est  la  prose  dans  la  Fita  Nuova  de  Dante,  c'est-à-dire  un  dé- 
veloppement, une  glose  interprétative  des  vers.  Ce  serait  déjà  quelque  chose. 
Toutefois,  cette  correspondance  a  par  elle-même  un  intérêt  qu'il  serait  in- 
juste de  méconnaître.  Quant  aux  défauts  très  apparens  et  très  nombreux  qui 
la  déparent,  ils  n'échappaient  point  à  Goethe  lui-même;  ce  n'est  pas  pour 
rien  que  le  maître  reprochait  à  sa  poétique  élève  d'enfiler  ses  pensées  dans 
un  fil  lâche;  ce  n'est  pas  pour  rien  que,  touchant  quelque  chose  de  son  style 
exagéré,  il  lui  parlait  de  ces  torches,  de  ces  pots  de  feu,  de  ces  lueurs  subites 
qui  l'aveuglaient,  mais  dont  il  espérait  cependant  un  grand  effet  comme  illu- 
mination d'ensemble.  A  chaque  instant,  on  est  tenté  de  répéter  à  M"**  d'Arnim 
ce  que  M.  Tissot  disait  un  jour  à  Delille  après  la  lecture  de  je  ne  sais  quel 
morceau  trop  brillant  :  «  Si  vous  voulez  que  j'y  voie,  il  faut  éteindre  quelques 
lumières.  »  Oui,  M"*  la  conseillère  devinait  juste  quand  elle  écrivait  à  Bet- 
tina :  «  Mon  enfant,  tu  as  une  imagination  de  fusée.  »  On  sort  ébloui  de  ce 
mirage  poétique  comme  d'une  sorte  de  brouillard  lumineux  où  le  regard  se 
perd  dans  le  vague.  Il  y  a  là  aussi  quelque  chose  de  ces  rêves  maladifs  que 
donne  l'opium,  et  trop  souvent  les  idées  vacillantes  se  dérobent  à  qui  tente  de 
les  cueillir.  Je  n'oublie  pas  que  la  fée  de  la  jeunesse  conduisait  M"^  de  Bren- 
tano dans  les  sentiers  de  la  poésie,  et  que  personne  peut-être  n'a  retracé 
mieux  qu'elle,  dans  un  plus  éclatant  langage,  et  la  vie  splendide  du  cœur, 
et  les  harmoniques  agitations  de  la  nature.  Sa  muse,  tenant  à  la  main  une 
tresse  aux  mille  couleurs,  traverse  au  hasard  les  plaines,  gravit  sans  fatigm 
les  collines  pour  poursuivre  les  libellules  aux  yeux  de  cristal ,  les  insectes  a 
récaille  dorée;  mais,  comme  à  la  suite  de  l'oiseau  bleu  des  Mille  et  une 
Nuits j  on  se  fatigue  à  l'accompagner  dans  ces  courses  interminables,  sans 
jamais  arriver,  sans  pouvoir  jamais  rien  atteindre. 

Bettina  disait  un  jour  à  Goethe,  dans  une  lettre  :  «  La  nuit,  j'ai  peur,  h' 
pense  quelquefois  à  me  marier,  afin  d'avoir  quelqu'un  qui  me  protège  contt 
Je  monde  désordouné  de  revenans  qui  m'apparaît.  Wolfgang,  ne  va  pas  t' 


REVUE  LITTÉRAIRE.  477 

lâcher  de  cela  !  »  Fut-ce  à  la  suite  d'un  rêve  de  revenans  ?  je  ne  sais;  en  1811, 
M"^  de  Brentano  épousa  un  écrivain  célèbre  de  l'Allemagne,  et  devint 
M"*^  d'Ami  m.  Les  jeunes  époux  allèrent  voir  le  vieux  Goethe  bientôt  après; 
mais,  à  la  suite  d'on  ne  sait  quel  dissentiment  d'opinion,  un  refroidissement 
eut  lieu.  A  ce  propos,  Goethe,  avec  sa  sécheresse  ordinaire,  dit  seulement 
dans  ses  Mémoires  :  a  Nous  nous  quittâmes  avec  l'espoir  de  nous  revoir 
bientôt  et  sous  de  plus  heureux  auspices.  »  L'habituelle  correspondance  de 
Bettina  fut  donc  interrompue.  Six  ans  après,  en  1817,  gardant  toujours  au 
coeur  ses  poétiques  penchans,  elle  risqua  une  première  lettre  bien  tendre, 
bien  affectueuse,  où  elle  s'accusait,  où  elle  disait  :  a  Qu'il  y  a  peu  de  bon 
en  moi!  »  Goethe  ne  répondit  pas.  En  1821,  après  ce  qu'elle  appelait  dix 
ans  de  solitude,  W^  d'Arnim  essaya  de  nouveau,  avec  tout  l'élan  de  la  pas- 
sion ,  de  renouer  cette  liaison  rompue  :  «  OEil  de  mon  ame,  écrivait-elle  au 
poète,  on  a  voilé  mon  cœur,  on  a  enseveli  mes  sens.  La  digue  que  l'habi- 
tude avait  bâtie  est  emportée...  »  Rien  ne  toucha  l'inflexible  divinité  ,  qui 
s'obstina  dans  le  silence.  C'est  alors  sans  doute  que,  pour  se  consoler,  Bet- 
tina composa,  sous  le  titre  de  Livre  d' Amour ,  une  sorte  de  poème  en  prose, 
qui  offre  le  résumé  de  ses  lettres,  et  où  son  talent  se  manifeste  dans  tout 
son  éclat  et  avec  une  forme  moins  diffuse.  La  nature  vraie  de  l'affection 
de  M*"^  d'Arnim  pour  Goethe  s'y  révèle  par  ce  seul  mot  :  «  Te  comprendre, 
c'est  te  posséder.  »  L'amour  chez  Bettina  n'a  été,  en  effet,  que  l'exaltation 
du  culte  de  l'intelligence.  En  1832,  Achille  d'Arnim  mourut;  mais,  à  cette 
date,  Goethe  lui-même  touchait  à  la  tombe.  Par  une  coïncidence  saisissante, 
la  dernière  visite  qu'il  reçut  fut  celle  du  fils  de  Bettina,  et  c'est  sur  l'album 
de  cet  enfant  que  sont  écrits  les  derniers  vers  qu'ait  tracés  la  main  du  grand 
homme.  Quand  Dieu  eut  rappelé  Goethe  à  lui,  on  restitua  à  M'"''  d'Arnim 
la  volumineuse  correspondance  de  M"^  de  Brentano.  Ce  sont  ces  pages,  dans 
leur  désordre,  dans  leur  franchise  exaltée  et  sauvage,  que  Bettina  a  cru  de- 
voir publier  elle-même  intégralement ,  comme  un  dernier  hommage  à  une 
mémoire  chère;  elle  a  voulu  que  d'autres,  avec  elle,  après  elle,  pussent  cueil- 
hr  sur  cette  tombe  la  fleur  sacrée  du  souvenir.  Aujourd'hui  encore,  après 
des  années,  quand  le  vieillard  qu'elle  a  si  étrangement  poursuivi  de  son 
amour  enthousiaste  ne  vit  plus  que  dans  la  mémoire  des  hommes,  jVP"  d'Ar- 
nim demeure  fidèle  à  la  religion  de  son  cœur  et  conserve  cette  même  admi- 
ration soumise,  absolue,  dévouée;  toujours  agenouillée  devant  l'idole,  elle 
dit  encore  à  son  Wolfgang  :  «  Laisse-moi  à  tes  pieds,  tout-puissant ,  prince, 
poète.  «  Dante  n'allait  pas  si  loin  pour  Virgile  : 

Tu  duca ,  tu  signore  e  tu  maestro. 

Chez  Bettina ,  si  ce  n'est  pas  du  parti  pris  (  et  j'en  doute ,  car  elle  semble  sin- 
cère), c'est  au  moins  du  fétichisme. 

La  délicate  traduction  de  M.  Sébastien  Albin  est  faite  pour  répandre  en 
France  le  nom  de  W'  d'Arnim.  Quoi  qu'on  pense  en  définitive  de  cette 


478  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

poésie  du  vertige,  quelque  impression  dernière  que  laissent  une  passio  n 
si  peu  naturelle,  un  mélange  si  singulier  de  l'enthousiasme  littéraire  ei  de 
Texaltation  amoureuse,  le  nom  de  cette  muse  fantasque  restera  comme  un 
phénomène,  et  ne  sera  jamais  séparé  de  celui  de  Goethe.  Assurément,  ce 
n'est  pas  une  femme  ordinaire  que  celle  qui  fut  l'amie  de  Herder  et  de  Ja- 
•cobi ,  que  celle  à  qui  le  chantre  de  Faust  a  si  souvent  dérobé  Ses  inspirations. 
Beethoven  enviait  cette  destinée  de  Goethe  :  «  Si  comme  lui,  écrivait-il  à 
^ime  d'Arnim ,  j'avais  pu  vivre  avec  vous  ces  beaux  jours ,  j'aurais  produit  de 
bien  plus  grandes  choses.  »  Il  n'y  a  pas  de  plus  bel  éloge.  Certes,  ce  n'est  point 
dans  le  groupe  glorieux  de  Cinthie,  de  Béatrice,  de  Laure  ou  d'Elvire  que 
Bettina  sera  rangée  :  elle  a  été  de  celles  qui  aiment  plutôt  qu'on  ne  les  aime, 
de  celles  qui  trouvent  elles-mêmes  les  accens  de  leur  passion;  mais  elle  aura 
son  rôle  à  part,  et  ne  la  voyez-vous  pas  déjà  qui  erre  solitaire,  les  cheveux 
«pars,  agitant  d'une  main  fébrile  le  thyrse  poétique,  comme  une  ménade  de 
l'esprit ,  com  me  la  Sapho  de  l'intelligence  ? 

En  quittant  cette  littérature  si  vague  et  si  enivrante,  on  a  besoin  de  se  re- 
poser l'esprit  par  quelque  étude  plus  calme.  Ce  sont  les  Russes,  je  crois,  qui  au 
sortir  des  chaleurs  du  bal ,  vont  se  plonger  dans  des  bains  de  neige.  Pour  ma 
part,  je  suis  heureux  de  faire  ainsi.  Après  les  éblouissemens  de  la  poésie  ger- 
manique, l'ombre  modeste  de  l'érudition  paraît  plus  douce.  Entrons-y  donc 
sans  plus  de  façon,  en  compagnie  d'un  estimable  savant  italien,  M.  Michèle 
Amari. 

Il  a  paru,  il  y  a  environ  un  an,  à  Palerme,  sous  le  titre  quelque  peu  vague 
de  U?i  Periodo  délie  Istorie  siciliane  del  Secolo  XIII,  une  très  remarquable 
histoire  des  vêpres  siciliennes.  L'ouvrage ,  autorisé  d'abord  par  la  censure 
locale,  fut  bientôt  accueilli  dans  l'Italie  du  sud  avec  une  vive  sympathie  qui 
ne  tarda  pas  à  éveiller  les  faciles  susceptibilités  de  la  police  napolitaine.  Au- 
jourd'hui, le  livre  est  prohibé  dans  les  états  siciliens;  mais  l'auteur,  qui  a 
demandé  à  la  France  ce  libre  refuge  qu'elle  accorde  si  volontiers  à  la  science, 
vient  d'en  donner  ici  même,  sous  la  dénomination  plus  précise  de  la  Guerra 
del  Fespro  siciliano,  une  édition  augmentée,  rectifiée  (1),  et  à  laquelle  les 
richesses  manuscrites  des  Archives  et  de  la  Bibliothèque  royale  ont  fourni 
une  autorité  et  des  lumières  nouvelles.  La  domination  provençale  en  Sicile 
est  un  chapitre  de  notre  propre  histoire  :  en  publiant  de  nouveau  à  Paris  ce 
qu'il  avait  déjà  publié  à  Palerme,  il  se  trouve  que  M.  Amari  s'adresse  aux 
vaincus  après  s'être  adressé  aux  vainqueurs;  ses  originales  recherches  n'en  se- 
ront pas  moins  bien  accueillies.  L'érudition  chez  nous  n'a  pas  de  rancunes 
nationales.  Le  livre  de  M.  Amari  assigne  à  la  révolution  et  au  massacre  de 
1282  un  caractère  et  des  causes  en  partie  nouveaux.  Est-ce  effectivement  un 
fait  avéré,  comme  le  veulent  la  plupart  des  historiens,  ou  est-ce  seulement 
une  fable  traditionnelle,  comme  l'affirme  l'auteur  de  la  Guerra  del  Fespro^ 

<l)  2  vol.  in-80,  chez  Baudry,  quai  Malaquais,  3, 


REVUE  LITTÉRAIRE.  479 

que  la  mystérieuse  conspiration  de  Jean  de  Procida  ?  Avant  de  rien  résoudre, 
il  importe  de  faire  connaître  les  considérations  préliminaires  sur  lesquelles 
s'appuie  l'auteur,  les  antécédens  d'où  il  part. 

Le  fait  qui  semble  frapper  tout  d'abord  M.  Amari,  quand  il  considère  dans 
son  ensemble  l'histoire  de  l'Italie  au  xiii^  siècle,  c'est  le  développement  sin- 
gulier de  l'élément  démocratique  et  communal.  La  politique  des  papes,  on  le 
comprend,  ne  manqua  pas  de  s'emparer  de  cet  esprit  guelfe  pour  s'en  faire 
une  arme  contre  la  domination  allemande;  elle  n'y  manqua  pas,  surtout  quand 
les  envaliissemens  de  la  maison  impériale  se  furent  étendus  sur  la  Fouille. 
En  Sicile,  jusqu'au  commencement  du  xiii^  siècle,  l'organisation  municipale 
était  très  forte,  et  partant  le  pouvoir  monarchique  et  aristocratique  était 
très  limité.  Cependant ,  avec  son  génie  souple,  avec  son  amour  contradictoire 
du  despotisme  et  de  la  civilisation ,  Frédéric  II  bientôt  s'essaya  au  pouvoir 
absolu.  A  mesure  que  les  impôts  augmentaient,  les  libertés  diminuèrent;  le 
peuple  était  mécontent  :  Rome,  dans  ses  luttes  avec  Frédéric  II,  en  profita. 
L'esprit  démocratique  fut  donc  habilement  soulevé ,  dans  les  cités  de  la 
Fouille  et  de  la  Sicile,  par  les  intrigues  du  saiut-siége,  si  bien  qu'après  la 
mort  de  Frédéric  et  de  son  fils  Conrad,  on  proclama  la  république  à  Palerme. 
Le  parti  gibelin  et  aristocratique  avait  cependant  assez  de  ressources  pour 
disputer  la  victoire  au  parti  municipal  et  guelfe.  Le  courage  et  l'habileté  du 
fils  de  l'empereur  y  suffirent  :  Mainfroi  chassa  les  armées  papales  du  royaume 
de  Naples  et  renversa  en  Sicile  ce  simulacre  d'étabhssement  libéral.  Il  fallut 
retomber  sous  le  gouvernement  monarchique  de  la  maison  de  Souabe. 

La  fédération  des  municipes  ayant  échoué,  les  séductions  républicaines  ne 
suffisant  plus  à  soulever  les  peuples,  la  politique  pontificale  dut  aviser  à  d'au- 
tres moyens.  S'appuyantdoncsurla  tradition  suspecte  d'une  concession  de  la 
Sicile  faite  par  elle  aux  Normands,  Rome  conçut  le  projet  d'une  royauté  nou- 
velle dans  l'Italie  méridionale,  d'une  royauté  qui  accepterait  son  vasselage. 
Elle  imagina  de  concéder  ce  fief  à  un  prince  ultramontain ,  qui  relèverait  du 
saint-siége.  Quelques  négociations  furent  tentées  avec  l'Angleterre  et  échouè- 
rent; puis  Charles  d'Anjou ,  qui  régnait  en-  Provence,  accepta  le  rôle  que  lui 
offrit  la  papauté.  Il  avait  de  l'argent  et  une  armée;  Mainfroi,  au  contraire, 
trop  fidèle  au  système  paternel ,  était  devenu  impopulaire  en  Sicile.  Aussi  le 
parti  guelfe  et  municipal  fut-il  un  appui  pour  Charles  :  la  conquête  lui  réus- 
sit, il  régna.  Alors  eut  lieu,  au  sein  des  partis,  un  de  ces  changemens  dont 
l'histoire  a  enregistré  tant  d'exemples.  On  se  trouve  d'accord  la  veille  de  la 
bataille;  on  est  en  lutte  le  lendemain  de  la  victoire.  Le  parti  municipal 
vit  bientôt  dans  le  prince  provençal  un  tyran  plus  insupportable  qu'aucun 
des  précédens  rois  souabes.  En  effet,  les  aventuriers  qui  l'avaient  suivi  se 
disputaient  à  l'envi  les  fiefs  et  accaparaient  toutes  les  faveurs.  Comme  les 
vexations  du  fisc  avaient  fait  fuir  la  plupart  des  anciens  feudataires,  Charles 
put  les  remplacer  par  ses  compagnons  d'armes.  Ces  parvenus,  érigés  en  sei- 
gneurs, voulurent  aussitôt  exercer  sur  leurs  vassaux  tous  les  abus  de  la 
féodalité  française  d'alors,  abus  ignorés  jusque-là  de  la  Sicile  ou  victorieuse- 


480  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

ment  repoussés  par  elle.  Avare  et  cruel,  Charles  s'aliéna  encore  le  peuple 
par  ses  orgueilleuses  allures.  Les  vexations  de  ses  ministres ,  Tarroganif 
licence  d'une  soldatesque  enivrée  par  la  victoire,  mirent  le  comble  aux  souf- 
frances des  Siciliens.  Pendant  que  les  petites  républiques  de  l'Italie  trem- 
blaient de  l'ambition  du  nouveau  roi,  pendant  que  la  cour  de  Rome  elle- 
même  faisait  de  vains  efforts  pour  atténuer  la  puissance  d'un  si  dangereux 
vassal ,  pendant  enfin  que  Constantinople  se  voyait  menacée  d'une  invasion 
imminente  par  Charles  d'Anjou,  la  Sicile  perdait  patience.  Bientôt  un  senti- 
ment commun  de  colère  contre  la  domination  provençale  unit  tous  les  esprits; 
le  peuple  même  commença  à  reporter  sa  haine  du  roi  à  la  royauté  et  à  se 
souvenir  des  anciennes  formes  républicaines. 

Tels  furent,  d'après  M.  Amari,  les  préludes  des  vêpres  siciliennes.  Jus- 
qu'ici on  était  unanime  à  voir  dans  cet  événement  le  résultat  d'une  conspi- 
ration long-temps  méditée,  dont  Jean  de  Procida  avait  été  l'ame.  C'est  là  une 
tradition  universellement  acceptée  par  les  poètes  comme  par  les  historiens. 
Aussi  le  Procida  de  M.  Casimir  Delavigne  s'écrie-t-il  en  chef  heureux  de 
conjuration  : 


Nos  tyrans  ne  sont  plus,  et  la  Sicile  est  libre. 


L'érudition  moderne,  sur  l'autorité  surtout  de  Giannone,  n'avait  pas  songé  à 
contredire  cet  étrange  roman  d'un  chirurgien  déguisé  en  cordelier  qui ,  seul, 
ourdissait  pendant  des  années  un  complot  secret  où  entraient  l'empereur 
grec,  le  pape,  divers  princes,  toute  la  noblesse  d'une  grande  île,  tout  un 
peuple  enfin,  complot  merveilleux  qui  se  trouvait  éclater  à  la  même  heure, 
sur  tous  les  points  d'un  même  royaume.  Il  n'y  avait  rien  de  pareil  eu  his- 
toire, et  je  conçois  le  naïf  étonnement  que  montre  à  ce  propos  l'honnête 
M.  llallam  dans  son  Europe  au  moyen-âge.  Seulement  il  ne  fallait  pas  se 
hâter  d'en  tirer  tant  d'inductions  sur  la  discrétion  sublime  que  peut  donner 
à  une  nation  tout  entière  l'amour  bien  compris  de  la  liberté.  Procida  inspire 
la  foi  à  M.  de  Sismondi ,  et  le  docteur  Léo  lui-même,  auquel  les  paradoxes 
pourtant  ne  coûtent  guère,  n'ose  pas,  dans  son  Histoire  d'Italie,  s'inscrire 
en  faux  contre  ce  modèle  des  conspirateurs.  Telle  est  la  renommée  solennelle 
à  laquelle  s'attaque  sans  crainte  M.  Amari.  M.  Amari  prouve  que  Procida  n'a 
détrôné  personne,  et  que  c'est  lui  qu'il  faut  détrôner.  Les  textes  cités  par  l'au- 
teur de  la  Guerra  del  f  espro  et  son  argumentation  critique  nous  paraissent 
tout-à-faits  décisifs.  Je  le  répète,  d'après  la  tradition  reçue,  on  envisage  la 
révolution  sanglante  de  1282  comme  un  projet  long-temps  mûri  et  à  la  fin 
exécuté  par  l'habile  et  persévérant  médecin.  Dans  cette  hypothèse ,  Pieri 
d'Aragon,  Michel  Paléologue,  INicolas  III,  les  barons  siciliens,  la  nation 
sicilienne  elle-même,  instrumens  aveugles  de  la  vengeance  ou  du  patriotisme 
de  Jean  de  Procida ,  formèrent  avec  lui  une  conspiration  dont  le  massacre  des 
Français  était  le  but,  et  dont  ravénement  de  Pierre  d'Aragon  au  trône  fut  le 
résultat.  Ou  a  écrit  et  répété  cela  mille  fois.  Ce  sont  pourtant  autant  d'asser- 


REVUE  LITTÉRAIRE.  481 

sériions  qui  ne  résistent  pas  à  un  examen  un  peu  attentif.  La  restauration  de 
la  ligne  souabe  en  Sicile  a  été  l'effet  éventuel  et  non  l'objet  de  ce  mouve- 
ment révolutionnaire. 

Il  est  bien  vrai  que,  menacé  d'une  prochaine  croisade  contre  Constanti- 
nople  par  les  préparatifs  militaires  de  Charles  d'Anjou ,  l'empereur  Michel 
Paléoiogue  avait,  comme  dernière  ressource,  conclu  un  traité  d'alliance  avec 
Pierre,  roi  d'Aragon,  lequel  maintenait  sourdement  ses  prétentions  sur  la 
couronne  de  Naples  comme  mari  de  Constance,  lille  de  Mainfroi.  Jean  de 
Procida,  réfugié  napolitain  à  la  cour  d'Aragon,  paraît  avoir  été  l'un  des 
agens  de  cette  obscure  négociation.  Peut-être  même  essaya-t-il  de  nouer  quel- 
ques intrigues  avec  le  petit  nombre  d'anciens  barons  siciliens  échappés  à 
la  spoliation  fiscale  et  aux  proscriptions  de  la  maison  de  Provence.  Cela  est 
possible;  mais  ce  qui  est  certain  (M.  Amari  le  prouve  sans  réplique),  c'est 
que  Procida  n'était  pas  en  Sicile  pendant  les  vêpres  siciliennes,  c'est  qu'aucun 
baron  ne  prit  part  à  cette  révolution  exclusivement  populaire ,  c'est  que  la 
révolte  enfin ,  loin  d'être  concertée  à  l'avance,  loin  d'éclater  à  la  même  heure 
dans  toute  la  Sicile,  commença  par  hasard  à  Palerme  et  se  répandit  ensuite 
dans  l'île.  Il  y  avait  long-temps  qu'une  haine  violente  fermentait  au  sein  des 
masses;  les  vieilles  dénominations  de  Gaulois  et  de  Latins  avaient  repris 
cours.  On  s'excitait  par  des  plaintes  mutuelles,  par  des  propos  amers.  Dans 
les  groupes,  c'étaient  le  plus  souvent  des  insinuations  menaçantes,  des  regrets 
sur  l'abaissement  honteux  de  cette  race  sicilienne  qui ,  depuis  seize  années, 
n'osait  pas  secouer  le  joug  :  «  Nous  sommes  dégénérés,  nous  sommes  le  plus 
vil  peuple  de  la  chrétienté!  Fili  bastardi  siam  noi....  Noi  di  cristianità  il 
popol  più  abbietto.  »  Tel  était  le  sentiment  général.  Au  printemps  de  1282, 
quelques  mesures  nouvelles  avaient  encore  exaspéré,  dans  la  population  pa- 
lermitaine,  la  haine  des  étrangers,  le  désir  des  représailles.  Un  rien  pouvait 
rompre  la  digue.  On  sait  quel  prétexte  suffità  l'émeute.  Il  était  défendu  aux  na- 
tionaux de  porter  des  armes,  et  les  Provençaux  profitaient  souvent  de  ce  droit 
de  visite  pour  tyranniser  les  habitans  par  mille  vexation^  de  détail.  Le  mardi 
de  Pâques,  une  jeune  fille  se  rendait  à  l'église  avec  son  fiancé  et  sa  famille,  pour 
la  messe  du  mariage;  un  agent  français,  appelé  Drouet,  trouvant  sans  doute 
cette  fille  avenante,  voulut,  sous  air  de  chercher  quelque  arme  défendue,  pro- 
céder à  une  perquisition  peu  discrète.  Le  mari  alors  se  récria  avec  colère,  et 
là-dessus  un  passant  indigné,  saisissant  l'épée  de  Drouet,  en  tua  sur  place  ce 
misérable.  C'en  fut  assez,  le  signal  était  donné.  L'émotion  se  répandit  aus- 
sitôt jusque  dans  les  derniers  quartiers  de  Palerme.  On  sonna  l'alarme,  et, 
en  quelques  heures,  deux  ou  trois  mille  Provençaux  furent  égorgés  sans  pitié. 
La  garnison  et  les  fonctionnaires  français  s'attendaient  si  peu  à  cette  subite 
rébellion,  qu'ils  se  laissèrent  tous  tuer  sans  la  plus  petite  résistance.  Un  seul 
soldat,  qu'on  découvrit  caché  derrière  une  cloison,  voulut  vendre  au  moins 
sa  vie,  et  frappa,  avant  de  tomber  lui-même,  trois  des  insurgés.  Enfans, 
femmes,  vieillards,  on  n'eut  de  clémence  pour  personne.  Quelques  jours  plus 
tard,  Messine,  entraînée  par  l'exemple  de  Palerme,  renouvela  cette  boucherie, 


482  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

et  quatre  mille  Français  périrent  dans  ses  murs,  au  son  du  tocsin.  Bientôt  le 
massacre  se  propagea  dans  Tile  tout  entière.  Des  Landes  armées  se  mirent  à 
poursuivre  à  travers  les  campagnes  les  mallieureux  Provençaux ,  qui ,  lassés  à 
la  lin  de  fuir,  venaient  se  livrer  eux-mêmes  à  l'épée  des  assassins,  ou  se  pré- 
cipitaient du  haut  des  rochers.  De  toute  cette  colonie  d'étrangers,  un  seul , 
que  sa  bonté  avait  rendu  populaire,  fut  épargné  par  le  peuple  :  le  seigneur 
Guillaume  Porcelet  fut  autorisé  à  faire  voile  vers  Marseille. 

Jusqu'ici  le  caractère  essentiellement  démocratique  des  vêpres  siciliennes 
avait  été  méconnu.  Dès  la  première  nuit  de  la  révolte,  on  proclama  la  répu- 
blique à  Païenne.  Les  autres  villes  furent  invitées  à  se  joindre  à  la  capitale; 
des  troupes  eurent  mission  de  poursuivre  jusqu'au  dernier  Français.  On  le 
sait,  dès  que  quelqu'un  paraissait  suspect,  on  lui  mettait  le  poignard  sur  la 
gorge,  pour  le  forcer  à  dire  le  mot  ciceri  (pois  chiches),  et  comme  l'accen- 
tuation des  pénultièmes  italiennes  est  toujours  mal  articulée  par  un  Fran- 
çais, on  reconnaissait  à  leur  prononciation  fautive  ceux  qui  cherchaient  leur 
salut  dans  un  déguisement.  En  un  mois,  la  révolution  eut  fait  le  tour  de  l'île, 
et  la  confédération  des  municipes,  sous  l'invocation  du  saint-siége,  remplaça 
l'ancienne  monarchie.  Haine  de  l'étranger,  goût  de  l'indépendance  républi- 
caine, tels  furent  les  deux  mobiles  des  vêpres.  Dante  ne  paraît  pas  attribuer 
cette  insurrection  à  une  autre  cause,  et ,  selon  lui ,  la  race  de  Charles  d'Anjou 
eût  été  assurée  du  sceptre, 

Si  mala  signoria ,  che  sempre  accuora 

Li  popoli  suggetti ,  non  avesse 

Mosso  Palermo  a  gridar  :  Mora  !  mora  ! 

{Parad.^  8.) 

«  si  le  mauvais  gouvernement,  qui  toujours  encourage  à  la  révolte  les  peu- 
ples soumis,  n'avait  excité  Palerme  à  crier  :  Meure  !  meure  !»  Il  y  a  loin  de 
la  au  roman  de  Procida  et  à  sa  conspiration  purement  dynastique  au  profit 
de  la  lignée  souabe.  Tous  les  documens  contemporains,  soit  imprimés,  soit 
manuscrits,  ont  été  lus  et  relus  par  M.  Amari  avec  une  laborieuse  patience, 
et  ce  dépouillement  établit  d'une  manière  irréfragable  que  la  tradition  reçue 
jusqu'ici  n'a  été  énoncée  que  par  des  écrivains  de  beaucoup  postérieurs  aux 
évènemens.  L'originalité  et  l'importance  du  livre  de  M.  Michèle  Amari  est 
donc  de  restituer  à  l'un  des  faits  les  plus  populaires  de  l'histoire  du  moyen- 
âge  sa  place  et  sa  couleur  véritable.  Il  est  maintenant  évident  que  Giovanni 
de  Procida  n'a  pas  été  un  imitateur  heureux  de  Catilina,  un  précurseur 
de  Rienzi  et  de  Mazaniello  :  sa  conspiration  est  une  fable  qui  doit  aller  re- 
joindre la  mendicité  de  Bélisaire  et  la  louve  de  Romulus.  Encore  une  fois, 
il  est  prouvé,  par  des  textes  authentiques,  que  Procida  n'était  pas  à  Palerme 
lors  des  vêpres  siciliennes. 

C'est  à  Voltaire,  il  est  bon  de  le  dire,  que  revient  l'honneur  d'avoir  le  pre- 
mier deviné  la  vérité  sur  ce  point.  Son  sens  si  net  lui  faisait  aussitôt  voir  clair 
dans  les  faits ,  sans  tous  les  scrupules  d'une  érudition  méticuleuse.  Ici,  sa 


BEVUE  LITTÉRAIRE.  483 

merveilleuse  perspicacité  ne  lui  a  pas  fait  défaut.  Si,  dans  les  Annales  de 
V Empire^  il  raconte  les  faits  sans  discussion,  VEssai  sur  les  Mœurs,  au 
contraire ,  laisse  percer  son  scepticisme;  il  ne  cache  pas  que  cette  histoire  ne 
lui  paraît  «  guère  vraisemblable.  »  M.  Amari  a  raison  de  faire  gloire  de  ce 
mot  à  Voltaire;  c'était  bien  deviner.  Voltaire  ailleurs  a  même  fait  mieux  que 
de  deviner;  quoique  les  textes  lui  manquassent,  il  n'a  pas  craint  d'aller  jusqu'à 
l'affirmation  dans  un  de  ces  mordans  pamphlets  où  il  risquait  tout  :  «L'opi- 
nion la  plus  probable,  dit-il,  est  que  ce  massacre  ne  fut  pas  prémédité...  Ce  fut 
un  mouvement  subit  dans  le  peuple  (1).  »  La  phrase  est  piquante;  je  ne  crois 
pas  que  M.  Amari  l'ait  connue.  Son  livre  pourtant  n'est  qu'une  justification 
longuement  motivée  du  paradoxe  de  Voltaire.  Pour  un  historien  aussi  décrié 
que  ce  pauvre  Voltaire,  les  néo-catholiques  conviendront  que  c'était  là  toucher 
juste  et  avoir  bonne  chance. 

Charles  d'Anjou,  comme  on  Fimagine,  ne  se  tint  pas  tout  d'abord  pour  battu, 
et  essaya  de  résister.  Il  eut  l'aide  du  saint-siége,  car,  si  la  fédération  démo- 
cratique des  cités  siciliennes  s'était  placée,  en  se  proclamant,  sous  l'autorité 
des  papes,  c'était  là  un  hommage  purement  nominal,  un  simple  souvenir 
de  la  première  forme  de  république  établie,  sous  l'instigation  romaine,  après 
la  mort  de  Frédéric.  Or,  à  cette  nouvelle  date,  la  cour  pontificale  s'était 
éloignée  de  sa  politique  méfiante  et  cauteleuse  contre  le  roi  de  Wapîes , 
attendu  que  le  nouveau  pape,  Martin  IV,  devait  précisément  son  élection  aux 
menées  et  aux  violences  de  Charles  d'Anjou.  Martin  était  la  créature  avouée 
de  ce  prince,  et  il  employa  sa  plus  active  influence  pour  ramener  la  Sicile  sous 
le  joug.  Excommunications,  subsides,  tout  fut  mis  en  œuvre;  ce  fut  en  vain. 
Les  forces  de  Charles  (il  avait  soixante-dix  mille  hommes)  vinrent  se  briser 
devant  Messine.  Cependant  cette  attaque,  vivement  poussée,  jeta  l'alarme 
en  Sicile  et  arrêta  l'organisation  sérieuse  du  gouvernement  démocratique. 
La  noblesse,  tout  le  parti  de  l'aristocratie,  profitèrent  de  cette  agitation  pour 
préparer  les  voies  à  une  restauration  monarchique,  au  retour  de  la  maison 
de  Souabe.  Diverses  circonstances  favorisèrent  ce  changement,  et,  cinq  mois 
après  la  révolution  républicaine,  Pierre  d'Aragon,  qui  était  aussitôt  accouru 
sur  les  côtes  d'Afrique  avec  une  flotte,  réussit,  par  ses  intrigues,  à  se  faire 
nommer  roi.  C'est  du  spectacle  de  celte  élection  qu'est  sortie  Terreur  fonda- 
mentale de  tant  d'historiens  sur  la  cause  première  des  vêpres  siciliennes.  On 
na  pas  tenu  compte  de  l'intervalle,  on  a  rapproché  ces  deux  évènemens,  et, 
comme  le  résultat  suprême  de  la  révolution  démocratique  fut  le  choix  d'un 
nouveau  monarque,  on  en  a  fait  une  révolution  dynastique,  et  on  a  expliqué 
cette  révolution  par  une  conjuration  romanesque  dont  Procida  aurait  été  le 
héros.  La  question  de  date  est  ici  très  importante.  Ce  qui  a  fait  admettre  à 
Gibbon  la  prétendue  conspiration  de  Procida ,  c'est  précisément  un  anachro- 

(1)  Des  Conspirations  contre  les  peuples;  voyez  l'édition  de  Beuchot ,  t.  XLIII, 
pag.  500. 


48i  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

nisaie.  Gibbon  croit  que  Pierre  d' Aragon  était  en  Afrique  au  moment  où  les 
vêpres  siciliennes  eurent  lieu  :  dans  cette  hypothèse,  l'opinion  qu'il  adopte 
est  très  vraisemblable,  et  même  la  seule  vraisemblable.  Par  malheur,  sa  chro- 
nologie est  fautive,  et  M.  Amari  démontre  que  ce  fut  seulement  quatre  mois 
plus  tard  que  Pierre  quitta  l'Espagne. 

M.  Amari  ne  s'arrête  pas  à  la  restauration  souabe,  et  poursuit ,  dans  les 
détails,  le  tableau  de  toute  cette  curieuse  période.  La  guerre  en  effet  qu'a- 
vait allumée  la  vengeance  se  prolongea  avec  acharnement  pendant  vingt  an- 
nées, et  eut  tour  à  tour  pour  théâtre  la  Méditerranée,  la  Sicile,  la  Calabre, 
l'Espagne;  mais,  selon  l'historien  de  la  Guerra  del  Fespro,  les  maisons  d'An- 
jou et  d'Aragon  ne  tinrent  pas  les  premiers  rôles  dans  cette  lutte  acharnée  : 
ce  furent  bien  plutôt  la  cour  de  Rome  et  le  peuple  de  Sicile.  Martin  IV  épuisî» 
les  foudres  pontificales,  les  trésors  de  l'église,  le  sang  des  guelfes  d'Italie;  il 
déchaîna  la  France  contre  l'Aragon,  il  troubla  toute  l'Europe.  Ses  successeurs 
se  trouvèrent  eagagés  dans  cette  politique  d'intrigues  et  de  batailles.  Boni- 
face  VIII,  à  la  fin,  s'y  jeta  avec  tant  de  violence  et  de  scandales,  que  la  fortune 
tourna  décidément  contre  lui;  il  fut  forcé  de  reconnaître  l'indépendance  de 
la  Sicile  et  sa  monarchie  nouvelle.  A  part  la  flétrissure  qu'il  imprime  à  bon 
droit  aux  inutiles  cruautés  du  massacre,  l'auteur  de  la  Guerra  del  Fespro 
accorde  une  sympathie  presque  enthousiaste  à  cette  histoire  des  Siciliens 
durant  la  dernière  moitié  du  xiii^  siècle.  M.  Amari  fait  presque  de  cet  âge 
une  ère  héroïque  :  le  patriote,  je  le  crains,  prend  un  peu  trop  ici  sur  l'histo- 
rien. Selon  l'écrivain  italien,  cet  amour  de  la  liberté,  qui  avait  d'abord  fondé 
une  république,  ne  s'éteignit  pas  par  la  restauration  delà  monarchie  souabe; 
la  Sicile  obtint  peu  à  peu  de  nouvelles  garanties  contre  les  empiètemens  de 
la  royauté,  contre  les  usurpations  féodales.  Ces  efforts  persévérans  amenè- 
rent, dans  l'administration  civile  comme  dans  l'ordre  judiciaire,  des  lois 
excellentes,  une  organisation  digne  des  meilleures  époques.  Le  droit  popu- 
laire se  conserva  dans  les  assemblées,  et,  lorsque  Jacques  d'Aragon  eut  traité 
avec  les  ennemis  de  la  Sicile ,  ce  fut  le  parlement  sicilien  qui  élut  Frédéric 
pour  roi  à  sa  place  et  qui  arracha  à  la  couronne  le  droit  de  paix  et  de  guerre. 
M.  Amari  voit  dans  tout  cela  une  sorte  de  type,  un  antécédent  curieux  du 
gouvernement  constitutionnel ,  et  il  croit  que  la  tradition  des  vêpres  et  de 
la  réforme  politique  opérée  par  cette  mémorable  révolution  a  traversé  cinq 
siècles  et  s'entrevoit  encore  aujourd'hui  dans  le  droit  public  de  la  Sicile. 

Si  chères  qu'elles  paraissent  à  l'auteur,  nous  avons  peur  que  ces  idées  ne 
couvrent  plus  d'une  illusion,  et  que  M.  Amari  ne  prenne  quelquefois  les 
privilèges  municipaux  pour  les  libertés  politiques.  Il  est  toujours  mauvais 
de  placer  son  idéal  eu  arrière;  l'idéal  doit  luire  au  contraire  de  toutes  les 
clartés  de  l'avenir.  Cela  ressemble  trop  (en  un  tout  autre  sens  heureusement) 
à  la  doctrine  historique  de  M.  de  Genoude.  Dans  un  pays  libre,  les  théori- 
cieiis  de  la  Gazette  voient  au  moyen-âge  le  modèle  de  toutes  les  libertés  :  c'est 
une  perfidie  envers  la  liberté;  dans  un  pays  de  droit  divin,  le  publiciste  sici- 


REVUE  LITTÉRAIRE.  485 

lieu  oppose  au  despotisme  présent ,  comme  un  suprême  exemple,  les  libertés 
du  passé  :  c'est  une  malice  d'érudit  envers  le  pouvoir  absolu.  Au  fond  pour- 
tant, le  procédé  est  le  même. 

Cette  partie  systématique  est  peut-être  celle  à  laquelle  M.  Amari  attache 
le  plus  d'importance;  mais  ce  sont  là  des  chimères  qui  ne  tiendraient  pas 
devant  une  critique  détaillée.  Le  défaut  de  la  Guerra  del  Fespro  est  celui 
de  tous  les  livres  qui  se  produisent  hors  des  grands  centres  littéraires;  l'es- 
prit local  y  a  trop  laissé  son  empreinte.  Il  nous  répugnerait  d'entrer  dans 
une  discussion  particulière;  mais  une  remarque  pourtant  nous  frappe  :  c'est 
combien,  dans  l'hostilité  continue  qui  l'entraîne  contre  la  politique  des  papes, 
Bî.  Amari  oublie  que  la  monarchie  aragonaise  aussi  était,  en  Sicile,  une  mo- 
narchie étrangère.  Je  ne  voudrais  pas  assurément  prendre  à  tâche  de  justifier 
toute  l'histoire  temporelle  de  la  cour  de  Rome;  il  y  aurait  un  peu  trop  à  faire. 
]\éanmoius  M.  Amari ,  malgré  sa  parfaite  bonne  foi ,  ne  nous  paraît  pas 
avoir  toujours  rencontré  la  vraie  mesure.  En  Italie,  on  ^  est  encore  au 
xviii"  siècle.  Personne  ne  goûte  plus  que  nous  le  xviii^  siècle ,  personne 
n'apprécie  mieux  l'utilité  de  son  œuvre;  mais  enfin  cet  esprit-là  a  fait  son 
temps,  et  maintenant  l'impartialité  ne  coûte  rien  à  notre  indifférence.  Bé- 
ranger  disait  très  bien  aux  libéraux  de  la  restauration  : 

On  peut  aller  même  à  la  messe; 

nous  dirons  à  M.  Amari ,  ou  plutôt  à  la  plupart  des  modernes  écrivains  de 
ritaiie  :  «  On  peut  être  juste,  même  envers  les  papes.  » 

Ces  objections  générales  ne  font  aucunement,  tort  au  patriotisme  de 
M.  Amari  :  le  patriotisme,  au  contraire,  en  est  à  la  fois  l'explication  et 
Texcuse.  Ceux  même  qui  n'accorderaient  pas  leur  sympathie  à  l'esprit  phi- 
losophique qui  a  guidé  l'auteur  s'empresseront  de  reconnaître  tout  ce  qu'il  y 
a  d'utiles  recherches  et  de  science  réelle  dans  cette  vaste  exposition  de  la 
révolution  sicilienne  du  xiii*'  siècle.  M.  Amari  a  le  mérite  d'avoir  le  pre- 
mier, par  une  judicieuse  et  ferme  critique ,  écarté  tous  les  faits  qui  ne  sont 
pas  fondés  sur  le  témoignage  formel  des  écrivains  contemporains  et  des  do- 
cuniens  authentiques.  Toutes  les  sources  italiennes  et  latines  ont  été  soigneu- 
sement et  scrupuleusement  épuisées  :  des  notes  nombreuses  en  témoignent 
au  bas  de  chaque  page,  et  un  appendice  étendu  a  été  ajouté,  qui  contient  une 
foule  de  pièces  importantes  et  inédites  qu'ont  fournies  à  l'estimable  écrivain 
les  archives  et  les  manuscrits.  Il  pourrait  y  avoir  plus  d'ordre,  plus  de  so- 
briété, un  style  plus  élégant  dans  l'ouvrage  de  M.  Amari;  on  n'y  saurait,  en 
revanche,  désirer  plus  de  conscience,  plus  de  résultats  nouveaux  et  frappans. 
Au  roman  de  la  conspiration  l'auteur  de  la  Guerra  del  Fespro  a  substi- 
tué, par  les  textes,  un  ordre  de  faits  inattendus,  une  vue  tout-à-fait  nou- 
velle dont  les  historiens  devront  désormais  tenir  compte.  Cette  restitution  est 
véritablement  importante,  et  le  souvenir  en  restera  attaché  au  nom  de  M.  Mi- 
chèle Amari. 


486  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

La  Guerra  del  Fespro  n'était  encore  connue  qu'en  Sicile ,  lorsque  parut 
ea  France  un  livre  de  ^VM.  Possien  et  Chantrel,  intitulé  Fépres  siciliennes  {\). 
A  part  deux  médiocres  chapitres  empruntés  pour  le  fond  à  l'abbé  Fleury  et 
à  V Innocent  III  de  Hurter,  je  croyais  lire  encore  M.  Amari.  Une  certaine 
enluminure  néo-catholique,  Téloge  à  tout  prix  des  papes ,  me  dépaysaient 
cependant;  puis,  dans  la  Guerra  del  Fespro,  les  notes,  les  citations,  les 
témoignages  de  toute  sorte  abondaient  :  ici,  au  contraire,  aucune  autorité 
n'était  invoquée,  et  l'on  n'avait  qu'un  texte  net  et  courant  comme  celui 
d'Hérodote  ou  de  Tite-Live.  C'est  à  peine,  je  crois,  si  quelque  obscure 
compilation  d'un  faiseur  de  manuels,  M.  Emile  Le  Franc,  était  invoquée 
en  passant  comme  une  source  sérieuse.  Le  contraste  me  semblait  étrange  : 
le  livre  était  lourd,  mal  écrit,  il  s'y  rencontrait  des  fautes  de  grammaire 
{autour  pour  alentour ,  etc.);  mais,  en  revanche,  il  paraissait  renseigné, 
nourri,   savant.    En  confrontant   l'ouvrage  de   M.   Amari  avec  celui  de 
de  MM.  Possieu  et  Chantrel,  tout  me  fut  expliqué,  et  je  reconnus  dans  le 
volume  français  une  traduction  presque  littérale  de  la  Guerra  del  Fespro. 
Point  de  préface,  aucune  indication  sur  le  titre;  seulement,  dans  une  note 
perdue,  il  est  dit  qu'on  suivra  «  presque  pas  à  pas  une  histoire  qui  vient  de 
paraître  en  italien.  »  Quant  au  nom  même  de  M.  Amari ,  il  n'est  prononcé 
qu'une  seule  fois,  et  dans  le  texte.  On  vient  de  lui  emprunter,  sans  y  presque 
changer  un  mot,  tout  un  long  chapitre,  et  on  termine  cette  traduction  im- 
pudente en  disant  :  «  Voici  les  réflexions  de  M.  Amari  sur  ce  sujet.  »  Puis 
viennent  deux  pages  guillemetées.  De  cette  façon ,  le  lecteur  ne  se  doute 
pas  du  plagiat.  Traduire,  abréger,  interpoler,  mutiler,  gâter  un  livre,  et  en- 
suite signer  cette  œuvre  informe  de  son  propre  nom ,  alors  qu'on  n'y  est 
même  pas  pour  un  sixième,  le  procédé,  on  l'avouera,  est  par  trop  commode. 
Il  suffit  de  le  dénoncer  pour  en  faire  justice.  M.  Amari  a  été  pillé,  dépouillé, 
puis  on  l'a  battu  avec  ses  propres  armes.  Quand  les  néo-catholiques  se  per- 
mirent de  falsifier,  il  y  a  quelques  années,  Y  Histoire  de  lapnpaidé,  ils  eu- 
rent au  moins  la  pudeur  de  laisser  le  nom  de  M.  Ranke  sur  le  titre.  Au" 
jourd'hui,  un  badigeonnage  de  sacristie,  une  grossière  teinte  de  religion,  ont 
suffi  aux  maladroits  copistes  pour  qu'ils  se  crussent  propriétaires  du  monu- 
ment. Nous  doutons  que  le  public  accepte  cette  mauvaise  plaisanterie.  Ces 
messieurs  savent  un  peu  trop  l'italien  et  pas  assez  le  français. 

Ch.  Labitte. 
(t)  1  vol.  in-80,  chez  Debécourt,  rue  des  Sainis-Pères. 


CHRONIQUE  DE  LA  QUINZAINE 


31  octobre  1843. 

L'attention  de  l'Europe  continue  à  se  fixer  avec  intérêt  sur  deux  révolu- 
tions qui,  irréprocliables  dans  leur  principe,  s'efforcent  d'atteindre  le  but  de 
toute  révolution  légitime,  à  savoir  la  conciliation  de  la  liberté  avec  l'ordre. 
En  Espagne  comme  en  Grèce,  tout  ce  qu'il  y  a  d'bommes  sensés,  honnêtes, 
raisonnables,  sent  le  besoin  d'un  gouvernement  libre,  mais  régulier,  et  re- 
pousse également  les  absurdités  du  despotisme  et  les  folies  de  l'anarchie. 

Les  deux  pays  ne  se  trouvent  pas ,  il  est  vrai ,  dans  les  mêmes  circon- 
stances. L'Espagne,  depuis  bientôt  quarante  ans,  a  subi  toutes  les  catastro- 
phes politiques  qui  bouleversent  profondément  un  état  et  peuvent  le  renou- 
veler ou  l'anéantir.  Il  n'est  pas  d'essai,  si  douloureux  qu'il  puisse  être,  qui 
ne  se  soit  fait  en  Espagne  :  les  plus  nobles  efforts  et  les  plus  folles  tenta- 
tives, tous  les  dévouemens  et  tous  les  crimes,  y  ont  eu  leur  jour.  Si  l'expé- 
rience nous  est  bonne  à  quelque  chose,  les  Espagnols  n'ont  certes  plus  rien 
à  apprendre  :  leur  éducation  politique  est  achevée,  et  on  peut  sans  témérité 
espérer  que  le  parti  de  l'ordre  et  de  la  raison  est  enfin  sur  le  point  de  prendre 
définitivement  possession  du  pays. 

Les  Grecs  ne  font  que  de  rentrer  dans  la  vie  nationale.  Entre  l'ancienne 
Grèce  et  le  monde  actuel ,  il  y  a  pour  eux  un  abîme  :  la  chaîne  des  traditions 
politiques  avait  été  brisée  par  le  cimeterre  ottoman.  Réduits,  sous  le  bon  plaisir 
et  les  caprices  d'un  Turc,  à  une  administration  municipale  pleine  de  vexations 
et  d'intrigues,  les  Grecs,  quelques  Fanariotes  exceptés,  ne  savaient  plus  ce 
que  c'est  que  le  gouvernement  suprême  et  l'administration  générale  d'un 
état.  Sans  le  christianisme,  ils  auraient  même  oublié  ce  que  c'est  qu'une 
nation.  C'est  la  bannière  du  Christ  qui  leur  a  toujours  rappelé  que  l'étendard 
de  Mahomet  n'était  pas  leur  étendard,  et  qu'au  milieu  du  vaste  camp  des 
hordes  musulmanes  gisait,  chargée  de  chaînes,  mais  non  sans  vie,  la  Grèce 
chrétienne.  Leur  résurrection  politique  n'a  pas  été  entièrement  leur  œuvre  : 
en  venant  à  leur  secours,  l'Europe  les  a  pris  sous  sa  tutelle  et  les  a  traités, 
trop  ou  trop  peu ,  comme  des  mineurs.  Nous  disons  trop  ou  trop  peu ,  car, 
ou  il  fallait  ne  pas  leur  imposer  une  forme  de  gouvernement  et  une  dynastie, 
ou  il  fallait  exiger  que  le  gouvernement  et  la  dynastie  se  missent  en  har- 


488  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

monie  avec  l'esprit  du  temps  et  la  situation  morale  du  pays.  Quoi  qu'il  en 
soit,  toujours  est-il  que  les  Grecs  n'ont  pas  l'expérience  politique  des  Espa- 
gnols. Us  n'ont  pas  appris  à  leurs  dépens  à  connaître  la  vanité  de  ces  chimères 
que  des  esprits  sans  mesure  et  sans  consistance  présentent  aux  nations  dans 
les  jours  de  trouble,  et  qui  ne  servent  qu'à  les  détourner  pour  long-temps  de 
tout  ce  qui  est  réel  et  possible.  Ou  aurait  donc  quelque  raison  de  craindre 
que  les  Grecs  aussi  ne  fussent  sur  le  point  de  commencer  ces  douloureuses 
expériences  qui  égarent  toujours  les  révolutions  lorsqu'elles  ne  les  brisent 
pas.  Ce  n'est  qu'en  1830  que  la  France  s'est  enfin  reposée  dans  cette  monar- 
chie constitutionnelle,  représentative,  que  les  hommes  sages  et  sincères,  que 
les  hommes  de  lumières  et  d'expérience  voulaient  organiser  quarante  ans 
plus  tôt,  en  1789.  La  royauté  grecque  s'est  montrée  indolente,  inactive; 
placée  entre  des  conseils  opposés,  elle  a  hésité;  sous  la  crainte  d'être  trompée, 
d'être  poussée  au  mal,  elle  n'apercevait  pas  qu'un  mal  réel  et  très  grave  se 
réalisait  déjà  par  ses  hésitations  et  ses  lenteurs.  C'est  là  le  reproche,  le  seul 
reproche  fondé  qu'on  puisse  lui  adresser.  Elle  n'a  pas  fait  ce  que  le  pays 
attendait  d'elle  avec  impatience,  ce  qui ,  librement  fait  par  elle,  aurait  été  un 
bienfait  pour  le  pays,  pour  elle  une  force. 

Ce  que  n'ont  pu  obtenir  les  conseils  de  ses  vrais  amis  et  les  insinuations, 
malheureusement  trop  faibles,  de  la  France  et  de  l'Angleterre,  la  nation  l'a 
obtenu  promptement,  brusquement,  par  une  manifestation  éclatante.  Au 
lieu  de  proposer,  la  royauté  n'a  pu  qu'adhérer  ;  au  lieu  d'offrir,  elle  a  consenti 
à  la  demande  irrésistible  du  pays.  C'est  assez  pour  tous  :  pour  le  roi ,  qui  a 
sans  doute  compris  que  la  résolution  est  nécessaire  au  gouvernement  de 
l'état;  pour  la  Grèce,  qui  peut  compter  sur  la  probité  et  la  loyauté  de  son 
jeune  monarque.  IVous  oserions  presque  ajouter  que  les  qualités  du  prince 
ne  sont  pas  la  seule  garantie  qu'ait  le  pays  du  scrupuleux  accomplissement 
de  la  promesse  royale.  Cette  même  difficulté  de  passer  d'une  situation  à  une 
autre,  d'assumer  la  responsabilité  morale  d'une  grande  mesure,  cette  même 
propension  pour  ce  qui  existe  par  cela  seul  qu'il  existe,  servira  à  consolider 
la  révolution  comme  elle  a  servi  à  la  faire  éclater.  Le  roi  ne  voudra  pas  plus 
courir  les  hasards  d'une  contre-révolution  qu'il  ne  voulait  aller  au-devant  des 
difficultés  et  des  débats  du  gouvernement  représentatif.  Les  évènemens  l'au- 
ront, nous  aimons  à  le  croire,  rendu  plus  actif  et  plus  résolu;  mais  il  n'est 
pas  dans  sa  nature  d'être  aventureux  et  téméraire.  Le  sort  de  la  Grèce  dé- 
pend donc  entièrement  des  dispositions  morales  du  pays.  Si  le  pays  ne  voit 
dans  les  faits  du  15  septembre  qu'un  de  ces  moyens  extraordinaires,  péril- 
leux, qu'une  dure  nécessité  rend  quelquefois  légitimes,  mais  qu'on  ne  pour- 
rait renouveler  sans  tout  bouleverser  et  tout  briser,  le  but  se  trouvant  atteint, 
la  révolution  est  finie,  la  légalité  constitutionnelle  commence,  et  avec  elle  ce 
gouvernement  de  discussions,  de  débats,  de  transactions,  qui  est  le  gouver- 
nement des  nations  libres  et  progressives.  Si  la  Grèce,  au  contraire,  ne  se  re- 
présentait les  faits  du  15  septembre  que  comme  une  première  bataille  livrée 
au  trône  par  les  opinions  anti-monarchiques  et  gagnée  par  elles,  la  révolu- 
tion ,  loin  d'être  terminée,  ne  ferait  que  commencer  sous  les  plus  tristes  aus- 


REVUE.  —  CHRONIQUE.  489 

pices,  et  non-seulement  la  liberté  et  l'ordre  se  trouveraient  compromis  ea 
Grèce,  mais  Fexisteuce  même,  la  nationalité  du  pays. 

Ce  sont  là  les  espérances  mal  déguisées  des  ennemis  de  ce  nouvel  état 
comme  de  toute  liberté.  Ils  attendent  avec  une  cruelle  impatience  le  moment 
où  ils  pourront  proclamer  que  la  Grèce  a  forfait  à  la  paix  de  l'Europe ,  et 
qu'elle  ne  mérite  pas  de  voir  son  nom  figurer  sur  la  liste  des  nations.  État 
factice,  disent-ils,  création  éphémère  d'une  philantropie  rêveuse,  faudra-t-il 
tout  compliquer,  tout  risquer,  et  peut-être  aussi  tout  ébranler  en  Occident  et 
en  Orient,  pour  seconder  les  fantaisies  de  quelques  milliers  d'hommes  vani- 
teux et  turbulens.^ 

D'un  autre  côté,  les  amis  de  la  Grèce,  ses  amis  les  plus  sincères  et  les  plus 
dévoués,  ne  sont  pas  sans  quelque  crainte.  Les  exemples  d'une  révolution 
sachant  se  contenir  et  se  consolider  sont  si  rares!  Et  les  Grecs ,  ajoutent-ils, 
sont  si  vifs,  si  inexpérimentés,  si  mobiles  !  Et  leurs  ennemis,  ouverts  ou  ca- 
chés, si  nombreux,  si  actifs,  si  puissans!  Il  faudrait  que  les  Grecs  sussent 
résister  à  la  fougue  de  leurs  passions  et  aux  perfides  instigations  d'un  faux 
zèle  et  d'une  feinte  amitié  !  Résister  à  la  fois  aux  entraînemens  de  leur  vive 
imagination  et  aux  impulsions  du  dehors  î  Dompter  leur  caractère  et  dé- 
jouer les  intrigues!  La  besogne  est  rude,  la  tâche  compliquée;  comment  ne 
pas  craindre  quelque  faute  irréparable,  quelque  déplorable  égarement? 

Il  ne  serait  pas  d'hommes  sérieux  de  considérer  ces  craintes  comme  abso- 
lument chimériques  :  elles  ne  sont  pas  sans  quelque  fondement.  Toutefois  l'es- 
pérance l'emporte  dans  notre  esprit,  et  nous  aimons  à  penser  que  nous  ne 
sommes  pas  sous  les  illusions  d'une  affection  sincère  pour  la  Grèce  régé- 
nérée. Nous  ne  désespérons  certes  pas  de  l'Espagne;  mais  tout  en  reconnais- 
sant que  les  Grecs  ne  sont  entrés  que  d'hier  dans  l'arène  si  périlleuse  de  la 
politique  moderne,  et  qu'ils  n'en  ont  pas  retiré  tous  les  enseignemens  qui 
sont  déjà  acquis  aux  Espagnols,  nos  espérances  sont  également  vives  à  l'en- 
droit de  la  Grèce.  Les  Grecs  possèdent  à  un  degré  éminent  les  deux  qualités 
nécessaires  à  une  bonne  conduite  dans  les  momens  critiques  et  difficiles, 
l'activité  et  la  sagacité.  Ils  démêlent  à  merveille  les  périls  dont  ils  sont  en- 
tourés, et  leur  enthousiasme  est  loin  d'être  aveugle  et  chimérique.  Ils  ont, 
avec  l'ardeur  des  hommes  du  midi,  le  calme  impassible  du  génie  oriental.  La 
politique  du  Phanar,  celte  politique  si  habile,  si  déliée,  est  rentrée  dans  ses 
foyers,  au  service  de  son  pays.  Nous  croyons  que,  dans  les  temps  de  crise,  en 
présence  du  danger,  on  peut  compter  sur  la  prudence  et  l'habileté  des  Grecs. 
Peut-être  n'inspirent-ils  pas  la  même  confiance  pour  les  temps  calmes  et 
ordinaires.  C'est  alors  que  leur  esprit  inquiet  et  mobile  peut  se  donner  libre 
carrière;  c'est  alors  qu'on  pourrait  peut-être  redouter  le  goût  désordonné  des 
innovations  et  un  certain  penchant  pour  les  rêveries  politiques;  c'est  alors 
aussi  que  la  corruption  et  l'intrigue  pourraient  retrouver  les  chemins  que 
leur  avait  jadis  frayés  l'or  de  Philippe  de  Macédoine. 

Quoi  qu'il  en  soit,  nos  espérances  dans  ce  moment  sont  fortifiées  par  deux 
circonstances  particulières  et  d'un  grand  poids  à  nos  yeux. 

TOME  IV.      SUPPLÉMENT.  32 


490  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

D'un  côté,  il  paraît  certain  que  la  France  et  l'Angleterre  sont  parfaitement 
d'accord  sur  la  question  grecque.  Sir  Edouard  Lyons  et  M.  Piscatory  tiennent 
à  Athènes  le  langage  et  la  conduite  de  deux  amis  sincères  de  la  Grèce,  de  la 
Grèce  monarchique  et  constitutionnelle.  S'ils  n'ont  pu,  faute  de  pouvoirs  et 
d'instructions  suffisantes  et  par  les  irrésolutions  delà  conférence  de  Londres, 
qui  ne  trouvait  de  paroles  énergiques  que  pour  la  question  d'argent;  s'ils  n'ont 
pu,  disons-nous,  faire  prévenir  la  révolution  par  des  concessions  royales,  ils 
peuvent  du  moins  contribuer  par  leurs  conseils  à  maintenir  la  révolution  et 
la  royauté  dans  les  limites  que  la  raison  et  la  prudence  leur  imposent.  C'est 
un  grand  point  que  l'accord  à  Athènes  de  l'Angleterre  et  de  la  France  sur  le 
terrain  de  la  monarchie  représentative  et  de  la  légalité  constitutionnelle.  C'est 
la  meilleure  réponse  aux  bruits  perfides  qu'on  ne  manque  pas  de  répandre 
dans  le  but  de  diviser  les  Grecs  et  de  les  mettre  aux  prises  entre  eux.  On 
cherche  à  insinuer  que,  la  révolution  étant  l'œuvre  des  napistes,  du  parti 
russe,  des  partisans  de  Capo-d'Istria,  les  partis  anglais  et  français  ont  été  sur- 
pris, qu'ils  seront  les  victimes  du  mouvement  auquel  ils  applaudissent.  En 
vérité,  l'artifice  est  trop  grossier;  il  n'est  pas  fait  pour  tromper  les  Grecs. 
Ce  qu'on  voudrait  par  ces  insinuations  malveillantes,  c'est  de  pousser  les 
Grecs  au  désordre  et  à  la  guerre  civile.  Quel  bon  prétexte  pour  effacer  la 
Grèce  de  la  liste  des  nations  et  en  faire  une  province  vassale,  à  l'instar  des 
malheureuses  provinces  danubiennes!  Mieux  vaudrait  pour  les  Grecs  être 
Turcs ,  complètement  Turcs;  l'aspect  de  l'avenir  serait  moins  sombre.  Que 
les  Grecs  ne  l'oublient  pas  :  il  a  pu  y  avoir  des  partis  en  Grèce;  lorsque,  tout 
en  désirant  vivement  la  liberté,  ils  n'ont  pu  l'obtenir,  les  esprits  se  fourvoient; 
tous  les  moyens  leur  paraissent  bons,  toutes  les  ressources  légitimes.  Une 
fois  la  liberté  obtenue,  il  n'y  a  plus  que  deux  partis,  le  parti  de  ceux  qui  veu- 
lent la  maintenir,  et  le  parti  de  ceux  qui  cherchent  à  la  ruiner  au  profit  d'un 
intérêt  quelconque.  D'où  qu'ils  viennent,  que  tous  les  amis  d'une  liberté 
régulière  se  donnent  la  main;  ils  sont  le  pays.  S'il  est  au  contraire  des  hommes 
qui  se  séparent  d'eux ,  quelque  nom  qu'ils  portent,  quelque  drapeau  qu'ils 
arborent,  qu'ils  marchent  au  despotisme  ou  au  désordre,  peu  importe;  ces 
hommes  sont  des  traîtres  :  il  ne  faut  rien  avoir  de  commun  avec  eux.  Mais  il 
n'est  pas  toujours  facile  en  politique  de  distinguer  ses  amis  de  ses  adversaires. 
Souvent  des  hommes  tendant  absolument  au  même  but  se  repoussent  avec  un 
acharnement  déplorable,  par  cela  seul  que  leurs  opinions  diffèrent  sur  quelque 
moyen  secondaire,  et  on  voit  ces  mêmes  hommes  ouvrir  leurs  rangs,  avec 
une  confiance  qui  serait  ridicule  si  elle  était  sans  danger,  à  l'hypocrisie  et  à 
la  trahison.  Ayons  la  confiance  que  le  peuple  grec  saura  mettre  à  profit  sa  saga- 
cité naturelle  etdistinguer,  surtout  dans  les  élections,  ses  vrais  amis  des  impos- 
teurs qui  voudraient  le  voir  s'égarer  et  des  fous  qui  le  mèneraient  à  sa  perte. 

Au  surplus,  il  a  déjà  donné  des  preuves  de  la  rectitude  de  son  jugement. 
Maurocordato  absent  (il  était  à  Constantinople)  a  appris,  en  entrant  au  Pirée, 
son  élection  à  Missolonghi.  Ceci  nous  amène  au  second  fait  particulier  qui 
fortifie,  disions-nous,  nos  espérances.  Nous  voulions  parler  du  retour  en  Grèce, 
sans  doute  pour  y  prendre  une  large  part  aux  affaires  de  leur  pays,  de  Mau- 


REVUE.  —  CHRONIQUE.  491 

rocordato  et  de  Coletti.  L'union  de  ces  deux  hommes  peut  être  d'une  utilité 
inappréciable  à  la  Grèce.  Formés  à  la  vie  politique  et  aux  pratiques  constitu- 
tionnelles, Coletti  à  Paris,  Maurocordato  à  Londres,  connaissant  à  merveille 
l'un  et  l'autre  les  conditions  de  la  monarchie  représentative,  l'état  de  la 
Grèce,  les  dispositions  de  l'Europe,  ils  apporteront  à  leurs  compatriotes  les 
conseils  de  l'expérience ,  un  esprit  résolu  et  prudent ,  et  la  mesure  de  toutes 
choses.  Ils  sont  l'un  et  l'autre  deux  amis  sincères,  dévoués,  de  leur  pays  et  de 
la  liberté  régulière.  Ils  ont  fait  leurs  preuves;  la  Grèce  les  connaît  et  les  at- 
tend. La  mâle  énergie,  le  coup-d'œil  ferme  et  juste,  l'esprit  élevé  et  simple 
de  Coletti,  pourront  s'allier  à  merveille  aux  formes  plus  souples,  à  l'instruc- 
tion plus  variée,  au  caractère  plus  conciliant  de  Maurocordato.  Ces  deux 
hommes  séparés,  ils  se  paralyseraient  réciproquement;  unis  ils  se  compléte- 
ront l'un  l'autre  et  donneront  aux  hommes  sensés  et  modérés  de  leur  pays 
un  appui  inébranlable.  C'est  par  la  forte  organisation  du  parti  modéré  qu'on 
parviendra  à  calmer  l'effervescence  publique  et  à  contenir  les  esprits  désor- 
donnés. Bonne-foi  dans  la  royauté,  modération  dans  le  pays  :  là  est  le  salut 
de  la  Grèce.  Tout  serait  perdu  sans  cela,  car  ce  n'est  pas  avec  des  baïonnettes 
étrangères  qu'on  fonde  les  institutions  d'un  pays  libre.  On  dit  que  le  roi  de 
Bavière  demande  pour  son  fils  les  secours  de  la  conférence  de  Londres.  Mieux 
aurait  valu  donner  à  son  fils  de  sages  conseils  avec  l'autorité  morale  d'un 
père  et  en  temps  utile;  mieux  aurait  valu  rappeler  tous  ces  Bavarois  dont  la 
présence  irritait  les  Grecs  sans  rien  ajouter  à  la  force  du  roi. 

Dujreste,  quelles  que  soient  les  instances  de  la  Bavière,  nous  sommes  con- 
vaincus que  la  Grèce ,  tant  qu'elle  demeurera  dans  les  limites  de  la  liberté 
constitutionnelle,  ne  sera  l'objet  d'aucune  mesure  violente,  qui  ne  serait 
propre  qu'à  l'humilier  ou  à  l'irriter.  Sans  doute  la  révolution  grecque  déplaît 
aux  puissances  du  Nord  :  à  la  Russie ,  parce  que  le  gouvernement  constitu- 
tionnel peut  développer  les  forces,  l'énergie  du  royaume  grec ,  et  offrir  un 
modèle  séduisant  à  toutes  les  provinces  chrétiennes  de  l'empire  turc;  à  la 
Prusse  et  à  l'Autriche,  par  cela  seul  qu'elle  est  une  révolution.  Les  hommes 
d'état  et  les  diplomates  sont ,  un  grand  nombre  d'enfre  eux  du  moins ,  de 
singuliers  logiciens.  Ils  s'évertuent  à  maintenir  les  prémisses  et  regimbent 
contre  les  conséquences.  Vous  voulez  retarder  le  plus  possible  les  révolu- 
tions des  états  secondaires,  le  renversement  de  ces  gouvernemens  qui  n'ont 
ni  force  morale  ni  force  matérielle.  Ordonnez  donc  à  ces  princes,  qui  ne 
sont  en  réalité  que  vos  préfets ,  de  bien  administrer  ces  pays;  ne  leur  per- 
mettez qu'un  despotisme  éclairé,  mesuré,  tolérable.  Vous  leur  mettez  la  bride 
sur  le  cou,  vous  êtes  témoins  impassibles  de  leurs  erreurs  et  de  leurs  excès; 
on  dirait  que  vous  les  voulez  montrer  à  vos  peuples  comme  les  Spartiates 
montraient  à  leurs  enfans  les  Hilotes  pris  de  vin ,  et  ensuite  vous  bondissez 
de  colère  lorsqu'une  émeute  vient  à  éclater,  lorsqu'une  révolution  s'accom- 
plit dans  l'un  de  ces  états.  C'est  trop.  Prétendre  que  les  peuples  supportent 
aujourd'hui  sans  murmures,  sans  résistance,  non-seulement  un  gouverne- 
ment absolu ,  mais  une  administration  impuissante,  tracassière,  incapable, 
est  une  pensée  étrange,  un  anachronisme  sans  excuse.  Il  n'y  a  plus,  de  nos 


402  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

jours,  un  pays  en  Europe  où  l'on  puisse  impunément  oublier  toutes  les  règles 
d'une  bonne  administration  et  blesser  le  peuple  à  la  fois  dans  ses  intérêts 
moraux  et  dans  ses  intérêts  matériels. 

Ce  qui  se  passe  dans  les  états  du  pape,  les  troubles  sans  cesse  renaissans 
des  légations  et  des  marches  ont  pour  cause  principale  la  mauvaise  adminis- 
tration du  pays.  Il  y  a  dix  ans,  l'Autriche  et  la  France  étaient  intervenues  à 
main  armée;  l'Autriche  occupait  Bologne,  la  France  Ancône.  Si  au  lieu  de  ne 
voir  dans  cette  occupation  qu'une  mesure  de  précaution,  elles  avaient  voulu 
s'en  faire  un  moyen  d'assurer  la  paix  des  états  pontificaux  et  de  prévenir  des 
troubles  qui  pourraient  un  jour  compromettre  le  repos  de  l'Europe,  l'Autriche 
et  la  France  se  seraient  franchement  réunies ,  non  pour  conseiller  au  pape 
de  prendre  à  sa  solde  des  Suisses,  mais  pour  lui  représenter  que,  la  déplorable 
administration  de  ses  états  les  exposant  sans  cesse  à  des  agitations  qui  sont 
un  danger  pour  tous,  l'occupation  ne  cesserait  que  lorsqu'un  meilleur  ordre 
de  choses,  un  gouvernement  raisonnable,  serait  fondé  dans  le  pays.  On  n'a 
rien  fait  de  pareil  :  on  a  quitté  les  états  du  pape  sans  rien  obtenir,  et  voilà 
que  tout  recommence;  aujourd'hui  les  troubles,  demain  peut-être  l'occupa- 
tion et  les  embarras  politiques  qui  en  seront  nécessairement  les  conséquences. 
On  dit  que  Rome  a  déjà  demandé  un  secours  autrichien;  on  ajoute  que  notre 
gouvernement  lui  a  signifié,  par  une  note,  qu'une  intervention  autrichienne 
serait  suivie  d'une  intervention  française.  Nous  n'affirmons  point  des  faits 
qui  ne  sont  pas  formellement  à  notre  connaissance;  mais  nous  savons,  comme 
tout  le  monde,  qu'il  ne  serait  pas  moralement  possible  que  les  Autrichiens 
occupassent  encore  une  fois  les  légations  sans  que  le  drapeau  français  flottât 
de  nouveau  dans  une  partie  quelconque  des  états  du  pape.  L'évacuation  d' An- 
cône  a  été  conditionnelle,  et  nous  ne  connaissons  pas  d'administration  en 
France  qui  pût  fermer  les  yeux  sur  une  nouvelle  occupation  des  états  du  pape 
par  l'Autriche. 

D'ailleurs ,  tous  les  gouvernemens  italiens  sont  intéressés  à  ce  que  Rome 
prenne  enfin  quelque  souci  du  bien-être  de  ses  peuples,  à  ce  qu'elle  remplisse 
les  promesses  de  1831,  car  les  agitations  des  états  romains  compromettent  la 
sécurité  de  tous  ces  gouvernemens. 

Les  cortès  ont  commencé  en  Espagne  leurs  opérations,  et  rien  n'autorise, 
jusqu'ici,  à  révoquer  en  doute  le  succès  du  parti  parlementaire.  Les  partis 
extrêmes  et  les  intrigans  trouveront  sans  doute  quelques  représentans  dans  les 
cortès;  mais  dussent-ils,  ces  opposans,  se  réunir  tous  contre  le  gouvernement, 
il  ne  semble  pas  qu'ils  puissent  former  une  majorité.  Ils  rendront  peut-être  les 
débats  difficiles,  longs,  violens  :  il  faut  s'y  résigner;  l'essentiel  est  que  le  ré- 
sultat ne  soit  pas  douteux.  La  violence  de  l'opposition  aura  l'avantage  de 
resserrer  de  plus  en  plus  les  liens  du  parti  gouvernemental.  Ce  qui  importe, 
c'est  que  la  question  de  la  majorité  de  la  reine  soit  décidée  sans  retard. 
C'est  le  seul  moyen  de  couper  court  à  une  foule  d'intrigues  et  de  combinai- 
sons de  bas  étage.  Aujourd'hui,  eu  présence  d'un  gouvernement  provisoire, 
qui  est  et  qui  n'est  pas,  et  qu'on  ne  sait  pas  trop  comment  qualifier,  on  con- 
spire à  son  aise,  et  pour  ainsi  dire  sans  crainte  et  sans  remords.  Une  fois  que 


REVUE  —  CHRONIQUE.  493 

Isabelle  aura  saisi  le  pouvoir,  il  faudra  opter,  opter  nettement  entre  la  fidélité 
et  la  trahison.  Nous  sommes  convaincus  que  cela  seul  calmera  plus  d'un 
esprit  et  désarmera  plus  d'un  rebelle.  C'est  une  porte  honorable  ouverte  au 
repentir,  surtout  si  la  proclamation  de  la  majorité  est  suivie,  comme  cela 
paraît  naturel ,  d'une  amnistie  générale. 

Les  affaires  de  Barcelone  et  de  Saragosse,  si  déplorables  qu'elles  puissent 
être,  n'ont  pas  une  grande  importance  politique.  Ce  sont  évidemment  des  ma- 
ladies locales.  Tout  en  regrettant  les  malheurs  dont  ces  troubles  sont  la  cause, 
nous  croyons  qu'ils  sont  plutôt  utiles  que  nuisibles  à  l'avenir  de  la  monar- 
chie constitutionnelle.  C'est  le  dernier  effort,  l'effort  désespéré  d'une  faction 
que  l'expérience  seule  pouvait  convaincre  de  son  impuissance.  Les  factions 
qui  en  veulent  à  l'ordre  social,  et  avec  lesquelles  en  conséquence  on  ne  peut 
pas  transiger,  ne  rentrent  dans  le  silence  et  dans  l'obscurité  que  lorsqu'elles 
ont  livré  leur  dernière  bataille ,  brûlé  leur  dernière  cartouche ,  et  acquis  à 
leurs  dépens  la  certitude  que  la  société  est  plus  forte  qu'elles. 

Les  affaires  d'Irlande  ont  tour  à  tour  déconcerté  beaucoup  de  prédictions. 
Pendant  quelque  temps ,  à  voir  ces  immenses  meetings ,  ces  discours  à  la  fois 
ardens  et  prudens  du  grand  libérateur,  on  a  cru  qu'il  s'agissait  pour  l'Angle- 
terre d'une  tentative  de  révolution  irlandaise.  L'Irlande,  disait-on,  sera  cer- 
tainement vaincue  dans  la  lutte  qu'elle  ose  entreprendre  contre  l'Angleterre; 
mais  il  y  aura  une  lutte.  Comment  penser,  en  effet,  que  de  pareilles  foules 
pouvaient  être  impunément  agitées?  Comment  s'imaginer  que  des  passions 
telles  que  le  patriotisme,  la  haine,  la  vengeance,  la  pauvreté,  la  famine, 
pouvaient  être  excitées  et  attisées  sans  que  jamais  le  feu  prît  aux  poudres, 
sans  que  jamais  la  chaudière  fît  explosion  .^  C'est  pourtant  ce  qui  a  eu  lieu  : 
l'habile  mécanicien  connaît  bien  sa  machine;  il  sait  jusqu'à  quel  degré  elle 
peut  être  chauffée  sans  danger.  Il  lui  a  donc  fait  produire  force  bruit  et  force 
fumée;  mais  il  a  empêché  l'explosion.  Il  y  a  eu  cependant  pour  O'Connell,  il 
faut  l'avouer,  une  heure  critique  :  c'est  le  moment  où  il  a  fallu ,  en  quelques 
heures ,  empêcher  la  réunion  du  grand  meeting  de  Clontarf.  Le  gouverne- 
ment anglais,  après  avoir  long-temps  hésité  ou  long-temps  attendu,  s'est 
décidé  tout  à  coup  à  interdire  la  réunion  des  meetings,  et  il  a  pris  ses  mesures 
avec  cette  hardiesse  et  cette  énergie  qui  le  caractérisent.  Partout  des  troupes, 
des  armes,  des  préparatifs  de  guerre.  La  bataille  semblait  offerte.  L'Irlande 
allait-elle  l'accepter  ?  La  guerre  civile  allait-elle  commencer?  De  ce  côté-ci  de 
la  Manche,  nous  eussions  parié  pour  la  guerre  civile.  Comment  reculer,  en 
effet,  après  s'être  tellement  avancés?  Mais  O'Connell  entend  le  courage  comme 
l'entendait  l'Ajax  d'Homère,  qui  reculait  quand  il  se  sentait  le  plus  faible;  il 
a  le  courage  qui  cherche  le  succès  :  il  n'a  pas  le  courage  du  point  d'honneur. 
Il  a  reculé,  et  l'Irlande  tout  entière  a  reculé  avec  lui.  Jamais,  selon  nous,  il 
n'y  a  eu  un  signe  plus  expressif  de  la  puissance  d'O'Connell  que  d'avoir  pu, 
en  quelques  heures,  licencier  les  bataillons  innombrables  qu'il  avait  appelés, 
et  d'avoir  montré  que  personne  en  Irlande  n'osait  être  plus  courageux  ou  plus 
téméraire  que  lui-même. 
Ce  que  c'est  que  d'avoir  fait  des  révolutions  et  des  émeutes  !  Ce  que  c'est 


494  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

que  d'avoir  foi  à  l'empire  de  la  force  !  Nous  avions  conclu  volontiers  à  une 
révolution  irlandaise ,  en  voyant  l'agitation  de  l'Irlande,  quoique  notre  bon 
sens  nous  avertît  que  le  succès  de  cette  révolution  était  impossible.  Aussitôt 
que  nous  avons  vu  le  gouvernement  anglais  prendre  d'énergiques  mesures  de 
répression  et  O'Connell  céder  à  ces  mesures,  sans  oser  essayer  la  moindre  ré- 
sistance, nous  avons  conclu  tout  aussi  précipitamment  que  tout  était  fini  en 
Irlande,  et  que  le  rôle  du  grand  agitateur  était  terminé.  Il  n'en  était  rien. 
L'agitation  n'avait  pas  amené  la  révolution;  la  répression  n'a  pas  arrêté  l'agi- 
tation. Que  d'échecs  pour  la  logique  ! 

Le  premier  acte  du  drame  que  joue  O'Connell  en  Irlande  s'est  terminé  par 
l'interdiction  du  meeting  de  Clontarf,  vrai  coup  de  théâtre  qui  a  donné  à  tout 
une  face  imprévue,  qui  a  mis  sur  le  front  d'O'Connell  une  sueur  d'angoisses, 
car  il  était  perdu ,  et  l'Irlande  avec  lui,  si  le  sang  touchait  au  sang,  si  un  coup 
de  fusil  partait,  si  un  cadavre  anglais  ou  irlandais  était  emporté  du  champ 
de  la  réunion.  Il  n'en  a  rien  été  :  Dieu  en  soit  loué  !  et  personne  n'a  dû  dire 
ce  Te  Deum  avec  plus  d'émotion  et  de  joie  qu'O'Connell. 

Maintenant  commence  le  second  acte,  qui  sera,  nous  le  croyons,  moins  in- 
téressant, moins  pompeux  que  le  premier.  La  scène  ne  se  passera  plus  en 
plein  air  et  sous  ce  ciel  qu'O'Connell  a  fini  aussi,  Dieu  me  pardonne,  par 
nous  faire  croire  brillant  et  beau,  sous  le  ciel  de  la  verte  Eriîi.  Nous  n'aurons 
plus  pour  acteurs  des  milliers  d'hommes  qui,  comme  un  chœur  gigantesque, 
chantent  les  promesses  de  la  délivrance  prochaine  :  nous  quittons,  pour  ainsi 
dire,  le  théâtre  romantique  pour  le  théâtre  classique;  nous  rentrons  dans  le 
cabinet;  nous  serons  dans  les  clubs,  dans  les  tribunaux;  nous  entendrons 
plaider;  nous  attendrons  le  verdict  des  jurés.  Mais  ne  vous  laissez  pas  duper 
par  l'appareil  de  cette  procédure;  ne  croyez  pas  que  hors  du  tribunal  et  hors 
delà  salle  où  délibère  le  jury,  il  n'y  ait  rien.  L'agitation  continue;  elle  a  changé 
d'allures,  elle  a  d'autres  procédés,  elle  a  le  même  but,  elle  a  la  même  efficacité. 

O'Connell  et  l'Irlande  ont  donc  leur  but.^  dira-t-on;  ils  veulent  donc  faire  et 
ils  font  réellement  quelque  chose?  Oui,  selon  nous,  cette  agitation  n'est  ni 
stérile  ni  inefficace.  On  se  trompe  quand  on  en  attend  trop ,  on  se  trompe 
quand  on  en  attend  trop  peu. 

L'Irlande  ne  sera  jamais  pour  l'Angleterre  une  révolution  et  une  guerre 
civile.  Que  sera-ce  donc?  Ce  sera,  et  pour  long-temps  encore,  un  embarras  (t 
une  difficulté.  Vaincue  et  soumise  depuis  long-temps,  elle  n'a  pas  la  force  de 
secouer  le  joug  de  l'Angleterre;  mais  elle  peut  s'agiter,  et  cette  agitation  peut 
être  plus  ou  moins  grande,  et  par  cela  même  plus  ou  moins  embarrassante 
pour  l'Angleterre.  A  Dieu  ne  plaise  que  nous  voulions  dire  que  l'Angleterre, 
la  veille  du  meeting  de  Clontarf,  voulait  changer  en  une  courte  et  décisive 
guerre  civile  l'embarras  permanent  que  lui  cause  l'Irlande!  Assurément,  elle 
en  aurait  fini  plus  vite  de  cette  manière.  C'est  ce  qu'O'Connell  a  parfaite- 
ment compris.  Il  s'est  bien  gardé  d'aller  au-delà  de  l'agitation,  c'est-à-dire 
au-delà  de  la  force  de  l'Irlande.  Il  a  reculé  devant  l'Angleterre  pour  rester 
dans  les  limites  du  mal  qu'il  peut  lui  faire,  sans  se  laisser  tenter  un  instant 
par  l'espoir  du  mal  qu'il  ne  peut  pas  lui  faire;  et  quand  il  prodigue  aujour- 


REVUE.  —  CHRONIQUE.  495 

d'hui  à  l'Irlande  ses  conseils  de  modération,  quand  il  lui  dit  tous  les  matins 
et  sous  toutes  les  formes:  Soyez  calmes,  soyez  pacifiques,  cela  veut  dire  tout 
simplement  :  Restez  un  embarras  pour  l'Angleterre,  mais  ne  devenez  jamais 
pour  elle  une  guerre  civile.  Comme  embarras  et  comme  difficulté,  vous  êtes 
puissans;  vous  êtes  invincibles;  comme  guerre  civile,  vous  ne  durerez  pas  une 
heure.Trois  salves  donc  d'applaudissemens  pour  notre  gracieuse  reine  Victoria! 

Mais  le  rappel!  mais  le  parlement  irlandais î  Mots  de  guerre,  consignes 
d'un  jour  de  bataille.  Que  risque  d'ailleurs  l'Irlande  à  s'agiter.^  Sera-t-elle 
plus  pauvre,  plus  affamée.^  C'est  impossible.  L'Irlande  est  souvent  restée 
calme  et  tranquille.  Qu'a-t-elle  obtenu?  Rien!  Elle  a  eu  de  la  vertu  en  pure 
perte.  Aujourd'hui  qu'elle  gêne  et  embarrasse  l'Angleterre  par  son  agitation 
permanente,  elle  obtiendra  quelque  chose,  peut-être  pour  les  prêtres  catho- 
liques une  plus  juste  répartition  des  biens  de  l'état  ou  de  l'église  protestante, 
pour  les  fermiers  une  diminution  de  charges,  pour  le  peuple  en  général  une 
administration  plus  irlandaise  et  plus  sympathique.  L'Irlande  est  avec 
O'Connell  comme  un  malade  avec  un  médecin  quelque  peu  charlatan  qui  dit: 
—  Je  vous  guérirai  radicalement  de  vos  maux;  de  faible,  je  vous  ferai  fort;  de 
vieux ,  je  vous  ferai  jeune.  —  Le  médecin  ne  tient  pas  toutes  ses  promesses; 
mais  s'il  fait  vivre  le  malade  en  paix  avec  son  mal,  s'il  allège  ses  souffrances, 
si  du  paralytique  il  fait  seulement  un  boiteux ,  il  sera  béni  et  récompensé. 
L'Irlande  ne  peut  que  gagner  à  la  conduite  que  lui  perscrit  O'Connell;  voilà 
ce  qui  la  soutient,  voiià  ce  qui  fait  la  force  d'O'Connell.  Nous  ne  disons  pas 
que  l'Irlande  se  rende  un  compte  exact  de  sa  situation ,  et  qu'elle  s'entende 
avec  O'Connell  pour  jouer  la  comédie  du  rappel;  nous  ne  disons  pas  qu'elle 
surfasse  avec  préméditation  et  par  calcul  :  non  !  mais  elle  sait  d'où  elle  vient, 
c'est-à-dire  de  la  plus  effroyable  misère,  et  si  elle  ne  sait  pas  où  elle  va,  c'est 
souvent,  selon  Cromwell,  le  moyen  d'aller  loin.  Elle  sait  enfin,  pour  tout 
dire  d'un  mot,  qu'elle  n'a  rien  à  perdre  et  quelque  chose  à  gagner. 

O'Connell,  avant  l'interdiction  du  yneeting  de  Clontarf,  n'avait  guère  plus 
rien  à  faire,  sinon  un  autre  meeting,  puis  un  autre,  et  ainsi  de  suite  jusqu'à 
l'épuisement  de  ses  inépuisables  poumons,  car  il  ne  voulait  pas  aller  jusqu'à 
l'insurrection.  O'Connell  accusé,  plaidant  sa  cause,  discutant  la  légalité  des 
mesures  prises  par  le  gouvernement,  trouve  une  nouvelle  forme  à  donner  à 
l'embarras  permanent  que  l'Irlande  cause  à  l'Angleterre.  Aussi,  pour  se  faire 
à  son  nouveau  rôle  et  pour  préparer  ses  plaidoyers  et  ses  controverses  juri- 
diques, il  change  quelque  peu  son  langage.  L'orateur  redevient  avocat;  il  n'a 
jamais  songé  à  démembrer  l'empire  britanique,  il  proteste  hautement,  et  sin- 
cèrement nous  le  pensons,  contre  une  pareille  imputation  :  il  veut  seulement 
que  les  intérêts  de  l'Irlande  soient  traités  par  une  administration  irlandaise.  Il 
y  a  dans  le  langage  d'O'Connell  bien  des  contradictions,  nous  le  reconnaissons; 
mais  le  peuple  pardonne  aisément  à  qui  manque  à  la  logique  de  l'école,  pourvu 
qu'on  ne  manque  pas  à  la  logique  des  passions  et  des  intérêts  populaires.  Or, 
O'Connell  ne  manque  pas  à  cette  logique-là.  O'Connell  n'est  donc  pas  fini;  il 
est  rentré  seulement  un  instant  dans  la  coulisse  pour  changer  de  costume. 

A  l'intérieur,  la  politique  attend  les  chambres,  qui  seront,  dit-on,  con- 


496  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

voquées  pour  le2G  dcîcenibre.  Que  fera  le  ministère?  Quelles  sont  les  mesures 
qu'il  proposera  aux  chambres?  Sur  quel  point  sera-t-il  accusé  par  l'opposition? 
Qui  fera  de  l'opposition  ?  Tout  le  monde  en  fera-t-il  un  peu,  selon  le  temps  et 
l'occasion,  pour  remplacer  l'ancienne  opposition,  qui  tombe  peu  à  peu  en  dé- 
faillance? On  ne  peut  faire  aucunes  conjectures  sur  ces  divers  points.  Ce  qui 
est  certain,  c'est  que  le  ministère  abordera  les  chambres  au  milieu  d'un  grand 
repos  des  esprits;  on  croirait  même  volontiers  qu'il  aurait  plutôt  à  lutter 
contre  le  calme  que  contre  la  tempête.  L'opinion  publique  ne  paraît  pas  dis- 
posée à  s'émouvoir  aisément;  on  a  beaucoup  parlé  des  fortifications  :  elle  ne 
s'en  est  pas  souciée.  M.  de  Lamartine  a  fait  un  brillant  manifeste  d'opposition: 
l'opinion  publique  ne  s'est  pas  remuée  davantage;  elle  eût  même  mieux  aimé, 
nous  eu  sommes  persuadés,  que  l'illustre  poète ,  au  lieu  d'un  manifeste  poli- 
tique ,  nous  donnât  quelqu'une  de  ces  belles  poésies  qu'il  faisait  autrefois.  Cela 
eût  été  un  plus  grand  événement.  M.  de  Lamartine,  nous  le  disons  à  regret, 
représente  en  ce  moment  en  France  ceux  qui  veulent  faire  de  la  politique 
quand  il  n'y  a  pas  de  quoi.  Comment  faire  boire  ceux  qui  n'ont  pas  soif?  dit 
un  vieux  proverbe;  c'est  là  le  problème  que  M.  de  Lamartine  essaie  en  vain 
de  résoudre.  Pendant  long-temps ,  nous  avons  entendu  des  gens  d'esprit  pré- 
tendre qu'il  ne  fallait  plus  faire  de  politique;  la  manie  politique  perdait  tout  : 
«  Faisons  des  affaires,  disaient-ils,  et  laissons  la  politique.  »  Inutiles  prédica- 
tions. Comme  il  y  avait  des  questions  politiques  à  résoudre,  l'opinion  publique 
continuait  à  s'occuper  de  politique.  Aujourd'hui,  il  y  a  peu  de  questions 
politiques  à  résoudre;  aussi  le  pays  fait  ses  affaires,  et  c'est  en  vain  que 
M.  de  Lamartine  lui  prêche  sa  politique.  Pourquoi  M.  de  Lamartine  épuise- 
t-il  son  talent  en  anachronismes  ?  Pourquoi  vouloir  refaire ,  en  1843,  ce  qui 
s'est  déjà  faiten  1832  et  1833?Pourquoi  donner  denouvelleséditionsdes  vieilles 
passions  des  premiers  jours  de  la  révolution  de  juillet?  Les  brillantes  préfaces 
que  M.  de  Lamartine  met  à  ces  éditions  ne  les  rajeunissent  pas  suffisamment. 
On  lit  la  préface,  mais  on  laisse  le  livre.  M.  de  Lamartine  est  de  taille  à 
être  auteur  et  non  éditeur;  mais  pour  être  auteur  en  politique,  il  faut,  même 
aux  plus  grands  génies,  il  faut  un  collaborateur  :  ce  collaborateur,  c'est  tout 
le  monde,  c'est  l'opinion  publique,  personne  ne  peut  se  passer  de  son  con- 
cours. Qu'il  attende  donc  l'occasion;  elle  viendra  s'il  sait  l'attendre.  Elle  lui 
est  venue  en  1839,  quand  il  a  combattu  à  la  tête  du  parti  conservateur. 

Quand  nous  disons  qu'il  n'y  a  guère  en  ce  moment  de  questions  politiques, 
nous  nous  trompons  :  il  y  en  a  une  fort  grave  et  fort  sérieuse  qui  grossit  tous 
les  jours,  et  qui  n'est  pas  moins  une  question  sociale  qu'une  question  poli- 
tique; nous  voulons  parler  de  la  lutte  qui,  il  y  a  quelques  mois  encore,  pouvait 
s'appeler  la  lutte  entre  le  clergé  et  l'Université ,  et  qui  aujourd'hui  est  de- 
venue la  lutte  entre  l'église  et  l'état.  Nous  verrons  comment  le  gouverne- 
ment saura  la  résoudre. 


V.  DE  Mars. 


ESSAYISTS  ANGLAIS. 


I. 

MAC  AUX.  Air, 

CrMcal  at%d  HistoiHeal  Easays, 


Lorsque  Voltaire  se  plaignait  que  le  défaut  de  la  plupart  des 
livres  fût  d'être  trop  longs,  il  parlait  sans  doute  pour  une  société 
que  la  recherche  des  plaisirs  raffinés  et  le  goût  des  frivolités  élé- 
gantes rendaient  peu  capable  d'application;  mais  le  mot  était  aussi 
bien  et  mieux  peut-être  celui  d'une  nation  distraite  par  les  affaires 
des  études  vastes  et  prolongées.  Ce  n'est  pas,  à  coup  sûr,  par  excès 
de  délicatesse  en  matière  de  goût,  c'est  moins  encore  par  noncha- 
lance d'esprit,  ce  n'est  pas  seulement  faute  de  loisir  que  les  sociétés 
occupées  n'ouvrent  pas  les  gros  livres.  Là  où  la  chose  publique  est 
un  peu  l'œuvre  de  tous  et  la  préoccupation  de  chacun ,  là  où  les 
hommes  de  mérite  sont  forcés  d'y  mettre  et  la  pensée  et  la  main, 
toujours  tendus  vers  l'action  prochaine,  les  esprits  dépassent  didi- 
cilementles  horizons  bornés;  si  étroite  que  soit  la  solidarité  qui  nuit 
leurs  affaires,  les  peuples  à  self-govemment  ne  peuvent  ni  ne  veu- 
lent les  saisir  dans  l'ensemble;  plus  elles  les  touchent  de  près,  phis> 

TOME  IV.  —  15  NOYEMBKE.  33 


498  REVUE  DES  DEUX  MOxNDES. 

à  leurs  yeux,  elles  s'isolent.  Les  questions,  puisque  c'est  ainsi  qu'on 
les  nomme,  tant  qu'elles  sont  agitées,  ont  beau  se  heurter,  se  mêler, 
s'enchevêtrer  :  les  intérêts  particuliers  qui  les  suscitent  ou  qu'elles 
éveillent  conservent  à  chacune  sa  physionomie  individuelle,  et  l'ef- 
fort même  qui  les  pousse  à  une  solution  les  réduit  à  leur  expression 
la  plus  simple,  les  ramène  dans  leurs  plus  strictes  limites.  Les  lettres 
devaient  subir  à  leur  manière  ce  besoin  et  cette  habittfdie,  cmistans 
dans  les  choses  politiques,  de  simplifier  pt)ur  èclaircir,  de  décom- 
poser pour  faire  comprendre,  de  n'attirer  la  pensée  que  sur  les  traits 
les  plus  saillans  habilement  mis  en  lumière,  pour  la  conduire  rapi- 
dement aux  conclusions  immédiates  et  aux  résultats  pratiques.  La 
brillante  littérature  des  essayists  et  le  mode  de  publication  qu'elle 
s'est  créé,  la  revue,  répondent  précisément  à  cette  habitude  et  ser- 
vent à  merveille  ce  besoin. 

La  question  des  formes  sous  lesquelles  les  productions  de  la 
pensée  arrivent  au  public  n'est  pas,  en  ce  moment,  d'une  médiocre 
importance  au  point  de  vue  littéraire.  Des  trois  cadres ,  le  livre,  le 
journal,  la  revue,  qui  sont  ouverts  aujourd'hui  aux  ouvrages  de  l'es- 
prit, si  le  premier  est  de  plus  en  plus  délaissé,  c'est  l'heureux  privi- 
lège de  la  revue  de  pouvoir  concilier,  avec  de  nouveaux  besoins  in- 
tellectuels, les  intérêts  élevés  de  la  littérature.  Il  serait  puéril  de 
nier  l'action  que  la  presse  quotidienne  exerce  sur  la  société,  il  serait 
absurde  de  nier  l'utilité  générale  de  cette  action ,  il  serait  injuste  de 
méconnaître  le  talent  éminent  quelquefois  qui  se  déploie  et  se  con- 
sume dans  l'ingrat  labeur  du  journal;  mais  il  ne  serait  ni  moins  injuste, 
ni  moins  déraisonnable,  ni  moins  ridicule,  de  fermer  les  yeux  sur  la 
malheureuse  influence  que  le  journal  tend  à  exercer  sur  les  lettres. 
Le  journal  apporte  à  la  littérature  tous  les  vices  et  tous  les  périls  de 
l'improvisation;  il  ne  peut  guère  prétendre  à  remplir  avec  succès  que 
la  part,  distinguée,  je  le  veux  bien,  mais  fort  restreinte,  que  la  lit- 
térature a  faite  à  l'improvisation.  Parmi  les  œuvres  de  l'intelligence, 
s'il  en  est  auxquelles  le  journal  ne  se  refuse  pas  entièrement,  ce 
sont  tout  au  plus  ces  soudains  et  rapides  jaillissemens  de  la  verve, 
ces  vifs  et  étincelans  caprices  de  la  fantaisie,  ce  je  ne  sais  quoi 
d'ailleurs  si  français,  que  notre  langue  lui  a  décerné  par  excellence 
et  d'honneur  le  nom  d'esprit.  Peut-être,  en  tenant  compte,  bien* 
entendu,  de  la  distance  des  temps  et  des  manières,  y  a-t-il  place, 
dans  le  feuilleton  (je  prends  le  mot  dans  son  acception  primitive), 
pour  quelque  chose  d'analogue  à  ce  que  le  xvu"  siècle  mettait  dans 
la  correspondance;  peut-être  le  feuilleton,  celte  lettre  envoyée  par 


LES  ESSAYISTS  ANGLAIS.  499 

le  bel  esprit  à  l'adresse  de  toiit  le  monde,  qui  a  lui-même  tant  d'es- 
prit, s'il  faut  en  croire  un  mot  célèbre,  est-il  appelé  à  continuer,  de 
loin  ou  de  près,  ces  autres  feuilles  légères  qui  amusaient  les  salons 
de  la  chronique  de  leurs  scandales,  ou  allaient  porter  à  de  malheu- 
reuses petites  cours  allemandes ,  toujours  tournées  vers  Paris  dans 
leur  détresse  et  leur  ennui ,  le  parfum  subtilisé  de  nos  choses  litté- 
raires. Mais  cette  réserve  faite,  par  excès  de  prudence  si  l'on  veut, 
quelle  autre  partie  de  la  littérature  nommerait-on  où  le  journal  ne 
soit  pas  ou  insuffisant  ou  funeste?  Comment  réparera-t-il  les  désas- 
tres qui  ont  suivi  sa  récente  invasion  dans  le  roman?  Ce  n'était  pas 
assez  de  corrompre  la  conscience  du  romancier  en  offrant  de  nou- 
veaux et  plus  irritans  appâts  aux  grossiers  appétits  de  l'industrialisme 
littéraire,  en  excitant  par  la  facilité  du  gain  cette  production  hâtive 
et  exagérée  qui  chasse  honteusement  les  scrupuleuses  délicatesses 
de  l'art  devant  les  viles  routines  du  métier;  forcé,  par  des  nécessités 
matérielles  de  publicité  et  de  format,  de  hacher  l'intérêt,  de  tailler, 
pour  ainsi  dire,  les  situations  à  la  mesure  exiguë  de  ses  colonnes, 
ce  n'est  pas,  il  semble,  le  moindre  de  ses  méfaits  à  l'égard  du  roman 
de  l'avoir  contraint  à  des  difformités  de  structure  qui  ne  seraient  pas 
tolérées  dans  la  revue,  parce  qu'elles  y  seraient  trop  choquantes.  Le 
journal  ne  dispute  pas  davantage  la  supériorité  à  la  revue  dans  la 
critique  littéraire.  La  critique  sera  spirituelle  dans  le  journal,  elle 
s'y  inspirera  peut-être  de  doctrines  saines  et  élevées,  elle  sera  peut- 
être  consciencieuse  dans  ses  arrêts;  oui,  mais  y  trouvera-t-elle, 
comme  dans  la  revue,  assez  d'espace  pour  licxposition  et  la  discus- 
sion des  théories  littéraires,  pour  soumettre  l'œuvre  jugée  à  une 
anatomie  rigoureuse  et  complète,  en  un  mot  pour  justifier  l'autorité 
de  ses  décisions?  L'avantage  de  la  revue  n'est  pas  moins  incontestable 
dans  la  littérature  politique.  La  politique  est,  il  est  vrai,  la  partie 
forte  du  journal;  il  lui  doit  sa  puissance.  Cependant,  même  en  poli- 
tique, l'influence  du  journal  est  loin  d'être  proportionnée  à  sa  véri- 
table valeur,  à  sa  légitime  autorité.  La  presse  quotidienne  n'est  pas 
savante,  parce  qu'elle  n'a  pas  le  temps  d'étudier;  elle  réfléchit  peu , 
parce  qu'elle  a  la  mémoire  et  la  vue  courtes.  Lorsque  de  grands  inté- 
rêts l'ont  habilement  conduite,  elle  a  régi  quelquefois  des  situa- 
tions; mais  il  lui  arrive  bien  plus  souvent  d'être  surprise  par  les  évè- 
nemens.  Que  de  fois  n'a-t-elle  pas  mérité  qu'on  lui  appliquât  la  com- 
paraison que  Démosthènes  faisait  des  Athéniens  avec  les  barbares 
novices  aux  jeux  de  la  palestre,  qui  paraient  gauchement  les  coups 
attssitôt  après  les  avoir  reçus  !  Aussi ,  maintenant  que  chez  nous  les 

33. 


500  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

questions  constitutionnelles  sont  réglées,  et  qu'on  n'aura  bientôt 
plus  affaire  qu'au  jeu  normal  des  intérêts  dans  des  formes  politiques 
<léfinitivement  greffées  sur  les  mœurs,  la  presse  quotidienne,  instru- 
ment de  gouvernement  entre  les  mains  des  habiles,  ne  sera  plus 
une  énorme  difficulté  que  pour  les  faibles  et  les  maladroits.  En 
dehors  du  domaine  propre  du  journal,  la  discussion  des  intérêts  ac- 
tuels, où  la  revue  doit  l'emporter  toutes  les  fois  qu'il  s'agit  de  voir 
les  choses  de  haut,  de  loin  et  à  fond,  un  champ  immense  et  sans 
partage  s'ouvre  encore  à  elle  dans  la  littérature  politique. 

L'instruction  politique  est  assurément  un  des  principaux  besoins 
des  sociétés  appelées  à  se  gouverner  elles-mêmes.  Dans  cette  littéra- 
ture politique  si  vaste  et  si  variée,  qui,  de  la  discussion  des  intérêts 
moraux  les  plus  nobles  et  des  données  les  plus  abstraites  ou  les  plus 
pratiques  de  l'économie,  peut  se  jeter  dans  l'arène  des  luttes  person- 
nelles et  conduire  les  vives  et  hardies  escarmouches  du  pamphlet,  un 
rang  éminent  appartient  sans  doute  à  l'histoire.  Les  études  histo- 
riques seront  toujours  le  principe  et  l'indispensable  achèvement  de 
l'instruction  politique.  Le  passé  aura  toujours  bien  des  choses  à  nous 
apprendre  sur  le  présent  et  l'avenir.  Cette  belle  parole  de  l'orateur 
romain  :  Atque  ipsa  mens  quœ  futura  videt  prœterita  meminit,  est  une 
de  ces  vérités  saisies  dans  le  vif  de  notre  nature,  qui  dureront  au- 
tant qu'elle.  Aussi,  presque  tous  les  grands  politiques  sont-ils  en 
liaison  intime,  familière,  avec  quelque  grand  historien.  Machiavel 
commente  les  Décades.  Dans  le  donjon  de  Vincennes,  où  il  amassait 
tant  de  colère  et  de  force  contre  la  tyrannie,  Mirabeau  traduisait  les 
Annales  et  les  Histoires;  et,  remarquable  rapprochement!  cet  homme 
qu'il  nous  faut  bien  appeler  grand  malgré  le  mal  qu'il  a  fait  à  notre 
patrie,  Pitt,  l'esprit  altier,  la  volonté  opiniâtre,  qui  devait  être  l'ame 
de  la  guerre  du  Péloponèse  des  temps  modernes,  avait  nourri  de  la 
sombre  histoire  de  Thucydide  son  austère  jeunesse  et  sa  précoce 
maturité.  Or,  par  le  tour  qu'elles  ont  pris  de  notre  temps,  les  études 
historiques  se  sont  particulièrement  ajustées  à  la  revue.  Une  nou- 
velle méthode  s'est  ajoutée  à  l'histoire  racontée.  Cette  méthode,  qui 
procède  par  l'analyse,  qui  cherche  l'unité  des  points  de  vue,  qui  dé- 
compose les  questions  soulevées  dans  le  passé  pour  en  saisir  l'en- 
chaînement, et  dont  M.  de  ChiUeaubriand  a  heureusement  défini  le 
but  en  la  nommant  l'histoire  politiqne,  devait  naturellement  choisir 
la  forme  simple  et  précise  de  l'essai.  On  sait  avec  quel  éclat  les  Lettres 
de  M.  Thierry,  les  Essais  et  les  leçons  de  M.  Guizot  en  ont  marqué 
l'application  à  notre  histoire.  Lorsqu'on  voit  combien  les  travaux 


LES  ESSAYISTS  ANGLAIS.  501 

de  ces  écrivains,  qui  ne  sont  pas  allés  au-delà  du  moyen-âge,  ont 
agrandi  l'intelligence  du  passé  de  notre  patrie,  combien  plus  net  et 
plus  profond  par  conséquent  ils  ont  rendu  le  sentiment  de  notre  na- 
tionalité, on  regrette  qu'ils  n'aient  pas  étendu  leurs  aperçus  jus- 
qu'aux temps  les  plus  rapprochés  de  nous.  La  belle  tâche  de  dégager 
le  sens  des  principales  péripéties  des  derniers  siècles  de  notre  his- 
toire reste  encore  à  accomplir.  Et  cependant  il  s'agit  de  la  période 
où,  dans  l'achèvement  du  pouvoir  monarchique,  il  faudrait  calculer 
la  véritable  portée  de  nos  institutions,  où,  dans  les  relations  de  la 
monarchie  avec  l'Europe,  nous  devrions  puiser  une  connaissance 
sûre  des  intérêts  et  des  traditions  de  notre  politique  extérieure,  et 
découvrir  dans  l'étude  des  grands  hommes  qui  ont  travaillé  à  faire 
la  France  actuelle  les  inspirations  naturelles  et  les  procédés  fami- 
liers à  notre  génie  national  (1).  Cette  lacune  dans  nos  études  histo- 
riques, nous  l'avons  plus  douloureusement  sentie  en  rencontrant 
précisément,  dans  les  volumes  où  M.  Macaulay  vient  de  réunir  les 
articles  qu'il  a  publiés  depuis  près  de  vingt  ans  dans  la  Revue  d'Édim- 
boufg,  des  études  semblables  exécutées  avec  un  remarquable  talent 
sur  l'histoire  de  l'Angleterre  durant  les  deux  derniers  siècles  (2). 

M.  Macaulay  offre  aujourd'hui  dans  son  pays  l'exemple  d'une 
brillante  fortune  politique,  fondée  et  consolidée  par  des  travaux 
littéraires,  par  des  travaux  de  revue.  Il  sortait  à  peine  de  l'univer- 
sité, en  1825,  lorsqu'il  publia,  dans  le  célèbre  recueil  d'Edimbourg, 
un  article  sur  Milton,  qui  fut  remarqué;  d'autres  essais  de  critique 
littéraire,  mais  surtout  des  morceaux  historiques  qui  annonçaient 
de  belles  aptitudes  politiques  suivirent  ce  début  et  en  tinrent  les 
promesses.  Le  jeune  reviewer  fut  bientôt  une  des  espérances  du  parti 
whig.  Six  ans  après  son  entrée  à  \ Edinburgh  Review,  l'influence 
whig  introduisait  M.  Macaulay  dans  la  chambre  des  communes. 
Comme  les  deux  Pitt,  comme  Fox,  Burke,  Canning  et  la  plupart  des 
plus  illustres  parlementaires,  il  y  pénétra  par  la  porte  bâtarde,  mais 
toujours  ouverte  au  mérite,  du  rotten-boroiigh,  Tl  y  représenta 
d'abord  le  petit  bourg  de  Calne,  que  le  vieux  et  grossier  radical 
Hunt,  s'adressant  à  M.  Macaulay  lui-même,  appela  un  jour,  en 

(1)  Pour  être  jusle,  nous  devons  dire  que  M.  de  Carné,  dans  un  travail  sur  Dm 
Guesclin,  qu'on  n'a  pas  oublié,  a  lenlé  avec  bonheur  ceUe  voie,  qu'il  poursuit  au- 
jourd'hui même  par  un  Essai  sur  Richelieu.  Nous  aimerions  voir  un  esprit  aussi 
éminent  continuer  ces  travaux  d'histoire  politique,  qui,  en  agrandissant  l'étude 
du  passé,  éclairent  souvent  et  préparent  celle  du  présent. 

(2)  Critical  and  historical  Essays^  3  vol.  in-S»,  Londres,  1843. 


502  REVUE  ©ES  DEUX  MONDES. 

pleine  chambre  des  communes,  le  plus  pourri  de  tous  les  bourgs 
pourris.  M.  Macaulay  n'en  montra  d'ailleurs  que  plus  de  zèle  à 
purger  les  institutions  anglaises  de  cette  vieille  corruption.  On  était 
en  1831.  La  réforme  était  la  grande,  l'unique  affaire  de  l'Angleterre. 
M.  Macaulay  prit  la  parole  pour  la  première  fois  dans  la  discussion 
du  bill  de  lord  John  Russell,  que  la  chambre  des  lords  repoussa.  Son 
discours,  très  éloquent,  réussit  tout-à-fait.  Il  lui  attira  les  félicitations 
de  ses  adversaires  politiques  eux-mêmes.  Il  fut  regardé  comme  un 
des  grands  succès  contemporains  dans  cette  sorte  d'épreuve  oratoire, 
toujours  suivie  avec  tant  d'intérêt  dans  le  sénat  britannique,  où  elle 
est  désignée  du  nom  original  de  maiden-speech.  Dans  le  siècle  der- 
nier, à  une  semblable  bonne  fortune  de  début,  un  homme  d'esprit, 
de  trop  d'esprit  peut-être ,  Gérard  Hamilton ,  confia  tout  le  soin  de 
sa  renommée.  Il  s'en  tint  à  ce  succès,  se  tut  le  reste  de  sa  vie,  et 
gagna  en  effet  à  ce  singulier  silence  le  surnom  de  single  speech,  qui 
ne  l'a  point  quitté.  Lors  même  que  la  répétition  de  cette  gageure 
eût  pu  passer  encore  pour  spirituelle,  M.  Macaulay  avait  l'intelligence 
trop  fortement  trempée  et  une  ambition  trop  légitime  pour  fonder 
sa  réputation  pohtique  sur  une  aussi  bizarre  excentricité.  Il  prit  une 
part  active  aux  débats  qui  précédèrent  le  reform-act.  Grâce  à  la  po- 
pularité qu'il  y  acquit,  il  fut  envoyé  au  premier  parlement  réformé 
par  une  importante  ville  industrielle,  Leeds;  cependant  il  quitta 
bientôt  la  chambre  :  il  avait  fait  ses  preuves,  et  son  parti  songea 
tout  de  suite  à  son  avenir.  C'est  un  des  plus  précieux  avantages  du 
gouvernement  anglais,  il  le  doit  au  développement  de  sa  puissance 
coloniale,  de  pouvoir  assurer  aux  hommes  distingués  qui  ont  à  se 
faire  une  fortune  indépendante  de  grandes  positions  promptement 
suivies  d'opulentes  retraites.  Le  ministère  whig  donna  à  M.  Macau- 
lay une  de  ces  positions.  Il  eut  un  siège  dans  le  conseil  de  l'Inde. 
M.  Macaulay  demeura  cinq  ans  en  Asie.  Ce  séjour  pourrait  bien  le 
conduire  à  la  présidence  du  bureau  du  contrôle,  si  son  parti  ressaisit 
encore  le  pouvoir.  A  peine  de  retour  en  Angleterre,  Edimbourg 
l'envoya  au  parlement,  et  on  lui  fit  une  place  dans  le  ministère  de 
lord  Melbourne.  Il  y  avait  le  département  de  la  guerre,  lorsqu'en 
18i0,  durant  les  complications  qui  suivirent  le  traité  du  15  juillet, 
il  fit  un  court  voyage  à  Paris.  Depuis  la  chute  des  whigs,  M.  Macau- 
lay est  un  des  membres  les  plus  importans  de  l'opposition. 

Mais  le  rôle  qu'il  a  joué  dans  les  affaûes  Ji'a  pas  distrait  un  In- 
stant M.  Macaulay  des  travaux  qui  ont  commencé  sa  réputation  et 
qui  ont  assuré  «a  position  politique.  Loin  de  se  ralentir,  sa  collabo- 


LES  KSSAYISTS  AJSGLAJS.  503 

ration  à  X Edinhurgh  Review  semble  avoir  été  plus  assidue  au  mo- 
ment môme  où  il  faisait  partie  du  gouvernement.  La  vie  politique, 
en  lui  apportant  cette  expérience  des  hommes  et  des  choses  qui  hâte 
la  virilité  du  talent,  l'a  décidément  engagé  dans  la  voie  vers  laquelle 
l'inclinait  la  nature  de  son  esprit.  M.  Macaulay  est  né  pour  écrire 
l'essai  historique.  Il  a  bien  fait  quelques  tentatives  dans  la  critique 
littéraire;  les  volumes  que  nous  avons  sous  les  yeux  en  reproduisent 
plusieurs,  mais  qui  sont  plutôt  remarquables  comme  morceaux  d'his- 
toire littéraire  que  comme  critique  proprement  dite.  Les  qualités 
de  grand  critique  que  son  collaborateur  M.  Jeffrey  réunit  à  un 
degré  si  élevé,  ce  calme  puissant  de  pensée,  cette  logique  nerveuse, 
cette  mâle  austérité  de  goût,  ne  sont  pas  celles  qui  distinguent 
M.  Macaulay.  D'autres  mérites  car-actérisent  son  talent.  Ce  qu'il  y  a 
de  saillant  en  lui,  c'est  une  rare  promptitude  et  une  exqjuise  netteté 
de  jugement,  c'est  une  sagacité  qui  va  droit  au  cœur  des  choses,  qui 
voit  d'un  coup  d'oeil  toute  une  époque  et  en  détache  d'un  trait  ra- 
pide la  vive  silhouette.  La  manière  littéraire  de  M.  Macaulay  suit 
avec  bonheur  les  allures  de  son  intelligence.  Écrivain  de  prime-saut, 
de  verve,  exubérant,  son  style  est  vif,  quoique  abondant,  merveil- 
leusement limpide,  quoique  chaudement  coloré.  Il  a  bien  les  qualités 
indispensables  à  Xessaijist  historien,  pour  saisir  les  points  de  vue, 
qui  sont  tout  en  histoire,  s'il  s'agit  de  faire  comprendre  dans  leur 
unité  et  dans  leur  logique  le  mouvement  des  choses,  la  conduite  des 
hommes,  et  de  mettre  dans  leur  jour  ces  mouvans  tableaux  :  tabulas 
benepictas  collocare  in  bono  luminey  comme  ditCieéron. 

Si  c'est  surtout  dans  l'essai  historique  qu'excelle  M.  Macaulay,  il 
faut  aussi  convenir  que  peu  de  sujets  historiques  pourraient  lutter 
d'intérêt  avec  ceux  qu'il  a  choisis.  Sans  plan  arrêté  d'avance,  sans 
transition,  en  écrivant  un  jour  à  propos  de  \ Histoire  constitution-* 
nelle  de  M.  Hallam,  l'autre  jour  sur  la  Révolution  de  1688  de  sir 
James  Mackintosh,  en  faisant  poser  devant  lui,  suivant  l'inspiration 
du  moment,  Burleigh  après  John  Hampden,  W.  Temple  après  Wal- 
pole  etChatham,  une  fois  Clive,  une  autre  fois  Warren-Hastings, 
M.  Macaulay  se  trouve  avoir  réellement  parcouru,  à  quelques  lacunes 
près,  la  partie  la  plus  importante  ,  la  plus  riche  d'enseignemens  de 
l'histoire  d'Angleterre.  Remis  à  leur  place  chronologique,  ces  frag- 
mens  reproduisent  dans  leur  unité  dramatique  les  trois  actes  décisif? 
de  la  formation  des  institutions  anglaises  :  la  crise  violente  d'où  elles 
sortent  depuis  les  Tudors  jusqu'à  la  mort  de  Charles  ¥\  l'épreuve 
qui  en  est  essayée  avec  l'ancienne  dynasJâse  restaurée,  enfin  la  pé- 


50^  Il E VUE  DES  DEUX  MONDES. 

Tiode  durant  laquelle  elles  s'affermissent  pratiquement  dans  la  poli- 
tique intérieure  et  extérieure  du  pays,  sous  Walpole,  les  Pelham  et 
je  premier  Pitt.  C'est  dans  cet  ensemble  surtout  que  les  essais  de 
M.  Macaulay,  qui  ont  déjà  obtenu  en  Angleterre  et  aux  États-Unis 
un  succès  complet,  nous  paraissent  mériter  d'être  signalés  au  con- 
tinent, où  l'histoire  d'Angleterre  est  si  peu  étudiée,  où  ils  pourraient 
populariser  la  connaissance  aujourd'hui  si  utile  des  principales  don- 
nées de  cette  histoire. 

C'est  bien  à  l'époque  des  Tudors,  la  plus  éloignée  parmi  celles 
qu'éclairent  les  aperçus  de  M.  Macaulay,  que  commence  l'Angleterre 
moderne.  Tous  ses  grands  intérêts,  tous  ses  traits  caractéristiques, 
prennent  dès-lors  une  forme  arrêtée,  permanente.  Depuis  lors  sur- 
tout, l'esprit  et  la  pratique  de  la  liberté,  dont  les  agitations  semblent 
donner  la  vie  à  l'histoire,  communiquent  à  celle  de  ce  pays  un  intérêt 
<lramatique  égal  à  celui  qui  ne  cessera  d'attirer  les  esprits  cultivés 
vers  les  magnifiques  annales  d'Athènes  et  de  Rome.  Sous  les  Tudors, 
l'Angleterre  adopte  une  forme  religieuse  nouvelle,  et  prend  un  élan 
irrévocable  dans  toutes  les  voies  qui  semblent  conduire  à  la  richesse 
et  au  bien-être  matériel.  Cette  application  aux  intérêts  matériels, 
devenue  la  passion  dominante  du  génie  anglais,  a  des  causes  pro- 
fondes, éloignées.  Les  Anglais  ont  été,  dès  le  moyen-âge,  le  peuple 
le  plus  matériellement  heureux  de  l'Europe.  L'alliance  que  la  bour- 
geoisie eut  le  bonheur  d'y  contracter  avec  l'aristocratie  explique  ce 
privilège.  Des  trois  forces  dont  les  luttes  et  les  combinaisons  ont 
formé  les  sociétés  modernes,  la  royauté,  l'aristocratie,  la  bourgeoisie, 
en  France,  après  la  décadence  de  la  famille  de  Charlemagne,  la  puis- 
sance fut  à  l'aristocratie,  qui  s'en  servit  aux  dépens  de  la  bourgeoisie 
et  de  la  royauté.  Celle-là  ne  put  travailler  à  son  émancipation  qu'en 
s^unissant  à  la  force  monarchique.  A  cette  alliance  dont  la  victoire 
fut  si  longue  à  s'achever,  elle  gagna  des  garanties  sociales;  mais  ce 
n'est  que  bien  tard,  par  une  crise  révolutionnaire  à  peine  aujour- 
d'hui terminée,  qu'elle  a  obtenu  un  véritable  ascendant  politique.  La 
conquête  normande  établit  au  contraire  en  Angleterre  une  royauté 
très  puissante  déjà,  qui,  faisant  durement  sentir  son  joug  à  la  no- 
blesse et  au  peuple  vaincu ,  dut  nécessairement  les  réunir  contre  elle. 
Cette  coalition  arracha  la  grande  charte  à  la  royauté;  mais  elle  ne 
donna  pas  seulement  au  peuple  des  droits  politiques  :  il  y  gagna  d'être 
mieux  traité  par  la  féodalité,  pour  laquelle  il  était  un  allié  nécessaire, 
que  les  autres  bourgeoisies  européennes.  Telle  est  l'origine  de  ces 
habitudes  de  bonne  intelligence  entre  la  noblesse  et  la  bourgeoisie 


LES  ESSAYISTS  ANGLAIS.  505 

anglaises,  si  lentes  h  se  rompre  aujourd'hui  même,  malgré  les  change- 
mens  que  la  grande  industrie  est  venue  apporter  dans  la  constitution 
et  dans  les  intérêts  des  classes  moyennes.  De  là  aussi  cette  habitude 
et  ce  goût  du  bien-être  matériel  qui  sont  entrés  si  profondément 
dans  la  nature  du  peuple  anglais.  La  prospérité  relative  de  l'Angle- 
terre au  moyen-âge  eiœitait  l'envie  des  étrangers.  Froissart,  qui  ap- 
pelait déjà  les  Anglais  du  xiir  siècle  «  le  plus  périlleux  peuple  qui 
soit  au  monde  et  le  plus  outrageux ,  »  disait  encore  avec  une  sur- 
prise naïve  :  «  En  ce  royaume  d'Angleterre,  toutes  gens,  laboureurs 
et  marchands,  ont  appris  de  vivre  en  paix  et  à  mener  leurs  marchan- 
dises paisiblement  et  les  laboureurs  labourer.  »  Durant  les  guerres 
des  deux  Roses,  qui  firent  à  l'aristocratie  de  si  cruelles  blessures,  le 
vilainage  disparut  presque  complètement;  la  situation  du  peuple 
continua  à  s'améliorer.  «  Selon  mon  advis,  disait  un  contemporaÎR 
de  ces  terribles  déchiremens,  Commine,  entre  toutes  les  seigneuries 
du  monde  dont  j'ay  connaissance  où  la  chose  publique  est  mieux 
traitée,  et  où  règne  moins  de  violence  sur  le  peuple  et  où  il  n*y  a 
nuls  édifices  abattus,  ny  démolis  pour  guerre,  c'est  l'Angleterre  :  et 
tombe  le  malheur  sur  ceulx  qui  font  la  guerre.  »  Le  peuple  anglais 
était  donc  bien  préparé  et  devait  être  un  des  plus  ardens  à  se  lancer 
dans  ces  nouveaux  espaces  que  les  découvertes  du  xvi*  siècle  ouvri- 
rent au  développement  des  richesses;  la  politique  heureuse  des  Tu- 
dors  sut  habilement  l'y  conduire. 

Il  faut  tenir  compte  de  cette  préoccupation  du  bien-être  matériel 
pour  comprendre  la  révolution  religieuse  accomplie  par  Henry  VIIL 
«  L'histoire  de  la  réformation  en  Angleterre ,  comme  le  remarque 
M.  Macaulay,  est  pleine  de  problèmes  étranges.  >)  Celui  qui  paraît  le 
plus  extraordinaire,  à  cette  époque  surtout,  c'est  l'énorme  puissance 
du  gouvernement  en  matière  de  foi ,  comparée  à  la  faiblesse  des 
partis  religieux,  c'est-à-dire  en  réalité  du  sentiment  religieux.  Pen- 
dant les  treize  années  qui  suivent  la  mort  de  Henry  VIH,  l'Angle- 
terre change  trois  fois  de  culte.  Edouard  VI  la  fait  protestante;  elle  re- 
devient catholique  sous  Marie;  Elisabeth  la  soumet  au  protestantisme 
ambigu  de  l'église  établie.  Cependant  chaque  fois  on  emploie  la  vio- 
lence pour  plier  les  consciences  rebelles,  et  aucune  secte  n'est  assez 
forte  pour  essayer  de  conquérir  la  tolérance  par  une  résistance  sé- 
rieuse. Quel  contraste  avec  ce  qui  se  passait  alors  dans  le  reste  de  l'Eu- 
rope, où  les  populations  se  montraient  si  jalouses  de  leurs  croyances, 
où,  après  de  sanglantes  luttes,  les  églises  qui  étaient  en  minorité  arra- 
chaient des  garanties  de  sécurité  aux  cultes  dominans  !  Chez  les  au- 


506  REVUE  lïES  DEUX  MONDES. 

très  peuples,  les  intérêts  politiques  s'associèrent  sans  doute  au  mou- 
vement de  la  réforme,  mais  ils  n'en  eurent  pas' la  direction  dogma- 
tique. Luther,  Calvin,  Knox,  dominent  l'électeur  de  Saxe,  le  prince 
de  Condé,  le  comte  de  Morton.  Les  positions  sont  renversées  en 
Angleterre  :  les  sectaires  restent  dans  l'ombre;  les  meneurs  de  la 
réforme  sont  des  politiques.  On  ne  peut  évidemment  s'expliquer  leur 
succès  que  par  l'indifférence  religieuse,  le  scepticisme  pratique  que 
développent  et  nourrissent  l'habitude  et  le  goût  du  bien-être  maté- 
riel. Le  cardinal  Bentivoglio  a  laissé,  de  la  situation  religieuse  de 
l'Angleterre  à  cette  époque ,  une  curieuse  statistique  acceptée  par 
M.  Macaulay,  et  qui  confirme  cette  explication.  Ce  cardinal  ne  por- 
tait pas  à  plus  d'un  treizième  de  la  population  le  nombre  des  catho- 
liques fervens.  Les  quatre  cinquièmes  de  la  nation  auraient  passé 
sans  scrupule  d'un  culte  à  l'autre. 

On  attribue  ordinairement  la  paisible  issue  de  l'entreprise  reli- 
gieuse de  Henry  VIII  au  pouvoir  absolu  de  la  royauté  sous  les 
princes  de  la  maison  de  Tudor.  M.  Macaulay  a  fait  justice  de  ce  pré- 
jugé dans  sa  critique  de  \ Histoire  constitutionnelle  de  Hallam,  et 
dans  son  étude  sur  le  premier  ministre  d'Elisabeth ,  Burleigh.  Il  y 
rend  à  la  monarchie  des  Tudors  son  véritable  caractère.  A  ne  juger 
la  puissance  de  cette  dynastie  que  par  les  dehors,  on  la  dirait,  il  est 
vrai,  absolue.  Voyez-en,  par  exemple,  la  plus  glorieuse  période,  le 
règne  d'Elisabeth.  La  couronne  ne  saurait  avoir  à  l'égard  du  parle- 
ment un  langage  plus  impérieux,  plus  hautain.  Les  membres  des 
communes  expient  par  des  chûtimens  sévères  les  moindres  libertés 
de  parole.  La  mutilation  ou  la  mort  fait  justice  de  l'écrivain  qui  dé- 
plaît à  la  cour.  Le  crime  de  non-conformity  est  puni  des  plus  cruels 
supplices.  Jamais,  dans  aucun  pays,  de  plus  grands  périls  n'ont  été 
attachés  aux  dignités.  Buckingham,  Cromwell,  Surrey,  Seymour, 
Soramerset,  Northumberland,  Suffolk,  Norfolk,  Essex,  périssent  sur 
l'échafaud.  Le  despotisme  n'a  pas  de  plus  terribles  apparences;  mais 
ce  n'en  sont  ici  que  les  apparences.  Allez  plus  loin  :  bientôt,  en  effet, 
vous  vous  apercevez ,  comme  le  remarque  M.  Macaulay,  que  a  la 
puissance  des  Tudors  n'avait  d'autre  fondement  que  l'obéissance 
volontaire  de  leurs  sujets.  »  Ils  ne  devaient  cette  obéissance  qu'à  la 
sécurité,  à  la  prospérité ,  à  la  gloire,  que  leur  habile  gouvernement 
donnait  au  pays.  Si  une  invasion  menaçait  l'Angleterre,  si  un  grand 
seigneur  ambitieux  se  révoltait,  la  royauté,  qui  n'avait  pas  d'armée 
permanente,  était  forcée  de  recourir  à  la  nation;  elle  attendait  de 
son  bon  vouloir  les  troupes  et  les  subsides.  Dans  ces  conjonctures 


LES  ESSAYISTS  ANGLAIS.  507 

critiques,  la  royauté  était  réellement  à  la  merci  de  ses  sujets.  Les  ap- 
pels des  Tudors  furent  à  la  vérité  toujours  entendus.  Souvent  la  na- 
tion y  répondit  avec  un  empressement  enthousiaste.  On  en  vit  un 
bel  exemple  pendant  que  Philippe  II  faisait  les  préparatifs  de  VAr-* 
mada.  Le  gouvernement  d'Elisabeth  s'adressa  au  maire  de  Londres  : 
il  lui  demanda  quelle  force  la  Cité  pouvait  s'engager  à  fournir  pour 
la  défense  du  royaume.  Le  maire  et  le  conseil  de  ville  prièrent  la 
reine  de  fixer  elle-même  le  contingent  qu'elle  désirait.  On  le  porte 
à  quinze  navires  et  cinq  mille  hommes.  Les  bourgeois  de  Londres 
délibèrent,  et  deux  jours  après  ((  prient  humblement  la  reine  d'ac- 
cepter comme  témoignage  de  leur  loyal  et  parfait  attachement  au 
prince  et  au  pays  dix  mille  hommes  et  trente  navires  amplement 
fournis.  »  Voyant  ses  intérêts  vivement  compris  et  sagement  admi- 
nistrés par  ses  souverains,  le  peuple  anglais  permettait  beaucoup  au 
bon  plaisir  royal.  Il  ne  songeait  pas  à  affaiblir  les  honneurs  qui  en- 
touraient la  royauté  d'un  antique  prestige.  Les  malheurs  des  nobles 
et  des  courtisans  le  touchaient  peu  :  il  vit  avec  indifférence  et  sou- 
vent avec  joie  les  sanglantes  péripéties  qui  terminaient  ces  hautes  et 
insolentes  fortunes.  Ce  peuple,  utilitaire-né  et  médiocrement  inquiet 
de  ses  croyances,  laissa  également  la  royauté  faire  des  lois  religieuses 
et  les  imposer  par  la  persécution;  mais  sur  ses  intérêts  matériels,  on 
n'eût  pas  blessé  impunément  sa  susceptibilité  ombrageuse.  «Il  eût  été 
aussi  périlleux  aux  Tudors,  dit  M.  Macaulay,  de  lui  infliger  des  taxes 
trop  lourdes  qu'à  un  empereur  romain  de  laisser  ses  prétoriens  sans 
paie.  »  Henry  VIII  et  Elisabeth  eux-mêmes  l'auraient  éprouvé,  s'ils 
n'avaient  reculé  à  temps  devant  les  premiers  signes  du  mécontente- 
ment pubHc. 

Les  Stuarts,  et  ce  fut  leur  malheur,  ne  comprirent  pas  cette  situa- 
tion ambiguë  et  déhcate  de  la  royauté.  Ils  confondirent  la  pompe 
extérieure  du  pouvoir  avec  les  réahtés  de  la  puissance.  L'ascendant 
que  la  volonté  royale  paraissait  avoir  exercé  sous  leurs  prédécesseurs, 
lorsque,  par  un  accord  tacite  qu'il  fallait  prévoir  ou  savoir  produire, 
elle  coïncidait  avec  l'intérêt  national,  ils  l'attribuèrent  follement, 
eux,  à  je  ne  sais  quel  droit  abstrait,  quelle  dispensation  divine  légi- 
timant l'exercice  arbitraire  d'une  prérogative  souveraine.  Ainsi,  la 
prudence  et  l'habileté  des  Tudors  avaient  éludé  le  problème  des  rap- 
ports de  la  couronne  avec  la  nation  représentée  dans  la  conduite 
générale  du  gouvernement.  Le  règne  de  Jacques  I"  sembla  unique- 
ment consacré  à  poser  et  h  faire  éclater  cette  redoutable  question, 
ce  Des  ennemis  de  la  Uberté  qu'a  produits  l'Angleterre,  dit  spirituel- 


50S  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

ement  M.  Macaulay  en  parlant  du  fils  de  Marie  Stuart,  ce  fut  à  la 
fois  et  le  plus  inoffensif  et  le  plus  irritant.  Il  jouait  le  rôle  du  picador 
des  courses  espagnoles,  qui  met  le  taureau  en  fureur,  en  agitant  un 
drapeau  rouge  devant  ses  yeux  et  en  lui  lançant  des  traits  assez 
acérés  pour  le  piquer,  trop  légers  pour  lui  donner  la  mort.  »  Il  y  a 
dans  l'histoire  peu  d'ironies  aussi  amères  que  celle  qui  fit  de  ce 
prince,  dépouillé  de  toutes  les  vertus,  de  tous  les  prestiges  qui  com- 
mandent la  sympathie  ou  le  respect,  le  souverain  le  plus  infatué  des 
prérogatives  théoriques  de  la  couronne.  Ce  n'était  pas  assez  d'alar- 
mer tous  les  droits,  de  soulever  tous  les  intérêts  contre  les  préten- 
tions monarchiques  par  de  puériles  taquineries  :  Jacques  n'avait  que 
la  pédanterie  du  despotisme;  il  redoublait  encore  l'audace  et  la  force 
de  ses  adversaires  de  tout  le  mépris  qu'il  appelait  sur  la  royauté  par 
le  lâche  empressement  avec  lequel  il  abandonnait  ses  prétentions 
à  la  moindre  menace  de  résistance  sérieuse.  Il  ne  savait  pas  même 
se  donner  le  facile  mérite  de  céder  de  bonne  grâce  aux  progrès  de 
la  liberté,  qu'il  n'avait  eu  ni  le  pouvoir  ni  le  courage  d'arrêter  :  sem- 
blable à  ces  poltrons,  auxquels  M.  Macaulay  le  compare,  qui  recu- 
lent avec  une  précipitation  ridicule  devant  leurs  adversaires  et  leur 
envoient  encore,  en  fuyant,  des  malédictions  et  des  injures.  A  la  fin 
-de  son  règne,  le  parlement  le  contraignit  à  abandonner  les  mono- 
poles qui  blessaient  les  intérêts  du  commerce  anglais ,  et  la  chambre 
des  communes,  enhardie  par  cette  victoire,  voulut  contrôler  la  poli- 
tique extérieure  du  gouvernement.  Jacques  saisit  ce  prétexte  pour 
engager  sur  l'origine  et  les  pouvoirs  de  cette  chambre  une  contro- 
verse aussi  impuissante  qu'irritante,  sans  s'apercevoir  que  ces  droits 
n'avaient  besoin  que  d'être  contestés  pour  être  solennellement  con- 
statés. Ainsi  Jacques  ne  cessa  pas  un  instant  d'éveiller  les  défiances 
du  peuple  contre  le  pouvoir  royal,  et  de  lui  donner  de  l'étendue 
et  de  l'exercice  de  ses  droits  une  préoccupation  toujours  plus  vive. 
Sous  son  règne,  comme  dans  une  situation  analogue  dont  le  car- 
dinal de  Retz  a  tracé  celte  vive  esquisse ,  a  l'on  chercha  comme 
à  tâtons  les  lois,  l'on  s'effara,  l'on  cria,  on  se  les  demanda,  et  dans 
cette  agitation,  les  questions  que  leurs  explications  firent  naître, 
d'obscures  qu'elles  étaient  et  vénérables  par  leur  obscurité,  devin- 
rent problématiques,  et  de  là,  à  l'égard  de  la  moitié  du  monde, 
odieuses.  Le  peuple  entra  dans  le  sanctuaire;  il  leva  le  voile  qui  doit 
toujours  couvrir  tout  ce  que  l'on  peut  dire,  tout  ce  que  l'on  peut 
croire  du  droit  des  peuples  et  de  celui  des  rois,  qui  ne  ^  accordent 
jamais  si  bien  ensemble  que  dans  le  silence.  » 


LES  ESSAYISTS  ANGLAIS.  509 

Le  bavard  et  pédant  Jacques  l"  avait  lui-même  déchiré  le  voile  en 
tout  sens.  A  sa  mort,  il  s'agissait  de  savoir  comment  allaient  en  effet 
s'accorder  les  droits  du  peuple  et  ceux  du  roi.  La  partie  de  la  royauté 
passait  aux  mains  de  l'homme  le  mieux  fait  pour  mener  les  choses 
aux  épreuves  extrêmes,  au  bout  desquelles  sont  les  solutions  déci- 
sives. Charles  P^  avait  justement  les  qualités  qui  devaient  lui  rendre 
chères  les  prérogatives  royales  :  une  distinction  d'esprit  relevée  et 
ornée  par  la  culture  des  lettres  et  le  goût  intelligent  des  arts;  de  l'ap- 
plication aux  affaires,  et  ces  grandes  manières  qui  reflètent  si  bien 
la  splendeur  des  royales  destinées.  Ses  défauts  le  poussaient  fatale- 
ment à  soutenir  ces  prérogatives  à  tout  péril  :  un  caractère  impé- 
rieux et  obstiné,  quelque  chose  d'étroit  dans  le  jugement,  dépourvu 
d'ailleurs  de  cette  sagacité,  de  ce  sens  intuitif  du  possible  qu'on 
pourrait  presque  appeler  la  faculté  du  succès.  Élevé  au  milieu  du 
conflit  naissant,  nourri  de  bonne  heure  de  l'idée  de  faire  triom- 
pher ce  qu'il  considérait  comme  ses  droits,  Charles  I"  devait  porter 
résolument  dans  l'action  des  théories  qui  n'avaient  été  chez  son  père 
que  de  ridicules  bravades. 

M.  Macaulay  a  reproduit  à  grands  traits  dans  son  étude  sur  Hamp- 
den  les  diverses  péripéties  de  la  lutte  constitutionnelle  du  règne  de 
Charles  ï".  Cette  loi  nécessaire  du  gouvernement  matériel  des  so- 
ciétés, qui  fait  des  finances  publiques  le  confluent,  pour  ainsi  dire, 
où  tous  les  intérêts  d'un  état  viennent  se  réunir,  met  naturellement 
aux  prises  sur  le  terrain  des  finances  les  influences  qui  se  disputent 
la  direction  du  gouvernement.  Un  corps  dont  le  consentement  est 
nécessaire  pour  la  fixation  et  la  levée  de  l'impôt  a  virtuellement  le 
droit  de  le  refuser,  ou,  en  l'accordant,  d'en  contrôler  l'usage,  c'est- 
à-dire,  en  définitive,  de  juger  les  actes  du  gouvernement  et  d'exer- 
cer une  influence  réelle  sur  la  conduite  des  affaires.  Voilà  ce  que 
les  controverses  de  Jacques  P*^  avaient  fait  clairement  comprendre 
au  parlement  anglais,  ce  que,  dès  le  premier  moment,  Charles  re- 
fusa d'accepter.  Il  était  en  dissentiment  avec  ses  sujets  sur  une 
question  d'intérêt  matériel  et  sur  une  question  d'intérêt  rehgieux. 
Les  intérêts  matériels  réclamaient  depuis  le  règne  d'Elisabeth  contre 
les  concessions  de  monopoles,  ce  moyen  ruineux  pour  la  commu- 
nauté, mais  si  commode  pour  le  pouvoir,  de  se  procurer  immédia- 
tement de  l'argent  ou  de  dispenser  des  faveurs,  que  l'on  trouve  em- 
ployé partout  où  les  ressources  d'un  peuple  sont  livrées  encore  aux 
gaspillages  du  despotisme.  Les  persécutions  exercées  contre  les  pro- 
testans  dissidens  avaient  commencé  aussi ,  dès  la  fin  du  règne  d'Éli- 


510  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

sabeth,  à  former  une  opposition,  peu  nombreuse  d'abord,  mais  qui, 
par  son  exaltation  et  son  audace,  devait  rallier  tous  les  méconten- 
temens  en  les  irritant  davantage.  Le  premier  parlement  convoqué 
par  Charles  V  subordonna  au  redressement  de  ses  griefs  le  vote  des 
subsides  qui  lui  étaient  demandés;  Charles  les  voulait  sans  condi- 
tions. Assembler  un  parlement  pour  le  réduire  à  une  obéissance 
muette  était  un  non-sens;  autant  valait  lever  directement  l'impôt 
sans  avoir  recours  à  une  formalité  que  l'on  voulait  rendre  illusoire. 
Charles  V^  l'essaya.  Les  nécessités  de  la  guerre  qu'il  soutenait  contre 
la  France  l'obligèrent  cependant  à  recourir  à  de  nouvelles  chambres, 
qui  lui  arrachèrent,  dans  l'acte  célèbre  connu  sous  le  nom  de  péti- 
tion  des  droits,  la  reconnaissance  solennelle  des  privilèges  popu- 
laires; mais  il  se  tint  pour  délié  de  ses  engagemens  dès  qu'il  ne  fut 
plus  lié  par  ses  besoins.  Les  ressources  qu'il  tira  de  la  contribution 
forcée  du  ship-money,  jointes  aux  monopoles,  lui  permirent  de  gou- 
verner onze  ans  sans  parlement.  La  cause  de  la  royauté  absolue 
semblait  gagnée,  lorsque  l'insurrection  de  l'Ecosse,  dont  Charles 
avait  violemment  blessé  la  foi  presbytérienne,  le  contraignit  à  capi- 
tuler encore  avec  son  peuple  et  à  réunir  une  chambre  qui  fut  le  long 
parlement.  La  fermeté  de  celui-ci  qui  puisait  dans  le  ressentiment 
des  déceptions  antérieures  la  résolution  inflexible  de  faire  triom- 
pher les  droits  du  pays,  l'obstination  et  la  duplicité  de  Charles  P% 
remirent  à  la  force  la  décision  du  débat,  et  la  victoire  du  peuple  fut 
consacrée  par  cette  extrémité  terrible,  le  supplice  de  Charles  P"", 
qu'H'orace  Walpole  appréciait  avec  justesse  peut-être,  lorsque,  sur 
l'arrêt  de  mort  du  malheureux  roi,  dont  il  conservait  la  minute  parmi 
ses  curiosités  de  Strawberry-Hill ,  il  écrivait  ces  mots  presque  aussi 
impitoyables  que  la  sentence  régicide  :  major  charta! 

M.  Macaulay  n'a  pas  retracé  dans  ses  essais  la  figure  de  Cromwell 
€t  les  grandes  scènes  qu'elle  domine.  Dans  le  progrès  des  institu- 
tions constitutionnelles  de  l'Angleterre ,  le  protectorat  est  une  halte 
durant  laquelle  la  nation  s'efface  dans  la  stupeur.  Le  dernier  effort 
avait  été  trop  terrible  pour  n'être  pas  suivi  de  lassitude  et  comme 
d'effroi.  Ces  coups,  qui  portent  si  loin  dans  l'avenir,  impriment  tou- 
jours un  recul  au  présent.  Le  protectorat  de  Cromwell  ne  marque 
que  dans  l'histoire  de  la  politique  extérieure  et  coloniale  de  l'Angle- 
terre; il  a  aussi  laissé  des  traces  ineffaçables  dans  les  rapports  de  ce 
pays  avec  Tlrlande.  Le  but  de  Cromwell  à  l'égard  de  l'Irlande,  mais 
il  n'eut  pas  le  temps  de  l'atteindre,  était  d'y  substituer  une  popula- 
tion anglaise  à  la  race  indigène  par  le  moyen  épouvantable  'de  l'cx- 


LES  ESSAYISTS  ANGLAIS.  511 

termtnation.  ^IdiCommonmealth  n'apporta  d'ailleurs  aucune  perturba- 
tion profonde  dans  les  élémens  constitutionnels  de  l'Angleterre.  Il 
n'y  €ut  rien  de  changé  dans  le  système  de  la  propriété,  presque 
rien  dans  la  législation.  Le  symbole  et  la  liturgie  avaient  été  mo- 
difiés, mais  le  clergé  conserva  ses  biens  et  continua  de  lever  ses 
dîmes.  La  chambre  des  lords  avait  été  supprimée,  mais  les  lords  ne 
perdirent  pas  leurs  titres.  Une  portion  considérable  et  puissante  de 
la  noblesse  s'était  associée  au  peuple  dans  la  lutte  contre  la  royauté; 
la  constitution  de  l'aristocratie,  recrutée  parmi  les  notabilités  du 
pays,  n'offensait  aucun  amour-propre  légitime,  ne  blessait  aucun, 
intérêt.  La  vieille  aristocratie  conserva  donc  la  considération  et  l'af- 
fection du  peuple.  Ainsi  l'obstination  seule  de  l'ancien  roi  avait  rendu 
tout  compromis  impossible  entre  la  nation  et  lui  :  sa  défaite  avait 
donné  nécessairement  le  pouvoir  à  l'homme  de  génie  qui  avait  orga- 
nisé et  achevé  la  victoire  populaire;  mais  après  la  mort  de  Cromwell, 
TAngleterre,  sans  que  rien  fût  changé  à  ses  intérêts  traditionnels,  à 
ses  anciennes  mœurs  politiques,  pouvait  essayer  de  recommencer, 
sous  l'enseignement  des  expériences  récentes,  la  conciliation  qu'elle 
n'avait  pu  accomplir  avec  Charles  P^  entre  les  droits, du  peuple  et  la 
royauté  héréditaire. 

On  sait  avec  quel  entraînement  l'Angleterre  alla  vers  la  restau- 
ration en  1660.  Elle  semblait  revenir  à  elle-même.  La  réaction  fut  à 
la  fois  religieuse,  morale  et  politique.  La  situation  excentrique  et 
forcée  du  protectorat  une  fois  brisée,  tout  se  relâcha.  Les  fortes 
croyances  devinrent  ridicules  ou  odieuses.  Le  côté  épicurien  et  vi- 
veur de  la  vieille  et  joyeuse  Angleterre  reparut.  L'obséquiosité  du 
premier  parlement  de  la  restauration  rappelait  les  beaux  jours  de 
la  monarchie  sous  les  Tudors.  Les  Stuarts  ne  surent  pas  profiter 
de  l'excellente  situation  que  la  réaction  qui  les  ramena  leur  avait 
faite.  Charles  II  fut  inférieur  à  cette  situation  par  son  caractère, 
Jacques  II  par  son  intelligence.  Le  caractère  de  Charles  II  guérit 
prompteraent  les  Anglais  de  leur  ivresse.  Les  terribles  évènemens 
au  milieu  desquels  s'était  passée  la  jeunesse  de  ce  prince,  au  lieu 
d'élever  son  ame,  l'avaient  plongé  dans  cette  indolence  d'esprit, 
dans  ce  scepticisme  de  mœurs ,  fondés  sur  le  mépris  de  la  vie  et  de 
l'humanité ,  où  peuvent  mener  aussi  les  tourmentes  de  la  fortune. 
Charles  ne  sembla  remonter  sur  le  trône  que  pour  s'y  arranger  une 
vie  d'insouciance,  d'amusemens  faciles,  de  grossières  voluptés.  Des 
avantages  de  la  royauté,  il  n'avait  à  cœur  que  la  facilité  qu'elle  kii 
offrait  de  se  procurer  l'argent  dont  il  pouvait  payer- ses  plaisirs;  On  a 


512  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

dit,  non  sans  vraisemblance,  qu'il  avait  été  sur  le  point,  dans  son 
exil,  de  vendre  ses  droits  à  Cromwell.  Pour  six  cent  mille  livres,  il 
aurait  sanctionné  le  bill  qui  excluait  son  frère  de  la  succession,  si  on 
eût  consenti  à  les  lui  donner  d'avance.  C'était  une  des  bonnes  for- 
lunes  de  la  restauration  d'avoir  été  un  fait  national,  dans  lequel 
riionneur  anglais  n'avait  eu  rien  à  souffrir  des  injures  de  l'inter- 
vention étrangère.  Ce  bonheur  inappréciable,  Charles  l'effaça  pour  de 
l'argent.  Il  ne  rougit  pas  de  se  mettre  à  la  solde  de  Louis  XIV  et  (le 
lui  sacrifier  les  intérêts  de  son  royaume.  D'ailleurs,  l'inclination  de 
sa  politique  extérieure  vers  les  alliances  catholiques,  interprétée  à 
l'intérieur  par  les  persécutions  rigoureuses  exercées  contre  les  pro- 
testans  dissidens ,  blessaient  les  idées  religieuses  de  l'Angleterre  et 
effrayaient  comme  une  menace  les  nombreux  intérêts  qu'avait  forti- 
fiés la  durée  de  l'établissement  épiscopal;  le  fol  enthousiasme  des 
premières  années  de  la  restauration  fit  place  à  une  irritation  qui  finit 
par  éclater  aux  élections  de  1679.  Les  horribles  inventions  de  Gates 
portèrent  la  réaction  aux  dernières  limites.  Les  défauts  même  de 
Charles,  sa  paresseuse  mollesse,  son  amour  des  plaisirs,  le  sauvèrent 
dans  cette  crise;  il  plia  sous  l'orage.  «  Pour  rien  au  monde  et  pour 
personne,  avait-il  coutume  de  dire,  je  n'ai  envie  de  recommencer  mes 
voyages.  »  Après  avoir  dissous  trois  fois  le  parlement,  qui  revint  trois 
fois  avec  les  mêmes  dispositions,  il  céda.  Cette  soumission  opportune 
lui  ramena  l'opinion  publique,  et  les  excès  de  l'opposition  lui  ren- 
dirent la  faveur  populaire.  En  1681,  il  était  encore  tout-puissant. 
Jacques  II  lui-même  eut  à  son  avènement  les  communes  les  plus 
Cyomplaisantes  qu'eût  jamais  rencontrées  la  maison  de  Stuart.  Deux 
insurrections  se  levèrent  contre  Jacques  :  elles  furent  facilement  ré- 
primées; mais  l'odieuse  sévérité  avec  laquelle  il  les  punit  jeta  l'épou- 
vante et  la  désaffection  dans  les  cœurs.  Il  mit  enfin  toute  la  nation 
contre  lui  lorsque  ses  desseins  religieux  se  dévoilèrent.  La  cause  de 
Jacques  II  mériterait  sans  doute  les  sympathies  de  tous  les  amis 
éclairés  et  sincères  de  la  liberté ,  s'il  n'eût  eu  réellement  pour  sa  foi 
(ju'une  prétention  légitime  à  la  tolérance.  Malheureusement  Jac- 
ques II  avait  trop  montré  ses  instincts  persécuteurs  pour  qu'on  pût 
croire  à  sa  franchise  lorsqu'il  parlait  de  tolérance.  Il  voulait  recom- 
mencer l'œuvre  de  Marie  ïudor.  11  n'est  pas  de  méprise  plus  gros- 
sière que  celle  qui  lui  fit  croire  à  la  possibilité  du  succès  de  cette 
tentative.  Il  s'imagina  que  parce  que  le  parti  de  la  haute  église,  di- 
iccteraent  menacé  par  ses  projets,  prêchait  l'obéissance  passive  à  la 
couronne,  ce  parti  ne  lui  résisterait  pas.  Certes,  si  c'est  chez  les  in- 


LES  ESSAYISTS  ANGLAIS.  513 

dividus  un  rare  effort  de  vertu  de  sacrifier  leurs  intérêts  à  leurs  prin- 
cipes, Jacques  II  aurait  dû  comprendre  que  cela  n'arrive  jamais  et 
ne  peut  arriver  à  un  parti,  parce  que  les  intérêts  d'un  parti  sont 
toujours  antérieurs  à  ses  principes,  et  que  les  principes  d'un  parti  ne 
sont  autre  chose  que  la  théorie  de  ses  intérêts.  La  haute  église  prê- 
chait l'obéissance  passive ,  tant  qu'elle  croyait  ses  intérêts  solidaires 
de  ceux  de  la  royauté;  mais  lui  demander  de  pousser  jusqu'au  sui- 
cide le  dévouement  à  ses  doctrines,  c'était  une  de  ces  fautes  contre 
le  bon  sens  que  l'on  expie  par  les  plus  amers  désappointemens.  Jac- 
ques y  perdit  son  trône. 

Pour  peu  d'ailleurs  que  l'on  ait  suivi  avec  attention  les  mouvemens 
politiques  du  xvir  siècle  en  Angleterre,  on  comprend  que  la  révo- 
lution de  1688  et  la  substitution  de  la  royauté  consentie  à  la  royauté 
de  droit  divin  étaient  nécessaires  à  l'achèvement  des  institutions 
anglaises.  Il  faut  que  les  institutions  aient  aussi  leurs  sanctions  pé- 
nales :  pour  les  peuples  et  pour  les  rois ,  les  révolutions  en  tiennent 
lieu.  Cependant  le  supplice  de  Charles  I" ,  excès  déplorable  de  la  pre- 
mière violence  du  conflit,  avait  emporté  les  choses  au-delà  de  l'accord 
pratique  instinctivement  poursuivi  par  l'Angleterre  entre  la  royauté 
et  la  nation  représentée.  Le  retour  vers  la  royauté,  à  la  restauration, 
avait  été  trop  irréfléchi,  trop  abandonné  pour  que  les  limites  nor- 
males et  définitives  du  pouvoir  royal  pussent  être  fixées.  De  là  les 
illusions  de  Jacques  II,  qui.apprirent  à  l'Angleterre,  par  l'expérience 
des  périls  auxquels  elles  l'avaient  exposée,  les  garanties  rigoureuses 
qu'elle  devait  s'assurer  vis-à-vis  de  la  couronne.  Il  en  fut  stipulé 
d'excellentes  dans  la  déclaration  des  droits  :  on  fit  bien  sans  doute 
d'enlever  la  convocation  du  parlement  au  bon  plaisir  dun*oi,  en  exi- 
geant le  vote  annuel  de  l'impôt;  mais  la  plus  forte  de  ces  garanties  fut 
le  changement  même  de  la  dynastie.  Pour  que  la  royauté  ne  prît  plus 
ses  caprices  pour  des  droits  placés  sous  la  consécration  d'une  légiti- 
mité abstraite,  pour  qu'elle  consentît  à  les  faire  céder  aux  intérêts 
et  aux  volontés  du  pays ,  il  fallait  qu'elle  tînt  elle-même  et  son  ori- 
gine et  ses  droits  du  consentement  formel  du  pays.  Aussi  M.  Mac- 
aulay  a-t-il  parfaitement  raison  de  dire  a.qu'à  cette  époque  l'Angle- 
terre avait  plus  besoin,  pour  roi,  d'un  usurpateur  que  d'un  homme 
de  génie.  »  Ce  fut  précisément  ce  caractère  d'usurpation  dont  la 
royauté  de  fait  établie  en  1688  était  entachée  aux  yeux  d'un  parti 
considérable  et  puissant,  qui  inculqua  irrévocablement  l'esprit  et  la 
pratique  du  gouvernement  représentatif  dans  les  mœurs  mêmes  des 
partisans  du  droit  divin.  En  changeant  de  situation  à  l'égard  de  la 

TOME  IV.  34 


514  RE¥T7E  BES  DfiDX  MCXSDES. 

royauté,  lorsque  celle-ci  changea  de  base,  le  parti  de  la  haute  église 
et  de  la  noblesse  de  campagne,  le  parti  tory,  suivit  la  conduite  la  plus 
contraire  à  ses  principes.  Pendant  près  de  soixante-dix  ans  qu'il  fut 
dans  l'opposition ,  il  prit  à  l'égard  de  la  royauté  des  allures  mépri- 
santes et  tracassières  qui  démentaient  toutes  ses  anciennes  doctrines 
d'obéissance  passive.  Pendant  soixante-dix  ans,  l'ancien  parti  de  la 
prérogative  ne  cessa  de  déclamer,  au  nom  de  la  liberté,  contre  tout  ce 
qui  pouvait  agrandir  le  pouvoir  ou  rehausser  le  lustre  de  la  royauté. 
Je  ne  sache  pas  de  triomphe  plus  décisif  pour  des  institutions  que 
de  forcer  ainsi  leurs  ennemis  naturels  à  renier  en  pratique  leurs 
vieux  principes,  et  à  s'assimiler  les  nouveaux  en  venant  leur  de- 
mander chaque  jour  leurs  armes  de  combat.  De  la  révolution  de  1688 
date,  pour  l'Angleterre,  l'application  réelle  du  gouvernement  repré- 
sentatif. Il  fut  bien  entendu,  depuis  cette  époque,  que  le  levier  du 
gouvernement  devait  avoir  son  point  d'appui  dans  le  pouvoir  inter- 
médiaire appelé  par  la  constitution  à  représenter  le  pays,  et  depuis 
lors,  les  hommes  qui  exercèrent  le  pouvoir  ou  voulurent  s'en  em- 
parer furent  toujours  obligés  d'associer  au  succès  de  leur  ambition  les 
intérêts  nationaux  assez  forts  pour  prévaloir  dans  le  parlement.  Ainsi 
commencèrent  à  fonctionner  régulièrement  ces  institutions  qui  ou- 
vrent aux  talens  tant  d'issues,  qui  offrent  un  terrain  plus  vaste  ou 
plus  élevé  aux  combats  qui  se  livrent  partout  autour  du  pouvoir,  au 
petit  coucher  du  roi  absolu  aussi  bien  que  dans  les  comices  du  peuple 
souverain,  mais  qui  substituent,  une  fois  pour  toutes,  aux  brutales 
et  cruelles  violences  l'arme  pacifique  et  tout  intellectuelle  de  la  dis- 
cussion :  mécanisme  ingénieux  où  s'assouplissent  et  se  régularisent 
les  agitations  nécessaires ,  auparavant  pleines  de  périls  et  presque 
toujours  ensanglantées,  de  la  vie  politique,  et  dont  le  jeu  normal 
amène  naturellement,  sans  secousse,  à  son  heure,  la  victoire  des  in- 
térêts dont  la  logique  de  l'histoire  réclame  le  triomphe. 

Les  débuts  de  la  monarchie  parlenientaire,  les  règnes  de  Guillaume 
et  d'Anne,  manquent  à  la  galerie  que  nous  a  donnée  M.  Macaulay. 
Ces  débuts  furent  laborieux  pour  la  nouvelle  royauté;  Guillaume  en 
eut  les  plus  rudes  ennuis  :  peu  de  souverains  se  sonttrouvés^dans  une 
situation  plus  pénible.  Le  parti  qui  défendait  son  titre  était,  par  prin- 
cipe ,  disposé  à  limiter  sa  prérogative  ;  le  parti  dévoué  par  principe 
à  la  prérogative  ne  reconnaissait  pas  son 'titre;  sa  personne  et  la 
dignité  dont  il  était  investi  n'étaient  nuUeJpart  accueillies  ensemble 
avec  faveur.  Sous  lui,  l'Angleterre  fit  intervenir  pour  la  première 
fois  sa  politique  nationale  dans  les  affaires  de  l'Europe.  Le  parti  de 


LES  ESSAYISTS  ANGLAIS.  515 

la  révolution,  le  parti  whig,  nourrissait  contre  la  France,  qui  avait 
stipendié  les  Stuarts,  les  plus  profonds  ressentimens  religieux  et  poli- 
tiques. Dans  l'entraînement  de  1 688,  la  nation  se  jeta  passionnément, 
à  la  suite  de  ce  parti,  dans  la  guerre  contre  la  France.  Cependant  elle 
ne  tarda  pas  à  trouver  la  lutte  trop  longue;  il  s'en  fallut  de  beau- 
coup que  cette  guerre  donnât  les  résultats  qu'on  en  avait  espérés. 
Elle  fut  au  contraire  très  dispendieuse  :  de  lourdes  taxes  furent  im- 
posées pour  y  subvenir;  les  taxes  ne  suffirent  pas,  on  flt  des  em- 
prunts. La  masse  de  la  nation,  effrayée  de  la  charge  nouvelle  de 
la  dette,  fit  porter  à  Guillaume,  dont  la  guerre  avait  servi  les  pen- 
chans  et  les  intérêts  personnels ,  toute  la  responsabilité  de  ses  dé- 
ceptions. Un  ministère  tory  lui  fut  imposé.  Guillaume  passa  triste- 
ment ainsi  la  On  de  son  règne,  impopulaire  dans  le  pays,  et  courbé 
sous  une  sorte  d'oppression  qui  l'abreuva  d'amertume;  il  mourut  au 
moment  où  une  fausse  générosité  de  Louis  XIY  relevait  sa  politique 
et  son  influence.  Les  embarras  intérieurs  qui  paralysaient  son  action 
l'empêchaient  même  de  s'opposer  à  l'élévation  de  Philippe  V  sur  le 
trône  d'Espagne.  Guillaume,  affligé  de  maladies  incurables,  n'avait 
plus  que  quelques  jours  à  vivre;  le  parlement  et  le  ministère  étaient 
tories  :  que  Louis  XIV  réussît  à  maintenir  la  paix  quelque  temps  en- 
core, et  ses  vastes  desseins  pouvaient  s'accomplir  sans  opposition. 
Au  lieu  de  cela ,  il  gâta  sa  situation  par  la  plus  intempestive  des  im- 
prudences :  Jacques  II  meurt  à  Saint-Germain,  et  Louis  reconnaît 
solennellement  son  fils  comme  roi  d'Angleterre.  Cet  outrage  gratuit 
à  l'indépendance  nationale  de  l'Angleterre  y  souleva  une  indignation 
universelle,  dont  Guillaume  se  hâta  de  profiter  :  il  remania  son  mi- 
nistère, convoqua  un  parlement  qui  donna  la  majorité  aux  whigs, 
et  il  avait  organisé  la  grande  coalition  européenne  contre  Louis  XIV 
et  préparé  la  guerre,  lorsqu'il  expira. 

La  guerre  de  la  succession  contribua  puissamment,  et  de  plu- 
sieurs manières,  à  consolider  l'œuvre  de  1688;  la  gloire  qu'y  acqui- 
rent les  armes  anglaises  et  l'influence  prépondérante  que  la  Grande- 
Bretagne  obtint  dans  les  affaires  de  l'Europe,  sous  les  auspices 
du  parti  de  la  révolution,  devaient  attacher  à  la  révolution  même 
ce  prestige  de  gloire  qui  naturalise  si  bien  les  hommes  et  les  insti- 
tutions chez  un  peuple.  Cette  guerre  accrut  plus  directement  en- 
core les  forces  intérieures  du  parti  whig;  elle  donna,  une  impulsion 
immense  au  commerce  britannique;  par  les  emprunts  qu'elle  né- 
cessita, elle  fut  une  cause  de  fortune  rapide  pour  les  hommes  de 
finance;  elle  développa  donc  la  richesse  dans  la  classe  la  plus  indus- 

34. 


516  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

trieuse  et  la  plus  remuante  de  la  nation ,  dans  la  population  des 
villes,  dans  la  classe  moyenne,  dans  celle  précisément  où  le  nouvel 
ordre  de  choses  comptait  ses  plus  nombreux  et  ses  plus  dévoués 
adhérens.  La  guerre  de  la  succession  éleva  ainsi  une  force  nouvelle, 
qu'on  appela  dès-lors  le  moneyed  inierest,  contre  la  classe  inactive, 
routinière,  amie  inintelligente  des  vieilles  traditions,  où  se  nourris- 
saient encore  de  vives  sympathies  jacobites,  contre  les  gentilshommes 
campagnards  et  le  landed  interest. 

Il  y  eut  bien  à  la  fm  du  règne  d'Anne  une  forte  réaction  tory  qui 
faillit  ouvrir  les  voies  à  une  restauration  nouvelle ,  puisqu'elle  porta 
au  ministère  des  hommes  qui  travaillaient  au  retour  des  Stuarts,  qui 
étaient  en  correspondance  avec  le  prétendant,  Harley  et  Bolingbroke; 
mais  cette  administration  eut  le  malheur  de  faire  la  paix  avec  la 
France  à  Utrecht.  Cette  paix  fut  dénoncée  par  le  parti  populaire 
comme  un  acheminement  à  la  contre-révolution,  comme  une  tra- 
hison. Des  déchiremens  intestins  paralysèrent  d'ailleurs  l'influence 
que  le  ministère  tory  eût  pu  exercer  au  profit  de  la  dynastie  déchue. 
Deux  hommes  s'y  disputaient  l'ascendant ,  le  tacticien  habile ,  mais 
trop  souvent  lent  et  indécis,  Harley,  comte  d'Oxford,  et  l'impétueux, 
le  brillant  Saint-John,  lord  Bolingbroke,  écrivain  aussi  consommé 
qu'il  fut  grand  orateur,  un  des  plus  beaux  génies  qu'ait  produits 
l'Angleterre ,  une  des  fortunes  les  plus  tristement  avortées  que  l'on 
rencontre  dans  l'histoire  des  peuples  libres.  La  mort  d'Anne  les  sur- 
prit au  milieu  de  leurs  rivalités;  ils  n'étaient  pas  prêts  encore  pour 
cet  événement,  mais  leurs  intrigues  avec  le  prétendant  étaient  trop 
avancées  pour  ne  pas  les  compromettre.  La  succession  protestante, 
l'avènement  au  trône  de  la  maison  de  Brunswick  s'accomplit  sans 
résistance.  Les  whigs  reprirent  le  pouvoir  avec  la  confiance  du  nou- 
veau roi  et  celle  du  parlement.  Les  partisans  de  l'ancienne  dynastie 
reçurent  un  coup  mortel.  Harley  fut  envoyé  à  la  Tour,  Bolingbroke 
obligé  de  se  réfugier  en  France  et  condamné  à  mort  par  contumace. 
Guillaume,  Marie  et  Anne  avaient  été  des  rois  quasi-légitimes;  l'avé- 
nement  de  la  maison  de  Hanovre  fut  l'établissement  définitif  de  la 
royauté  consentie. 

Alors  commence  dans  l'histoire  d'Angleterre  une  période  nou- 
velle, d'autant  plus  intéressante  pour  nous,  qu'il  se  pourrait  bien 
que  la  France  parcourût  une  situation  analogue,  qu'elle  y  fut  même 
déjà  entrée.  C'est  l'époque  où,  les  institutions  étant  définitivement 
assurées,  les  intérêts,  les  influences,  les  talens,  ne  cherchent  plus 
qu'en  elles  leurs  moyens  de  succès.  Le  pouvoir  réel,  souverain,  se 


LES  ESSAYISTS  ANGLAIS.  517 

trouvait,  pour  ainsi  dire,  intercepté  dans  4a  chambre  des  communes. 
Les  débals  parlementaires  n'étaient  pas  encore  publics,  les  membres 
de  cette  chambre  échappaient,  par  le  secret  de  leurs  discours  et  de 
leurs  votes,  à  toute  responsabilité  vis-à-vis  des  électeurs  :  ils  étaient 
encore  plus  indépendans  de  la  couronne,  portée  par  un  prince  étran- 
ger, sans  influence  personnelle  dans  un  pays  dont  il  ignorait  même 
la  langue.  La  pratique  du  gouvernement  parlementaire  sortit  de 
cette  situation.  Cette  circonstance,  que  George  P'^  ne  parlait  ni  ne 
comprenait  l'anglais,  appliqua  tout  naturellement  en  Angleterre  une 
maxime  d'état  dont  on  a  fait  grand  bruit  chez  nous  avant  1830  et 
pendantla  coaUtion  de  1839.  George  1"  n'assistant  pas  aux  réunions 
de  ses  ministres,  pour  l'excellente  raison  que  nous  venons  de  dire, 
depuis  lors  les  conseils  de  cabinet  se  sont  toujours  tenus,  en  Angle- 
terre, en  dehors  de  la  présence  du  roi.  Ainsi  le  roi  régna,  les  minis- 
tres gouvernèrent,  et  comme  il  fallait  prendre  le  pouvoir  où  il  était, 
pour  eux,  la  partie  la  plus  importante  du  gouvernement  fut  le  ma- 
niement [the  management)  de  la  chambre  des  communes. 

In  grand  ministre,  sir  Robert  Walpole ,  s'est  fait  une  détestable 
réputation  par  la  manière  dont  il  entendait  ce  maniement,  par  les 
succès  même  qu'il  y  obtint.  On  lui  impute  sans  réflexion  la  faute 
de  sa  position  et  de  son  temps.  Nous  approuvons  M.  Macaulay  de 
l'absoudre  de  celle-là.  On  ne  pouvait  gouverner  que  par  la  chambre 
des  communes.  La  plupart  des  membres  de  cette  chambre  n'avaient 
d'autre  motif  de  soutenir  le  gouvernement  que  leur  intérêt  per- 
sonnel. C'était  sans  doute  un  malheur,  mais  un  malheur  dont  les 
ministres  n'étaient  pas  coupables,  dont  ils  étaient  forcés  de  prendre 
leur  parti,  et  dont  les  conséquences  devaient  entrer  dans  l'économie 
de  leurs  plans,  puisque  la  conservation  du  pouvoir  était  à  ce  prix. 
c(  Il  serait  aussi  raisonnable,  dit  M.  Macaulay,  d'accuser  les  pauvres 
fermiers  des  basses  terres  qui  payaient  le  black-mail  à  Rob-Roy  de 
corrompre  la  vertu  des  highlanders  que  d'accuser  sir  Robert  Wal- 
pole de  corrompre  le  parlement.  Son  crime  fut  simplement  d'em- 
ployer son  argent  avec  plus  d'adresse ,  de  savoir  en  tirer  plus  de 
profit  parlementaire  qu'aucun  de  ceux  qui  l'ont  précédé  ou  suivi.  » 
Au  lieu  de  chicaner  Walpole  sur  les  moyens  dont  il  a  été  obligé 
de  se  servir  pour  maintenir  sa  position  politique,  il  vaut  mieux  le 
juger  par  l'usage  qu'il  a  fait  du  pouvoir.  Walpole  a  été  vingt  ans 
ministre ,  et  il  est  certain  que  sa  politique  a  doublement  réussi  à 
affermir  les  institutions  de  l'Angleterre  en  consolidant  la  dynastie 
hanovrienne,  et  à  agrandir  l'influence  des  classes  moyennes  en 


518  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

augmentant  leurs  richesses  par  une  habile  administration  des  inté- 
rêts ûnanciers  et  conunerciaux  de  son  pays.  Peu  d'hommes  donc  ont 
eu  le  mérite  et  l'honneur  d'exercer  une  influence  aussi  puissante , 
aussi  heureuse  sur  les  destinées  de  leur  patrie.  Il  est  également 
peu  de  caractères  historiques  plus  intéressans  à  étudier  dans  leurs 
contrastes  que  celui  de  Walpole.  Walpole  n'avait  pas  les  qualités 
brillantes  de  l'homme  d'état  :  il  n'était  pas  éloquent;  il  avait  fort  peu 
de  littérature;  ses  connaissances  historiques  étaient  très  médiocres. 
Grossier  de  manières,  la  liberté  de  ses  mœurs  paraissait  scandaleuse 
à  une  époque  dont  il  était  difficile,  en  ce  point,  d'effaroucher  les 
scrupules.  L'esprit  pratique  et  les  mérites  moins  éclatans  que  so- 
lides d'un  homme  d'affaires  suffirent  à  sa  fortune.  Parmi  ses  con- 
temporains, personne  ne  connut  aussi  bien  que  lui  les  hommes,  sa 
nation ,  la  cour,  la  chambre  des  communes,  les  finances.  Cependant 
ce  caractère  ne  se  présente  pas  dans  l'histoire  dépourvu  de  toute 
noblesse  et  de  grandeur.  Le  corrupteur  Walpole  posséda  à  un  haut 
degré  et  eut  l'honneur  d'enraciner  dans  les  mœurs  de  son  pays  une 
vertu  politique  plus  rare,  avant  lui ,  que  l'intègre  fidélité  aux  convi 
tions.  Les  luttes  de  partis  avaient  presque  toujours  conduit,  jusqu  a 
Walpole,  à  de  féroces  violences.  Walpole  fut  le  premier  à  donner 
au  gouvernement  cette  longanimité,  cette  clémente  tolérance  pour 
ses  adversaires,  qui  fortifient  le  pouvoir  autant  que  la  liberté.  Wal- 
pole aurait  pu  envoyer  à  l'échafaud  plusieurs  de  ses  ennemis  qui 
conspiraient  avec  le  prétendant,  et  il  se  laissa  outrager,  calomnier, 
renverser  enfin  du  ministère  par  des  hommes  dont  il  tenait  la  vie 
â  sa  merci.  Mais  ce  qui  éleva  toutes  les  facultés  de  Walpole,  ce  qui 
leur  communiqua  par  momens  ce  relief  et  ce  lustre  que  l'on  ad- 
mire et  dont  on  s'éprend  dans  les  grands  hommes ,  ce  fut  son  ardent 
amour  du  pouvoir.  Cette  passion  lui  donna  les  qualités  et  les  défauts 
les  plus  contraires;  elle  le  fit,  en  même  temps,  prudent  quelquefois 
jusqu'à  la  lâcheté,  souvent  audacieux  et  intrépide  jusqu'à  la  témé- 
rité. S'il  avait  aimé  le  pouvoir  en  homme  médiocre,  il  aurait  pu 
affermir  sa  position  ministérielle  en  cédant  une  part  de  son  autorité; 
mais  il  la  voulait  tout  entière,  il  n'en  acceptait  pas  le  partage.  Aussi, 
ne  connaissait -il  aucune  crainte,  aucun  ménagement,  lorsqu'il 
s'agissait  d'assurer  son  ascendant.  Il  n'hésita  jamais  à  rompre  avec 
ceux  de  ses  amis  ou  de  ses  alliés  qui  auraient  pu,  dans  le  gou- 
vernement, balancer  son  influence;  il  aimait  mieux  les  avoir  pour 
adversaires  dans  l'opposition  que  rivaux  au  pouvoir.  Ce  fut  ainsi 
qu'il  écarta  ou  renvoya  successivement  du  ministère  M.  Pulteney 


LES  ESSAYISTS  ANGLAIS.  519 

lord  ïownshend,  lord  Carteret,  lord  Chesterfield,  et  s'en  fit  des  en- 
nemis implacables.  Cependant  cet  homme  si  hardi  pour  atteindre  le 
but  de  son  insatiable  ambition  devenait  timide  et  disposé  à  toutes  les 
concessions  dans  le  maniement  des  affaires  publiques.  Toute  sa  poli- 
tique est  enfermée  dans  une  maxime  qu'il  répétait  souvent  :  Quieta 
non  tnovere.  Il  appréhendait  de  susciter  des  affaires,  de  peur  d'en  voir 
sortir  des  orages,  et  lorsque,  malgré  ses  précautions,  les  orages 
étaient  soulevés ,  il  cédait  tout ,  il  se  pliait  à  tout  pour  les  détourner 
de  lui ,  pour  conserver  encore  le  pouvoir,  n'importe  à  quelle  condi- 
tion. Il  montra  bien  cette  double  face  de  son  caractère  à  l'égard  de 
ï excise  scheme,  dont  nous  avons  expliqué  ailleurs  le  mécanisme  et  la 
portée.  Sa  loi  était  excellente,  mais  l'opposition  réussit  à  ameuter 
contre  elle  les  préjugés  et  les  passions  de  ceux  mêmes  à  qui  elle  de- 
vait être  surtout  profitable,  des  classes  adonnées  au  commerce. 
Walpole  se  conduisit  dans  cette  circonstance  à  la  fois  avec  cette  té- 
méraire énergie  contre  les  personnes  et  cette  faiblesse  à  l'égard  des 
choses  que  nous  avons  essayé  de  définir.  Il  se  soumit  aux  méconten- 
temens  populaires;  il  TQi\vd.X excise  bill,  quoiqu'il  eût  pu  le  faire 
passer  dans  le  parlement.  Ses  adversaires  insinuèrent  qu'il  comptait 
reprendre  son  plan;  Walpole  leur  répondit  par  ces  paroles,  qui  le 
dépeignent  :  «  Quant  à  cet  infâme  plan,  comme  se  plaît  à  l'appeler 
le  membre  qui  veut  vous  persuader  qu'il  n'est  pas  mis  de  côté ,  je 
peux,  pour  ma  part,  assurer  cette  chambre  que  je  ne  suis  pas  assez 
insensé  pour  m'engager  jamais  encore  dans  quelque  chose  qui  res- 
semble à  de  \ excise,  quoique,  dans  mon  opinion,  je  sois  toujours 
convaincu  que  ce  plan  aurait  considérablement  servi  les  intérêts  de  la 
nation.  »  Mais  quelques  membres  du  gouvernement,  quelques  hauts 
fonctionnaires  avaient  voté  contre  Vexcise-bill,  où  ne  lui  avaient 
donné  qu'un  appui  incertain  :  — Walpole  prit  contre  eux  sa  revanche 
avec  une  fière  vigueur;  il  renvoya  du  même  coup  du  service  de  la 
couronne  et  jeta  pour  toujours  dans  l'opposition  les  ducs  de  Mont- 
rose  et  de  Bolton,  lord  Burlington,  lord  Stair,  lord  Cobham,  lord 
Chesterfîeld,  lord  Marchmont  et  lord  Clinton.  Dans  l'affaire  du  droit 
de  visite  et  des  démêlés  de  l'Angleterre  avec  l'Espagne ,  sa  conduite 
fut  régie  par  le  même  principe.  Il  avait  renoncé  à  \ excise-hill y  qu'il 
regardait  comme  utile  au  pays,  parce  qu'il  voyait  l'opinion  publique 
hostile  à  cette  mesure  :  il  consentit  à  faire  à  l'Espagne  une  guerre 
qu'il  regardait  comme  injuste  dans  son  origine ,  comme  devant  être 
funeste  à  l'Angleterre  dans  ses  conséquences,  lorsqu'il  vit  l'Angle- 
terre la  réclamer  avec  une  irrésistible  unanimité.  Seulement,  cette 


520  REVOE   DES  DEUX  MONDES. 

dernière  contradiction  fut  trop  forte;  elle  ne  le  sauva  pas ,  elle  ne 
garantit  pas  pour  long-temps  la  durée  de  son  ministère.  Ce  pouvoir 
qu'il  aurait  pu  résigner  avec  honneur  au  moment  où  s'élevèrent  les 
difficultés  du  droit  de  visite,  sur  lesquelles  il  se  trouvait  en  dissen- 
timent avec  le  pays,  lui  fut  enfin  arraché  par  un  de  ces  mouvemens 
d'opinion  publique  qu'il  s'était  toujours  efforcé  de  conjurer,  au  prix 
même  de  serviles  condescendances. 

Walpole  tomba  au  milieu  d'une  efifervescence  universelle.  L'op- 
position qu'il  avait  pour  ainsi  dire  recrutée  lui-même,  en  lui  en- 
voyant, animés  contre  lui  de  haines  ardentes,  tous  les  hommes 
dont  les  talens  lui  faisaient  ombrage  aux  afifaires,  comptait  dans  le 
parlement  les  plus  grands  orateurs  de  l'époque  :  Carteret ,  Chester- 
fleld ,  Argyle,  Pulteney,  Wyndham ,  Pitt;  au  dehors ,  tous  les  écri- 
vains distingués  dont  il  fit  la  faute  de  dédaigner  et  de  ne  pas  acheter 
les  services  :  Pope,  Swift,  Gay,  Fielding,  Johnson,  Thompson,  et 
toutes  les  têtes  jeunes  et  exaltées,  les  enfans,  comme  il  disait  lui- 
même  avec  mépris.  Maîtresse  des  avenues  de  l'opinion  publique,  la 
coalition  formée  contre  Walpole  par  le  ciment  de  la  haine  com- 
mune avait  ajourné,  dans  ses  incessantes  déclamations,  à  la  chute  de 
l'odieux  ministre  la  satisfaction  de  tous  les  mécontentemens,  le  re- 
dressement des  griefs  les  plus  imaginaires,  le  couronnement  des  plus 
folles  espérances.  Aussi  fut-elle  tuée  par  sa  victoire,  et  paya-t-elle 
par  une  juste  impopularité  le  prompt  désilhisionnement  des  passions 
soulevées.  Le  nom  de  patriotes,  que  s'étaient  donné  les  adversaires 
de  Walpole,  devint  un  terme  de  dérision.  Horace  Walpole  raconte 
que  la  déclaration  la  plus  populaire  qu'un  candidat  pût  faire  aux  hus- 
tings  était  d'assurer  qu'il  n'avait  jamais  été ,  qu'il  ne  serait  jamais 
patriote.  On  vit  bientôt  que  l'opposition  qui  avait  fiiit  la  guerre  à 
Walpole  n'avait  eu  pour  mobile  que  des  ressentimens  personnels.  La 
première  chose  que  firent  ses  chefs  fut  d'entrer  en  arrangement  pour 
le  partage  du  pouvoir  avec  les  plus  influens  associés  que  Walpole 
avait  eus  au  ministère,  M.  Henry  Pelham  et  son  frère  le  duc  de 
Newcastle.  Cette  combinaison  donna  pour  quelque  temps  la  haute 
main,  dans  les  affaires,  à  lord  Carteret;  mais  tandis  que  cet  homme 
d'état,  d'un  si  beau  génie  d'ailleurs,  la  tête  pleine  de  grands  projets, 
ne  songeait  qu'à  régenter  l'Europe,  les  Pelham  se  rendirent  maîtres 
de  la  chambre  des  communes  par  la  dispensation  des  places  et  des 
pensions,  que  Carteret  leur  avait  abandonnée  avec  une  insouciante 
générosité,  et  par  un  habile  usage  des  fonds  secrets,  du  secret-service 
money.  Lorsqu'ils  se  furent  assurés  de  la  majorité  par  l'adroit  exer- 


LES  ESSAYISTS   ANGLAIS.  521 

cice  du  patronage,  ils  secouèrent  l'ascendant  de  Carteret,  et  se  trou- 
vèrent naturellement  et  sans  efforts  h  la  tête  des  affaires.  Leur  gou- 
vernement est  une  époque  unique  dans  l'histoire  d'Angleterre.  Profi- 
tant de  Texpérience  de  Walpole,  dont  il  rappelait  d'ailleurs  plusieurs 
des  meilleures  qualités  pratiques,  mais  dont  il  n'avait  pas  l'esprit  hau- 
tain et  cassant,  M.  Henry  Pelham  s'associa,  en  leur  faisant  une  part 
dans  l'administration ,  tous  les  talens,  toutes  les  influences.  Il  établit 
ainsi  un  ministère  que  les  Anglais  ont  appelé  de  l'intraduisible  so- 
briquet de  broad-bottom ,  un  ministère  bien  assis,  à  large  base, 
quelque  chose  d'approchant  au  fond  de  ce  cabinet  de  grande  coali- 
tion qu'on  avait  rêvé  chez  nous  après  la  chute  de  M.  le  comte  Mole. 
La  rébellion  des  highlanders  contribua  aussi  à  faire  cesser  les  luttes 
des  factions  intérieures.  La  répression  de  ce  soulèvement  écrasa 
pour  toujours  le  jacobitisme.  Pendant  plusieurs  années,  et  pour  la 
première  fois  depuis  les  Stuarts,  on  ne  vit  point  d'opposition  dans  la 
chambre  des  communes.  L'administration  de  M.  Henry  Pelham  fut 
comme  un  apaisement  de  toutes  choses,  comme  l'assoupissement 
de  ces  énergiques  et  turbulentes  facultés  que  les  institutions  libres 
semblent  donner  aux  peuples  pour  des  luttes  éternelles.  Elle  fut  la 
parfaite  réalisation  du  quieta  non  movere  de  Walpole.  Elle  montra 
aussi  une  des  issues  que  peut  avoir,  une  des  formes  que  peut 
prendre  l'influence  prépondérante  des  assemblées  représentatives, 
lorsque,  affranchies,  par  les  circonstances  ou  par  un  vice  des  insti- 
tutions, des  inspirations  et  du  contrôle  de  l'opinion  publique,  elles 
cèdent  au  pouvoir  cette  influence  par  des  compromis  d'intérétsi 

Cependant  une  situation  semblable  ne  pouvait  être  qu'artificielle 
et  par  conséquent  fragile.  Elle  ne  durait  que  par  l'équilibre  des  am- 
bitions, des  talens,  des  influences.  Il  fallait,  pour  maintenir  cet  équi- 
libre, avec  des  aptitudes  éminentes  reconnues  de  tous,  un  esprit 
souple  et  délié,  une  main  délicate,  exercée  au  difficile  maniement 
des  intérêts  et  des  vanités.  On  le  vit  bien  lorsque  M.  Pelham  mou- 
rut; son  frère,  le  duc  de  Newcastle,  un  de  ces  personnages  comi- 
ques qui  viennent  égayer  de  temps  en  temps  la  scène  de  l'histoire, 
héritait  de  ses  moyens  matériels  d'influence,  mais  non  de  sa  perspi- 
cacité, de  sa  circonspection,  de  sa  solide  capacité  administrative. 
D'autant  plus  jaloux  de  son  pouvoir  qu'il  était  moins  digne  de  le 
posséder,  il  se  fut  bientôt  aliéné  Pitt  et  Fox  (les  pères  de  ceux  dont 
la  longue  rivalité  a  été  si  éclatante),  les  deux  hommes  auxquels 
leurs  talens  donnaient  le  droit  d'aspirer  h  la  première  place,  et  que 
la  prudente  modération  de  Pelham  avait  eu  peine  à  contenir  dans 


» 


522  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

les  postes  subalternes  du  ministère.  Newcastle  redoutait  de  donner 
à  l'un  de  ces  deux  orateurs  la  conduite  de  la  chambre  des  com- 
munes. Après  de  longues  intrigues,  par  lesqu-elles  il  les  tourna  tous 
deux  contre  lui ,  il  fut  enfin  forcé  de  se  décider  :  il  choisit  Fox  ;  et 
Pitt,  quittant  le  ministère,  planta  le  drapeau  de  l'opposition  contre 
le  duc  de  Newcastle  et  sa  politique.  Les  évènemens  mirent  bientôt 
le  pays  tout  entier  du  c6té  de  Pitt;  la  France  et  l'Angleterre  s'étaient 
rencontrées  dans  l'Amérique  du  Nord  et  s'en  disputaient  la  posses- 
sion. De  nombreux  conflits  envenimèrent  leurs  prétentions  et  les 
rendirent  inconciliables  :  la  guerre  fut  déclarée.  Elle  commença 
pour  l'Angleterre  par  des  désastres.  Le  plus  humiliant,  la  prise  de 
Minorque  par  le  duc  de  Richelieu,  réveilla  le  peuple  anglais  de  sa 
longue  somnolence,  comme  un  coup  de  foudre ,  et  porta  sa  colère 
jusqu'au  délire.  Les  grandes  villes,  les  comtés,  envoyèrent  au  roi 
des  adresses  pleines  de  violence  contre  le  ministère.  Newcastle,  qui 
n'avait  pas  su  prévenir  les  malheurs,  qui  se  sentait  incapable  de  les 
réparer,  trembla  devant  cette  explosion  de  la  colère  publique.  Pitt, 
personnellement  désagréable  au  roi,  lui  fut  imposé  par  la  voix  po- 
pulaire; il  devint  premier  ministre. 

Le  ministère  de  Pitt  fut  une  série  ininterrompue  de  magnifiques 
triomphes.  La  fortune  de  l'Angleterre  prit  le  dessus  dans  le  monde 
entier.  Les  flottes  françaises  détruites,  nos  colonies  de  l'Afrique,  de 
l'Amérique  et  de  l'Asie  conquises,  nos  armées  même  battues  sur  le 
continent  par  les  alliés  de  l'Angleterre,  tant  d'évènemens  qui  rem- 
plirent à  peine  trois  années  et  qui  ont  imprimé  des  taches  ineffaçables 
au  règne  de  Louis  XV,  portèrent  au  comble  la  gloire  de  Pitt  et  l'ad- 
miration enthousiaste  qu'il  inspira  à  ses  compatriotes,  a  Tout  était 
joie  et  triomphe,  dit  M.  Macaulay.  L'envie  et  la  faction  furent  for- 
cées de  se  joindre  aux  applaudissemens  universels.  Whigs  et  tories 
exaltaient  à  l'envi  le  génie  de  Pitt.  On  ne  parlait  pas  de  ses  collè- 
gues :  on  n'y  pensait  pas.  La  chambre  des  communes,  la  nation,  les 
colonies,  nos  alliés,  nos  ennemis,  avaient  les  yeux  fixés  sur  lui  seul.  » 
C'est  que  Pitt  venait  en  quelque  sorte  de  révéler  l'Angleterre  à  elle- 
même.  Elle  avait  travaillé  un  siècle  à  conquérir  ses  institutions,  plus 
d'un  demi-siècle  à  assurer  l'établissement  dynastique  qui  affermis 
sait  ces  institutions  sur  la  base  de  la  royauté  consentie.  Après  l'av 
soupissement  qui  suivit  ces  longs  efforts,  Pitt  lui  montra  ce  qu'elle 
pouvait  faire  dans  le  monde;  il  fit  passer  tout  d'un  coup  et  pour  toUt. 
jours  dans  la  politique  de  l'Angleterre  cette  ardeur  d'esprit,  cette 
intrépidité,  cette  inflexibilité  de  caractèrevCe  patriotisme  énergique. 


LES  ESSAYISTS  ANGLAIS.  525 

aveugle  et  puissant  comme  un  instinct,  ces  magnifiques  facultés  qui 
ont  fait  sa  grandeur  et  celle  de  sa  patrie. 

C'est  à  la  période  triomphante  de  la  vie  de  lord  Chatham  que  se  ter- 
minent les  excursions  de  M.  Macaulay  à  travers  l'Angleterre  moderne. 
Il  a  fait  halte  au  vestibule,  pour  ainsi  dire,  de  l'histoire  contempo- 
raine. Il  pénétrera  sans  doute  dans  cette  sorte  de  monde  nouveau 
qui  s'ouvre  au  point  même  où  il  s'est  arrêté.  Il  a  à  nous  rendre 
compte  de  l'influence  qu'ont  exercée  sur  l'Angleterre  ces  deux 
évènemens  immenses,  l'indépendance  américaine  et  la  révolution 
française,  qui  ont  ébranlé  et  comme  refait  le  monde  pendant  un 
demi-siècle.  Pour  nous,  en  traçant  un  calque  rapide  des  brillantes 
esquisses  d'histoire  politique  que  contiennent  les  Essais  de  M.  Mac- 
aulay, nous  n'avons  pu  prétendre  qu'à  faire  pressentir  de  loin  l'in- 
térêt des  scènes  ou  des  caractères  qu'elles  reproduisent.  C'eût  été 
une  tâche  plus  difficile,  nous  l'avouons,  de  faire  justement  apprécier 
le  bonheur  avec  lequel  ces  esquisses  ont  été  exécutées.  Si  nous  ne 
l'avons  pas  remplie,  nous  voudrions  l'attribuer  aux  quahtés  neuves 
et  tout-à-fait  originales  qui  distinguent  la  manière  de  M.  Macaulay. 
Les  grands  effets  de  cette  manière  sont  dans  l'ensemble  même  de  la 
composition;  ni  la  citation,  ni  l'analyse  ne  sauraient  les  atteindre. 
On  ne  pourrait  détacher  un  portrait  d'une  œuvre  où  abondent  néan- 
moins les  portraits  excellens.  C'est  que  M.  Macaulay  a  secoué,  dans 
ce  genre,  la  tradition  de  l'ancienne  école,  du  portrait  à  comparti- 
mens,  à  symétrie,  aux  allures  géométriques  et  quelque  peu  pédantes. 
Qu'il  fasse  le  portrait  d'un  homme  ou  le  tableau  d'une  situation ,  s'il 
en  saisit  avec  une  vive  perspicacité  les  traits  saillans  et  caractéristi- 
ques, ce  n'est  pas  seulement  pour  les  indiquer  dans  un  profil  anguleux 
et  décharné  :  autour  des  traits  principaux,  il  accumule,  il  répand ,  il 
classe  tout  de  suite,  par  voie  d'énumération  rapide,  avec  une  fine 
entente  des  contrastes  d'où  sortent  les  jeux  de  lumière  dans  le  por- 
trait historique,  les  idées,  les  faits,  les  circonstances  qu'ils  dominent, 
mais  qui  les  expliquent  et  leur  donnent  leur  couleur.  Servie  par  un 
style  plein  d'entrain  et  d'éclat,  où  ne  s'aperçoivent  jamais  les  hési- 
tations ou  les  haltes  du  pinceau,  qui  semble  toujours  trouver  du 
premier  coup ,  d'une  seule  haleine,  le  mot  et  le  trait  heureux ,  où 
une  érudition  littéraire  riche  et  distinguée  attache  d'élégantes  bro- 
deries, cette  méthode  saisit  vivement  l'esprit,  à  travers  l'imagination. 
Tel  est  le  succès  et  le  mérite  de  M.  Macaulay;  toutes  les  qualités  de 
son  jugement,  de  son  esprit,  de  son  imagination,  il  les  emploie  à 
peindre;  il  a  le  coup  d'œil  vaste  et  perçant,  prompt  et  sûr,  et  il  sait 


524  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

faire  voir  à  son  lecteur  tout  ce  qu'il  a  vu.  S'il  nous  fallait  signaler 
les  morceaux  du  recueil  de  M.  Macaulay  le  plus  brillamment  réussis 
à  cet  égard,  nous  indiquerions  les  études  sur  les  deux  hommes  qui 
ont  conquis  l'Inde  à  l'Angleterre,  Clive  et  Warren-Iîastings,  l'article 
sur  Johnson,  l'essai  sur  les  lettres  d'Horace  Walpole.  Nous  indique- 
rions encore,  comme  un  des  meilleurs  travaux  de  l'auteur,  celui  au- 
quel V Histoire  de  la  papauté  depuis  le  seizième  siècle,  par  Léopold 
Ranke,  a  servi  d'occasion;  M.  Macaulay  n'a  pas  seulement  déployé, 
dans  cette  étude,  ses  belles  qualités  d'intelligence  et  d'expression; 
il  a  montré  dans  l'appréciation  dirficile  des  doctrines,  des  institutions, 
des  hommes,  que  ce  sujet  l'amenait  à  juger,  cette  impartialité  géné- 
reuse à  laquelle  la  noblesse  du  cœur  a  toujours  autant  de  part  que 
l'élévation  de  l'esprit. 

Malgré  la  sympathie  que  nous  inspire  le  talent  de  ^I.  Macaulay, 
nous  ne  serions  pas  en  peine  sans  doute  de  lui  adresser  de  justes 
reproches.  Sa  manière  a  aussi  des  exagérations,  ces  exagération> 
sont  naturellement  des  défauts;  et  qui  peut  se  préserver  de  jamais 
faire  de  chute  dans  le  sens  vers  lequel  il  incline?  Devant  l'abon- 
dance, \di  Jîuency  de  M.  Macaulay,  on  se  prend  parfois  à  regretter 
qu'il  ne  soit  pas  plus  sévère  dans  le  choix,  et  que,  dans  l'ardeur 
du  premier  jet,  il  n'ait  pas  retenu  au  passage  telle  figure  triviale, 
telle  métaphore  d'un  goût  hasardé.  M.  Macaulay  ne  sait  pas  tou- 
jours contenir  non  plus  la  verve  qui  l'emporte  dans  l'énumération. 
il  rompt  ainsi  quelquefois  la  mesure  des  parties ,  et  par  suite  l'unitt 
et  l'harmonie  de  la  composition.  Mais  au  lieu  de  gourmanderM.  Mac- 
aulay sur  des  fautes  qu'il  aperçoit  assurément  aussi  bien  que  nous, 
puisqu'il  les  évite  quand  il  veut,  nous  aimons  mieux  le  remercier 
sans  réserve  du  service  que  rend  à  la  littérature  politique  la  publi- 
cation de  ses  Essais. 

Nous  n'avons  pas  l'engouement  des  choses  anglaises,  il  s'en  faut. 
Nous  éprouverons  toujours  quelque  répugnance  à  en  conseiller  l'imi- 
tation, de  peur  qu'elle  n'aboutisse  au  travestissement  absurde  et  ai 
ridicule  de  la  caricature.  Nous  ne  pouvons  cependant  nous  défendu 
de  l'avouer,  il  nous  semble  que  cet  homme  d'état  qui ,  au  ministère 
comme  dans  l'opposition,  tient  fermement  la  plume  dans  une  revue 
est  pour  nous  un  exemple  et  une  leçon.  Il  ne  faudrait  pas  croir» 
d'ailleurs  que  cet  exemple  fut  isolé ,  que  M.  Macaulay  fît  exception 
aux  mœurs  politiques  de  son  pays;  au  contraire,  depuis  que  les  revues^ 
ont  été  fondées  en  Angleterre,  les  hommes  d'état  y  ont  pris  une  part 
active.  Pour  ne  citer  que  les  plus  récens,  M.  Canning  écrivait  dans  le 


LES  ESSAYISTS  ANGLAIS.  525 

Qmrterhj  Revieiv;  lord  Dudley,  qui  avait  le  ministère  des  affaires 
étrangères  dans  l'administration  de  M.  Canning,  prêta  à  la  même 
Eevue  une  collaboration  assidue.  Plus  d'un  article  de  VEdinbiirgh 
Review  n'a  pu  être  désavoué  par  tel  ou  tel  membre  du  dernier  ca- 
binet wbig.  Aujourd'hui  même,  le  plus  jeune  et  un  des  plus  re- 
marquables collègues  de  sir  Robert  Peei,  le  président  du  bureau  du 
commerce,  M.  Gladstone,  donne  son  patronage  à  une  revue  nouvelle; 
il  y  prenait  la  parole,  au  commencement  de  cette  année,  pour  exposer 
et  justifier  la  politique  commerciale  de  sir  Robert  Peel ,  et  le  mois 
dernier  encore,  pour  intervenir  en  conciliateur  dans  les  luttes  que 
les  tendances  catholiques  d'Oxford  ont  soulevées  au  sein  de  l'éghse 
anglicane.  C'est  que  les  hommes  d'état  anglais  comprennent  que  la 
plume  est  une  arme  qu'il  vaut  mieux  tenir  soi-même  que  laisser 
à  des  lieutenans  ou  aux  mercenaires,  lorsqu'on  est  de  force  à  la 
manier.  D'ailleurs,  l'union  est  ancienne  déjà  en  Angleterre  et  au- 
jourd'hui irrévocable  entre  la  politique  et  les  lettres,  et  toutes  deux 
ont  eu  également  à  s'en  féliciter.  Les  rapports  de  la  littérature  avec 
la  politique  sont  à  coup  sûr  un  des  intérêts  les  plus  délicats  et  les 
plus  importans  de  la  littérature  elle-même.  Que  la  position  de  consi- 
dération et  de  bien-être  qui  a  été  faite  aux  lettrés  dans  une  société 
ait  toujours  influé  sur  la  fortune  des  lettres,  les  grands  siècles  n'en 
sont-ils  pas  une  preuve  assez  éclatante?  En  France,  les  lettres  furent 
d'abord  protégées,  on  sait  avec  quelle  noblesse,  sous  Louis  XIV.  On 
sait  aussi  combien  cette  protection  dégénéra  lorsque  les  grands  sei- 
gneurs et  les  fermiers-généraux  achetèrent  la  convivialité  des  gens 
d'esprit  qui  n'avaient  que  de  l'esprit,  et  les  rabaissèrent  à  une  sorte 
de  domesticité  dont  on  trouve  le  ressentiment  amer  en  tant  d'œuvres 
du  xviii^  siècle,  entr'autres  dans  je  ne  sais  plus  quelle  éloquente 
lettre  de  Voltaire  à  Thiériot,  dans  les  mémoires  de  Duclos,  de  Mar- 
raontel,  surtout  dans  les  cyniques  boutades  du  JSeveu  de  Rameau^  et 
dans  les  tristesses  misanthropiques  de  Jean-Jacques.  En  Angleterre, 
depuis  1688,  les  rapports  de  la  littérature  avec  la  politique  furent 
différens;  à  l'honneur  de  celle-ci,  au  profit  de  celle-là,  ils  s'ouvrirent 
par  falliance  ;  cette  alliance  fit  léclat  du  règne  de  la  reine  Anne.  Ce 
fut  un  beau  temps  pour  les  lettres ,  servies  à  la  tête  même  des  partis 
par  des  lettrés  consommés,  du  côté  des  whigs  par  Somers  et  Monta- 
gne, du  côté  des  tories  par  Bolingbroke;  le  temps  de  Swift  et  d'Ad- 
dison,  le  temps  où  le  géomètre  Newton  était  maître  de  la  monnaie, 
où  le  philosophe  Locke  était  commissaire  du  bureau  du  commerce, 
où  Congreve,  à  vingt-deux  ans,  voyait  le  succès  d'une  première  co- 


526  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

médie  n'^compensé  par  des  places  qui  lui  assuraient  l'indépendance 
pour  la  vie,  où  le  poète  Gay,  sortant  d'une  boutique  de  mercier,  de- 
venait à  vingt-cinq  ans  secrétaire  d'ambassade,  où  Prior  était  ambas- 
sadeur en  France,  où  Addison  était  ministre  des  affaires  étrangères. 
Mais  cette  situation  florissante  eut  un  triste  lendemain.  La  politique 
fit  divorce  avec  les  lettres  sous  sir  Robert  Walpole  :  Walpole,  l'homme 
d'état  illettré,  Thomme  d'affaires  qui  mettait  toute  sa  gloire  dans  le 
succès  de  ses  aptitudes  pratiques,  l'homme  superbe  qui  n'avait  con- 
fiance qu'en  lui-même,  l'homme  jaloux  du  pouvoir  qui  repoussait 
loin  de  lui  toutes  les  supériorités,  méprisait  les  lettrés.  Ce  mépris  lui 
coûta  cher  :  il  eut  pour  ennemis  tous  les  gens  de  lettres  de  son  temps, 
et  ce  sont  ces  pauvres  diables  d'hommes  de  plume  auxquels  il  refusa 
avec  tant  de  dureté  les  miettes  de  sa  table  splendide,  qui  ont  imprimé 
à  son  nom  les  flétrissures  si  difficiles  à  effacer,  même  lorsqu'elles  sont 
injustes,  qui  le  ternissent  dans  l'histoire.  La  littérature  perdit  plus 
encore  à  ce  divorce,  qui  continua  sous  l'administration  desPelham. 
Les  mœurs  des  écrivains  s'avilirent  dans  les  honteuses  angoisses  de 
la  misère  :  Johnson,  Collins,  Fielding,  Thompson,  furent  souvent  mis 
en  prison  pour  dettes.  Ce  fameux  Johnson,  qui  a  donné  son  nom  à  un 
âge  de  la  littérature  anglaise,  qui  devait  voir  lui-même  ses  œuvres 
investies  de  l'autorité  classique,  attribut  privilégié  des  renommées 
que  le  temps  légitime,  ce  Johnson  connut  tous  les  lamentables  acci- 
dens  de  l'existence  précaire,  tourmentée,  dégradée,  des  gens  de 
lettres  de  cette  époque,  —  dînant  à  douze  sous  lorsqu'il  pouvait  payer 
son  dîner,  couchant  l'été  dans  un  grenier,  l'hiver  dans  les  cendres 
d'une  verrerie,  quelquefois  même  réduit,  faute  d'asile,  à  passer  la 
nuit  dans  les  rues  comme  un  vagabond,  retenu  d'ailleurs  et  comme 
plongé  plus  avant  dans  le  dénuement  par  les  frénétiques  aspirations 
aux  sensualités  luxueuses,  aux  jouissances  rêvées  de  la  richesse  qui 
faisaient  dépenser  à  ces  malheureux,  en  de  fébriles  orgies,  l'argent 
qui  allait  manquer  le  lendemain  à  leurs  besoins  nécessaires.  La  même 
période  qui  aboutit  en  politique  à  la  léthargie  des  Pelham  vit  aussi  se 
tarir  la  veine  des  grandes  inspirations.  La  poésie  épuisée  ne  sut  re- 
tenir de  l'héritage  de  Dryden  et  de  Pope  que  cette  correction  aride  et 
décolorée  sous  laquelle  l'impuissance  cherche  vainement  à  se  mas- 
quer. La  littérature  ne  reprit  son  essor  qu'après  la  vigoureuse  im- 
pulsion que  lord  Chatham  imprima  aux  affaires  de  l'Angleterre;  elle 
se  releva  par  des  travaux  politiques  :  Burke,  Uobertson,  Gibbon,  Adam 
Smith,  sont  les  premiers  noms  de  cette  renaissance.  Depuis  ce  temps, 
l'union  de  la  politique  avec  les  lettres  s'est  resserrée  par  des  liens 


LES  ESSAYISTS  ANGLAIS.  527 

indissolubles  :  il  n'est  pas  un  homme  d'état  anglais  dont  la  culture 
intellectuelle  n'ait  été  profonde  et  distinguée.  Il  est  inutile  de  citer 
Burke  et  Sheridan,  deux  parvenus  de  la  littérature,  mais  on  peut 
nommer  Fox,  si  remarquable  par  la  chasteté  de  son  goût,  Pitt,  qui, 
dans  son  enfance,  dégustait  par  amusement  le  suc  des  légères  épi- 
grammes  de  l'Anthologie  grecque ,  et  parmi  les  contemporains  lord 
John  Russell,  lord  Palmerston,  sir  Robert  Peel  surtout,  qui,  au 
milieu  de  ses  plans  financiers,  de  ses  combinaisons  de  tarifs,  de  ses 
traités  de  commerce,  peut  encore ,  si  vous  recourez  à  son  autorité, 
reconnue  en  ces  matières,  résoudre  vos  doutes  sur  une  leçon  con- 
troversée d'Horace,  ou  vous  donner  la  variante  la  plus  élégante  à 
un  vers  de  Catulle.  L'historien  romain  qui  nous  a  laissé  le  portrait 
de  Sylla,  immédiatement  après  avoir  rappelé  son  origine  patricienne, 
parle,  comme  si  c'était  en  effet  une  seconde  noblesse,  de  son  exquise 
culture  littéraire  :  Litteris  grœcis  atque  la  finis  juxta  atque  eruditis- 
sime  doctus.  Il  semble  de  même  que,  pour  les  Anglais,  il  n'y  ait  pas 
de  supériorité,  de  distinction  complète,  si  l'on  n'y  joint  la  qualité 
de  lettré  consommé,  de  scholar.  Certes,  les  Anglais  passent  à  bon 
droit  pour  suffisamment  entendus  aux  choses  positives  :  gardons- 
nous  donc  de  croire  que  la  négligence  ou  le  dédain  des  exercices 
littéraires  soit  une  nécessité  et  un  indice  de  cet  esprit  pratique  que 
l'on  est  aujourd'hui  parmi  nous  si  ambitieux  d'acquérir,  si  fier  de 
posséder.  Chez  nous  aussi,  après  avoir  été  contractée  sous  la  restau- 
ration, l'alliance  de  la  Httérature  avec  la  politique  a  eu  son  glorieux 
triomphe  à  la  révolution  de  juillet.  Ne  laissons  pas  se  relâcher  l'al- 
liance après  la  victoire;  ne  commettons  pas  la  faute  de  ne  vouloir 
être  que  des  hommes  d'affaires;  ne  recommençons  pas  Walpole*  La 
politique  et  la  littérature  y  perdraient  assurément  toutes  deux  en 
dignité  et  en  force.  Il  y  a  là,  des  deux  parts,  un  péril  commun, 
signalé  depuis  long-temps,  qu'il  faut  se  hâter  de  conjurer  par  un 
effort  combiné.  On  y  paraît  disposé  du  côté  des  lettres.  Un  écrivain 
qui  a  qualité  pour  parler  au  nom  de  la  littérature  a  souvent  réclamé 
ici  cette  association.  Il  appartiendrait  à  ceux  qui  sont  du  côté  des 
affaires  et  qui  y  sont  arrivés  par  la  littérature  de  répondre  à  cet  appela 
car  l'impulsion  féconde  doit  venir  d'eux. 

E.   FORCA®B. 


LE  CARDINAL 


DE  RICHELIEU. 


SECONDE    PARTIE. 


Ce  qu'il  y  a  peut-être  de  plus  curieux  à  étudier  dans  la  vie  des 
grands  ministres,  ce  sont  les  voies  qui  les  ont  conduits  aux  affaires, 
et  les  moyens  par  lesquels  ils  s'y  sont  maintenus.  Les  actes  accom- 
plis par  eux,  quelle  qu'en  ait  été  d'ailleurs  l'importance,  offrent 
rarement  un  intérêt  égal  à  celui  des  luttes  qu'imposent  dans  tous  les 
temps  la  conquête  et  surtout  la  longue  conservation  du  pouvoir. 

Sous  nos  gouvernemens  constitutionnels  et  dans  nos  sociétés  régu- 
lières, c'est  par  la  puissance  de  sa  parole,  l'autorité  de  son  nom  ei 
le  ménagement  habile  des  caractères  et  des  intérêts,  qu'un  homme 
politique  acquiert  et  retient  ce  dépôt  du  pouvoir  si  ardemment  con- 
voité par  toutes  les  ambitions  rivales.  Ce  spectacle  a  de  l'éclat  sans 
doute,  et  de  tels  combats  sont  difficiles;  mais  n'oublions  pas  que 
l'opinion  publique  de  nos  jours  est  une  force  irrésistible,  et  que  les 

(1)  Voyez  la  livraison  du  1«'  novembre. 


LE  CARDINAL  DE  RICHELIEU.  529 

hommes  supérieurs  triomphent  tôt  ou  tard,  en  s'appuyant  sur  eli*», 
des  résistances  que  pourraient  susciter  ou  des  intrigues  ou  des  ca- 
prices. Il  n'en  était  pas  ainsi  dans  cette  vieille  société  française,  qtji 
voyait  l'autorité  royale  s'élever  comme  le  seul  pouvoir  de  l'état,  au 
milieu  des  troubles  excités  par  une  aristocratie  j)rincière  moins  atn- 
bitieuse  de  droits  politiques  que  de  vanités  et  de  jouissances.  Po^tr 
se  maintenir  aux  affaires  à  pareille  époque,  et  pour  les  régir  souve- 
rainement pendant  dix-huit  années,  il  fallut  deux  choses  :  la  pre- 
mière, éviter  le  sort  du  maréchal  d'Ancre,  et  convaincre  les  grands 
du  royaume  que  de  tels  attentats  ne  se  renouvelleraient  plus  impu- 
nément; la  seconde,  rester  maître  de  la  pensée,  sinon  des  affectiosis 
du  monarque ,  et  associer  étroitement  le  maintien  de  son  pouvoir  à 
la  sûreté  du  prince  et  à  l'existence  même  de  la  monarchie. 

Voilà  ce  que  sut  faire  Richelieu  avec  un  bonheur  incomparabk\ 
La  longue  domination  exercée  par  ce  ministre  sur  un  prince  qui, 
comme  homme,  n'éprouvait  pour  lui  que  des  repoussemens,  est  uir 
fait  sans  précédens  dans  l'histoire.  Cette  œuvre  de  persévérance  et 
d'habileté  doit  être  étudiée  avec  autant  de  soin  que  les  grandes 
transactions  diplomatiques  de  cette  époque. 

Louis  XIÏI  était,  sous  le  rapport  des  affections,  le  plus  changeant 
et  le  plus  capricieux  des  hommes.  Sa  mère  s'était  crue  sûre  de  soti 
cœur,  et  avait  fini  sur  la  terre  étrangère  une  vie  traversée  par  toutes 
les  douleurs;  sa  jeune  et  belle  épouse  n'avait  rencontré  que  froi- 
deur dans  son  triste  hyménée.  La  confiance  et  l'amitié  de  ce  prince 
avaient  appartenu  tour  à  tour  à  de  Luynes,  à  Barradas,  à  Schom- 
berg,  à  Saint-Simon,  à  Bassompierre,  à  Cinq-Mars,  et  cette  royale 
amitié  ne  préserva  pas  toujours  leur  fortune  et  leur  tète.  Il  avait 
aimé  d'un  amour  mort  et  glacé  comme  lui-même  des  femmes  spiri- 
tuelles, de  douces  et  pures  jeunes  filles,  et  ces  liaisons  s'étaieni 
rompues  sans  effort,  sans  combat  et  sans  laisser  de  vide  dans  son 
cœur.  Tel  était  le  maître  auquel  il  fallait  que  Richelieu  s'impos<1t; 
tel  était  le  monarque  destiné  à  couvrir,  jusqu'au  dernier  jour  de  sa 
vie,  des  phs  de  son  manteau  royal  le  ministre  exécré  dont  l'impopu- 
larité remontait  jusqu'au  trône. 

Ils  paraissaient  n'avoir  rien  de  commun,  ces  deux  hommes  asso- 
ciés par  une  loi  mystérieuse  et  fatale.  Si  l'on  pouvait  dire  par  où 
leurs  habitudes  se  repoussaient,  il  n'était  pas  aussi  facile  de  com- 
prendre par  où  ils  se  sentaient  mutuellement  attirés  l'un  vers  l'autre. 
Aussi  les  contemporains  y  furent-ils  trompés,  et  Louis  hésita-t-il 
souvent  lui-même  entre  ses  instincts  de  prince  et  d'homme  priv^:'. 

TOME  IV.  3i 


530  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Recueillez  ses  conversations  les  plus  intimes,  à  Lyon  avec  sa  mère 
pendant  sa  maladie,  au  parloir  de  la  Visitation  avec  M'^^  de  Lafayette, 
dans  les  bois  de  Fontainebleau  et  les  salons  de  Saint-Germain  avec 
ses  favoris  d'un  jour,  plus  tard  dans  les  longues  et  fiévreuses  veillées 
de  sa  campagne  de  Provence  avec  son  grand-écuyer,  partout  vous 
l'entendez  exprimant  les  répugnances  que  lui  inspire  le  cardinal, 
la  lassitude  qu'il  éprouve  de  ses  procédés  impérieux  et  de  ses  in- 
flexibles exigences;  partout  le  roi  semble  apparaître  comme  oppressé 
par  un  pesant  cauchemar  qu'il  suffirait  pourtant  d'un  seul  mot  pour 
secouer.  Pourquoi  ne  le  prononce-t-il  pas,  ce  mot  suprême?  pour- 
quoi Louis  subit-il,  aux  dépens  de  son  repos  et  de  son  bonheur  inté- 
rieur, la  rude  domination  contre  laquelle  il  proteste  tous  les  jours? 

Le  caractère  et  la  situation  politique  du  monarque  expliquent  cette 
anomalie  singulière.  Louis  XIII  ressentait  cette  poignante  méfiance 
entretenue  par  les  longs  périls  de  sa  jeunesse,  et  qu'avait  déve- 
loppée un  naturel  inquiet  et  solitaire.  Il  avait  vu  son  enfance  me- 
nacée par  des  insurrections  formidables;  il  savait  tout  ce  que  sqn 
tempérament  maladif  faisait  naître  d'espérances  dans  sa  famille,  tout 
ce  qu'il  excitait  de  dédain  populaire  au  sein  de  la  nation.  Il  ne  croyait 
ni  à  faffection  de  sa  mère,  ni  à  la  tendresse  de  son  épouse,  ni  à  la 
fidélité  de  son  frère,  ni  au  dévouement  des  grands  et  du  peuple. 
Marie  de  Médicis,  que  le  premier  acte  de  son  pouvoir  avait  chassée 
du  Louvre,  se  posait  toujours  devant  lui  comme  une  mère  ambi- 
tieuse et  outragée.  Anne  d'Autriche,  que  la  froideur  de  son  époux 
semblait  vouer  à  une  stérilité  éternelle,  était  à  ses  yeux  la  personni- 
fication vivante  de  TEspagne  et  d'une  politique  ennemie.  Gaston 
d'Orléans,  l'objet  des  prédilections  de  sa  mère  et  peut-être  de  sa 
femme,  le  successeur  désigné  de  son  trône  et  de  son  lit,  le  boute-feu 
de  tous  les  complots,  le  complice  et  f  espoir  de  l'étranger,  lui  apparut 
pendant  tout  le  cours  de  son  règne  comme  un  ennemi  pubUc  et 
domestique  à  la  fois.  Depuis  la  conspiration  du  maréchal  d'Ornaoo 
jusqu'à  la  ténébreuse  machination  de  Cinq-Mars,  le  nom  du  duc 
d'Orléans  avait  été  mêlé  à  tous  les  projets  des  factieux ,  à  toutes  les 
correspondances  secrètes  de  l'Escurial ,  à  tous  les  vœux  des  ennemis 
de  la  monarchie  et  de  la  France.  Autour  du  trône  étaient  groupés 
des  princes  et  des  seigneurs  dont  les  subversives  pensées  allaient 
tour  à  tour  de  la  reine-mère  à  Gaston,  et  des  religionnaires  de  La 
Rochelle  aux  armées  espagnoles  :  audacieux  brouillons,  brillans 
conspirateurs,  dont  la  tète  ne  fléchit  sous  le  joug  des  lois  qu'après 
avoir  entendu  sifller  la  hache  du  bourreau. 


LE   CARDINAL  DE  RDCBEHEiJ.  '  531 

Que  Louis  XIII  se  rappelât  le  passé  ou  qu'il  pressentît  l'aveLiir, 
de  sinistres  pensées  s'offraient  à  son  esprit  et  légitimaient  ses  in- 
quiétudes. Une  population  distincte  et  ennemie  stationnait  au  cœur 
de  la  France,  à  l'abri  de  ses  forteresses  et  sous  la  protection  des 
édits;  l'Espagne  et  l'empire  unissaient  leurs  forces  pour  attaquer 
les  frontières  par  les  armes,  k  cour  par  la  corruption.  Un  seul 
homme,  affrontant  ces  périls  d'un  front  calme  et  serein,  n'hésitait 
pas  à  compromettre  sa  tête  dans  la  sanglante  partie  engagée  entre 
les  priuces  et  la  royauté;  il  promettait  puissance  au  dedans,  gran- 
deur au  dehors,  et  se  portait  fort  de  faire  évanouir  au  pied  des  Alpes 
le  vieux  prestige  de  la  prépondérance  espagnole. 

Couvert  au  début  de  son  ministère  du  sang  de  Chalais  et  de  celui 
de  Boutteville,  implacable  vengeur  de  l'ordre  monarchique  ébranlé 
par  la  révolte,  et  de  l'ordre  social  compromis  par  le  duel,  Richelieu 
avait  mis  un  abîme  entre  lui  et  la  haute  noblesse;  il  s'était  fait,  par 
nécessité  plus  encore  que  par  nature,  le  champion  de  toutes  les 
prérogatives  royales,  l'ardent  promoteur  de  l'unité  du  pouvoir.  Élevé 
aux  affaires  par  la  faveur  de  Marie  de  Mé4icis,  il  n'avait  pas  tardé  à 
se  trouver  séparé  de  cette  princesse  par  la  différence  de  leurs  vues 
politiques,  la  reine-mère  aspirant  à  placer  en  Espagne  et  dans  l'em- 
pire le  point  d'appui  que  le  ministre  entendait  chercher  ailleurs. 
Devenu  le  persécuteur  acharné  de  sa  bienfaitrice  par  un  concours 
de  circonstances  qui  assirent  son  crédit  près  du  roi  autant  qu'elles 
compromirent  la  moralité  de  son  caractère  personnel,  il  avait  imposé 
à  la  reine,  en  la  rejetant  hors  de  France,  un  rôle  de  complicité  dans 
tous  les  attentats  qui  menaçaient  son  fils  :  il  était  ainsi  devenu  le 
pivot  nécessaire  de  la  résistance,  la  plus  haute  expression  de  la  force 
monarchique  et  nationale  luttant  contre  l'étranger. 

Les  souvenirs  du  passé  élevaient  donc  une  infranchissable  barrière 
entre  lui  et  Marie,  et  les  attentats  réitérée  de  Gaston  contre  la  per- 
sonne du  cardinal  ne  laissaient  à  ce  dernier  de  refuge  et  d'espé- 
rance que  dans  le  triomphe  éclatant  de  la  royauté.  Haï  de  la  reine- 
mère,  repoussé  de  la  reine  régente,  abhorré  de  Monsieur,  Richelieu 
n'existait  que  par  la  volonté  de  Louis  XIII.  Le  roi  mort  ou  détrôné, 
la  tète  de  Richelieu  tombait,  malgré  la  pourpre  dont  elle  était  ceinte. 
Sa  perte  était  la  première  satisfaction  réclamée  par  les  factieux,  celle 
que  Marie  et  Gaston  aurait  accordée  avec  le  plus  d'empressement  et 
dé  joie.  Le  soin  de  sa  propre  sûreté  garantissait  donc  le  dévouement 
d'un  ministre  qui  ne  pouvait  entretenir  aucune  espérance  en  dehors 

35. 


532  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

du  service  de  son  maître.  Le  moyen  de  s'étonner  dès-lors  que  chez 
Louis  XIII  le  roi  ait  toujours  triomphé  de  l'homme,  et  que  le  soin 
de  sa  sûreté  ait  fait  constamment  incliner  le  monarque  vers  la  seule 
force  monarchique  qui  existât  alors  dans  son  royaume? 

En  avançant  dans  la  vie  et  dans  la  grandeur,  Richelieu  avait  perdu 
la  souplesse  de  ses  premières  années  :  son  joug  était  devenu  dur, 
son  langage  hautain,  ses  exigences  croissaient  avec  son  pouvoir. 
Mais  n'était-il  pas  heureux  jusque  dans  ses  entreprises  les  plus  har- 
dies, et  d'éclatans  succès  ne  couvraient-ils  pas  toujours  aux  yeux  du 
monde  les  contrariétés  personnelles  qu'il  infligeait  à  son  roi?  S'il  le 
contraignait  à  changer  de  confesseur,  à  rompre  des  relations  inno- 
centes et  douces;  s'il  surveillait  d'un  œil  jaloux  ses  actes,  ses  paroles 
et  jusqu'aux  plus  intimes  secrets  de  sa  vie  domestique,  combien  ne 
secondait-il  pas,  par  le  développement  de  ses  vastes  plans,  la  pas- 
sion de  Louis  pour  la  guerre  et  sa  haine  contre  la  maison  d'Autriche  ! 
Combien  la  politique  du  cardinal  n'avançait-elle  pas  d'ailleurs  cette 
Uansformation  de  la  royauté  féodale  en  une  royauté  de  droit  divin; 
œuvre  dangereuse  à  laquelle  la  maison  de  Bourbon  et  la  maison  de 
Stuart  se  vouaient  à  cette  époque  nvec  une  ardeur  égale,  quoique 
avec  un  succès  bien  différent! 

C'est  rarement  par  les  petits  côtés  que  se  décident  les  grandes 
affaires,  et  la  Providence  ne  permet  pas  que  le  développement 
d'une  idée  soit  arrêté  court  par  un  act^ident.  Lorsqu'on  étudie  la  vie 
de  Louis  Xlïl  et  le  ministère  de  Richelieu,  l'existence  politique  de 
ce  ministre  apparaît  à  chaque  instant  comme  menacée;  il  semble 
qu'elle  va  dépendre  d'une  conversation  de  jeune  fille,  d'un  retour 
de  Louis  vers  sa  mère,  d'une  manœuvre  de  favoris,  d'un  pas  de  plus 
ffiit  par  Cinq-Mars  dans  la  confiance  royale;  on  croirait  parfois  le 
sort  de  l'état  attaché  à  un  accès  de  lièvre,  à  l'issue  d'une  chasse  à 
Saint-Germain  ou  au  secret  d'une  nuit  conjugale  :  alors  le  colosse 
(|ui  remue  l'Europe  paraît  vaciller  lui-môme  au  plus  léger  souille  de 
la  faveur  royale.  Pourtant,  lorsqu'on  pénètre  plus  profondément  dans 
cette  époque,  on  finit  par  comprendre  que  Dieu  n'avait  pas  attaché 
les  destinées  d'un  peuple  aux  fils  de  soie  auxquels  elles  paraissaient 
suspendues.  Une  grande  lutte  était  engagée,  et  Richelieu  puisait  sa 
force  dans  le  principe  d'ordre  intérieur  et  de  nationalité  dont  il  était 
la  personnification  formidable.  Le  roi  inclina  toujours  vers  le  car- 
dinal par  la  force  môme  des  choses,  et  ce  qui  se  révèle  le  plus  clai- 
rement il  quiconque  a  compulsé  les  innombrables  mémoires  laissés 


LE   CARDINAL  DE  RICHELIEU.  533 

par  les  hommes  de  ce  temps,  c'est  la  résolution  persévérante  de 
Louis  XIII  de  conserver  son  ministre,  lors  même  qu'il  paraît  prendre 
l'engagement  formel  de  l'écarter. 

En  suivant  la  rapide  esquisse  que  nous  tracerons  ici  des  évène- 
mens,  on  verra  que  la  puissante  volonté  de  Richelieu  leur  servit 
toujours  de  lien  et  de  mobile.  Observons  aujourd'hui  l'action  de  ce 
ministre  à  l'intérieur  du  royaume;  rendons-nous  compte  de  ses  ef- 
forts pour  substitutuer  une  administration  centralisée  à  ce  gouver- 
nement, mi-partie  de  féodalité  et  de  franchise  municipale,  qui  suc- 
combait sous  sa  confusion  même.  Suivons-le  d'abord  dans  sa  lutte 
contre  les  protestans  et  contre  les  grandes  races;  une  dernière  partie 
de  ce  travail  nous  montrera  le  grand  ministre  sous  son  aspect  euro- 
péen, et  contiendra  l'appréciation  de  l'œuvre  diplomatique  qu'il  pré- 
para pour  les  négociateurs  de  Munster  et  d'Osnabruck. 

L'homme  d'état  véritable  possède  deux  facultés  qui  s'exercent 
en  quelque  sorte  simultanément.  Son  esprit  doit  embrasser  d'une 
vue  ferme  et  constante  une  pensée  systématique,  en  même  temps 
qu'il  est  tenu  de  transiger  avec  les  faits,  même  les  plus  contraires  à 
ses  principes.  Avoir  devant  les  yeux  un  but  invariable,  lors  même 
qu'on  paraît  s'en  écarter,  savoir  ajourner  l'application  de  sa  pensée 
sans  l'abdiquer  jamais ,  telle  est  la  double  condition  imposée  à  qui- 
conque aspire  à  dominer  les  évènemens  et  les  hommes.  Richeheu 
la  posséda  au  plus  haut  degré,  et  rarement  esprit  fut  en  même  temps 
plus  absolu  et  plus  pratique,  plus  patient  et  plus  inflexible. 

Nous  avons  rappelé  avec  quelle  souplesse  il  escalada  les  degrés  du 
pouvoir,  et  l'on  sait  déjà  quelles  inspirations  il  entendait  porter  dans 
l'exercice  du  gouvernement.  Le  cardinal  renouvelait,  en  la  déve- 
loppant plus  largement,  la  politique  de  Henri  IV,  qui  cherchait  dans 
la  Grande-Bretagne,  la  Hollande,  la  Suisse  et  les  puissances  secon- 
daires de  l'empire  un  point  d'appui  contre  la  maison  d'Autriche. 
Depuis  la  mort  du  Béarnais,  la  nécessité  de  professer  cette  politique 
paraissait  bien  plus  manifeste  encore.  En  Allemagne,  l'empereur 
Ferdinand  II  était  en  voie  de  triompher  des  efforts  mal  concertés 
des  protestans.  L'Espagne  pesait  de  plus  en  plus  sur  l'Italie,  elle 
occupait  les  passes  de  la  Valteline,  soumise  par  des  conventions 
antérieures  à  une  sorte  de  neutralité  garantie  par  l'occupation  des 
troupes  pontificales.  Enfin,  à  l'intérieur  du  royaume,  l'on  entendait 
gronder  sur  tous  les  points  l'orage  qui ,  pendant  les  dix  années  de  la 
régence,  avait  menacé  la  monarchie.  En  aucun  temps,  la  cour  n'avait 
été  plus  troublée,  et  la  royale  famille  de  France  plus  remplie  de 


5^  REVUE   DES  »El>X   MONDES. 

haines  et  de  dissensions;  jamais  les  réformés  du  Languedoc  et  de 
la  Saintonge,  jamais  les  fiers  bourgeois  de  La  Rochelle  n'avaient  été 
plus  arrogans,  jamais  MM.  de  Rohan  n'avaient  entretenu  de  plus 
hautes  espérances. 

Au  commencement  de  1625,  quelques  mois  après  l'entrée  de  Ri- 
chelieu au  ministère,  une  nouvelle  rébellion  protestante  était  venue 
corroborer  dans  son  esprit  cette  conviction,  qu'il  n'était  pas  de  gou- 
vernement possible  tant  que  les  protestans  conserveraient,  outre  la 
liberté  de  conscience,  qu'il  ne  leur  contesta  jamais,  d'anarchiques 
prérogatives  administratives  et  militaires.  Au  mépris  du  serment 
qu'il  avait  prêté  à  Saint-Jean-d'Angely,  le  prince  de  Soubise  s'était 
saisi  des  Sables-d'Olonne.  Poursuivi  par  l'armée  du  roi,  il  s'était 
retiré  à  La  Rochelle,  «  comme  les  oiseaux  craintifs  se  cachent  dans 
le  creux  des  rochers  quand  l'aigle  les  poursuit.  Là  il  reçut  encore 
grâce  de  sa  majesté,  mais  comme  la  reconnaissance  des  infidèles 
est  aussi  infidèle  qu'eux-mêmes,  ces  grâces  descendirent  si  peu 
avant  dans  son  cœur,  que  ne  lui  en  demeurent  aucun  sentiment  ni 
mémoire.  Sa  rébellion,  aussi  féconde  que  l'hydre,  renaît  de  nouveau, 
il  met  le  feu  dans  le  royaume,  tandis  que  le  roi  est  employé  à  la  dé- 
fense  de  ses  alliés,  ainsi  qu'Érostrate  embrasa  le  temple  de  Diane, 
tandis  qu'elle  était  attentive  à  promouvoir  à  la  naissance  d'Alexaii- 
dre  (1).  » 

Avec  la  secrète  assistance  des  Rochelais ,  Soubise  arma  quelques 
gros  navires  et  force  chaloupes.  A  la  tête  de  cet  armement,  il  entm 
dans  le  port  du  Blavet,  où  il  saisit  sans  coup  férir  six  vaisseaux  du 
roi;  il  s'établit  dans  l'île  de  Ré,  en  écumant  les  côtes,  pour  ai^g- 
menter  sa  flotte  et  ses  finances.  Pendant  ce  temps,  le  duc  de  Rohan 
insurgeait  Montauban,  et  l'incendie,  secrètement  attisé  par  l'Espa- 
gne, semblait  prêt  à  gagner  tout  le  midi. 

Il  fallut  à  Richelieu  une  grande  puissance  sur  lui-même  pour  «e 
pas  conseiller  au  roi  l'emploi  immédiat  de  la  force,  et  pour  différer, 
en  présence  d'un  attentat  aussi  odieux,  l'expédition  décisive  qu'il 
roulait  depuis  long-temps  dans  sa  tête.  C'est  ici  où  l'esprit  politique 
<lu  ministre  se  révèle  dans  toute  sou  étendue.  La  guerre  se  faisait 
alors  en  Italie  avec  des  succès  si  incertains,  et  l'issue  en  paraissait 
encore  si  douteuse,  qu'il  comprit  l'urgente  nécessité  d'attendre  et  de 
transiger.  L'Angleterre,  où  le  mariage  de  Charles  K  avecHenrieli 
Marie  venait  d'exalter  le  sentiment  puritain  en  soulevant  de  vi\ 

fl)  Mémoires  de  Richelieu,  liv.  xvi. 


LE   CARDI3VAL   DE   RICHELIEU.  535 

antipathies  contre  la  France,  menaçait  d'ailleurs  d'échapper  à  notre 
alliance,  malgré  les  efforts  de  Richelieu  pour  la  cimenter.  Buckin- 
f'ham,  en  butte  à  la  haine  de  la  nation  et  aux  attaques  du  parlement, 
entrevoyait  dans  une  grande  expédition  destinée  à  soutenir  le  pro- 
testantisme français  le  seul  moyen  de  résister  à  l'orage  qui  s'amon- 
celait sur  sa  tête.  Le  cardinal  estima  qu'il  y  aurait  imprudence  à 
braver  l'hostilité  combinée  de  la  Grande-Bretagne  et  de  la  maison 
d'Autriche,  et  il  eut  assez  d'empire  sur  le  roi  et  sur  lui-même  pour 
ajourner  à  la  conclusion  de  la  paix  avec  l'Espagne  l'éclatante  ven- 
geance qu'il  prépara  dès  ce  jour  avec  autant  de  persévérance  que  de 
secret. 

Le  cabinet  de  Philippe  IV  crut  que  la  France  s'empresserait  de 
traiter  avec  les  protestans  pour  retrouver  l'entière  disposition  de 
ses  forces  et  les  jeter  sur  l'Italie.  Les  réformés,  de  leur  côté,  pensè- 
rent que  le  cardinal  s'empresserait  d'accommoder  les  affaires  d'Italie, 
afin  d'être  en  mesure  de  les  attaquer  plus  vigoureusement.  Cette 
double  conviction  rendit  le  comte  d'Olivarès  plus  empressé  et  les 
insurgés  plus  modestes  :  exploitée  par  Richelieu  avec  uîie  habileté 
remarquable,  elle  prépara  le  succès  de  deux  négociations  presque 
simultanées,  et  le  ministre  a  pu  se  rendre  la  justice  de  dire  que,  «  par 
une  conduite  pleine  d'une  industrie  inaccoutumée,  il  porta  les  hu- 
guenots à  consentir  à  la  paix  de  peur  de  celle  de  l'Espagne,  et  les 
Espagnols  à  faire  la  paix  de  peur  de  celle  des  huguenots.  » 

Le  traité  de  Mouçon  vida  pour  quelque  temps  la  grande  question 
de  la  souveraineté  de  la  Valteline,  point  de  jonction  de  la  puissance 
impériale  et  espagnole  avec  l'Italie.  Par  ce  traité,  la  souveraineté  du 
pays  fut  conservée  aux  Grisons,  ces  vieux  aUiés  de  la  France,  et  les 
Espagnols  se  trouvèrent  exclus  de  la  possession  des  passages  sur 
lesquels  ils  avaient  élevé  si  long-temps  des  prétentions. 

De  leur  côté,  les  réformés  avaient  obtenu  la  paix  à  des  conditions 
équitables  et  modérées.  Thoiras  avait  chassé  Soubise  de  l'île  de  Ré, 
et  le  maréchal  de  Thémines,  en  serrant  de  près  La  Rochelle,  avait 
porté  ses  habitans  à  désirer  un  accommodement  avec  le  roi.  Le  gou- 
vernement de  cette  ville  fut  remis  à  son  corps  municipal;  mais  un 
commissaire  royal  dut  y  résider  désormais  pour  veiller  à  l'observa- 
tion des  clauses  du  traité  et  au  maintien  des  droits  de  la  couronne. 
H ié tait  interdit  aux  Rochelais  d'avoir  aucun  vaisseau  armé  en-guerre, 
et  il  leur  était  enjoint  d'observer  pour  le  commerce  les  formes  éta- 
blies dans  le  reste  du  royaume.  Ils  s'engagèrent  à  restituer  les  biens 
ecclésiastiques  dont  ils  s'étaient  indûment  emparés,  et  à  garantir 


536  REVUE   DES  DEUX  MONDES. 

aux  habitans  professant  la  religion  catholique  le  plein  et  libre  exer- 
cice de  leur  culte,  ainsi  que  celui  du  culte  réformé  leur  était  garanti 
à  eux-mêmes  (1). 

La  trêve  ainsi  conclue  avec  les  ennemis  permanens  du  dedans 
et  du  dehors  allait  être  utilement  employée.  Les  deux  années  qui 
s'écoulèrent  depuis  cette  transaction  jusqu'au  siège  de  La  Rochelle 
sont  à  coup  sûr  l'une  des  périodes  les  mieux  rempUes  de  l'histoire 
moderne  :  jamais  pouvoir  qui  s'élève  ne  s'est  consolidé  par  des  me- 
sures plus  décisives,  par  des  vues  plus  neuves  et  plus  fécondes. 

La  mort  de  Lesdiguières  ayant  rendu  vacante  la  grande  dignité 
de  connétable,  qui  élevait  dans  l'armée  un  pouvoir  égal,  sinon  supé- 
rieur à  celui  de  la  couronne,  Richelieu  n'hésita  pas  à  en  faire  dé- 
créter à  toujours  l'abolition.  Il  en  fut  de  môme  pour  le  titre  de  grand 
amiral,  dont  les  prérogatives  dans  les  armées  navales  étaient  égales 
à  celles  du  connétable.  Ces  deux  grands  officiers  se  partageaient 
l'autorité  royale  d'une  façon  d'autant  plus  complète,  que  la  conné- 
tablie  et  l'amirauté,  étant  charges  de  la  couronne,  ne  se  perdaient 
qu'avec  la  vie.  Les  seigneurs  qui  en  étaient  revêtus  avaient  conquis 
le  droit  de  ne  rendre  compte  qu'au  roi  lui-même  de  la  comptabilité 
financière  des  armées,  de  telle  sorte  que  le  pouvoir  ministériel  se 
trouvait  exclu  de  toute  intervention  dans  les  branches  les  plus  im- 
portantes de  l'administration  publique.  La  charge  d'amiral  de  France 
n'étant  pas  vacante,  le  trésor  paya  au  duc  de  Montmorency,  son 
titulaire,  une  somme  de  douze  cent  mille  francs  pour  rembourse- 
ment, somme  qui,  bien  qu'elle  parût  considérable,  dit  Bassompierre, 
«  a  été  d'un  grand  gain  au  roi  pour  les  succès  des  années  suivantes, 
qui  ne  fussent  pas  arrivés  sans  cela.  »  Richelieu  faisait  en  même 
temps  créer  une  surintendance  générale  du  commerce  et  de  la  na- 
vigation qu'il  réunissait  à  ses  fonctions  ministérielles.  De  cette  ma 
nière,  il  concentrait  dans  ses  mains  toute  la  partie  administrative  du 
service  maritime,  et  rendait  à  la  couronne,  c'est-à-dire  à  lui-même, 
le  droit  de  conférer  le  commandement  des  forces  navales,  avec  tou 
les  emplois  dont  le  grand  amiral  avait  eu  jusqu'alors  la  pleine  et  en- 
tière disposition. 

Depuis  long-temps,  le  ministre  dirigeait  sa  pensée  vers  l'accroisso 
ment  de  la  marine  militaire  et  l'extension  du  commerce  et  de  l'in- 
dustrie. Le  Testament  politique  contient  sous  ce  double  rapport  les 
vues  les  plus  curieuses  à  étudier.  Les  idées  du  cardinal  sur  le  déve- 

(1)  Traite  de  Paris  du  5  février  1626. 


LE  CARDINAL  DE  RICHELIEU.  537 

loppement  de  la  grande  pêche  et  l'extension  du  personnel  de  la  ma- 
rine française,  sur  la  fabrication  des  toiles  et  des  industries  qui  se 
rattachent  aux  arméniens,  sont  du  plus  haut  intérêt.  Richelieu  est 
peu  favorable,  on  doit  le  comprendre,  aux  théories  de  liberté  com- 
merciale qui  n'avaient  pas  cours  de  son  temps.  Disciple  de  Sully  et 
prédécesseur  de  Colbert,  sa  préoccupation  principale  consiste  à  in- 
diquer à  la  France  les  produits  naturels  et  manufacturés  qu'elle 
peut  substituer  avantageusement  aux  marchandises  importées  de 
l'étranger,  marchandises  dont  toutes  ses  mesures  tendent  à  dimi- 
nuer la  quantité.  Le  commerce  des  échelles  du  Levant,  celui  des 
pelleteries  du  Canada ,  la  troque  sur  les  côtes  de  Guinée,  les  moyens 
à  employer  pour  enlever  aux  Flamands  et  aux  Hollandais  la  naviga- 
tion des  mers  du  Nord  dont  ils  avaient  acquis  le  monopole,  tout  cela 
occupe  le  ministre  non  moins  que  les  plus  graves  transactions  diplo- 
matiques; enfin  le  programme  complet  de  nos  objets  d'exportation 
et  d'importation  dressé  par  lieu  de  provenance,  indique  l'attention 
sérieuse  et  soutenue  qu'il  apportait  à  des  matières  que  l'esprit  de 
gouvernement  essayait  alors  de  réglementer  pour  la  première  fois  (1). 

Le  développement  de  la  puissance  navale  de  la  France  se  liait 
trop  étroitement  aux  projets  de  Richelieu  contre  La  Rochelle  et 
contre  l'Espagne,  pour  qu'une  telle  pensée  ait  lieu  de  nous  étonner. 
D'ailleurs,  des  questions  d'honneur  et  d'étiquette  venaient  à  cette 
époque  dominer  les  intérêts,  et  le  cardinal  avait  gros  sur  le  cœur 
l'affront  essuyé  par  le  duc  de  Sully  lorsqu'il  se  rendait  à  la  cour  d'An- 
gleterre comme  ambassadeur  du  roi.  Le  duc  avait  rencontré  dans  le 
canal,  à  quelques  lieues  des  côtes  de  France,  une  bamberge  anglaise 
qui,  au  nom  du  roi  de  la  Grande-Rretagne ,  souverain  des  mers, 
somma  le  vaisseau  français  d'abaisser  son  pavillon  et  le  cribla  de 
boulets  jusqu'à  ce  qu'il  eût  déféré  à  cette  odieuse  prescription. 

Les  larges  vues  de  Richelieu  sur  la  hberté  des  mers  témoignent 
de  l'influence  qu'exerçaient  déjà  sur  le  droit  public  de  l'Europe  les 
principes  de  l'école  hollandaise,  et  les  moyens  indiqués  dans  l'un  des 
plus  importans  chapitres  du  Testament  politique  pour  l'établissement 
d'une  puissante  marine  militaire  permanente  sont  aussi  saisissans 
par  ieur  grandeur  que  par  leur  nouveauté. 

«  Il  semble  que  la  nature  ait  voulu  offrir  l'empire  de  la  mer  à  la 
France,  par  l'avantageuse  situation  de  ses  deux  côtes,  également 
pourvues  d'excellens  ports  aux  deux  mers  Océane  et  Méditerranée. 

(1)  Testament  j  olitique,  chap.  ix,  sect.  G, 


538  REVUE   DES  DEUX  MOKDES. 

«  La  séparation  des  étais  qui  forme  le  corps  de  la  monarchie  espa- 
gnole en  rend  la  conservation  si  mal  aisée,  que,  pour  leur  donner 
quelque  liaison.  Tunique  moyen  qu'ait  l'Espagne  est  l'entretaine- 
ment  de  grand  nombre  de  vaisseaux  en  l'Océan,  et  de  galères  en  la 
mer  Méditerranée,  qui  par  leur  trajet  continuel  réunissent  en  quel- 
que façon  les  membres  à  leur  chef. 

«  Comme  la  côte  de  ponant  de  ce  royaume  sépare  l'Espagne  de 
tous  les  états  possédés  en  Italie  par  leur  roi,  ainsi  il  semble  que  la 
providence  de  Dieu,  qui  veut  tenir  les  choses  en  balance,  a  voulu 
que  la  situation  de  la  France  séparât  les  états  d'Espagne  pour  les 
affaiblir  en  les  divisant.  Si  votre  majesté  a  toujours  dans  ses  ports 
quarante  bons  vaisseaux  bien  outillés  et  bien  équipés  prêts  à  mettre 
en  mer  aux  premières  occasions,  elle  en  aura  suffisamment  pour  se 
garantir  de  toute  injure  et  se  faire  craindre  dans  toutes  les  mers  par 
ceux  qui  jusqu'à  présent  y  ont  méprisé  ses  forces. 

c(  Avec  trente  galères,  votre  majesté  ne  balancera  pas  seulement 
la  puissance  d'Espagne  qui  peut,  par  l'assistance  de  ses  alliés,  en 
mettre  cinquante  en  corps,  mais  elle  la  surmontera  par  la  raison  de 
l'union  qui  redouble  la  puissance  des  forces  qu'elle  unit.Vos  galères 
pouvant  demeurer  en  corps,  soit  à  Marseille,  soit  à  Toulon,  elles 
seront  toujours  en  état  de  s'opposer  à  la  jonction  de  celles  d'Es- 
pagne, tellement  séparées  par  la  situation  de  ce  royaume,  qu'elles  ne 
peuvent  s'assembler  sans  passer  à  la  vue  des  ports  et  des  rades  de 
Provence,  et  même  sans  y  mouiller  quelquefois,  à  cause  des  tempêtes 
qui  les  surprennent  à  demi-canal,  et  que  ces  vaisseaux  légers  ne 
peuvent  supporter  sans  grand  hasard  dans  un  trajet  fâcheux  où  elle- 
sont  assez  fréquentes. 

c<  Et  quand  môme  ils  pourraient  être  servis  d'un  vent  si  favorable 
qu'ils  n'auraient  rien  à  craindre  de  la  mer,  le  moindre  avis  que  nou^ 
aurons  de  leur  passage  nous  donnera  lieu  de  le  traverser,  d'autanl 
plus  assurément  que  nous  pouvons  nous  mettre  à  la  mer  quand  h<m 
nous  semble,  et  nous  retirer  sans  péril  quand  le  temps  nous  menace 
à  cause  du  voisinage  de  nos  ports,  qu'ils  n'osent  aborder.  Par 
moyen,  votre  majesté  conservera  la  liberté  aux  princes  d'Italie,  qui 
ont  été  jusqu'à  présent  comme  esclaves  du  roi  d'Espagne.  Elle  re- 
donnera le  cœur  à  ceux  qui  ont  voulu  secouer  le  joug  de  cette  ( 
rannie,  qu'ils  ne  supportent  que  parce  qu'ils  ne  peuvent  s'en  déli- 
vrer, et  fomentera  la  faction  de  ceux  qui  ont  le  cœur  français. 

«  Le  feu  roi  votre  père  ayant  donné  charge  à  M.  d'Alincourt  de 
faire  reproche  au  grand-duc  Ferdinand  de  ce  qu'apas  l'alliance  qu'il 


LE  CARDINAL  DE  RICHELIEU.  535 

avait  contractée  avec  lui  par  le  mariage  de  la  reine  votre  mère,  il 
n'avait  pas  laissé  que  de  prendre  Une  nouvelle  liaison  avec  l'Espagne, 
le  grand-duc,  après  avoir  ouï  patiemment  ce  qu'il  lui  dit  sur  ce 
sujet,  fit  une  réponse  qui  signifie  beaucoup  en  peu  de  mots,  et  qui 
doit  être  considérée  par  votre  majesté  et  par  ses  successeurs  :  Si  le 
roi  eut  eu  quarante  galères  à  Marseille,  je  n'eusse  pas  fait  ce  que  f  ai 
fait  (1).  » 

Des  combinaisons  financières  minutieusement  étudiées  suivent  cet 
aperçu  de  la  politique  du  ministre.  Richelieu  n'ignore  pas,  pour  em- 
ployer une  expression  qui  lui  appartient,  que,  a  si  l'argent  est, 
comme  on  dit,  le  nerf  de  la  guerre,  il  est  aussi  la  graisse  de  la  paix.  » 
Dans  cette  partie  de  son  travail  se  développent  les  notions  les  plus 
saines  et,  sous  certains  rapports,  les  plus  avancées. 

Richelieu  passe  en  revue  tout  le  système  des  impôts,  tailles  et  fer- 
mages, tel  qu'il  avait  été  formé  par  la  suite  des  temps  et  par  une 
longue  série  de  faits  contradictoires.  Il  prépare  dans  sa  pensée  la 
suppression  de  la  plupart  des  tailles,  qui  lui  paraissent  affecter  le 
principe  même  de  la  production,  qu'il  dégage  toujours  avec  une  sa- 
gacité remarquable.  Il  n'est  pas  sans  intérêt  de  le  voir  combattre  à 
outrance  les  conversionnistes  de  son  temps,  et  s'opposer,  dans  l'in- 
térêt du  crédit  public ,  à  la  réduction  dés  rentes  établies  sur  le  do- 
maine et  sur  l'Hôtel-de-Ville,  et  au  retranchement  des  intérêts  pro- 
duits par  les  offices  achetés  à  deniers  comptans. 

((  Quand  la  justice  de  cet  expédient  ne  pourrait  être  contestée,  la 
i-aison  ne  permettra  pas  de  s'en  servir,  parce  que  sa  pratique  ôterait 
tout  moyen  à  l'avenir  de  trouver  de  l'argent  dans  les  nécessités  de 
l'état,  quelque  engagement  qu'on  voulût  faire.  Il  est  important  de 
bien  remarquer,  à  ce  propos,  que  telle  chose  peut  bien  n'être  pas 
contre  la  justice,  qui  ne  laisserait  pas  d'être  contre  la  raison  d'une 
bonne  politique,  et  qu'il  faut  bien  se  donner  de  garde  d'avoir  recours 
à  des  expédiens  qui,  ne  violant  pas  la  raison,  ne  laisseraient  pas  de 
violer  la  foi  publique.  Si  on  la  garde  en  ce  point,  ainsi  que  je  l'estime 
tout-h-fait  nécessaire,  l'état  en  sera  beaucoup  plus  soulagé  qu'il  ne 
serait,  quand  môme  on  supprimerait  une  partie  de  ses  charges  sans 
nouvelles  finances,  en  ce  qu'il  demeurera  maître  des  boarses  des 
particuliers  en  toutes  occasions,  et  ne  laissera  pas  d'augmenter  con- 
sidérablement son  revenu  (2).  » 


(1)  Testament  j:olitiqne,  cliap.  ix,  sect.  5. 

(2)  Cliap.  IX,  sect.  7. 


5i0  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Relativement  aux  charges  acquises  à  prix  débattu,  Richelieu  in- 
dine  à  en  diminuer  graduellement  le  nombre  au  moyen  d'un  rem- 
boursement au  taux  de  l'acquisition.  Il  accepte  du  reste  comme  son 
siècle  tout  entier,  mais  sans  la  canoniser,  ainsi  qu'on  l'a  prétendu, 
la  vénalité  des  offices,  qui  était  devenue  pour  cette  époque  une  im- 
périeuse nécessité  de  gouvernement,  et  l'une  des  bases  de  l'organi- 
sation sociale  même.  En  cela,  le  ministre  va  moins  loin  que  Mon- 
tesquieu, puisqu'il  se  borne  h  s'appuyer  sur  un  fait  alors  incontesté, 
sans  l'élever  avec  lui  jusqu'à  la  hauteur  d'une  théorie  fondamentale 
du  gouvernement  monarchique.  C'est  pourtant  l'acceptation  pure 
et  simple  de  l'intérêt  le  plus  universel  et  le  plus  puissant  du  temps 
qui  semble  avoir  conduit  certains  esprits  absolus  du  xviii*=  siècle  à 
contester  l'authenticité  du  Testament  politique.  C'est  à  cause  du  cha- 
pitre sur  la  vénalité  des  charges  que  le  marquis  d'Argenson ,  ce  pré- 
curseur de  la  constituante,  cet  esprit  dogmatique  né  cinquante  ans 
trop  tôt,  n'hésite  pas  à  attribuer  cet  ouvrage,  indigne  du  grand  génie 
dont  il  porte  le  nom,  à  quelque  pédant  ecclésiastique  (1);  c*est  pour 
cela  qu'en  fait  d'œuvres  dignes  de  mémoire,  l'auteur  du  Siècle  de 
Louis  XIV  invite  charitablement  Richelieu  à  s'en  tenir  à  la  digue 
de  la  Rochelle  ! 

D'innombrables  témoignages  attestent  la  sollicitude  du  ministre 
pour  les  grands  intérêts  de  la  navigation  et  de  l'industrie.  La  coloni- 
sation du  Canada  fut  reprise  avec  ardeur,  la  compagnie  de  Saint- 
J)omingue  fut  fondée ,  et  de  grandes  expéditions  aux  Indes  reçu- 
rent de  la  couronne  de  puissans  encouragemens.  Pendant  que  des 
consulats  s'établissaient  dans  toutes  les  échelles  du  Levant,  et  que 
Deshayes  partait  pour  la  Moscovie  afin  de  nouer  des  relations  com- 
merciales avec  le  czar,  le  chevalier  de  Rasilly  préparait,  par  une 
expédition  sur  les  côtes  du  Maroc,  la  négociation  de  traités  avan- 
tageux avec  toutes  les  puissances  barbaresques  (2).  Des  dispositions 
étaient  prises  pour  féconder  la  pensée  de  Sully  et  creuser  le  canal  de 
Rriare.  Des  compagnies  se  formaient  pour  le  dessèchement  des  ma- 
rais, le  défrichement  des  landes,  l'endiguement  des  rivières;  tout 
annonçait  enfin  l'importance  croissante  acquise  par  la  bourgeoisie, 
et  les  efforts  multipliés  du  ministre  pour  contrebalancer  par  Tin- 


(1)  Considérations  sur  le  gouvernement  de  la  France,  chap.  t,  art.  7. 

(î)  On  trouve  sur  ce  point  de  curieux  détails  dans  un  travail  récemment  publié 
par  M.  Thomassy  :  Des  Relations  politiques  et  commerciales  de  la  Frcnceavec  le 
Maroc,  1  vol.  in-8o;  Arlhus  Bertrand ,  1842. 


LE  CARDINAL  DE  RICHELIEU.  Tiil 

fluence  des  capitaux  la  puissance  territoriale  à  laquelle  il  s'efforçait 
d'arracher  le  pouvoir  politique. 

Sous  l'empire  de  la  même  pensée,  des  changemens  plus  décisifs 
étaient  essayés  ou  préparés  dans  l'administration  intérieure  du 
royaume.  Dans  toutes  les  localités,  on  constituait  une  puissance 
administrative  permanente  en  rapport  direct  avec  le  pouvoir  minis- 
tériel, en  opposition  avec  les  gouverneurs  et  les  grandes  cours 
judiciaires.  La  création  des  intendans,  contre  lesquels  s'éleva  si  vi- 
vement le  parlement  de  Paris  au  début  de  la  réaction  aristocratique» 
de  la  fronde,  fut  le  premier  pas  dans  la  voie  nouvelle  où  les  évène- 
mens  précipitaient  la  France. 

Dans  l'assemblée  des  notables  réunis  à  Paris  en  1627,  le  ministre 
fit  approuver  une  autre  mesure  qui  [ne  tendait  pas  moins  directe- 
ment au  but  qu'il  avait  toujours  devant  les  yeux.  Il  parvint  à  faire 
demander  par  les  notables  la  démolition  des  places  fortes  qui  ne 
seraient  pas  reconnues  nécessaires  à  la  défense  du  royaume  contre 
l'ennemi  extérieur.  Cette  demande,  à  laquelle  il  eut  soin  de  rester 
étranger,  s'appuyait  sur  la  nécessité  de  dégager  la  couronne  des 
charges  immenses  qu'un  inutile  entretien  imposait  aux  finances  du 
roi.  Les  grands  seigneurs,  et  à  leur  tête  le  duc  de  Guise,  gouverneur 
de  Provence,  poussèrent  d'étranges  clameurs  en  entendant  cette 
proposition  mal  sonnante;  mais  la  plupart  des  parlementaires  insis- 
tèrent avec  vivacité,  et  les  mesures  étaient  si  bien  prises,  qu'en  ac- 
cueillant ce  vœu  le  roi  parut  céder  aux  désirs  unanimes  de  ses  peu- 
ples (1). 

Une  tactique  aussi  habile,  mais  assurément  moins  morale,  inspira 
une  autre  proposition  solennellement  adressée  par  Richelieu  à  la 
môme  assemblée,  et  chaleureusement  repoussée  par  elle.  Dans  un 
mémoire  en  treize  articles,  le  cardinal  proposait  de  modérer  les  peines 
portées  par  les  vieilles  lois  de  la  monarchie  contre  les  criminels 
d'état,  et  de  les  réduire  à  la  seule  privation  des  charges  et  des  em- 
plois après  une  seconde  désobéissance.  11  y  a  quelque  chose  de  triste 
et  d'immoral  dans  le  calcul  qui  inspirait  une  telle  démarche.  En  trou- 
vant un  pareil  fait  dans  l'histoire  du  terrible  cardinal,  la  pensée  se 
reporte  involontairement  sur  l'homme  de  sanglante  mémoire  qui 
débutait  à  l'assemblée  constituante  en  proposant  l'abolition  de  la 
peine  de  mort. 

Au  moment  où  Richelieu  jouait  en  face  de  la  nation  cette  parade 

(1)  Journal  de  Bassompierre,  l.  IL  —  I>cvassor,  t.  V,  liv.  xxiv. 


5i2  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

inconvenante  de  clémence,  le  sang  de  Chalais  funoait  encore  sur  le 
Bouffay  de  Nantes,  et  l'exécuteur  aiguisait  déjà  sa  hache  pour  abattre 
la  tète  de  Boutteville.  Le  maréchal  d'Ornano,  enfermé  au  bois  de 
Vinc^nnes,  n'avait  payé  que  de  sa  liberté  son  intimité  avec  Monsimr, 
Il  n'en  fut  pas  ainsi  de  l'imprudent  jeune  homme  qui  avait  accepté 
le  r<lle  périlleux  d'agent  secret  du  cardinal  auprès  de  ce  prince,  et 
auquel  la  chronique,  qui  fausse  l'histoire  aussi  souvent  qu'elle  la 
complète,  prête  un  rôle  plus  dangereux  encore  auprès  de  la  duchesse 
de  Chevreuse,  celui  de  rival  et  d'amant  préféré.  Que  Chalais  fût  entré 
àdA\^  une  con.^iraticrn  en  acceptant  la  mission  de  la  suneiller,  qu'il 
fût  l'un  des  instrumens  du  vaste  complot  tramé  pour  éloigner  le 
frère  du  roi  et  lui  livrer  une  place  frontière,  cela  n'est  pas  contes- 
table; qu'il  connût  par  confidence  le  plan  ourdi  par  quelques  affidés 
de  <ïaston  pour  tuer  le  cardinal  dans  sa  propre  maison  de  Fleury,  H 
n'est  pas  interdit  de  le  penser;  mais  qu'il  ait  formé  lui-même  le 
projet  d'attenter  aux  jours  du  roi,  c'est  là  une  imputation  peu  jus- 
tifiée, qwe  la  frivolité  de  ce  jeune  homme  suffit  pour  rendre  invrai- 
semblable. Ce  dernier  crime  cependant  eût  seul  légitimé  la  rigueur 
du  supplice,  puisque  l'autre  avait  de  nombreux  complices  connus  et 
impunis  parmi  les  hommes  les  plus  considérables  de  la  cour.  Chala» 
le  confessa  lui-même  avec  ingénuité  :  il  voulaR  être  deia  conspira- 
tion parce  que  tout  le  monde  en  était;  ce  fut  une  affaire  de  mode  et 
de  bon  goût,  peut-être  d'entraînement  et  d'amour  (1). 

On  se  rappelait  alors,  souvenir  funeste  à  plusieurs!  les  grandes 
factions  de  la  régence,  les  fortunes  élevées  au  milieu  des  troubles 
et  grandies  par  ces  troubles  mêmes;  on  savait  qu'il  en  était  à  cette 
époque  des  conspirations  de  cour  comme  des  coups  de  lance  du 
XII®  siècle,  au  moyen  desquels  se  conquéraient  duchés  et  royaumes 
outre-mer,  et  l'on  ne  se  souvenait  pas,  depuis  la  mort  du  roi  Henri, 
d'une  condamnation  juridique  exécutée  sur  un  homme  de  qualité 
pour  avoir  suivi  la  bannière  d'un  prince  du  sang.  L'héritier  de  la 
maison  de  Périgord  ne  devina  pas  que  les  temps  étaient  changés, 
et  que  ce  qui  fut  jusqu'alors  un  moyen  de  fortune  était  devenu  tout 
à  coup  un  crime  irrémissible. 

Confinés  dans  une  prison  rigoureuse,  les  princes  de  Vendôme,  ces 
frères  bâtards  du  roi,  venus  à  la  cour  sur  une  invitation  amicale. 


(1)  On  peut  comparer  sur  ce  point  la  diffuse  défense  de  Chalais,  présentée  parLe- 
vassor,  aux  imputations  passionnéesdu  cardinal.  —  Histotrcdu  règne  de  LouisXlïl, 
t.  V,  première  partie,  et  Mémoires  de  Richelieu,  liv.  xvn. 


LE  CARDINAL  DE  RICHELIEU.  543 

en  firent  à  leur  tour  la  cruelle  expérience.  Bien  leur  prit  d'appartenir 
à  ce  sang  royal  dont  Richelieu  ne  versa  jamais  une  seule  goutte 
dans  les  plus  grands  enivremens  de  sa  haine  et  de  sa  puissance, 
tant  il  resta  conséquent  jusqu'au  bout  avec  son  rôle  monarchique! 
Bien  leur  prit  de  pouvoir  s'abriter  derrière  leur  écu  fleurdelisé  comme 
derrière  un  bouclier  inviolable  I 

Quelque  beau  que  fût  le  sang  de  Montmorency,  il  ne  jouissait  pas 
d'un  si  haut  privilège.  Aristocratique  par  excellence,  il  appartenait 
au  cardinal;  c'était  en  quelque  sorte  son  sang  de  prédilection.  Si 
Chalais  avait  espéré  gagner,  à  l'exemple  de  tant  d'autres,  un  bon 
gouvernement  et  une  grosse  pension  en  suivant  la  bannière  d'un 
prince,  le  comte  de  Boutteville  put  bien  supposer  à  son  tour  qu'un 
duel  sous  les  beaux  marronniers  de  la  place  Royale  fournirait  plus 
de  matière  à  la  conversation  des  dames  que  de  besogne  au  bour- 
reau. C'était  un  furieux  duelliste  que  François  de  Montmorency- 
Boutteville.  Vingt-deux  fois,  dit-on,  il  avait  enfreint  les  édits  royaux, 
et  les  mémoires  du  temps  racontent  qu'unissant  la  rage  du  sacrilège 
à  celle  du  duel,  il  avait  contraint  Pongibaut,  cadet  de  la  maison  du 
Lude,  à  se  battre  avec  lui  le  jour  de  Pâques,  au  moment  où  celui-ci 
se  préparait  à  monter  à  la  sainte  table.  Après  ces  beaux  exploits  et 
nombre  d'autres  vint  la  grande  partie  carrée  organisée  en  plein  midi, 
sur  la  place  la  plus  fréquentée  de  Paris ,  entre  Boutteville  et  Descha- 
pelles, son  parent,  contre  le  marquis  de  Beuvron  et  le  comte  de  Bussy. 
C'était  là  sans  doute  un  effroyable  attentat  contre  la  société  tout 
entière;  mais  des  milliers  de  gentilshommes  ne  succombaient-ils  pas 
chaque  année  sous  des  mœurs  plus  fortes  que  les  lois?  N'avait-on 
pas  vu  naguère  le  chevaher  de  Guise,  ce  hravo  de  grande  maison, 
assaillir  impunément,  au  sortir  du  Louvre  et  jusque  sous  les  yeux  de 
la  reine-mère,  le  marquis  de  Cœuvres  et  le  baron  de  Luz,  dont  la 
mort  fit  verser  tant  de  larmes  à  cette  princesse?  Après  de  si  nom- 
breux et  si  éclatans  exemples,  il  était  difficile  de  s'alarmer,  et  l'on 
pouvait  laisser  les  gens  de  justice  grossoyer  à  l'aise  leur  papier 
timbré.  Ainsi  pensaient  Boutteville  et  Deschapelles,  lorsque  déjà, 
dans  un  sombre  appareil,  l'échafaud  se  dressait  en  Grève.  Richelieu 
resta  insensible  à  la  douleur  de  la  plus  noble  maison  du  royaume,  et 
les  imprudentes  supplications  du  duc  d'Orléans  en  faveur  de  gen- 
tilshommes qui  lui  étaient  dévoués  auraient  suffi  pour  décider  le 
ministre  à  un  acte  qui  servait  à  la  fois  sa  politique  et  sa  haine  (l  . 

(t)  Un  long  mémoire,  écrit  par  Richelieu  lui-même  pour  déterminer  le  roi  à  re- 


5i4.  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Tout  prenait  donc  une  face  nouvelle,  et  cette  société  de  transition, 
dont  les  élémens  s'agitaient  jusqu'alors  dans  une  confusion  anar- 
(  hîque,  se  coordonnait  tout  à  coup  sous  une  influence  souveraine. 
Le  pouvoir  s'y  révélait  à  tous  les  yeux  par  l'unité  de  ses  plans,  la 
fécondité  de  ses  vues  et  la  terrible  majesté  de  ses  vengeances.  Ri- 
chelieu se  sentait  assez  fort  pour  oser  désormais  davantage  et  pour 
reprendre  des  projets  dont  il  n'avait  pas  cessé  un  seul  moment  de 
préparer  le  succès. 

Les  réformés  avaient  commencé  à  s'agiter  sous  les  mêmes  incita- 
tions, et  l'année  1628  allait  voir  s'accomplir  enfin  un  des  évènemens 
les  plus  considérables  des  temps  modernes.  Le  mouvement  puritain 
qui  menaçait  Charles  V"  se  développait  alors  dans  toute  sa  fougue, 
et  la  princesse  française  qui  partageait  avec  lui  ce  trône  ébranlé  par 
la  tempête  venait  de  subir  un  sanglant  affront.  Au  mépris  des  stipu- 
lations formelles  du  traité  de  mariage,  sa  maison  avait  été  congédiée, 
et  les  sujets  catholiques  du  roi  d'Angleterre  voyaient  s'appesantir  le 
joug  de  fer  dont  le  mariage  d'Henriette-Marie  avait  eu  pour  but  de 
préparer  l'allégement.  Soubise  était  à  Londres,  échauffant  toutes  les 
passions  protestantes  au  sein  d'un  parlement  républicain  et  dans  la 
chaire  fanatisée.  Quel  que  fût  l'ardent  désir  de  Richelieu  de  main- 


jeier  le  pourvoi  en  grâce,  contient  le  passage  suivant,  où  l'ame  du  cardinal  se  révèle 
tout  entière  :  «  Tacite  dit  que  ,<  rien  ne  conserve  tant  les  lois  en  leur  vigueur  que  la 
punition  des  personnes  esquelles  la  qualité  se  trouve  aussi  grande  que  les  crimes, 
(châtier  pour  des  fautes  légères  marque  plutôt  le  gouvernement  de  cruauté  que  de 
Justice,  et  met  le  prince  en  haine,  et  non  en  respect.  El  quand  on  ne  châtie  que  des 
personnes  de  basse  naissance,  la  plus  noble  partie  se  rit  de  telles  punitions,  et  les 
croit  plutôt  ordonnées  pour  les  malheureux  que  pour  les  coupables.  »  Que  si  l'exé- 
cution tombe  sur  ceux  dont  les  qualités  sont  aussi  connues  que  les  crimes,  le  crime 
diminue  la  compassion  de  la  peine,  et  la  qualité  Ole  aux  autres  la  volonté  de  se 
jHjrdre,  parce  qu'il  ne  leur  reste  aucune  espérance  de  se  sauver.  Votre  majesté 
trouve  en  cette  rencontre  ces  deux  conditions  : 

«  Les  prisonniers  appartiennent  de  près  aux  plus  illustres  maisons  de  ce  royaume; 
l'un  d'eux  a  rompu  vingt-deux  fois  les  édits,  c'est-à-dire  autant  de  fois  qu'il  a  hasardé 
•sa  vie  il  a  mérité  de  la  perdre.  Leurs  crimes  sont  si  publics,  que  nul  ne  peut  im- 
pronver  le  châtiment,  et  l'extraction  si  bonne,  qu'en  ne  leur  pardonnant  pa5,  vos 
éUits  seronl  dans  un  éternel  respect. 

«  Les  grands  (pii  ont  entrepris  de  ics  sauver  pourraient  imputer  leur  salut  à  leur 
)4iâtantes  sollicitations  plutôt  (ju'à  votre  bonlé,  et  eux-mêmes  seraient  capables  de 
leur  rendre  plulôi  honinuigc  de  leur  vie  qu'à  voire  majesté,  qui  serait  le  vrai  e  t  «^^'i 
;iuteur  de  leur  gtace. 

«  Il  est  question  de  couper  ia  ^iorge  au  duel  ou  aux  édits  de  votre  n»ajesté.  » 

{Mémoires  de  liichclieu,  liv.  xviii.) 


LE  CARDINAL  DE  RICHELIEU.  545 

tenir  avec  la  Grande-Bretagne  une  alliance  que  ses  projets  contre  la 
cour  de  Madrid  imposaient  alors  à  ce  ministre  comme  une  des  bases 
de  sa  politique,  un  premier  devoir  était  dicté  au  gouvernement  du 
roi  très  chrétien  par  l'opinion  de  l'univers  catholique. 

Il  fallait  obtenir  réparation  d'une  violation  manifeste  des  traités, 
et  ne  pas  abandonner  une  fille  de  France  aux  influences  protes- 
tantes dont  on  prétendait  la  contraindre  à  s'entourer.  A  cette  con- 
dition seulement,  un  mariage  mixte  avait  été  jugé  praticable.  Si  la 
France  eût  reculé  sur  ce  point,  elle  eût  subi  dans  le  monde  un  im- 
mense échec  moral.  Des  redressemens  furent  réclamés  avec  une 
mesure  que  la  violence  des  passions  ne  permit  ni  de  comprendre  ni 
d'apprécier.  Emporté  par  le  mouvement  dont  il  allait  bientôt  devenir 
la  triste  victime,  Buckingham  descendit  dans  l'île  de  Ré  pour  tenter 
la  grande  croisade  protestante  à  laquelle  les  réformés  conviaient 
depuis  si  long-temps  le  roi  d'Angleterre ,  et  une  formidable  armée 
navale  appareilla  des  havres  britanniques,  avec  le  projet  de  préparer 
en  France  le  triomphe  des  idées  politiques  et  religieuses  par  les- 
quelles le  sol  des  trois  royaumes  était  alors  si  profondément  remué. 
L'incapacité  militaire  du  favori  de  Charles  P'  fit  échouer  sa  ten- 
tative contre  l'île  de  Ré,  secourue  par  Richelieu  avec  une  merveil- 
leuse activité;  mais  l'intervention  de  l'Angleterre  avait  eu  sur  les 
réformés  son  effet  habituel.  Les  forces  huguenotes  se  rassemblaient 
sur  tous  les  points,  et  La  Rochelle,  excitée  par  la  présence  de  l'am- 
bitieuse mère  du  duc  de  Rohan,  se  préparait  à  opposer  aux  armes 
toyales  une  résistance  désespérée. 

Ainsi  le  problème  religieux  posé  depuis  un  siècle  par  Luther  et 
Calvin,  et  le  problème  social  que  faisaient  naître  la  chute  de  la  hié- 
rarchie féodale  et  l'avènement  d'une  société  nouvelle,  allaient  se 
résoudre  sur  une  langue  de  terre  en  face  du  vaste  Océan ,  sillonné 
par  les  flottes  de  l'Angleterre  et  de  l'Espagne,  spectatrices  de  cette 
lutte  décisive.  Ainsi  les  forces  municipales  et  les  intérêts  aristocra- 
tiques allaient  pour  la  dernière  fois  s'unir  dans  une  résistance  com- 
mune, avant  de  succomber  sous  cette  suprématie  monarchique  qui 
portait  dans  ses  flancs  le  triomphe  de  la  démocratie  moderne. 

Le  xix*"  livre  des  Mémoires  de  Richelieu  s'ouvre  par  un  document 
d'une  haute  importance.  C'est  un  exposé  de  la  situation  générale  de 
l'Europe  au  moment  où  tant  d'intérêts  allaient  se  débattre  sous  les 
murs  de  La  Rochelle.  Dans  cette  note  originairement  écrite  pour  le 
conseil  du  roi,  le  ministre  ne  dissimule  aucun  des  périls  de  la  situa- 
tion; il  semble  les  dominer  tous  par  la  fermeté  de  ses  vues  et  la  sé- 

TO.ME   IV.  ^  aO 


546  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

rénité  de  ses  espérances.  L'Angleterre  était  armée  contre  la  France 
et  se  préparait  à  de  formidables  efforts.  La  Hollande,  échauffée  par 
l'esprit  de  secte,  menaçait  de  nous  abandonner.  L'empereur,  aidé 
du  duc  de  Lorraine,  songeait  à  attaquer  Verdun;  le  duc  de  Savoie 
menaçait  la  Bourgogne,  et  des  avis  secrets  laissaient  redouter  les 
mauvaises  dispositions  de  Venise,  où  M"«  de  Rohan  avait  noué  des 
relations.  L'Espagne  enfln  gardait  une  neutralité  évidemment  mal- 
veillante. Cette  grande  puissance  catholique  n'oserait  peut-être  pas 
éclater  tant  que  la  lutte  conserverait  la  couleur  toute  religieuse  que 
lui  imprimaient  la  révolte  des  huguenots  et  l'intervention  du  purita- 
nisme anglais;  mais  il  était  à  craindre  que  ce  caractère  ne  se  modi- 
fiât bientôt  pour  laisser  prévaloir  une  pensée  toute  politique.  De 
grandes  factions  menaçaient  l'autorité  royale;  Monsieur  était  une 
arme  dans  la  main  des  mécontens  et  de  l'étranger,  et  sa  légèreté  of- 
frait seule  une  garantie  contre  son  ambition.  Un  prince  du  sang  plus 
dangereux,  le  comte  de  Soissons,  avait  quitté  le  royaume,  et  pouvait 
devenir  un  instrument  redoutable.  Si,  pour  encourager  le  roi  à  com- 
battre l'hérésie,  l'Espagne  venait  de  négocier  spontanément  un  traité 
d'alliance,  et  d'offrir  le  concours  de  ses  armées  navales  contre  le  ca- 
binet britannique  qui  l'avait  récemment  offensée,  rien  qu'à  voir  la 
lenteur  de  ses  préparatifs,  et  les  conditions  qu'elle  imposait  à  une 
intervention  active,  il  était  évident  que  cette  puissance  n'était  pas 
sincère.  D'ailleurs,  le  ministre  avait  surpris  le  secret  de  ses  démar- 
ches à  Londres  et  de  ses  manœuvres  ténébreuses  sur  plusieurs  points. 
Aussi  la  France  devait-elle  se  méfier  grandement  de  la  cour  de  l'Es- 
curial,  et  surveiller  de  près  les  manœuvres  de  son  escadre,  alors 
déployée  le  long  de  nos  côtes.  Cependant  cette  connaissance  des 
dispositions  intimes  de  l'Espagne  ne  devait  pas  nous  empêcher  de 
nous  montrer  pleins  de  confiance  dans  son  concours,  afin  de  la  com- 
promettre aux  yeux  de  l'Europe  par  cette  union  apparente  et  par  un 
échange  de  bons  procédés. 

Il  est  curieux  de  compléter  aujourd'hui  cet  exposé  tiré  du  portc- 
t^uillede  Richelieu  par  les  révélations  que  deux  siècles  ont  apportées 
à  l'histoire.  Les  archives  de  Simancas,  dépouillées  avec  une  rare  sa- 
gacité par  un  écrivain  contemporain ,  ont  apporté  des  preuves  pé- 
remptoires  de  la  trahison  de  l'Espagne;  les  dépêches  autographes 
adressées  par  Philippe  IV  au  marquis  de  Legafies  et  au  marquis  de 
Mirabel,  son  ambassadeur  à  Paris,  constatent  le  vif  désir  de  l'Espagne 
de  voir  échouer  le  siège  de  La  Rochelle,  et  ses  efforts  pour  arriver 
à  ce  résultat  au  moment  même  où  ses  flottes  recevaient  l'ordre  de 


LE  CARDINAL  DE  RICHELIEU.  547 

se  rendre  dans  les  ports  de  France,  afin  d'appuyer  les  opérations  mi- 
litaires coiîïmencées  par  Richelieu.  L'Espagne,  qui  redoutaitle  blâme 
de  la  cour  pontificale  et  respectait  l'opinion  de  l'univers  catholique, 
ne  voulait  pas  paraître  se  séparer  de  la  France  dans  ce  duel  à  mort 
contre  l'hérésie  et  d^ns  sa  lutte  contre  la  Grande-Bretagne,  avec  la- 
quelle le  cabinet  de  l'Esciirial  était  lui-même  en  guerre.  Mais  l'Es- 
pagne redoutait  encore  plus  les  succès  de  la  France  que  ceux  du 
protestantisme,  et  cette  double  préoccupation  imposait  au  gouver- 
nement de  Philippe  IV  une  attitude  d'hypocrisie  et  des  actes  de 
trahison  presque  toujours  découverts  par  la  pénétration  du  cardinal. 

Le  tableau  tracé  par  Richelieu  de  la  grandeur  du  péril  auquel 
était  exposée  la  monarchie,  serait  à  faire  reculer  une  ame  moins  for- 
tement trempée  que  la  sienne.  Loin  de  dissimuler  aucune  des  éven- 
tualités d-e  l'avenir,  il  semble  se  complaire  à  les  étaler,  et  à  changer 
en  certitudes  les  plus  dangereuses  hypothèses.  C'est  qu'il  faut  saisir 
fortement  l'esprit  du  roi  et  l'opinion  de  la  France,  c'est  qu'on  est 
désormais  trop  avancé  pour  reculer,  et  qu'il  n'y  a  plus  qu'à  déployer 
toutes  ses  forces  et  toutes  ses  ressources.  Montrer  l'imminence  du 
péril  est  nécessaire  pour  mettre  en  mesure  d'en  triompher.  Il  faut 
saigner  à  blanc  te  royaume  pour  en  finir  promptement  de  La  Ro- 
chelle, ainsi  le  \neut  le  salut  et  l'avenir  de  la  France.  Prendre  La 
Rochelle!  prendre  La  Rochelle  !  Ceci  devient  l'idée  fixe  du  ministre; 
il  vit  désormais  pour  cette  seule  pensée ,  il  ne  respire  plus  que  par 
elle.  A  toute  heure  du  jour  et  de  la  nuit,  tantôt  en  mer,  tantôt  de- 
bout sur  sa  glorieuse  digue,  il  semble  en  proie  à  cette  sorte  de  délire 
qui  double  les  forces  humaines^  et  révèle  chez  les  âmes  supérieures 
des  sens  nouveaux  et  inconnus. 

En  parcourant  les  fragmens  rassemblés  sous  la  date  de  1628  et  la 
volumineuse  correspondance  manuscrite  de  la  Bibliothèque  du  roi, 
vous  voyez  Richelieu  passant  tour  à  tour  du  rôle  de  ministre  à  celui 
dégénérai,  cumulant  les  plus  minutieux  détails  du  service  de  l'in- 
tendance et  de  la  comptabilité  avec  la  direction  de  toutes  les  opéra- 
tions militaires  et  navales.  Deux  fois  la  flotte  anglaise  apparaît  à  la 
vue  de  la  ville  affamée,  et  deux  fois  elle  recule  devant  la  marine  im- 
provisée de  la  France  et  l'élan  d'une  armée  qui  se  trempait  pour  les 
grandes  choses.  Tout  le  mouvement  de  l'Europe  resta  comme  sus- 
pendu pendant  une  auciée,  tant  étaient  graves  les  questions  qui 
se  vidaient  devant  ces  puissantes  murailles  !  Enfin  la  fortune  de  la 
France  l'emporta,  et,  en  entrant  dans  La|Rochelle  par  la  brèche,  la 
royauté  prit  véritablement  possessionld-u  ix)yaurae. 

36. 


h 


o48  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Sévère  jusqu'à  la  cruauté  pour  les  ennemis  de  sa  personne,  Kiche- 
lieu  n'avait  ni  fanatisme  de  parti,  ni  besoin  de  vengeances  collec- 
tives. II  n'eut  pas  d'effort  à  faire  sur  lui-même  pour  se  montrer 
modéré,  et  l'état  de  l'Europe  lui  prescrivait  d'ailleurs  la  promptitude 
et  la  prudence.  Il  enleva  à  La  Rochelle  tous  les  droits  par  lesquels 
une  république  municipale  se  maintenait  au  sein  de  la  monarchie,  il 
rasa  les  forts  et  les  remparts ,  symboles  et  instrumens  de  sa  dange- 
reuse indépendance;  mais  il  ne  songea  pas  même  à  porter  atteinte 
à  la  sécurité  des  habitans  et  à  la  pleine  liberté  de  leur  conscience. 
Rien ,  dans  le  cours  de  sa  vie,  n'indique  d'arrière-pensée  contraire 
à  la  liberté  religieuse.  Il  respecta  toujours  celle  des  réformés,  et 
nous  le  voyons  stipuler  le  même  droit  en  faveur  des  catholiques  près 
de  Gustave-Adolphe  et  de  tous  les  princes  protestans,  comme  con- 
dition péremptoire  de  ses  secours.  Si  la  prise  de  La  Rochelle  a  donc 
rendu  possible  la  révocation  de  l'édit  de  Nantes ,  il  est  certain  du 
moins  que  la  pensée  de  cette  révocation  appartient  à  une  politique 
toute  différente  de  celle  du  cardinal. 

La  soumission  de  cette  ville  entoura  le  front  de  Richelieu  d'une 
auréole  éclatante.  Il  apparut  dès-lors  comme  une  puissance  même 
pour  ses  ennemis,  et  il  posséda  la  plénitude  de  cette  force  que  donne 
toujours  la  conscience  d'un  grand  rôle  reconnu  par  l'opinion.  Il  s'at- 
tacha de  toutes  les  manières  à  exploiter  ce  prestige,  agissant  sur  l'es- 
prit public  par  toutes  les  voies  alors  ouvertes  à  la  publicité.  La  dis- 
cipline des  lettres  était  à  ses  yeux  la  conséquence  de  la  discipline 
sociale,  et  la  plupart  des  écrivains  subirent  sans  résistance  une  in- 
fluence qui  s'épanchait  en  libéralités.  Mais  le  moment  n'était  pas 
encore  venu  de  savourer  en  paix  au  Palais-Cardinal  les  banales  flat- 
teries de  ses  poètes,  les  longues  harangues  de  ses  créatures  de  l'Aca- 
démie, et  de  se  faire  saluer  comme  le  suprême  modérateur  du 
monde  dans  de  pompeuses  héroïdes  et  des  tableaux  chorégraphi- 
ques. Si  un  pas  décisif  avait  été  fait,  ce  n'était  encore  qu'un  pre- 
mier pas  dans  une  carrière  toute  semée  de  périls.  La  soumission  de 
La  Rochelle  n'avait  point  entraîné  celle  des  villes  huguenotes  du 
midi,  et  si,  à  l'annonce  du  grand  désastre,  la  consternation  s'était 
répandue  dans  les  châteaux  escarpés  baignés  par  l'Ardèche  et  par  le 
Rhône ,  les  religionnaires  ne  persistaient  pas  moins  à  défendre  pied 
à  pied  les  remparts  de  leurs  nombreuses  villes  de  sûreté  et  la  muKi- 
tude  de  forteresses  perchées  au  sommet  de  leurs  montagnes. 

La  douleur  qu'avait  ressentie  l'Espagne  de  l'heureuse  issue  d'un 
siège  si  long-temps  traversé ,  et  les  complications  nouvelles  qu'eu- 


LE  CARDINAL  DE  RICHELIEU.  549 

vrit  alors  en  Italie  la  succession  du  duché  de  Mantoue ,  avaient  fait 
évanouir  les  derniers  scrupules  du  roi  catholique.  Son  gouverne- 
ment s'entendit  secrètement  avec  la  ligue  des  cités  huguenotes  et 
leur  promit  argent  et  secours  de  toute  nature.  Il  leur  envoya  des 
officiers,  et  reçut  à  Madrid  un  agent  accrédité  du  duc  de  Rohan 
pour  négocier  les  bases  d'une  grande  scission  territoriale,  destinée  à 
préparer  l'établissement  d'une  république  fédérative  sur  le  type  de 
la  confédération  des  Provinces-Unies.  Les  archives  de  Simancas  ont 
laissé  sortir  de  leurs  cartons  l'arrangement  passé  le  3  mai  1629  avec 
(^lauzel,  gentilhomme  du  duc  de  Rohan,  arrangement  par  lequel  ce 
seigneur,  moyennant  600,000  ducats  d'or,  s'engageait  à  entretenir 
douze  mille  hommes  de  pied  et  douze  mille  chevaux,  pour  faire  en 
France  telle  diversion  qui  plairait  au  roi  d'Espagne,  s'obligeant  à  ne 
signer  aucun  accommodement  avec  le  roi  très  chrétien  sans  l'ap- 
probation préalable  du  roi  cathoHque  (1).  Une  dernière  lutte  ne 
pouvait  donc  manquer  de  s'engager  dans  ces  provinces  de  la  langue 
d'oc,  qui  depuis  l'origine  de  la  monarchie  s'étaient,  pour  ainsi  dire, 
accrochées  à  toutes  les  hérésies  religieuses  et  à  toutes  les  rébellions 
politiques  pour  défendre  leur  nationalité  contre  la  grande  unité 
française.  Celle-ci  était  appelée  à  triompher  encore  une  fois  du 
principe  romain  et  du  principe  féodal  si  étroitement  associés  dans 
les  mœurs  et  les  institutions  des  provinces  méridionales  du  royaume. 
Mais  avant  d'atteindre  ce  résultat,  assuré  par  la  victoire  de  La  Ro- 
chelle, il  y  avait  à  résoudre  une  question  d'un  intérêt  majeur  pour 
l'influence  extérieure  de  la  France,  question  que  le  moindre  retard 
aurait  infailliblement  perdue. 

Le  décès  du  duc  de  Mantoue  appelait  à  cette  succession  le  duc  de 
Aevers,  son  héritier  collatéral,  et  l'Espagne  s'entendait  avec  l'empire 


(1)  Dans  son  mémoire  adressé  au  roi  d'Espagne,  Clauzel  prévoyait  le  cas  possible 
du  triomphe  absolu  de  la  république  méridionale  des  huguenots  :  «  Si  M.  de  Rohan 
et  ceux  de  son  parti  peuvent  devenir  assez  forts  pour  se  cantonner  et  pour  former 
un  état  particulier,  en  ce  cas  ils  promettent  la  liberté  de  conscience  et  le  libre 
exercice  de  leur  religion  aux  catholiques,  lesquels  jouiront  de  tous  leurs  biens  pré- 
sens et  à  venir,  et  ne  seront  pas  plus  chargés  que  les  autres  des  impôts  et  des  taxes. 
1-^s  ecclésiastiques,  les  religieux  ou  religieuses  seront  maintenus  dans  leurs  hon- 
neurs et  dans  leurs  dignités;  les  catholiques  entreront  dans  les  magistratures;  il  y 
aura  égalité  de  justice  partout,  et  les  catholiques  seront  admis  dans  les  parlemens, 
chambres  de  comptes,  présidiaux,  sénéchaussées,  et  dans  tous  les  offices  de  jus- 
tice. Enlin  ils  seront  conservés  dans  tous  leurs  biens,  honneurs  et  dignités,  comme 
ceux  de  Tautre  partie,  excepté  en  ce  qui  regardera  la  sûreté  des  deniers.  »  (Ar- 
chives de  Simancas,  cot.  A,  63 ,  81.} 


550  RBVCE   DES   DEUX.  MONDES. 

pour  repousser  un  prince  de  cette  maison  de  Gonzague  que  tous 
ses  intérêts  rattachaient  à  la  France.  Une  armée  castillane  pressajt 
étroitement  Casai,  et  la  perte  de  cette  place  importante  aurait  rendu 
l'issue  du  débat  plus  qu'incertaine.  Richelieu  comprit,  avec  sa  perspi- 
cacité ordinaire,  que  la  délivrance  de  Casai  était  imposée  à  la  France 
par  le  souci  de  sa  considération  en  Europe,  comme  la  chute  de 
toutes  les  villes  huguenotes  par  le  soin  de  sa  puissance  et  de  sa  sécu- 
rité. Écoutez-le  exposant  au  roi  l'ensemble  de  la  politique  qu'il  lui 
conseille  pour  le  dedans  et  pour  le  dehors,  voyez-le  dérouler  les 
conséquences  qu'il  se  propose  de  tirer  de  ses  premiers  succès. 

«  Les  intérêts  de  l'état  sont  divisés  en  deux  chefs  :  l'un  qui  con- 
cerne le  dedans,  et  l'autre  le  delwrs. 

c(  En  ce  qui  touche  le  premier,  il  fai*t  suf  toute  chose  achever  de 
détruire  la  rébellion  de  l'hérésie ,  prendre  Castres ,  Nîmes ,  Montau- 
ban  et  tout  le  reste  des  places  de  Languedoc,  Rouergues  et  Guyenne, 
puis  entrer  dans  Sedan,  et  s'assurer  d'argent. 

«  Il  faut  raser  toutes  les  places  qui  ne  sont  pas  frontières,  ne  tenant 
point  le  passage  des  rivières,  ou  ne  servant  point  de  bride  aux 
grandes  villes  mutines  et  fâcheuses,  parfaitement  fortifier  celles  qui 
sont  frontières;  il  faut  décharger  le  peuple,  ne  rétablir  plus  la  pau- 
lette,  abaisser  les  compagnies  qui,  par  une  prétendue  souveraineté, 
s'opposent  tous  les  jours  au  bien  du  royaume. 

«  Il  faut  que  le  roi  soit  absolument  ob^  des  grands  et  des  petits, 
qu'il  remplisse  les  évêchés  de  personnes  choisies,  sages  et  capables, 
qu'il  rachète  le  domaine  du  royaume,  et  augmente  son  revenu  de  la 
moitié,  comme  il  se  peut  par  moyens  déjà  indiqués. 

«  Pour  le  dehors ,  il  faut  avoir  un  dessein  perpétuel  d'arrêter  le 
cours  des  progrès  d'Espagne,  et,  au  lieu  que  cette  nation  a  pour  but 
d'augmenter  sa  domination  et  d'étendre  ses  Hmites,  la  France  ne  doit 
penser  qu'à  se  fortifier  en  elle-même,  bâtir  et  s'ouvrir  des  portes 
pour  entrer  dans  tous  les  états  de  ses  voisins,  et  les  pouvoir  gaïuntir 
de  l'oppression  d'Esp&gne,  quand  les  occasions  s'en  présenteront. 

«  Il  y  a  à  considérer  que,  si  l'Espagne  dépouillait  M.  de  Mantoue, 
elle  serait  absolument  maîtresse  en  Italie,  étant  certain  que  tous  les 
potentats  qui  étaient  au-delà  des  Alpes ,  pleins  d'affection  pour  la 
France  et  de  mau\aise  volonté  {wur  l'Espagne ,  seraient  esclaves  de 
sa  grandeur  tyrannique,  si  elle  venait  à  bout  de  son  dessein. 

«Le  titre  du  roi  pour  défendre  le  duc  de  Mantoue  est  Tancien 
droit  de  ce  royaume  qui  cniretient  le  nom ,  d'affranchir  de  tyrannie 
ceux  qu'une  puissance  étrangère  asservit  injustement,  et  l'obligation 


LE  CARDINAL  DE  RICHELIEU.  551 

naturelle  aux  princes  de  défendre  ce  que  Dieu  a  fait  naître  sous 
l'abri  de  leur  puissance... 

((  Je  ne  suis  point  prophète,  ajoute  Richelieu,  mais  je  crois  pou- 
voir assurer  votre  majesté  que  ne  perdant  point  de  temps  en  exécutant 
ce  dessein ,  vous  aurez  fait  lever  le  siège  de  Casai  et  donner  la  paix 
à  l'Italie  dans  le  mois  de  mai;  et  revenant  avec  votre  armée  dans  le 
Languedoc,  vous  réduirez  tout  sous  votre  obéissance,  et  donnerez 
la  paix  à  vos  sujets  dans  le  mois  de  juillet,  de  sorte  que  votre  ma- 
jesté pourra,  comme  je  l'espère,  retourner  victorieuse  à  Paris  au 
mois  d'août  (1).  » 

Quelques  jours  après  avoir  écouté  cet  exposé,  Louis  Xïll  partait 
pour  l'Italie,  et,  couvert  par  la  présence  du  roi,  Richelieu  comman- 
dait en  chef  une  armée  de  trente  mille  hommes,  destinée  à  franchir 
les  Alpes  et  à  secourir  Casai.  Conformément  à  la  vieille  politique  de 
sa  maison ,  le  duc  de  Savoie  entendait  tirer  bon  parti  du  différend 
survenu  entre  la  maison  d'Autriche  et  la  France  à  l'occasion  de  la 
succession  du  duché  de  Mantoue  :  il  voulait  se  faire  attribuer  le 
Montferrat,  prétention  que  l'Espagne  était  disposée  à  accueillir,  sous 
condition  que  ce  prince  fermerait  les  passages  à  l'armée  française. 
Une  négociation  avec  la  cour  de  Turin  n'ayant  abouti  qu'à  des  ré- 
sultats équivoques ,  le  ministre-général  donna  l'ordre  de  trancher  la 
difficulté  par  la  force,  et  la  furie  française  emporta  le  Pas-de-Suze. 
Pendant  que  l'Europe  croyait  Louis  XIII  retenu  au  pied  des  Alpes, 
ce  prince  avait  forcé  les  lignes  piémontaises,  délivré  Casai,  sauvé  le 
duc  de  Mantoue,  et,  selon  le  programme  de  son  ministre,  il  reve- 
nait avec  une  armée  victorieuse  se  jeter  sur  le  Vivarais  pour  en  finir 
avec  le  parti  réformé.  En  suivant,  dans  le  Journal  de  Bassompierre , 
ces  marches  héroïques ,  on  croit  assister  à  une  campagne  du  pre- 
mier consul ,  et  l'on  sent  pétiller  l'esprit  français  dans  toute  sa  verve 
native.  Privas,  Castres,  Nîmes,  Uzès,  Montauban,  de  belles  cités 
romaines  et  de  vieux  châteaux  moresques  tombèrent  tour  à  tour  au 
pouvoir  des  forces  royales.  La  démolition  des  remparts  commençait 
sitôt  après  la  conquête,  et  Richeheu  écoutait  avec  une  inexprimable 
joie  le  bruit  de  ces  ruines,  qui,  en  tombant,  annonçaient  à  la 
France  la  perpétration  de  son  œuvre. 

Si  des  cruautés  furent  commises  dans  l'enivrement  de  la  lutte  et  du 
triomphe,  le  cardinal  y  resta  constamment  étiranger,  se  bornant  à 


\X)  Mémoires  de  Richelieu  ,\iv.  xx ,  et  Vie  du  cardinal  de  Richelieu,  par  Le 
Clerc,t.  Iljliv.  m. 


552  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

faire  pour  son  compte  la  guerre  aux  murailles  et  aux  franchises  pro- 
vinciales. Habile  et  modéré  avec  les  populations  protestantes,  pres- 
que flatteur  pour  leurs  ministres,  il  sut  vaincre  sans  écraser,  et  dis- 
soudre un  parti  formidable  sans  lui  donner  la  ressource  du  martyre. 
A  partir  de  cette  campagne  et  de  cette  année  1G29,  la  réforme  cessa 
d'avoir  en  France  une  importance  véritablement  politique,  et  de 
peser  d'une  manière  sensible  dans  la  balance  des  factions.  Privés  de 
toutes  leurs  places  de  sûreté,  sans  être  aucunement  menacés  dans 
la  jouissance  de  leur  liberté  religieuse,  les  huguenots  perdirent  à 
la  fois  et  les  moyens  et  la  volonté  de  se  mettre  à  la  solde  des  am- 
bitions princières.  Les  partis  succombent  moins  sous  la  grandeur  des 
forces  qu'on  leur  oppose  que  sous  l'à-propos  de  l'agression  et  par 
le  prudent  usage  de  la  victoire.  L'attitude  passive  des  églises  protes- 
tantes du  Languedoc  dans  l'insurrection  qui  éclata  moins  de  trois 
années  après,  sous  le  malheureux  duc  de  Montmorency,  suffît  pour 
faire  comprendre  la  transformation  radicale  opérée  dans  ce  pays  par 
cette  brillante  campagne  et  par  les  mesures  qui  la  suivirent.  L'occa- 
sion paraissait  belle  pour  essayer  un  mouvement  auquel  s'associaient 
le  gouverneur  de  la  province  et  le  frère  du  monarque,  mouvement 
que  l'Espagne  secondait  de  tous  ses  efforts;  mais  l'esprjt  protestant 
ne  vint  point  compliquer  cette  querelle,  dont  une  telle  intervention 
aurait  pu  changer  l'issue.  Écrasé  par  l'ascendant  moral  de  la  royauté 
triomphante  en  France  et  en  Europe,  dépouillé  de  toutes  les  posi- 
tions qu'il  avait  conquises  durant  une  lutte  séculaire ,  le  protestan- 
tisme n'était  désormais  qu'une  secte  religieuse,  et  il  n'aspira  plus  à 
s»e  faire  compter  pour  autre  chose.  Richelieu  lui  avait  ôté  l'espé- 
rance, Ja  seule  force  par  laquelle  vivent  les  partis.  La  soUdité  de  la 
paciOcation  religieuse  opérée  par  le  cardinal  fut  mise  vingt  années 
après  à  une  épreuve  non  moins  décisive.  Vainement  la  fronde,  cette 
dernière  protestation  contre  le  travail  opéré  par  le  ministre  de 
Louis  XIII,  se  cantonna-t-elle  pendant  quatre  années  dans  quelques 
provinces  méridionales  du  royaume;  vainement  se  fit-elle  appuyer 
par  une  armée  espagnole  et  par  l'épée  d'un  grand  capitaine  :  les 
religionnaires  demeurèrent  constamment  étrangers  à  ces  agitations, 
et  n'essayèrent  pas  d'unir  une  cause  désormais  perdue  aux  entre- 
prises de  parlementaires  brouillons  et  de  grands  seigneurs  désœu- 
vrés. Jamais  parti  ne  donna  plus  complètement  sa  démission;  il  ne 
fallut  rien  moins  que  les  funestes  mesures  de  1G85  pour  rendre  au 
protestantisme  français  une  sorte  d'importance  politique. 
La  tâche  principale  de  Richelieu  était  donc  consommée  au  dedans 


LE  CARDINAL   DE   RICHELIEU.  553 

du  royaume,  et  le  rôle  de  la  France  en  Europe  allait  devenir  désor- 
mais l'objet  principal  de  ses  préoccupations.  Nous  apprécierons  dans 
leur  ensemble  les  idées  du  cardinal  sur  la  constitution  d'un  nouveau 
droit  public  et  d'un  nouvel  équilibre  européen  rendus  nécessaires 
par  l'anarchie  qui  menaçait  alors  le  monde.  Bornons-nous  aujour- 
d'hui à  observer  Richelieu  dans  le  cours  de  la  lutte  nouvelle  qu'il  va 
engager  contre  des  influences  redoutables;  voyons-le  triomphant  de 
la  cour  après  avoir  triomphé  des  réformés. 

On  l'a  déjà  constaté  dans  la  première  partie  de  ce  travail,  il  est 
injuste  d'imputer  à  Richelieu  le  crime  d'avoir  systématiquement 
brisé  l'aristocratie  française,  et  changé,  en  la  renversant,  les  bases 
de  l'organisation  de  sa  patrie.  Plût  à  Dieu  qu'une  telle  organisation 
eût  existé,  et  que  la  France  se  fût  trouvée  à  cette  époque  politique- 
ment constituée  !  Si  des  pouvoirs  reconnus  et  rivaux  s'étaient  ren- 
contrés en  face  de  la  royauté  pour  partager  avec  elle  l'administra- 
tion publique,  moins  qu'un  autre  peut-être  le  hautain  cardinal  eût 
prêté  la  main  à  l'œuvre  de  nivellement  que  d'impérieuses  circon- 
stances lui  imposèrent.  Placez-le  en  Angleterre,  couvrez  ses  épaules 
de  gentilhomme  et  d'évêque  du  ma;iteau  de  pair  du  royaume-uni, 
et  ses  instincts  le  porteront  assurément  à  chercher  un  autre  rôle. 
Mais  il  fallait  sauver  la  nationalité  française  et  défendre  l'ordre  public 
contre  les  menées  de  conspirateurs  aux  gages  de  l'étranger.  De  quel 
pouvoir  politique  jouissait  d'ailleurs  la  noblesse  française?  quels 
droits  réclamaient  ses  membres ,  de  quelles  prérogatives  constitu- 
tionnelles entreprenaient-ils  la  conquête?  Les  entendit-on  demander 
d'une  manière  sérieuse  les  états-généraux,  le  vote  des  subsides,  l'or- 
ganisation régulière  d'un  parlement,  la  représentation  du  royaume 
ou  des  provinces?  réclamaient-ils  quelque  chose  d'analogue  à  un  bill 
des  droits?  affichèrent-ils  jamais  la  prétention  de  jouer  dans  l'état  le 
rôle  d'un  grand  pouvoir  appuyé  sur  un  grand  intérêt?  De  grosses  po- 
sitions pour  les  princes,  des  faveurs  personnelles  pour  leurs  agens, 
tels  furent,  sous  le  ministère  de  Richelieu  comme  sous  celui  du  ma- 
réchal d'Ancre,  les  amorces  de  tous  les  complots,  les  seuls  mobiles 
des  mouvemens  politiques.  Le  prince  de  Condé,  chef  du  parti  féodal 
opposé  à  la  reine-mère,  représentait  même  à  un  degré  beaucoup  plus 
élevé  que  le  duc  d'Orléans  l'ensemble  de  ces  intérêts  seigneuriaux 
qui  auraient  pu,  en  la  légitimant,  constituer  une  grande  opposition 
territoriale.  A  partir  de  la  lutte  armée  de  1614,  il  semble  que  les 
idées  politiques  s'effacent  de  plus  en  plus,  et  qu'en  devenant  plus 


h 


554  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

turbulentes,  les  ambilions  prennent  chaque  jour  des  proportions  plus 
mesquines.  Sous  la  minorité  de  Louis  XJII,  le  prince  de  Condé  est 
au-dessous  de  l'importance  que  pourrait  acquérir  sa  cause;  sous  la 
minorité  de  Louis  XÏV,  un  autre  Condé  parvient  à  peine  à  grandir, 
par  ses  efforts  personnels,  la  faction  au  service  de  laquelle  il  consent 
à  placer  sa  gloire.  Que  dire  de  ce  Gaston ,  dont  l'ambition  ne  s'élève 
jamais  au-dessus  d'une  cupide  exploitation  financière,  et  qui,  par 
ses  attentats  réitérés,  précipita  Richelieu  dans  la  voie  des  répressions 
sanglantes?  Quelle  portée  politique  attribuer  aux  projets  d'un  prince 
qui  fit  verser  le  plus  noble  sang  de  France  sans  exposer  le  sien,  et 
partagea  sa  vie  entre  le  soin  de  conspirer,  et  celui  de  dénoncer  ses 
complices?  Dans  la  vie  politique,  rien  n'expose  plus  à  abuser  du  pou- 
voir que  le  droit  acquis  de  mépriser  ses  ennemis.  Le  malheur  du 
cardinal  est  de  n'avoir  trouvé  debout  devant  lui  ni  un  puissant  et 
légitime  intérêt,  ni  une  idée  féconde,  ni  un  caractère  fortement 
trempé.  Ses  adversaires  l'irritèrent  constamment  sans  parvenir  jamais 
à  se  faire  respecter.  Il  n'est  pas  un  de  leurs  projets  dont  la  réalisa- 
tion ne  fût  devenue  une  calamité  publique,  un  attentat  à  l'unité  et  à 
l'indépendance  de  la  patrie.  A  l'exemple  de  Napoléon,  Richelieu  n'a 
détrôné  que  la  médiocrité  et  l'anarchie. 

Nous  voici  parvenus  aux  jours  les  plus  agités  de  cette  vie  si  pleine; 
nous  touchons  aux  temps  où  commencèrent  les  négociations  du  père 
Joseph  en  Allemagne,  celles  du  baron  de  Gharnacé  en  Suède,  et  où 
se  prépare  la  dissolution  de  la  vaste  monarchie  espagnole  par  la  sé- 
paration du  Portugal  et  l'insurrection  de  la  Catalogne.  Après  avoir 
réglé  le  sort  des  provinces  méridionales,  le  cardinal-généralissime 
était  retourné  prendre  le  commandement  de  l'armée  d'Italie  avec  des 
pouvoirs  d'une  telle  étendue,  que,  selon  l'expression  d'un  contempo- 
rain, de  toutes  ses  attributions  souveraines,  le  roi  ne  s'était  réservé 
que  le  droit  de  guérir  les  écrouelles.  Appelé  à  combattre  les  généraux 
espagnols  et  à  lutter  d'adresse  avec  la  diplomatie  tortueuse  du  ca- 
binet de  Turin,  Richelieu  se  montra  à  la  hauteur  de  cette  douWe 
tache.  Les  mœurs  incertaines  et  peu  réglées  de  ce  temps  permettaient 
de  les  concilier  :  personne  n'ignore  que  les  généraux  les  plus  re- 
nommés de  l'époque,  depuis  le  cardinal-infant  jusqu'au  cardinal  de 
La  Valette,  appartenaient  à  l'église.  L'esprit  parlementaire  s'effor- 
çait de  faire  prévaloir  la  distinction  des  deux  puissances;  mais  elle 
était  loin  d'être  réalisée  dans  les  habitudes  et  la  pratique  de  la  vie. 
On  voyait  donc  Richelieu  à  la  tête  de  son  armée,  revêtu  du  costume 


LE  CARDINAL  DE  RICHELIEU.  .5.J.> 

si  minutieusement  décrit  par  Puységur  (1),  cuirasse  couleur  d'eau, 
habit  feuille-morte  relevé  d'une  légère  broderie  d'or,  ample  chapeau 
à  plumes,  épée  au  côté,  pistolets  à  l'arçon  de  la  selle,  toujours  suivi 
du  capitaine  de  ses  gardes ,  et  précédé  de  pages  portant  ses  gante- 
lets. On  entendait  les  soldats  donner  le  maudit  cardinal  à  tous  les 
diables  pendant  les  dures  épreuves  de  la  campagne,  et  Tapplaudir 
avec  transport  lorsqu'il  conquérait  Pignerol  à  la  France. 

Après  s'être  ouvert,  par  la  prise  de  cette  ville,  une  bonne  porte 
sur  l'Italie,  Richelieu  rentra  dans  le  royaume,  où  de  grands  dangers 
allaient  le  menacer  dans  tout  l'éclat  de  sa  fortune  et  le  prestige  de 
sa  gloire.  Les  motifs  véritabtes  de  sa  rupture  avec  la  reine-^mère 
restent  obscurs  pour  l'histoire  et  n'importent  guère  à  la  postérité.  Ce 
qu'il  est  facile  de  pénétrer,  indépendamment  de  tohtes  les  révéla- 
tions anecdotiques,  c'est  que  Richeheu  se  sentait  désormais  trop 
nécessaire  au  monarque  pour  accepter  un  rôle  secondaire,  et  qu'il 
aspirait  à  se  dégager  d'une  domination  que  Marie  mettait  tous  ses 
soins  à  maintenir  et  à  aggraver.  Ce  désaccord,  préparé  par  des  débats 
personnels,  se  révéla  pour  la  première  fois  à  l'occasion  de  la  suc- 
cession de  Mantoue,  question  dans  laquelle  la  princesse  florentine 
portait  de  vieilles  antipathies  de  race  en  opposition  avec  les  intérêts 
du  prince  de  Gonzague  et  avec  le  protectorat  départi  à  la  France. 
Ces  contrariétés  de  reine,  aigries  peut-être  par  d'amères  ressenti- 
mens  de  femme,  conduisirent  Marie  à  travailler  avec  plus  d'ardeur 
que  de  prudence  à  l'éloignement  de  l'homme  qui  se  sentait  alor^ 
assez  fort  pour  ne  plus  garder  de  son  vieux  r61e  de  créature  que 
les  dehors  d'une  soumission  respectueuse.  Le  cardinal  ne  se  dis- 
simula pas  le  péril  d'une  telle  inimitié;  mais  il  savait  aussi  tout  ce 
que  l'ame  inquiète  de  Louis  nourrissait  de  soupçons  relativement  à 
sa  mère  :  il  comprit  dès-lors  qu'il  n'était  pas  impossible  de  puiser 
dans  cette  inimitié  même  une  force  nouvelle,  et  qu'en  faisant  de 
Marie  de  Médicis  la  première  ennemie  de  son  flls,  il  associerait  pour 
jamais  ses  destinées  et  ses  haines  aux  destinées  et  aux  haines  de 
son  roi. 

Au  retour  de  la  campagne  de  1630  en  Itahe,  Louis  XIII  s'était 
arrêté  à  Lyon,  atteint  d'un  mal  qui  un  moment  fut  estimé  mortel.  Sa 
convalescence  fut  longue,  ses  douleurs  furent  aiguës,  et  sa  mère  lui 
prodigua  des  soins  que  rien  ne  remplace  pour  un  fils  gisant  sur  un 
lit  de  douleurs.  Autour  de  cette  couche,  dont  dles  avaient  seules  le 

(I)  Mémoires,  Ik.  ii ,  y.  66. 


556  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

privilège  d'approcher,  des  femmes  lièrent  une  conjuration  qui  faillit 
changer  les  destinées  du  royaume.  Les  deux  reines  y  portèrent  la 
violence  de  leurs  passions  personnelles  contre  le  cardinal  ;  la  prin- 
cesse de  Conti  et  la  duchesse  d'Elbeuf  s'y  associèrent  par  suite 
d'intérêts  froissés  et  de  ressentiraens  de  famille;  le  garde-des-sceaux 
de  Marillac  et  son  frère,  auquel  Richelieu  avait  fait  donner  récem- 
ment le  bâton  de  maréchal,  accueillirent  un  projet  qu'on  promet- 
tait de  faire  servir  à  l'avancement  de  leur  fortune.  Le  roi  parlait 
souvent  des  procédés  violons  du  cardinal,  de  sa  superbe  et  de  son 
despotisme;  il  se  plaignait  d'être  effacé  par  son  ministre,  au  grand 
détriment  de  sa  dignité  souveraine.  Il  ne  fut  pas  difficile  de  profiter 
de  cette  disposition  de  son  esprit  et  de  cette  prostration  de  ses  forces 
pour  lui  arracher,  au  prix  d'un  redoublement  de  tendresse,  la  vague 
promesse  de  sacrifier  son  ministre.  Pour  échapper  à  la  fatigue  de  cette 
lutte,  le  roi  demanda  du  temps,  et  la  reine-mère  consentit  à  différer 
jusqu'au  retour  de  la  cour  à  Paris  la  réalisation  de  ce  qu'elle  consi- 
dérait comme  une  parole  royale;  mais  elle  ne  put  s'empêcher  d'es- 
compter ce  triomphe ,  de  fétaler  à  l'avance  avec  une  imprudente 
complaisance.  Dans  fentrevue  de  Versailles,  elle  vint  avec  hauteur 
exiger  comme  une  dette  ce  qu'il  aurait  fallu  implorer  comme  un 
bienfait,  et  elle  laissa  deviner  au  roi  un  joug  plus  dur  et  plus  humi- 
liant que  celui  dont  on  affectait  de  vouloir  le  délivrer.  Richelieu,  de 
son  côté,  en  appela  de  Louis  malade  à  Louis  en  bonne  santé;  ii 
parla  à  la  fierté  du  roi,  resplendissant  de  la  gloire  de  ses  armes;  puis, 
affectant  un  dégoût  profond  du  pouvoir,  il  supplia  le  prince  de  le 
sacrifiera  la  paix  de  sa  famille,  et  reçut  l'ordre  formel  de  reste: 
auprès  du  trône,  à  la  sûreté  duquel  il  était  devenu  nécessaire.  Ainj^i 
finit  cette  journée,  baptisée  du  nom  àQ  journée  des  dupes  par  fune 
de  ses  plus  spirituelles  victimes  ;  ainsi  se  préparèrent  à  la  fois  f  om- 
nipotence du  ministre  et  la  disgrâce  de  la  reine-mère. 

Les  évènemens  qui  suivirent  cette  crise  durent  faire  pressentir 
à  cette  princesse  le  sort  qui  fattendait.  L'ascendant  du  cardinal  était 
devenu  irrésistible,  et  déjà  son  bras  s'appesantissait  avec  une  rigueur 
inexorable  sur  ceux  qui  avaient  commis  le  crime  de  douter  de  sa  for- 
tune. La  cour  fut  interdite  à  tous  ceux  qu'il  avait  appris  à  connaître 
pour  ses  ennemis.  Bassompierre  alla  préparer  ses  bons  mots'  à  la 
Bastille;  une  prison  rigoureuse  s'ouvrit  pour  le  garde-des-sceaux  de 
Marillac,  et  son  frère,  arrêté  en  Italie  à  la  tête  de  son  corps  d'armée, 
se  vit  placé  sous  une  accusation  de  péculat  pour  des  faits  qui  n'é- 
taient pas  de  nature  à  faire  fustiger  un  laquais,  selon  les  expressions 


LE  CARDINAL  DE  RICHELIEU.  557 

(le  rinfortuné  maréchal.  Sans  deviner  encore  jusqu'où  iraient  la  ven- 
geance du  ministre  et  la  complaisance  des  juges  institués  par  lui,  la 
reine  avait  fait  de  vains  efforts  pour  sauver  cette  noble  victime;  dé- 
sormais l'oreille  de  son  fils  lui  était  fermée  comme  son  cœur. 

Retirée  à  Compiègne,  Marie  apprit  un  matin  qu'elle  y  était  prison- 
nière, et  qu'il  ne  lui  restait  plus  que  la  vaine  consolation  de  remplir 
le  royaume  de  l'éclat  de  ses  plaintes  et  de  ses  reproches.  Revenant 
alors  aux  tristes  souvenirs  de  sa  première  captivité  et  de  sa  nocturne 
évasion,  elle  crut  possible  d'organiser  une  prise  d'armes,  et  s'en- 
tendit avec  le  gouverneur  d'une  place  frontière  pour  qu'on  lui  en 
ouvrît  les  portes;  mais  le  secret  de  cette  négociation  avait  été  décou- 
vert par  Richelieu,  et  celui-ci  prit  ses  mesures  pour  s'assurer  de  la 
fidélité  de  la  garnison ,  en  même  temps  qu'il  entretint  avec  le  plus 
grand  soin  les  illusions  et  les  espérances  de  la  princesse.  Marie  ne 
rencontra  pas  plus  d'obstacles  pour  s'enfuir  de  Compiègne  que  pour 
traverser  le  royaume,  et,  pleine  d'une  confiance  perfidement  entre- 
tenue, elle  vint  frapper  de  nuit  aux  portes  de  La  Capelle,  qui  ne  s'ou- 
vrirent point  devant  la  mère  du  roi.  Une  seule  ressource  lui  restait 
alors;  se  voyant  à  quelques  pas  de  la  frontière  et  poursuivie  par  des 
détachemens  dont  la  mission  véritable  était  de  la  contraindre  à  la 
passer,  elle  la  franchit  la  vengeance  dans  le  cœur,  sans  se  douter 
qu'elle  ne  la  repasserait  jamais,  et  qu'un  abîme  infranchissable  allait 
la  séparer  de  la  France.  C'était  le  point  où  Richelieu  travaillait 
depuis  long-temps  à  l'amener;  c'était  le  gage  de  sa  victoire  et  la  con- 
dition de  sa  pleine  sécurité.  Enlacée  dans  le  piège  si  adroitement 
préparé,  Marie  de  Médicis  alla  recevoir  à  Bruxelles  l'hospitalité  ré- 
servée par  la  cour  d'Espagne  à  tous  les  ennemis  de  la  France  et  de 
^^n  roi. 

Lne  destinée  analogue  attendait  le  duc  d'Orléans,  moins  propre 
encore  que  sa  mère  à  lutter  d'habileté  avec  un  ministre  consommé 
dans  l'intrigue.  Une  première  fois  déjà  Monsieur  avait  passé  la  fron- 
tière, et  était  allé  attendre  en  Lorraine  le  résultat  d'un  ultimatum 
qui  portait  sur  le  chiffre  de  ses  pensions  et  l'étendue  de  ses  apanages. 
Le  traitement  fait  à  sa  mère  lui  fournit,  en  1631,  un  prétexte  plus 
pfacsible.  Après  avoir  vainement  essayé  d'organiser  une  résistance 
armée  à  l'intérieur,  et  de  tenir  dans  les  murs  de  sa  ville  d'Orléans,  il 
s'était  retiré  à  Besançon ,  suivi  de  Puylaurens,  son  conseiller  intime, 
des  ducs  d'Elbeuf,  de  Roannès  et  de  Bellegarde,  et  inspiré  par  le 
président  Le  Coigneux,  organe  de  l'opposition  parlementaire  près  de 
ce  prince.  Après  avoir  épousé  à  l'étranger,  sans  le  consentement  du 


5S8    '  REVUE  ©ES   OEL'X  M©«DES, 

roi,  une  princesse  de  la  maison  de  Lorraine,  Monsieur  se  voua,  avec 
autant  de  soin  qu'en  comportait  sa  légèreté  naturelle,  à  préparer 
Finvasiofl  du  royaume.  Devenu  à  Bruxelks  le  centre  d'une  émigra- 
tion considérable,  il  organisa  une  armée  de  stipendiés  allemands, 
suisses  et  polacres,  reîkres  sans  foi  ni  lai,  dont  ks  mémoires  du  temps 
tracent  à  Tenvi  les  plus  hideuses  peintures.  Cependant  le  péril  était 
moins  dans  ces  rassemblemens  désordonnés  que  dans  les  fidélités 
douteuses,  et  l'heure  des  épreuves  décisives  avait  sonné  pour  le  pou- 
voir et  le  système  politique  de  Richelieu. 

La  publication  intégrale  des  dix  volumes  fournis  par  le  manuscrit 
des  affaires  étrangères  a  révélé  sur  cette  grande  crise  intérieure  des 
détails  entièrement  inconnus  aux  historiens  du  xvii*  siècle  et  à  tous 
les  écrivains  qui  les  ont  suivis.  Elle  a  mis  en  évidence  le  péril  vrai- 
ment imminent  auquel  la  campagne  de  Monsieur  exposa  la  monarchie 
française  et  la  personne  de  Louis  XIM.  Un  grand  nombre  de  gou- 
verneurs et  de  commandans  de  places  fortes  avaient  lié  avec  l'héritier 
du  trône  des  rapports  qui  n'échappaient  pK)int  à  la  sagacité  du  mi- 
nistre, mais  que  la  prudence  lui  prescrivait  souvent  de  paraître  igno- 
rer. Le  duc  de  Guise,  en  Provence,  avant  son  remplacement  par  le 
prince  de  Coudé,  avait  organisé  des  forces  navales  considérables,  et 
s'était  vainement  adressé  aux  principaux  chefs  des  réformés  pour  en 
obtenir  un  concours  qu'un  prince  de  la  maison  de  Lorraine  ne  lein 
avait  assurément  jamais  demandé.  Les  mouvemens  du  duc  d'Éperno 
dans  sa  province  de  Guyenne,  les  levées  nombreuses  entreprises  pai 
lui  sans  ordre  de  la  cour,  ne  donnaient  pas  moir>s  d'inquiétude  au 
cardinal,  et  de  tous  les  gouverneurs  des  provinces  méridionales  du 
royaume,  M.  de  Montmorency  était  peut-être  celui  dont  la  fidélité 
fut  long-temps  le  moins  suspecte  à  la  cour.  Les  parlemens,  de  leur 
côté,  essayaient  contre  le  système  unitaire  de  Richelieu  cette  oppo- 
sition sourde  et  hargneuse  qu'un  succès  de  quelque  importance  au 
rait  convertie  en  une  hostilité  déclarée.  Celui  de  Paris,  sous  préte\i 
d'une  violation  de  prérogative,  s'était  refusé  à  enregistrer  les  arrO: 
du  conseil  par  lesquels  les  adhérens  de  Monsieur  étaient  déclan 
atteints  du  crime  de  trahison  et  de  lèse-majesté. 

Comment  s'étonner  de  ces  résistances,  lorsque  la  couronne  était 
portée  par  un  roi  valétudinaire  alors  sans  postérité,  à  la  vie  duquel 
des  pronostics  réputés  infaillibles  assignaient  un  terme  prochain? 
Quel  général  n'eût  hésité  à  faire  usage  de  ses  armes?  quel  magistrat 
n'eût  tremblé  sur  ses  fleurs-de-lis  en  apposant  sa  signature  à  un  i\ch 
diri^  contre  f  unique  héritier  du  trône?  Du  côté  de  Monsieur,  KU 


I 


LE  CARDINAL  DE  RICHELIEU.  559 

chelieu  seul  avait  brûlé  ses  vaisseaux,  seul  il  résistait  à  la  mère  et 
au  frère  du  monarque  avec  toute  l'énergie  que  le  désespoir  met  au 
service  de  l'ambition.  Pour  contenir  l'aristocratie  de  cour  et  la  haute 
magistrature  réunies  dans  une  opposition  commune,  il  divisait  les 
attributions,  multipliait  les  offices,  élevait  ses  créatures  à  de  surpre- 
nantes fortunes.  Comme  tous  les  chefs  de  gouvernement  dans  les 
temps  de  révolution ,  il  avait  pour  maxime  d'établir  «  le  plus  possible 
de  gens  nouveaux,  parce  que  l'intérêt  qu'ils  ont  au  temps  présent  est 
la  meilleure  caution  de  leur  fidélité  (1).  »  Ces  hommes  obscurs,  qu'il 
faisait  siéger  au  conseil  d'état,  sur  les  bancs  des  enquêtes,  dans  les 
chambres  des  comptes,  qu'il  envoyait  comme  agens  diplomatiques 
dans  toutes  les  cours  de  l'Europe,  devenaient  ses  espions,  ses  com- 
missaires, ses  juges,  et  au  besoin  ses  bourreaux.  Liés  étroitement  à 
sa  fortune  par  l'intérêt  même  de  leur  conservation,  ils  trouvaient  en 
lui  seul  leur  sécurité  et  leur  garantie.  Aussi  ne  lui  firent-ils  jamais 
défaut,  lorsqu'à  l'exemple  de  tous  les  pouvoirs  menacés  il  éprouva 
la  dangereuse  tentation  de  suppléer  à  la  force  par  la  terreur. 

Arrêté  depuis  deux  années,  le  maréchal  de  Marillac  attendait  qu'il 
plût  au  ministre  de  faire  statuer  enfin  sur  des  faits  que  les  juges  ne 
prenaient  guère  plus  au  sérieux  que  l'accusateur  lui-même.  Prison- 
nier politique,  les  circonstances  seules  devaient  décider  de  son  châ- 
timent et  de  son  crime.  Or,  ces  circonstances  étaient  devenues  terri- 
bles. L'Espagne  se  préparait  à  seconder  Monsieur,  et  l'émigration 
était  en  armes  sur  les  frontières.  Il  fallait,  en  portant  un  coup  auda- 
cieux, arrêter  les  défections  imminentes,  et  séparer  Louis  de  sa  mère 
par  un  acte  irrémissible.  Richelieu  réunit  en  conséquence,  dans  sa 
propre  maison  de  Ruel,  les  juges  donnés  par  lui  à  l'accusé,  et  leur 
déclara  que  l'état  des  affaires  du  roi  exigeait  qu'il  prît  la  tête  du  ma- 
réchal. Il  la  fit  couper  froidement  en  place  de  Grève,  après  avoir  eu 
soin  d'engager  la  solidarité  du  roi  par  un  refus  formel  de  grâce. 
Danton  n'a  pas  eu,  pour  justifier  le  2  septembre,  d'autres  argumens 
^ue  ceux  du  cardinal  lorsqu'il  lança  cette  tête  comme  un  premier 
boulet  contre  l'ennemi. 

S'il  faut  faire  porter  sur  RicheHeu  la  double  responsabilité  de  cet 
assassinat  politique  et  des  injures  prodiguées  à  sa  victime  dans  l'écrit 
qui  porte  son  nom,  cet  épisode  de  la  vie  du  grand  ministre  serait 
un  des  plus  compromettans  pour  sa  mémoire;  mais  ce  passage  n'est 
pas  du  nombre  de  ceux  où  sa  main  se  fasse  reconnaître,  et,  à  la  bas- 
sesse de  ces  accusations  accumulées  qui  ne  ménagent  pas  plus  la 

(1)  Mémoires^  liv.  xxin. 


560  REVCE  DES  DIÎUX   MONDES. 

naissance  de  Marillac  que  son  cœur  de  militaire  et  sa  probité,  il  est 
trop  facile  de  reconnaître  l'œuvre  d'un  subalterne  chargé  de  calom- 
nier les  morts  au  protit  des  vi  vans.  Nous  avons  déjà  constaté  que,  dans 
le  volumineux  travail  édité  par  M.  Petitot,  les  quinze  premiers  livres 
seuls  ont  été  écrits  par  Richelieu.  Ceux  qui  suivent  paraissent  composés 
de  notes  émanées  de  divers  rédacteurs,  au  milieu  desquelles  sont 
intercalés  des  mémoires  originaux  et  des  documens  précieux  pré- 
parés par  le  ministre  pour  le  roi  ou  pour  les  plus  secrètes  délibéra- 
tions de  ce  qu'on  appelait  alors  le  conseil  étroit. 

Cependant  Gaston  avait  pénétré  en  France  rempli  de  cette  con- 
fiance toujours  funeste  aux  proscrits.  Les  maréchaux  de  La  Force 
et  de  Schomberg  reçurent  bien  à  regret  l'ordre  de  s'opposer  avec 
toutes  les  forces  disponibles  de  la  monarchie  à  la  marche  de  l'héri- 
tier du  trône.  Placés  entre  les  périls  de  l'avenir  et  un  péril  beaucoup 
plus  immédiat  et  plus  certain,  ils  se  décidèrent  pour  la  cause  que  le 
ciel  avait  secondée  jusqu'alors,  et  qui  avait  à  son  service  de  si  écla- 
tantes récompenses  et  de  si  terribles  châtimens.  Monsieur,  d'ailleurs, 
depuis  son  entrée  dans  le  royaume,  avait  marché  de  faute  en  faute. 
Les  étrangers  réunis  sous  ses  ordres  incendiaient  les  villes,  rava- 
geaient les  campagnes,  et  marchaient  sans  discipline  comme  à  une 
victoire  assurée.  Au  lieu  de  se  cantonner  dans  les  provinces  de  l'est, 
pour  préparer  dans  l'armée  des  défections  importantes,  ce  prince 
se  dirigea  par  l'Auvergne  sur  le  Languedoc,  afin  de  profiter  de  la 
soudaine  défection  du  duc  de  Montmorency  et  de  la  présence  des 
huguenots.  Cette  résolution  le  perdit. 

Le  xxiu^  livre  des  Mémoires  fait  toucher  au  doigt  toute  la  gravité 
de  cette  faute.  On  peut  y  voir  sous  un  jour  tout  nouveau,  et,  il  faut 
le  dire,  assez  peu  honorable,  la  conduite  de  la  noble  victime  de  cette 
insurrection.  Ce  livre  nous  montre  Montmorency  s'efforçant  de 
tromper  la  cour  et  de  se  ménager  avec  elle ,  alors  qu'il  a  déjà  donné 
des  assurances  à  Monsieur;  il  réduit  aux  mesquines  proprotions  d'un 
acte  de  faiblesse  et  d'imprévoyance  un  événement  dont  on  aimerait 
au  moins  à  élever  le  principe  jusqu'à  la  hauteur  de  la  catastrophe 
qui  le  termine.  En  se  jetant  dans  le  midi,  le  duc  d'Orléans  changeait 
le  caractère  de  son  entreprise,  car  il  en  subordonnait  le  succès  à 
l'éventualité  d'un  soulèvement  des  réformés.  Dès  ce  moment,  l'hé- 
ritier de  la  couronne  n'était  plus  que  le  continuateur  décrédité  de 
l'œuvre  de  Henri  de  Kohan  ;  il  prenait  le  rôle  toujours  chanceux  de 
chef  de  parti,  au  lieu  de  faire  valoir  des  droits  auxquels  le  plus  léger 
incident  pouvait  donner  ouverture. 
M.  de  Montmorency  était  issu  d'une  race  qui  avait  habilement  mé- 


LE  CARDINAL  DE  RICHELIEU.  561 

nagé  ses  intérêts  particuliers  dans  l'ardeur  des  luttes  religieuses  d?! 
siècle  précédent.  Conséquent  avec  les  traditions  politiques  de  sa 
maison,  il  crut  pouvoir  ranimer  au  cœur  des  protestans  le  feu  de  îa 
rébellion,  en  même  temps  qu'il  assemblait  de  sa  pleine  autorité  les 
évêques  et  les  états  de  la  province,  pour  les  engager  dans  sa  révolte 
par  la  perspective  de  redressemens  à  réclamer  et  de  privilèges  à  con- 
quérir. L'invincible  obstination  des  protestans  à  repousser  les  offres 
les  plus  brillantes,  pour  se  tenir  en  dehors  de  cette  affaire,  fit  crouler 
ce  plan  par  sa  base.  Les  impressions  de  la  campagne  de  1629  étaient 
encore  si  vives  dans  le  Languedoc,  et  la  conduite  de  Richelieu  en 
matière  rehgieuse  avait  été  si  prudente  et  si  habile,  que  les  officiers 
protestans  se  montrèrent  presque  partout  les  plus  fermes  soutien;^ 
du  gouvernement  royal.  Voyant  que  le  dessein  du  gouverneur  de  fa 
province  était  de  soulever  leurs  coreligionnaires,  au  risque  de  les 
exposer  à  des  vengeances  terribles,  «les  ministres  se  crurent  obligés, 
«  pour  leur  propre  défense,  dit  Richelieu,  de  faire  plus  que  tous  îe^- 
((  autres  pour  le  service  du  roi.  »  Ainsi  l'on  vit  le  duc  de  Montmo- 
rency allant  vainement  de  ville  en  ville  et  de  consistoire  en  consis- 
toire pour  tenter  la  fidéhté  du  peuple,  et  ne  recueillant  que  d'inju- 
rieux refus,  tant  il  est  vrai  que  la  puissance  des  idées  ne  survit  point 
aux  circonstances,  et  qu'en  politique  les  anachronismes  sont  les  plus 
dangereuses  de  toutes  les  illusions!  Le  succès  de  l'insurrection  était 
donc  devenu  impossible.  Elle  n'avait  plus  à  tenter  que  les  hasards 
d'une  bataille,  cette  dernière  ressource  des  causes  compromises. 
Montmorency  voulut  y  mourir.  Entraîné  par  sa  fougue  et  par  la  vue 
de  l'abîme  que  son  imprévoyance  avait  si  tristement  évoqué,  il 
inonda  les  champs  de  Castelnaudary  du  sang  héroïque  des  connéta- 
bles; mais  le  ciel  en  réserva  le  reste  à  l'inflexible  justice  de  Richelieu. 
L'exécution  de  l'arrêt  rendu  par  le  parlement  de  Toulouse  fut  le 
complément  nécessaire  de  la  politique  du  ministre.  Richelieu  com- 
met un  crime  politique,  lorsqu'il  immole  le  maréchal  de  Marillac 
sous  l'appareil  d'une  justice  dérisoire;  quand  il  fait  monter  sur 
l'échafaud  le  chevalier  de  Jars,  et  que,  résolu  d'épargner  sa  vie,  il 
se  complaît  à  lui  faire  dévorer  toutes  les  angoisses  de  la  mort,  le  car- 
dinal est  cruel  et  lâche  dans  sa  cruauté.  Il  n'est  pas  moins  barbare 
lorsqu'il  associe  le  jeune  de  ïhou  au  supphce  de  son  ami,  et  qu'il 
confond  la  non-révélation  d'un  attentat  avec  cet  attentat  lui-même. 
En  frappant  le  duc  de  Montmorency,  RicheUeu  consomme  un  acte 
tout  politique ,  que  l'état  du  pays  imposait  évidemment  à  la  royauté. 
La  clémence  n'est  un  moyen  de  gouvernement  qu'autant  qu'elle^ 
TOME  iv«  37 


562  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

est  parfaitement  libre.  Épargner  Montmorency  après  une  trahison  à 
laquelle  il  avait  tenté  d'associer  les  états  même  de  sa  province ,  c'é- 
tait enseigner  aux  grands  du  royaume  qu'ils  pouvaient  en  pleine 
sécurité  se  lier  au  sort  d'un  prince  assez  puissant  pour  les  protéger 
jusque  dans  sa  défaite.  C'était  leur  révéler,  selon  le  mot  heureux 
du  cardinal,  qu'en  hasardant  leur  fortune  pour  le  duc  d'Orléans, 
ils  la  plaçaient  à  gros  intérêt  sans  exposer  le  fonds.  Cette  résolution 
frappait  d'un  même  coup  les  grands  dans  leur  puissance  et  Gaston 
dans  son  honneur;  le  ministre  avait,  en  eflet,  la  certitude  que  le  sort 
réservé  à  Montmorency  n'empêcherait  pas  l'accommodement  si  vive- 
ment imploré  par  le  prince.  Le  plus  sûr  moyen  de  frapper  au  cœur 
un  parti  fut  toujours  de  déshonorer  son  chef,  et  c'était  atteindre  ce 
but  de  la  manière  la  plus  complète  que  de  faire  tomber  la  tête  du 
gouverneur  du  Languedoc  en  même  temps  que  la  clémence  frater- 
nelle du  roi  s'étendait  sur  l'instigateur  de  sa  révolte,  pour  le  rétablir 
dans  ses  honneurs  et  dans  la  jouissance  de  tous  ses  biens. 

Presque  tous  les  historiens  ont  rapporté,  d'après  Siri,  la  longue 
argumentation  dans  laquelle  le  cardinal  expose  au  conseil  avec  une 
impartialité  calculée  les  motifs  sur  lesquels  on  pouvait  s'appuyer  pour 
faire  prévaloir  ou  le  parti  de  la  rigueur  ou  celui  de  la  clémence; 
mais  la  publication  intégrale  des  Mémoires  a  révélé  un  fait  moins 
connu.  D'après  le  ministre ,  ou  suivant  l'écrivain  auquel  il  avait 
donné  mission  d'écrire,  le  roi  seul  aurait  décidé  l'exécution  immé- 
diate du  noble  condamné.  L'auteur  des  Mémoires  affirme  que  Riche- 
lieu opina  pour  la  condamnation  à  mort  sans  commutation,  avec 
déclaration  royale  portant  que  l'arrêt  serait  exécuté  «  à  la  première 
mauvaise  conduite  de  Monsieur  contre  son  devoir  et  la  volonté  de 
sa  majesté.»  Ici  se  révèle  l'homme  tout  entier.  Pour  conquérir  une 
importante  garantie  de  plus,  Richelieu  n'hésite  pas  à  violer  tous  les 
principes  du  droit  et  de  l'humanité.  Il  prétend  faire  dépendre  du 
fait  d'un  tiers  l'exécution  d'un  arrêt  criminel,  et  il  ne  lui  répugne 
pas  de  préparer  au  condamné  une  position  d'attente  plus  atroce  que 
la  mort  môme.  Aux  yeux  du  cardinal,  la  justice  est  absorbée  par  la 
nécessité  politique,  idée  funeste  qui  est  la  grande  tentation  et  la 
pierre  d'achoppement  de  l'iiomme  d'état.  La  mort  du  duc  de  Mont- 
morency acheva  l'œuvre  de  la  soumission  des  grands,  comme  l'ha- 
bile expédition  du  Languedoc  et  du  Vivarais  avait  terminé  la  lutte 
contre  les  réformés.  A  partir  de  ce  jour,  la  pensée  de  Richelieu  ne 
rencontra  plus  d'obstacle,  et,  s'il  eut  à  frapper,  il  faut  reconnaître 
qu'il  n'eut  plus  à  vaincre.  Aussi  toute  son  attention  se  porte-t-eUe 


* 


LE  CARDINAL  DE  RICHELIEU.  563 

sur  l'Europe  soumise  alors  à  rexpérimentation  de  la  politique  vigou- 
reuse qui  lui  avait  si  bien  réussi  à  l'intérieur  du  royaume.  De  nou- 
veaux débats  avec  Monsieur  toujours  suivis  de  conciliations  à  prix 
d'argent  et  du  désaveu  de  ses  complices,  des  négociations  peu  sé- 
rieuses avec  la  reine  exilée  pour  préparer  un  retour  que  le  cardinal 
est  bien  résolu  à  refuser,  des  intrigues  de  femmes  et  de  mignons 
qui  troublent  la  sécurité  du  puissant  ministre  sans  le  détourner 
jamais  de  ses  desseins,  de  grands  évènemens  traversés  par  des  mi- 
sères, remplissent  cette  vie  qui  se  confond  désormais  avec  la  vie 
même  de  son  siècle. 

La  conspiration  d'un  favori  comblé  des  bienfaits  du  prince  et  du 
ministre  ne  fut  qu'un  accident  sans  importance  aux  derniers  jours 
de  cette  existence  agitée.  Un  fat  enivré  de  sa  fortune ,  un  homme 
de  plaisirs,  insolent  envers  son  roi  autant  qu'ingrat  envers  son  bienfai- 
teur, n'était  pas  de  taille  à  reprendre  avec  succès  des  tentatives  qui 
avaient  échoué  dans  des  conditions  bien  autrement  redoutables.  La 
conjuration  de  Cinq-Mars,  étourdi  sans  tête  et  sans  cœur,  vendant 
son  pays  à  l'Espagne  et  rouvrant  à  Gaston  la  voie  de  trahison  où  ce 
prince  avait  marché  toute  sa  vie ,  fut  un  exemple  de  fascination  et 
d'outrecuidance  plutôt  qu'un  péril  sérieux  pour  le  royaume.  Aussi, 
lors  même  que  le  favori  était  maître  de  l'oreille  royale,  Richelieu 
n'éprouva-t-il  jamais  le  besoin  de  préparer  des  armes  contre  lui,  bien 
assuré  que  la  légèreté  du  grand-écuyer  lui  en  fournirait  de  surabon- 
dantes. Le  drame  sanglant  de  la  place  des  Terreaux  n'était  point 
nécessaire  pour  faire  triompher  un  système  moins  menacé  à  cette 
époque  par  îa  force  de  ses  ennemis  que  par  l'obscurité  de  leurs 
intrigues.  Plusieurs  années  avant  la  tentative  du  jeune  d'Effiat,  Ri- 
chelieu assistait  au  triomphe  et  au  développement  de  sa  pensée. 
L'unité  monarchique  était  fondée ,  le  droit  commun  pesait  sur  les 
plus  hautes  têtes ,  et  des  pouvoirs  incertains  de  leurs  attributions , 
plus  incertains  encore  dans  leurs  principes,  s'étaient  tous  effacés  de- 
vant l'éclat  du  trône.  Les  idées  et  les  lettres  se  modelaient  sur  le 
type  éclatant  conçu  par  le  ministre  et  qu'allait  réaliser  bientôt  le  fils 
de  Louis  XIIL 

La  fécondité  inespérée  de  la  reine  parut  associer  la  Providence 
elle-même  à  l'œuvre  poursuivie  à  travers  tant  d'obstacles  et  assise  au 
prix  de  tant  de  sang.  C'est  un  curieux  morceau  que  celui  qui  ter- 
inine  par  le  compte  rendu  de  l'année  1638  les  importans  Mémoires 
dont  nous  avons  essayé  de  faire  connaître  la  substance.  On  dirait  un 
ardent  cantique  d'actions  de  grâce  élancé  vers  le  ciel,  un  Te  Deum  so- 

37. 


o64  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

lennel  entonné  par  le  ministre  d'une  grande  monarchie,  au  moment 
où  Dieu  donne  au  royaume  un  gage  visible  de  sa  protection,  et  où  le 
souverain  dépose  sa  couronne  aux  pieds  de  la  Vierge  protectrice  de 
la  France.  C'est  donc  de  ce  sommet  suprême  de  sa  grandeur  et  de 
sa  fortune  que  nous  pouvons  embrasser  la  combinaison  de  Richelieu, 
et  apprécier  la  pensée  politique  destinée  à  combler  le  vide  immense 
laissé  dans  les  sociétés  humaines  par  la  chute  de  la  hiérarchie  féo- 
dale et  la  crise  du  x\V  siècle. 

Les  germes  de  mort  que  la  monarchie  absolue  recelait  dans  son 
sein  n'échappent  aujourd'hui  aux  regards  de  personne,  et  par  de  là 
les  éclatans  succès  du  règne  dont  on  voit  poindre  l'aurore,  il  est 
facile  de  pressentir  la  décadence  d'une  forme  sans  garantie  et  d'une 
pensée  sans  avenir.  Si  le  .règne  de  Louis  XIV  est  le  fruit  du  règne 
de  Richelieu,  si  le  grand  roi  est  l'œuvre  et  comme  la  créature  même 
du  grand  ministre,  n'est-il  pas  également  certain  que  Louis  XIV 
prépara  par  l'extension  du  pouvoir  royal  la  tempête  qui  faillit  em- 
porter toutes  les  monarchies?  Quelle  garantie  restait  à  la  royauté 
contre  ses  propres  entraînemens ,  quelle  force  trouvait-elle  dans  ses 
épreuves,  quelles  racines  pouvait-elle  pousser  désormais  dans  le 
cœur  et  dans  les  intérêts  des  peuples?  En  écrasant  la  réforme,  Ri- 
chelieu avait  respecté  la  liberté  de  conscience,  mais  celle-ci  ne  se- 
rait-elle pas  menacée  lorsqu'une  inspiration  moins  politique  que 
celle  du  cardinal  viendrait  à  prévaloir  dans  les  conseils  de  la  cou- 
ronne? En  portant  la  guerre  dans  toute  l'Europe,  et  en  subvention- 
nant presque  tous  les  princes  du  continent,  Richelieu  avait  su  fonder 
et  maintenir  le  crédit  public;  mais  quelle  garantie  lui  serait  donnée, 
et  quelle  puissance  pourrait  le  protéger  contre  les  audacieuses  spé- 
culations d'un  Law  ou  les  mesures  spoliatrices  d'un  Terray?  Dans 
ses  transactions  diplomatiques,  Richelieu  s'était,  pendant  près  de 
vingt  ans,  inspiré  d'une  même  pensée;  mais  quel  cabinet  saurait 
garder  ces  hautes  et  fermes  traditions  dans  une  cour  où  le  bon  plai- 
sir faisait  seul  les  ministres?  Quel  pouvoir  serait  assez  fort  pour  em- 
pêcher Dubois  de  vendre  son  pays  à  l'Angleterre,  et  les  maîtresses 
d'un  roi  dissolu  de  décider  souverainement  de  la  guerre  et  de  la 
paix?  Les  parlemens  avaient  perdu  une  partie  de  leur  indépendance; 
les  libertés  municipales  et  celles  des  provinces  avaient  disparu  avec 
les  remparts  des  villes  et  les  donjons  seigneuriaux.  Les  classes  bour- 
geoises, pour  puiser  de  la  force  contre  l'aristocratie  de  cour,  ten- 
daient à  se  confondre  avec  la  démocratie  elle-même,  tandis  que  la 
«oblesse  abattait  ses  futaies  et  laissait  tomber  ses  châteaux  pour 


LE  CARDINAL  DE  RICHELIEU.  565 

venir  faire  figure  à  Versailles.  Un  seul  pouvoir  se  dressait  donc 
contre  la  royauté,  celui  de  l'opinion  publique,  pouvoir  dangereux 
lorsqu'il  est  sans  interprète,  et  qui  prépare  les  révolutions  en  ren- 
dant les  transactions  presque  toujours  impossibles.  Rien  de  tout  cela 
n'est  douteux ,  et  Richelieu  verrait  aujourd'hui  tout  aussi  distincte- 
ment que  nous  le  côté  faible  de  sor;  œuvre.  Mais  pouvait-il  pressentir 
ces  conséquences  éloignée^,  et  jusqu'à  quel  point  devait-il  se  refuser 
à  fonder  le  présent  par  la  crainte  de  compromettre  l'avenir? 

Toutes  les  révolutions  sont  logiciennes,  et  l'on  espérerait  vaine- 
ment les  arrêter  dans  le  cours  de  leurs  inflexibles  syllogismes.  Ri- 
chelieu visait  au  plus  pressé,  et,  la  vue  obscurcie  par  la  fumée  du 
combat,  il  ne  découvrait  que  les  obstacles  qu'il  avait  en  face  de  lui. 
Aucun  de  ses  contemporains  ne  paraît  avoir  eu  des  prévisions  plus 
lointaines;  car,  de  tous  les  esprits  éminens  du  xvii^  siècle,  le  saint 
instituteur  du  duc  de  Rourgogne  est  le  premier  écrivain  qui  ait  es- 
sayé de  formuler  pour  la  France  un  plan  de  réorganisation  politique. 
On  a  vu,  par  le  spectacle  des  temps  antérieurs  à  l'avènement  du  car- 
dinal, combien  peu  la  haute  aristocratie  avait  le  goût  et  l'instinct  des 
réformes  sérieuses  :  la  fronde  montra  également  jusqu'à  quel  point 
les  classes  bourgeoises  étaient  alors  dénuées  de  patriotisme  et  d'es- 
prit politique.  Sous  la  régence  d'Anne  d'Autriche,  les  parlementaires 
firent  une  campagne  non  moins  factieuse  et  non  moins  stérile  que 
celle  des  grands  sous  la  régence  de  Marie  de  Médicis.  Ils  abdiquè- 
rent promptement  la  direction  du  mouvement  suscité  par  eux,  et  le 
conseiller  Rroussel  s'effaça  vite  devant  le  prince  de  Condé  venant 
livrer  à  la  suprématie  monarchique  un  vain  et  dernier  combat.  Par- 
lemens,  noblesse,  provinces,  villes  et  corporations,  chacun  tirait  à 
soi  dans  la  vieille  France  :  deux  forces  pouvaient  seules  rattacher  à 
un  centre  commun  ces  membres  épars  d'un  grand  corps ,  la  royauté 
ou  la  révolution ,  les  idées  de  Richelieu  ou  celles  de  la  constituante. 

Louis  DE  Carné. 

(  La  dernière  partie  au  prochain  rf.  ) 


>  t  -  Kwnawdi 


LA  MARINE 


DES 


ARABES  ET  DES  HINDOUS. 


Depuis  l'époque  où  les  Phéniciens  disparurent  de  la  scène  du 
monde,  jusqu'à  celle  où  les  découvertes  de  la  fln  du  XV"  siècle  ame- 
nèrent des  résultats  aussi  rapides  quinjprévus,  l'histoire  ne  nu 
tionne  aucun  peuple  vraiment  navigateur,  et  par  suite  aucune  e\^ 
dition  maritime.  L'élan  qu'ils  avaient  donné  n'est  plus  suivi  après 
eux;  on  profite  de  leurs  découvertes  sans  en  agrandir  sensibleni 
le  domaine.  Les  nations  semées  sur  les  bords  de  la  Méditerran    , 
destinées  à  se  distribuer  dans  les  îles  et  dans  les  archipels,  sillon- 
nèrent de  bonne  heure  les  eaux  bleues  de  leur  grand  lac  sur  dej= 
barques,  sur  des  galères  à  deux  et  trois  rangs  de  rames;  mais  com- 
ment naviguait-on  dans  ces  temps  reculés?  Homère  nous  l'a  di( 
y  avait  mille  ans  et  plus,  selon  les  anciens  auteurs,  qu'un  na\ 
égyptien  avait  pour  la  première  fois  paru  en  Grèce,  quand  les  AU 
niens,  attaqués  chez  eux,  furent  en  état  de  détruire  à  Salamine  le^ 
grosses  flottes  de  la  Perse.  Héritiers  des  Phéniciens,  les  Cartli 
nois  régnèrent  en  maîtres  sur  toute  cette  partie  de  la  Médilcrr.!; 


LA  MARINE  DES  ARABES  ET  DES   HINDOUS.  567 

que,  bien  des  siècles  après  eux,  infestèrent  les  pirates  barbaresques 
établis  sur  leurs  ruines.  Mais  il  est  douteux  qu'aucun  de  leurs  navires 
ait  volontairement  franchi  les  colonnes  d'Hercule.  Attirés  vers  ces 
villes  célèbres  qui  furent  tour  à  tour  l'entrepôt  des  richesses  du  vieux 
monde,  et  dont  Alexandrie  peut  être  considérée  comme  la  dernière 
dans  l'ordre  des  temps,  les  commerçans  des  trois  parties  du  monde 
se  rendaient  à  un  point  donné  sans  chercher  à  découvrir  ailleurs 
des  pays  barbares  ou  des  plages  désertes.  Les  fastueuses  galères  de 
Géopâtre,  si  splendides  qu'une  seule  d'entre  elles  eût  suffi  à  payer 
les  frais  de  la  moitié  de  la  flotte  que  Rome  équipa  dans  la  première 
guerre  punique,  ces  chaloupes  dorées  étaient,  au  point  de  vue  nau- 
tique, quelque  chose  de  pareil  aux  caïques  des  Cyclades,  ou  mieux 
aux  djermes  allongées  qui  promènent  les  pachas  de  Rosette  au  Caire; 
quelque  grandes  qu'elles  fussent,  le  moindre  orage  les  rejetait  en 
désordre  dans  le  port;  elles  ne  sortaient  prudemment  qu'entre  deux 
tempêtes.  Dans  ces  temps-là,  le  plus  court  voyage  était  marqué  par 
un  coup  de  vent;  rarement  on  allait  de  la  côte  de  Syrie  à  celles  du 
Péloponèse  ou  de  l'Italie,  des  ports  africains  aux  rives  de  la  pénin- 
sule, sans  faire  naufrage  au  moins  une  fois  à  Samos,  à  Mélite,  aux 
îles  Baléares;  ce  qui  prouve  que  les  navires  ne  pouvaient  lutter  contre 
le  moindre  gros  temps,  et  que  les  naùtonniers,  timides  en  raison  de 
leur  ignorance,  voguaient  par  instinct  à  la  recherche  des  îles,  des 
caps,  phares  naturels  placés  de  tous  côtés  sur  leur  chemin. 

Avec  des  barques  plus  pesantes  et  plus  solides,  parce  que  les  bois 
étaient  plus  abondans  et  moins  précieux ,  les  mers  plus  agitées ,  les 
ouvriers  moins  habiles,  les  Scandinaves,  les  Danois,  les  Normands, 
ces  hordes  vagabondes  et  pillardes,  quelle  que  soit  leur  dénomination, 
ne  faisaient  que  suivre  le  littoral  de  la  Baltique,  battre  les  deux  rives 
de  la  Manche,  côtoyer  la  Bretagne;  prêts  à  remonter  les  fleuves  avec 
leurs  navires  presque  plats,  ils  se  guidaient  sur  les  blanches  falaises, 
sur  les  sombres  rochers  de  la  plage  plus  que  sur  les  étoiles  d'un  ciel 
souvent  nébuleux.  C'étaient  des  guerriers  embarqués  et  non  des  na- 
vigateurs. Au  temps  des  croisades,  la  navigation  plus  avancée  ne  fut 
encore  qu'un  moyen;  il  ne  s'agissait  pas  de  pousser  des  conquêtes 
hasardeuses  vers  un  continent  inexploré,  mais  de  s'assurer  la  pos- 
session de  cette  terre  sainte  que  plus  tard  Colomb,  et  après  lui  Albu- 
querque,  ne  désespérèrent  pas  de  soumettre,  en  prenant  à  revers 
un  ennemi  inattaquable  du  côté  de  l'Europe.  Les  anciens  eurent, 
il  est  vrai,  des  colonies  :  long-ten^ps  avant  que  Rome  existât,  les 
Phéniciens  avaient  fondé  Carthaga;  les  Phocéens  s'établirent  aux 


568  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

bouches  du  ^hône,  tandis  qu'à  Test  de  la  Sardaigne  les  Athéniens 
Mtissaient  une  ville.  Ces  migrations  annoncent  de  la  part  des  peu- 
ples d'alors  une  tendance  à  transplanter  l'excédant  de  la  population, 
sinon  sous  d'autres  cieux,  au  moins  à  d'assez  grandes  distances,  eu 
égard  aux  limites  que  l'on  assignait  en  ces  temps  à  la  terre;  cepen- 
dant il  est  à  remarquer  que  les  émigrans ,  n'osant  traverser  la  Mé- 
diterranée dans  sa  largeur,  s'en  allaient  le  long  du  rivage  chercher, 
du  même  côté  que  la  mère-patrie,  le  lieu  favorable  à  l'établissement 
projeté  :  bien  entendu  qu'on  ne  peut  considérer  comme  voyages  les 
migrations  providentielles  qui  ont  jeté  des  peuples  sur  des  îles  loin- 
taines où  nous  les  voyons  se  développer  sans  que  la  tradition  soit 
capable  de  soulever  le  voile  sous  lequel  se  cache  leur  origine. 

L'expédition  phénicienne,  fabuleuse  peut-être,  entreprise  l'an  604^ 
avant  notre  ère,  par  ordre  de  Nechos,  roi  d'Egypte,  et  qui,  partie 
du  golfe  de  Suez,  doubla  l'Afrique  pour  venir  mouiller  à  l'embou- 
chure du  Nil,  cette  expédition  serait  donc  la  seule  dont  l'histoire 
ait  conservé  le  souvenir,  et  elle  devait  être  le  complément  de  voyages 
antérieurs  poussés  hors  du  détroit  de  Bab-el-Mandeb,  sur  la  côte 
d'Afrique.  Mais  ces  barques  aventureuses  n'avaient  pas  laissé  sur  les 
trois  mers,  sans  doute  bien  lentement  parcourues,  plus  de  traces 
que  n'en  laisse  à  travers  le  firmament  l'étoile  filante.  Derrière  les 
Phéniciens,  la  route  du  Cap  devait  se  refermer  pour  vingt  siècles. 
Cependant  toute  science  est  née  en  Orient  :  avant  nous,  on  con- 
naissait en  Chine  les  propriétés  de  l'aiguille  aimantée;  mais  dans 
ce  pays  stationnaire,  parce  qu'il  lui  manque  l'émulation  du  dehors, 
les  découvertes  restèrent  presque  toujours  sans  résultat.  Dès  l'au- 
rore des  temps  historiques,  on  y  observait  les  astres,  et  les  empe- 
reurs durent  confier  aux  missionnaires  européens  la  réforme  d'un 
calendrier  par  trop  fautif;  ne  voyons-nous  pas  aussi  où  en  est  au- 
jourd'hui l'artillerie  dans  le  céleste  empire,  où  depuis  tant  de  siècles 
on  se  sert  de  la  poudre  à  canon?  De  bonne  heure,  les  Chaldéens  sui- 
virent dans  le  firmament  la  marche  des  planètes  et  le  mouvement 
des  constellations;  placés  assez  près  de  l'équateur,  les  bergers  de 
l'Yémen  pouvaient  presque  embrasser  d'un  même  regard  les  astres 
des  deux  hémisphères,  étudier  à  la  fois  l'étoile  polaire  et  la  croix  du 
sud,  mais  il  semblerait  que  l'harmonie  des  sphères  célestes  n'était 
pour  eux  qu'un  délassement  de  l'immobilité  muette  du  désert.  Ils 
cherchaient  à  lire  dans  ces  corps  lumineux,  si  brillans  durant  leurs 
nuits  toujours  sereines,  la  connaissance  des  choses  à  venir.  S'ils  ap- 
prenaient à  se  guider  dans  leurs  solitudes  immenses,  il  est  douteux 


LA  MARINE  DES  ARABES  ET  DES  HINDOUS.  569 

qu'ils  rêvassent  derrière  quels  continens  lointains  disparaissait  le 
soleil.  L'Egypte,  qui  sut  tant  de  choses  au  temps  de  sa  splendeur, 
connaissait  la  géométrie,  dont  les  quatre  faces  triangulaires  de  ses 
pyramides  sont  comme  le  symbole,  et  l'astronomie,  puisque  le  dis- 
ciple de  Thaïes,  Anaximandre,  répandU  en  Grèce  les  figures  du  zo- 
diaque rapportées  de  Memphis  par  son  maître.  Cependant  toutes 
ces  découvertes  faites  en  Orient  de  loin  en  loin,  tour  à  tour  perfec- 
tioni^es,  puis  ensevelies  sous  les  ruines  de  la  nation  à  laquelle  elles 
étaient  dues,  attendaient  que  l'Europe  les  reprît  l'une  après  l'autre 
et  les  soumît  patiemment  à  une  application  régulière. 

D'ailleurs,  dans  ces  temps  reculés,  les  navires,  traversant  des  dé- 
troits ou  des  mers  intérieures,  ne  faisaient  presque  autre  chose  que 
passer  un  bac,  porter  des  marchandises  d'une  caravane  à  l'autre;  ces 
petits  voyages  pouvaient  s'accomplir  sans  le  secours  de  la  boussole, 
de  cette  étoile  toujours  lumineuse  que  le  nautonnier  tient  dans  le 
creux  de  sa  main.  De  la  Méditerranée  à  la  mer  Jaune,  du  détroit  des 
Dardanelles  à  la  Manche  de  Tartarie,  dans  tout  l'Orient,  ce  pays  de 
migrations  incessantes,  les  routes  restaient  tracées,  et  le  commerce 
dut  avoir  lieu  par  caravanes;  avant  de  construire  de  grands  vais- 
seaux, le  Persan,  l'Arabe,  l'Égyptien,  l'Hindou,  employèrent  les 
animaux  rapides  ou  robustes  que  Dieu  leur  avait  donnés  :  le  cheval, 
le  chameau,  l'éléphant.  La  source  des  "peuples  comme  celle  des 
fleuves  est  sur  les  plateaux  élevés,  au  sein  des  continens.  Effrayé 
de  l'immensité  de  l'Océan,  toujours  furieux  aux  abords  des  caps, 
qu'une  crainte  superstitieuse  faisait  regarder  comme  infranchissa- 
bles, l'homme  aima  mieux  traverser  le  désert  que  de  le  tourner.  Lès 
anciennes  puissances  maritimes  ne  semblaient-elles  pas  aussi  desti- 
nées à  périr  en  un  seul  jour  comme  le  vaisseau  dans  la  tempête?  On 
eût  dit  qu'elles  n'avaient  pas  plus  de  racines  dans  lé  sol  que  les  po- 
pulations flottantes  ralliées  au  hasard  dans  leurs  ports.  Malgré  leur 
opulence,  Tyr,  Sidon,  Carthage,  l'Alexandrie  des  Ptolémées  elle- 
même,  bien  que  moins  exclusivement  commerçante  et  reine  aussi 
par  la  philosophie  et  les  lettres,  n'eurent  pas  les  proportions  de 
Thèbes ,  de  Memphis,  de  Balbec ,  de  Palmyre ,  de  ces  gigantesques 
cités  assises  en  terre  ferme  loin  d'un  océan  quelconque;  elles  n'étaient 
pour  ainsi  dire  que  des  villes  du  second  âge.  Dans  des  siècles  plus 
rapprochés,  nous  voyons,  sans  que  les  fléaux  de  la  guerre  amè- 
nent ces  changemens  notables,  les  grandes  places  d'entrepôt  dépérir 
tout  à  coup,  le  jour  où  s'ouvre  une  route  inconnue,  où  les  naviga- 
teurs, prenant  une  direction  nouvelle,  doublent  enfin  des  caps  re- 


570  REVUE  DES  11EUX  MONDES. 

doiitx^s,  et,  franehissant  les  stations  intermédiaires,  s'en  vont  cher- 
cher les  produits  d'une  contrée  lointaine,  le  plus  près  possible  de 
leur  source. 

Cependant,  si  aucune  expédition  hasardeuse  dont  la  tradition  se 
soit  conservée  (  excepté  celle  qu'Alexandre  envoya  sur  les  côtes  de 
l'Inde,  encore  était-ce  une  expédition  conquérante)  ne  fut  entre- 
prise durant  une  si  longue  série  de  générations ,  si  la  boussole  élait 
la  première  condition  de  tout  voyage  de  découvertes,  de  i§oche 
en  proche,  de  port  en  port,  le  trajet  voulu  s'effectuait.  L'Assyrie, 
l'Égjpte,  la  Rome  des  Césars,  et  enfin  Byzance^  soutirèrent  les 
richesses  de  l'Orient;  la  soie  de  Chine,  les  épices  des  Moluques  et 
de  Ceylan ,  les  perles  du  Bahrain  et  de  l'Inde ,  les  esclaves  et  les 
parfums  de  l'Ethiopie,  les  cotons  de  l'Indus,  s'acheminaient  vers 
l'ouest  par  deux  routes,  la  mer  Rouge  et  le  golfe  Persique.  Chacun 
des  peuples  qui  déversaient  dans  la  barque  voisine  le  produit  de  son 
sol  ne  connaissait  que  cette  place  intermédiaire  où  l'habitude  le 
conduisait;  donnant  d'une  main  et  recevant  de  l'autre,  le  marchand 
savait  à  peine  d'où  venait  et  où  allait  la  cargaison  achetée  ou  vendue. 
Le  commerce  était  alors  entre  les  nations  un  lien  presque  mystérieux 
que  la  moindre  guerre  devait  nécessairement  rompre  sur  quelque 
point. 

Placée  comme  un  grand  fleuve  entre  deux  parties  du  globe  assu- 
rément bien  différentes  l'une  de  l'autre,  et  qu'elle  semblerait  plutôt 
unir  que  séparer,  la  mer  Rouge  vit  s'élever,  dès  les  premiers  âges, 
sur  le  côté  asiatique  surtout,  des  places  maritimes.  Au  fond  du  petit 
golfe  d'Akaba,  s'élevait  Asiongaher,  la  grande  cité  d'où  partirent  les 
vaisseaux  de  Salomon  pour  aller  à  Ophir  chercher  l'or,  les  pierres 
précieuses ,  et  cette  matière  inconnue  (  algumim  ou  almugim  ) ,  bois 
de  construction  ou  corail  que  les  interprètes  n'ont  pu  déterminer  (1); 
sur  la  rive  opposée,  Bérénice  offrait  son  port  aux  navigateurs  de 
l'Arabie,  aux  marchands  de  l'Asie  orientale,  qu'accueillit  plus  tard 
la  petite  rade  de  Schavana  [Myos-Hormos]  (2),  quand,  par  des  raisons 


(1)  Un  écrivain  anglais  a  essayé  de  prouver  dernièrement  que  ccUe  mystérieuse 
contrée  d'Ophir  devait  être  le  pays  d'Ava,  parce  que,  dit-il,  aujourd'hui  mî^me  le 
corameroe  lire  de  ce  pays  tout  ce  que  Salomon  faisait  transporter  par  les  flottes 
qu'il  envoyait  à  Ophir;  mais,  çn  admettant  que  les  Phéniciens  entretinssent  des 
relations  suivies  avec  les  ports  de  l'Ipde  (et  lesquels?),  n'est-il  pas  plus  naturel  de 
s'en  rapporter  aux  paroles  de  l'historien  Josèphe,  qui  place  en  Afrique  cette 
aiirea  regio? 

(i)  Slrabon  parle  d'une  seule  flotte  de  cent  vingt  vaisseaux  destinée  au  commeit 
de  rittdc,  et  sortie,  de  son  temps,  du  port  de  Myos-Hormos. 


L4  MARINE  DES  ARABES  ET  DES  HINDOUS.  571 

que  l'histoire  n'a  pas  dites,  le  commerce  s'y  transporta  tout  entier, 
pour  s'éloigner  ensuite  et  s'établir  définitivement,  quoique  dans  des 
proportions  moindres,  àQosséir,  où  il  est  alimenté  parles  caravanes 
de  Kous  et  de  Kéneh.  Quand  l'empire  des  Ptolémées  s'allongea  s^r 
la  côte  africaine  jusqu'au  détroit  de  Bab-el-Mandeb ,  d'autres  villes 
parurent,  parmi  lesquelles  la  plus  importante  était  Adulis  [Adoule], 
assise  en  face  de  l'Yémen ,  de  cet  heureux  et  fertile  pays  dont  l'an- 
tique capitale  était  une  cité  sainte  avant  l'islamisme.  Peu  à  peu,  tout 
le  long  de  la  mer  d'Oman,  d'Aden  au  détroit  d'Hormuz,  les  familles 
arabes,  après  avoir  erré  long-temps  avec  leurs  troupeaux,  songèrent 
à  bâtir  de  petites  places  fortes;  à  voir  seulement  Aden  et  Mascate, 
on  comprend  que  ces  villes  si  bien  sitaées  pour  être  défendues  ont 
été  fondées  non  point  peu  à  peu,  par  agglomération,  comme  celles 
qui  plus  tard  entourent  d'une  muraille  leurs  maisons  groupées  au  ha- 
sard, mais  bien  sous  l'inspiration  ambitieuse  d'un  chef  de  tribu  qui 
cherchait  à  se  faire  sa  part.  Aussi  y  en  eut-il  qui  devinrent  des  re- 
paires de  pirates,  particulièrement  celles  qui,  placées  sur  le  bord  du 
golfe  Persique,  pouvaient  lancer  leurs  vaisseaux  à  la  rencontre  des 
flottilles  allant  des  ports  de  l'Inde  à  l'embouchure  de  l'Euphrate, 
aussi  facilement  que  Tunis  et  Alger  menaçaient  les  navires  euro- 
péens à  leur  passage  entre  l'Espagne  et  les  états  barbaresques,  entre 
l'Affique  et  les  caps  de  la  Sardaigne  ou  de  la  Sicile. 

Quand  l'empire  de  Mahomet,  absorbant  toute  l'Arabie,  s'appuya 
sur  les  deux  golfes,  les  Sassanides,  subitement  coudoyés  le  long  de 
l'Euphrate  par  une  puissance  nouvelle,  possédaient  encore  et  les 
grandes  villes  des  temps  passés,  et  les  grandes  villes  des  temps  pré- 
sens; mais,  deux  siècles  plus  tard,  les  khalifes  Abassides,  maîtres 
des  plus  belles  et  des  plus  célèbres  contrées  du  monde,  ayant  trans- 
porté la  capitale  de  leurs  immenses  états  là  où  s'étaient  élevées  suc- 
cessivement celles  des  Babyloniens,  des  Assyriens,  des  Syriens  et 
des  Parthes,  le  golfe  Persique  devint,  aux  dépens  de  la  mer  Rouge, 
ce  qu'il  avait  dû  être  primitivement,  la  route  par  laquelle  arrivèrent 
les  richesses  de  la  Perse,  de  l'Inde,  de  la  Chine,  en  un  mot  celle 
qu'avaient  suivie  jadis  les  navigateurs  de  l'Orient,  attirés  au  bas  du 
fleuve  par  le  luxe  de  Ninive,  de  Babylone,  de  Séleucie,  de  Ctésiphon. 
A  mesure  que  l'islamisme  s'étendit  sur  la  rive  opposée  du  golfe  et 
s'avança  dans  l'Inde ,  des  relations  plus  intimes  s'établirent  entre  les 
peuples  de  l'Arabie  et  ceux  du  Gouzerate,  de  Cambaye,  du  Deccan; 
peu  à  peu  toute  la  côte  occidentale  de  la  presqu'île  indienne  se  trouva 
engagée,  avec  les  ports  situés  sur  la  mer  d'Oman  et  à  l'entrée  des 


572  UKVDE  DES  DEDX  MONDES. 

deux  golfes,  dans  un  commerce  qui  se  faisait  presque  tout  par  les 
navires  arabes,  et  ce  fut  cet  état  de  choses  que  troubla  l'arrivée  des 
Portugais  au-delà  du  cap  des  Tempêtes,  que  détruisit  pour  quelque 
temps  Albuquerque ,  en  abattant  toutes  les  forteresses ,  en  brûlant 
toutes  les  flottes  qu'il  rencontra  autour  de  ce  vaste  bassin.  D'un  si 
glorieux  passé ,  les  Portugais  de  Goa  n'ont  pu  conserver  que  ce  qui 
reste  à  un  fidalgo  ruiné,  les  portraits  de  leurs  ancêtres,  de  ces 
hommes  de  fer,  infatigables  et  inflexibles,  parce  qu'ils  vengeaient 
non-seulement  leur  patrie,  mais  encore  l'Europe  méridionale  des 
humiUations  et  des  maux  que  les  mahométans  leur  avaient  fait  souf- 
frir. Aujourd'hui  qu'une  compagnie  de  marchands  gouverne  ou  do- 
mine à  son  gré  une  partie  de  l'Asie ,  il  est  tout  naturel  que  le  com- 
merce arabe  ait  repris  paisiblement  son  cours.  On  dirait  que  rien  n'a 
été  changé  dans  les  habitudes  de  ces  marins  primitifs;  la  civiHsation 
les  a  si  peu  modifiées ,  leurs  besoins  sont  si  bien  restés  les  mêmes, 
qu'ils  vont  aux  lieux  accoutumés  porter  et  chercher  les  mêmes  pro- 
duits, du  moins  en-deçà  de  Ceylan;  car  doubler  cette  île  semble  être 
pour  eux  le  voyage  de  long' cours,  et  il  s'effectue  avec  des  navires 
d'un  plus  fort  tonnage  et  de  construction  moderne. 

Lorsque,  en  arrivant  à  Suez,  vous  apercevez  dans  un  même  tableau 
les  rocs  d'Afrique  sombres  et  désolés,  et  les  dunes  de  l'Asie  dorées 
par  un  soleil  qui  fait  miroiter  les  eaux  de  la  mer  Rouge,  et  danser 
les  deux  minarets  au-dessus  des  toits  gris,  si  une  caravane  de  pèle- 
rins turcs,  égyptiens,  barbaresques ,  penchés  sur  leurs  chameaux, 
abrités  sous  des  parasols  aux  couleurs  bariolées,  flanqués  de  carabines 
allongées,  de  larges  tromblons,  de  cruches  et  d'amphores  byzan- 
tines, vous  étourdit  subitement  d'un  cri  poussé  sur  toute  la  ligne, 
regardez  dans  la  baie,  au  large,  dans  la  direction  des  puits  de  Moïse: 
vous  verrez  un  petit  pavillon  vert  flotter  à  la  vergue  d'un  lourd 
chébek;  ce  bâtiment,  destiné  à  transporter  à  Djiddah  les  pèlerins  de 
la  Mekke,  appartient  à  l'espèce  appelée  dow;  c'est  le  prototype  de 
tous  ceux  qui  sont  montés  par  des  équipages  arabes,  à  quelques  mo- 
diûcations  près.  Son  arrière  élevé  s'allonge  au-delà  du  gouvernail , 
comme  dans  les  felouques  espagnoles;  trois  haubans  de  chaque  côté 
soutiennent  un  mût  court,  pesant,  incliné  sur  la  proue,  lequel  porte 
une  lourde  voile  latine  amarrée  sur  une  vergue  massive  faite  de  deux 
pièces  de  bois  liées  ensemble.  Cet  équipement  est  tellement  simple, 
qu'on  y  trouve  une  preuve  de  la  haute  antiquité  de  cette  sorte  de 
construction;  la  manière  de  naviguer  est  également  primitive.  Comme 
Jes  bateHers  du  Nil,  les  marins  de  la  mer  Rouge  amènent  leur  voile 


LA  MARINE  DES  ARABES  ET  DES  HINDOUS.  bTS 

chaque  soir;  les  capitaines  ne  se  doutent  même  pas  de  l'existence  de 
la  belle  carte  dressée  par  le  brick  de  guerre  Euphrate  de  la  marine 
anglaise,  et  ils  suivent  tranquillement  ces  côtes  sévères  bordées  de 
raontag[ies  aux  contours  étranges,  hérissées  de  récifs  en  maints  en- 
droits, surtout  aux  environs  de  Djiddah.  Une  grande  dose  de  patience 
a  été  départie  à  ces  navigateurs;  pour  remonter  toute  la  mer  Rouge 
contre  mousson,  il  ne  faut  pas  moins  de  trois  mois,  et,  dans  cette 
saison,  il  serait  difficile  de  rencontrer  sur  ces  vagues  clapoteuses 
autre  chose  que  des  goélands ,  des  paille-en-queues  et  quelque  rare 
baleine  bondissant  autour  des  îlots  (1). 

Ces  petits  navires,  la  plupart  de  cent  à  deux  cents  tonneaux,  sont 
employés  au  cabotage  sur  les  deux  rives  du  golfe;  ils  fréquentent  les 
ports  de  l'Abyssinie  aussi  bien  que  ceux  de  l'Yémen ,  portent  au 
marché  d'Aden  les  provisions  que  la  garnison  anglaise  ne  tire  guère 
des  tribus  voisines,  souvent  hostiles  (2),  et  reçoivent  à  leur  tour  les 
riches  produits  que  leur  déversent  les  Somaulis.  Bans  la  petite  ville 
de  Barbora,  qui  appartient  à  ce  dernier  peuple,  essentiellement  ami 
de  la  paix,  adonné  à  la  navigation  et  au  commerce,  il  se  tient  chaque 
année,  en  janvier  et  février,  une  foire  considérable,  où  les  marchands 
noirs  de  l'Afrique  orientale,  les  Arabes  des  deux  golfes,  les  caboteurs 


(1)  Le  passage  suivant,  empruntéà  une  lettre  que  M.  Antoine  d'Abbadie,  voyageuf 
français  en  Abyssinie,  adressait  à  M.  Garcin,  de  l'Insliiut,  donnera  parfaitement 
l'idée  de  la  vie  à  bord  des  bâtiniens  arabes  :  «  On  se  lève  au  petit  jour;  une  heum 
au  moins  se  passe  avant  qu'on  ait  hissé  la  voile  et  levé  l'ancre.  Le  pilote  prend  sou 
poste  près  de  la  barre,  et  c'est  un  apprenti  qui  lui  rend  compte  de  l'état  et  de  la 
situation  des  brisans.  Vers  midi ,  on  mange  du  pain  de  dourah....  Le  bâtiment  est 
toujours  immobile  lorsqu'on  se  réunit  pour  faire  la  prière  et  manger  un  souper  de 
dattes  ou  de  riz.  Comme  dans  le  sein  de  la  tribu,  le  patron  n'a  sur  son  équipage, 
d'autre  autorité  que  celle  de  la  persuasion.  Dans  une  forte  bourrasque  qui  nous 
atteignit  près  le  Ras-Mohammed,  le  capitaine,  sans  se  lever  ni  s'émouvoir,  dit  : 
—  Frères,  il  me  semble  que  nous  devrions  amener  la  voile.  —  L'équipage  ne  bou- 
gea ni  ne  répondit,  et  quand,  un  quart  d'heure  après,  le  vent  eut  déchiré  et  enlevé 
la  voile,  le  pilote  se  contenta  de  dire  :  —  Le  capitaine  avait  raison...  Dieu  est  mi- 
séricordieux !  » 

(2)  Vers  le  l^r  novembre  1839,  le  jour  où  commença  en  Algérie  la  guerre  sainte 
prôchée  par  Abd-el-Kader,  une  guerre  sainte  éclata  aussi  à  l'extrémité  de  l'Arabie 
contre  les  Anglais.  Les  cavaliers  de  la  plaine,  repoussés  avec  une  perie  considé- 
rable, étaient  encore  campés  auprès  des  montagnes  le  surlendemain  de  l'attaque, 
qui  avait  été  vive.  Franchissant  pendant  la  nuit  la  batterie  placée  sur  l'isthme,  ils 
avaient  voulu  pénétrer  jusque  dans  la  ville;  mais  les  canonniers,  avertis  par  le 
bruit,  eurent  le  temps  de  retourner  leurs  pièces,  et ,  pour  regagner  la  campagne, 
les  Arabes  surpris  furent  obligés  d'essuyer  à  bout  portant  un  feu  meurtrier. 


574  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

des  Seychelles,  de  Maurice  et  de  Bourbon ,  les  Portugais  de  Mozam- 
bique, se  donnent  rendez-vous.  Ce  sont  des  bazars  en  plein  air,  ra- 
fraîchis par  les  brises  attiédies  d'un  hiver  à  peine  moins  chaud  que 
nos  printemps.  Là  se  pressent  les  mulets,  les  chevaux,  les  ânes,  les 
esclaves  que  fournit  l'intérieur  :  les  caravanes  apportent  la  gomme, 
l'encens,  la  myrrhe,  l'ivoire  et  l'or;  mais  les  marchandises  sont  en- 
voyées là,  en  grande  partie,  par  de  petits  souverains,  qui,  comme 
leurs  confrères  de  la  côte  occidentale,  ne  dédaignent  pas  de  vendre 
leurs  prisonniers  et  même  leurs  sujets.  Les  Somaulis,  de  race  afri- 
caine, si  défians  qu'ils  ferment,  dit-on,  leurs  ports  aux  navires  ara- 
bes, ont  cependant  formé  des  établissemens  aux  environs  de  Moka. 
Ce  sont  des  individus  de  cette  race  qu'on  voit  dans  des  canots  tra- 
verser la  Back-Bay  d'Aden,  les  cheveux  teints  d'un  mélange  de  boue 
et  de  chaux,  frisés  en  longues  mèches,  et  quelquefois  la  tête  entiè- 
rement couverte  d'une  calotte  terreuse,  qui  semble  un  abri  contre  le 
soleil.  Sans  doute  ces  SomauHs,  placés  sur  les  bords  du  grand  Océan, 
eurent,  au  temps  où  la  Nubie  et  l'Abyssinie  étaient  florissantes, 
une  part  considérable  dans  les  expéditions  commerciales  dont  le 
golfe  de  Suez  était  le  centre. 

Quant  aux  dows  qui  se  hasardent  hors  du  détroit,  il  y  en  a  de 
trois  à  quatre  cents  tonneaux,  à  un  seul  mât,  à  une  seule  voile;  il 
faut  un  équipage  de  cinquante  matelots  pour  hisser  cette  vergue 
colossale,  que  la  force  du  vent  fait  ployer,  et  encore  monte-t-elle 
lentement  au  mouvement  cadencé  des  cent  bras  nerveux  que  règle 
le  roulement  du  tambour.  C'est  en  octobre,  au  commencement  de  la 
mousson  de  nord-est,  que  tous  ces  navires  s'empressent  de  sortir 
pour  voguer,  vent  arrière,  sur  la  mer  des  Indes;  la  mousson  contraire 
les  ramènera,  car  ils  sont  condamnés  par  la  constance  des  brises  à 
ne  faire  par  an  qu'un  seul  voyage.  Ceux  qui  partent  de  Mascate,  du 
golfe  Persique,  de  l'embouchure  de  l'Euphrate,  plus  favorisés  par 
ces  mêmes  vents  alises,  qui  les  prennent  en  travers,  vont  et  viennent 
à  volonté  durant  toute  la  belle  saison.  Ainsi,  dès  que  les  beaux  jours 
d'automne  font  régner  sur  cet  océan  tranquille  le  souffle  régulier 
qui  ne  cessera  qu'aux  orages  de  l'été,  de  Moka,  de  Djiddah,  de 
Makalla  (où  les  Anglais  ont  un  dépôt  de  charbon  à  la  barbe  du  petit 
sultan  de  l'endroit),  s'élancent  par  flottilles  ces  gros  dovjs,  plongeant 
la  proue  dans  l'écume  des  vagues,  relevant  bien  au-dessus  d'une 
mer  scintillante  et  illuminée  du  plus  éclatant  soleil  la  poupe  à  balcon 
sur  laquelle  le  nakoda  ou  capitaine  s'assied  à  son  aise  pour  fumer  la 
longue  pipe  et  boire  le  café.  Le  voyageur  qui  prend  passage  à  bord 


LA  MARINE  DES  ARABES  ET  DES  HINDOUS.  575 

<le  ces  barques  s'y  trouvera,  dans  les  beaux  temps  surtout,  et  s'il 
îie  tient  pas  au  luxe  d'une  table  anglaise,  aussi  bien  et  plys  librement 
que  dans  les  somptueux  steamers,  où  le  commissaire  vous  déclare, 
dès  en  entrant,  que  vous  êtes  under  the  martial  law,  soumis  à  la 
discipline  militaire.  Le  patron  ne  lui  fournit  que  le  bois  et  l'eau,  le 
reste  des  vivres  est  à  sa  charge;  mais  aussi  a-t-il  l'entière  possession 
de  toute  cette  grande  cabine,  dans  laquelle  aucun  importun  ne 
viendra  le  troubler.  Peut-être,  à  l'extrémité  du  navire,  sur  la  proue, 
il  se  rencontrera,  comme  pendant  à  cet  Européen,  un  Turc  voya- 
geant dans  des  conditions  tout-à-fait  différentes ,  à  savoir  un  men- 
diant qui,  muni  de  certificats  quelconques,  couverts  de  paraphes,  et 
constatant  que  le  porteur  a  été  ruiné  par  un  de  ces  malheurs  inat- 
tendus auxquels  tout  homme  est  sujet  en  Orient,  s'en  va,  transporté 
gratis  par  le  charitable  capitaine,  quêter  dans  les  provinces  de  l'Inde. 
Jamais  il  n'a  possédé  les  biens  dont  il  déplore  la  perte;  mais  il  tend 
la  main  sans  scrupule  à  ses  coreligion^àaires,  qui  rougiraient  de  ne 
pas  lui  donner  une  aumône.  Deux  ans  après,  il  retournera  dans  sa 
patrie  avec  une  petite  somme,  prêt  à  fournir  tous  les  détails  que  lui 
demandera  un  ami  désireux  de  marcher  sur  ses  traces. 

Les  principaux  articles  exportés  de  la  mer  Rouge  sont  le  café,  les 
perles,  les  dattes  sèches,  le  séné,  la  gomme,  et  les  produits  de  la  rive 
africaine,  le  benjoin,  l'encens,  la  myrrhe.  L'Oman  fournit  du  blé, 
des  peaux,  de  la  laine,  des  chameaux  et  des  ânes  que  l'on  porte 
surtout  à  Bourbon.  Le  Bahrain,  ainsi  que  le  pays  à  l'embouchure 
de  l'Euphrate,  envoie  particulièrement  à  Bombay  des  chevaux,  dont 
l'armée  anglaise  a  toujours  besoin.  Ces  animaux  font  sur  le  pont 
toute  la  traversée,  qui,  de  Bassorah  à  Bombay,  varie  de  vingt  à  trente- 
cinq  jours;  mais  il  est  rare  que  le  navire  aille  directement  d'un  point 
à  l'autre  sans  relâcher,  ne  serait-ce  que  pour  renouveler  sa  provi- 
sion d'eau.  Il  est  alloué  un  palefrenier  par  cinq  chevaux,  et  le  capi- 
taine, responsable  de  sa  cargaison ,  perd  le  fret  de  la  bête  qui  meurt 
en  route.  Aussi  évite-t-il  avec  soin  les  gros  temps;  le  plus  possible  il 
rase  les  côtes,  prêt  à  s'abriter  au  fond  d'une  baie,  à  se  jeter  dans  le 
port  de  Mascate,  à  Hormuz,  premier  asile  des  Guèbres  expatriés,  à 
Karak,  où  l'on  pêche  les  plus  belles  perles;  et,  soit  à  cause  du  danger 
de  cette  navigation,  pourtant  assez  facile  en  temps  ordinaire,  soit 
défaut  de  confiance  envers  les  marins  musulmans,  les  compagnies 
d'assurance  refusent  d'inscrire  ces  bâtimens  sur  leurs  registres. 

Lorsque  le  sultan  Tippou ,  voulant  fonder  une  marine ,  établit  des 
chantiers  à  Onore ,  ce  fut  des  doivs  qu'il  fit  construire ,  et  certes  ces 


576  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Tiîivires,  longs  de  quatre-vingts  <'i  cent  pieds,  larges  de  vingt-cinq  à 
trente,  recouverts  d'un  enduit  de  tchounam  et  d'huile  destiné  à  pré- 
îierver  le  bois  de  la  piqûre  des  vers,  étant  armés  d'une  manière  con- 
venable, seraient  au  moins  de  la  force  d'une  de  nos  goëlettes  de 
guerre.  Les  Arabes  sont  des  marins  actifs,  intelligens,  robustes  et 
sobres;  ceux  du  Bahrain,  ceux  de  Ras-al-Khyma  (dont  le  scheik  pos- 
.<*édait  tine  flotte  montée  par  près  de  vingt  mille  hommes,  et  que  les 
Anglais  brûlèrent  avec  tous  les  chantiers  et  les  arsenaux  en  1806^ . 
reuide  Makalla,  également  adonnés  à  la  piraterie,  tous  ces  anciens 
Torbans  ramenés  par  la  force  à  des  habitudes  plus  pacifiques,  savent 
vonduire  avec  habileté  non -seulement  les  navires  propres  à  leur 
pays,  mais  encore  les  bâtimens  de  construction  européenne  sur  les- 
quels ils  sont  embarqués.  La  marine  de  l'iman  de  Mascate  en  n 
donné  la  preuve  quand  sa  flottille  a  manœuvré  de  conserve  avec  des 
frégates  anglaises.  De  tous  ces  petits  sultans  et  scheiks  jadis  d'hu- 
meur si  guerroyante,  à  demi  soumis  à  la  Porte  et  complètement  do- 
minés par  la  puissance  britannique,  au  point  qu'ils  n'osent  mettre 
dehors  une  barque  armée  sans  consulter  le  bon  plaisir  du  gouver- 
neur de  Bombay,  l'iman  Seïd  est  le  seul  vraiment  puissant;  indépen- 
dant du  grand-seigneur,  forcément  allié  des  Anglais,  avec  lesquels 
il  fait  un  commerce  considérable,  et  qui  l'ont  aidé  à  se  défendre 
contre  les  Wahhabites ,  il  a  des  corvettes  fort  belles ,  construites  . 
Kotchin,  à  Maulmein,  par  des  ouvriers  hindous  et  birmans,  mai 
sous  la  direction  d'ingénieurs  européens.  La  possession  d'Hormuz . 
de  Kichm,  et  d'une  partie  du  Moghistan,  sous  la  suzeraineté  du  shah 
de  Perse,  celle  de  l'île  de  Zanzibar  et  de  quelques  places  sur  la  côt( 
même  d'Afrique,  favorisent  le  développement  de  sa  marine;  ses  na 
vires,  dépassant  la  ligne  dans  la  direction  du  cap  de  Bonne-Espé- 
rance, s'aventurent  jusqu'à  Anjouan,  aux  îles  Comores,  dont  les 
habitans  ont  depuis  des  siècles  embrassé  l'islamisme,  dans  les  loin- 
tains parages  de  Mozambique,  où  des  négriers  portugais  les  ont  par- 
fois enlevés  pour  réduire  les  matelots  en  esclavage,  vengeant  ainsi 
sur  d'autres  musulmans  et  dans  d'autres  mers  les  anciennes  injures 
de  Maroc  et  d'Alger. 

A  côté  du  dow,  qui  représente  le  bâtiment  arabe  par  excellence,  il 
faut  placer  le  baggerow  ou  baggloiv^  plus  particulier  au  golfe  deCutch. 
monté  le  plus  souvent  par  des  matelots  de  l'Oman  et  du  Bahrain,  quel- 
quefois aussi  par  des  Hindous  musulmans.  Plus  lourds  que  le  don- 
plus  larges  encore  en  proportion  de  leur  longueur,  coupés  carrémen! 
à  Tarrière  sans  saillie  au-delà  du  gouvernail,  ces  bateaux  pesans 


LA  MARINE  DES  ARABES  ET  DES  HINDOUS.  577 

assez  solidement  faits  pour  résister  à  une  attaque,  sont  armés  de 
deux  canons,  caries  parages  qu'ils  fréquentent  n'ont  pas  toujours 
ètii  sûrs,  et  ces  bouches  à  feu  sont  tout  ce  que  l'on  peut  trouver  d'h 
demi  moderne  dans  la  construction  du  baggerow,  qui,  selon  l'opi- 
nion générale,  n'a  pas  varié  depuis  les  temps  d'Alexandre.  En  ceci, 
ces  bâtimens  ressembleraient  aux  jonques  chinoises,  qui  n'ont  pas 
subi  la  plus  légère  modification  depuis  plus  de  deux  mille  ans.  On 
peut  reconnaître  là  ces  barques  si  grandes  manœuvrées  par  des  Phé- 
niciens, des  Grecs,  des  gens  de  l'Asie-Mineure,  sur  lesquelles 
Alexandre  fit  embarquer  tant  de  chevaux.  La  première  fois  que  je 
vis  un  de  ces  navires  du  Cutch,  je  me  trouvais  à  bord  d'un  magni- 
fique steamer;  la  lourde  masse  cinglait  sur  nous  de  toute  la  puis- 
sance de  sa  gigantesque  voile,  l'antenne  frémissait  en  se  courbant 
sur  la  vague;  un  groupe  de  matelots  en  turbans,  appuyés  sur  le  cou- 
ronnement grossier  de  la  poupe,  considéraient  avec  une  indifférence 
tout  orientale  notre  machine  battant  la  mesure  avec  son  balancier, 
nos  roues  impétueuses  mordant  la  lame.  Pour  moi,  loin  de  rire  de  la 
vieille  barque,  je  songeais  qu*au  temps  où  on  lança  pour  la  première 
fois  sur  la  mer  une  pareille  maison  flottante,  l'Angleterre  n'avait  de 
nom  dans  aucune  langue  civilisée.  Comme  tous  les  navires  de  ces 
contrées,  sortis  des  ports  de  l'Inde,  ceux-ci  ont  sur  leurs  membrures 
une  épaisseur  de  planches  en  bois  de  teak.  On  sait  que  ce  bois, 
pour  ainsi  dire  inaltérable,  résiste  près  d'un  siècle  à  l'action  des 
eaux;  on  le  coupe  sur  la  côte  occidentale  de  la  presqu'île,  particuliè- 
rement dans  les  forêts  qui  couronnent  les  collines  et  les  petites  mon- 
tagnes des  états  du  radja  de  Travancore;  mais  on  a  si  largement 
dépeuplé  ces  belles  forêts,  que  le  gouvernement  britannique  a  dû 
songer,  il  y  a  quelques  années,  à  ménager  ces  arbres  précieux. 

Bombay  est  le  grand  entrepôt  de  tout  le  commerce  de  l'Inde  occi- 
<lentale,  de  l'Arabie,  du  golfe  Persique,  et  continuera  de  l'être  jus- 
qu'à ce  qu'une  ville  européenne  s'élève  aux  bouches  de  l'Indus,  ce 
qui  est  difficile  eu  égard  aux  localités  ou  à  celles  de  l'Euphrate  (1). 
Aussi,  la  quantité  de  navires  arabes,  grands  et  petits,  de  caboteurs 


(1)  En  1839,  à  l'époque  où  l'Angleterre  défendait  avec  tant  de  chaleur  l'intégrité 
du  territoire  ottoman,  un  navire  (  il  se  nommait  Urania)  fut  expédié  de  Londres 
avec  deux  bateaux  à  vapeur  démontés,  du  charbon,  des  ouvriers.  Le  capitaine, 
îwrteur  de  dépêches  qu'il  ne  devait  décacheter  qu'après  avoir  relâché  à  Rio-de- 
Janeiro,  les  ouvrit  en  quittant  la  côte  du  Brésil ,  et  apprit  qu'il  avait  ordre  de  porter 
cf^  deux  steamers  à  Bassorah.  Ainsi ,  sans  en  prévenir  la  Porle,  les  Anglais  allaient 
TOME  IV.  38 


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du  Gouzerate  et  de  Malabar,  qui  fréquentent  sa  rade,  est  incalcu- 
lable (1).  Entre  les  rochers  de  l'île  de  Colabah  et  Malabar-Point, 
c'est-à-dire  dans  un  espace  d'une  lieue  et  demie,  il  n'est  pas  rare  de 
compter,  par  les  calmes  du  matin  pendant  les  mois  de  décembre  et 
de  janvier,  jusqu'à  soixante  et  quatre-vingts  voiles  latines  qui  sem- 
blent se  toucher.  Ces  grosses  barques  entrent  et  sortent  sans  hisser 
de  pavillon,  sans  être  signalées  par  le  sémaphore;  ce  sont  comme 
des  wagons  de  roulage  qu'on  laisse  passer  sans  y  prendre  garde;  ce 
que  l'on  guette  de  tous  les  yeux,  c'est  le  navire  européen  poussé  par 
sa  légère  voilure,  surtout  le  paquebot  fumant,  qui  va  jeter  à  travers 
l'Asie  surprise  vingt-cinq  mille  lettres  parties,  il  y  a  six  semaines  au 
plus,  d'une  petite  île  perdue  au  nord  de  l'Europe ,  par  derrière  le 
continent.  Et  cependant,  quel  mouvement,  quelle  animation  étrange 
donne  à  la  rade  et  au  port  cette  agglomération  de  navigateurs  orien- 
taux! Ici  des  matelots  de  l'Yémen,  vêtus  de  la  robe  bleue  des  ismaé- 
lites, remplissent  leurs  outres,  qu'ils  plongent  dans  la  citerne  au 
moyen  d'une  longue  corde  de  poils  de  chameau;  on  dirait  plutôt  un 
groupe  de  pasteurs  réunis  à  la  fontaine.  Là,  tout  un  équipage  de 
matelots  du  golfe,  descendus  à  terre  après  les  travaux  du  jour,  mêle 
ses  turbans  arrondis  aux  pagrîs  rouges  et  aplatis  des  Banians,  aux 
bonnets  élevés  des  Guèbres;  plus  loin,  les  gens  de  Mascate,  le  corps 
nu  jusqu'à  la  ceinture,  la  tête  couverte  de  l'écharpe  à  frange  qui  re- 
tombe sur  le  cou ,  mâchant  des  dattes  et  montrant  leurs  dents  blan- 
ches ,  coudoient  dans  la  foule  le  Persan ,  dont  la  robe  bariolée  est 
retenue  par  un  châle  de  Cachemire.  Quant  aux  capitaines  ou  na- 
kodas,  ils  ont  pris  à  la  main  le  bâton  blanc,  poU  et  recourbé,  chaussé 
leurs  babouches  jaunes,  jeté  sur  leurs  épaules  l'ample  cafetan,  pour 
aller  vivre  à  terre  dans  la  ville  noire  y  autour  des  hangars  où  les 
chevaux  à  vendre  sont  rangés  sur  deux  lignes,  attachés  à  terre  par 
quatre  piquets.  Sur  des  bancs,  à  l'ombre  des  palmiers,  stationnent 
ces  navigateurs  marchands;  moitié  accroupis,  moitié  assis,  les  yeux 
plus  fermés  qu'ouverts,  d'une  main  tenant  la  pipe  à  bout  d'ambre, 
de  l'autre  jouant  avec  le  chapelet  apporté  de  la  Mekke  ou  avec  le 
sac  de  cuir  pleiu  de  tabac  choisi ,  ils  passent  silencieusement  des 


établir  sur  TEuphrate  un  service  de  bateaux  à  vapeur,  puis  une  administration  des 
postes,  assurément  plus  solide  que  radministration  gouvernementale  de  la  province, 
puis  des  dépôts  de  charbon ,  et  sans  doute  des  troupes  pour  garder  les  magasins  ! 

(1)  On  peut  évaluer  à  plus  de  qualre-vingt  mille  âmes  la  population  flottante  de 
Bombay. 


LA    MARINE   DES  AUAÇES   ET  DES  HINDOUS.  579^ 

marchés  tacites,  mais  irrécusables,  en  comptant  les  raille,  les  cen- 
taines et  les  dizaines  sur  les  jointures  des  doigts,  par-dessous  les  plis 
du  manteau.  Quand  les  deux  parties  sont  d'accord,  un  serrement 
de  main,  un  coup  d'oeil  équivaut  à  une  signature,  et  l'affaire  est 
conclue  sans  que  le  voisin  en  ait  pu  surprendre  le  chiffre.  Il  y  a  loin 
de  là  au  murmure  de  ruche  d'une  bourse  européenne;  mais  le  nakoda 
croit  de  sa  dignité  de  ne  point  harceler  l'acheteur  par  des  proposi- 
tions souvent  fallacieuses.  Il  le  trompe  autant  qu'il  peut,  c'est  la 
règle;  défiez-vous  de  lui  comme  il  se  défie  de  vous,  et  son  regard 
l'indique  assez  :  demandez-lui  quand  il  part,  il  n'en  sait  rien,  et  le 
soir  il  a  mis  à  la  voile;  vous  le  croyez  en  pleine  mer  depuis  une  se- 
maine, et  il  est  encore  dans  la  rade;  vous  le  savez  arrivé,  vous  êtes 
averti  qu'il  est  porteur  d'une  lettre  à  votre  adresse,  alors  courez  après 
lui;  il  ne  la  perdra  pas,  il  gardera  le  papier  dans  un  pli  de  son  turban 
jusqu'à  ce  que  le  hasard  vous  le  fasse  rencontrer  dans  un  de  ces 
groupes  chers  aux  Orientaux,  où  chacun  parle  à  son  tour,  où  l'on 
boit  le  café  de  Moka  avec  délices  en  maudissant  cette  île  de  Bombay 
qu'une  température  capricieuse  condamne  à  produire  des  dattiers 
qui  ne  portent  pas  de  fruits. 

Tous  ces  navigateurs  visitent  encore  les  ports  de  Cambaye,  de  cette 
contrée  fameuse  que  Camoens  dit  être  celle  dont  Porus  était  roi; 
«  pays  plus  puissant  par  son  or  et  par  ses  pierreries,  ajoute-t-il,  que 
par  la  valeur  de  ses  habitans.  » 

poderosQ 

Mais  d'ouro ,  e  pedras,  que  de  forte  gente  ! 

On  les  voit  à  Surate  la  riche,  que  le  poète  Wali  comparait  à  un  re- 
cueil de  poésies  choisies.  «  L'univers  accourt,  dit-il,  pour  voir  la 
rivière  ïapti  qui  baigne  ses  murs;  Surate  doit  à  cette  rivière  son  état 
florissant,  et  la  Tapti  doit  à  Surate  sa  célébrité...  C'est  sur  sa  rive 
qu'on  voit  ce  château  symétrique  qui  est  comme  un  chaton  à  la  bague 
du  monde.  Il  y  a  des  adorateurs  du  feu  si  instruits,  que  Nemrod, 
le  fondateur  du  culte,  prendrait  d'eux  d'utiles  leçons.  »  Mais  ce  que 
Wali  ne  célèbre  pas,  et  avec  raison,  c'est  l'hôpital,  où  les  Parsis 
nourrissent  tous  les  êtres  vivans,  excepté  l'homme,  depuis  le  singe 
jusqu'à  la  punaise,  jusqu'à  la  plus  inqualifiable  vermine.  On  les  ren- 
contre à  Ralicut,  dont  le  Zamorin  eut  la  gloire  de  repousser  le  grand 
Albuquerque,  dans  la  sanglante  bataille  où  périt  Je  maréchal  Fer- 
nando de  Coutinho;,  ville  déchue  comme  toutes  celles  de  la  côte, 

38. 


580  REVDE  DES  DEUX  MONDES. 

ruinée  par  Tippou,  qui  voulait  attirer  le  commerce  dans  ses  ports,  cl 
rebâtie  par  les  Anglais,  à  qui  ces  guerres  malencontreuses  ont  si  bien 
profité.  On  les  retrouve  partout  où  jadis  ils  se  montraient,  car  entre 
les  navigateurs  de  tout  le  littoral  de  l'Arabie  et  les  peuples  des  côtes 
de  la  presqu'île  indienne,  il  existe  d'anciennes  relations  de  famille. 
Si  ces  étrangers  ne  cherchèrent  pas  à  s'établir  sur  divers  points 
comme  le  firent  bientôt  les  nations  européennes ,  du  moins  ils  for- 
mèrent des  alliances,  facilitées  par  l'invasion  mogole  et  l'introduction 
de  l'islamisme,  qui  en  fut  la  suite;  ils  étaient  regardés  comme  frères 
par  les  musulmans  de  l'Inde.  De  ces  alliances  sortirent  les  familles, 
nombreuses  encore  de  nos  jours,  nommées  labbis  sur  la  côte  de  Co- 
romandel,  et  sur  celle  de  Malabar  mopilais,  c'est-à-dire  gendres, 
parce  que  les  Arabes  épousèrent  des  filles  indiennes.  Les  gens  de 
cette  race,  reconnaissables  à  leur  taille  mince  et  nerveuse,  à  leur 
crâne  élevé,  à  leurs  longs  bras,  sont  désormais  classés  parmi  le- 
castes  de  leur  patrie  nouvelle;  partagés  entre  deux  professions  qui 
rappellent  leur  origine,  ils  sont  matelots  et  cardeurs  de  laine,  comme 
leurs  ancêtres  furent  navigateurs  et  bergers.  La  reine  de  Kana- 
nore  appartient  à  une  famille  de  mopilaïs;  commerçante  elle-même, 
elle  envoie  ses  propres  navires  dans  les  Détroits  et  aux  Lakedives, 
dont  elle  se  prétend  souveraine;  son  petit  port,  défendu  jadis  pa; 
un  fort  hollandais,  et  assez  bien  abrité  au  fond  d'une  jolie  baie, 
reçoit  un  bon  nombre  de  dows  arabes.  Les  radjas  de  Kotchin  et  de 
Travancore  sont  dans  des  conditions  toutes  différentes.  Maître  dr 
belles  provinces  dans  lesquelles  l'islamisme  n'a  jamais  fait  invasion , 
mais  qui  compte  en  revanche  un  demi-milUon  de  chrétiens,  le  sou- 
verain de  ce  dernier  pays,  dont  le  poivre  et  les  bois  de  construction 
forment  la  principale  richesse,  ouvre  aux  navigateurs  musulmans, 
comme  aux  commerçons  de  l'Europe,  la  mauvaise  rade  battue  par 
un  ressac  continuel  et  la  gracieuse  ville  d'Allipey;  là,  les  travaux 
confiés  dans  nos  ports  à  des  galériens  sont  exécutés  par  une  demi- 
douzaine  d'éléphans.  Le  petit  prince  de  Kotchin,  dépouillé  de  toul 
ce  qui  forme  aujourd'hui  le  Travancore,  conserve  la  ville  d'où  1» 
territoire  tire  son  nom,  située  sur  une  charmante  rivière  dan- 
laquelle  se  mirent  encore  les  ruines  de  la  forteresse  portugaise.  Li), 
les  Arabes  et  les  marins  du  golfe  Persique  trouvent  en  abondance  ci 
chargent  avec  faciUté  les  principaux  produits  qu'ils  viennent  cher- 
cher dans  l'Inde  :  le  riz,  les  toiles  à  voile,  la  résine,  les  cordage^ 
faits  avec  la  bourre  du  coco  [coir)y  les  câbles  flexibles  qui  s'allongeiii 
au  lieu  de  se  rompre  quand  le  navire  est  battu  par  la  tempête;  l'huile 


LA  MARINE  DES  ARABES  ET  DES  HINDOUS.  581 

de  coco,  la  noix  elle-même,  qui,  vidée  et  préparée  convenablement, 
sert  à  confectionner  les  narguilés  communs;  les  bois  de  construction, 
les  cotonnades  fabriquées  sur  la  côte,  etc.  Quant  aux  articles  d'Eu- 
rope, le  fer,  les  tissus,  et  autres  objets  manufacturés,  ils  vont  les 
prendre  à  Bombay. 

Tous  les  navires,  grands  et  petits,  destinés  à  voyager  dans  ces 
parages,  sont  construits  dans  les  ports  de  la  côte  occidentale  de 
l'Inde,  même  la  plupart  des  barques  de  tonnage  moyen  employées  à 
la  navigation  de  la  mer  Rouge;  mais  on  conçoit  que  des  bâtimens 
fabriqués  avec  le  meilleur  bois  du  monde ,  manœuvres  avec  discré- 
tion dans  des  mers  souvent  tranquilles,  et  réglés  dans  leur  service  à 
un  seul  voyage  par  an,  doivent  durer  un  siècle.  Grâce  à  l'ancienne 
habitude  qu'on  avait  de  prévoir  les  attaques  probables  des  pirates , 
les  dows  et  surtout  les  baggerows  du  golfe  étaient  et  sont  encore 
des  modèles  de  solidité  ;  puis  les  Arabes ,  moins  pressés  que  nous 
en  toutes  choses,  moinS  avides  de  faire  fortune  en  peu  d'années, 
chargent  leurs  navires  comme  leurs  chameaux,  assez  pour  qu'ils 
puissent  marcher  sans  fléchir  sous  le  poids  (1).  C'est  à  Kotchin,  le 
long  du  quai  où  ils  sont  amarrées,  qu'on  peut  examiner  de  près  la 
massive  construction  de  ces  barques  énormes;  on  prendrait  cette 
ville  pour  un  arsenal,  à  voir  les  chantiers  où  les  juifs  blancs  de  Syrie 
vendent  les  cordages  et  les  bois  entassés  derrière  les  bazars,  les  cor- 
deries  répandues  au  milieu  des  jardins  jusqu'au  village  de  Mata- 
chery,  habité  par  des  juifs  noirs,  venus  on  ne  sait  d'où  :  on  oublie 
complètement  les  magasins  hollandais  étabUs  jadis  dans  la  cathédrale 
portugaise,  où  le  grand  Albuquerque,  en  sortant  de  la  messe,  avait 
tourné  le  dos  à  Jorge  Barreto,  gouverneur  de  la  citadelle;  rien  ne 
reste  de  ces  deux  puissances  rivales.  Le  drapeau  anglais,  flottant  au 
mât  de  pavillon,  dit  clairement  à  l'étranger  que  le  lion  britannique, 
là  comme  ailleurs,  est  venu  mettre  sa  griffe  sur  une  proie  trop  long- 
temps disputée.  Le  canon  qui  tonne  au  lever  et  au  coucher  du  soleil 
fait  comprendre  aussi  que  les  maîtres  sont  assez  forts  pour  accorder 
protection  au  commerce  extérieur.  Ainsi  le  petit  port  de  Kotchin  a, 
au  plus  haut  degré,  l'aspect  d'une  cité  asiatique,  dans  laquelle  l'élé- 
ment européen  est  à  peine  sensible,  et  je  souhaiterais  à  un  peintre 
d'avoir  à  mettre  sur  la  toile  la  vue  de  cette  ville  prise  de  la  douane  à 


(l)  On  a  quelquefois  maté  en  bricks  ces  lourdes  barques,  soit  pour  les  trans- 
former en  corsaires,  soit  pour  naviguer  sur  la  côte;  mais  on  n'en  a  fait  que  des  na- 
vires Mtards  et  laids. 


582  REVUE  DES  DEUX  MONDES, 

l'heure  de  la  retraite.  Pour  premier  plan,  il  aurait  un  gros  chebek 
arabe,  couleur  de  bois,  bien  assis  sur  une  eau  transparente,  un  peu 
plus  loin  les  filets  à  bascule  qui  se  lèvent  et  s'abaissent  au  milieu 
d'une  nuée  d'oiseaux  aquatiques,  à  droite  les  cocotiers  verdoyans 
penchés  sur  un  sable  argenté,  et  tout  au  fond,  derrière  une  double 
ligne  de  récifs  sur  laquelle  brise  incessamment  le  flot  de  l'Océan  lut- 
tant avec  celui  de  la  rivière,  quelque  grand  navire  à  trois  mâts  aux 
vergues  bien  alignées  dessinant  son  réseau  de  cordages  sur  le  disque 
d'un  soleil  rayonnant  à  moitié  caché  dans  la  mer. 

On  peut  considérer  comme  cabotage  ces  voyages  qui  consistent  à 
courir  droit  sur  une  terre  que  l'on  abordera  un  peu  plus  haut,  un 
peu  plus  bas,  à  l'aide  d'un  vent  régulier  et  de  la  boussole;  d'ailleurs, 
les  hautes  montagnes  des  Gauths,  faciles  à  voir  de  loin  par  un  temps 
clair,  les  petits  serpens  rayés  de  jaune  et  de  noir  qui  se  tiennent  à 
une  distance  connue  de  la  côte  de  Malabar,  et  d'autres  indices,  ser- 
vent à  faire  distinguer  au  pilote  le  voisinage  de  la  presqu'île.  Mais 
doubler  la  pointe  de  Ceylan  et  remonter  au  Bengale,  c'est  là  la  tra- 
versée de  long  cours,  et  les  Arabes  l'effectuent  périodiquement 
chaque  année  avec  de  grands  et  beaux  trois-mâts.  Partis  en  octobre 
des  ports  de  Moka,  de  Djiddah,  dans  lesquels  il  ne  reste  pas  une 
seule  barque  à  cette  époque,  de  Mascate  et  de  divers  points  de  la 
même  contrée,  ces  navigateurs  arrivent  aux  bouches  du  Gange  à  la 
fin  des  vents  du  sud-ouest,  souvent  après  avoir  touché  à  quelque 
endroit  de  la  côte  opposée.  Ce  qu'ils  fournissent  au  Bengale,  c'est  le 
café  de  l'Yémen,  et  surtout  le  sel,  dont  le  gouvernement  se  réserve 
le  monopole  (1),  aussi  quelques  dattes  et  des  chevaux  de  prix;  en 
échange  de  quoi  ils  prennent  le  sucre  et  les  autres  productions  dont 
nous  avons  parlé  plus  haut.  Pour  la  plupart,  ils  achètent  le  droit  de 
porter  le  pavillon  de  la  compagnie,  et  gagnent  à  cela  d'être  admis  à 
des  conditions  plus  favorables  sur  tous  les  marchés  de  l'Inde,  ceux  de 
Ceylan  exceptés,  cette  île  relevant  de  la  couronne.  Une  grande  partie 
des  bâtimens  employés  aux  voyages  du  Bengale  sont  d'anciens  ships 
de  la  compagnie,  d'un  très  fort  tonnage.  Quelques-uns,  affectant  la 
forme  dite  grab,  se  font  remarquer  par  l'absence  de  la  poulaine,  que 
remplace  une  saillie  avancée;  il  faut  remonter  aux  tableaux  de  Claude 
Lorrain  pour  trouver  des  navires  de  ce  type  suranné.  Une  fois  entré 


(1)  On  sait  que  le  gouvernemeat  de  l'Iadc  paie  à  nos  petits  établissemens  fran- 
çais la  somme  annuelle  de  quatre  laks  de  roupies  (un  million  de  francs)  pour  qu'ils 
s'abstiennent  du  commerce  du  sel  et  de  la  culture  de  l'opium. 


LA  MARINE  DES  ARABES  ET   DES  HINDOUS.  583 

dans  le  port,  dont  il  ne  sortira  qu'à  la  mousson  nouvelle,  le  soigneux 
capitaine  fait  dégréer  son  bâtiment;  les  mâts  sont  calés,  les  vergues 
amenées  sur  le  pont,  ses  femmes  conduites  à  terre  dans  une  maison 
louée  à  cet  effet,  car  le  riche  musulman  ne  s'absente  pas  si  long- 
temps du  logis  sans  emmener  son  sérail  à  sa  suite.  Aussi  les  fenêtres 
de  la  dunette  sont  garnies  d'un  étroit  grillage,  et  deux  serviteurs 
veillent,  durant  la  traversée,  dans  le  passage  qui  sépare  la  galerie  des 
chambres  du  fond.  Assurément,  ce  n'est  pas  pour  leur  plaisir  que 
ces  houris  sont  transportées  aux  bords  du  Gange;  des  palanquins  re- 
couverts d'une  housse  traînante  les  voiturent  du  bord  au  harem,  où 
elles  restent  confinées  tristement  comme  des  marchandises  à  l'entre- 
pôt. Pendant  ce  temps,  sous  la  direction  des  officiers  ou  ma'allm, 
assis  à  l'ombre  et  fumant  avec  gravité  le  houkka  indien,  les  mate- 
lots travaillent.  Il  y  en  a  de  toutes  couleurs,  de  tout  âge,  de  tous  les 
coins  de  l'Afrique,  appartenant  pour  la  plupart  au  capitaine,  dont  ils 
sont  les  esclaves.  Leur  besogne  de  chaque  jour  est  réglée;  aussi, 
comme  ils  hurlent  leur  monotone  refrain  :  Salamalek  a' y  art,  salut  à 
toi,  palan,  à  mesure  que  sous  l'effort  de  leurs  bras  nerveux  les  bal- 
lots sortent  de  la  cale,  en  montrant  la  poulie  qui  les  hisse!  Certes,  il 
n'y  a  pas  au  monde  de  gens  plus  criards  que  ces  matelots  de  la  mer 
Rouge.  A  Suez,  ils  ne  peuvent  donner  un  coup  d'aviron  sans  laisser 
tomber  d'une  voix  creuse,  pareille  aux  sons  de  la  cloche,  d'inintelli- 
gibles syllabes,  écho  régulier  du  chant  que  lance  le  mousse  avec  son 
timbre  argentin,  et  la  passion  des  noirs  pour  la  cadence  est  si  grande, 
que,  quand  l'un  d'eux  quitte  le  groupe  pour  aller  au  bout  du  na- 
vire, il  court  en  frappant  ses  mains,  en  marquant  la  mesure  avec  ses 
pieds.  La  tâche  du  jour  est-elle  finie,  tout  l'équipage  se  munit  du 
bâton  blanc  qui  est  le  signe  du  repos,  et  les  habitans  d'un  même  na- 
vire, descendant  à  terre,  se  promènent  dans  les  rues  populeuses  de 
Calcutta  par  longues  files,  pour  ne  pas  se  perdre;  ils  s'en  vont  silen- 
cieux ,  car  le  travail  ne  les  anime  plus ,  à  travers  les  bazars ,  visi- 
tant les  mosquées,  saluant  un  faquir  ridé  accroupi  sur  sa  natte,  jus- 
qu'à l'heure  où  il  faut  revenir  pour  souper  avec  de  l'eau  et  des 
dattes.  Un  marin  anglais  sortant  de  la  taverne,  un  marin  français 
courant  du  café  à  la  case  des  bayadères ,  celui-ci  avec  son  jonc  des 
îles  y  celui-là  avec  son  poing  fermé,  donnent  plus  d'embarras  aux 
gardiens  de  la  police  que  ces  équipages  musulmans  souvent  com- 
posés de  soixante  hommes.  Mahomet  a  mieux  réussi  avec  un  verset 
du  Koran  que  toutes  les  sociétés  de  tempérance,  malgré  leurs  écrits 


58i  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

placardés  au  coin  des  rues(l).  Remarquons  aussi  en  passant  que  la 
vie  maritime  n'a  point  affaibli  chez  ces  navigateurs  Thabitude  des 
pratiques  religieuses;  le  jeûne  du  ramadan  est  scrupuleusement  ob- 
servé à  bord  par  tout  le  monde,  capitaine,  officiers,  matelots;  sur  le 
couronnement  de  poupe  sont  inscrites  en  lettres  d'or  des  sentences 
pieuses  tirées  des  livres  saints;  dans  le  nom  même  du  navire  se 
trahit  le  sentiment  de  la  foi.  Ainsi  on  lit  ces  mots  tracés  à  l'arrière  : 
Fatah-Arrohaman y  Fatah-Assalam,  victoire  au  miséricordieux,  vic- 
toire à  l'islam;  Allalevie,  louez  Dieu.  L'un  des  nakodas  qui  fréquen- 
tent habituellement  la  rivière  de  Calcutta,  par  cela  seul  qu'il  porte  le 
turban  vert  et  descend  des  Alides,  est  tenu  en  grande  vénération 
par  tous  les  sunnites  ou  orthodoxes  de  la  ville;  ceux-ci  Tentourent, 
se  prosternent  même  à  ses  pieds,  et  il  les  relève  avec  tant  de  dignité, 
son  profil  sévère  et  doux  à  la  fois  rappelle  si  bien  les  chevaleresques 
caractères  tracés  par  les  romanciers,  qu'on  n'est  pas  insensible  au 
prestige  de  cette  noblesse  de  douze  siècles.  Beaucoup  d'entre  ces 
navigateurs,  dédaignant  de  mesurer  la  hauteur  du  soleil  avec  le 
bâton  de  Jacohy  encore  en  usage  parmi  leurs  plus  anciens  confrères, 
sont  assez  versés  dans  les  études  nautiques  pour  employer  les  instru- 
mens  européens  et  déterminer  les  longitudes;  on  en  cite  un  qui 
s'est  enfermé  pendant  deux  ans  dans  le  Bishop-College  à  Calcutta, 
au  milieu  de  jeunes  enfans,  dont  il  enviait  les  leçons  et  qu'il  dépassa 
bientôt. 

Le  très  grand  nombre  de  bàtimens  de  haut  bord  appartenant  aux 
ports  d'Arabie  qui  viennent  chaque  année  à  jour  fixe  visiter  les  eaux 
du  Gange,  prouve  d'assez  anciennes  relations  commerciales  entre 
cette  contrée  et  le  Bengale;  mais,  outre  les  marchandises  de  retour, 
les  capitaines  reçoivent  à  bord,  au  prix  modique  de  cinquante  rou- 
pies (cent  vingt-cinq  francs),  les  pieux  musulmans  que  le  désir  de 
s'agenouiller  devant  le  tombeau  du  prophète,  et  surtout  la  vanité  de 
prendre  le  titre  de  haddji  (pèlerin),  poussent  à  la  Mekke;  quelques- 
uns  même,  dit-on,  vont  recruter  des  passagers  jusque  dans  les  dé- 

(1)  Un  jour,  je  vis  affiché  dans  les  bazars  de  Madras  l'avis  siiivaul  :  Stop  the 
thief,  stop  the  thiefH!  en  très  grosses  lettres  avec  trois  points  d'admiration; 
arrêtez  le  voleur,  arrêtez  Icvoletir!  Ce  voleur,  c'est  le  vin,  ce  som  les  liqueurs 
fortes,  c'est  rintempérancequi  vole  votre  temps  et  votre  argent.— Mallieurcusement 
les  seules  personnes  qui  s'arrêtassent  à  lire  ces  pancartes,  c'étaient  des  soldats  et 
des  marins  ivres,  qui,  seutant  leurs  poches  vides  sans  trop  se  rappeler  comment 
l'argent  en  était  sorti ,  espéraient  naïvement  retrouver  le  voleur. 


LA  MARINE  DES  ARABES  ET  DES  HINDOUS.  585 

troits,  et  en  cela  ils  font  moins  une  spéculation  lucrative  qu'une 
œuvre  de  piété.  On  sait  que  les  empereurs  mogols  et  Aurang-Zeb 
surtout  envoyèrent,  dans  d'autres  temps,  les  pèlerins  sur  des  na- 
vires armés,  que  les  Mahrattes,  sectateurs  ardens  de  la  religion  brah- 
manique, attaquèrent  et  coulèrent  quelquefois. 

Maintenant,  si,  laissant  les  marins  arabes  voguer  vers  leurs  ports, 
nous  restons  sur  les  côtes  de  l'Inde,  il  nous  apparaîtra  clairement 
que  les  Hindous  leur  sont  fort  inférieurs  dans  l'art  de  la  navigation; 
la  langue  sanscrite  est  plus  que  pauvre  en  termes  de  marine,  et  cela 
se  conçoit  chez  un  peuple  descendu  des  plateaux  de  l'Asie  centrale. 
Le  vocabulaire  des  lascars  (matelots  hindous)  se  compose  de  mots 
empruntés  aux  dialectes  étrangers,  à  l'arabe,  au  persan,  au  portu- 
gais et  à  l'anglais.  La  théorie  première,  ils  l'ont  apprise,  sur  la  côte 
occidentale  surtout,  des  navigateurs  orientaux  des  deux  golfes;  la 
pratique,  des  Européens,  du  moins  en  ce  que  cette  pratique  a  de 
compliqué.  Les  habitans  du  Scinde,  du  Gouzerate,  de  Cambaye 
même,  ont  été  de  bonne  heure  marins  et  pirates.  Les  navires  an- 
ciens, nommés  baggerows,  leur  étant  communs  avec  les  Arabes,  qui 
les  montent  aussi  bien  qu'eux,  il  est  difflcile  de  savoir  lequel  de  ces 
peuples  doit  réclamer  la  priorité  de  l'invention.  En  descendant  vers 
le  sud,  à  Bombay  surtout,  on  rencontre  une  espèce  de  bâtiment 
côtier,  rapide  à  la  marche,  de  cent  à  deux  cents  tonneaux,  employé 
par  les  commerçans  natifs  de  ce  port  à  recueillir,  depuis  le  golfe  de 
Cutch  jusqu'au  cap  Comorin,  les  produits  du  littoral  :  on  le  nomme 
patamar.  Longs  de  soixante-quinze  pieds  sur  une  largeur  de  vingt, 
profonds  de  onze  à  douze  pieds,  ces  jolis  navires,  montés  par  une 
douzaine  de  lascars,  que  commande  le  tandel  pu  patron ,  déploient 
au  vent  deux  grandes  voiles  latines;  et  quand  soufflent  les  brises 
carabinées  de  nord-est  refoulées  par  les  Gauths,  \q  patamar,  sorti  de 
Bombay  avec  une  cargaison  de  sel,  ou  revenant  vers  le  port  avec  un 
chargement  de  cocos,  de  bourre  de  coco,  de  noix  sèches  dont  on  a 
exprimé  le  suc  [copera],  d'huile,  de  bois  de  sandal,  de  poutres,  de 
poivre,  s'incHne  tellement  sur  la  vague  floconneuse,  que  l'on  ap- 
plaudit à  la  hardiesse  du  matelot  hindou.  S'il  n'a  pas  le  courage  qui 
fait  entreprendre  les  longs  voyages,  au  moins  a-t-il  l'intrépidité  du 
pêcheur  et  du  pilote.  Durant  la  belle  saison ,  en  janvier,  février  et 
mars,  ces  caboteurs  savent  habilement  proûter  des  brises  du  large  et 
des  brises  de  terre  pour  entrer  dans  les  baies  ou  s'élever  de  la  côte. 
La  forme  de  leurs  voiles  favorise  une  navigation  à  laquelle  ils  sont 
particuHèrement  appropriés.  Sur  tout  ce  littoral  montueux,  il  n'y  a 


586  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

pas  de  route;  le  transport  des  marchandises  doit  donc  se  faire  exclu- 
sivement par  mer,  et  il  est  considérable,  car  cette  partie  de  la  pénin- 
sule est  beaucoup  plus  productive  que  l'autre.  Dans  des  temps  moins 
tranquilles,  il  y  avait  des  patamars  armés  en  course  qui  sortaient  des 
anses  à  la  rencontre  des  navires  européens.  Gibbet  Island,  l'île  de 
la  Potence,  dans  la  rade  de  Bombay,  atteste  la  propension  des  peu- 
ples du  Deccan  à  écumer  la  mer  sur  leurs  côtes;  mais,  depuis  l'inven- 
tion des  bateaux  à  vapeur,  la  piraterie  est  devenue  un  métier  aussi 
précaire  que  dangereux,  et  les  Détroits  eux-mêmes  commencent  à 
perdre  leur  ancienne  réputation,  ou  plutôt  à  en  acquérir  une  meil- 
leure. D'ailleurs,  les  Hindous,  un  peu  pillards  par  caractère,  ont  mille 
moyens  de  voler  en  détail  {!).  Le  bateau  de  pêche,  le  canot  chargé 
de  fruits  accostant  au  passage  le  navire  de  long  cours,  renferment 
presque  toujours  d'adroits  industriels  qui  se  font  un  devoir  de  serrer 
les  objets  oubliés  sur  le  pont,  tels  que  le  plomb  de  sonde,  les  outils 
du  charpentier,  le  couteau  du  cook.  Ce  vice  tient  en  partie  à  la  mo- 
dicité du  salaire,  calculé  moins  sur  le  travail  que  sur  le  peu  de  be- 
soins des  hommes  de  peine. 

Le  patamar,  par  sa  force  et  sa  solidité,  est  capable  de  résister  aux 
coups  de  vent  de  la  mousson  du  sud-ouest;  mais,  à  cette  époque  de 
pluies  désordonnées  et  d'orages,  on  trouverait  le  long  de  la  rivière 
de  Baypour  (ce  port  que  ïippou  avait  nommé  Sulthanapatnam,  la 
ville  du  sultan),  halles  sur  la  plage,  d'autres  caboteurs  d'un  rang  se- 
condaire, les  panyani-mantché ,  bateaux  de  Panyani.  Comme  l'in- 
dique leur  dénomination,  ils  appartiennent  à  cet  ancien  repaire  de 
pirates  dont  on  ne  parle  guère  aujourd'hui,  et  ils  sont  montés  par 
des  mopilaïs  soumis  à  l'autorité  spirituelle  du  tangoul,  ou  grand- 
prêtre,  résidant  depuis  des  siècles  dans  cette  même  ville.  Leur  navi- 
gation se  borne  à  porter  d'un  point  à  un  autre,  aux  environs  de  leur 
baie,  les  produits  variés  que  l'on  tire  du  cocotier  et  de  son  fruit, 
l'eau-de-vie  obtenue  du  palmier  par  la  distillation,  ainsi  que  les  larges 
feuilles  à  éventail  dont  les  pêcheurs  et  les  pauvres  paysans  couvrent 
leurs  huttes.  Ces  mêmes  feuilles  sont,  pour  les  doctes  brahmanes  et 
les  marchands,  le  papyrus  sur  lequel  ils  écrivent  au  poinçon,  ceux-ci 
leurs  ventes  et  achats,  ceux-là  leurs  longs  poèmes,  leurs  comraen- 


(1)  On  vient  de  découvrir  à  Bombay  une  association  de  voleurs  qui  rapportait, 
année  commune,  aux  quatre-vingt-tiix  intéressés,  la  somme  nette  de  80,000  livres 
sterling,  ainsi  que  le  prouvent  les  registres  saisis,  le  21  juillet  dernier,  chez  les 

cliufs  de  la  bande. 


1 


LA  MARINE  DES  ARABES  ET  DES  HINDOUS.  587 

taires  philosophiques,  qui  viennent  recueillir  la  poussière  de  nos 
bibliothèques,  dûment  reliés  entre  deux  planchettes.  Sur  cette  côte 
tout  entière,  habitée  par  des  peuples  d'origine  diverse,  mais  essen- 
tiellement industrieux,  se  sont  développées  mille  petites  branches  de 
commerce,  qui/ varient  selon  les  localités;  les  moyens  de  transport 
changent  aussi  à  chaque  pas,  parce  qu'ici  une  barre  toujours  mena- 
çante exige  un  bateau  large  et  solide;  là,  des  canaux  intérieurs 
{back-water) ,  étroits  et  assez  profonds,  permettent  à  des  gondoles 
couvertes,  à  des  barques  allongées  [snake-boats]  de  transporter  les 
marchandises,  à  travers  cent  détours,  d'un  village  à  l'autre.  Dans  ce 
pays  si  vaste,  compris  sous  une  dénomination  générale  et  sounîis 
jadis  à  une  seule  croyance,  il  y  a  tant  de  peuples  distincts  qui  ont 
conservé  leurs  langues  particulières  et  leurs  industries  propres! 
Quant  à  Ceylan,  c'est  un  pays  à  part,  et  on  le  devine  aisément,  rien 
qu'à  voir  les  longues  pirogues  à  balancier,  si  étranges  et  si  pittores- 
ques, qui  viennent  au  large,  à  de  grandes  distances,  vendre  aux  pas- 
sans  des  chaînes  en  fausse  bijouterie,  des  tabatières,  des  couteaux, 
ces  petits  objets  inutiles  avec  lesquels  les  peuples  à  demi  sauvages 
nous  tentent  et  nous  attrapent  mieux  qu'ils  ne  se  laissent  prendre 
désormais  à  nos  pièges;  et  puis,  on  aime  à  remporter  un  souvenir  de 
cette  île,  le  plus  précieux  joyau  de  la  couronne  d'Angleterre,  riche 
par  l'ivoire  que  donnent  les  éléphans  de  ses  montagnes,  par  les 
épices  de  ses  plaines  et  de  ses  collines,  par  les  perles  de  ses  plages. 
Si,  à  des  époques  très  reculées,  des  navigateurs  de  l'Oman  et  de 
l'Yémen,  poussés  d'instinct  à  suivre  les  vents  réguliers  qui,  par  leur 
changement  périodique,  promettaient  un  retour  facile,  s'aventurè- 
rent jusqu'à  Ceylan,  au  moins  est-il  permis  de  conjecturer  qu'ils  ne 
dépassèrent  guère  cette  île;  car  elle  fut,  sous  lés  dénominations  de 
Sarandipe,  de  Lanka,  de  Ling-clian,  que  lui  appliquèrent  les  Arabes, 
les  Hindous  et  les  Chinois,  une  terre  enchantée,  le  théâtre  des 
guerres  Hvrées  aux  mauvais  esprits  par  une  incarnation  de  Vichnou, 
et  le  séjour  passager  de  Bouddha;  rien  d'étonnant  que,  dans  notre 
siècle,  l'extrême  richesse  de  son  sol  l'ait  fait  regarder  par  quelques 
personnes  comme  le  véritable  paradis  terrestre  de  l'ancien  Testa- 
ment. Toujours  est-il  qu'elle  a  son  danger,  ses  récifs  à  la  pointe, 
son  non  ampliiis  ibis,  que  Dieu  dit  aux  hommes  comme  à  la  vague 
jnsqu'au  jour  où  il  lui  plaît  d'ouvrir  de  nouvelles  routes;  et  que  nous 
resterait-il  à  faire,  si  la  Providence  eût  levé  plus  tôt  ce  voile  d'igno- 
rance qu'elle  découvre  peu  à  peu  selon  les  besoins  des  temps,  et  que 
nous  croyons  déchirer  par  le  seul  effort  du  génie  humain?  La  côte 


588  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

de  Coromaiidel  ne  paraît  donc  pas  avoir  eu,  comme  celle  de  Mala- 
bar, les  exemples  d'un  peuple  voisin  à  imiter;  l'art  nautique  va  en 
s'affaiblissant  depuis  le  golfe  Persique  jusqu'au  détroit  de  Manaar, 
et,  quand  on  a  fait  le  tour  de  l'île,  on  le  trouve  dans  l'enfance.  Le 
long  de  cette  plage  généralement  sablonneuse,  semée  moins  de 
cocotiers  productifs  que  de  maigres  palmiers,  privée  de  ports,  on 
chercherait  en  vain  le  lieu  où  ait  pu  se  développer  une  ville  mari- 
time; aussi  la  navigation  n'y  a-t-elle  pas  avancé.  Les  barques,  appe- 
lées dôniSj  sont  quelque  chose  d'aussi  pauvre  et  d'aussi  simple  que 
les  huttes  de  pêcheur,  faites  de  quatre  pieux  et  recouvertes  de  bran- 
chages. Elles  restent  à  sec  pendant  les  gros  temps;  et  comment  ré- 
sisteraient-elles à  une  mer  furieuse  avec  leur  fond  plat,  qui  les  rend 
plus  propres  à  s'échouer  sur  le  sable  qu'à  s'élever  sur  la  crête  des 
vagues?  Poussé  par  quatre  voiles  que  supporte  un  seul  mât,  soutenu 
lui-même  par  quelques  cordages  inégaux,  tantôt  chargé  jusqu'aux 
bords  de  riz  et  d'huile  de  coco,  tantôt  calant  à  peine  quatre  pieds, 
pour  pouvoir  glisser  sans  obstacle  sur  les  bancs  du  détroit,  le  dôni 
s'en  va  des  côtes  de  Ceylan  à  Karrikal,  de  Pondichéry  à  Madras,  con- 
damné à  faire  rapidement,  vent  arrière,  une  route  qui  lui  demandera 
au  retour  des  peines  infinies.  La  construction  vicieuse  du  dânij  qui 
le  fait  regarder  comme  le  plus  mauvais  de  tous  les  bateaux  de  l'Inde, 
le  rend  peu  capable  de  marcher  contre  le  vent;  il  y  a  des  jours  où  la 
force  des  courans,  si  elle  ne  le  rejette  pas  en  arrière,  ne  lui  permet 
pas  de  gagner  plus  de  trois  à  quatre  railles  (1);  mais  le  pilote  sait 
mettre  à  profit  les  plus  faibles  brises  de  terre;  le  soir,  il  vient  jeter 
fancre  le  plus  près  possible  du  rivage  (  et  cette  ancre ,  ce  sont  des 
morceaux  de  bois  recourbés,  rendus  pesans  par  l'adjonction  de  quel- 
ques grosses  pierres);  alors,  prenant  en  main  une  poignée  de  plumes 
et  de  sable  qu'il  jette  dans  la  mer,  il  calculera,  d'après  la  vitesse  avec 
laquelle  le  corps  flottant  s'éloigne  de  celui  qui  tombe  au  fond,  quelle 
est  la  rapidité  du  courant.  Cette  savante  expérience  une  fois  faite, 
selon  qu'il  s'élève  de  la  rive  échauffée  par  les  rayons  du  soleil  un 
souffle  attiédi  plus  ou  moins  sensible,  il  remet  à  la  voile  et  pousse 
au  large  pour  changer  la  bordée  avant  faurore,  se  guidant,  durant 
le  jour,  sur  les  pagodes  qui  sont  ses  phares  les  plus  ordinaires,  et 
dont  il  aime  à  se  rapprocher.  Madras  est  le  port  des  dénis;  ils  vien- 
nent apporter  à  la  population  agglomérée  dans  cette  grande  ville 

(1)  Dans  le  golfe  de  Bengale,  au  renversement  des  moussons,  le  courant  est  de 
vingt  lieues  par  vingl-qualrc  lieures. 


LA  MARINE  DES  ARABES  ET  DES  HINDOUS.  589 

les  produits  des  provinces  voisines,  ceux  que  les  chariots  du  Tandjore 
leur  déversent  en  suivant  la  route  de  terre.  On  les  voit  se  ranger 
humblement  vis-à-vis  la  promenade,  un  peu  au-dessous  du  quai, 
abandonnant  la  place  d'honneur  aux  navires  européens  mouillés  en 
tête  de  la  rade;  mais,  avant  les  pluies  de  juillet,  tous  ont  disparu  :  ils 
sont  allés  se  cacher  dans  les  ruisseaux,  sur  les  bords  des  petites 
rivières;  tant  que  soufflent  les  brises  impétueuses,  la  lourde  barque, 
longue  de  soixante-dix  pieds,  repose  paisiblement  sous  les  arbres. 
Le  ressac,  qui  bat  continuellement  le  littoral  du  pays  de  Coro- 
mandel,  a  dû  être  un  grand  obstacle  aux  progrès  que  les  naturels 
pouvaient  faire  dans  la  navigation.  Franchir  cette  barre  avec  des 
canots,  avec  des  pirogues  même,  étant  chose  impossible,  les  pê- 
cheurs et  les  mariniers  de  la  côte  se  sont  trouvés  réduits  à  construire 
toujours  sur  le  même  modèle  le  catimaron  et  la  schellingue.  Le  ca- 
timaron  n'est  qu'un  simple  radeau  formé  de  trois  ou  quatre  madriers 
joints  ensemble,  un  peu  relevé  aux  extrémités,  sur  lequel  un  ou 
deux  hommes  au  plus,  à  genoux  ou  accroupis,  pour  pouvoir  ramer 
avec  plus  d'aisance,  agitent  à  droite  et  à  gauche  une  courte  pagaïe  (1). 
Quand  la  mer  déferle  avec  fureur  sur  les  sables,  le  macoua,  ou  ma- 
rinier, baissant  la  tête,  se  précipite  à  travers  la  vague,  fend  l'écume 
et  la  crête  de  ce  rempart  menaçant,  rejoint  son  radeau  à  la  nage, 
s'il  est  renversé,  et  se  fraie  hardiment  une  route  vers  le  grand  na- 
vire auquel  on  l'envoie  porter  un  message  à  la  distance  de  plusieurs 
milles.  Durant  les  guerres,  ces  catimarons  ont  rendu  plus  d'un  ser- 
vice important  :  un  pêcheur  digne  de  confiance  liait  à  ses  poutres 
la  somme  d'argent  ou  cachait  dans  un  nœud  de  bambou  la  dépêche 
qu'il  s'agissait  de  faire  parvenir  à  un  point  surveillé  par  l'ennemi. 
Grâce  à  la  couleur  de  l'homme  et  à  celle  du  radeau,  rien  ne  trahis- 
sait dans  les  ténèbres  la  marche  du  mystérieux  courrier,  qui ,  s'il 
était  serré  de  près,  avait  encore  la  ressource  de  plonger  et  de  fuir 
dans  les  bois.  Madras  et  Pondichéry  n'ont  guère  d'autres  bateaux 
de  pêche;  dans  cette  dernière  ville,  où  l'on  voit  peu  de  caboteurs, 
le  catimaron  se  pavoise  aux  grands  jours.  Ainsi ,  lorsqu'un  gouver- 
neur nouveau  débarque  dans  la  capitale  des  établissemens  soumis  k 
son  autorité,  une  nuée  de  radeaux,  parés  des  couleurs  de  la  France, 
s'empresse  de  l'escorter  jusqu'à  terre.  Pauvre  France  qui  n'a  dans 
TTnde  que  de  pareilles  flottes!  Quant  aux  schellingues,  destinées  à 


(I)  On  voit  aussi  dans  la  mer  Rouge  quelques-uns  de  ces  radeaux  dont  peut-ôtr*f 
le>  Arabes  ont  apporté  l'idée  des  côtes  de  l'Inde. 


590  REVUE  ITES  DBtJX  MONDES. 

franchir  sans  cesse  les  trois  brisans  qui  déferlent  devant  Madras,  ce 
ne  sont  pas  des  bateaux  de  cabotage;  mais  elles  ont  cela  de  curieux 
dans  leur  construction,  que,  plus  simples  encore  que  la  pirogue  des 
Esquimaux,  elles  n'ont  pas  de  membrures  et  ne  consistent  qu'en 
une  épaisseur  de  planches  cousues  ensemble  :  par  leur  élasticité,  elles 
résistent  à  la  furie  des  vagues,  sur  lesquelles  on  les  voit  bondir,  lan- 
cées par  dix  ou  douze  longues  rames  à  palettes,  pour  retomber  dans 
un  abîme,  où  elles  paraissent  s'engloutir.  Une  pareille  navigation  ne 
se  fait  pas  sans  danger,  et  il  est  permis  de  croire  que,  dans  des  pa- 
rages plus  favorables,  les  parias,  si  habiles  à  manier  leurs  schellin- 
gues,  eussent  fait  d'excellens  matelots. 

Toutefois ,  si  la  nature  des  lieux  a  empêché  les  Hindous ,  à  l'est 
de  la  presqu'île,  de  progresser  dans  l'art  de  la  navigation  autant  que 
ceux  de  la  partie  occidentale,  les  habitans  du  golfe  de  Bengale,  sti- 
mulés par  l'accroissement  prodigieux  du  commerce  de  plus  en  plus 
concentré  dans  la  capitale  de  l'Inde  anglaise,  ont  voulu  y  prendre 
part.  Sans  avoir,  comme  les  Arabes ,  de  grands  et  beaux  navires  qui 
eussent  été  hors  de  proportion  avec  les  petits  voyages  qu'ils  entre- 
prennent et  le  peu  de  bénéfice  qu'ils  peuvent  faire,  ils  se  sont  mis  à 
parcourir  le  golfe  dans  toute  son  étendue ,  de  Ceylan  à  Calcutta,  de 
Madras  à  Maulmein,  au  Pégou,  avec  des  sloops,  des  goëlettes,  des 
bricks  d'un  tonnage  assez  considérable.  Parmi  ces  bâtimens  appelés 
choulias  ou  parias,  quelques-uns  ont  été  construits  sur  le  Gange,  à 
Islamabad,  dans  les  ports  birmans;  ou  bien  ce  sont  de  vieilles  co- 
ques, des  navires  anglais  abandonnés  par  suite  d'un  naufrage,  pour 
cause  de  vétusté.  Mais  IHindou  veut  naviguer  à  peu  de  frais;  d'une 
main  patiente  il  radoube,  jusqu'à  destruction  entière,  le  brick  dont 
il  est  devenu  maître;  vous  le  verrez  remettre  pièce  sur  pièce,  ra* 
juster  l'une  à  côté  de  l'autre  des  planches  usées;  il  se  borne  sage- 
ment à  la  plus  simple  voilure,  et  retranche  comme  inutiles  les  boiî- 
nettes,  les  cacatois,  souvent  même  les  perroquets,  de  peur  d'être 
obligé  d'augmenter  son  équipage;  bien  entendu  que  les  pilotes  an- 
glais ne  sont  pas  pour  lui,  et  il  se  tire  comme  il  peut  des  dangers  du 
golfe,  soit  en  se  flant  à  sa  propre  expérience,  soit  en  suivant  à  la 
trace  quelque  vaisseau  européen.  Soumis  à  la  discipline  anglaise,  les 
lascars  sont  d'intelligens  et  intrépides  matelots,  rapides  à  la  ma- 
nœuvre, obéissant  au  sifilet  du  contre-maître  avec  une  agilité  surpi 
nante;  les  choulias  appartiennent  à  la  même  race,  mais,  comme  il  leur 
manque  cette  impulsion,  cette  direction  supérieure,  ils  sont  timides 
et  lents.  Trop  peu  nombreux  pour  manier  convenablement  leurs 


LA  MARINE  DES  ARABES  ET  DES  HINDOUS.  591 

navires  (1),  trop  faibles  pour  repousser  la  moindre  attaque,  pour  ré- 
sister à  la  moindre  violence,  ils  fuient  de  bien  loin  l'approche  d'une 
voile  étrangère,  dans  la  crainte  qu'un  équipage,  se  trouvant  à  court 
de  vivres,  ne  vienne  sans  façon  enlever  la  provision  d'eau  qu'ils 
conservent  dans  de  grandes  jarres  de  terre  liées  par  le  cou  au  pied 
des  mâts,  le  riz  et  les  poissons  secs  dont  ils  font  leur  nourriture 
exclusive.  Comprendre  ce  que  marque  la  boussole  est  une  science 
fort  rare  parmi  ces  naïfs  navigateurs;  le  matelot  n'est  à  bord  que 
pour  le  service  des  voiles ,  il  laisse  le  soin  de  gouverner  à  deux  timo- 
niers [soiikannis,  du  mot  arabe  soukan,  gouvernail),  qui  se  relèvent 
alternativement  et  font,  aux  approches  des  terres,  l'office  de  pilotes. 
On  reproche  à  ces  choulias,  aux  musulmans  surtout,  de  voler  par- 
fois des  enfans  sur  la  côte  pour  en  faire  des  mousses;  il  est  certain 
que  des  perquisitions  dirigées  par  la  police  des  ports  ont  amené  la 
découverte  de  bien  des  jeunes  boys  dont  le  capitaine  ne  pouvait  lé- 
gitimer la  provenance. 

Tranquebar,  Sadras,  Masulipatam,  Pipley,  Balassore,  tous  les  lieux 
jadis  florissans  lors  de  la  rivalité  des  nations  européennes,  sont  au- 
jourd'hui fréquentés  par  les  navires  choulias;  là  où  le  commerce 
déchu  n'appelle  plus  les  trafiquans  chrétiens ,  les  Hindous  arrivent 
pour  glaner  ce  qui  reste.  On  les  voit  aussi  à  Pondichéry,  à  Madras, 
où  ils  se  placent  en  avant  des  dônis  et  surtout  le  long  du  Gange,  à 
Calcutta,  qui  est  leur  station  principale.  La  mauvaise  saison  les  dis- 
perse, comme  les  bateaux  de  la  côte ,  dans  leurs  ports  respectifs; 
ceux  qui  rentrent  au  Bengale  tâchent  de  faire  la  contrebande  de  sel 
en  se  glissant  dans  le  fleuve,  du  côté  de  l'Orissa,  par  des  passes  né- 
gligées à  cause  des  dangers  qu'elles  présentent;  mais  la  surveillance 
active  des  goélettes  à  trois  mâts,  fines  voiUères,  montées  par  des 
douaniers  armés  convenablement,  déjouent  leurs  tentatives,  à  moins 
que  ces  bâlimens  légers  ne  périssent  durant  la  croisière,  ce  qui  n'est 
pas  sans  exemple.  Quand  les  rafales  violentes  du  sud-ouest  annon- 
cent le  renversement  de  la  mousson,  la  navigation  des  choulias  cesse 
donc  dans  tout  le  golfe,  précisément  à  l'époque  où  celle  des  Euro- 
péens devient  plus  active;  chaque  équipage  vient,  pour  ainsi  dire, 
déposer  son  navire  sous  les  cocotiers  de  son  village,  à  l'abri  des  inon- 
dations; tandis  que  la  récolte  se  développe  sous  l'influence  d'une  pluie 
bienfaisante,  la  corneille  fait  son  nid  sur  les  hunes,  le  milan  s'établit 

f 

^l  Oa  esliiTie  qu'il  faut  trois  lascars  de  Bombay  et  cinq  de  Calcutta  pour  équi- 
valoir à  ua  lioiL  iiiuliîiot  euro[)éen. 


592  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

sur  les  vergues  dégarnies ,  et  le  matelot  choulia  répare  ses  voiler', 
caché  dans  sa  hutte.  Plus  heureux  que  celui  d'Europe,  le  marin  de 
rinde  écoute  sans  inquiétude  gronder  l'orage,  souffler  la  tempête, 
qu'il  a  prévus  et  qu'il  a  jugé  prudent  de  ne  pas  affronter;  il  revient 
chaque  année  à  sa  cabane  manger  ses  fruits  et  cultiver  son  champ, 
et,  comme  la  crainte  d'être  pris  pour  le  service  militaire ,  de  passer 
sur  un  vaisseau  de  l'état  qu'il  n'a  pas  choisi ,  ne  le  préoccupe  pas 
dans  son  repos,  il  ne  se  croit  pas  obligé  de  dévorer  en  un  jour  le  sa- 
laire d'une  année;  le  temps  des  pluies  lui  appartient  tout  entier. 

Ainsi,  comme  les  Arabes,  les  Hindous  ont  leurs  grands  navires, 
mais  pauvrement  équipés,  mal  gréés,  souvent  si  usés,  qu'ils  font  eau 
de  toutes  parts;  nous  parlons  ici  de  ceux  qui  sont  construits  ou  au 
moins  montés  et  conduits  entièrement  par  des  navigateurs  de  la  côte, 
et  non  des  beaux  bâtimens  [country-ships]  appartenant  à  des  Guèbres, 
à  des  Arméniens,  à  des  musulmans,  à  de  riches  Banians,  et  qui 
fréquentent  tous  les  ports  de  l'Asie  sous  la  direction  de  capitaines 
portugais  ou  anglais.  L'Arabie  indépendante  fait  son  commerce  elle- 
même;  l'Inde,  soumise  à  un  joug  étranger,  abandonne  h  une  nation 
toute  puissante  ses  plus  importantes  transactions;  il  ne  lui  reste 
guère  à  faire  que  le  cabotage,  c'est-à-dire  à  retirer  de  petits  profits 
de  l'alimentation  des  villes  modernes  de  son  littoral.  De  nos  jours 
aussi,  comme  au  temps  de  l'empire  romain,  au  heu  de  porter  bien 
loin  ses  produits,  elle  les  vend  à  qui  vient  les  prendre. 

Pour  résumer  ce  que  nous  venons  de  dire,  plaçons-nous  par  la 
pensée  à  l'extrémité  de  la  presqu'île  indienne,  et  examinons  ses  deux 
rives.  La  côte  occidentale  fait  face  à  l'Arabie  civilisée  des  temps  pri- 
mitifs, baignée  par  deux  golfes  qui  conduisaient  aux  plus  anciennes 
et  aux  plus  puissantes  villes  du  vieux  monde.  La  côte  orientale  n'a 
devant  elle,  à  de  grandes  distances,  que  des  îles  clair-semées  et  une 
langue  de  terre  habitée  par  des  peuples  qui  ne  participaient  en  rien 
au  développement  des  nations  environnantes.  De  bonne  heure,  les 
Arabes  parurent  dans  les  ports  du  Deccan  et  du  Malayalam,  à  une 
époque  où  aucun  navire  étranger  ne  visitait  sans  doute  la  triste  plage 
de  Coromandel.  D'où  serait-il  venu?  Les  Chinois,  qui  parlent  de  pèle- 
rins bouddhistes  envoyés  à  Ceylan ,  les  font  toujours  voyager  par 
terre.  Les  Mogols  musulmans  se  trouvèrent  liés,  par  la  parité  de 
croyance,  avec  les  pays  situés  au-delà  de  la  mer  d'Oman,  et  avant 
l'arrivé  des  Européens  il  n'y  avait  pas  de  ville  importante  à  l'embou- 
chure du  Gange;  donc  les  relations  entre  les  Arabes  et  le  Bengale 
étaient  alors  fort  rares,  et,  quand  elles  devinrent  plus  fréquentes,  \t> 


LA  MARINE  DES  ARABES  ET  DES  HINDOUS.  593 

navigateurs  expérimentés  allèrent  droit  au  fond  du  golfe  sans  visiter 
les  ports  intermédiaires,  les  points  compris  entre  Geylan  et  le  lieu 
de  leur  destination.  Donc  aussi,  puisque  les  habitans  du  Malabar 
sont  supérieurs  à  ceux  de  Coromandel  dans  l'art  nautique,  peu  en 
harmonie  avec  le  caractère  d'un  peuple  assez  indifférent  à  ce  qui  se 
passait  chez  ses  voisins,  ils  ont  reçu  des  Arabes  leurs  premières  le- 
çons. Ceux-ci  d'ailleurs,  avant  de  s'aventurer  sur  le  grand  Océan, 
s'essayèrent  longuement  dans  leurs  golfes.  N'avaient-ils  pas  pour 
guides  les  Phéniciens,  les  premiers  matelots  dont  il  soit  fait  mention 
dans  l'histoire?  Les  Hindous  de  la  presqu'île,  arrivant  dans  des  régions 
avant  eux  incultes,  peuplées  çà  et  là  de  hordes  sauvages  dispersées  au 
sein  des  forêts,  trouvèrent  où  s'établir  et  n'éprouvèrent  pas  le  besoin 
de  pousser  au-delà.  Les  Arabes,  au  contraire,  assis  au  bord  de  leurs 
trois  mers,  habitués  à  voguer  d'un  port  à  l'autre,  furent  pris  de  l'in- 
quiet désir  de  diriger  et  d'étendre  d'un  autre  côté,  au  moyen  de  leurs 
barques,  le  commerce  qu'ils  faisaient  avec  leurs  chameaux  à  des  dis- 
tances déjà  si  considérables.  Ils  n'allèrent  point  à  la  découverte;  mais 
de  proche  en  proche,  gagnant  des  rivages  lointains,  ils  atteignirent 
le  point  désiré ,  différant  en  cela  des  navigateurs  européens,  qui , 
appuyés  par  la  science,  plus  précise  que  l'instinct,  s'élancèrent  droit 
où  les  appelaient  un  continent  nouveau,  une  île  inexplorée. 

Th.  Pavie. 


TOME  IT.  39 


LA  SARDAIGNE 


EN    1842. 


DERNIÈRE   PARTIE.' 


IV. 

Il  y  a  presque  toujours,  pour  les  nations  comme  pour  les  individus, 
un  fait  prédominant,  une  circonstance  décisive  qui  influe  sur  leur 
existence  entière.  Pour  la  Sardaigne,  cet  arrêt  de  la  destinée,  écrit 
à  chaque  page  de  ses  annales,  est  bien  triste,  et  il  m*en  coûte  de  1; 
consigner  ici.  Condamnée  par  sa  position,  par  son  exiguïté,  par  un 
climat  perfide  qui  paralyse  ses  ressources,  à  vivre  sous  la  dépen- 
dance d'une  puissance  supérieure  à  laquelle  il  lui  est  impossible  de 
s'incorporer  complètement,  elle  semble  destinée  à  être  toujours 
sacrifiée.  Cette  loi  fatale,  je  le  répète,  peut  être  vérifiée  à  chaque 
âge  de  son  existence  historique. 

Lorsqu'on  cherche  à  pénétrer  les  nuages  qui  nous  dérobent  la 

(1)  Voyez  la  livraison  du  l"  novembre. 


LA   SARDAÏGNE.  595 

haute  antiquité,  on  croit  reconnaître  que  la  Sardaigne  a  commencé 
par  être  un  champ  de  bataille  où  se  heurtèrent  les  races  les  plus 
remuantes  des  temps  primitifs.  Les  traditions  conservées  par  les  his- 
toriens grecs  et  latins,  les  monumens  trouvés  dans  l'île  et  reconnus 
par  la  science  moderne,  constatent  le  passage  des  Pélasges,  des  Hel- 
lènes, des  Grecs  asiatiques,  des  Phéniciens,  des  Libyens,  des  Étrus- 
ques, des  Ibères.  Toutes  ces  bandes  d'aventuriers  sont  balayées  par 
un  peuple  doué  d'une  énergie  supérieure.  L'an  528  avant  l'ère  chré- 
tienne, les  Carthaginois  s'emparent  de  la  Sardaigne,  dans  le  seul  but 
d'en  faire  un  point  de  relâche.  Leur  politique  égoïste  n'imagine  rien 
de  mieux,  pour  conserver  cette  conquête,  que  de  la  rendre  inhabi- 
table. Ils  font  détruire  les  arbres  fruitiers,  défendent  sous  peine  de 
mort  de  planter  à  l'avenir,  et  sacriûent  même,  assure-t-on,  les  étran- 
gers qui  abordent  dans  cette  nouvelle  Tauride.  Les  anciens  habitans 
n'échappent  à  cette  fureur  jalouse  qu'en  se  retranchant  dans  les 
montagnes  de  l'intérieur.  Après  une  possession  d'un  peu  moins  de 
trois  siècles,  les  Carthaginois  sont  à  leur  tour  délogés  par  les  Ro- 
mains. Ceux-ci ,  traitant  avec  une  générosité  éblouissante  les  popu- 
lations du  littoral ,  refoulant  avec  une  énergie  impitoyable  les  peu- 
plades indomptées  du  centre,  opposant  sans  cesse  les  alliés  aux 
rebelles,  commencent  cet  antagonisme  d'intérêts  qui  a  été  la  plaie 
toujours  saignante  de  la  Sardaigne.  Le  prestige  de  la  civilisation 
triomphe  enfin  des  instincts  sauvages.  Sous  l'empire,  l'île  pacifiée 
atteint  un  haut  degré  de  prospérité  :  sept  villes  riches  et  populeuses 
obtiennent  les  prérogatives  attachées  au  titre  de  cités  romaines.  Asso- 
ciée ainsi  aux  grandeurs  du  peuple-roi,  la  Sardaigne  doit  plus  tard 
partager  la  honte  et  les  douleurs  de  la  chute.  Sans  cesse  envahie  et 
disputée  pendant  la  longue  agonie  des  empires  d'Orient  et  d'Occi- 
dent, par  les  Vandales,  par  les  Goths,  par  les  Byzantins,  par  les 
mahométans,  elle  n'est  plus,  du  v^  au  xr  siècle,  qu'un  théâtre  de 
dévastation  et  de  désespoir. 

En  1004,  le  pape  Jean  XVIII,  abusé  sans  doute  par  des  actes  apo- 
cryphes, prétendit  que  la  Sardaigne  était  comprise  dans  la  donation 
faite  au  saint-siége  par  Charlemagne,  et,  faisant  aux  chevaliers 
chrétiens  un  appel  qui  semble  le  prélude  des  croisades ,  il  promit  la 
possession  de  l'île  à  quiconque  la  délivrerait  du  joug  africain.  Les 
Pisans  et  les  Génois  répondirent  à  cet  appel,  entraînés  par  leur  in- 
stinct mercantile,  il  est  permis  de  le  croire,  plutôt  que  par  un  senti- 
ment chrétien  et  chevaleresque.  Il  fut  convenu  entre  eux  que  les 
premiers  garderaient  le  territoire,  les  autres  le  butin.  Cet  arrange- 

39. 


596  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

ment  fatal  devait  prolonger  l'anarchie  et  les  malheurs  de  l'île  long- 
temps après  l'expulsion  des  mahométans.  Ce  ne  fut  pas  sans  com- 
bats que  les  Pisans  mirent  leurs  associés  hors  de  cause.  Restés  maîtres 
du  terrain ,  ils  divisèrent  leur  conquête  en  quatre  grands  fiefs  ou^?;- 
dicatures,  sous  les  noms  de  judicats  de  Cagliari,  de  Logudoro,  d'Ar- 
borée et  de  la  Gallura.  L'Ogliastra  forma  en  outre  une  cinquième 
principauté,  sous  un  régime  particulier.  Les  vainqueurs  se  réservè- 
rent le  droit  de  suzeraineté  sur  les  fiefs ,  et  la  domination  immé- 
diate sur  quelques  autres  lieux,  notamment  sur  la  ville  de  Cagliari. 
Le  but  de  cette  combinaison  était  de  créer  dans  l'île  des  intérêts 
rivaux,  afin  de  la  retenir  plus  facilement  sous  le  joug.  On  crut  même 
enchaîner  les  grands  feudataires  en  mettant  obstacle  à  l'hérédité  des 
fiefs.  De  ce  luxe  de  précautions  il  ne  résulta  qu'une  féodalité  bâtarde 
et  mal  assise  qui ,  au  lieu  de  protéger  le  pays ,  lui  communiqua  sa 
propre  agitation.  En  prenant  parti ,  selon  leurs  intérêts,  dans  les  éter- 
nelles querelles  de  Gênes  et  de  Pise,  \es  juges  parvinrent  à  se  sous- 
traire à  une  suzeraineté  incertaine.  Ils  se  constituèrent  héréditaire- 
ment, prirent  le  titre  de  rois,  et  s'épuisèrent  à  guerroyer  entre  eux, 
comme  pour  faire  preuve  de  leur  souveraineté  absolue. 

Ces  misères  féodales  duraient  depuis  plus  de  trois  siècles,  quand, 
en  1323,  les  Aragonais,  appelés  par  Hugues  Serra,  juge  d'Arborée, 
vinrent  débarquer  dans  le  golfe  de  Palmas ,  sous  la  conduite  de  don 
Alphonse,  fils  du  roi  Jacques.  Le  pape,  irrité  contre  la  répubhque 
de  Pise,  qui  tenait  ses  droits  du  saint-siége,  les  avait  transférés  à 
la  couronne  d'Aragon.  Malgré  l'énergie  de  leur  défense,  les  Pisans 
furent  vaincus.  Peut-être  quittèrent-ils  sans  regret  une  possession 
qui  leur  était  devenue  onéreuse. 

Les  rois  d'Aragon  ne  firent  pas  aisément  accepter  aux  turbulens 
feudataires  la  suzeraineté  dont  ils  héritaient.  Les  juges  d'Arborée 
surtout,  leurs  anciens  alliés,  se  montrèrent  fort  ardens  à  leur  susciter 
des  embarras;  mais  les  conquérans,  moins  préoccupés  de  fécondei 
le  sol  que  d'en  rester  les  maîtres,  appliquèrent  à  leur  tour  cette 
maxime  dont  on  a  fait  honneur  à  Tibère,  et  qui  est  aussi  vieille, 
hélas  !  que  la  politique  elle-même.  Ils  divisèrent  pour  régner.  Ce  sys- 
tème féodal,  que  leurs  prédécesseurs  avaient  établi  sur  une  large 
base,  ils  le  morcelèrent  pour  l'affaiblir.  L'île  fut  distribuée  par  eux  en 
deux  provinces,  dites  le  Cap  supérieur  Q.i  le  Cap  inférieur^  dans  le  but 
d'effacer  la  trace  des  anciens  judicats.  Les  juges  d'Arborée  devin- 
rent marquis  d'Oristano;  les  seigneurs  pisans  et  génois  reçurent  de  la 
couronne  d'Aragon  de  nouvelles  investitures;  enfin  la  création  d'un 


LA   SARDAIGNE.  597 

grand  nombre  d'autres  fiefs  contrebalança  l'influence  des  anciens 
feudataires.  Il  ne  suffit  pas  aux  Aragonais  d'opposer  le  cap  septen- 
trional au  cap  méridional,  les  petits  seigneurs  aux  grands  vassaux; 
ils  créèrent  une  bourgeoisie  pour  en  faire  le  contrepoids  de  la  no- 
blesse. En  1354,  diverses  révoltes  ayant  appelé  dans  l'île  don  Pèdre 
le  Cérémonieux,  ce  prince  convoqua  à  Cagliari  la  première  assem- 
blée nationale,  où  les  députés  des  villes  furent  admis  sous  la  déno- 
mination d'ordre  roijal.  Ainsi,  comme  les  rois  de  France,  comme  les 
empereurs  d'Allemagne,  les  rois  d'Aragon  s'appuyaient  sur  les  habi- 
tans  des  villes  attachées  à  la  royauté,  et  leur  sacrifiaient  les  habitans 
des  campagnes  féodales.  Prodigues  d'exemptions  et  de  privilèges,  ils 
achetaient  l'alliance  des  bourgeois  enrichis  à  force  de  concessions  qui 
grevaient  lourdement  l'avenir.  Cette  déplorable  politique  eut  un  tel 
succès,  dit  M.  de  la  Marmora,  que  a  sous  la  domination  espagnole  un 
écrivain  appartenant  à  un  cap  regardait  comme  une  obligation  de  ne 
parler,  dans  son  ouvrage,  des  citoyens  de  l'autre  cap  qu'en  termes 
de  mépris.  »  Cette  rivalité  n'est  pas  même  complètement  éteinte  de 
nos  jours.  Les  Sardes  des  deux  caps  éprouvent  encore  les  uns  pour 
les  autres  cette  vague  antipathie  qui  sépare  les  x4nglais  et  les  Ir- 
landais. 

Entre  tous  ces  juges  qui  pesèrent  sur  la  Sardaigne  pendant  le 
moyen-âge,  il  faut  distinguer  une  femme  pleine  d'énergie,  Éléonore 
d'Arborée,  qui  fit  aux  Aragonais  une  guerre  active,  et  légua  à  ses 
sujets  une  charte  adoptée  dans  toute  l'île,  en  1421,  par  l'ordre  du 
roi  don  Alphonse.  Ce  fut  sous  le  règne  de  ce  dernier  prince  qur 
Pierre  de  Tiniers,  de  la  maison  de  Narbonne,  fit  aux  rois  d'Aragon 
l'entière  cession  du  judicat  d'Arborée.  La  domination  aragonaise  fut 
alors  généralement  reconnue  dans  l'île;  mais  déjà  tout  vestige  de 
prospérité  avait  disparu  sous  le  piétinement  des  hommes  d'armes. 

Au  commencement  du  xvr  siècle,  l'alliance  de  l'Aragon  et  de  la 
Castille  ayant  constitué  la  monarchie  espagnole,  la  Sardaigne  se 
trouva  incorporée  à  cette  dernière  puissance.  Elle  fut  livrée  alors  k 
l'insouciante  administration  d'un  vice-roi,  et  partagea  cette  langueur 
commune  à  tous  les  états  du  vaste  empire  dont  elle  faisait  partie.  Les 
troubles  intérieurs  s'étaient  apaisés ,  la  guerre  étrangère  n'appro- 
chait plus  de  ses  bords,  mais  le  sol  appauvri  restait  en  friche;  des 
institutions,  des  idées  nouvelles,  changeaient  la  face  du  monde  sans 
qu'elle  en  soupçonnât  rien.  L'Espagne  se  dressait  entre  elle  et  le 
soleil.  En  1708,  la  guerre  de  la  succession  fit  passer  la  Sardaigne 
sous  la  domination  de  la  maison  d'Autriche;  quelques  années  plus 


598  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

tard,  les  Bourbons  d'Espagne  la  ressaisirent  par  un  audacieux  coup 
de  main  de  leur  ministre  Alberoni.  Us  durent  bientôt  la  restituer, 
pour  se  conformer  aux  injonctions  de  la  conférence  de  Londres,  qui 
la  destinait  au  duc  de  Savoie  en  échange  de  la  Sicile ,  acquise  par 
ce  prince  à  la  paix  d'Utrecht. 

En  1720,  Victor- Amédée  reçut  la  Sardaigne  des  mains  de  l'Es- 
pagne, telle  qu'elle  avait  été  transmise  à  cette  puissance  par  les  rois 
d'Aragon.  C'était  une  province  du  xiv^  siècle  qu'on  ajoutait  à  ses 
états  :  les  institutions,  les  coutumes,  les  croyances,  y  dataient  encore 
de  la  retraite  des  Pisans.  En  se  soumettant  aux  prescriptions  du 
traité  de  Londres,  le  duc  de  Savoie  n'accepta  qu'avec  répugnance  la 
compensation  qui  lui  était  offerte  en  échange  de  la  Sicile  :  il  faisait 
peu  de  cas  d'un  excellent  poste  maritime,  et  eût  préféré  s'agrandir 
du  côté  du  Milanais.  Résigné  néanmoins  à  prendre  possession  de  la 
Sardaigne,  il  trouva  bon  d'y  installer  un  vice-roi,  comme  avait  fait 
la  cour  de  Madrid,  et  confirma  négligemment  les  lois  et  l'adminis- 
tration qu'il  trouva  établies.  De  leur  côté,  les  insulaires  passèrent 
sans  émotion  sous  un  nouveau  sceptre,  et  s'aperçurent  à  peine  d'un 
événement  qui  semblait  n'avoir  amené  qu'un  changement  de  vice- 
roi. 

II  y  avait  bien  cependant  quelque  portée  et  quelque  avenir  dans 
cet  événement.  La  Sardaigne,  sous  la  domination  de  l'Espagne,  n'é- 
tait qu'une  province;  elle  devenait  un  royaume  par  le  traité  de  ten- 
dres. Son  rôle  politique  grandissait  à  cet  échange,  car  la  Savoie  en 
devait  faire  plus  de  compte  que  la  vaste  monarchie  espagnole.  D'ail- 
leurs, le  titre  de  rois  de  Sardaigne,  que  les  descendans  de  Bérold  de 
Saxe  et  de  Wittikind-lc-Grand  recevaient  avec  la  possession  de  cette 
île,  prouvait  qu'elle  cessait  d'être  regardée  comme  une  de  ces  an- 
nexes vagues  dont  la  diplomatie  dispose  à  son  gré  pour  régler  sa  ba- 
lance, et  qu'en  attachant  à  sa  possession  la  dignité  royale,  on  voulait 
qu'elle  devînt  en  quelque  sorte  un  domaine  inaliénable.  C'était  ud 
majorât  que  l'Europe  constituait  en  faveur  de  la  maison  de  Savoie. 

A  l'indolent  Victor-Amédée  succéda,  en  1730,  Charles-Emmanuel. 
Celui-ci  eut  le  rare  bonheur  d'avoir  pour  premier  ministre  un  homme 
vraiment  supérieur,  le  comte  Bogino,  et  le  bonheur  non  moins  rare 
d'accorder  à  un  tel  conseiller  une  confiance  absolue.  Éclairé  sur  l'im- 
portance de  facquisition  faite  par  sa  famille,  le  nouveau  roi  s'en  oc- 
cupa avec  une  prédilection  marquée.  Les  nombreux  privilèges  ac- 
cordés par  les  rois  d'Aragon  avaient  créé  de  grandes  inégalités  dans 
la  répartition  des  charges,  et  cet  état  de  choses  réclamait  assurément 


LA  SARDAIGNE.  599 

une  réforme;  mais  il  avait  reçu  la  sanction  du  temps,  il  était  accepté 
sans  murmure,  et  tant  de  choses  étaient  à  faire  en  Sardaigne,  que 
Tactivité  bienfaisante  du  souverain  pouvait  trouver  à  s'exercer  d'une 
manière  efficace  sans  entrer  prématurément  dans  la  voie  orageuse 
des  réformes  politiques.  Ce  qui  importait  avant  tout,  c'était  d'encou- 
rager l'agriculture,  de  rétablir  l'ordre  dans  l'île,  et  de  l'attacher  à  la 
maison  de  Savoie.  Un  ensemble  de  mesures  parfaitement  concertées 
préparèrent  ce  triple  résultat.  Une  administration  active  et  vigou- 
reuse délivra  le  royaume  des  troupes  de  bandits  qui  l'infestaient;  la 
poste  aux  lettres  fut  établie;  des  archives  fondées  pour  servir  de 
dépôt  à  tous  les  actes  et  contrats  des  particuliers  donnèrent  aux 
transactions  une  régularité  et  une  sanction  qui  leur  manquaient. 
Sous  le  nom  de  monts  de  secours^  on  institua  une  banque  agricole 
dont  j'exposerai  plus  bas  l'ingénieux  mécanisme.  Chaque  année  de 
ce  règne  réparateur  fut  signalée  par  une  institution  utile  ou  un  bien- 
fait. En  1744,  une  jeune  noblesse,  avide  de  se  signaler,  accueillit 
avec  enthousiasme  la  levée  d'un  régiment  sarde.  De  toutes  les  inspi- 
rations du  souverain,  ce  fut  la  plus  efficace,  parce  qu'elle  intéressait 
la  vanité  nationale.  Il  est  à  remarquer  que  Charles-Emmanuel,  dé- 
sireux de  conquérir  à  sa  dynastie  l'affection  des  Sardes,  s'efforça 
toujours  de  ménager  ce  sentiment  ombrageux  qui  leur  faisait  voir 
d'un  œil  inquiet  l'introduction  des  étrangers  dans  l'île.  Il  eut  soin 
de  réserver  aux  insulaires  une  juste  part  dans  la  distribution  des 
emplois,  et  ne  négligea  rien  pour  calmer  une  animosité  qui  devait 
être  plus  tard  la  cause  et  l'origine  des  troubles  les  plus  graves. 

Quand  ce  prince  mourut,  en  1775,  la  population  de  l'île  s'élevait  à 
quatre  cent  vingt-six  mille  âmes;  quatre  ans  après,  elle  était  tombée 
à  trois  cent  quatre-vingt-douze  mille.  C'est  qu'en  effet  sa  mort  et  la 
retraite  de  son  ministre,  le  comte  Bogino,  suspendirent  bientôt  le 
cours  des  améliorations.  Ce  qui  froissa  le  plus  les  Sardes  dans  l'ad- 
ministration qui  succéda  au  gouvernement  sage  et  bienveillant  de 
Charles-Emmanuel,  ce  fut  l'invasion  des  Piémontais  dans  l'île,  où 
ils  vinrent  occuper  la  plupart  des  fonctions  lucratives.  Une  gestion 
imprudente  autant  qu'inhabile  remplaça  la  sage  économie  du  der- 
nier roi.  La  prodigalité  du  gouvernement  fut  telle  que,  dans  l'im- 
puissance d'arrêter  l'accroissement  du  déficit  au  moyen  des  sommes 
produites  par  la  vente  des  biens  des  jésuites,  par  la  création  d'un 
papier-monnaie,  et  autres  ressources  également  précaires,  Victor- 
Amédée  III  entama,  dit-on,  des  négociations  avec  f impératrice  de 


COO  REVUE  DES  DEUX  MOxNDES. 

Russie  pour  la  cession  de  la  Sardaigne;  mais  ce  plan  fut  déjoué  par 
la  vigilance  des  cabinets  français  et  espagnol. 

Tel  était  l'état  des  choses  quand  la  révolution  française  éclata. 
En  1792,  la  république  déclara  la  guerre  au  roi  de  Sardaigne.  Nos 
généraux  venaient  d'achever  la  conquête  du  comté  de  Nice  et  de  la 
Savoie,  et  Victor-Amédée  soutenait  avec  peine  une  guerre  malheu- 
reuse pour  sauver  le  Piémont,  lorsqu'il  fut  instruit  que  la  Sardaigne 
était  menacée.  Impuissant  à  la  secourir,  il  dut  laisser  aux  Sardes  le 
soin  de  leur  propre  défense.  Les  forts  n'étaient  point  armés,  et  il  n'y 
avait  dans  l'île  que  trois  bataillons  de  troupes  régulières  et  une  com- 
pagnie d'artillerie,  distribuée  dans  les  places  fortes.  Abandonnée  à 
elle-même,  la  Sardaigne  crut  son  honneur  engagé  à  repousser  l'en- 
nemi :  l'élan  national  remplaça  avantageusement  la  direction  plus 
méthodique  que  l'autorité  aurait  pu  apporter  aux  préparatifs  de  dé- 
fense. Les  états-généraux,  assemblés  spontanément,  votèrent  la 
levée  de  quatre  mille  volontaires  d'infanterie  et  de  six  mille  cavaliers. 
Des  prières  et  des  processions  publiques  exaltèrent  la  population,  à 
laquelle  on  persuada  qu'elle  allait  combattre  pour  sa  religion  et  sa 
nationalité. 

Le  21  décembre  1792,  la  flotte  française,  commandée  par  l'amiral 
Truguet,  parut  à  l'entrée  de  la  baie  de  Cagliari.  Repoussée  du  golfe 
par  un  violent  coup  de  vent,  elle  se  réfugia  dans  la  baie  de  Palmas. 
Ce  point  était  le  rendez-vous  de  l'armée  navale  et  de  l'armée  de 
terre.  L'armée  navale  y  étant  arrivée  la  première,  l'amiral  flt  occuper 
les  îles  de  Saint-Pierre  et  de  Saint-Antioche,  et  nos  marins,  ac- 
cueillis avec  joie  par  la  petite  population  de  Saint-Pierre,  toute  dis- 
tincte du  peuple  sarde  et  entièrement  étrangère  à  ses  préjugés  aussi 
bien  qu'à  son  genre  d'enthousiasme,  plantèrent  dans  ces  îles  l'arbre 
de  la  liberté.  De  là  ils  lancèrent  dans  l'île  principale  des  adresses  et 
des  proclamations  de  ce  style  que  les  clubs  avaient  mis  à  la  mode- 
mais,  en  présence  d'une  population  étrangère  à  toutes  les  idées  qui 
agitaient  alors  l'Europe,  la  propagande  révolutionnaire  resta  sans 
effet,  et,  pour  appliquer  à  la  circonstance  une  phrase  de  Danton, 
on  peut  dire  qu'en  Sardaigne  les  boulets  incendiaires  delà  raison  vin- 
rent s'amortir  sur  les  casemates  de  l'ignorance. 

Le  23  janvier,  l'escadre  qui  s'était  ainsi  annoncée  mouilla  en  vue 
de  Cagliari ,  mais  hors  de  la  portée  du  canon  des  forts.  L'amiral  dé- 
tacha aussitôt  vers  la  darse  un  canot  parlementaire  chargé  d'offrir 
au  peuple  paix,  liberté  et  fraternité  (ce  sont  les  termes  de  son  rap- 


LA  SARDAIGNE.  601 

port).  Ses  intentions  furent  si  mal  comprises  ou  si  peu  appréciées, 
que  les  volontaires  placés  sur  le  môle  accueillirent  cette  embarcation 
par  une  décharge  de  mousqueterie  qui  tua  plusieurs  hommes.  Aprè& 
une  pareille  réception ,  il  fallait  renoncer  à  l'espoir  de  convertir  les 
Sardes  :  il  ne  restait  plus  qu'à  les  châtier.  La  flotte  républicaine  s'em- 
bossa  devant  Cagliari,  et  entama  un  bombardement  qui  dura  vingt- 
quatre  heures.  Les  batteries  de  la  ville  répondirent  vigoureusement. 
L'amiral ,  voyant  le  peu  de  dommage  causé  par  le  feu  mal  dirigé  de 
son  artillerie,  résolut  d'attendre  l'arrivée  du  convoi  chargé  de  quatre 
raille  cinq  cents  volontaires  nationaux  qui  étaient  partis  de  Ville- 
Franche  au  commencement  de  janvier.  Un  mois  après,  ce  convoi 
rejoignit  l'escadre.  Un  débarquement  fut  résolu.  L'angle  sud-est  des 
fortifications,  étant  le  côté  faible  de  la  place,  indiquait  naturellement 
te  point  d'attaque.  De  concert  avec  le  commandant  des  troupes  de 
terre,  l'amiral  Truguet  pouvait  disposer  d'environ  six  mille  hommes. 
Il  jugea  qu'il  était  facile  de  s'emparer,  avec  une  pareille  force,  du 
mont  Saint-Élie  et  des  collines  de  Bonaria  :  des  canons  et  des  mor- 
tiers établis  sur  ces  hauteurs  auraient  bientôt  éteint  le  feu  des  bas- 
tions et  celui  des  batteries  de  la  marine.  On  aurait  eu  en  outre 
l'avantage  de  commander  de  cette  position  les  villages  voisins,  des- 
quels on  eût  exigé  toutes  les  provisions  nécessaires  à  l'armée.  C'était 
à  peu  près  ainsi  qu'avaient  procédé  les  Espagnols  en  1717,  quand  ils 
se  logèrent  près  de  l'église  de  San-Lucifero ,  assise  au  pied  de  la 
colline  de  Bonaria.  Pour  enlever  le  mont  Saint-Élie,  on  devait  débar- 
quer sur  la  plage  de  la  baie  de  Quartù  quatre  mille  quatre  cents 
hommes,  tirés  des  régimens  de  ligne  et  des  corps  de  volontaires,  et, 
tandis  que  cette  troupe  aurait  marché  à  l'est,  un  autre  détachement 
devait  faire  une  descente  vers  l'ouest,  sous  la  protection  d'un  vais- 
seau chargé  de  détruire  un  petit  fort  incapable  d'une  longue  résis- 
tance. Un  autre  vaisseau  devait  foudroyer  une  caserne  établie  au 
nord,  et  balayer  le  chemin  de  communication  de  la  ville  avec  les 
hauteurs. 

Le  temps  paraissant  favorable ,  l'amiral  prit  position  dans  la  baie 
de  Quartù,  à  l'est  du  cap  Saint-Élie.  Trois  frégates  furent  placées 
extrêmement  près  de  la  côte,  pour  la  dégager  et  soutenir  le  débar. 
quement.  En  effet,  la  cavalerie  sarde  qui  s'y  rassembla  fut  aussitôt 
mise  en  déroute  par  l'artillerie  républicaine.  Le  contre-amiral  La- 
touche-Tréville  venait  de  rallier  l'amiral  Truguet  avec  le  vaisseau 
'  En f reprenant.  Une  circonstance  heureuse  réunissait  ainsi,  au  mo- 
icnt  d'agir,  les  deux  officiers-généraux  les  plus  distingués  que  pos- 


602       '        REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

sédât  la  marine  française  à  cette  époque.  Le  14  février,  les  troupes 
débarquèrent  sans  éprouver  de  résistance  sur  la  plage  de  Quartù,  et 
s'y  retranchèrent  en  attendant  qu'on  eût  complété  les  préparatifs  du 
siège.  Seize  pièces  d'artillerie  étaient  rangées  devant  le  camp  :  les 
frégates,  embossées  à  portée  de  mitraille ,  menaçaient  la  côte.  La 
position  paraissait  donc  formidable;  mais  la  saison  dans  laquelle  on 
se  trouvait  exigeait  qu'on  précipitât  l'entreprise.  Il  eût  été  impru- 
dent de  laisser  une  partie  de  l'escadre  exposée  aux  chances  d'un 
coup  de  vent  dans  la  baie  ouverte  où  elle  s'était  aventurée. 

Dès  les  premières  lueurs  du  jour  choisi  pour  l'attaque  générale,  le 
feu  commença  de  toutes  parts.  L'armée  débarquée  se  mit  en  marche 
à  huit  heures  du  matin ,  au  bruit  d'une  imposante  canonnade.  Elle 
suivit  la  plage  escortée  des  chaloupes  de  l'escadre,  qui  se  tenaient 
prêtes  à  la  soutenir,  et  s'arrêta  au  pied  du  mont  Saint-Élie.  Les 
abords  de  ce  morne  sont  très  difficiles  :  c'est  une  table  calcaire  aux 
flancs  abruptes  dont  le  sommet  n'est  accessible  que  par  une  pente 
rapide  et  ravinée.  On  pensait  dans  l'escadre  que  l'assaut  serait  donné 
à  cette  position  avant  la  fin  du  jour;  malheureusement  il  fut  différé 
par  les  officiers  de  terre,  sans  que  l'amiral  pût  obtenir  l'explication 
de  ce  retard.  A  la  nuit,  une  vive  fusillade  s'engagea.  Après  quelques 
heures  de  la  plus  vive  anxiété ,  l'escadre  apprit  que  les  assaillans 
étaient  en  déroute,  et  que,  poursuivis  jusqu'au  rivage,  ils  deman- 
daient à  grands  cris  à  se  rembarquer.  Le  ciel  était  devenu  menaçant, 
le  vent  du  sud-est  commençait  à  gronder.  Cependant  l'amiral,  ne 
pouvant  abandonner  l'armée  confiée  à  sa  protection ,  se  voyait  forcé 
d'attendre  sur  une  rade  sans  abri,  où  le  fond  est  d'une  mauvaise 
tenue,  un  vent  qui  dans  cette  saison  est  toujours  d'une  violence 
effrayante.  Déjà  la  mer  était  trop  forte  pour  qu'il  fût  possible  d'opérer 
le  rembarquement  des  troupes  :  tout  ce  que  pouvait  faire  l'amiral, 
c'était  de  diriger  sur  le  camp  des  vivres  et  des  munitions;  mais  nos 
soldats  démoralisés  voulaient  fuir  et  non  plus  combattre,  ils  mena- 
çaient de  tirer  sur  les  chaloupes  qui  leur  apportaient  de  nouveaux 
moyens  de  défense,  et  ne  demandaient  qu'à  se  rembarquer.  On  sait 
quelle  était  l'indiscipline  de  ces  premières  troupes  républicaines. 
Rassemblés  à  la  hdte,  sans  cesse  émus  par  les  bruits  de  trahison  qui 
circulaient  dans  leurs  rangs ,  ces  bataillons  pleins  d'ardeur  étaient 
souvent  paralysés  par  une  vague  défiance,  et  ils  se  débandaient  toul 
à  coup  sous  l'impression  des  plus  étranges  terreurs. 

Les  vents  et  la  mer  ne  cessant  d'augmenter,  l'escadre  se  trouva 
elle-même  dans  le  plus  grand  péril.  Les  frégates  mouiliées  trèspn 


LA  SARDAIGNE.  603 

de  la  côte  avaient  été  obligées  de  couper  leur  mâture;  presque  toutes 
les  chaloupes  étaient  perdues  :  les  équipages  de  deux  navires  de  trans- 
port, jetés  à  la  côte ,  avaient  été  fusillés  par  les  paysans  sans  que  les 
troupes  fissent  aucun  efiFort  pour  les  secourir.  Un  dernier  coup  de 
vent  venait  de  décider  aussi  la  perte  du  Léopard,  vaisseau  de  quatre- 
vingts  canons,  qui,  pendant  l'action,  s'était  échoué  dans  la  baie  de 
Cagliari  en  voulant  serrer  l'ennemi  de  trop  près.  Lorsque  enfin  le 
temps  permit  aux  vaisseaux  mouillés  dans  la  rade  de  Cagliari  d'appa- 
reiller pour  venir  aider  l'escadre  compromise  dans  la  baie  de  Quartù» 
il  devint  possible  d'opérer  le  rembarquement.  L'amiral  n'eut  pas 
même  la  consolation  de  conserver  à  la  France  les  îles  de  Saint-Pierre 
et  de  Saint-Antioche,  où  il  avait  arboré  le  pavillon  tricolore  :  la  faible 
garnison  qu'il  y  laissa  ne  put  s'y  maintenir  que  pendant  trois  mois. 
Les  républicains  n'avaient  pas  été  plus  heureux  au  nord  de  la  Sar- 
daigne  que  devant  Cagliari.  Dans  une  attaque  à  laquelle  prit  part  le 
jeune  Napoléon  Bonaparte,  nos  troupes  avaient  été  contraintes  de  se 
retirer  en  abandonnant  une  partie  de  leur  artillerie. 

Ainsi  se  termina  cette  malheureuse  expédition.  Les  dispositions 
prises  par  l'amiral  Truguet  étaient,  on  ne  peut  le  nier,  habiles  et 
vigoureuses.  Une  terreur  panique,  facile  à  comprendre  dans  une 
attaque  de  nuit  exécutée  avec  des  troupes  dont  une  partie  marchait 
au  feu  pour  la  première  fois,  frustra  seule  nos  généraux  d'un  succès 
qu'ils  avaient  mérité.  Une  chose  inexplicable,  c'est  le  peu  d'effet  de 
la  première  canonnade  dirigée  contre  la  ville;  mais  on  était  loin , 
en  1793,  d'avoir  atteint  dans  le  tir  du  canon  cette  précision  qui  a 
permis  récemment  à  trois  frégates  de  réduire  en  quelques  heures 
les  batteries  formidables  de  Saint-Jean  d'Ulloa.  Avec  une  artillerie 
aussi  sûre  et  d'un  effet  aussi  terrible,  il  est  probable  qu'un  débarque- 
ment n'eût  pas  même  été  nécessaire  devant  Cagliari.  Cette  ville, 
bâtie  en  amphithéâtre,  mal  défendue  par  des  bastions  peu  redouta- 
bles, n'eût  pas  été  en  mesure  de  résister  à  la  canonnade  qu'elle 
essuya  pendant  vingt-quatre  heures  avec  tant  d'impunité. 

Les  Sardes,  livrés  à  eux-mêmes,  s'étaient  bravement  défendus  :  la 
maison  de  Savoie  leur  devait  la  conservation  de  la  Sardaigne.  La 
retraite  des  Français  porta  jusqu'à  l'ivresse  l'orgueil  national;  mais 
la  lutte  laissa  après  elle  une  sorte  d'excitation  fiévreuse  qui  ne  pou- 
vait se  calmer  instantanément.  Les  sentimens  qu'on  avait  exaltés 
pour  les  opposer  à  l'invasion  se  manifestèrent  avec  énergie  au  sein 
des  états-généraux  que  le  roi  avait  solennellement  consultés,  comme 
pour  témoigner  sa  gratitude  à  une  population  héroïque.  Envoyés  vers 


C)Qï  REVUE   DES  DEUX  MONDES. 

N'ictor-Aniédée  pour  ('mettre  un  avis  sur  les  réformes  désirables,  les 
députés  des  états  réclamèrent  particulièrement  la  nomination  des 
nationaux  aux  emplois  publics,  l'établissement  d'un  conseil  auprès 
du  vice-roi  et  d'une  commission  sarde  résidant  à  Turin.  Ces  pré- 
tentions étaient  modérées ,  et,  vu  les  circonstances,  n'avaient  rien 
que  de  loyal  et  de  légitime;  mais  le  cabinet  de  Turin,  qui  avait  cédé 
à  un  généreux  entraînement  dans  l'ivresse  d'un  succès  inespéré, 
s'était  déjà  ravisé  quand  les  représentans  débarquèrent  à  Livourne. 
Par  un  aveuglement  inconcevable,  on  traita  sans  égards,  sans  ména- 
gemens,  une  population  encore  enivrée  de  sa  victoire.  Des  démon- 
strations de  force  inutiles,  un  défi  maladroit  jeté  à  l'opinion  publi- 
que, déterminèrent  l'explosion,  et  un  jour  le  peuple  provoqué  réalisa 
de  lui-môme  plus  qu'il  n'avait  réclamé.  Il  expulsa  le  vice-roi  et  les 
employés  piémontais,  dont  la  tutelle  blessait  la  susceptibilité  natio- 
nale :  quelques  évêques  seulement  furent  exceptés  de  la  proscription. 

Au  fond,  cette  rébellion  n'avait  pas  un  caractère  alarmant  pour  la 
maison  régnante.  Les  états-généraux  s'étaient  empressés  de  se  jus- 
tifier auprès  de  la  cour,  et  un  nouveau  vice-roi  avait  été  reçu  avec 
un  remarquable  enthousiasme.  Quelques  atteintes  portées  aux  pré- 
rogatives des  états  ranimèrent  le  feu  mal  éteint,  et  cette  fois  l'insur- 
rection fut  sanglante.  Le  commandant  de  la  force  armée  et  l' inten- 
dant-général périrent  victimes  de  l'exaspération  populaire.  Effrayés 
de  ces  excès  qu'ils  étaient  impuissans  à  réprimer,  les  états-généraux 
ne  songèrent  plus  qu'à  faire  cesser  une  anarchie  dont  les  consé- 
quences étaient  incalculables.  Ils  envoyèrent  à  Rome  l'archevêque 
de  CagHari,  pour  invoquer  la  médiation  du  saint-père  auprès  de  leur 
souverain.  Le  peuple  lui-môme,  qui  avait  atteint  son  but  par  l'ex- 
pulsion des  étrangers,  se  sentait  aussi  honteux  de  ses  emportemens 
qu'embarrassé  de  son  triomphe.  Il  n'y  avait  aucun  levain  révolution- 
naire en  Sardaigne  :  la  liberté  irréligieuse  de  la  république  française 
n'inspirait  qu'horreur  et  mépris  à  des  âmes  entièrement  dominées 
par  le  clergé.  La  foule  n'imaginait  pas  môme  qu'elle  pût  améliorer 
sa  condition  matérielle.  Une  circonstance  fortuite  faillit  la  mettre 
sur  la  voie. 

La  Sardaigne,  comme  je  l'ai  déjà  dit,  est  divisée  en  deux  caps 
depuis  la  domination  aragon  ise;  le  Cap  supérieur,  dont  le  chef-lieu 
est  Sassari,  et  le  Cap  inférieur,  qui  a  pour  ville  principale  Cagliari^ 
la  capitale  de  l'île.  L'antagonisme  que  la  politique  des  conquérans 
aragonais  parvint  à  établir  ainsi  entre  la  Sardaigne  méridionale  et  la 
Sardaigne  septentrionale  a  créé  entre  les  habitans  des  deux  caps 


LA  SARDAÏGNE.  605 

une  sorte  d'antipathie  qui  tend  heureusement  à  s'affaiblir  chaque 
jour,  mais  qui  était  encore  flagrante  il  y  a  un  demi-siècle.  D'ail- 
leurs la  physionomie  de  ces  deux  parties  de  l'île  offre  quelque  chose 
de  tranché  qui  les  distingue ,  comme  si  deux  races  et  deux  climats 
s'étaient  partagé  la  Sardaigne.  Dans  le  cap  de  Sassari,  la  végétation 
semble  plus  active  :  la  campagne,  plus  riante,  est  moins  brûlée  par 
le  soleil;  les  liabitans,  moins  bruns  que  ceux  du  cap  de  Cagliari,  sont 
généralement  plus  grands,  plus  vifs,  plus  inteUigens,  mais  en  même 
temps  plus  vindicatifs  et  plus  turbulens  que  ces  derniers.  C'est  au 
nord-est,  dans  la  Gallura,  que  se  sont  toujours  rencontrés  les  plus 
audacieux  bandits.  En  comparant  le  Campidano  jaune  et  desséché 
de  Cagliari  avec  les  campagnes  verdoyantes  de  Sassari,  et  ces  pâtres 
de  Tempio,  au  teint  vif  et  clair,  avec  les  paysans  cuivrés  et  trapus  du 
Cap  inférieur,  on  ne  peut  s'empêcher  de  reconnaître  que  dans  cette 
île,  libyenne  jusqu'à  mi-corps,  le  cap  septentrional  appartient  davan- 
tage à  l'Europe,  le  cap  méridional  à  l'Afrique. 

Sassari,  dont  la  population  est  d'environ  vingt-deux  mille  âmes, 
située  à  un  peu  plus  de  neuf  milles  de  Porto-ïorrès,  dont  elle  ac- 
cueiUit  les  habitans  quand  les  incursions  des  Sarrasins  et  des  Lom- 
bards les  obligèrent  à  abandonner  le  rivage  de  la  mer  et  à  se  retirer 
dans  l'intérieur;  Sassari,  ancienne  république,  héritière  du  siège  ar- 
chiépiscopal et  de  la  primatie  de  San-Gavino,  est  depuis  le  xv  siècle 
la  rivale  jalouse  de  la  métropole.  Or,  pendant  que  l'insurrection 
triomphait  dans  le  sud  de  la  Sardaigne,  un  bruit  avidement  recueilli 
courut  à  Sassari.  On  y  racontait  que  la  capitale  insurgée  venait  d'in- 
viter le  gouvernement  français  à  envoyer  une  escadre  pour  s'em- 
parer  de  l'île,  dont  on  était  prêt  à  lui  faciliter  la  conquête.  A  cette 
nouvelle,  Sassari  déclare  la  ville  et  le  Cap  supérieur  dégagés  de  la 
dépendance  du  vice-roi,  et  proclame  ouvertement  l'intention  d'ériger 
une  cour  souveraine  munie  d'une  juridiction  absolue  sur  les  dis- 
tricts septentrionaux.  Les  feudataires  du  Cap  supérieur  se  mettent 
à  la  tête  de  ce  mouvement;  mais,  dans  leur  impatience  de  rassem- 
bler les  moyens  de  soutenir  une  lutte  probable,  ils  augmentent  brus- 
quement les  taxes  et  exaspèrent,  à  force  de  vexations,  le  peuple  sur 
lequel  ils  devraient  s'appuyer.  Le  cap  de  Sassari  renferme  plusieurs 
villages  opulens,  habités  par  des  pâtres  enrichis  du  produit  de  leurs 
troupeaux;  ces  villages  étaient,  pour  la  plupart,  des  fiefs  étrangers 
aux  privilèges  des  communes,  quoique  fort  importans  par  leurs 
revenus  et  leur  population.  Poussés  à  bout  par  les  exigences  de  la 
noblesse,  excités  d'ailleurs  par  la  nouvelle  de  l'insurrection  victo- 


60G  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

rieuse  de  Cagliari,  les  villageois  se  soulèvent  et  prennent  les  armes. 
Cette  fois  l'insurrection  a  un  but  :  c'est  la  cause  des  campagnes  contre 
les  villes,  des  paysans  contre  les  seigneurs,  quelle  se  prépare  à  sou- 
tenir. Sassari  est  pris;  quarante  villages  se  liguent  par  un  acte  pu- 
blic, dans  lequel  ils  déclarent  qu'ils  sont  résolus  à  ne  plus  reconnaître 
aucun  feudataire,  mais  qu'ils  consentent  à  traiter  du  rachat  des 
droits  féodaux  à  des  conditions  équitables. 

Une  grande  partie  de  la  bourgeoisie  et  même  de  la  petite  no- 
blesse, sollicitée  par  les  intrigues  de  deux  agens  français  qui  se  trou- 
vaient à  Gênes  en  ce  moment,  cédait  déjà  à  l'entraînement  des  idées 
révolutionnaires.  L'agitation,  en  se  propageant,  allait  prendre  un 
caractère  de  libéralisme  inquiétant  pour  la  maison  de  Savoie,  quand 
l'annonce  d'un  armistice  conclu  entre  l'armée  de  la  république  et 
celle  du  roi  de  Sardaigne  parvint  dans  l'île.  La  mission  de  l'arche- 
vêque de  Cagliari  à  Rome  avait  aussi  été  couronnée  d'un  plein  suc- 
cès. Le  cabinet  de  Turin,  éclairé  sur  ses  imprudences,  accédait  aux 
demandes  des  états.  Après  ces  évènemens,  il  restait  peu  de  prétextes 
à  la  rébellion.  La  foule  ameutée  se  dispersa;  les  chefs  du  mouve- 
ment se  réfugièrent  en  France  ou  en  Italie ,  et  cette  tentative  pré- 
maturée n'eut  pas  d'autre  suite. 

Sur  ces  entrefaites,  Victor-xVmédée  III  mourut.  A  peine  installé, 
son  successeur,  Charles-Emmanuel  IV,  se  vit  réduit  à  déserter  ses 
états  du  continent,  envahis  par  la  république  française.  La  Sardaigne 
lui  était  laissée  comme  par  grâce,  sur  la  promesse  d'y  maintenir  une 
stricte  neutralité.  De  Livourne,  où  les  députés  sardes  vinrent  lui 
renouveler  l'assurance  de  leur  entier  dévouement,  il  s'embarqua  à 
bord  d'une  frégate  anglaise,  et  arriva  à  Cagliari  le  3  mars  1799.  Il  y 
fut  accueilli  avec  un  enthousiasme  impossible  à  décrire.  Le  roi  de 
Sardaigne  oublia  bientôt  les  promesses  de  neutralité  que  la  nécessité 
lui  avait  arrachées;  sa  partialité  en  faveur  de  l'Angleterre  était  d'ail- 
leurs plus  que  justifiée  par  le  rôle  que  jouait  cette  puissance  dans  la 
Méditerranée.  Ses  flottes  étaient  toujours  prêtes  à  recueillir,  à  pro- 
téger les  débris  de  toutes  ces  majestés  frappées  par  la  foudre  répu- 
blicaine. Il  est  vrai  qu'en  retour  de  ce  protectorat,  l'Angleterre  trouva 
dans  les  ports  de  la  Sardaigne  et  de  la  Sicile  des  points  d'appui  et 
de  ravitaillement  pour  ses  croisières,  qui,  de  Syracuse,  de  Palerme, 
d'Azincourt  et  de  Cagliari,  ne  cessèrent  d'observer  h  la  fois  toute 
l'étendue  de  la  Méditerranée. 

Charles-Emmanuel  conservait  la  légitime  ambition  de  reconquérir 
ses  états  de  terre-ferme;  il  se  laissa  attirer  sur  le  continent  par  des 


LA  SARDAIGNE.  607 

espérances  que  la  victoire  de  Marengo  ne  tarda  pas  à  renverser.  Ac- 
cablé par  ce  revers,  frappé  plus  douloureusement  encore  par  la  mort 
de  sa  femme,  sœur  de^ Louis  XVIII,  il  se  décida  à  abdiquer  en  faveur 
de  son  frère,  le  duc  d'Aoste,  qui  se  Gt  reconnaître  sous  le  nom  de 
Victor-Emmanuel.  Soit  dédain,  soit  insouciance,  ce  nouveau  mo- 
narque partagea  entre  ses  deux  frères  l'administration  de  la  Sar- 
daigne.  Pour  lui,  il  ne  voulut  rentrer  dans  l'île  qu'en  1806,  après  que 
l'Italie  tout  entière  eut  été  conquise  par  nos  armes.  Pendant  son  ab- 
sence, des  rigueurs  peut-être  nécessaires  avaient  forcé  un  grand 
nombre  de  Sardes  à  s'expatrier.  Réfugiés  pour  la  plupart  en  Corse 
ou  dans  les  départemens  du  midi  de  la  France,  ils  pressaient  le  gou- 
vernement impérial  d'opérer  un  débarquement  dans  le  nord  de  la 
Sardaigne  pour  enlever  Sassari  et  Alghero,  et  marcher  de  là  sur  Ga- 
gliari,  en  ralliant  sur  la  route  tous  les  mécontens,  dont  ils  promettaient 
le  concours.  La  religion,  les  coutumes,  devaient  être  respectées;  le 
système  féodal  devait  seul  être  aboli,  après  que  l'île,  occupée  par 
une  garnison  française ,  aurait  été  divisée  en  quatre  départemens. 
L'arrivée  du  roi  en  Sardaigne  fit  évanouir  tous  ces  plans  d'invasion, 
car  le  peuple  sarde,  incorrigible  dans  ses  espérances  et  son  enthou- 
siasme, trouva,  pour  accueillir  ce  prince,  de  nouveaux  transports  de 
joie  et  d'allégresse.  Bientôt  cependant  il  put  s'apercevoir  que  le  roi 
n'était  pas  venu  seul,  que  les  Piémontais  recommençaient  à  acca- 
parer les  fonctions  publiques,  et  qu'enfin  c'était  un  fardeau  bien 
lourd  pour  les  finances  d'une  île  pauvre  et  sans  commerce  qu'une 
cour  peu  économe  malgré  sa  détresse.  Le  roi,  qui  avait  le  goût  des 
armes,  prétendait  entretenir  une  armée  régulière.  Dès  son  arrivée, 
il  ordonna  la  formation  de  six  réglmens  de  cavalerie  et  de  quinze 
régimens  provinciaux  d'infanterie.  Les  dépenses  faites  à  cette  occa- 
sion nécessitèrent  une  augmentation  d'impôts.  En  accordant  au 
prince  le  mérite  des  bonnes  intentions,  on  reconnut  qu'il  manq^ait 
d'énergie  et  de  vigilance;  on  le  rendit  responsable  des  embarras  finan- 
ciers qui  neutralisaient  tous  les  plans  de  réforme. 

En  1814,  les  vicissitudes  de  la  guerre  permirent  enfin  à  Victor- 
Emmanuel  de  rentrer  dans  le  Piémont.  La  plupart  des  Piémontais, 
en  se  retirant  à  sa  suite,  laissèrent  un  grand  nombre  d'emplois  à  la 
disposition  des  officiers  nationaux.  Le  duc  de  Genevois,  frère  du 
roi,  appelé  à  la  vice-royauté  de  la  Sardaigne,  apporta  un  zèle  affec- 
tueux dans  l'exercice  de  la  puissance  souveraine.  Lorsqu'en  1821 
l'abdication  de  Victor-Emmanuel  l'eut  conduit  lui-même  au  trône, 
sous  le  nom  de  Charles-Félix,  le  peuple  sarde  éprouva  plus  directe- 
ment encore  les  effets  de  sa  sollicitude.  La  plus  importante  des  amé- 


608  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

liorations  dont  on  lui  fut  redevable  est  l'établissement  de  la  grande 
route  centrale  qui  mit  en  communication  journalière  les  deux  caps, 
jusqu'alors  étrangers  Tun  à  l'autre,  et  maintenus  par  cela  même 
dans  un  état  de  rivalité  haineuse. 

A  la  mort  de  Charles-Félix,  en  1831,  la  couronne  passa  à  la  branche 
de  Savoie-Carignan  dans  la  personne  du  roi  Charles-Albert,  qui  oc- 
cupe encore  le  trône  en  ce  moment.  Le  règne  de  ce  prince  a  été 
signalé  par  la  réforme  la  plus  importante  qui  eût  été  tentée  depuis 
favénement  de  la  maison  de  Savoie,  l'abolition  de  la  féodalité.  Cette 
réforme,  ou,  pour  mieux  dire,  cette  révolution  fondamentale,  a  faci- 
lité beaucoup  d'améliorations  de  détail.  Le  droit  d'asile,  accordé 
autrefois  aux  églises,  a  été  révoqué;  les  bandits  n'ont  plus  de  refuges 
que  dans  les  montagnes  du  centre;  l'usage  des  armes  à  feu  a  été 
prohibé,  bien  que  les  montagnards  et  tous  ceux  qui  ont  quelque 
ennemi  à  craindre  n'en  aient  pas  moins  gardé  leurs  redoutables 
carabines.  De  toutes  les  institutions  vieillies,  la  représentation  natio- 
nale confiée  aux  trois  ordres,  la  dîme  ecclésiastique  et  les  corpora- 
tions sont  les  seules  qui  subsistent.  Le  roi  Charles -Albert  connaît 
toute  l'importance  de  la  Sardaigne;  ses  visites  dans  l'île  ont  été 
fréquentes,  sa  sympathie  pour  cette  partie  de  ses  états  est  hors  de 
doute.  Eh  bien  I  même  sous  un  prince  éclairé  et  bienveillant,  la  Sar- 
daigne n'échappe  pas  à  cette  loi  fatale  qui  la  condamne  à  être  sacri- 
fiée. C'est  que  la  position  des  princes  de  la  maison  de  Savoie  exige 
une  grande  circonspection.  Les  états  réunis  sous  leur  couronne  ont 
des  intérêts  rivaux,  opposés,  prompts  à  s'alarmer,  et  d'une  âpreté 
inquiète  qui  ne  transige  point.  Gênes  et  le  Piémont  ont  une  impor- 
tance prédominante,  tandis  que  la  Sardaigne  n'a  pas  même  place 
dans  les  conseils  de  la  couronne.  Le  Piémont,  c'est  l'armée;  Gênes, 
c'est  le  commerce  :  l'un  donne  la  force,  l'autre  la  richesse.  Le  Pié- 
mont a  deux  millions  six  cent  mille  habitans;  la  Sardaigne,  avec  ses 
cinq  cent  quinze  mille  âmes,  est  moins  peuplée  que  la  pauvre  Savoie. 
Les  revenus  des  divers  états  sardes  dépassent  soixante  millions;  celui 
de  la  province  maritime  n'atteint  pas  trois  millions  et  demi.  Ces  chif- 
fres en  disent  assez.  Il  est  évident  que  les  princes  qui  se  parent  du 
titre  de  rois  de  Sardaigne  sont,  avant  tout  et  forcément,  les  rois  du 
Piémont.  La  Sardaigne  n'est  qu'une  colonie,  qu'une  province  d'outre- 
mer qui  ne  doit  en  rien  gêner  la  métropole,  et  les  inspirations  de  la 
bienveillance  royale  en  faveur  de  cette  possession  secondaire  ne 
sauraient  être  écoutées  que  lorsqu'elles  n'alarment  aucun  des  états 
continentaux. 

Eu  sera-t-il  toujours  ainsi?  La  régénération,  la  prospérité  de  l:i 


LA  SARDAIGNE.  609 

Sardaigne  sont-elles  inconciliables  avec  les  intérêts  jaloux  des  autres 
provinces?  Avant  d'essayer  de  répondre  à  cette  question,  il  faut  me- 
surer l'importance  des  dernières  réformes;  il  faut  constater  l'état 
politique  du  pays,  et,  pour  ainsi  dire,  interroger  le  présent  sur  les 
secrets  de  l'avenir. 


J'ai  déjà  exposé  comment  plus  de  trois  siècles  se  sont  écoulés 
sans  amener  aucun  changement  considérable  dans  le  régime  social 
de  la  Sardaigne.  A  part  quelques  mouvemens  sans  portée,  les  insti- 
tutions et  les  coutumes  introduites  par  la  domination  aragonaise 
avaient  été  aussi  religieusement  respectées  par  l'ignorance  des  ha- 
bitans  que  par  l'indifférence  des  souverains.  La  féodalité  existait 
encore  dans  l'île,  telle  qu'elle  y  avait  été  réglée  par  la  dernière  con- 
quête, avec  la  juridiction  baronniale,  civile  et  criminelle,  les  corvées 
pour  le  labourage  gratuit  et  le  transport  des  grains,  avec  un  grand 
nombre  de  prestations  en  nature  ou  en  numéraire  qui  avaient  sur- 
vécu à  l'aliénation  des  terres.  Cette  féodalité  (il  ne  faut  pas  exagérer 
la  valeur  de  ce  mot)  ne  consacrait  point  le  servage  proprement  dit 
du  paysan;  mais  par  un  fermage  mal  réglé,  onéreux,  humiliant  dans 
ses  conditions,  elle  le  plaçait  dans  une  dépendance  absolue  du  feu- 
dataire,  et  exerçait  par  cela  même  la  plus  funeste  influence  sur  les 
progrès  de  l'agriculture.  Le  paysan  sarde  n'était  point  attaché  h  la 
glèbe  :  il  naissait  libre  et  pouvait  à  son  gré  changer  de  résidence; 
mais,  par  son  séjour  sur  des  terres  féodales,  il  se  trouvait  soumis,  dès 
l'âge  de  dix-huit  ans,  à  divers  droits  seigneuriaux,. qui  variaient  sui- 
vant les  localités  et  la  teneur  des  investitures.  Récemment  encore, 
il  y  avait  dans  l'île  trois  cent  soixante-seize  fiefs,  avec  les  titres  de 
principautés,  duchés,  marquisats,  comtés  et  baronnies.  Cent  quatre- 
vingt-huit  appartenaient  au  roi  de  Sardaigne  et  aux  seigneurs  sardes; 
un  égal  nombre  était  en  possession  de  cinq  ou  six  seigneurs  espa- 
gnols. Le  marquis  de  Quirra  en  possédait  soixante-seize,  le  marquis 
de  Villasor  trente-trois,  et  le  duc  de  Mandas  cinquante-cinq. 

Les  possesseurs  de  ces  fiefs  exerçaient  sur  leurs  vassaux  une  juri- 
diction de  fait.  Un  droit  assez  modique,  payé  en  blé  ou  en  orge, 
servait  à  l'entretien  de  la  prison  baronniale  et  du  geôlier.  Les  sei- 
gneurs espagnols  habitant  tous  la  Péninsule,  à  l'exception  du  duc  de 
Sotto-Mayor,  se  faisaient  représenter  dans  l'île  par  deux  agens  dont 
l'un,  nommé  podataire,  était  chargé  de  l'administration  du  fief; 

TOME  IV.  40 


610  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

l'autre,  le  regidor,  de  celle  de  la  justice.  La  terreur  causée  par  le 
climat  éloignait  également  de  leurs  domaines  la  plupart  des  seigneurs 
sardes.  Ceux  d'entre  eux  qui  ne  résidaient  pas  dans  les  états  du 
continent  cherchaient,  pendant  la  plus  grande  partie  de  Tannée,  un 
refuge  contre  la  terrible  intempérie  dans  les  villes  épargnées  par  le 
fléau;  ils  y  vivaient  renfermés  quand  les  travaux  du  labourage,  des 
moissons  ou  des  vendanges  eussent  réclamé  leur  présence  sur  leurs 
terres. 

Une  très  faible  partie  du  sol  était  la  propriété  de  ceux  qui  le  culti- 
vaient. Par  le  maintien  du  système  féodal ,  les  feudataires  avaient 
conservé,  sur  la  plupart  des  terrains  dont  la  jouissance  appartenait 
aux  particuliers  et  aux  communes,  un  droit  de  redevance  qui  leur  en 
assurait  la  propriété  directe  :  d'autres  terres  étaient  allouées  à  des 
particuhers  par  les  communes  sous  des  conditions  à  peu  près  sembla- 
bles; enGn  les  domaines  dont  les  seigneurs  n'avaient  point  aliéné 
l'usufruit  étaient ,  comme  en  Espagne,  administrés  par  des  agens  su- 
balternes, sur  lesquels  les  barons  se  reposaient  du  soin  de  mettre  en 
culture  de  vastes  terrains  qu'ils  ne  connaissaient  bien  souvent  que 
par  les  revenus  qu'ils  en  retiraient.  Quelques-uns  de  ces  grands  pro- 
priétaires daignaient,  il  est  vrai,  visiter  leurs  domaines  pendant  les 
mois  d'avril  ou  de  mai;  mais  ces  courtes  apparitions  étaient  bien  in- 
suffisantes pour  vaincre  l'inertie  des  paysans ,  opposés  par  instinct 
aux  améliorations;  car  un  des  traits  caractéristiques  du  paysan  sarde 
est  d'avoir  en  horreur  tout  ce  qui  tend  à  troubler  ses  habitudes  rou- 
tinières. Une  satisfaction  intime,  un  naïf  orgueil,  qui  sont  en  lui, 
repoussent  l'idée  de  tout  perfectionnement. 

Un  changement  dans  l'état  de  la  propriété  était  d'autant  plus  dé- 
sirable, que  le  fardeau  commençait  à  peser  aux  privilégiés  aussi  bien 
qu'aux  paysans.  Les  hauts-barons,  qui  apparaissaient  à  peine  une 
fois  l'an  sur  leurs  tern  s ,  étaient  naturellement  fort  indifférens  à 
l'exercice  de  leurs  droits  ft'odaux.  L'administration  de  la  justice  leur 
semblait  onéreuse ,  et,  quand  ils  le  pouvaient,  ils  préféraient  l'im- 
punité d'un  délit  qui  les  touchait  peu  aux  charges  de  la  répression. 
Aussi  la  justice  baronniale  laissait-elle  beaucoup  à  désirer.  Quant  aui 
prestations  de  tout  genre  attachées  au  droit  de  suzeraineté,  elles  ne 
composaient  aux  feudataires  qu'un  revenu  modique  et  incertain.  Il 
y  avait  donc  avantage  pour  tous  à  compenser  les  redevances  féodales 
par  une  indemnité  une  fois  payée. 

Pour  comprendre  qu'une  telle  réforme  ait  pu  être  si  long- temps 
différée,  il  faut  se  rappeler  la  fermentation  qui  travailla  l'Europe 


LA  SARDAÏGNE.  611 

pendant  quinze  ans,  à  la  suite  de  notre  grande  crise  révolutionnaire. 
Les  souverains  légitimes,  menacés  par  un  radicalisme  impatient,  va- 
guement inquiets  de  l'avenir,  ne  trouvant  aucun  point  d'appui  dans 
l'opinion  publique,  se  cramponnaient  instinctivement  aux  ruines  du 
passé.  La  révolution  de  1830,  et  ce  fut  sa  plus  grande  gloire,  vint 
enfin  justifier  la  liberté  du  reproche  d'anarchie,  et  la  plupart  des 
gouvernemens  absolus  comprirent,  par  notre  exemple ,  qu'il  vaut 
mieux  diriger  le  progrès  que  s'épuiser  en  efforts  pour  arrêter  son 
cours  irrésistible. 

En  1836,  rassuré  sur  l'état  politique  de  l'Europe,  et  voyant  la 
tranquillité  rétablie  dans  le  Piémont  comme  dans  le  reste  de  l'Italie, 
le  roi  Charles-Albert  jugea  l'heure  propice  pour  entreprendre  la  ré- 
forme du  système  féodal.  Un  premier  décret  ordonna  la  réunion  à  la 
juridiction  royale  de  toute  juridiction  féodale;  un  second  abolit  les 
corvées  et  le  transport  des  grains.  D'autres  décrets ,  se  succédant 
rapidement,  prescrivirent  aux  seigneurs  de  déclarer  leur  revenu 
annuel  par  chaque  commune,  créèrent  une  commission  pour  le 
rachat  des  divers  droits  féodaux,  et  instituèrent  enfin  un  conseil 
d'appel,  siégeant  à  Turin,  pour  décider  en  dernier  ressort  sur  l'esti- 
mation des  prestations  féodales,  dont  les  décrets  royaux  ordonnaient 
l'abolition  moyennant  un  juste  dédommagement. 

La  compensation  établie  en  faveur  des  seigneurs  sardes  fut  une 
indemnité  immédiate  soit  en  biens-fonds,  soit  en  numéraire,  ou  une 
inscription  de  rentes  sur  l'état.  A  cet  effet,  un  décret  établit  une 
nouvelle  rente  de  250,000  livres  sardes,  et  une  allocation  annuelle 
fut  consacrée  à  Tamortissement  de  cette  dette.  La  plupart  des  feu- 
dataires  se  trouvent  ainsi  en  possession  d'un  revenu  liquide  et  as- 
suré, à  la  place  d'un  revenu  incertain.  Les  communes,  au  contraire, 
passèrent  brusquement  des  mains  de  leurs  seigneurs  aux  mains  du 
fisc  :  au  lieu  de  payer  l'impôt  en  nature,  il  fallut  le  payer  en  numé- 
raire, dans  un  pays  privé  de  débouchés  et  de  capitaux.  L'indulgence 
introduite,  à  la  longue,  dans  la  perception  d'un  droit  qui  cherchait 
à  se  faire  excuser,  fit  place  aux  exigences  inflexibles  de  la  cote  fon- 
cière, et  le  mécontentement  public,  en  accusant  d'exagération  l'es- 
timation des  redevances  féodales ,  taxa  de  partialité  en  faveur  des 
seigneurs  le  conseil  d'appel  siégeant  à  Turin.  La  réforme  qui  de- 
vait consacrer  l'émancipation  du  paysan  sarde  et  l'affranchissement 
de  la  terre  qu'il  cultivait,  fut  donc  pour  beaucoup  de  communes  un 
embarras  avant  de  devenir  un  bienfait. 

Il  y  eut  aussi  des  fiefs,  tels  que  celui  du  marquis  d'Arcaïs,  qui  fu- 

40. 


h 


H12  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

rent  rachetés  et  répartis  entre  les  particuliers  et  les  communes.  Le 
roi  avait  l'espoir,  en  rendant  l'état  acquéreur  d'une  partie  des  terres 
que  l'insouciance  des  seigneurs  laissait  en  friche,  de  mettre  bientôt 
<Mi  valeur  un  sol  fertile  qui  n'attendait  que  la  culture  pour  produire. 
AGn  de  hâter  ce  résultat,  il  fit  appel  à  l'industrie  un  peu  aventureuse 
des  compagnies,  auxquelles  on  offrit  d'immenses  terrains  à  défri- 
cher avec  les  chances  des  plus  grands  bénéfices.  Toutefois,  le  cabinet 
rie  Turin ,  mis  en  méfiance  par  les  évènemens  de  Naples ,  ne  voulut 
traiter  avec  ces  compagnies  que  par  l'intermédiaire  des  sujets  sardes, 
afin  d'éviter  des  difficultés  semblables  à  celles  qu'éleva ,  en  1840,  le 
gouvernement  anglais  dans  l'affaire  des  soufres  de  la  Sicile.  Effrayées 
par  cette  clause,  les  compagnies  ne  se  présentèrent  que  timidement 
et  en  petit  nombre  :  celles  qui  entreprirent  enfin  des  défrichemens 
ou  des  dessèchemens  de  marais  trouvèrent  dans  un  climat  mortel 
aux  étrangers  un  obstacle  qu'elles  n'avaient  pas  prévu.  Les  capitaux 
s'éloignèrent,  le  découragement  éclata,  et  je  doute  qu'on  puisse  citei 
beaucoup  d'entreprises  de  ce  genre  qui  aient  eu  un  heureux  succès, 
si  ce  n'est  peut-être  la  tentative  faite  récemment  par  une  société 
lYançaise  pour  l'exploitation  des  forêts  de  chênes  de  Scano  et  de 
San-Leonardo.  Quelques  milliers  d'arbres  abattus  dans  ces  forêts  et 
transportés  à  Toulon  ont  été  reconnus  éminemment  propres  aux 
constructions  navales. 

En  résumé,  les  réformes  entreprises  par  le  roi  de  Sardaigne  ont 
été  exécutées  avec  un  grand  esprit  de  suite  et  une  vigueur  qui  fait 
honneur  au  caractère  de  ce  prince,  mais  elles  n'ont  point  encore 
porté  les  fruits  qu'il  a  droit  d'en  attendre;  elles  ont  même  répandu  un 
certain  esprit  de  mécontentement  dans  le  pays,  mécontentement 
injuste  et  déraisonnable.  Les  innovations  ont  été  décriées  comme 
illusoires  par  les  uns,  comme  périlleuses  et  inopportunes  par  les  au- 
tres. Ceux  qui  attaquaient  hier  l'ancien  ordre  de  choses  le  regrettent 
aujourd'hui,  en  lui  attribuant  des  mérites  inaperçus  jusqu'à  présent. 
Ce  sont  là  des  difficultés  qu'il  faut  prévoir,  quand  on  s'avance  dans 
la  voie  épineuse  des  réformes.  C'est  la  forêt  sombre  où  pénétra  Re- 
naud. Dès  qu'on  lève  la  hache  sur  ces  arbres  séculaires  qui  épuisent 
le  sol,  mille  fantômes  surgissent  pour  les  défendre.  Heureux  celui 
dont  le  cœur  ne  faiblit  point  en  ce  moment  d'épreuve! 

En  résignant  ses  droits  féodaux ,  la  noblesse  n'a  rien  perdu  de  ses 
prérogatives  sociales.  Une  démarcation  nettement  tranchée  la  sé- 
pare encore  du  reste  de  la  population.  La  caste  nobiliaire  se  sub- 
divise en  trois  catégories  bien  distinctes  :  les  seigneurs  ou  feuda- 


LA  SARDAIGNE.  613 

taires  héritiers  des  barons  qui  reçurent  autrefois  avec  l'investiture 
féodale  ce  droit  de  juridiction  qui  vient  d'être  abrogé;  les  personnes 
titrées  sans  fiefs  rn  juridiction,  c'est-à-dire  les  chevaliers  ou  nobles 
auxquels  est  accordé  le  titre  de  don,  classe  nombreuse  après  laquelle 
vient  la  petite  noblesse,  les  chevaliers  d'épée,  qui  ne  peuvent 
prendre  le  titre  de  don,  et  ne  doivent  placer  la  qualification  de  che- 
valier qu'après  leur  nom  propre.  Ces  différentes  classes  de  nobles 
t'oraprcnnent  environ  seize  cents  familles,  ou  à  peu  près  six  mille 
âmes.  Plusieurs  privilèges  leur  sont  communs.  Un  des  plus  précieux 
est  celui  qui  les  affranchit  de  toute  autre  juridiction  que  celle  du 
vice-roi  et  de  \ Audience  royale.  Si  un  noble  est  cité  en  justice,  la 
loi  lui  accorde,  pour  répondre  à  cette  citation,  un  délai  de  vingt- 
six  jours;  dans  les  causes  criminelles,  il  ne  peut  être  traduit  que 
devant  ses  pairs.  Sept  juges  appartenant  à  la  noblesse  composent  le 
tribunal  devant  lequel  il  est  appelé  à  comparaître,  et,  s'il  est  con- 
•imné  à  la  peine  capitale ,  il  a  encore  le  privilège,  à  moins  qu'il  ne 
-oit  convaincu  du  crime  de  haute  trahison ,  d'avoir  la  tête  tranchée , 
au  lieu  d'être  pendu  comme  le  serait  un  vilain.  Les  nobles  ont  aussi 
le  droit  d'être  toujours  armés;  seuls  ils  sont  admis  aux  fêtes  du  vice- 
roi  ,  seuls  ils  peuvent  ôter  leur  masque  dans  les  bals  pubUcs  du  car- 
naval, car  il  n'est  permis  à  un  roturier  de  se  découvrir  le  visage  dans 
•  es  réunions  qu'à  la  condition  de  porter  au  bras  un  petit  ruban  ap- 
pelé maschera  di  hallo,  qui  le  fasse  reconnaître.  Ce  stigmate  ne  rap- 
pelle-t-il  pas  le  morceau  de  drap  noir  que  tout  raya  payant  le  ka- 
ratch  doit,  en  Turquie,  porter  à  sa  coiffure?  J'ai  hâte  d'ajouter 
que  la  haute  noblesse,  en  général,  est  trop  éclairée  aujourd'hui, 
trop  véritablement  distinguée,  pour  prêter  de  l'importance  à  ces  im- 
pertinentes distinctions. 

Au  surplus,  le  privilège  doit  être  moins  blessant  en  Sardaigne  que 
partout  ailleurs,  car,  loin  d'être  l'attribut  caractéristique  d'une  mi- 
norité, il  se  retrouve  partout.  11  est  des  privilèges  individuels;  il  en 
est  d'attachés  à  une  classe  toute  entière;  il  en  est  qui  appartiennent 
à  certaines  fonctions,  à  certaines  corporations,  à  certaines  villes,  à 
certains  cantons.  Chacune  des  dix  villes  de  la  Sardaigne  a  ses  immu- 
nités particulières.  La  ville  de  Cagliari,  entre  autres,  a  le  droit  de 
>e  fournir  gratuitement  de  bois  de  charpente  ou  de  bois  à  brûler 
dans  les  domaines  de  la  couronne.  Le  sel  nécessaire  à  chaque  fa- 
mille doit  aussi  être  apporté,  aux  frais  de  l'état,  à  la  porte  de  chaque 
maison.  Un  autre  privilège  autorisait  le  conseil  municipal  de  cette 
ville  à  prélever  sur  les  récoltes  des  grands  fiefs  situés  dans  un  rayon 


I 


614  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

de  quarante  milles  une  quantité  de  grains  déterminée  pour  la  con- 
sommation du  peuple;  il  est  probable  que  ce  droit  a  été  converti  ou 
abrogé  depuis  l'abolition  des  fiefs. 

Quand  le  système  féodal  n'avait  encore  souffert  aucune  atteinte, 
le  vice-roi  qui  gouvernait  l'île  exerçait  pleinement  la  délégation  du 
pouvoir  royal.  Les  revenus  môme  qui  composaient  ses  émolumens 
avaient  un  parfum  de  féodalité  et  de  pachalick.  Ce  n'était  point  pour 
cinquante  ou  soixante  mille  livres  qu'un  général  représentait  alors 
la  royauté  en  Sardaigne.  Le  vice-roi,  à  cette  époque,  était  le  pre- 
mier des  feudataires  de  l'île,  levant  sa  liste  civile  sur  tous  les  habi- 
tans,  et  percevant  de  toutes  parts  une  foule  de  petites  contributions 
et  de  redevances  qui  lui  étaient  payées  annuellement  en  nature  ou 
en  argent.  L'Espagne,  ou  même  le  Piémont,  trop  éloignés  de  la  Sar- 
daigne pour  faire  arriver  régulièrement  leurs  ordres  jusqu'à  leur 
délégué,  lui  abandonnaient  entièrement  le  gouvernement  de  l'île; 
mais  la  politique  ombrageuse  que  la  monarchie  espagnole  avait  trans- 
mise avec  la  possession  de  cette  nouvelle  province  à  la  maison  de 
Savoie,  cette  politique  imprévoyante  et  funeste  avait  pris  en  même 
temps  pour  règle  invariable  de  remplacer  au  bout  de  trois  ans  ces 
gouverneurs  tout-puissans.  Une  étiquette  puérile  voulait  aussi  que 
le  nouveau  vice-roi  entrât  en  fonctions  sans  communiquer  avec  son 
prédécesseur,  qui  devait  quitter  la  ville  aussitôt  après  l'installation 
du  gouvernement  qui  lui  succédait.  Les  exigences  de  l'étiquette 
cachaient  toujours  en  Espagne  quelques  alarmes.  Le  pouvoir  royal, 
fort  indifférent  aux  suites  de  cette  instabilité  dans  la  direction  des 
affaires,  s'inquiétait  peu  que  l'administration  demeurât  stérile, 
pourvu  que  son  influence  ne  devînt  jamais  dangereuse.  Telle  est  la 
pensée  jalouse  qui  a  toujours  dirigé  la  politique  espagnole.  Ces  soup- 
çons constans,  cette  déflance  qui  se  prend  à  tout,  se  retrouvent  d'ail- 
leurs dans  la  plupart  des  monarchies  absolues.  C'est  la  cause  de  leur 
décadence;  c'est  le  ver  rongeur  qui  les  mine  et  la  juste  expiation  de 
leur  pouvoir  sans  bornes. 

Aujourd'hui  que  la  Sardaigne,  devenue  une  des  six  intendances 
des  états  sardes,  n'est  plus,  grâce  à  l'invention  de  Fulton,  qu'une 
province  aussi  rapprochée  de  Turin  que  Nice  ou  la  Savoie,  le  vice- 
roi  ,  bien  qu'il  ait  conservé  quelques  prérogatives  royales,  telles  que 
celle  d'user  du  droit  de  grâce  au  moins  deux  fois  l'an,  le  vice-roi 
n'est  plus  que  le  chef  des  administrations  civile  et  judiciaire,  le 
commandant  des  forces  de  terre  et  de  mer,  concentrant  en  ses  mains 
les  attributions  de  nos  préfets  et  celles  de  nos  commandans  de  divi- 


LA  SAfiDAIGNE.  615 

sions  militaires,  mais  attendant  par  chaque  paquebot  les  ordres 
suprêmes  qui,  tous  les  quinze  jours,  lui  sont  régulièrement  expédiés 
de  Turin. 

La  représentation  nationale  repose  encore  sur  les  bases  établies 
par  les  rois  d'Aragon.  Les  états-généraux  ou  stamenti  sont  consti- 
tués par  la  réunion  des  trois  ordres  du  royaume  :  l'ordre  ecclésias- 
tique, comprenant  les  hauts  dignitaires  de  l'église;  l'ordre  militaire, 
qui  admet  les  nobles  et  les  chevaliers;  l'ordre  royal,  composé  des  dé- 
putés des  villes.  Chaque  chambre  ou  stamento  tient  sa  séance  à  part; 
il  n'y  a  de  rapprochemens  entre  les  ordres  que  le  premier  et  le  der- 
nier jour  de  la  session  :  pendant  le  cours  des  délibérations,  ils  ne 
communiquent  que  par  l'intermédiaire  de  deux  députés,  dont  l'un 
doit  uniquement  répéter  les  paroles  de  ceux  qui  l'envoient,  et  dont 
l'autre  doit  seulement  répondre  aux  interpellations  qui  peuvent  être 
faites.  Ces  précautions  puériles  trahissent  encore  la  défiance  dont  j'ai 
déjà  signalé  les  résultats  funestes.  Les  états-généraux  de  Sardaigne 
ne  doivent  s'assembler  que  sur  l'ordre  formel  du  souverain;  néan- 
moins, la  gravité  des  circanstances  les  a  fait  déroger  à  cette  loi  en 
1793  :  la  dernière  convocation  officielle  date  de  l'avènement  de 
Charles-Félix. 

Pendant  que  les  provinces  sardes  du  continent  sont  régies  par  un 
nouveau  code  mis  à  la  hauteur  des  besoins  d'un  peuple  qui  a  vécu 
quinze  ans  sous  l'empire  des  lois  françaises,  la  législation  encore 
existante  en  Sardaigne  n'est  qu'une  réunion  indigeste  des  lois  et 
règlemens  émanés  des  gouvernemens  successifs.  La  carta  de  logu  ou 
charte  du  lieu,  publiée  en  langue  sarde  en  1395,  par  Éléonore  d'Ar- 
borée, forme  encore  aujourd'hui  le  fond  de  cette  législation  incom- 
plète. Plusieurs  lois  particuHères  promulguées  par  les  rois  d'Espagne 
sous  le  nom  de  pragmatiques,  des  décrets  émanés  de  l'autorité 
royale  depuis  l'avènement  de  la  maison  de  Savoie,  différentes  ordon- 
nances des  vice-rois  sanctionnées  par  le  souverain,  composent,  avec 
la  carta  de  logu,  la  compilation  publiée  sous  le  nom  de  Code  en  1827. 

Les  deux  caps  qui  partagent  l'île  en  deux  grandes  divisions  com- 
prennent onze  provinces,  subdivisées  en  trente-deux  districts.  La 
justice  s'administre  dans  les  provinces  par  six  tribunaux  de  préfec- 
ture, et  dans  chaque  district  par  des  juges  ordinaires  qui  remplissent 
à  peu  près  les  fonctions  de  nos  juges-de-paix.  En  outre,  un  tribunal 
siégeant  à  Sassari ,  sous  le  nom  de  Reale  Governazione,  a  conservé 
quelques  prérogatives  qui  le  distinguent  des  simples  cours  provin- 
ciales; il  n'en  est  pas  moins  subordonné,  comme  tous  les  autres  tri- 


616  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

bunauv  sardes,  à  Y  Audience  royale  de  Cagliari.  Cette  cour  supérieure, 
composée  de  dix-huit  juges,  est  présidée  par  la  seconde  personne 
de  l'île,  le  régent,  qui  prend  rang  après  le  vice-roi.  Ce  magistrat 
correspond  directement  avec  les  ministres  et  avec  le  conseil  suprême 
qui  siège  à  Turin  et  qui  prononceen  dernier  ressort  dans  les  causes 
qui  lui  sont  déférées.  Les  attributions  de  l'Audience  royale  Ini  don- 
nent une  grande  importance.  Elle  est  à  la  fois  une  cour  royale,  un 
conseil  d'état  et  un  parlement.  Le  vice-roi  peut  la  consulter  sur 
toutes  les  affaires,  et  il  en  est  plusieurs  sur  lesquelles  il  est  tenu  de 
prendre  son  avis  :  elle  a  même  conservé  le  droit  d'enregistrer  les  or- 
donnances royales.  Créée  en  1661,  sa  réorganisation  ne  date  que  de 
cinq  ans.  Les  réformes  qu'elle  a  subies  ne  lui  ont  rien  fait  perdre  de 
sa  prépondérance  :  ses  membres,  s'ils  ne  possèdent  déjà  la  noblesse, 
l'acquièrent  avec  le  titre  de  juges ,  et  occupent  dans  l'île  un  rang 
considérable. 

La  carrière  militaire  n'est  ouverte  qu'à  la  première  classe  de  la 
noblesse.  Le  régiment  des  chasseurs-gardes,  dont  les  officiers  sont 
choisis  dans  ses  rangs,  se  recrute  exclusivement  en  Sardaigne.  La 
force  armée,  placée  sous  les  ordres  d'un  commandant  en  chef  élu 
parmi  les  majors-généraux  étrangers  à  l'île,  se  compose  de  la  réunion 
des  troupes  régulières  et  des  milices.  Les  troupes  régulières,  en  y 
comprenant  trois  cents  artilleurs  environ  et  quatre  cents  cavaliers, 
n'atteignent  pas  le  chiffre  de  trois  mille  cinq  cents  hommes.  Quant 
aux  milices,  dont  l'institution  remonte  au  xv^  siècle,  elles  peuvent 
rassembler  près  de  dix  mille  hommes.  Elles  n'ont  d'autres  signes 
distinctifs  qu'une  cocarde,  et  sont  composées  de  trois  cinquièmes 
d'hommes  à  pied  et  de  deux  autres  cinquièmes  de  gens  à  cheval. 

L'administration  des  dix  villes  de  la  Sardaigne,  aussi  bien  que 
celle  de  ses  trois  cent  soixante -huit  communes,  est  confiée  à  des 
conseils  municipaux,  composés,  dans  les  communes,  de  trois,  cinq 
ou  sept  membres,  suivant  la  population  du  village,  de  seize  membres 
dans  les  villes  secondaires,  de  vingt-quatre  membres  à  Sassari,  de 
trente-six  à  Cagliari.  Ces  corps  municipaux  se  divisent  en  deux 
classes,  dont  la  première  appartient  presque  exclusivement  à  la  no- 
blesse, et  la  seconde  à  la  haute  bourgeoisie.  Ce  sont  ces  conseillers 
qui  sont  chargés  de  dresser  les  rôles  de  contributions.  Un  intendant- 
général  résidant  à  Cagliari  en  dirige  la  perception.  Sur  trois  millions 
trois  cent  quatre-vingt-cinq  mille  francs,  chiffre  moyen  auquel  se 
sont  élevés  les  revenus  de  l'île  de  1827  à  1838,  le  tiers  seulement 
appartient  aux  contributions  directes.  La  branche  la  plus  productive 


LA  SARDAIGNE.  617 

est  la  douane,  qui  rapporte  près  de  quatorze  cent  mille  francs.  Le 
monopole  du  sel,  sur  lequel  le  gouvernement  réalise  un  très  grand 
bénéfice,  figure  dans  le  budget  des  recettes  pour  une  somme  de 
quatre  cent  dix-neuf  mille  francs,  le  tiers  du  revenu  total.  Cinq  cent 
trente-quatre  mille  francs  sont  votés,  sous  le  nom  de  donalifs  ordi- 
naire et  extraordinaire,  par  les  trois  ordres  réunis,  à  cet  effet  au  com- 
mencement de  chaque  règne.  Le  reste  des  impôts  est  exigé  en  vertu 
de  la  prérogative  royale. 

Une  autre  contribution  fort  onéreuse,  qu'il  faut  ajouter  à  toutes 
celles  que  le  peuple  supporte,  c'est  la  dîme  ecclésiastique,  qui,  affer- 
mée en  général  par  le  clergé,  est  perçue  dans  l'île  avec  une  grande 
rigueur.  Cette  dîme ,  qui  dépasse  souvent  de  beaucoup  le  dixième 
des  produits,  atteint  presque  toutes  les  denrées  de  l'île  et  même  le 
bétail;  les  revenus  ecclésiastiques,  dont  elle  forme  la  partie  la  plus 
considérable,  s'élèvent  à  près  du  tiers  du  revenu  total  de  l'état. 

La  religion  catholique  est  la  seule  dont  l'exercice  soit  toléré  en 
Sardaigne,  et  le  clergé  y  jouit  encore  de  la  plénitude  de  sa  puissance. 
On  compte  dans  l'île  trois  archevêchés  et  huitévêchés,  458  cha- 
noines et  bénéficiers,  et  1105  personnes  attachées  aux  ordres  reli- 
gieux, réparties  dans  quatre-vingt-neuf  couvons.  Les  jésuites,  rétablis 
depuis  peu  d'années,  ont  déjà  recouvré  une  partie  des  possessions 
qui  leur  avaient  été  enlevées.  Ils  occupent  trois  couvens  et  y  sont  au 
nombre  de  soixante  religieux,  dont  seize  seulement  sont  revêtus  du 
sacerdoce.  Les  frères  des  écoles  pies,  ou  frères  scolopes,  sont  chargés 
depuis  long-temps  de  l'éducation  primaire  et  s'acquittent  avec  beau- 
coup de  zèle  de  ces  fonctions  :  dans  les  seules  villes  de  Cagliari  e( 
de  Sassari,  ils  réunissent  plus  de  treize  cents  élèves;  chacune  de  ces 
deux  villes  possède  en  outre  une  université  et  un  collège  de  jésuites. 
Les  cours  de  l'université  sont  suivis  par  sept  cents  élèves  environ,  et 
ceux  des  jésuites  par  près  de  six  cents.  Il  n'est  pas  indifférent  de  re- 
marquer que  les  révérends  pères  ont  trouvé  moyen  d'échapper  au 
contrôle  de  l'autorité  universitaire,  représentée  en  Sardaigne  par 
des  magistrats  des  études. 

Bien  qu'un  décret  royal,  de  date  assez  ancienne  déjà,  ait  établi 
dans  tous  les  centres  de  population  des  écoles  élémentaires  dont  les 
professeurs  payés  par  les  communes  doivent  être  de  préférence 
choisis  parmi  les  ecclésiastiques,  peu  de  paysans  savent  Hre.  Les^ 
parens  qui  destinent  leurs  enfans  à  la  carrière  ecclésiastique  ou  au 
barreau,  et  qui  sont  cependant  trop  pauvres  pour  subvenir  à  leur 
entretien  pendant  la  durée  de  leurs  études,  les  envoient  à  Caghari, 


» 


Gi8  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

OÙ  ils  sont  reçus  dans  des  familles  de  la  classe  moyenne.  Employés 
comme  domestiques  de  confiance  à  faire  les  provisions  de  la  maison 
chaque  matin,  et  à  porter  le  soir  une  lanterne  devant  leurs  maî- 
tres, à  la  sortie  du  théâtre,  ces  enfans  reçoivent,  en  retour  de  ces 
petits  services,  le  logement  et  la  nourriture,  et  ont  en  même  temps 
le  loisir  nécessaire  pour  étudier  et  se  rendre  aux  écoles  publiques. 
Le  nom  de  majoli  qu'ils  portent  leur  vient  d'un  capuchon  qui  ter- 
mine leur  petit  caban  et  ressemble  beaucoup  par  sa  forme  à  la  tré- 
mie conique  des  moulins  que  manœuvre  dans  chaque  ménage  le  pa- 
tient molente.  C'est,  du  reste,  un  costume  qu'ils  déposent  dès  qu'ils 
entrent  à  l'université.  Ils  cessent  aussi  à  cette  époque  des  fonctions 
dont  s'accommoderait  peu  la  dignité  des  études  académiques,  et  se 
placent  alors  dans  quelque  maison  particulière  où  ils  remplissent  la 
charge  de  précepteurs.  Malgré  ces  humbles  commencemens,  beau- 
coup de  ces  majoli  ont  obtenu  un  rang  élevé  dans  l'église  ou  dans  la 
magistrature. 

Quoique  les  sources  de  l'instruction  soient  suffisamment  nom- 
breuses en  Sardaigne,  il  n'est  pas  surprenant  qu'elles  y  aient  rare- 
ment fécondé  les  esprits.  Le  peuple  y  a  toujours  vécu  à  l'écart  et 
tristement  repUé  sur  lui-môme.  La  langue  qu'il  parle  est  un  idiome 
particulier  dérivé  du  latin ,  mais  étrangement  altéré  par  l'invasion 
arabe  (1).  Elle  a  peu  de  rapport  avec  les  autres  dialectes  de  même 
origine,  et  n'est  point  comprise  hors  de  l'île.  Le  clergé,  chargé  de 
dispenser  instruction,  s'est  toujours  appliqué  à  écarter  d'un  peuple 
naïf  et  soumis  la  contagion  des  vœux  et  des  idées  qui  ont  vivifié  les 
autres  nations  européennes.  Les  présidons  de  l'Audience  royale, 
chargés  spécialement  de  la  censure  des  pièces  de  théâtre,  ont  partagé 
celle  des  livres  avec  les  archevêques  de  Cagliari;  quant  à  ces  prélats 
à  qui  la  douane  doit  remettre  tous  les  ouvrages  de  science  ou  de 
httérature  pour  en  autoriser  ou  suspendre  l'introduction,  ils  sem- 
blent, comme  Omar,  n'avoir  connu  que  deux  espèces  de  livres,  les 
livres  inutiles  et  les  livres  dangereux.  Peu  d'ouvrages  ont  trouvé 
grâce  devant  leurs  yeux.  Les  bibliothèques  de  l'île  font  encore  foi 
de  la  sévérité  de  cette  censure,  qui  s'est  transmise  avec  toutes  ses 

(1)  Cette  langue  a  deux  dialectes,  celui  de  Cagliari  et  celui  de  Logudoro.  Plas 
qu'aucune  autre,  elle  a  conservé  des  expressions  et  des  tournures  latines.  On  a 
môme  composé  des  poésies  dans  lesquelles  on  n'a  fait  entrer  (jue  des  mots  communs 
à  la  langue  usuelle  des  Sardes  et  au  vocabulaire  latin;  exemple  : 

Deusqui  cum  potenlia  irrcsislibile, 
Nos  créas  et  conservas  cum  amore,  etc. 


LA   SARDAIGXE.  619 

défiances,  avec  toutes  ses  rigueurs,  depuis  l'époque  où  régnait  la 
plus  inflexible  orthodoxie  jusqu'à  nos  jours. 

Malgré  la  surveillance  du  clergé,  les  Sardes,  on  peut  le  prédire, 
ne  tarderont  pas  à  sortir  de  leur  isolement.  Ce  sera  le  commerce  qui 
établira  les  points  de  contact  entre  eux  et  les  autres  nations  civilisées. 
Jusqu'ici ,  le  commerce  est  resté  presque  insignifiant  en  Sardaigne. 
Les  exportations  et  les  importations  y  sont  ordinairement  égales,  et 
si  la  balance  penche ,  c'est  du  côté  des  étrangers,  qui  vendent  par- 
fois un  peu  plus  qu'ils  n'achètent.  Pris  dans  son  ensemble,  le  com- 
merce d'entrée  et  de  sortie  détermine  un  roulement  de  14  à  15  mil- 
lions. Les  objets  importés  sont  principalement  des  bois,  des  métaux, 
des  cuirs ,  et  des  tissus  de  tout  genre  :  ce  dernier  article  entre  pour 
4  millions  dans  le  chiffre  des  importations,  et  se  décompose  ainsi  : 
cotons,  fils  et  étoffes,  2,272,000  francs;  toiles,  454,000  francs;  dra- 
peries, 1,235,000  francs;  soierie,  401,000  francs.  La  Sardaigne 
exporte  en  retour  du  blé  ou  des  pâtes  préparées  à  l'italienne  pour 
une  valeur  de  plus  de  3  raillions;  des  vins,  pour  1,169,000  francs;  du 
gibier  et  des  fromages,  pour  plus  d'un  million;  des  poissons  salés, 
de  l'huile,  du  sel ,  et  des  peaux  de  bœufs  ou  de  bétes  fauves. 

On  ne  saurait  croire,  au  surplus,  par  combien  de  préjugés  le  com- 
merce est  entravé  au  sein  d'une  population  qui  n'en  est  pas  encore 
aux  premiers  rudimens  de  l'économie  poUtique.  Des  négocians  de 
Marseille  ont  eu  récemment  l'idée  d'envoyer  chercher  des  bœufs  à 
Oristano,  Porto-Conte  et  Cagliari,  pour  les  transporter  en  Algérie. 
La  proximité  du  marché  et  le  bas  prix  des  bestiaux  en  Sardaigne  de- 
vaient rendre  cette  spéculation  très  avantageuse;  cependant  les  pro- 
fits les  plus  considérables  eussent  été  sans  doute  pour  les  proprié- 
taires des  vastes  prairies  de  l'île,  et  même  pour  l'île  entière,  en  raison 
de  la  circulation  de  numéraire  qui  eût  été  provoquée  par  ce  com- 
merce. Ces  considérations  touchèrent  peu  les  habitans  des  villes,  ef- 
frayés avant  tout  d'une  exportation  qui  pouvait  contribuer  à  élever 
les  prix  sur  leurs  marchés.  Le  mécontentement  général  fut  tel,  que 
le  gouvernement  crut  devoir  céder  au  sentiment  public  en  entravant 
ce  commerce  lucratif  par  des  droits  qui  ont  eu  pour  effet  de  diriger 
d'un  autre  côté  les  spéculations  de  nos  armateurs.  Ces  appréhensions 
ridicules  ne  se  produisaient  pas  pour  la  première  fois.  En  1770,  quand 
la  flotte  russe  vint  se  ravitailler  à  Cagliari,  le  vice-roi  eut  beaucoup 
de  peine  à  obtenir  des  paysans  qu'ils  voulussent  bien  échanger  leurs 
bestiaux  contre  de  l'argent.  Beaucoup  de  Sardes  regardaient  de  très 


G20  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

mauvais  œil  ces  barbares  Moscovites  qui  venaient  ainsi  leur  enlever 
les  morceaux  de  la  bouche. 

J'ai  dit  que ,  dans  la  plupart  des  cantons  de  l'île ,  la  culture  du  blé 
donne  un  produit  de  sept  ou  huit  pour  un;  mais,  dans  quelques  dis- 
tricts favorisés,  tels  que  ceux  de  Traxentu  et  de  Nora,  ce  produit  est 
presque  triplé.  Si  les  procédés  de  l'agriculture  étaient  perfectionnés, 
si  la  terre  était  plus  profondément  remuée,  ce  magnifique  résultat 
pourrait  être  obtenu  sur  presque  toute  la  surface  cultivable.  Il  faut 
que  l'inertie  de  la  population  rurale  soit  bien  grande  pour  avoir  neu- 
tralisé deux  excellentes  institutions  établies  en  faveur  de  Tagricul- 
ture,  les  monts  de  secours  et  le  barracellat.  Le  monte  di  soccorso^ 
institué  sous  le  ministère  du  comte  Bogino ,  est  une  banque  agricole 
dont  le  mécanisme  fait  le  plus  grand  honneur  à  l'ingénieuse  charité 
de  son  fondateur,  et  que  les  nations  les  plus  avancées  pourraient 
s'approprier  avec  de  grands  avantages.  Dans  chaque  ville  ou  village, 
un  comité ,  sous  le  nom  de  giunte  localij  réunit  presque  toutes  les 
autorités  locales,  le  chanoine  prébende,  ou  le  curé  le  plus  ancien,  le 
baron  ou  son  régisseur,  le  major  de  justice ,  un  censeur,  un  secré- 
taire et  un  garde-magasin.  Chacun  de  ces  comités  est  subordonné  à 
une  junte  diocésaine,  composée  de  plusieurs  conseillers  et  présidée 
par  Tévêque  :  des  censeurs  diocésains ,  représentant  ces  comilr 
supérieurs,  communiquent  avec  vlwq  junte  générale,  établie  à  Cagîiari 
et  réunissant  les  plus  grands  dignitaires  de  l'île.  Chacun  de  ces  cen- 
tres a  pour  mission  de  fournir  aux  cultivateurs,  et  particulièrement 
aux  indigens,  la  quantité  de  grains  nécessaire  pour  ensemence 
leurs  terres,  ou  un  secours  en  argent  destiné  à  subvenir  à  l'achat  de 
bœufs  et  des  instrumens  de  labourage,  ou  aux  dépenses  de  la  mois 
son.  A  une  époque  déterminée  de  l'année,  chaque  laboureur  déclar 
le  nombre  de  ses  bœufs,  l'étendue  de  ses  champs,  expose  ses  besoins, 
et,  lorsque  sa  déclaration  a  été  vérifiée  par  cinq  prud'hommes  di' 
l'endroit  [probi  uomini) ,  il  reçoit  le  grain  ou  l'argent  qui  lui  sont 
alloués ,  en  s'obligeant  à  les  rendre  après  la  moisson  :  l'intérêt  exigé 
équivaut  à  un  seizième  pour  les  grains ,  et  à  un  et  demi  pour  cent 
par  année  pour  les  secours  en  argent.  Chaque  junte  réserve  annuel- 
lement une  certaine  quantité  de  blé  ou  d'orge  pour  l'ensemence- 
ment d'un  terrain  qui  lui  est  attribué;  tous  les  habitans  du  village,  à 
l'exception  des  bergers,  sont  tenus,  sous  peine  d'amende,  de  con- 
courir par  une  journée  de  travail  gratuit  à  la  culture  de  ce  terrain 
<  ommun.  Il  arrive  souvent  qu'après  avoir  soldé  toutes  ses  dettes  et 


LA  SARDAIGNE.  621 

porté  au  complet  ses  deux  réserves  en  grains  et  en  numéraire ,  l'ad- 
ministration d'un  canton  reste  encore  en  possession  d'une  somme 
sans  emploi  prévu  :  elle  peut  alors,  avec  l'autorisation  du  vice-roi, 
l'appliquer  à  des  dépenses  d'utilité  publique  ou  de  bienfaisance , 
comme  la  réparation  des  chemins  communaux,  la  construction  d'une 
fontaine,  le  dessèchement  d'un  marais,  ou  bien  l'éducation  d'un  or- 
phelin, ou  la  dotation  d'une  fille  pauvre. 

C'est  encore  une  heureuse  inspiration  que  celle  du  barracellat,  et 
ce  qui  le  prouve,  c'est  que,  imaginé  sous  le  gouvernement  espagnol, 
modifié,  étendu,  aboli  et  rétabli  à  maintes  reprises,  il  a  survécu  à 
toutes  ces  variations.  On  nomme  ainsi  une  compagnie  d'assurance 
armée,  dont  le  but  est  non-seulement  de  préserver  les  campagnes 
des  dégâts  et  des  vols  de  toute  espèce ,  mais  aussi  de  fournir  une 
indemnité  aux  propriétaires,  dans  le  cas  où  les  coupables  n'auraient 
pu  être  arrêtés.  Chaque  particulier  contribue  selon  ses  facultés, 
et  d'après  sa  déclaration,  à  l'entretien  d'une  compagnie  de  harra- 
rellif  dont  le  capitaine,  nommé  par  le  vice-roi,  reste  maître  de  com- 
poser sa  troupe  à  son  gré,  moyennant  l'approbation  de  l'autorité 
locale  :  il  la  choisit  ordinairement  parmi  les  petits  propriétaires  ou 
autres  citoyens  honnêtes  et  solvables  du  canton  où  elle  fonctionne. 
Les  barracelli  n'ont  pas  de  costume  particulier  :  chaque  compagnie 
est  constituée  pour  une  année,  pendant  laquelle  elle  est  responsable 
de  tous  les  dégâts,  de  sorte  qu'à  l'expiration  de  son  service,  elle  se 
trouve  en  bénéfice  ou  en  perte,  selon  sa  vigilance.  Ainsi,  au  moyen 
d'une  cotisation  annuelle,  tout  propriétaire  peut  laisser  mûrir  ses 
récoltes  et  errer  ses  bestiaux,  sans  avoir  à  se  préoccuper  des  dépré- 
dations et  des  accidens. 

Le  gouvernement  sarde  a  compris  que  chaque  avantage  remporté 
>iir  \ intempérie,  chaque  victoire  partielle  obtenue  sur  ce  fléau  aurait 
une  immense  portée.  En  même  temps  qu'on  augmenterait  la  valeur 
du  sol,  qu'on  changerait  en  plaines  fertiles  de  stériles  marécages,  on 
détruiraii  une  cause  sans  cesse  agissante  d'antipathie  et  de  répul- 
sion entre  les  états  d'outre-mer  et  ceux  de  terre-ferme.  L'écoulement 
des  eaux,  stagnantes,  l'exploitation  des  grandes  plaines  incultes,  le 
reboisement  des  terrains  dégarnis,  auraient  d'incalculables  résultats. 
La  Toscane  a  conquis  sur  la  malaria  les  marais  de  Sienne;  les  Romains 
avaient  desséché  les  marais  Pontins;  les  Sardes  ne  peuvent- ils  en 
faire  autant  dans  leur  île?  Le  cabinet  de  Turin  a  bien  encouragé 
quelques  compagnies  à  se  lancer  dans  ces  entreprises  de  dessèche- 
ment; mais  l'incertitude  des  profits  pendant  les  premières  années,  la 


622  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

difficulté  d'exciter  les  Sardes  au  travail,  l'impossibilité  d'y  employer 
des  étrangers,  tout  tead  à  prouver  que,  sans  l'action  vigoureuse  et 
immédiate  du  gouvernement  même,  il  ne  sera  rien  tenté  de  sérieux 
dans  cette  voie.  Qu'on  se  persuade  bien  qu'il  suffit  de  la  plus  misé- 
rable cause  pour  engendrer  ces  miasmes  délétères  qui  désolent  un 
village,  une  vallée,  une  plaine  tout  entière.  Un  filet  d'eau  qu'on 
laisse  croupir  au  fond  d'un  ravin,  une  mare  qu'on  néglige  de  com- 
bler, provoquent  l'intempérie.  Pourquoi  la  vallée  de  Maladrossia , 
vallée  pierreuse,  sans  marais,  sans  autre  cours  d'eau  qu'un  ruisseau 
stagnant  qui  se  traîne  entre  des  joncs  et  des  iris,  pourquoi  cette  vallée 
est-elle  si  malsaine?  Ehl  mon  Dieu,  les  mômes  causes  amènent  en 
France  les  mêmes  effets,  bien  qu'avec  une  intensité  moins  grande. 
Il  n'est  donc  aucune  raison  sérieuse  de  désespérer  de  l'assainissement 
de  la  Sardaigne.  Les  marais  du  Brouage,  l'infecte  Mitidja,  la  plaine 
de  Bone,  tous  ces  -terrains  noyés  où  l'écoulement  manque  aux  eaux, 
tous  ces  cloaques  bourbeux  ont  leurs  fièvres  comme  la  Sardaigne  : 
tous,  aussi  bien  qu'elle,  pourraient  en  être  affranchis. 

Si  l'on  veut  enfin  compléter  la  régénération  commencée  heureu- 
sement par  l'abolition  du  système  féodal,  il  faut  accueillir  les  inspi- 
rations d'une  politique  plus  élevée,  plus  féconde  encore;  il  faut 
songera  réaliser,  en  faveur  des  Sardes,  les  avantages  que  leur  pré- 
sente l'admirable  position  géographique  de  leur  île.  Les  ports  de  la 
Méditerrannée  reprennent  aujourd'hui  toute  leur  importance.  La 
Méditerranée,  ne  l'oubUons  pas,  a  sur  ses  bords  de  vastes  empires 
qui  semblent  près  de  se  dissoudre.  Qu'on  ne  prenne  pas  pour  une 
vie  nouvelle  quelques  contorsions  galvaniques  communiquées  à  des 
cadavres;  tout  annonce  au  contraire  l'heure  fatale  où  l'Europe  chré- 
tienne devra  inévitablement  se  porter  héritière  des  états  musulmans, 
de  Salonique  à  Andrinople,  des  bords  de  l'Euphrate  et  du  Ml  à  Tré- 
bisonde.  Si  c'est  la  guerre  qui  doit  régler  le  partage  entre  les  puis- 
sances collatérales,  cette  guerre  sera  avant  tout  maritime,  et  le  soi' 
du  monde  pourrait  bien  se  décider  encore  sur  les  flots  qui  ont  vu  k 
grandes  journées  d'Actium  et  de  Lépante.  En  même  temps,  le  com- 
merce tend  à  rentrer  dans  les  voies  abandonnées  depuis  quatre  sir 
des.  L'Afrique  s'est  ouverte  sous  nos  pas,  et  l'Inde  franchit  déjà  K 
canaux  sinueux  de  la  mer  Rouge  pour  aller  offrir  ses  marchandises  à 
Suez  et  à  Cosséir.  Méconnaître  la  portée  de  ces  grands  événemens, 
de  ces  nouvelles  tendances  commerciales,  serait  un  déplorable  aveu- 
glement. Il  y  a  d'immenses  bénéfices  à  espérer  pour  les  ports  qui 
serviront  d'entrepôts  aux  échanges  de  l'Europe  et  de  l'Asie.  Eh  bien] 


LA  SARDAIGNE.  623 

la  mer  qui  baigne  les  rivages  de  la  Sardaigne  et  presse  ses  flancs  de 
toutes  parts  peut  devenir  pour  elle  une  ceinture  d'or.  Le  commerce 
maritime  se  porte  toujours  de  préférence  vers  les  lieux  où,  libre  de 
choisir  son  moment  et  d'éviter  les  risques  si  fréquens  des  spécula- 
tions inopportunes,  il  se  trouve  dégagé  d'une  partie  de  ses  chances 
aléatoires.  Qu'un  port  franc  soit  ouvert  en  Sardaigne;  que  Cagliari  ou 
Saint-Pierre  puisse  faire  concurrence  à  Malte  ou  à  Livourne,  et  à  l'in- 
stant une  terre  négligée  et  languissante  redevient  une  des  échelles 
inévitables  du  commerce  méditerranéen.  Loin  de  se  refuser  à  ouvrir 
un  port  franc  sur  un  des  points  de  l'île,  le  gouvernement  sarde  de- 
vrait plutôt  livrer  l'île  toute  entière  au  libre  commerce  qui  la  solli- 
cite. Le  jour  où  il  aurait  réalisé  cette  grande  pensée,  où  Cagliari , 
Palmas  et  Saint-Pierre,  Oristano  et  Porto-Conte,  Terra-Nova  et  les 
baies  de  la  Madelaine,  pourraient  écouler  vers  l'Europe,  comme 
d'un  vaste  entrepôt,  les  produits  du  monde  oriental;  le  jour  où  l'Al- 
lemagne et  l'Angleterre,  la  France  et  l'Espagne,  seraient  admises  à 
y  réaliser  leurs  échanges,  à  y  déposer  le  trop  plein  de  leur  indus- 
trie, la  Sardaigne  verrait  se  presser  incessamment  dans  ses  ports  de 
nombreuses  flottilles,  attirées  par  les  facilités  d'un  commerce  sans 
entraves.  L'aflluence  du  capital,  vivifiant  tous  les  genres  d'exploi- 
tations rurales,  contribuerait  à  l'assainissement  du  pays.  Peut-être 
même  qu'une  innovation  aussi  féconde  fournirait  naturellement  la 
solution  du  problème  que  le  cabinet  de  Turin  a  vainement  cherchée. 
Je  ne  puis  croire  que  les  chances  imprévues  d'un  immense  déve- 
loppement d'affaires  ne  permettent  pas  de  concilier  la  prospérité  de 
l'île  avec  les  exigences  du  fisc  et  les  intérêts  jaloux  des  provinces 
continentales. 

Les  vœux  que  je  forme  sont  un  témoignage  de  la  secrète  sympa- 
thie qu'a  laissée  en  moi  la  Sardaigne.  Pour  m'expliquer  à  moi-même 
l'intérêt  que  je  prends  aux  destinées  d'un  pays  où  je  n'ai  fait  que 
passer,  et  que  je  ne  reverrai  peut-être  jamais,  j'aime  à  me  rappeler 
que  j'y  ai  rencontré  presque  partout  des  visages  bienveillans,  des 
cœurs  sincères  et  chaleureux. 

E.  Jurien-Lagravière. 


ATHÈNES 


ET 


LES  ÉVÈNEMENS  DU  io  SEPTEMBRE. 


On  est  malheureux  d'avoir  vu  Athènes;  je  commence  hardiment 
par  cette  conclusion.  Athènes  est  un  de  ces  noms  magiques  qui  ré- 
veillent en  nous  des  images  auprès  desquelles  toute  réalité  est  in- 
sufGsante  ou  même  ridicule.  L'imagination  seule,  cette  fée  merveil- 
leuse, peut  de  loin  nous  dépeindre  un  théâtre  digne  des  évènemens 
que  ce  mot  nous  rappelle,  mais  elle  perd  sa  puissance  devant  l'im- 
placable vérité.  Tout  rêve  de  jeunesse  s'enfuit  à  l'aspect  de  la  mo- 
derne capitale  de  la  Grèce,  et  l'on  ne  sait,  quand  on  l'a  vue,  com- 
ment encadrer  dans  ce  qui  existe  les  souvenirs  du  passé. 

Le  paquebot  autrichien  à  bord  duquel  nous  avions  pris  passage 
la  veille  au  soir,  à  Syra,  arriva  une  heure  avant  le  lever  du  soleil  ci. 
vue  des  côtes  de  l'Attique.  Cette  matinée  de  printemps  était  d'une 
admirable  pureté.  Au-dessus  de  nos  tôtes,  les  étoiles  s'éteignaient 
une  à  une,  et  les  premières  lueurs  du  jour  blanchissaient  l'horizon. 
Le  navire,  poussé  par  une  fraîche  brise,  filait  rapidement  sur  une 
mer  unie  comme  un  miroir  et  blanche  comme  un  lac  d'étain  fondu. 


ATHENES  ET  LA.  REVOLUTION  GRECQUE. 

A  bord,  les  passagers  donnaient  encore.  Le  pont  était  presque  dé- 
sert. Cinq  ou  six  Grecs  seulement,  enveloppés  de  leurs  longs  ca- 
bans à  capuchon ,  étaient  silencieusement  accoudés  sur  le  bastin- 
gage et  regardaient  grandir  dans  le  lointain  les  montagnes  de  leur 
patrie.  En  face  de  nous,  les  rochers  de  la  côte,  entourés  d'une  va- 
peur légère,  formaient  un  long  feston  bleu  dont  les  contours,  encore 
vagues,  se  dessinaient  de  minute  en  minute  plus  nettement,  au  fur 
et  à  mesure  que,  derrière  leurs  cimes,  la  lumière  montait  dans  le 
ciel.  Ces  rochers  n'ont  rien  d'agreste  ni  de  sauvage;  ils  s'étagent 
gracieusement,  sans  confusion,  sans  déchirures,  et  offrent  à  l'œil 
une  suite  de  lignes  harmonieuses,  colorées,  selon  l'éloignement,  de 
teintes  plus  ou  moins  foncées.  La  nature  semble  avoir  taillé  avec 
amour  ce  pays,  qui  devait  être  le  berceau  des  arts.  En  approchant 
des  rivages  de  la  Grèce,  on  ne  sent  pas  cependant,  comme  à  la  vue 
des  côtes  d'Italie,  son  cœur  bondir  d'enthousiasme  et  d'admiration. 
Tout  au  contraire,  dès  que  l'on  entrevoit  les  rochers  nus  de  l'Atti- 
que  et  ses  montagnes  stériles ,  auxquelles  le  temps  et  les  hommes 
n'ont  rien  laissé  que  leur  coupe  merveilleuse,  on  éprouve  une  incon- 
cevable tristesse,  et  ce  sentiment,  dont  on  ne  se  rend  pas  bien  compte, 
vous  accompagne  presque  partout  dans  le  Péloponèse. 

Le  navire  avançait  toujours,  et  déjà  nous  pouvions  suivre  du  re- 
gard toutes  les  sinuosités  de  la  côte.  A  notre  gauche,  la  chaîne  de 
rochers  se  rompait  tout  à  coup  en  falaise,  et  l'on  apercevait,  à  quel- 
que distance  dans  l'intérieur  des  terres,  une  plaine  taillée  en  am- 
phithéâtre dans  les  montagnes  et  noyée  encore  dans  la  brume  du 
matin.  Un  mamelon  raide,  élevé,  semblable  de  loin  à  une  énorme 
tour,  se  dressait  au  milieu  de  cette  plaine  et  perçait  seul  le  brouil- 
lard. Dans  cette  vallée  se  trouvait  Athènes;  ce  mamelon,  c'était 
l'Acropole.  Le  ciel  s'éclairait  de  plus  en  plus;  les  collines  exposées 
au  levant  se  glacèrent  bientôt  d'un  large  reflet  rose,  et  semblèrent 
se  couvrir  en  un  instant  de  bruyères  fleuries;  puis  le  soleil  se  leva 
dans  toute  sa  splendeur  orientale.  Une  heure  plus  tard,  le  paquebot 
doublait  un  petit  promontoire  et  entrait  brusquement  dans  un  bassin 
circulaire,  grand  à  peu  près  comme  la  place  Vendôme  :  nous  étions 
dans  le  Pirée. 

Le  Pirée  est  entouré  d'une  ceinture  de  maisons  blanches,  à  toits 
rouges,  à  contrevents  verts.  Les  quais  sont  bordés  de  pierres  de  taille 
et  bien  construits;  ils  étaient  peu  animés,  et  les  premiers  person- 
nages que  j'aperçus  sur  cette  terre  des  grands  souvenirs  furent, — 
je  ne  l'oublierai  jamais,  —  deux  promeneurs  en  habits  noirs  donnant 

TOME  IV.  41 


626  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

le  bras  à  deux  dames  coiffées  de  chapeaux  roses.  Sept  à  huit  bâti- 
mens  étaient  mouillés  dans  le  bassin.  Le  vaisseau  français  V Inflexible ^ 
une  frégate  anglaise,  une  corvette  russe,  occupaient  l'un  des  côtés; 
un  bateau  à  vapeur  désemparé  portait  seul  dans  le  Pirée  les  couleurs 
de  la  Grèce.  Ce  pauvre  bâtiment  désarmé ,  sans  mâts ,  sans  vergues 
et  sans  cordages,  faisait  peine  à  voir  auprès  de  ces  beaux  navires  qui 
se  balançaient  fièrement  sous  la  brise.  N'était-il  pas  l'image  de  ce 
malheureux  pays  de  Grèce,  qui  maintenant  ne  vit  plus  qu'à  l'ombre 
des  trois  grandes  puissances  dont  nous  voyions  flotter  les  pavillons? 

Dès  que  notre  paquebot  eut  laissé  tomber  son  ancre,  plusieurs 
barques  se  détachèrent  du  quai  et  vinrent  accoster  le  bâtiment.  Ceux 
qui  montaient  ces  canots  étaient  vêtus  à  l'européenne;  bientôt  ils 
nous  hélèrent  en  français  de  tous  les  côtés  à  la  fois.  —  Eh!  monsieur, 
l'hôtel  des  Voyageurs!  l'hôtel  de  France!  la  pension  Suisse!  — On 
pouvait  se  croire  dans  la  cour  des  Messageries-Royales.  Un  de  ces 
hommes  transborda  nos  effets  et  nous  conduisit  au  débarcadère.  Au 
moment  où,  avec  je  ne  sais  quel  sentiment  de  respect,  je  posais  le 
pied  sur  les  dalles  du  quai,  un  Grec  à  calotte  rouge  vint  à  moi  et 
m'adressa  dans  sa  langue  une  allocution  à  laquelle  je  ne  compris  pas 
un  mot.  Je  demandai  ce  que  me  voulait  cet  homme;  il  me  fut  ré- 
pondu que  c'était  un  douanier.  Je  lui  donnai  quelques  sous,  il  passa 
son  chemin.  —  Comment  irons-nous  à  Athènes?  demandai-je  au  ci- 
cérone; trouve-t-on  ici  un  cheval,  un  mulet,  un  chameau?  Le  guide 
se  mit  à  rire.  Il  n'y  a  pas  de  chameaux  au  Pirée,  me  répondit-il  d'un 
air  un  peu  impertinent,  mais  je  vais  chercher  un  fiacre.  Un  fiacre 
arriva,  un  fiacre  numéroté,  doublé  de  velours  d'Utrecht  rouge,  et 
attelé  de  deux  haridelles.  Nous  prîmes  la  route  d'Athènes.  Cette 
route  plate,  poudreuse,  se  déroule  en  ligne  droite  comme  un  long 
ruban  blanc;  elle  traverse  une  plaine  inculte,  déserte,  couverte  de 
grandes  herbes  déjà  flétries  au  mois  de  mai.  Un  bouquet  d'oliviers, 
planté  à  égale  distance  du  port  et  de  la  ville,  coupe  seul  l'uniformité 
de  cette  lande  jaunâtre,  sur  laquelle  le  regard  erre  tristement. 

Le  cicérone  s'était  placé  sur  le  siège  auprès  du  cocher.  Je  l'acca- 
blai de  questions.  —  Qu'est-ce  que  cela?  lui  demandai-je  en  indi- 
quant auprès  de  la  route  un  fossé  assez  semblable  aux  tranchées  de 
nos  marais,  à  cela  près  qu'il  était  à  sec.  —  C'est  le  Céphise,  me  ré- 
pondit-il tranquillement.  —  Et  là-bas,  un  peu  à  gauche,  cette  grande 
montagne?—  C'est  le  Pentélique.  —  Et  celle-ci,  plus  près,  en  face 
de  nous?  —C'est  l'Hymète.  —  L'Hymète!  m'écriai-jc  malgré  moi, 
ah!  mon  Dion,  voir  l'Hymète  par  la  portière  d'une  citadine!  — Ar- 


ATHKNES  KT  LA  HÉVOLUTIOX  GRECOl  E.         6â7 

rivé  dans  le  bois  d'oliviers,  le  cocher,  selon  l'usage  invariable  des 
cochers  athéniens,  s'arrêta  pour  faire  boire  ses  chevaux  devant  une 
baraque  convertie  en  cabaret.  Une  collection  complète  de  ces  images 
grossièrement  coloriées  dont  il  se  fait  en  France  un  grand  com- 
merce dans  les  foires  de  village,  et  qui  représentent  Napoléon  à  Aus- 
terlitz  ou  Murât  à  Aboukir,  décorait  à  l'extérieur  les  murs  en  bois  de 
cette  chétive  hôtellerie.  Dès  que  l'on  a  dépassé  les  derniers  oliviers, 
le  spectacle  change.  Au  milieu  d'une  plaine  aride,  éclairée  par  un 
soleil  brûlant,  bornée  de  tous  côtés  par  les  montagnes,  on  voit,  à  tra- 
vers un  nuage  de  poussière,  une  petite  ville  blanche,  resserrée  au 
pied  d'un  mamelon  qui  la  domine.  Le  sommet  de  ce  mamelon,  qui 
se  dresse  isolé  comme  un  immense  piédestal ,  est  couronné  d'une 
sombre  muraille  au-dessus  de  laquelle  on  aperçoit  le  fronton  jauni 
d'un  temple.  Ce  temple,  c'est  le  Parthénon;  cette  petite  ville  (1), 
c'est  Athènes.  Il  n'est  peut-être  pas  au  monde  de  paysage  plus  mé- 
lancolique. Même  en  oubliant  le  passé,  on  soupire  involontairement 
à  la  vue  de  cette  grande  plaine  silencieuse,  de  ces  montagnes  déso- 
lées, de  cette  bourgade  neuve  qui  s'élève  impudemment  au  milieu 
des  ruines  qui  s'écroulent.  On  se  demande  avec  surprise  si  là  vrai- 
ment pouvait  être  la  ville  de  Périclès.  Quand  le  guide  a  prononcé  le 
nom  d'Athènes,  on  doute  encore;  puis  les  champs  déserts  qui  vous 
entourent  vous  rappellent  la  campagne  si  triste  de  Rome.  Alors  on 
comprend  que  les  siècles  se  sont  écoulés,  et  que  la  main  de  Dieu 
s'est  appesantie  sur  ces  deux  villes. 

Les  premières  maisons  s'élèvent  çà  et  là  en  désordre  et  n'ont 
aucun  style.  Les  murs  sont  à  peu  près  blancs,  les  toits  à  peu  près 
rouges.  Une  rue  droite,  assez  large,  non  pavée,  bordée  de  pauvres 
boutiques  aux  enseignes  la  plupart  écrites  en  français,  traverse  la 
ville  dans  sa  plus  grande  longueur.  Cinq  ou  six  autres  rues  plus 
étroites,  moins  longues,  désertes,  également  pleines  de  poussière, 
coupent  la  première  à  angle  droit.  Voilà  tout  Athènes  !  Les  passans 
portent  presque  tous  l'habit  européen;  de  loin  en  loin  seulement  on 
aperçoit  un  élégant  pallicare  à  la  taille  de  guêpe,  à  la  démarche  pré- 
tentieuse, vêtu  de  la  fustanelle  albanaise,  de  la  veste  brodée  d'or  ou 
d'argent,  et  coiffé  d'un  grand  chapeau  de  paille.  La  ville,  sans  ani- 
mation, sans  mouvement,  a  une  physionomie  mesquine  et  bour- 
geoise où  l'on  cherche  en  vain  le  caractère  étranger,  la  couleur 
orientale.  On  dirait  un  faubourg  de  Marseille  jeté  dans  une  des 

(t)  Elle  A  vingt-cinq  mille  habitans. 

41. 


G28  REVrE  DES  DEUX  MONDES. 

plaines  poudreuses  de  la  Provence.  Un  seul  palmier  long  et  maigre 
s'élève  au  milieu  de  la  grande  rue,  se  détache  sur  le  ciel  transparent, 
et  vous  rappelle  la  latitude  de  l'Attique.  Quand  on  arrive  dans  un 
hôtel  français,  après  avoir  traversé  la  capitale  de  la  Grèce,  on  a  suhi, 
disons-le  franchement,  le  plus  cruel  désenchantement  que  voyageur 
puisse  endurer. 

On  se  tromperait  si  l'on  pensait  que  les  monumens  merveilleux 
de  l'antiquité  embellissent  la  ville  actuelle.  Les  ruines  du  passé  sont 
tout-à-fait  en  dehors  de  la  moderne  Athènes.  Les  murailles  noires  de 
l'Acropole  cachent  à  tous  les  yeux  les  trésors  qu'elles  renferment.  Il 
faut  faire  un  petit  voyage  pour  voir  l'œuvre  de  Phidias.  Le  temple 
de  Thésée  se  trouve  près  de  la  route  du  Pirée,  en-deçà  des  pre- 
mières maisons;  celui  de  Jupiter  Olympien  est  du  côté  opposé,  au- 
delà  de  l'enceinte  de  la  ville.  Dans  les  rues,  on  n'aperçoit  ni  inscrip- 
tions, ni  fragmens  de  sculpture;  le  badigeon  règne  sur  tous  les 
murs.  Je  n'ai  pas  la  prétention  de  donner  ici  une  description  nou- 
velle des  ruines  d'Athènes,  tout  le  monde  les  connaît;  mais  il  faut 
dire  qu'à  la  vue  de  ces  chefs-d'œuvre  de  l'art ,  le  premier  sentiment 
que  l'on  éprouve  n'est  pas  de  l'admiration ,  c'est  de  la  surprise;  on 
reste  un  instant  stupéfait,  surtout  si  l'on  vient  d'Italie,  des  petites 
proportions  de  ces  monumens  :  le  temple  de  Thésée  (que  l'archéo- 
logie me  le  pardonne)  ne  paraît  guère  plus  grand  que  l'arc-de-triom- 
phe  du  Carrousel,  et  le  Parthénon  est  plus  petit  que  la  Madeleine. 
On  cherche  en  vain  cette  nuance  dorée  des  ruines  de  l'Attique,  tant 
vantée  par  les  voyageurs.  Le  ciel  n'a  pas  doré  les  temples  d'Athènes, 
il  les  a  brunis.  Le  côté  des  colonnes  qui  subit  depuis  tant  de  siècles 
les  ardeurs  du  soleil,  s'est  revêtu  d'une  teinte  bistrée,  dure,  qui  rap- 
pelle les  couleurs  de  la  rouille;  le  côté  opposé  a  conservé  sa  blancheur 
primitive.  Le  contraste  trop  rude  de  ces  deux  nuances  arrête  d'abord 
désagréablement  le  regard ,  et  nuit  à  la  mollesse  du  contour.  Plu- 
sieurs particularités,  minimes  en  apparence ,  vous  contrarient  pen- 
dant votre  visite  aux  ruines.  On  ne  pénètre  pas  sans  permission  dans 
l'Acropole.  Si  à  Schaffliouse,  pour  voir  la  chute  du  Rhin,  il  faut  tirer 
une  sonnette,  à  Athènes  on  doit  parler  au  concierge  pour  visiter  le 
Parthénon.  Cette  mesure  était,  du  reste,  indispensable,  les  compa- 
triotes de  lord  Elgin  ne  se  faisant  scrupule,  en  aucun  pays,  de  casser 
à  coups  de  canne  les  têtes  des  figurines  ou  les  doigts  des  statues,  sous 
prétexte  de  rapporter  des  souvenirs  de  leurs  lointains  voyages.  Le 
sol  de  l'Acropole  est  jonché  de  fragmens  de  marbre,  embarrassé  de 
moellons  rangés  avec  symétrie.  Des  baraques  d'ouvriers  se  dressent 


ATHÈNES  El  LA  RÉVOLUTION  GRECQUE.         629 

çà  et  là,  les  coups  de  marteau  retentissent,  le  gardien  bavarois  pérore; 
tout  vous  distrait,  vous  trouble,  vous  désespère.  D'énormes  poutres 
étaient  dressées,  l'an  dernier,  contre  les  colonnes  du  temple  de  Mi- 
nerve. Que  voulait  cet  échafaudage  à  ce  monument?  C'était  une 
restauration  sans  doute,  et  assurément  elle  était  entreprise  dans 
une  louable  intention  ;  mais  quand,  du  haut  de  l'Acropole,  on  aper- 
çoit l'espèce  de  caserne  plaquée  de  marbre  qu'on  appelle  le  Palais- 
Neuf,  on  ne  peut  s'empêcher  de  frémir  en  songeant  que  la  restau- 
ration du  Parthénon  est  confiée  aux  mains  qui  ont  construit  cette 
prétentieuse  masure. 

En  élevant,  sous  la  direction  de  Phidias,  les  plus  beaux  temples 
du  monde  au  jugement  de  tous  les  siècles ,  Périclès  n'avait  pas  seu- 
lement fait  d'Athènes  la  capitale  des  arts,  il  avait  aussi  donné  une 
grande  extension  à  son  commerce.  Alors  comme  aujourd'hui  le  sol 
de  l'Attique  était  loin  de  fournir  tous  les  élémens  de  subsistance 
nécessaires  à  là  population.  Les  habitans  manquaient  de  laines,  de 
chevaux,  de  fer,  de  bois  de  construction.  Une  énorme  quantité  de 
blé  était  importée  de  la  Sicile ,  de  l'Egypte ,  de  la  Chersonèse  tau- 
rique,  de  la  Macédoine,  et  c'est  à  peine  si  les  revenus  de  l'état  suf- 
fisaient à  payer  ces  importations.  Les  Athéniens  appelèrent  l'art  à 
leur  secours.  Le  cuivre  de  Délos,  l'or  de  la  Lydie,  l'ivoire  de  la  Libye, 
devinrent  entre  leurs  mains  des  sources  inépuisables  de  richesses. 
Les  manufactures  de  la  ville  de  Périclès  furent  réputées  sans  égales; 
de  tous  côtés,  les  commerçans  vinrent  au  Pirée  échanger  les  pro- 
duits des  terres  lointaines  contre  les  statues ,  les  vases  ou  les  armes 
d'Athènes.  On  reprocha  à  Périclès  ses  dépenses,  et  en  effet  les 
temples  élevés  par  Phidias  n'avaient  pas  coûté  moins  de  quatre  mille 
talens  (1),  ou  vingt-deux  millions,  cest-à-dire  trois  fois  le  revenu 
de  l'état;  mais,  en  quelques  années,  la  prospérité  de  la  ville  fut 
assurée,  et  la  richesse  des  Grecs  d'Athènes  dépassa  celle  des  Cartha- 
ginois, des  Phéniciens,  des  Grecs  de  l'Asie,  de  Samos,  de  Rhodes  et 
de  Syracuse. 

Le  gouvernement  actuel  n'a  pas  eu  la  prévoyance  de  Périclès. 
Lors  de  son  installation ,  Athènes  n'existait  plus;  il  méconnut  à  la 
fois  le  vœu  des  Grecs  et  son  propre  intérêt,  en  fondant  la  capitale 
nouvelle  sur  l'emplacement  de  la  ville  ancienne,  (c  La  Grèce  est  une 
résurrection,  écrivait-on  alors;  quand  on  ressuscite,  il  faut  renaître 
avec  sa  forme,  avec  son  nom,  avec  son  individualité  complète.  » 

I)  Ce  chiffre  est  celui  que  donne  Pausanias. 


630  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Au  temps  où  nous  sommes ,  les  villes  comme  Athènes  ne  renais- 
sent pas  avec  leur  forme,  et  leur  nom  les  écrase.  Les  ressources 
du  jeune  royaume  étaient  trop  faibles  pour  qu'il  pût  fonder  une 
ville  digne  des  ruines,  des  souvenirs  et  du  nom  d'Athènes.  Aussi 
qu'est -il  arrivé?  A  suivre  ce  projet  on  n'a  rien  gagné,  et  on  a 
beaucoup  perdu.  Les  monumens  du  passé  rendent  ridicules  les  con- 
structions modernes,  et  les  maisons  nouvelles  nuisent  à  l'effet  des 
ruines.  Cela  était  facile  à  prévoir.  Un  motif  plus  grave  encore  au- 
rait dû  faire  abandonner  cette  malheureuse  idée.  Depuis  Périclès, 
le  sol  de  l'Attique  ne  s'est  pas  enrichi ,  et  les  Athéniens  ont  perdu 
leur  génie.  Les  Grecs  ne  sont  plus,  comme  autrefois,  d'admirables 
ouvriers ,  l'art  est  mort  en  Grèce,  mais  ils  sont  d'excellens  mate- 
lots, et  le  commerce  tend  à  renaître  dans  leur  pays.  La  capitale  au- 
rait dû  être  le  centre  des  affaires,  et  elle  en  est  complètement  à 
l'écart.  Il  n'y  a  et  il  ne  peut  y  avoir  à  Athènes  aucun  commerce. 
La  distance  de  plus  de  deux  lieues  qui  sépare  le  port  de  la  ville  em- 
pêche les  navires  de  prendre  la  route  du  Pirée ,  et  Syra  attire  de 
son  côté  tout  le  commerce  de  l'archipel.  Ce  rocher  stérile  acquiert 
chaque  année  plus  d'importance.  Le  port  de  Syra  est  maintenant  le 
point  d'intersection  des  lignes  des  paquebots  français  ou  autrichiens 
qui  sillonnent  dans  tous  les  sens  les  mers  du  Levant;  sa  population  a 
triplé  depuis  huit  ans,  et  elle  augmente  chaque  jour  dans  une  propor- 
tion notable.  Si  la  nouvelle  capitale  avait  été  fondée  au  Pirée  ou  sur 
risthme  de  Corinthe,  elle  serait  devenue  sans  nul  doute  le  centre  de 
l'affluence  qui  se  porte  à  Syra  et  à  Patras.  Les  Grecs  demandaient  avec 
instance  qu'on  choisît  un  de  ces  deux  emplacemens  :  à  ce  peuple  de 
marins  il  fallait  pour  capitale  un  port  de  mer,  et,  si  on  eût  écouté  le 
vœu  national,  peut-être  cette  jeune  cité  serait-elle  maintenant,  après 
Constantinople ,  la  ville  la  plus  importante  de  l'Orient.  Tout  au  con- 
traire Athènes,  isolée  dans  les  terres  et  abandonnée  de  la  popula- 
tion laborieuse ,  végète  à  grand'peine.  Tout  y  manque,  et  tout  y  est 
hors  de  prix.  Pour  les  étrangers,  les  mauvaises  auberges  de  la  capi- 
tale du  roi  Othon  sont  plus  chères  que  les  bons  hôtels  de  Londres. 
Le  climat  est  encore  un  des  ennemis  de  la  nouvelle  ville.  Située  au 
fond  d'une  vallée  et  entourée  de  tous  côtés  par  les  montagnes, 
Athènes  se  trouve  malheureusement  à  l'abri  des  vents  de  nord-est 
qui  assainissent  la  Grèce,  et  des  brises  de  mer  qui  apportent  un  peu 
de  fraîcheur  à  cette  terre  brûlante.  Aussi,  pendant  trois  mois  de 
l'année,  la  capitale,  inhabitable  et  peu  salubre,  devient-elle  une  véri- 
table étuve.  Dan»  la  sai:»on  des  chaleurs,  les  diplomates  étrangers ot 


ATHÈNES  ET  LA  RÉVOLUTION  GRECQUE.  631 

l'aristocratie  athénienne,  abandonnant  la  ville,  vont  chercher  un  peu 
d'air  au  Pirée  ou  dans  les  campagnes  environnantes.  Les  villas  voi- 
sines d'Athènes  sont  en  général  petites ,  peu  ombragées  et  peu  re- 
marquables. Il  faut  pourtant  excepter  le  superbe  château  qu'une 
de  nos  compatriotes  a  fait  construire,  il  a  y  peu  d'années,  au  pied 
du  Pentélique.  M""*  de  P**%  qui  garde  dans  son  cœur,  ardent  comme 
aux  premiers  jours,  le  feu  sacré  des  philhellènes,  a  adopté  la  Grèce 
comme  une  nouvelle  patrie,  et  s'est  imposé  une  sainte,  mais  difficile 
mission  en  cherchant  à  régénérer  les  arts  dans  TAttique.  Elle  a  pu 
prêter  à  ce  courageux  dessein  l'appui  d'un  beau  titre  et  d'une  grande 
fortune.  Des  écoles  gratuites  ont  été  instituées  par  ses  soins.  Enfin 
elle  a  attiré  à  Athènes  de  jeunes  artistes  français  qui  tentent ,  sans 
beaucoup  de  succès ,  nous  a-t-on  dit ,  d'enseigner  aux  enfans  athé- 
niens ce  que  nous  ont  appris  leurs  pères. 

Les  environs  d'Athènes  sont  peu  sains;  en  général  le  chmat  de  la 
Grèce  est  perfide  :  la  malaria  y  sévit  pendant  l'été,  surtout  dans  les 
endroits  humides  où  croît  le  laurier-rose.  Cette  plante,  dont  le  nom 
résonne  si  bien  à  la  fin  d'un  vers,  est  un  indice  presque  certain  de 
l'insalubrité  du  champ  qui  la  produit.  Les  habitans  du  pays  échap- 
pent plus  facilement  à  l'intempérie;  les  étrangers  en  sont  trop  sou- 
vent victimes.  Le  voyageur  doit  s'entourer  des  plus  minutieuses 
précautions,  se  prémunir  contre  les  moindres  variations  de  tempé- 
rature, éviter  de  coucher  sur  la  terre,  et  s'astreindre  à  un  régime 
sévère.  L'abus  du  vin,  des  fruits,  des  légumes  aqueux,  cause  des 
dyssenteries  terribles.  Le  moindre  refroidissement  (  et  il  est  difficile 
de  s'en  garantir  dans  un  pays  où  le  soleil  est  brûlant  et  le  vent  gla- 
cial) est  assez  ordinairement  suivi  d'une  fièvre  toujours  dangereuse, 
quelquefois  mortelle.  Si  l'on  se  sent  atteint,  le  meilleur  remède  est 
de  partir  à  l'instant.  Qu'on  aille  à  Constantinople  ou  en  Italie ,  peu 
importe;  mais  à  tout  prix  il  faut  quitter  la  Grèce.  Le  changement  de 
climat  est  beaucoup  plus  efficace  que  le  quinine;  quelquefois  même 
l'air  natal  est  un  spécifique  souverain;  dans  d'autres  cas,  le  mal  ré- 
siste à  tous  les  remèdes.  On  sait  combien  de  nos  soldats  ont  péri 
misérablement  en  Morée;  plusieurs  officiers  ont  rapporté  de  cette 
expédition  des  fièvres  dont  ils  se  ressentent  encore  en  France  après 
quinze  ans. 

On  voit  quels  avantages  il  y  aurait  eu  à  transporter  sur  les  bords 
de  la  mer  la  nouvelle  capitale  des  Hellènes.  Tout  devait  y  gagner,  le 
développement,  la  beauté  de  la  ville,  le  commerce,  la  salubrité  pu- 
blique et  l'art  lui-même,  car  les  ruines  du  siècle  de  Périclès  seraient 


632  UEvuii:  des  deux  mo>dës. 

bien  autrement  majestueuses  et  mélancoliques  si  on  les  avait  laissées 
isolées  au  milieu  de  la  plaine  de  l'antique  Athènes,  dans  toute  la 
poésie  du  silence  et  de  la  solitude.  Malheureusement  le  roi  Louis  de 
Bavière  ne  voulut  jamais  permettre  qu'on  écoutât  sur  ce  point  le 
vœu  de  la  nation;  il  décida  que  la  ville  renaîtrait  à  l'endroit  même 
où  elle  était  ensevelie.  Ce  n'est  pas  le  seul  reproche  qu'on  puisse  lui 
faire.  En  naturalisant  dans  les  états  de  son  flls  et  aux  dépens  de  ses 
sujets  son  goût  pour  les  arts,  le  roi  de  Bavière  a  oublié  d'importer  en 
Grèce  le  système  flnancier  au  moyen  duquel  il  a  pu  rassembler  dans 
sa  capitale ,  ainsi  qu'Adrien  dans  sa  villa  voisine  de  Tivoli ,  tous  les 
monumens  qui  l'ont  le  plus  frappé  dans  ses  voyages.  On  m'a  assuré 
à  Munich  que,  pour  satisfaire  son  goût  favori ,  le  roi  prélevait  sur 
chaque  administration  une  sorte  d'impôt.  Le  budget  de  la  guerre 
surtout,  s'il  faut  en  croire  les  Bavarois,  serait  presque  entièrement 
détourné  au  profit  des  travaux  publics.  Un  grand  officier  vient-il  à 
mourir,  au  lieu  de  désigner  un  successeur,  on  laisse,  pendant  quel- 
ques années,  sa  place  vacante;  le  roi  touche  ses  appointemens,  et  à 
la  perte  d'un  général,  la  Bavière  gagne  une  statue,  un  tableau  ou  le 
fronton  d'un  temple.  Assurément  on  ne  saurait  blâmer  cette  mé- 
thode. L'armée  ne  se  désorganise  pas  faute  d'un  officier;  les  fron- 
tières du  pays  ne  sont  pas  pour  cela  envahies,  et  Munich  devient  une 
ville  d'année  en  année  plus  curieuse.  En  Grèce,  loin  d'adopter  ce 
système,  on  a  épuisé  les  ressources  d'un  trésor  appauvri  en  payant  à 
prix  d'or  une  armée  inutile ,  et  en  construisant  à  grands  frais,  dans 
le  même  temps,  des  édifices  absurdes. 

Le  jour  même  de  mon  arrivée  à  Athènes,  je  reçus,  en  réponse  à 
une  lettre  de  recommandation  envoyée  dès  le  matin,  une  invitation 
de  bal  pour  le  soir.  Cette  invitation  me  réjouit,  efie  offrait  un  nouvel 
attrait  à  ma  curiosité.  Sans  doute  la  modeste  capitale  du  roi  Othon 
ne  ressemblait  guère  à  cette  superbe  Athènes  que  j'avais  si  souvent 
rêvée;  mais,  chez  ses  habitans,  n'aurais-je  pas  à  étudier  des  cou- 
tumes intéressantes,  des  mœurs  pour  moi  nouvelles?  Cet  espoir  me 
restait,  et  je  partis  pour  le  bal,  comptant  bien  que  les  hommes  me 
dédommageraient  des  pierres.  Un  fiacre  me  conduisit  chez  mon  am- 
phitryon. Selon  une  mode  tout-à-fait  parisienne,  deux  lampions 
posés  sur  les  bornes  de  la  porte  d'entrée  servaient  de  fanaux  aux  in- 
vités. Dans  le  vestibule,  un  valet  de  pied  en  grande  livrée  me  débar- 
rassa de  mon  manteau;  un  second  domestique  m'annonça  dans  un 
assez  beau  salon  meublé  à  la  française.  La  réunion  était  déjà  com- 
plète. Les  hommes,  uniformément  velus  d'habits  noirs,  se  pressiienf 


ATHÈNES  Eï  LA  KÈVQLUTION  GRECQUE.         633 

au  milieu  du  salon;  les  dames,  habillées  sans  exception  a  l'euro- 
péenne, étaient  assises  sur  les  banquettes.  Quand,  remis  d'un  pre- 
mier étonnement  et  de  ce  sentiment  de  malaise  que  l'on  éprouve 
toujours  en  entrant  dans  un  salon  où  l'on  se  croit  complètement 
étranger,  j'eus  examiné  avec  plus  d'attention  les  visages,  je  restai 
comme  étourdi.  Je  connaissais  presque  tout  le  monde.  Ces  figures, 
je  les  avais  vues  cent  fois;  où?  je  n'en  savais  rien  d'abord;  mais  mes 
souvenirs  s'éclaircirent  peu  à  peu,  et  je  reconnus  un  diplomate  ha- 
bitué du  café  de  Paris,  puis  un  officier  de  marine,  plus  loin  de  jeunes 
Grecs  élevés  en  France  et  qui  avaient  été  mes  camarades  de  collège. 
Parmi  les  femmes,  il  n'en  était  peul-étre  pas  une  seule  qui  n'eût 
passé  au  moins  un  hiver  à  Paris.  Elles  étaient  d'une  parfaite  élé- 
gance; chaque  semaine  arrivent  au  Pirée  les  parures  les  plus  fraîches 
et  les  modes  les  plus  récentes.  Pour  donner  une  idée  de  la  recherche 
du  monde  élégant  d'Athènes,  il  suffira  de  dire  qu'une  dame  de  la 
Chaussée-d'Antin,  dont  la  beauté  est  justement  célèbre  à  Paris,  se 
trouvait  en  même  temps  que  nous  en  Grèce;  elle  venait  tout  exprès 
dans  le  Levant,  nous  assura-t-on,  pour  faire  emplette  d'étoffes  nou- 
velles, et  pour  apprendre  à  bien  poser  sur  sa  tête  le  taktycos  de 
Smyrne.  Le  premier  jour,  son  arrivée  avait  épouvanté  toute  la  société 
féminine;  mais,  le  soir,  on  s'était  rassuré  :  les  rubans  de  la  lionne 
furent  déclarés  fanés,  et  l'on  trouva  ses  toilettes  d'un  goût  repro- 
chable.  Le  bal  s'anima  peu  à  peu.  On  walsa  avec  entraînement,  à 
l'allemande,  sur  des  airs  de  Strauss.  La  soirée  fut  très  gaie,  mais  de 
couleur  locale  il  n'y  avait  pas  l'ombre.  Pas  un  détail  ne  rappelait 
l'Orient  :  le  français  était  la  seule  langue  que  l'on  parlât;  en  un  mot, 
d'une  élégante  maison  de  la  rue  Saint-Lazare  on  aurait  pu  passer 
dans  ce  salon  grec  sans  s'apercevoir  de  la  différence. 

La  haute  société  d'Athènes  est  prévenante,  animée,  surtout  très 
joyeuse.  En  hiver  comme  au  printemps,  les  bals,  les  fêtes,  les  dî- 
ners, se  succèdent  sans  interruption.  Une  troupe  italienne  assez 
passable ,  qui ,  à  l'instar  de  celle  de  Paris ,  partage  l'année  en  deux 
saisons,  arrive  en  automne  dans  la  capitale  de  la  Grèce,  après  avoir 
recueilli,  pendant  la  canicule,  les  bravos  des  dilettanti  de  Smyrne. 
Des  parties  de  campagne,  des  goûters  sur  l'herbe,  des  promenades 
à  Égine  ou  à  Eleusis,  remplacent,  l'été,  les  joies  plus  bruyantes  du 
carnaval.  Les  réunions  étant  peu  nombreuses,  tout  le  monde  se  con- 
naît, et  l'on  jouit  à  Athènes  d'une  chose  à  peu  près  inconnue  dans 
les  grandes  villes,  de  l'intimité  dans  le  monde.  Cette  façon  d'être 
est  assurément  pleine  de  charme,  mais  elle  a  aussi  ses  inconvéniens. 


■ 


634  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Du  rapprochement  continuel  de  personnes  dont  la  fortune  et  la  po- 
sition sont  différentes  naissent  infailliblement  une  infinité  de  petites 
jalousies  qui  se  laissent  deviner  lors  même  qu'elles  ne  se  trahissent 
pas  à  l'extérieur.  A  Athènes,  ainsi  que  dans  toutes  les  petites  villes, 
les  maisons  sont  pour  ainsi  dire  transparentes.  Les  habitudes  de 
chacun  sont  connues  dans  les  moindres  détails,  et,  comme  les  su- 
jets de  conversation  manquent,  on  parle  beaucoup  d'autrui.  La 
facilité  des  mœurs  donne  un  nouvel  attrait  à  la  médisance;  aussi  la 
chronique  des  salons  athéniens  est-elle  fort  piquante,  et  cette  chro- 
nique, on  la  connaît  dès  le  premier  jour;  en  Grèce  comme  ailleurs 
se  trouvent  de  bonnes  âmes  qui  ne  se  font  aucun  scrupule  d'ajouter 
au  nom  de  toute  femme  celui  du  prétendu  cavalière  servente.  Pour- 
tant, il  faut  le  dire,  les  coutumes  italiennes,  quoique  adoptées  par 
le  plus  grand  nombre ,  ont  rencontré  des  dissidens  dans  la  société 
d'Athènes.  Il  y  a  peu  d'années,  une  grande  dame  étrangère  s'in- 
digna de  la  légèreté  des  mœurs  et  prétendit  les  réformer.  Elle  fît  un 
triage  dans  le  monde  hellénique  et  n'ouvrit  son  salon  qu'à  une  so- 
ciété épurée.  Bien  que  les  jeunes  gens  se  fussent  montrés  rebelles 
à  ce  nouvel  ordre  de  choses,  et  que  les  plus  joHes  femmes  n'eussent 
point  paru  suivre  avec  beaucoup  d'enthousiasme,  à  vrai  dire,  la  ban- 
nière du  puritanisme ,  la  réforme  eut  ses  prosélytes ,  et  la  société  se 
divisa.  Le  nouveau  salon  était  le  plus  vertueux  d'Athènes,  un  autre 
en  était  le  plus  gai.  Deux  camps  se  formèrent,  et  la  discorde  agita 
son  brandon. 

Des  causes  de  division  plus  sérieuses  que  ces  rivahtés  féminines 
partagent  le  monde  athénien  :  ce  sont  les  opinions  politiques.  La 
société  d'Athènes  ne  se  compose  pas  exclusivement  de  Grecs;  elle  a 
même  pour  noyau  les  diplomates  étrangers  et  leurs  familles.  Chacun 
de  ces  diplomates,  français,  anglais  ou  russe,  cherche  à  faire  prédo- 
miner son  influence,  chacun  a  ses  sectateurs  parmi  les  Hellènes,  et 
il  est  impossible  que  les  chefs  de  ces  trois  partis  oublient  tout-à-fait 
dans  les  salons  les  préoccupations  de  leur  cabinet.  La  même  défiance 
règne  entre  leurs  prosélytes,  et  la  politique,  en  Grèce  aussi  bien 
qu'à  Paris,  jette  son  venin  dans  les  relations  sociales.  Cette  allusion 
que  nous  venons  de  faire  aux  trois  opinions  qui  divisent  la  société 
d'Athènes  nous  amène  à  dire  ce  que  nous  entendons  par  les  partis 
étrangers  en  Grèce.  Ce  mot  partie  auquel  on  a  prêté,  ce  nous  semble, 
dans  ces  derniers  temps,  une  signification  beaucoup  trop  étendue, 
est  loin  d'avoir,  en  Grèce,  la  môme  valeur  qu'en  tout  autre  pays. 
En  le  prenant  dans  une  fausse  acception,  beaucoup  de  journaux  on' 


ATHÈNES  ET  LA  REVOLUTION  GRECQUE.         635 

été  amenés  à  donner  aux  évènemens  du  15  septembre  des  interpré- 
tations confuses  et  contradictoires.  Il  est  un  fait  qu'il  faut  d'abord 
préciser  :  c'est  que,  si  la  triple  influence  de  la  Russie,  de  l'Angleterre 
et  de  la  France  donne  aux  opinions  politiques  des  Grecs  trois  nuances 
bien  distinctes,  il  n'en  est  pas  moins  vrai  qu'il  n'y  a  en  Grèce  qu'un 
seul  parti  proprement  dit,  c'est  le  parti  grec.  Les  Hellènes  veulent 
avant  tout  leur  indépendance;  ils  n'ont  qu'une  seule  idée,  qu'un 
seul  désir  :  c'est,  comme  l'a  dit  un  illustre  écrivain,  c<  de  se  refaire 
nation.  »  Si,  après  tant  de  combats  et  de  sang  répandu,  ils  sont  par- 
venus à  secouer  la  domination  des  Turcs,  ce  n'est  pas  pour  courber 
la  tête  sous  un  autre  joug.  Seulement,  ils  se  sentent  trop  faibles 
encore  pour  marclier  seuls,  et  comptent  tous  sur  l'assistance  de  l'une 
ou  de  l'autre  des  trois  puissances  protectrices;  mais  ils  ne  considè- 
rent ces  puissances,  on  ne  saurait  trop  le  répéter,  que  comme  des 
nations  amies.  Du  jour  où  l'une  d'elles  quitterait  son  caractère  d'al- 
liée pour  dévoiler  des  projets  de  domination,  elle  serait  accusée  de 
félonie,  et  la  Grèce  trahie  se  révolterait  contre  cette  nouvelle  oppres- 
sion. Telle  est  l'opinion  générale  des  Hellènes.  Si  on  peut  citer 
quelques  exceptions  et  rappeler  les  noms  de  certains  hommes  enrôlés 
au  service  de  la  Russie  ou  de  l'Angleterre  contre  leur  propre  patrie, 
ces  hommes,  en  très  petit  nombre,  loin  de  constituer  un  parti,  sont 
méprisés  à  Athènes,  montrés  au  doigt  et  ridicuHsés  chaque  jour  par 
des  chansons  ou  des  caricatures.  Voilà  ce  qu'ignoraient  sans  doute 
ceux  qui,  ne  voyant  dans  la  révolution  du  15  septembre  que  le  ré- 
sultat d'une  impulsion  donnée  par  un  cabinet  étranger,  ont  repré- 
senté les  Grecs  comme  prêts  à  se  jeter  aux  bras  de  l'une  des  trois 
puissances,  comme  tout  disposés  à  changer  les  couleurs  du  dra- 
peau national,  quand  ils  ne  voulaient  au  contraire  qu'agrandir  leurs 
libertés.  En  général,  on  a  oublié  le  motif  principal  de  cette  révolu- 
tion pour  n'en  voir  que  la  cause  secondaire.  Aussi  les  Grecs  se  plai- 
gnent-ils amèrement  de  certains  journaux  de  Paris;  ils  les  accusent  de 
n'avoir  pas  puisé  leurs  renseignemens  dans  le  pays  et  de  s'être  con- 
tentés de  traduire  les  gazettes  allemandes,  qui  n'étaient  elles-mêmes 
que  l'écho  de  la  presse  de  Munich  et  des  opinions  bavaroises  (1).  La 


(I)  Voici  un  fait  qui  donne  la  mesure  de  ces  opinions.  Trois  jeunes  éludians 
grecs,  dont  nous  pourrions  citer  les  noms,  ont  dû  récemment  quitter  Munich, 
qu'ils  habitaient  depuis  (lîusieurs  années,  pour  se  rendre  à  Paris.  Insultés  jour- 
nellement, ils  s'attendaient,  s'ils  eussent  prolongé  leur  séjour  en  Bavière,  à  voir 
Kî.s  mauvais  traitemens  succéder  aux  paroles  injurieuses. 


636  KEVU£  D£S  DEUX  MONDES. 

révolution  du  15  septembre  est  une  révolution  purement  grecque. 
Maintenant,  qu'un  cabinet  étranger  ait  attisé  le  feu  qui  couvait  sous 
la  cendre,  que  par  de  sourdes  menées  il  ait  avancé  le  jour  d'une  ca- 
tastrophe inévitable  dont  il  espérait  profiter  peut-être  et  qui  a  tourné 
contre  lui,  nous  sommes  loin  de  vouloir  le  nier;  mais  avant  de  rendre 
compte  des  secrètes  manœuvres  qui  ont  augmenté  le  mécontente- 
ment des  Hellènes ,  il  faut  chercher  dans  le  passé  l'origine  de  ce 
mécontentement  même. 

En  1827,  la  nation  grecque,  qui,  pendant  quatre  siècles  d'asser- 
vissement, n'avait  jamais  désespéré  d'elle-même,  avait  enfin  secoué 
le  joug.  Malheureusement  la  guerre  avait  tout  dévasté,  et  la  Grèce 
en  renaissant  se  trouva  sans  ressources  pour  vivre.  Un  agent  de  la 
Russie,  M.  Capo  d'Istria,  fut  nommé  président  du  nouveau  gouver- 
nement. C'était  un  homme  capable,  mais  faible  et  ambitieux.  On  croit 
généralement  à  Athènes  que,  le  titre  de  président  lui  convenant  à 
merveille,  il  avait  tout  intérêt  à  ce  que  la  Grèce  ne  devînt  pas  un 
royaume  digne  d'un  plus  puissant  que  lui,  et  qu'il  n'a  pas  travaillé, 
comme  il  l'aurait  pu ,  à  en  faire  reculer  les  hmites.  La  correspon- 
dance de  M.  Capo  d'Istria  avec  le  prince  Léopold  de  Saxe-Cobourg  a 
prouvé  qu'il  n'avait  pas  peu  contribué,  plus  tard,  au  refus  par  lequel 
ce  prince  répondit  à  l'offre  de  la  couronne  de  Grèce.  Le  plus  grand 
désordre  signala  l'administration  du  nouveau  président  et  celle  de 
son  successeur.  Après  les  jours  d'oppression  vinrent  les  jours  d'in- 
curie. Bientôt  régna  une  anarchie  complète  qui  acheva  de  détruire 
ce  que  la  guerre  avait  épargné.  Le  9  avril  1832,  à  la  chute  du  comte 
Augustino,  qui  avait  succédé  à  Capo  d'Istria  son  frère,  on  trouva  dans 
le  trésor  vingt-quatre  écus  de  cuivre  (1).  C'était  toute  la  fortune  de  la 
Grèce.  Les  trois  puissances  qui  avaient  aidé  de  leurs  armes  ce  mal- 
heureux pays  vinrent  au  secours  de  ses  finances.  Le  7  mai ,  un  prêt 
de  60  millions  fut  garanti  à  la  Grèce  par  les  trois  cours  de  France, 
d'Angleterre  et  de  Russie,  et  il  fut  décidé,  après  le  refus  du  prince 
Léopold,  que  le  second  fils  du  roi  de  Bavière  serait  roi  des  Grecs. 
Le  prince  était  mineur.  Sa  grande  jeunesse  avait  môme  été  un  des 
principaux  motifs  qui  l'avaient  désigné  au  choix  des  puissances.  On 
pensait  qu'un  très  jeune  chef  inspirerait  de  la  confiance  aux  Hel- 
lènes. C'était  un  souverain  qu'on  leur  donnait  à  élever  selon  leurs 
idées,  selon  les  besoins  du  pays.  On  espérait  aussi  qu'arrivant  en 
Grèce  à  l'âge  où  le  carar4;ère  des  hommes,  et  celui  des  princes  en 

il)  Thiersch ,  État  actuel  de  la  Grèce,  Leipsig ,  1834,  l,  1 ,  p.  110. 


ATHÈNES   ET   \.\    RKVOI.lTïON  GRECQUE.  637 

particulier,  reçoit  plus  aisément  l'empreinte  des  circonstances,  le 
jeune  monarque  se  façonnerait  sans  peine  aux  mœurs  de  ses  su- 
jets, et  que,  bien  qu'Allemand  d'origine,  il  deviendrait  Grec  par  le 
cœur  avec  les  années.  Cette  idée  était  juste  dans  le  principe;  par 
malheur,  les  mesures  que  la  jeunesse  même  du  roi  exigeait  de 
prendre  détruisirent  les  bons  effets  qu'on  attendait  et  eurent  de  fâ- 
cheux résultats,  que  l'on  pouvait  prévoir.  Il  fallut  nommer  un  conseil 
de  régence;  les  membres  de  ce  conseil  furent  choisis  parmi  les  per-. 
sonnages  importans  de  la  cour  de  Munich.  Les  Grecs  commencèrent 
à  croire  que  c'était  un  gouvernement  tout  fait  qu'on  leur  imposait, 
et  non  pas  un  jeune  prince  qu'on  leur  donnait  pour  qu'ils  le  missent 
à  la  tête  de  l'ordre  politique  qu'ils  voulaient  établir.  Forcés  de  subir 
cette  organisation,  ils  pensèrent  que,  si  une  administration  étran- 
gère était  appelée  au  maniement  de  leurs  affaires,  eux  du  moins 
n'en  seraient  point  exclus,  et  qu'ils  garderaient  au  conseil  voix  déli- 
bérative.  Pendant  la  guerre  et  depuis  leur  indépendance,  les  Grecs 
s'étaient  gouvernés  par  des  assemblées;  ils  avaient  plusieurs  consti- 
tutions, entre  autres  celle  d'Épidaure  et  celle  de  Trézène.  Ils  vou- 
lurent en  rédiger  une  définitive  d'après  les  intérêts  du  pays,  afin  de 
la  soumettre  au  roi  et  à  ses  ministres.  Ce  parti ,  fort  sage  assurément, 
déplut  à  Munich.  On  invita  les  Grecs  à  ne  s'inquiéter  de  rien  avant 
l'arrivée  du  roi;  on  leur  promit  que  le  conseil  de  régence  ferait  droit 
à  leur  demande,  et  se  conformerait  en  tout  au  vœu  de  la  nation. 

Le  6  février  1833,  le  roi  arriva.  Au  lieu  de  venir  aux  Grecs  en  toute 
confiance,  il  parut  accompagné  de  ses  conseillers,  escorté  d'une  ar- 
mée de  quatre  mille  Bavarois.  Loin  de  se  conformer  aux  usages  du 
pays  et  de  mesurer  les  dépenses  de  l'installation  à  l'état  des  finances, 
dont  les  seules  ressources  consistaient  dans  l'emprunt,  on  établit  à 
grands  frais  en  Grèce  une  fraction  de  la  cour  de  Munich.  Toutefois, 
les  Hellènes  étaient  si  heureux  de  sortir  enfin  de  l'anarchie,  que  l'on 
ne  reprocha  guère  au  nouveau  gouvernement  ses  premières  prodi- 
galités. Le  jeune  roi  apportait  avec  lui  tant  d'espérances,  que,  malgré 
son  escorte  étrangère ,  il  fut  accueilli  avec  enthousiasme.  Ce  furent 
chaque  jour  des  fêtes  et  des  réjouissances  nouvelles.  En  voyant  à  sa 
tête  un  jeune  chef,  la  nation  se  sentit  plus  grande,  plus  complète; 
elle  salua  d'une  acclamation  de  joie  unanime  le  bonheur  qui  lui  sem- 
blait promis. 

Le  conseil  de  régence  se  composait  de  MM.  d'Armansperg,  Maûrer 
et  Aïdec.  Bien  que  M.  d'Armansperg  fût  président  du  conseil, 
M.  Maiirer  ne  tarda  pas  à  prendre  sur  ses  collègues  l'ascendant  que  lui 


638  REVDE  DES  DEUX  MONDES. 

donnait  une  capacité  supérieure;  pendant  une  année  il  dirigea  seul  les 
affaires.  De  tous  les  ministres  bavarois  qui  se  sont  succédé  depuis 
dix  ans,  M.  Maûrer  est  peut-être  le  seul  qui  ait  su  gagner  la  confiance 
des  Grecs.  Arrivé  dans  un  temps  où  tout  était  à  faire,  il  rassembla 
autour  de  lui  les  hommes  éminens  du  pays;  il  étudia  rapidement  la 
situation  et  les  besoins  de  la  Grèce.  Tout  en  respectant  ses  institu- 
tions, il  en  fonda  de  nouvelles;  partisan  des  idées  françaises,  il  donna 
aux  Grecs  un  code  pénal  imité  do  nôtre,  un  jury  institué  à  la  fran- 
çaise; son  administration  habile  et  prudente  rétablit  l'ordre.  Peu  à 
peu  les  affaires  prirent  leur  cours,  et  le  pays  prospéra.  Le  sou- 
venir de  M.  Maûrer  est  encore  vénéré  à  Athènes.  Malheureusement, 
au  bout  d'une  année,  par  suite  des  intrigues  de  l'Angleterre,  assure- 
t-on,  il  fut  rappelé  à  Munich.  M.  d'Armansperg  prit  le  pouvoir;  alors 
tout  changea  de  face.  Le  président  du  conseil  se  montra  aussi  pro- 
digue que  son  prédécesseur  avait  été  économe;  il  quadrupla  le  trai- 
tement de  certains  grands  fonctionnaires,  bouleversa  tout  le  per- 
sonnel de  l'administration  pour  s'entourer  de  ses  créatures  ou  pour 
s'en  faire  de  nouvelles.  Deux  hommes  considérables,  estimés  de 
tous,  Maurocordato  et  Colettis,  avaient  pris  une  grande  part  aux 
affaires;  les  Grecs,  que  le  gouvernement  bavarois  avait  d'abord  un 
peu  effrayés,  s'étaient  rassurés  en  voyant  parmi  ceux  qui  veillaient  à 
leurs  intérêts  ces  deux  enfans  de  leur  révolution.  M.  Maûrer,  com- 
prenant la  force  que  devait  donner  à  son  administration  la  coopéra- 
tion de  ces  deux  chefs  de  parti,  les  avait  attirés  :  le  président  du  con- 
seil s'en  débarrassa  :  sous  prétexte  de  les  nommer  ministres,  l'un  en 
Allemagne,  l'autre  en  France,  il  exila  Maurocordato  à  Berlin ,  et  Co- 
lettis à  Paris.  Après  leur  départ,  les  Grecs  n'eurent  plus  de  représen- 
tans  sérieux  au  ministère,  et  le  gouvernement  bavarois  s'isola  au  mi- 
lieu de  la  nation.  Dès-lors  il  se  rendit  coupable  d'injustices  criantes 
qui  excitèrent  en  Grèce  une  indignation  générale.  Tous  les  grades 
dans  l'armée  furent  donnés  aux  compatriotes  du  roi.  On  s'inquiétait 
peu  de  la  capacité  des  nouveaux  titulaires;  être  né  à  Munich,  c'était 
l'important;  la  qualité  de  Bavarois  rendait  apte  à  toutes  les  fonctions  : 
d'un  soldat  on  faisait  un  capitaine,  un  lieutenant  de  vaisseau  d'un 
officier  d'infanterie.  Un  humble  expéditionnaire  bavarois  occupait 
mie  des  places  importantes  de  fadminislration;  h  fune  des  facultés 
d'Athènes  professait  un  sous-maître  d'école  d'un  village  allemand.  On 
abandonnait  dans  la  misère  les  veuves  des  citoyens  morts  pour  la  pa- 
trie, et  Ton  envoyait  chaque  année  en  Bavière  une  somme  considé- 
rable aux  familles  des  soldats  qui  avaient  péri  victimes  d'un  goût  im- 


ATHÈNES  ET  I  A  UKVOLLTOIN  GRECQUE.         63î^ 

modéré  pour  le  vin  de  Santorin.  Les  Hellènes  se  demandèrent  s'ils  ne 
s'étaient  affranchis  du  joug  ottoman  que  pour  tomber  sous  une  autre 
domination.  En  1835,  le  roi  devint  majeur,  le  conseil  de  régence  fut 
dissous,  et  l'on  nomma  M.  d'Armanspcrg  archi-chancelier.  Ce  chan- 
gement de  titre  ne  diminua  en  rien  retendue  de  ses  pouvoirs;  bientôt 
il  put  agir  avec  une  liberté  plus  grande  encore.  Le  jeune  roi,  jusqu'à 
cette  époque,  s'était  peu  occupé  des  affaires;  mais  sa  présence  seule 
imposait  au  ministère  une  sorte  de  retenue,  du  moins  apparente. 
En  1837,  il  partit  pour  l'Allemagne,  où  il  devait  épouser  la  princesse 
Amélie  d'Oldenbourg;  l'archi-chancelier  resta  souverain  absolu  à 
Athènes.  Le  désordre  fut  bientôt  à  son  comble  :  des  exactions  de  tout 
genre  pesèrent  sur  la  nation  mécontente;  toutes  les  places  avaient 
été  données,  on  en  fonda  de  nouvelles.  Peu  importait  que  ces  places 
fussent  inutiles  :  c'était  pour  le  fonctionnaire  qu'on  les  instituait,  et 
non  dans  l'intérêt  du  pays.  Un  Bavarois  reçut  de  fort  beaux  appoin- 
temens  avec  le  titre  de  garde-général  des  eaux  et  forêts  à  Syra,  et  il 
alla  résider  sur  ce  rocher,  qui  ne  produit  pas  un  arbre,  pas  un  buis- 
son, et  où  l'eau  se  vend  un  sou  le  verre.  A  l'exemple  des  chefs,  les 
subordonnés  voulurent  faire  fortune,  chacun  prétendit  avoir  sa  part 
des  millions  que  la  Grèce  avait  empruntés;  le  trésor  fut  mis  au  pil- 
lage, et  nous  renonçons  à  raconter  tous  les  faits  qui  attestent  ces 
dilapidations  (1). 


(1)  Ces  faits  sont  nssez  nombreux  pour  qu'on  ait  pu ,  en  les  recueillant,  former 
un  gros  volume  qui  se  publie  à  Athènes  en  ce  moment.  Nous  n'en  rapporterons  que 
deux  (}ue  nous  retrouvons  dans  notre  mémoire.  —  L'eau  manque  au  Pirée.  Un  Ba- 
varois propose  d'y  creuser  un  puits  artésien;  on  lui  avance  une  somme  considé- 
rable, et  le  gouvernement  paie  d'avance  une  partie  du  salaire  des  ouvriers.  L'en- 
trepreneur fait  faire  un  premier  trou;  puis,  le  trouvant  trop  étroit,  il  commence 
un  second  forage,  sans  obtenir  un  meilleur  résultat.  Alors  il  déclare  qu'en  Grèce 
il  n'y  a  pas  d'eau  sous  la  terre,  et  repart  pour  la  Bavière.  Les  Grecs  soldèrent  encore 
ses  frais  de  voyage.  —  Le  gouvernement  avait  eu  l'idée  de  faire  bâtir  à  Athènes 
une  église  gothique  (on  construisait  bien  des  temples  grecs  à  Munich).  Un  jeune 
Bavarois  fut  chargé,  moyennant  salaire,  d'aller  étudier  pendant  deux  ans  toutes 
les  cathédrales  gothiques  de  l'Allemagne.  Comme  au  bout  de  dix-huit  mois  on 
n'avait  pas  de  nouvelles  de  l'architecte,  on  s'enquit  de  lui.  Il  répondit  qu'il  ne 
pouvait  plus  s'occuper  de  sa  mission  ni  retourner  à  Athènes,  attendu  que  dans  ses 
voyages  il  s'était  marié.  La  Grèce  se  trouva  avoir  payé  sa  dot.  —  Assurément  ces 
faits,  et  mille  autres  semblables  que  nous  pourrions  citer,  ne  sont  pas  d'une  grande 
importance;  mais  ils  étaient  connus  de  tout  le  monde,  et  le  peuple,  en  voyant  des 
personnages  secondaires  agir  si  fort  à  leur  aise,  devinait  quelles  devaient  être  les 
déprédations  de  ceux  qui  étaient  assez  haut  placés  pour  faire  les  choses  en  grand 
et  sans  être  yus. 


640  REVUE  DES   DEUX  MONDES. 

Le  plus  grand  désordre  régnait  aussi  dans  les  prounces.  î.es 
troupes  bavaroises  venues  avec  le  roi  avaient  été  cantonnées  dans 
différentes  garnisons.  Les  Grecs  s'accommodaient  peu  de  l'outrecui- 
dance de  ces  protecteurs  étrangers  :  ils  les  ridiculisèrent;  les  Bava- 
rois s'emportèrent,  des  disputes  s'ensuivirent.  Sentant  bouillonner 
dans  leurs  veines  leur  sang  de  pallicare,  les  Grecs  se  souvinrent 
qu'ils  avaient  été  les  compagnons  de  Canaris,  et  ils  armèrent  leurs 
longs  pistolets  à  crosse  d'argent.  Des  rixes  continuelles  eurent  lieu 
entre  le  peuple  et  l'armée;  Maïna  surtout  fut  souvent  le  théâtre  de 
ces  luttes  sanglantes,  dans  lesquelles  les  Bavarois,  peu  habitués  à 
faire  dans  les  montagnes  une  guerre  de  partisans,  eurent  presque 
toujours  le  dessous.  Ici  se  place  un  fait  qui  paraîtra  incroyable,  et 
dont  cependant  l'authenticité  ne  peut  être  mise  en  doute.  Dans  ces 
rencontres,  les  Grecs  firent  prisonniers  un  assez  grand  nombre  de 
soldats  du  roi;  il  les  vendirent  au  gouvernement  après  avoir  fixé  leur 
rançon.  Un  soldat  était  coté  deux  sous;  un  officier  valait  50  centimes. 
Les  pallicares ,  moyennant  le  prix  convenu ,  se  cédaient  entre  eux 
leurs  captifs,  et  des  spéculateurs  s'étaient  établis  qui  faisaient  ce 
singulier  commerce. 

Avant  le  retour  du  roi  en  Grèce,  M.  d'Armansperg,  pour  avoir 
un  titre  à  son  indulgence,  s'était  hâté  d'instituer  le  conseil  d'état 
et  de  fonder  l'université;  mais  on  savait  que  les  60  millions  avaient 
à  peine  suffi  aux  folles  dépenses  du  gouvernement,  et  l'on  calculait 
que  la  Grèce,  pauvre  comme  aux  mauvais  jours,  se  trouvait  avoir 
contracté,  sans  qu'il  en  fîit  résulté  aucun  bien  pour  elle,  une  dette 
énorme  dont  elle  devait  payer  les  intérêts,  tandis  que  la  Bavière  en 
avait  absorbé  le  capital.  Le  mécontentement  allait  croissant;  bientôt 
une  révolution  devint  imminente,  et  si  elle  n'éclata  pas  dès  cette 
époque,  c'est  qu'on  espérait  encore  que  le  roi,  à  son  arrivée,  ren- 
drait justice  à  chacun.  Lorsque  fut  signalée  la  frégate  qui  ramenait 
le  souverain  et  la  jeune  reine,  la  population  exaspérée  se  porta  en 
foule  au  Pirée.  Le  ministre  effrayé  essayait  en  vain  de  faire  bonne 
contenance.  Après  avoir  ordonné,  pour  fêter  le  retour  du  roi,  des 
réjouissances  publiques,  il  s'embarqua  sur  un  bateau  à  vapeur  et 
alla  rejoindre  en  mer  le  vaisseau  royal.  Le  peuple,  s'agitant  en  tu- 
multe sur  la  route  d'Athènes,  attendit  avec  anxiété  le  résultat  d'une 
entrevue  qui  devait  être  décisive.  Ce  résultat  ne  fut  connu  que  vers 
une  heure  du  matin.  On  apprit  alors  que  l'archi-chancelier  était  ren- 
voyé, et  que  le  roi  nommait  M.  de  Khudart  président  des  ministres. 
Des  cris  de  joie  unanimes  saluèrent  la  décision  royale;  le  lendemain, 


ATHÈNES  ET  LA  RÉVOLUTION  GRECQUE.  641 

quand  le  monarque  parut  avec  la  jeune  reine ,  il  fut  accueilli  avec 
amour;  le  peuple  voulut  dételer  les  chevaux  de  sa  voiture  pour  la 
traîner  :  ce  fut  un  véritable  triomphe.  Le  souverain  prenait  donc 
enfin  lé  parti  des  Hellènes!  La  jeune  reine  allait  donner  à  la  Grèce 
un  prince  grec,  un  prince  élevé  dans  la  rehgion  du  pays!  Tous  les 
dissentimens  se  trouvaient  conciliés;  l'avenir  souriait  enfin,  et  pour 
la  seconde  fois  la  Grèce  poussa  un  long  cri  d'espérance. 

Le  roi  parut  vouloir  justifier  dès  les  premiers  jours  la  confiance 
qu'on  mettait  en  lui.  Jusqu'alors  il  s'était  peu  inquiété  de  l'adminis- 
tration; venu  très  jeune  en  Grèce,  il  avait,  pendant  la  première  année, 
laissé  complètement  à  M.  Maiirer  le  soin  des  affaires.  En  prenant  le 
pouvoir,  le  président  du  conseil  avait  trop  bien  compris  son  intérêt 
pour  ne  pas  chercher  à  endormir  chez  le  roi  toute  idée  d'indépendance, 
personnelle.  Le  gouvernement  s'étant  isolé  de  la  nation,  le  roi  avait 
été  séparé  d'elle  par  le  gouvernement.  Il  ne  connaissait  les  intérêts 
de  ses  sujets  que  par  l'intermédiaire  de  ses  ministres;  leurs  plaintes 
même  n'arrivaient  à  lui  que  modifiées  et  affaiblies.  Cette  sorte  de 
séquestration  fut  sans  doute  fatale  aux  Grecs,  mais  elle  servit  le  sou- 
verain :  il  dut  à  son  inaction  même  d'être  excepté  de  la  haine  uni- 
verselle qu'avaient  soulevée  ses  compatriotes.  En  tout  autre  pays, 
on  aurait  confondu  le  monarque  et  ses  agens;  les  Grecs  sont  fins , 
clairvoyans  :  ils  comprirent  que,  si  les  ministres  agissaient  au  nom  du 
roi  et  en  apparence  de  concert  avec  lui,  c'était  sans  sa  participation 
réelle;  ils  ne  le  firent  pas  responsable  des  actes  du  ministère.  Le 
prince  avait  d'ailleurs  donné  en  plusieurs  occasions  des  preuves  de 
sa  bonté,  de  sa  loyaaté;  il  était  généralement  aimé. 

Aussitôt  après  le  départ  de  M.  d'Armansperg,  le  roi  déploya  un 
caractère  tout-à-fait  nouveau.  Il  n'avait  jusqu'alors  été  souverain  que 
de  nom,  il  voulut  l'être  de  fait.  Pendant  son  voyage,  l'enfant  s'était 
fait  homme;  par  malheur,  en  courant  avec  trop  d'ardeur  vers  un  but 
louable,  il  le  dépassa.  Depuis  trois  ans  le  gouvernement  avait  mal 
agi,  le  roi  prétendit  agir  tout  différemment;  les  ministres  avaient 
abusé  de  sa  confiance,  il  se  défia  de  tous  les  ministres;  il  n'avait  rien 
fait  lui-même,  il  voulut  tout  faire.  Alors  commença  pour  lui  une  vie 
toute  de  travail  et  d'activité.  L'inaptitude  de  certains  fonctionnaires 
excitait  des  murmures;  il  prétendit  h  l'avenir  faire  seul  toutes  les  no- 
minations. Avant  de  déterminer  un  choix,  il  voulut  prendre  lui- 
même  les  renseignemens  les  plus  minutieux;  écoutant  tout  le  monde 
et  ne  s'en  rapportante  personne,  il  arrivait  que  les  paroles  de  l'un 
détruisaient  celles  de  l'autre,  et  le  roi  ne  savait  que  décider,  lu 

TOME  IV.  42 


%42  REVDE  DES  DEUX  MONDES. 

maître  d'études  manquait  au  collège  d'Athènes;  il  fallut  neuf  mois 
pour  lui  trouver  un  successeur.  Ne  voulant  juger  qu'avec  une  impla- 
cable équité,  le  souverain  ajournait  toute  affaire,  si  minime  qu'elle 
fut,  lorsqu'elle  ne  lui  paraissait  pas  suffisamment  instruite;  les  moin- 
dres projets  de  chaque  administration,  devant  passer  avant  de  recevoir 
une  solution  par  la  camarilla  (chancellerie  royale)  et  par  le  cabinet 
du  roi ,  étaient  indéfiniment  ajournés.  Les  actes  du  gouvernement 
ne  se  produisirent  qu'avec  une  lenteur  excessive.  Le  jeune  prince, 
passant  sa  vie  à  vérifier  avec  une  exactitude  scrupuleuse  une  infinité 
de  détails  insignifians,  s'égarait  dans  un  labyrinthe  inextricable.  Mi- 
thridate  y  aurait  perdu  la  tête.  Le  roi  Othon  persista  dans  son  œuvre 
avec  une  ténacité  qui  mit  à  jour  le  trait  le  plus  saillant  de  son  carac- 
tère; mais,  en  se  préoccupant  des  petites  choses,  il  oubliait  les  affaires 
importantes!  l'organisation  administrative  était  défectueuse  en  plus 
d'un  point.  Les  institutions  nouvelles  étaient  gênées  par  les  an- 
ciennes; les  rouages  de  ce  gouvernement  à  la' fois  grec  et  bavarois 
s'entravaient  les  uns  les  autres,  les  divers  élémens  qui  le  composaient 
se  neutralisaient.  Cependant,  malgré  les  vices  et  les  imperfections  du 
-système  administratif,  l'ordre  s'était  rétabli  peu  à  peu  en  Grèce,  par 
cela  seul  qu'on  avait  un  gouvernement.  Les  cultivateurs,  ainsi  que  les 
commerçans,  reprenaient  courage;  le  pays  était  en  voie  de  progrès, 
et  une  amélioration,  lente  il  est  vrai,  mais  croissante,  se  faisait  sentir 
dans  les  affaires.  Pour  se  rendre  compte  de  cette  progression,  41 
suffit  de  jeter  un  coup  d'oeil  sur  la  situation  agricole  et  commerciale 
du  pays. 

En  Grèce,  les  bras  manquent  à  l'agriculture.  Sur  une  superficie  de 
4,800,000  hect.,  850,000  hectares  sont  exploités,  et  par  100,000  cul- 
tivateurs seulement.  Chaque  laboureur  cultive  donc  plus  de  8  hec- 
tares, et  l'on  ne  compte  en  Grèce  qu'un  attelage  de  bœufs  pour 
quatre  laboureurs.  Cet  énorme  inconvénient  diminue  tous  les  ans. 
En  1839  seulement,  on  a  importé  dans  le  royaume  pour  un  million 
de  francs  de  bêtes  à  cornes  (1).  La  moitié  du  blé  nécessaire  à  la  con- 
sommation est  importée  de  la  Russie  méridionale,  et  l'on  ne  peut 
guère  espérer  que,  sous  ce  rapport,  la  Grèce  se  suffise  jamais  à  elle- 


(1)  Pour  compléter  les  documens  que  nous  avons  pu  prendre  nous-môrae  dans  le 
pays,  nous  n'avons  pas  craini  de  faire  des  emprunts  à  un  ouvrage  inlilulé  G^eect 
as  a  liingdom,  hy  M.  Slrong;  nous  devons  aussi  qiiel(|nes  renseignemens  à  un 
exccllt'iit  travail  publié  tout  récemment  sous  ce  tilre  :  la  Grèce  depuis  dix  ans, 
par  iM.  Jules  Fluutelot. 


ATHÈNES  ET  LA  RÉVOLUTION  GRECQUE.         6i3 

même;  mais  elle  peut  s'indemniser,  par  les  autres  produits  qui  con- 
viennent mieux  à  son  sol,  du  manque  de  céréales.  — La  culture  des 
vignes  a  pris,  depuis  quelques  années,  un  grand  accroissement.  Le 
vin,  avant  1835,  ne  figurait  pas  sur  la  liste  des  exportations.  Depuis 
cette  époque,  les  procédés  de  fabrication  ayant  été  perfectionnés, 
plusieurs  navires  ont  transporté  le  malvoisie  de  Grèce  en  Allemagne, 
et  même  à  Boston  et  à  New-York.  La  récolte  des  raisins  de  Co- 
rinthe  a  presque  doublé.  —  L'huile  d'olive,  qui  devrait  être  le  prin- 
cipal élément  du  commerce  grec,  a  été,  jusqu'à  présent,  repoussée 
des  marchés  européens  à  cause  de  sa  mauvaise  qualité.  De  nouveaux 
procédés  de  clarification  viennent  d'être  importés  tout  récemment 
en  Grèce.  Des  oliviers  sauvages  ont  été  greffés  dans  plusieurs  des 
Cyclades,  et  particulièrement  dans  l'île  de  Tine,  où  nous  avons  pu 
voir  que  cette  expérience  avait  parfaitement  réussi. 

On  consommait  dans  le  pays  pour  près  d'un  million  de  sucre  im- 
porté. Depuis  quelques  années,  la  betterave  a  été  naturalisée  avec 
succès  à  Eubée,  et  une  manufacture  de  sucre  indigène  vient  de  s'étar 
blir  dont  on  a  droit  d'attendre  les  meilleurs  résultats. — Les  mû- 
riers, qui,  au  xir  siècle,  étaient  si  nombreux  dans  la  Morée  qu'ils 
avaient  donné  leur  nom  au  pays  {!),  ont  été  presque  entièrement 
détruits  pendant  la  guerre.  De  nouvelles  plantations  viennent  d'être 
faites,  et  l'exportation  de  la  soie  a  monté,  dans  ces  dernières  années, 
à  près  d'un  million. 

La  marine  iji,a{;çhande  s'est  relevée  peu  à  peu.  De  1838  à  1840, 
613  bàtimens  âe  foutes  grandeurs  sont  sortis  des  chantiers  seuls  de. 
Syra;  les  affaires  du  cabotage  ont  triplé  depuis  1833;  enfin ,  le  mou- 
vement général  des  affaires  commerciales,  en  y  comprenant  la  valeur 
des  exportations,  des  importations,  du  transit,  du  cabotage,  s'est  élevé, 
en  dix  ans,  de  26  millions  800,000  drachmes,  à  78  millions  800,000. 
L'organisation  de  la  marine  royale  laisse  encore  beaucoup  à  désirer; 
elle  a  été  jusqu'à  présent  confiée  à  des  Bavarois  que  la  situation  de 
leur  pays  n'obligeait  pas  à  savoir  distinguer  le  bossoir  de  la  dunette 
d'un  navire.  Cependant  les  vaisseaux  du  roi,  si  l'on  peut  leur  donner 
le  titre  de  vaisseaux,  ont  fait  avec  assez  de  succès  une  guerre  d'ex- 
termination aux  pirates  qui  infestaient  les  côtes  du  Péloponèse. 

D'année  en  année,  le  chiffre  de  l'armée  a  été  diminué;  elle  se 

(1)  D'autres  prétendent  que  le  nom  de  Morée  fut  donné  au  Péloponèse  à  cause 
de  sa  contiguration  géographique,  qui  présente  à  peu  près  la  forme  d'une  feuille  de 
mûrier. 

42. 


VM  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

compose  aujourd'hui  d'environ  neuf  mille  soldats.  On  parle  d'établii 
une  sorte  de  landwehr  au  moyen  de  laquelle  on  pourrait  en  quelques 
jours  faire  une  levée  de  cent  mille  hommes.  —  Une  gendarmerie 
nombreuse  et  bien  organisée  a  rétabli  la  sécurité  dans  le  pays.  Les 
vols  à  main  armée,  autrefois  nombreux,  sont  maintenant  fort  rares. 

En  Grèce,  on  ne  pouvait  pas  tout-à-fait  oublier  les  arts.  Une  so- 
ciété archéologique  a  ordonné  des  fouilles  qui  ont  produit  quelques 
précieux  débris.  —  Un  travail  très  complet,  publié  ici  même  (1) ,  i 
nous  laisse  rien  à  dire  des  améliorations  apportées  récemment  dan 
l'instruction  publique. 

Pour  terminer  cet  aperçu  trop  rapide  de  la  situation  actuelle  de  la 
Grèce,  il  nous  suffira  d'emprunter  quelques  chiffres  au  tableau  des 
recettes  et  dépenses  de  l'état  pour  l'année  1843,  présenté,  le  31  jan- 
vier, par  le  ministre  des  finances,  M.  Rhallis  (2).  La  recette,  pour 
1843,  est  estimée  à  17,198,115  drachmes;  la  dépense,  h  18,666,482. 
Il  y  a  donc  encore  cette  année  un  déficit  de  1  million  468,367  drach- 
mes; mais  le  déficit  était  de  10  millions  en  1834,  de  7  millions  et 
demi  en  1837,  de  2  millions  900,000  drachmes  en  1842. 

Ce  tableau,  qui  semblerait  prouver  que  le  malaise  des  finances  a 
diminué,  a  rencontré,  il  faut  le  dire,  beaucoup  d'incrédules;  dans 
tous  les  cas,  le  progrès  des  affaires  commerciales  est  évident.  Mais, 
au  gré  des  Hellènes,  il  n'a  pas  été  assez  rapide  :  ils  ont  oublié  le 
bien  qu'avait  fait  le  gouvernement  en  songeant  à  celui  qu'il  aurait 
pu  faire.  Ces  améfiorations,  ils  croient  en  être  redevables  bien  plus 
h  eux-mêmes  qu'à  l'administration ,  qu'ils  ont  toujours  accusée  de 
n'avoir  qu'une  force  négative  et  qui,  disent-ils,  a  paralysé  leurs 
efforts  plus  souvent  qu'elle  ne  les  a  secondés.  En  dix  années,  com- 
bien la  Grèce  aurait  dû  marcher  î  et  qu'elle  a  fait  peu  de  pas  depuis 
le  départ  de  M.  Maûrer!  Tout  en  rendant  justice  à  l'activité  du  roi, 
on  voyait  que  rien  ne  résultait  du  travail  opiniâtre  auquel  il  s'était 
condamné.  Les  Grecs  ne  doutaient  pas  qu'il  ne  voulût  la  prospérité 
du  pays,  et  ils  savaient  que  si,  pour  bien  faire,  quelque  chose  lui 
manquait,  ce  n'était  pas  le  bon  vouloir.  Mais  tout  languissait.  Plu- 
sieurs officiers  bavarois  entouraient  encore  le  jeune  monarque;  ils 
avaient  hérité  de  toute  la  haine  que  l'on  portait  à  leurs  devan- 

(1)  Voyez  le  travail  de  M.  Ampère  sur  V Instruction  publique  en  Grèce  dans  la 
livraison  du  l^r  avril  1843. 

(2)  Nous  nous  bornons  à  citer  les  chiffres  de  M.  Rhallis,  sans  en  garantir  l'exacii- 
liide.  Dans  le  Moniteur  du  4  mai,  on  n'estime  les  receUesqu'à  15,669,795  drachmt 
et  on  conserve  pour  les  dépenses  le  chiffre  de  M.  Rhallis. 


ATHÈNES  ET  LA  RÉVOLUTION  GRECQUE.  645 

ciers.  Avant  la  révolution  du  15  septembre,  on  ne  se  doutait  guère 
en  France  de  l'aversion  qu'ils  inspiraient.  Il  y  a  quatre  mois,  en 
parlant  de  la  situation  des  Cyclades ,  nous  disions  (1)  que  le  gou- 
vernement bavarois  était  considéré  à  Athènes  comme  une  colonie 
étrangère  à  charge  au  paijs,  et  l'on  nous  blâma  d'avoir  émis  une  opi- 
nion aussi  formelle.  Si  nous  ne  nous  attendions  pas  à  voir  les  évène- 
mens  justifier  si  tôt  nos  paroles,  nous  savions  qu'il  suffisait  d'avoir 
passé  une  journée  à  Athènes  pour  connaître  l'horreur  qu'inspire  aux 
Grecs  tout  ce  qui  est  Bavarois.  On  pensait  généralement  que  la  con- 
stitution promise  dès  l'arrivée  du  roi,  et  toujours  ajournée  depuis 
cette  époque ,  pourrait  seule  assurer  la  prospérité  du  pays.  En  recu- 
lant toujours ,  malgré  les  demandes  réitérées  de  la  nation ,  l'exécu- 
tion de  sa  promesse,  le  jeune  monarque  avait  excité  un  profond  mé- 
contentement. Les  agens  d'une  puissance  qui  ne  cesse  de  se  creuser 
sourdement  une  route  souterraine  dans  tout  l'Orient,  aiguillonnaient 
les  plus  irrités.  Des  brochures  imprimées  à  Constantinople,  et  con- 
tenant contre  le  roi  et  la  reine  d'indignes  calomnies,  furent  répan- 
dues en  Grèce.  Ces  libelles,  qui,  chose  remarquable,  furent  dès  leur 
apparition  attribués  à  la  Russie,  trouvèrent  plus  d'échos  dans  les 
provinces  que  dans  la  capitale.  Le  parti  russe  (  nous  avons  dit  le  sens 
qu'il  fallait  donner  au  mot  parti),  le  parti  russe  doit  à  des  sympa- 
thies religieuses  de  réunir  sous  son  influence  à  peu  près  la  moitié 
des  Hellènes;  mais  il  est,  sans  contredit,  le  plus  faible  à  Athènes. 
Toute  petite  qu  elle  est  encore,  la  capitale  de  la  Grèce  tend,  comme 
toutes  les  capitales ,  à  centraliser  le  pays.  Les  jeunes  Athéniens  ont 
été  élevés,  pour  la  plupart,  en  Allemagne,  en  Angleterre  ou  en 
France.  Les  idées  d'Europe  ont  singulièrement  modifié  l'intolérance 
native  de  leurs  sentimens  religieux,  et  ils  ont  rapporté  de  leurs 
voyages  des  principes  de  libéralisme  qui  ne  rendent  pas  à  leurs 
yeux  l'autocratie  du  czar  le  meilleur  des  gouvernemens  possibles: 
mais  le  peuple  ignorant  a  conservé  les  haines  religieuses  dans  toute 
leur  violence.  La  Russie  a  pu  se  servir  avec  succès  de  ce  puissant 
levier,  non  pas  pour  produire  le  soulèvement  du  15  septembre, 
mais  bien  pour  accélérer  de  quelques  mois,  de  quelques  années 
peut-être,  une  révolution  inévitable,  dont  le  principe  était  ailleurs, 
et  dont  le  résultat,  elle  l'espérait  du  moins,  pouvait  être  le  renverse- 
ment du  roi. 
Le  récit  des  derniers  évènemens,  tel  même  que  les  journaux  l'ont 

(l)  Voyez  l'article  sur  VIU  de  Tine  dans  la  livraison  du  1"  juin. 


6i6  IIEVUE  DES  DEUX  MODES. 

publié,  prouve  suffisamment  que  c'était  contre  les  Bavarois  et  le 
système  administratif  que  la  nation  se  révoltait,  et  non  contre  le 
roi  lui-même.  Le  courroux  qui  poursuivait  les  ministres  est  tombé 
devant  le  souverain.  C'est  à  tort  qu'un  épisode  de  l'émeute  a  pu  faire 
penser  le  contraire  à  quelques  personnes.  On  a  dit  que  Kalergi  avait 
tiré  son  sabre  devant  le  roi,  en  proférant  une  menace  injurieuse;  s'il 
était  vrai ,  ce  fait  serait  assez  grave ,  ce  nous  semble ,  pour  que  les 
rapports  officiels  en  eussent  parlé  :  or  les  dépêches  n'en  font  aucune 
mention,  et  toutes  les  lettres  particulières  le  démentent.  Voici,  en 
revanche,  un  autre  fait  dont  nous  garantissons  l'authenticité,  qui 
paraîtrait  prouver  que  l'attitude  des  officiers  était  dans  cet  instant 
toute  différente  de  celle  qu'on  leur  a  prêtée.  Le  peuple  et  l'armée 
entouraient  le  palais;  on  criait  de  tous  côtés  :  à  bas  les  Bavarois  1 
vive  la  constitution!  L'effervescence  était  au  comble,  quand  passa  un 
Bavarois,  ofûcier  supérieur,  et  particulièrement  détesté  à  Athènes. 
Quelques  soldats  voulurent  se  jeter  sur  lui ,  mais  un  simple  sous- 
lieutenant,  les  arrêtant  du  geste,  leur  dit  :  «  Mes  amis,  souvenez- 
vous  que  vous  êtes  les  vainqueurs!  »  et  tous  les  soldats  rentrèrent 
dans  les  rangs.  Voilà  ce  qu'on  peut  opposer  à  l'histoire  de  Ralergi, 
dont  peut-être,  en  bien  cherchant,  on  trouverait  la  source  dans  les 
feuilles  allemandes.  Au  reste,  lors  même  que  ce  fait  serait  exact, 
—  et  nous  persistons  à  le  nier  jusqu'à  pleine  confirmation,  —  il  ne 
faudrait  voir  dans  cette  manifestation  hostile  à  la  personne  du  roi 
que  l'effet  coupable  d'un  ressentiment  individuel,  qui  aurait  été  sé- 
vèrement blâmé  par  la  nation.  Les  Grecs  ont  tout  intérêt  à  ce  que 
le  roi  Othon  reste  sur  le  trône.  S'il  abdiquait,  de  deux  choses  l'une, 
ou  ce  malheureux  pays  tomberait  encore  une  fois  dans  l'anarchie, 
ou  il  écherrait  à  un  nouveau  souverain.  L'anarchie,  les  Grecs  la  con- 
naissent, et  ils  savent  qu'un  roi  nouveau,  fût-ce  même  le  duc  de 
Leuchtemberg,  ferait  tout  rétrograder  de  dix  ans,  et  remettrait  les 
choses  où  elles  étaient  à  l'arrivée  du  roi  Othon. 

Faut-il  ajouter,  pour  conclure,  que  la  Russie,  en  démasquant  trop 
tôt  ses  projets,  vient  de  compromettre  singulièrement  son  influence 
en  Grèce?  La  part  qu'elle  a  prise  aux  derniers  évènemens  est  trop 
patente  pour  qu'elle  puisse  la  nier;  la  destitution  de  M.  de  Katakasy, 
qui  est  le  désaveu  formel  de  cette  participation ,  n'a  désabusé  per- 
sonne. On  pouvait  même  prévoir  la  façon  d'agir  du  cabinet  de  Pé- 
tersbourg  :  les  évènemens  de  Serbie  sont-ils  si  loin?  Dans  des  cir- 
constances presque  analogues  sa  conduite  a  été  absolument  la  même. 
Sa  politique  en  Orient  ne  change  pas  :  avancer  incessamment,  mais 


J 


ATHÈNES  ET  LA  RÉVOLUTION  GRECQUE.         647 

dans  l'ombre,  sans  bruit,  et  de  façon  à  pouvoir  se  retirer  sans  être 
vu,  si  l'alarme  était  donnée,  tel  a  toujours  été  l'ordre  immuable, 
telle  est  la  marche  qu'elle  vient  encore  de  suivre  en  Grèce.  La  con- 
duite sage  du  roi  Othon  dans  ces  dernières  circonstances  a  déjoué 
tous  les  calculs  que  les  ennemis  de  la  Grèce  avaient  pu  baser  sur 
l'opiniâtreté  bien  connue  de  son  caractère.  Ils  espéraient  le  voir 
rompre  plutôt  que  plier;  mais  il  a  cédé,  et  il  a  eu  raison.  Le  roi  est 
maintenant  tel  que  le  voulaient  les  Grecs,  tel  qu'il  avait  promis 
d'être.  Le  pays  a  donc  gagné  la  partie,  et  le  souverain  n'a  rien  perdu; 
car,  si  en  prêtant  serment  au  régime  constitutionnel,  le  roi  des  Grecs 
a  renoncé  à  la  plus  grande  partie  de  ses  pouvoirs,  on  sait  que  ces 
pouvoirs  auraient  toujours  été  inutiles  entre  ses  mains.  Par  le  fait, 
son  rôle  n'a  pas  changé.  Seulement  il  s'est  déchargé  d'une  immense 
responsabilité ,  et  il  a  laissé  place  à  d'autres  pour  qu'ils  fassent  ce 
qu'il  n'a  pu  faire.  Voilà  ce  qu'on  pense  en  Grèce;  ailleurs  on  juge 
autrement  les  choses.  En  voyant  ce  jeune  monarque  obligé  de  dé- 
clarer solennel  le  jour  où  il  a  perdu  ses  prérogatives,  l'Europe  a 
compris  la  faiblesse  du  roi  des  Grecs.  Elle  sait  combien  est  petite  la 
part  qu'on  doit  lui  faire;  elle  sait  que,  si  on  ne  doit  pas  l'accuser  des 
fautes  du  gouvernement  qui  vient  de  tomber,  il  ne  faudra  pas,  non 
f\as,  lui  attribuer  le  bien  que  pourra  faire  celui  qui  va  s'établir.  Si 
la  prospérité  renaît  en  Grèce,  nul  n'en  tiendra  compte  au  roi  Othon. 
Quoi  qu'il  puisse  arriver,  ce  prince  a  perdu  l'occasion  d'être  appelé 
le  régénérateur  de  la  Grèce,  et  ce  beau  titre  lui  fut  offert. 

Combien  était  belle  la  position  que  donnait  au  fils  du  roi  de  Ba- 
vière le  décret  des  trois  puissances!  Quel  plus  beau  rêve  s'est  jamais 
offert  à  l'imagination  d'un  jeune  prince?  Ce  rêve  était  réalisable  : 
4e  roi  Othon  avait  peut-être  sous  la  main  tous  les  élémens  d'une 
restauration;  mais  les  circonstances  étaient  difficiles,  il  fallait  une 
A^oix  puissante  pour  maintenir  chacun  à  son  poste,  dans  un  temps  où 
le  vaisseau  de  l'état,  pour  nous  servir  de  la  comparaison  d'un  grand 
orateur,  était  une  barque  si  fragiie,  si  vacillante,  que  le  déplacement 
de  quelques  misérables  individualités  pouvait  la  submerger.  Il  eût 
fallu  au  gouvernail  un  pilote  prudent  et  hardi  pour  sauver  la  Grèce. 
Qui  sait  si  l'avenir  ne  se  serait  pas  chargé  de  doter  le  jeune  royaume? 
Qui  sait  si  cette  nation  régénérée  n'aurait  pas,  au  jour  d'une  immi- 
nente catastrophe,  maintenu  du  côté  de  l'Orient  l'équilibre  euro- 
péen? Ail  lieu  de  cela,  qu'est-il  arrivé?  qu'arrivera-t-il?  Le  jour  où 
les  débris  de  l'empire  ottoman  rouleront  vers  l'Occident,  qui  peut 
dire  si  la  Grèce  ne  sera  pas  entraînée  par  cette  grande  avalanche,  et 


"6^8  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

si  ce  malheureux  pays,  qui  fut  le  plus  beau  des  royaumes,  ne  de- 
viendra pas  une  pauvre  province?  Cependant  tout  est  loin  d'être 
perdu.  La  révolution  d'Athènes  a  eu  un  immense  retentissement 
dans  la  Turquie  d'Europe,  dans  l'Archipel  et  dans  l'Asie  mineure; 
de  tous  côtés  les  Grecs  asservis  tendent  les  bras  à  leurs  frères  délivrés. 
Sans  doute  on  a  beaucoup  à  craindre,  mais  on  a  tout  à  attendre  d'une 
nation  qui  jamais  n'a  désespéré  d'elle-même. 

J'étais  depuis  quinze  jours  à  Athènes,  et  je  n'avais  encore  vu  le 
roi  que  de  loin,  à  la  promenade  du  dimanche.  Ce  jour-lè,  au  coucher 
du  soleil,  la  musique  d'un  régiment  se  rassemble  au  milieu  d'une 
plaine  un  peu  en  dehors  de  la  ville,  et  donne  en  plein  air  une  séré- 
nade à  la  population.  Cette  fête  hebdomadaire  attire  une  foule  nom- 
breuse et  assez  curieuse  à  observer.  Bien  que  le  costume  européen 
y  domine,  les  fez  rouges  se  mêlent  en  assez  grand  nombre  aux  cha- 
peaux de  castor,  et,  au  milieu  des  sombres  habits  des  dandies,  on 
voit  briller  çà  et  là  les  paillettes  de  la  veste  d'un  pallicare;  des  offi- 
ciers caracolent  sur  de  jolis  chevaux  de  Syrie.  Malgré  leur  petite  cas- 
quette et  leur  longue  redingote  bleue  à  collet  rouge,  à  poitrine  rem- 
bourrée, selon  l'ordonnance  de  Munich,  ces  jeunes  militaires  n'ont 
en  aucune  façon  la  tournure  germanique.  Rien  qu'à  voir  ce  beau 
lieutenant  qui  passe  fièrement,  portant  haut  la  tête,  retroussant  ca- 
valièrement sa  moustache  et  posant  volontiers  devant  le  spectateur, 
on  reconnaît  l'élégant  Athénien  sous  la  livrée  bavaroise.  Les  dames 
arrivent  en  calèches  découvertes,  et  font  grand  étalage  de  chapeaux 
à  plumes,  de  robes  éblouissantes.  Vers  le  milieu  de  la  soirée,  la  voi- 
ture royale  est  invariablement  signalée,  et  l'on  voit  arriver  une  sorte 
de  phaëton,  attelé  de  deux  chevaux  allemands,  harnachés  à  l'an- 
glaise, que  le  roi  conduit  lui-même.  Le  prince  est  vêtu  à  la  grecque; 
la  reine,  habillée  à  la  française,  est  assise  auprès  de  lui.  De  loin,  je 
n'avais  pu  me  faire  qu'une  idée  très  vague  de  la  physionomie  du  roi 
Othon  et  de  la  beauté  de  la  reine  Amélie;  mais  bientôt  l'occasion  me 
fut  offerte  de  contempler  tout  à  mon  aise  leurs  majestés  helléniques. 
L'escadre  française  mouillée  dans  le  Pirée  devait,  sous  peu  de  jours, 
appareiller  pour  Smyrne,  lorsque  la  reine  manifesta  à  l'amiral  le  désir 
de  visiter  son  vaisseau.  M.  de  Lasusse  offrit  de  donner  un  bal  à  son 
bord,  et  sa  proposition  fut  acceptée. 

Par  une  magnifique  soirée  de  juin,  tous  les  navires  du  Pirée  étaient 
couverts  de  leurs  pavillons.  Les  embarcations  de  l'escadre,  conduites 
par  des  rameurs  vêtus  de  blanc,  commandées  par  les  élèves,  atten- 


ATHÈNES  ET  LA  RÉVOLUTION  GRECQUE.         649 

daient  au  débarcadère  et  portaient  à  l'instant  au  vaisseau  amiral  tout 
invité  qui  se  présentait.  Les  apprêts  de  la  fête  avaient  été  ordonnés 
avec  un  bon  goût  remarquable.  La  reine  désirait  voir  un  vaisseau 
français;  il  fallait  le  lui  montrer  dans  sa  plus  belle  parure,  c'est-à- 
dire  prêt  à  combattre.  Aussi,  de  tous  côtés,  n'apercevait-on  que  des 
appareils  de  guerre,  et  nulle  part  les  préparatifs  du  bal  qui  devait 
avoir  son  tour.  Une  partie  de  l'équipage  était  sous  les  armes;  les  ca- 
nonniers,  rangés  autour  des  pièces,  tenaient  en  main  le  refouloir  ou 
la  mèche  allumée.  Pour  arriver  à  l'amiral,  il  fallait  passer  devant  une 
haie  de  matelots  à  figures  bronzées,  à  tournures  martiales,  et  devant 
des  groupes  d'officiers  en  grand  uniforme.  La  société  était  réunie, 
lorsqu'un  coup  de  canon  signala  l'arrivée  de  leurs  majestés.  Dès  que 
le  roi  eut  mis  le  pied  sur  son  canot,  le  pavillon  de  Grèce,  rayé  de  bleu 
et  de  blanc,  monta  au  grand  mât  de  V Inflexible  et  fut  appuyé  de  cent- 
un  coups  de  canon;  les  tambours  battirent  aux  champs,  la  musique 
joua  une  fanfare  guerrière;  les  bâtimens  firent  feu  de  toutes  leurs 
batteries;  les  matelots  s'élancèrent  dans  les  haubans,  grimpèrent  sur 
les  vergues,  et,  agitant  au-dessus  de  la  fumée  leurs  chapeaux  cirés, 
ils  poussèrent  trois  hurrahs,  qui  retentirent  comme  des  roulemens 
de  tonnerre.  L'amiral  et  le  ministre  de  France  attendaient  leurs  ma- 
jestés au  bas  de  l'échelle.  Quand  le  roi  Othon,  en  costume  grec, 
parut  sur  le  pont,  au  bruit  des  tambours,  il  sembla  un  peu  embar- 
rassé de  sa  longue  personne  et  salua  assez  gauchement  ceux  qui 
l'entouraient.  La  reine,  souriante  et  montrant  ses  dents  blanches, 
s'avança  gracieusement,  suivie  des  dames  de  la  cour,  dont  quel- 
ques-unes portaient  la  charmante  tunique  des  Grecques  et  la  toque 
rouge,  d'où  s'échappaient  leurs  longs  cheveux  noirs.  Les  aides-de- 
camp  du  roi,  élégamment  vêtus  à  l'albanaise,  entrèrent  à  la  suite 
de  leurs  majestés  dans  les  beaux  appartemens  de  l'amiral,  où  les  per- 
sonnes déjà  présentées  se  rassemblèrent.  Le  pont  resta  presque  dé- 
sert; au  fracas  des  canons,  au  bruit  éclatant  des  fanfares,  succéda  un 
instant  de  silence.  On  voyait  au  loin  les  quais  couverts  de  monde;  au- 
dessus  des  grands  mâts  des  vaisseaux,  un  énorme  nuage  de  fumée, 
poussé  par  une  molle  brise,  se  roulait  dans  l'air  transparent,  se  colo- 
rait des  teintes  splendides  du  ciel,  et  laissait  entrevoir  par  intervalle 
à  l'horizon  les  couleurs  éclatantes  d'un  magnifique  coucher  de  soleil. 
—  La reine  resta  cinq  minutes  à  peine  dans  les  salons  de  la  dunette, 
et  pourtant,  lorsqu'elle  reparut  sur  le  pont,  tout  y  était  changé  comme 
par  enchantement.  Il  n'y  avait  plus  de  cordages,  plus  de  matelots,, 
plus  de  guerre,  et  pour  ainsi  dire  plus  de  vaisseau;  l'Inflexible  s'était 


650  REVrB  DEf^'  BÊTTX   MONDES^ 

métaniorphoàè  en  une  vaste  tente  ornée  de  guirlandes  de  fleurs, 
éclairée  par  des  milliers  de  bougies  fichées  fort  ingénieusement  dans 
des  faisceaux  de  baïonnettes,  dont  l'acier  poli  répercutait  admira- 
blement la  lumière.  Un  théâtre  avait  été  dressé  au  pied  du  graiid 
mât;  l'orchestre  était  à  son  poste;  des  fauteuils  attendaient  les  spec- 
tateurs. Janaais  à  l'Opéra  changement  à  vue  n'a  été  mieux  exécuté; 
l'amiral  avait  à  son  bord  plus  de  neuf  cents  machinistes  les  plus  agiles 
du  monde.  La  fête  commença  par  une  de  ces  représentations  nau- 
tiques à  l'aide  desquelles,  à  bord  des  vaisseaux,  les  matelots  essaient 
tous  les  dimanches  de  conjurer  l'ennui  des  longues  traversées.  Un 
vaudeville  fut  joué  avec  beaucoup  de  verve,  les  costumes  des  acteurs 
provoquèrent  de  fous  rires;  l'ingénue  de  la  pièce,  jeune  fille  blonde 
vêtue  de  blanc,  gantée  de  jaune,  représentée  par  un  gabier  de  la 
grande  hune ,  rougissait  d'une  façon  tout-à-fait  divertissante  des 
complimens  un  peu  crus  que  lui  détachait  à  brûle-pourpoint  un  ti- 
monier métamorphosé  en  dandy. 

Après  le  spectacle,  qui  se  termina  au  milieu  d'applaudissemens 
unanimes,  les  oiTiciers  furent  présentés  à  leurs  majestés,  et  le  minis- 
tre de  France  m'offrit  de  me  faire  partager  cet  honneur.  Tout  en  ré- 
pondant de  mon  mieux  aux  questions  que  voulut  bien  m'adresser  le 
jeune  monarque,  je  l'examinai  avec  soin  :  le  roi  Othon  a  maintenant 
vingt-huit  ans;  il  est  brun,  bien  fait,  de  haute  taille;  vu  de  loin  et  à 
cheval,  il  semble  d'assez  belle  tournure,  mais  de  près  sa  physio- 
nomie n'a  rien  d'agréable  :  il  a  le  visage  aplati,  le  teint  jaune;  ses 
lèvres  sont  épaisses,  ses  cheveux  crépus,  ses  moustaches  peu  fournies. 
Il  semble  mal  à  l'aise  dans  ses  habits;  ses  mouvemens  trahissent  une 
gêne  continuelle,  et  l'on  souffre  pour  lui  de  sa  timidité.  Il  portait  une 
veste  de  drap  bleu  de  ciel  brodée  d'argent  et  un  fez  à  houppe  bleue; 
une  fustanelle  blanche,  des  guêtres  pareilles  à  la  veste,  et  des  babou- 
ches rouges,  complétaient  cet  élégant  costume.  La  reine  parle  le  fran- 
çais avec  beaucoup  de  facilité.  Elle  me  demanda  comment  j'avais 
trouvé  Athènes ,  et  comme  je  balbutiais  je  ne  sais  quelle  réponse 
mensongère,  elle  m'interrompit  en  me  disant  que  nécessairement 
ma  première  impression  avait  dû  être  un  peu  de  surprise.  «  Athènes 
est  un  nom  qui  parle  trop  à  l'imagination,  pour  qu'un  Français  sur- 
tout, dit-elle  en  souriant,  n'éprouve  pas  en  arrivant  un  mécompte; 
mais  la  ville  s'agrandit  tous  les  jours,  et  si  vous  revenez  dans  quelques 
années,  ajouta-t-elle  avec  beaucoup  de  grâce,  vous  la  trouverez  fort 
embellie.  »  La  reine  est  charmante;  elle  paraît  avoir  vingt-quatre  ans; 
sa  taille  est  svelte,  élancée;  sa  physionomie,  vive,  spirituelle;  ajoutez 


ATHÈNES  ET  LA  RÉVOLUTION  GRECQUE.  651 

à  cela  une  peau  très  blanche,  de  grands  cheveux  châtains,  de  belles 
épaules,  de  jolies  dents,  et,  chose  rare  chez  une  Allemande,  de  très 
petits  pieds  :  c'est  assurément  plus  qu'il  n'en  faut  pour  faire  d'une 
gracieuse  femme  une  déUcieuse  reine.  Elle  a  les  yeux  si  beaux,  qu'on 
trouve  tout  naturel  qu'elle  en  connaisse  la  puissance,  et  l'on  aime  à 
voir  cette  bouche  souriante,  cette  démarche  légère,  à  la  jeune  souve- 
raine d'un  peuple  qui  fut  le  plus  élégant  de  tous  les  peuples.  La 
reine  Amélie  est  d'ailleurs  une  femme  d'esprit;  elle  a  sur  le  roi  une 
grande  influence,  et  l'on  sait  qu'elle  a  beaucoup  contribué,  dans  les 
derniers  évènemens,  à  faire  fléchir  la  raideur  de  son  caractère. 

On  walsa  avec  frénésie  jusqu'à  cinq  heures  du  matin.  En  s'éloi- 
gnant  un  peu  du  tourbillon  des  danses,  on  pouvait  jouir  sur  l'avant 
du  vaisseau  d'un  spectacle  tout  différent.  Les  yeux  éblouis  par  l'éclat 
des  bougies  se  reposaient  tout  à  coup,  au  sortir  de  la  salle  du  bal, 
dans  les  molles  lueurs  d'un  beau  clair  de  lune;  tout  dormait  dans  le 
port;  la  silhouette  immobile  et  les  agrès  élégans  des  navires  à  l'ancre 
se  dessinaient  en  noir  sur  un  ciel  étoile.  Quelque  chose  de  doux 
flottait  dans  l'atmosphère,  on  entendait  à  la  fois  le  murmure  lointain 
de  la  mer  et  le  bruit  affaibli  de  la  fête.  Ces  walses,  on  se  rappelait  les 
avoir  entendues  en  France,  et  la  pensée  retournait  doucement  vers 
la  patrie  absente.  Ce  port,  c'était  le  Pirée!  Ces  astres,  qui  brillaient 
là  haut,  avaient  éclairé  les  splendeurs  d'Athènes;  par  une  nuit  sem- 
blable, ils  avaient  guidé  vers  ce  même  rivage  la  flotte  victorieuse  de 
Salamine  ! 

Alexis  de  Valon. 


% 


CHRONIQUE  DE  LA  QUINZAINE 


U  novembre  1843. 


La  majorité  de  la  reine  d'Espagne  vient  d'être  proclamée,  et  Isabelle  a 
prêté  serment  devant  les  cortès.  Quelques  anarchistes  à  part,  ainsi  que  quel- 
ques-uns de  ces  étroits  logiciens  qui  préfèrent  un  syllogisme  à  la  patrie , 
toutes  les  opinions,  tous  les  partis,  s'accordaient  à  reconnaître  qu'il  n'y  avait 
pas  un  autre  moyeu  de  salut  pour  l'Espagne.  Personne  n'était  plus  en  état 
d'en  garder  ou  d'en  prendre  le  gouvernement.  De  tous  les  côtés,  on  n'aper- 
cevait plus  que  des  ruines;  le  trône  seul  restait  debout.  C'est  autour  du  trône 
constitutionnel  que  devaient  se  rallier  à  la  hâte  tous  ceux  qui  ne  voulaient 
pas  livrer  leur  pays  aux  derniers  égaremens  de  l'anarchie,  et  préparer  ainsi 
le  retour  du  pouvoir  absolu;  car  il  reste  toujours  une  chance  au  despotisme, 
la  chance  de  se  voir  rappelé  comme  un  moyen  de  délivrance.  Les  nations , 
avant  tout,  veulent  exister,  et  lorsque  la  liberté  dégénère  en  un  profond  et 
incurable  désordre,  elles  préfèrent  la  servitude  à  la  mort. 

Les  cortès  ont  bien  mérité  de  la  patrie.  La  majorité  de  la  reine  a  été  pro- 
clamée à  la  presque  unanimité.  C'était  évidemment  le  verdict  du  pays.  Aucun 
parti  ne  peut  revendiquer  l'honneur  ni  les  avantages  de  la  mesure  :  elle  leur 
appartient  à  tous.  Le  décret  des  cortès  est  un  fait  éminemment  national. 
C'est  l'Espagne  déclarant  formellement  à  don  Carlos,  à  Espartero,  à  la  répu- 
blique, qu'ils  sont  tous  également  repoussés  par  le  pays. 

L'ordre  légal  recommence  enfin  en  Espagne.  Un  gouvernement  régulier 
se  mettra  à  l'œuvre,  et  il  trouvera  devant  lui  une  tâche  bien  difficile  et  bien 
rude.  Le  désordre  est  au  comble  dans  les  finances,  dans  l'administration, 
dans  l'armée.  Partout  les  traditions  du  despotisme  et  les  désordres  de  Tanar- 


REVUE.  —  CHRONIQUE.  65.3 

chie  se  sont  mêlés  d'une  si  étrange  façon,  que  l'ordre  et  la  liberté  en  ont 
également  disparu.  La  bureaucratie  n'a  de  puissance  que  pour  égarer  les 
administrés  dans  un  dédale  inextricable  de  difficultés  et  de  lenteurs,  et  pour 
vendre  ses  services  au  plus  offrant.  L'armée ,  surchargée  d'officiers  sans 
troupe,  créatures  de  tous  les  pouvoirs  éphémères  qui  se  sont  rapidement 
succédé  en  Espagne ,  a  besoin  d'une  main  ferme  et  prudente  qui  la  réorga- 
nise. Le  pouvoir  municipal  déborde  de  toutes  parts  et  paralyse  à  chaque  in- 
stant les  forces  du  gouvernement  national.  Si  les  cortès  ne  trouvent  pas  le 
moyen  de  ramener  ce  pouvoir  dans  ses  justes  limites ,  si  elles  acceptent  ce 
retour  du  moyen-âge  avec  tous  ses  principes  dissolvans,  c'en  est  fait  de  l'unité 
espagnole,  de  la  force  du  pays,  de  la  grandeur  de  l'Espagne.  Royaume  no- 
minal, elle  ne  serait  en  réalité  qu'une  permanente  anarchie,  comme  les 
royaumes  du  xiii^  siècle. 

A  ces  graves  difficultés  viennent  s'ajouter  les  rivalités  des  partis  et  les  dis- 
sentimens  des  hommes  considérables  du  pays.  La  coalition  a  fait  son  œuvre, 
il  est  juste  de  le  reconnaître  :  elle  a  tenu  ses  promesses,  la  reine  est  majeure; 
l'Espagne  a  un  gouvernement  régulier.  Cependant  on  espérait  plus  encore  du 
parti  parlementaire;  on  espérait  que  par  l'accord  de  ses  chefs,  par  leurs  forces 
réunies,  il  offrirait  à  la  reine  les  moyens  de  réaliser  le  bien  que  l'Espagne  attend 
du  nouvel  ordre  de  choses.  Ces  espérances  paraissent  vaines  :  le  parti  parle- 
mentaire est  déjà  brisé.  M.  Olozaga  et  M.  Cortina  ne  marchent  plus  ensemble; 
l'ambition  les  sépare.  Le  gouvernement  de  l'Espagne  ne  leur  paraît  pas  une 
assez  grande  chose  pour  pouvoir  tous  s'y  placer  en  même  temps  et  s'y  trouver 
à  l'aise.  11  est  juste  cependant  d'ajouter  que  ce  n'est  pas  à  M.  Olozaga  qu'on 
doit  imputer  la  rupture.  Il  n'en  est  pas  l'auteur,  l'auteur  direct  du  moins.  Il 
paraissait  au  contraire  disposé  à  accepter  le  concours  de  son  rival  en  talent 
et  en  influence,  M.  Cortina;  mais  il  a  oublié  peut-être  combien  il  faut  de 
mesure ,  de  ménagemens  et  de  prudence  pour  qu'une  alliance  de  cette  nature 
devienne  possible  et  obtienne  quelque  durée.  Sans  doute,  la  parfaite  égalité 
de  situation  de  deux  ministres  dirigeans  dans  un  même  cabinet  est  une  chi- 
mère. Au  fait,  il  est  impossible  que  l'un  ne  finisse  pas  par  se  placer  quelque 
peu  au-dessus  de  l'autre,  ou  par  ses  talens,  ou  par  ses  antécédens,  ou  par  ses 
liaisons  politiques ,  bref  par  une  circonstance  quelconque,  ne  fût-ce  que  par 
un  caprice  de  l'opinion.  C'est  là  le  danger  de  ces  alliances,  danger  certain, 
inévitable,  permanent  comme  l'amour-propre  de  l'homme.  A  Dieu  ne  plaise 
que  nous  refusions  de  croire  à  la  vertu  !  mais  la  vertu  est  chose  admirable 
parce  qu'elle  est  bonne  et  belle  en  soi ,  parce  qu'elle  est  rare,  et  parmi  les 
actes  de  dévouement,  le  plus  rare,  le  plus  difficile  est  celui  qui  consiste, 
non  à  faire  une  fois  un  grand  et  éclatant  sacrifice,  mais  à  ne  pas  sentir  les 
piqûres  de  tous  les  instans,  à  se  dissimuler  à  soi-même  ce  à  quoi  personne  ne 
fait  attention,  et  dont  nul  ne  nous  sait  gré,  pas  même  celui  qui  profite  de 
votre  résignation.  Quoi  qu'il  en  soit,  c'est  surtout  au  début  que  les  ménage- 
mens sont  nécessaires ,  lorsque  les  circonstances  du  pays  exigent  un  minis- 


654  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

tère  fie  coalition  composé  d'hommes  nouveaux.  Aucun  d'eux  n'ayant  encore 
de  titre  reconnu  et  incontest  ible  à  la  première  place ,  chacun  rencontre  des 
amours-propres  prêts  à  se  révolter,  des  chefs  dont  l'armée  partage  et  irrite 
les  passions.  C'est  un  camp  féodal:  on  croyait  aujourd'hui  marcher  demain 
tous  ensemble  à  l'ennemi;  demain  cliaque  bannière  reprend  le  chemin  de  son 
manoir,  heureux  encore  si  les  confédérés  ne  tournent  pas  leurs  armes  les  uns 
contre  les  autres. 

Ces  observations  ont  peut-être  échappé  à  M.  Olozaga  dans  le  moment 
décisif.  Ambiissadeur  en  France,  investi  de  hautes  fonctions  dans  la  maison 
de  la  reine,  peut-être  a-t-il  cru  et  laissé  trop  entendre  que  sa  place  était 
marquée,  et  qu'il  ne  pouvait  en  exister  une  autre  au  même  niveau. 

Quoi  quMl  en  soit,  toujours  est-il  que  M.  CÔrtina  n'a  point  accepté  la  situa- 
lion  quelque  peu  secondaire  que  M.  Olozaga  paraissait  lui  laisser.  Il  a  été 
franc  et  sincère,  il  n'a  pas  su  être  généreux  dans  l'intérêt  de  son  pays.  Avocat 
de  renom  et  de  grande  dientelle,  M.  Cortina  n'a  pas  hésité.  Il  a  préféré 
le  gouvernement  de  l'opposition,  qui  lui  laisse  sou  cabinet  d'avocat,  au  gou- 
vernement du  pays,  qui  le  lui  enlevait  sans  lui  donner  ni  une  pleine  satisfac- 
tion d'amour-propre  ni  une  garantie  de  durée.  Une  fois  sa  résolution  prise, 
nul  n'a  pu  certes  l'accuser  de  duplicité.  Il  a  brusquement,  nettement  changé 
de  situation  et  de  langage.  Il  est  rentré  dans  son  camp  particulier,  et  il  n'est 
pas  besoin  d'ajouter  qu'il  y  a  ramené  la  plupart  de  ses  amis.  C'est  là  ce  qui 
rend  la  position  difficile  pour  tout  le  monde,  car  M.  Olozaga  appartenait  au 
même  camp.  Il  y  trouvait,  lui  aussi,  son  importance  politique  et  ses  force? 
Tout  naturellement  leurs  amis  communs  se  sont  divisés  comme  les  chef> 
mais  tout  naturellement  encore  les  tendances  des  progressistes  étant  vers  l'op- 
position, le  gros  bataillon  est  probablement  resté  avec  M.  Cortina,  et  M.  Olo- 
zaga ne  peut  amener  au  parti  gouvernemental  que  quelques  hommes  fatigués 
du  rôle  d'opposans  ou  dévoués  à  sa  personne.  S'il  eu  est  ainsi,  la  situation 
de  M.  Olozaga  lui-même  se  trouverait  profondément  altérée.  N'amenant  aux 
modérés  qu'un  faible  renfort,  il  n'est  plus  le  maître  de  la  position;  il  doit 
recevoir  plus  qu'il  ne  donne.  Au  lieu  d'être  le  chef  vrai  et  reconnu  du  parti 
gouvernemental,  il  n'en  serait  plus  que  l'homme  d'affaires  et  l'instrument. 

C'est  dire  que  la  situation  politique  à  Madrid  est  loin  d'être  simple  et 
facile.  Elle  amènera  peut-être  plus  d'une  péripétie.  Nous  croyons  néan- 
moins que  tout  s'y  passera  dans  les  limites  de  la  légalité.  Nous  persistons 
à  penser  que  l'Espagne  touche  aux  derniers  jours  de  sa  longue  et  sanglante 
anarchie.  Le  vote  sur  la  question  de  la  majorité  de  la  reine  a  suffisamment 
démontré  que  les  partis  ayant  quelque  force  et  quelque  avenir  ne  veulent 
désormais  se  rencontrer  et  se  mesurer  que  sur  le  terrain  de  la  monarchie  con- 
stitutionnelle et  par  des  débats  parlementaires.  Les  partis  ont  une  sagacité 
instinctive  qui  ne  les  trompe  guère.  Ils  sentent  que  le  pays  est  fatigué  d»' 
guerre  civile,  et  que,  loin  de  leur  prêter  aide  et  appui,  il  prendrait  en  hor 
reur  les  auteurs  de  nouvelles  luttes  et  de  nouveaux  désordres. 


REVUE  —  CHRONIQUE.  655 

Les  évènemena  de  la  Catalogne  et  de  TAragon  ont  dii  dessiller  les  yeux  de 
quiconque  a  conservé  en  Espagne  quelque  peu  de  raison  et  quelques  sentimem 
honnêtes.  L'isolement  où  le  pays  a  laissé  ces  bandes  de  frénétiques  prouv 
assez  que  leur  drapeau  n'est  pas  le  drapeau  national.  Les  rebelles  avaient  a 
faire  à  un  gouvernement  provisoire,  faible,  incertain  de  lui-même;  ils  n'on 
pu  néanmoins  le  détruire.  Leur  exemple,  leurs  succès  momentanés,  n'ont  se 
dûit  personne.  Ils  se  sont  trouvés  renfermés  par  la  force  des  choses  comme 
dans  un  cercle  de  fer;  ils  ont  laissé  au  gouvernement  tout  le  temps  qui  lui 
était  nécessaire  pour  réunir  ses  forces,  pour  organiser  la  résistance.  La  ré- 
volte ne  succombe  pas  sous  un  coup  d'éclat,  elle  meurt  d'épuisement  et 
d'impuissance.  C'est  alors,  et  ce  n'est  qu'alors  que  l'ordre  public  peut  compter 
SUE  l'avenir.  Un  autre  fait  vient  de  prouver  que  la  faction  anarchiste  est  aux 
abois.  Ce  fait,  c'est  l'assassinat  qu'on  vient  de  tenter  sur  Narvaez  :  c'est  l'his- 
toire de  toutes  les  factions  qui  n'ont  d'autre  principe,  d'autre  but  que  l'anar- 
chie. Après  l'insurrection,  l'assassinat.  C'est  par  l'assassinat  qu'elles  achèvent 
de  se  démasquer  et  de  se  perdre,  car  ce  jour-là  le  pays  les  prend  en  horreur; 
elles  ont  profondément  blessé  la  conscience  publique  :  plus  de  doute,  plus  de 
prestiges,  les  formes  et  les  apparences  de  la  guerre  ne  sont  plus  là  pour  faire 
illusion  aux  esprits  et  jeter  le  doute  dans  les  consciences.  Ceux  qui,  dans  un 
moment  d'exaltation ,  d'égarement,  acceptent  le  rôle  et  le  nom  de  combat- 
tans,  fût-ce  même  contre  les  lois  de  leur  pays ,  ne  veulent  pas  du  nom  d'as- 
sassins. Ne  calomnions  pas  la  nature  humaine  :  l'assassinat,  surtout  lorsqu'il 
n'est  pas  revêtu  des  formes  légales,  n'est  jamais  résolu  que  par  un  petit 
nombre  d'hommes.  Il  est  le  fait  de  quelques  individus,  il  n'est  pas  le  fait  d'un 
parti,  du  moins  d'un  parti  nombreux.  Les  assassins  s'isolent,  leurs  amis 
eux-mêmes  les  abandonnent;  non-seulement  ils  ne  veulent  plus  être  leurs 
alliés,  ils  ne  veulent  pas  même  l'avoir  été. 

Les  affaires  d'Orient  paraissent  devoir  présenter  sous  peu  de  nouvelles 
difficultés  et  de  graves  complications.  Sans  se  manfîester  encore  par  des  faits 
considérables,  éclatans,  la  décadence  progressive  de  la  Turquie  se  révèle  par 
des  signes  non  équivoques.  Le  gouvernement  est  sans  prévoyance  et  sans 
force:  il  n'est  plus  occupé  qu'à  réprimer  tardivement,  honteusement,  les 
désordres  qu'il  est  hors  d'état  de  prévenir.  Comment  en  serait-il  autrement.^ 
Quelle  force,  quelle  dignité  peut  avoir  un  gouvernement  qu'hier  encore  la 
Russie  foulait,  pour  ainsi  dire,  aux  pieds  dans  les  affaires  de  la  Serbie.?  Les 
Turcs,  à  la  fois  orgueilleux  et  barbares,  s'irritent  d'une  faiblesse,  d'une  dé- 
cadence qu'ils  ne  peuvent  pas  ne  pas  apercevoir,  mais  dont  ils  sont  loin  de 
comprendre  les  causes.  Ils  l'attribuent  au  contact  de  la  Porte  avec  les  puis- 
sances chrétiennes.  Ce  qui  est  une  nécessité,  et  ce  qui  leur  serait  un  moyen  de 
saiat,  s'ils  pouvaient  en  profiter,  ne  leur  paraît  qu'une  faute  dont  s'indigne 
leur  brutale  arrogance.  De  là  ces  insultes  aux  pavillons  chrétiens,  de  là  ces 
odieuses  et  sanglantes  exécutions  qu'impose  au  pouvoir  une  intolérance  qui 
a'est  plus  de  notre  siècle,  même  en  Turquie.  La  Porte  finira  par  lasser  la 


656  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

patience,  presque  infinie  cependant,  des  cabinets  européens.  D'un  autre 
côté,  ses  sujets  bravent  tous  les  jours  plus  ouvertement  un  pouvoir  qui  ne 
sait  plus  ni  les  gouverner  ni  les  défendre.  Les  insurrections  ne  peuvent  pas 
ne  pas  se  multiplier  dans  l'empire  ottoman.  Les  deux  élémens  qu'il  renferme, 
et  que  la  force  a  pu  seule  contenir  jusqu'ici  dans  la  même  enceinte ,  sont 
aujourd'hui  aux  prises,  et  la  lutte  ne  peut  finir  que  par  leur  séparation.  Il 
est  aujourd'hui  impossible  qu'aux  portes  de  l'Europe  des  millions  de  chré- 
tiens demeurent  asservis  par  des  Turcs.  Ce  sont  là  des  faits  d'une  autre 
époque,  qui  se  prolongent  sans  doute,  pendant  quelques  années,  dans  l'épo- 
que qui  les  repousse,  mais  ils  se  prolongent  en  s'a f faiblissant,  et  rien  ne 
peut  leur  rendre  la  puissance  et  la  vie.  C'est  ainsi  qu'on  retrouve  encore  en 
Europe  quelques  restes  de  la  féodalité;  cependant  le  principe  féodal  n'existe 
plus,  et  il  n'est  donné  à  personne  de  le  faire  revivre.  La  domination  musul- 
mane sur  les  peuples  chrétiens  aura  dans  sa  chute  un  cours  beaucoup  plus 
rapide  que  la  féodalité,  non-seulement  parce  que  les  idées  et  les  faits  mar- 
chent plus  vite  aujourd'hui  qu'ils  ne  marchaient  il  y  a  trois  siècles,  mais  aussi  ^ 
parce  que  cette  domination  a  moins  de  forces  propres  et  plus  d'ennemis  que 
n'en  avait  le  système  féodal. 

La  Porte  ne  peut  plus  compter  que  sur  la  prudence  des  cabinets  euro- 
péens. Pour  en  profiter,  il  lui  faudrait  une  habileté  et  une  réserve  qu'elle 
n'a  pas.  Sa  faiblesse,  ses  imprudences  et  ses  intrigues  font  sans  cesse  éclater 
l'insurrection  et  le  désordre  sur  tous  les  points  de  l'empire.  Aujourd'hui 
les  Bosniens,  demain  les  Albanais;  aujourd'hui  un  pacha,  demain  un  autre; 
l'insurrection  est  la  pensée  commune;  on  veut  toute  chose,  hormis  le  gou- 
vernement de  la  Porte.  Dans  ce  moment,  c'est  le  gouverneur  du  Sennaar, 
Abmed-Pacha,  qui  lève  l'étendard  de  la  révolte,  non  à  la  vérité  contre  le 
sultan,  mais  contre  le  vice-roi  d'Egypte.  Aussi  doit-on  se  demander  avant 
tout  si  ce  n'est  pas  là  l'effet  de  quelque  intrigue,  une  révolte  commandée,  et 
dont  peut-être  la  Porte  ene-même  serait  complice.  Nous  ne  pouvons  rien 
affirmer;  mais  si,  par  aventure,  le  divan  avait  trempé  dans  ce  complot,  il 
aurait  bien  mal  compris  les  intérêts  de  l'empire  ottoman.  Ce  n'est  pas  en 
excitant  des  troubles,  en  amenant  des  chocs,  en  forçant  les  puissances  à  s'oc- 
cuper de  ses  affaires,  qu'il  en  prolongera  la  chétive  existence.  C'est  au  con- 
traire en  s'abstenant  de  tout  mouvement  brusque,  en  ne  faisant  pas  de  brui 
en  se  laissant  en  quelque  sorte  oublier.  lui  Porte  ne  devrait  avoir  qu'une 
seule  pensée  :  la  réforme  de  son  administration  intérieure;  mais  très  proba- 
blement nous  lui  demandons  l'impossible.  Toute  réforme  sérieuse  et  efficiu 
suppose  lumières  et  puissance. 

Quoi  qu'il  en  soit ,  nos  espérances  et  nos  vœux  ne  sont  pas  là.  Ils  sont  en 
Grèce,  dans  ce  petit  royaume  qui  est,  à  nos  yeux ,  comme  le  germe  du  grand 
état  qui  doit  un  jour  hériter  de  tout  ce  que  l'empire  ottoman  renferme  d'eu- 
ropéen et  de  chrétien.  Un  jour,  la  question  sera  nettement  posée,  c'est  : 
question  de  savoir  si  la  succession  doit  s'ouvrir  au  profit  de  la  Russie  ou  du 


REVUE.  —  CHRONIQUE.  657 

royaume  grec,  bien  petit  état  sans  doute  en  comparaison  de  son  terrible 
(  ompétiteur;  mais,  selon  toutes  probabilités,  le  petit  état  aura  pour  lui  l'Eu- 
ope,  et  l'équilibre  sera  ainsi  rétabli.  La  Russie,  dit-on,  voit  de  très  mau- 
ais  œil  la  révolution  grecque  et  l'établissement  d'une  constitution.  On  peut 
le  croire  sans  peine;  il  serait  ridicule  à  la  Russie  de  s'en  montrer  satisfaite. 
Pourtant,  si  l'Angleterre  et  la  France  sont  d'accord,  c'est  à  peu  près  comme 
si  la  Russie  était  seule  de  son  avis.  Si  l'Autricbe  et  la  Prusse  ont  pu  ne  pas 
approuver  le  mouvement  grec,  elles  n'ont  aucun  intérêt  à  se  séparer,  dans 
ce  cas,  de  l'Angleterre  et  de  la  France.  La  Grèce  constitutionnelle  et  paisible 
leur  vaut  mieux  que  la  Grèce  agitée  et  pouvant  d'un  instant  à  l'autre 
devenir  la  cause  d'un  embarras  pour  l'Europe. 

C'est  aux  Grecs  qu'il  appartient  de  se  tenir  sur  leurs  gardes  et  de  ne  pas 
donner  prise  à  leurs  ennemis.  En  se  jetant  dans  l'anarchie,  ils  compro- 
mettraient un  noble  et  brillant  avenir.  La  chrétienté  a  les  yeux  sur  eux, 
prête  à  les  maudire  s'ils  se  montrent  indignes  du  grand  rôle  que  la  Providence 
paraît  leur  avoir  réservé. 

On  dit  qu'une  vaine  tentative  de  contre-révolution  a  eu  lieu  à  Athènes  dans 
la  nuit  du  9  au  10  octobre,  et  on  ajoute  que  l'auteur  de  cette  tentative  se 
trouve  aujourd'hui  à  Munich  ,  qu'il  est  traité  avec  une  grande  distinction  , 
qu'il  habite  le  château ,  et  sort  dans  les  équipages  de  la  cour.  Rien  de  plus 
naturel  et  de  plus  légitime  que  d'accueillir  un  réfugié  politique;  mais  il  est 
moins  naturel,  si  le  fait  est  vrai ,  d'en  faire  l'hôte  et  le  protégé  du  père  du 
roi  Othon. 

Le  jury  a  prononcé  à  Dublin  la  mise  en  accusation  d'O'Connell.  En  lisant 
les  détails  de  cette  procédure,  en  voyant  à  quelles  minuties  on  s'attache  de 
part  et  d'autre,  en  se  représentant  le  houWhnt  agitateui^  tranquillement 
assis  à  côté  de  son  avoué  qui  soulève  je  ne  sais  quel  minime  incident  de 
forme,  on  est  tenté  de  se  demander  si  on  n'a  pas  été  dupe  d'une  illusion, 
si  cette  bruyante  affaire  du  repeal  a  été  autre  chose  qu'une  comédie.  Voilà 
le  maître  de  l'Irlande ,  l'idole  de  ce  peuple  si  vif  et  si  dévoué,  traduit  à  la 
barre  d'un  tribunal,  accusé,  et  il  n'y  a  pas  même  l'indice  d'une  émotion 
■jublique,  et  les  choses  se  passent  plus  paisiblement  qu'elles  ne  se  passeraient 
liez  nous,  si  cinq  ou  six  communes  étaient  intéressées  dans  une  question  de 
vaine  pâture.  Est-ce  sagesse?  est-ce  indifférence?  ou  bien  le  peuple  aurait-il 
reconnu  qu'on  l'avait  mené  trop  loin,  par  cela  même  que  la  justice  du  pays 
vient  demander  compte  des  faits  du  repeal  à  ceux  qui  en  ont  été  les  prin- 
cipaux auteurs?  Ce  qu'il  y  a  de  remarquable,  c'est  que  les  accusés  ne  parais- 
sent pas  désirer  une  prompte  solution  de  la  question  judiciaire.  Évidemment 
ils  ont  cherché  des  moyens  dilatoires.  Dans  quelle  vue  ?  dans  quel  but?  Toute 
conjecture  serait  hasardée.  Cela  peut  tenir  à  des  circonstances  toutes  particu- 
lières, et  dont  il  est  impossible  à  un  étranger  de  se  rendre  compte.  Toujours 
est-il  que  ces  incidens,  ces  retards  et  ces  petites  combinaisons  judiciaires 
prouvent  qu'un  verdict  d'acquittement  ne  peut  pas  être  enlevé  de  haute  lutte, 

TOME  IV.  43 


658  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

qu'il  faut  calculer  ses  chances  et  ne  rien  négliger;  bref,  que  c'est  un  procès 
comme  un  autre. 

Il  n'est  pas  moins  xraï  que  le  gouvernement  anglais  doit  plus  que  jamais 
fixer  son  attention  sur  l'état  du  pays,  non-seulement  en  Irlande,  mais  dans 
la  Grande-Bretagne  tout  entière.  Évidemment,  le  pays  se  couvre  d'associa- 
tions plus  ou  moins  redoutables.  Sans  doute,  leur  but  n'est  pas  le  même,  et 
la  diversité  de  leurs  vues  en  atténue  les  dangers  en  en  divisant  les  forces. 
Elles  ont  cependant  un  point  commun ,  la  haine  de  ce  qui  existe.  Ici  les  Irlan- 
dais ,  là  les  chartistes,  ailleurs  les  pauvres ,  et  puis  l'association  pour  le  suf- 
frage universel,  et  puis  d'autres  associations  encore,  toutes  organisées,  nom- 
breuses, actives,  remuantes.  Ce  n'est  pas  là  un  fait  sur  lequel  des  hommes 
d'état  puissent  fermer  les  yeux.  C'est  le  travail  de  la  société  anglaise  qui  aspire 
au  principe  moderne  de  l'égalité  civile.  Le  problème,  à  nos  yeux,  est  toujours 
le  même.  Il  ne  s'agit  pas  de  savoir  si  l'Angleterre  atteindra  ou  non  ce  but  :  sa 
haute  civilisation  lui  en  fait  une  nécessité;  il  s'agit  de  savoir  si  elle  parviendra 
la  première  à  l'atteindre  sans  secousse  et  bouleversement,  sans  révolution. 
C'est  là  un  magnifique  exemple  à  donner  au  monde,  une  sublime  mission 
à  remplir.  L'Angleterre  y  travaille  depuis  vingt  ans.  Tout  ami  de  l'huma- 
nité doit  faire  des  vœux  pour  qu'elle  achève  une  œuvre  qu'il  est  déjà  bean 
d'avoir  tentée. 

Dans  l'Amérique  du  Sud ,  une  lutte  acharnée  entre  Buénos-Ayres  et  Mon- 
tevideo ne  cesse  d'ensanglanter  les  rives  du  Rio  de  la  Plata.  On  désespère  de 
voir  jamais  un  ordre  de  choses  régulier  s'établir  dans  ces  malheureuses  con- 
trées. Il  est  à  regretter  que  des  Français  aient  cru  devoir  prendre  part  à  des 
querelles  qui  leur  étaient  étrangères.  On  nous  communique  à  ce  sujet  une  note 
assez  étendue  d'un  témoin  oculaire  et  digne  de  foi  :  nous  la  donnons  ci-des- 
sous, par  extrait;  la  question  y  est  nettement  posée  et  sérieusement  discutée. 
Les  journaux  nous  ont  appris  qu'une  convention  avait  été  signée  entre  le 
consul  de  France  et  le  général  Oribe,  qui  commande  l'armée  de  Rosas  devant 
Montevideo,  convention  d'après  laquelle  :  1°  aucun  Français  ne  devait  être 
inquiété  pour  le  passé;  2"  nul  ne  pourrait  pénétrer  dans  le  domicile  d'un 
Français  qu'en  vertu  d'un  acte  écrit  de  l'autorité  supérieure;  3**  dans  le  cas  où 
Montevideo  serait  pris  d'assaut,  le  pavillon  français  couvrirait  les  habitations 
où  il  serait  arboré ,  et  d'ailleurs  des  passeports  seraient  donnés  à  tous  les 
Français  qui  en  demanderaient. 

Le  Mexique  aussi  se  trouve  livré  à  la  violence  des  factions  et  fait  de  vains 
efforts  pour  obtenir  enfin  un  gouvernement  stable  et  régulier.  Le  Brésil  et  le 
Chili  exceptés,  il  n'y  a  dans  l'Amérique  du  Sud  qu'agitation  et  désordre.  Le 
Mexique  est  sérieusement  aux  prises  avec  l'Angleterre  pour  une  insulte  que 
Santa-Anna  aurait  faite  au  pavillon  anglais  dans  une  fête  publique.  D'un 
autre  côté,  un  décret  vient  d'interdire  aux  étrangers  tout  commerce  de  détail 
dans  toute  l'étendue  du  territoire  mexicain  :  mesure  brutale  et  qui,  si  elle 
n'était  pas  rapportée  sur  la  demande  des  gouvernemens  étrangers,  tournerait 


REVUE.  —  CHRONIQUE.  659 

au  préjudice  du  Mexique  lui-même.  Est-ce  ainsi  qu'il  attirera  chez  lui  ce  dont 
il  a  le  plus  besoin,  l'industrie  et  les  capitaux  de  l'Europe?  En  fixant  ses  re- 
gards sur  l'Amérique  du  Sud,  on  est  douloureusement  frappé  de  l'impossi- 
bilité où  elle  paraît  être  de  se  donner  un  gouvernement  éclairé  et  régulier. 
Voilà  bientôt  trente-cinq  ans  qu'elle  s'efforce  en  vain  de  se  constituer,  et 
certes,  pendant  cette  longue  période,  les  communications  avec  l'Europe,  les 
conseils,  les  secours,  ne  lui  ont  pas  manqué.  L'indépendance  de  ces  états  a 
été  reconnue,  et  il  y  a  long-temps  que  l'Espagne  ne  leur  inspire  plus  aucune 
crainte  et  n'est  plus  pour  les  Américains  une  cause  ou  un  prétexte  d'agita- 
tion. D'où  vient  donc  cette  impuissance?  Tient-elle  à  la  race  ou  aux  antécé- 
dens  du  pays  ?  Il  y  a  là  une  curieuse  étude  à  faire.  Ils  sont  maîtres  d'eux- 
mêmes;  les  instincts  sociaux,  les  sentimens  de  l'ordre,  ne  leur  sont  pas  étran- 
gers; le  pays  possède  d'immenses  ressources  naturelles;  l'Europe  y  a  versé 
d'énormes  capitaux.  A  l'aide  de  ces  données,  on  ferait  à  priori  de  l'Amérique 
du  Sud  une  histoire  qui  serait  tout  juste  le  contraire  de  la  vérité. 

A  l'intérieur,  la  vie  politique,  suspendue  en  quelque  sorte  par  les  plaisirs 
de  l'automne ,  n'a  pas  encore  repris  son  cours.  En  attendant  la  saison  par- 
lementaire, les  débats  quotidiens  n'ont  pour  s'alimenter  que  les  entreprises 
del'épiscopat  et  la  polémique  religieuse.  Espérons  que  cette  polémique  touche 
à  sa  fin,  et  que  la  déclaration  d'abus  qui  a  frappé  M.  l'évêque  de  Châlons 
portera  ses  fruits. 

Le  conseil-général  de  la  Seine  vient  de  terminer  sa  sessionde  1843.  En  par- 
courant les  procès-verbaux  de  ses  délibérations,  on  est  frappé  de  l'importance 
des  questions  qu'il  a  abordées  et  de  la  sagesse  des  avis  qu'il  a  émis,  des  vœux 
qu'il  a  exprimés.  Nous  avons  remarqué  en  particulier  son  avis  sur  la  suppres- 
sion de  la  vaine  pâture,  le  dessèchement  et  le  reboisement  des  terrains  propres 
à  ces  opérations,  son  vœu  relatif  à  l'importation  des  bestiaux,  vœu  parfaite- 
ment rédigé  et  par  lequel  le  conseil  demande  avec  une  nouvelle  instance  que 
les  bœufs  maigres  soient  admis  en  franchise,  que  le  droit  sur  tous  les  autres 
bestiaux  soit  perçu  au  poids  et  non  par  tête,  et  enfin  que  le  droit  pour  cette 
perception  soit  uniforme  et  réglé  de  manière  à  apporter  une  nouvelle  diminu- 
tion sur  les  droits  de  douane  à  l'entrée  des  bestiaux.  Il  insiste  également  sur 
une  réforme  de  notre  régime  hypothécaire  et  de  la  législation  relative  aux 
brevets  d'invention.  Nous  aimons  à  croire  que  le  ministère  prendra  ces  avis 
et  ces  vœux  en  très  sérieuse  considération,  et  que  nous  pourrons  déjà  en  voir 
quelques  résultats  à  la  session  prochaine.  L'ouverture  en  est  fixée,  dit-on, 
au  26  décembre. 


Les  différends  que  le  gouvernement  français  a  eus  depuis  1830  avec  les 
états  de  l'Amérique  ont  tous  été  suscités  par  les  plaintes  de  ceux  de  nos  na- 
tionaux qui  résident  dans  les  diverses  parties  du  Nouveau-Monde.  La  France, 

43. 


660  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

jalouse  de  sa  dignité ,  a  exigé  des  réparations  :  elle  les  a  obtenues ,  tantôt 
par  la  force  des  armes,  tantôt  par  l'entremise  d'un  médiateur. 

Enhardis  par  ces  précédens,  les  Français  qui  quittent  leur  patrie  et  traver- 
sent l'Océan  pour  aller  sous  d'autres  climats  tenter  les  hasards  de  la  fortune, 
sont  généralement  enclins  à  penser  que  non-seulement  la  sollicitude  de  la 
France  doit  les  suivre  partout  où  ils  portent  leurs  pas,  mais  que  sa  puissance 
matérielle  doit  être  sans  cesse  à  leur  disposition.  Si ,  au  grief  le  plus  léger 
qu'ils  se  croient  en  droit  de  reprocher  à  la  nation  qui  les  a  accueillis ,  des 
forces  imposantes  ne  sont  pas  toujours  prêtes  à  agir  pour  obtenir  une  prompte 
et  éclatante  réparation ,  ils  accusent  le  gouvernen^nt  de  pusillanimité,  et  le 
représentent  comme  courbant  lâchement  la  tête  devant  le  chef  d'une  petite  re- 
publique. Ne  dirait-on  pas  que  la  puissance  de  la  France  doit  se  mettre  au 
service  de  tous  les  caprices  et  de  toutes  les  folies  de  l'intérêt  individuel? 

Cette  remarque  s'applique  à  la  conduite  que  les  Français  établis  à  Mon- 
tevideo ont  cru  devoir  tenir  au  moment  où  cette  capitale  de  la  république 
orientale  de  l'Uruguay  était  menacée  par  l'armée  de  Rosas.  C'est  sur  les  lieux 
mêmes ,  et  en  suivant  attentivement  la  marche  des  évènemens ,  que  nous 
avons  cherché  à  connaître  les  motifs  qui  l'avaient  suggérée ,  et  les  effets  qui 
en  sont  résultés.  Il  importe,  pour  l'apprécier,  de  bien  connaître  d'abord  la 
position  respective  des  parties  belligérantes  au  moment  où  l'amiral  Massieu 
de  Clerval  a  paru,  avec  sa  division,  dans  le  Rio  de  la  Plata. 

Le  Cerrito ,  petite  éminence  située  à  six  milles  au  nord  de  la  ville ,  était 
occupé  par  l'avant-garde  de  l'armée  de  Rosas,  composée  de  cinq  mille 
hommes  sous  les  ordres  d'Oribe. 

A  la  suite  du  combat  de  l'Arroyo-Grande ,  le  général  Riveira ,  après  avoii 
rallié  les  débris  de  son  armée ,  s'était  retiré  vers  les  frontières  du  Brésil  pour 
s'y  réorganiser,  et  avec  le  dessein  de  harceler  l'ennemi  tout  en  évitant  les 
affaires  décisives.  Jusqu'à  ce  jour,  Riveira  n'a  pas  dévié  de  cette  ligne  de  con- 
duite. 

La  ville  de  Montevideo  était  défendue  par  quatre  mille  hommes  de  troupe- 
régulières;  une  ceinture  de  fortifications  devait  opposer  une  vigoureuse  résis- 
tance aux  assaillans,  si  jamais  il  leur  fût  venu  dans  l'esprit  de  tenter  l'assaut. 

Le  point  culminant  des  environs ,  le  Cerro ,  dont  la  base  forme  une  des 
pointes  qui  protègent  la  petite  rade  et  au  sommet  duquel  est  construit  un 
fort  assez  considérable ,  était  au  pouvoir  des  défenseurs  de  la  République 
Orientale.  Certes,  pour  ceux  qui  ont  examiné  tous  ces  moyens  de  défense 
dus  au  zèle  et  au  patriotisme  du  général  Paz,  il  était  puéril  de  croire  que 
sans  artillerie  de  siège,  l'ennemi  eût  jamais  osé  tenter  une  attaque  sérieusr 

Si ,  immédiatement  après  le  combat  de  l'Arroyo-Grande  et  la  défaite  près 
que  complète  de  Riveira,  le  lieutenant  de  Rosas  eût  marché  sur  Montevideo 
nul  doute  que  cette  ville,  alors  sans  défense,  ne  se  fût  rendue  sans  coup 
férir;  mais,  le  vainqueur  n'ayant  pas  su  profiter  de  sa  victoire,  les  habitan'»' 
de  Montevideo,  revenus  peu  à  peu  de  la  terreur  où  les  avait  plongés  la  défait' 


REVUE.  —  CHRONIQUE.  661 

de  leur  général ,  se  décidèrent  à  faire  face  à  l'orage.  Leur  résolution  fut 
efficace.  Seulement,  maître  absolu  de  la  campagne,  il  ne  fut  pas  difficile 
pour  Oribe  d'intercepter  toute  espèce  de  communication  entre  la  ville  et  l'ex- 
térieur. 

Le  commerce  dut  évidemment  se  ressentir  de  cet  état  de  choses.  La  ligne 
decirconvallation  devenait  chaque  jour  plus  difficile  à  franchir.  Le  commerce 
par  mer,  le  cabotage,  n'était  guère  plus  aisé.  Brown,  avec  l'escadrille  argen- 
tine composée  de  sept  voiles ,  exerçait  une  surveillance  sévère  sur  toutes  les 
parties  de  la  côte  :  il  rencontrait  d'autant  moins  d'obstacles  que  ses  adver- 
saires n'avaient  pas  un  seul  bâtiment  de  guerre  à  lui  opposer. 

Cette  situation,  dont  il  était  difficile  de  prévoir  le  terme,  alarma  justement 
les  négocians  étrangers.  Leurs  magasins  étaient  encombrés  de  marchandises, 
et  ils  avaient  un  grand  capital  en  circulation,  sans  espoir  de  pouvoir  de  long- 
temps en  effectuer  le  recouvrement.  De  là  leurs  plaintes  et  leurs  reproches. 
Mais  que  pouvaient  l'amiral  et  le  consul  français?  que  pouvait  notre  gouver- 
nement .^  Êtait-il  en  droit  de  faire  cesser  les  hostilités  entre  deux  états  indé- 
pendans  et  qui  ont  par  cela  même  le  droit  de  paix  et  de  guerre?  Eût-oa 
voulu  s'écarter  du  système  de  non-intervention,  était-ce  chose  facile,  pru- 
dente, sensée,  de  jeter  son  vieto  au  milieu  d'une  lutte  acharnée  qui  nous  est 
étrangère,  et  cela  à  deux  mille  cinq  cents  lieues  de  nos  frontières?  Eût-elle 
voulu  se  faire  le  don  Quichotte  de  la  paix  universelle,  la  France  aurait-elle 
sagement  agi  en  se  chargeant  seule  d'un  rôle  qui  aurait  pu  paraître  suspect? 
Il  suffisait,  disait-on,  de  la  médiation  de  la  France  et  de  l'Angleterre  pour 
faire  déposer  sur-le-champ  les  armes  aux  deux  partis.  Nous  ne  croyons  pas 
que  cette  médiation  aurait  eu  tout  le  succès  qu'on  en  attendait.  Il  est  constant 
que  les  ouvertures  qui  furent  conjointement  faites  avant  le  combat  de  l'Ar- 
royo-Grande,  par  MM.  le  comte  de  Ludre  et  de  Mandeville,  sans  l'autorisa- 
tion, il  est  vrai,  de  leurs  gouvernemens  respectifs,  furent  péremptoirement 
repoussées  par  le  chef  de  la  République  Argentine.  D'ailleurs,  cette  média- 
tion, eût-elle  été  officiellement  offerte,  eût-elle  été  acceptée,  aurait  pu  sus- 
pendre temporairement  les  hostilités,  mais  nullement  amener  une  paix  soVuW 
et  durable. 

Ainsi,  l'amiral  et  le  consul  étaient  impuissans  pour  rendre  au  commerce 

son  activité  et  ses  profits.  Ils  ne  pouvaient  que  faire  des  vœux  et  offrir  en 

nême  temps  une  protection  efficace  à  nos  compatriotes.  C'est  dans  ce  but  que, 

•deux  jours  après  l'arrivée  des  deux  frégates  la  Gloire  et  l'Atalante,  un  ordre 

Ju  jour  fit  connaître  à  chaque  commandant  les  dispositions  qu'il  avait  à 

jrendre  dans  le  cas  où  Tarmée  argentine  ferait  une  attaque  sérieuse  pour  se 

endre  maîtresse  de  la  ville.  La  douane,  d'après  les  dispositions  prises  con- 

urremment  par  le  commodore  Purvis  et  le  commandant  de  UJréthuse,  était 

onfiée  à  la  garde  des  soldats  anglais  et  des  matelots  français. 

Les  Français  établis  à  Montevideo  se  sont  amèrement  plaints  de  ce  que 

amiral,  à  l'exemple  du  commodore  anglais  Purvis,  n'avait  pas  exigé  du  lieu- 


662  BEVUE  DES  DEUX  MONDES. 

tenant  de  Rosas  des  garanties  de  nature  à  dissiper  les  craintes  qu'ils  avaient 
conçues  pour  leurs  personnes  et  leurs  propriétés;  mais,  avant  même  Kappa- 
rition  de  M.  Massieu  dans  le  Rio  de  la  Plata,  le  général  Oribe  n'avait-il  pas 
promis  à  M.  Piclion  et  aux  représentaus  des  autres  nations  que,  dans  toutes 
les  circonstances  possibles,  il  respecterait  et  ferait  respecter  les  étrangers,  en 
tant,  ajoutait-il,  et  la  condition  était  conforme  au  droit,  que  ceux-ci  garde- 
raient la  plus  stricte  neutralité  et  ne  se  mêleraient  en  rien  aux  affaires  poli- 
tiques du  pays  ?  Les  négocians  français  devaient  être  d'autant  plus  rassurés 
par  cette  promesse,  qu'elle  se  trouvait  garantie  par  la  présence  des  forces 
navales  qui ,  dans  ce  moment,  étaient  réunies  devant  Montevideo;  les  puis- 
sances maritimes  auxquelles  appartiennent  ces  forces  avaient  toutes  des  inté- 
rêts plus  ou  moins  considérables  à  protéger. 

Dans  ces  difficiles  circonstances,  nos  compatriotes  n'avaient  qu'une  con- 
duite à  tenir;  ils  devaient  se  mettre  sous  l'égide  du  traité  du  29  octobre  1840, 
se  confier  au  patriotisme  éclairé  des  hommes  que  le  gouvernement  avait 
placés  au  milieu  d'eux  pour  les  protéger,  et  repousser  avec  énergie  toute  par- 
ticipation aux  affaires  politiques  de  la  république.  Ils  ont  préféré  agir  tout 
différemment,  et  dès-lors  ils  ne  doivent  s'en  prendre  qu'à  eux-mêmes  si,  ayant 
manifesté  l'intention  de  s'armer,  de  faire  cause  commune  avec  les  Montévi- 
déens ,  Oribe ,  par  une  circulaire  tout  empreinte  de  son  humeur  farouche, 
déclara  que  les  étrangers  qui  prêteraient  leur  appui  à  ses  ennemis  seraient 
traités  comme  des  sauvages  unitaires.  On  a  dit,  pour  la  justifier,  que  la 
prise  d'armes  a  été,  de  quelques  jours,  postérieure  à  la  circulaire  commina- 
toire d'Oribe  :  cela  est  vrai;  mais  la  résolution  officiellement  annoncée  de 
s'armer  lui  est  antérieure,  et  ce  n'est,  on  n'en  peut  douter,  qu'après  avoir  eu 
avis  de  cette  inébranlable  résolution,  qu'Oribe  a  publié  une  déclaration  qui 
rappelle  toute  la  violence  des  mœurs  du  pays.  On  a  prétendu  et  cent  fois 
répété,  par  l'organe  du  journal  le  Patriote  français,  que  M.  Pichon  lui- 
même  avait  poussé  les  Français  à  prendre  les  armes,  que  c'est  sous  son  pa- 
tronage qu'eut  lieu  la  réunion  nocturne  où  l'on  jeta  les  premières  bases  de 
cette  résolution.  Il  ne  nous  appartient  pas  d'affirmer  ni  de  nier  ces  faits;  tou- 
tefois le  simple  bon  sens  nous  commande  d'en  douter.  Il  est  difficile  de  croire 
que  ce  fonctionnaire ,  qui  pendant  ces  évènemens  a  fait  preuve  de  fermeté, 
ait  voulu  se  compromettre  aux  yeux  de  son  gouvernement,  en  donnant  son 
assentiment  à  une  prise  d'armes,  en  prêtant  l'appui  de  ses  conseils  à  l'orga- 
nisation des  bataillons,  au  choix  des  officiers,  et  surtout  en  partageant  la  mal- 
heureuse idée  de  prendre  les  couleurs  nationales  pour  drapeau.  Est-ce  aussi 
par  l'influence  de  M.  Pichon  et  d'après  ses  conseils  que  le  gouvernement 
oriental  frappa  d'un  droit  exorbitant  les  magasins  des  Français  qui  ne  s'é- 
taient pas  enrôlés,  alors  que  ceux  dont  les  noms  figuraient  sur  les  contrôles 
du  corps  de  volontaires  étrangers  en  étaient  affranchis.^  Est-ce  aussi  par  l'in- 
fluence de  M.  Pichon  et  d'après  ses  conseils  que  défense  fut  faite  d'ouvrir  les 
magasins,  sous  peine  d'amende,  aux  heures  des  exercices,  et  que  l'on  poussa 


KETUE.  —  CHROMQCE.  663 

la  barbarie  jusqu'à  placer  un  grand  nombre  de  Basques  dans  la  douloureuse 
alternative,  ou  de  prendre  les  armes  contre  leur  volonté,  ou  de  ne  plus  trouver 
de  travail?  Ce  qui  est  certain,  c'est  que  M.  le  consul-général  avait  journelle- 
ment à  sa  porte  une  foule  de  Basques  expulsés  des  ateliers,  et  que,  loin  de  les 
pousser  à  s'enrôler,  il  leur  distribuait  des  secours  pécuniaires ,  afin  de  les 
soustraire  à  la  plus  affreuse  misère  et  de  les  arracher  peut-être  au  désespoir. 

Les  François  qui  ont  pris  les  armes  ont  toujours  raisonné  comme  si  l'amiral 
et  le  consul  étaient  entièrement  libres  de  leurs  mouvemens,  sans  s'enquérir 
le  moins  du  monde  de  la  nature  des  instructions  que  l'un  et  l'autre  tenaient 
du  gouvernement  du  roi.  Ils  portaient  aux  nues  le  commodore  Purvis,  et 
accusaient  notre  amiral  de  manquer  d'intelligence,  de  patriotisme,  d'énergie. 
Les  commandans  des  deux  frégates ,  dont  un  remplit  les  fonctions  de  chef 
d'état-major,  n'ont  pas  non  plus  échappé  à  leurs  sarcasmes  et  à  leurs  épi- 
grammes. 

L'amiral  eût  été  pour  eux  un  homme  de  génie,  si,  prêtant  l'oreille  à  leurs 
insinuations,  il  eût  mis  à  terre  six  cents  matelots  pour  leur  servir  d'avant- 
garde  dans  leurs  excursions  belliqueuses,  et  si,  engageant  arbitrairement  la 
France  dans  la  querelle,  il  eût  commencé  un  second  blocus  de  Buénos-Ayres. 
Les  marchands  se  rappelaient  l'état  florissant  de  leur  commerce  pendant 
la  durée  du  premier  blocus.  Ils  demandaient  la  paix,  c'est-à-dire  l'interven- 
tion armée  de  la  France  pour  amener  la  chute  de  Rosas,  sans  songer  que 
Rosas  n'est  qu'un  individu,  et  qu'une  fois  le  dictateur  tombé,  restaient  tou- 
jours les  hlanquillos,  ses  partisans. 

Il  ne  faut  pas  se  faire  d'illusions  sur  les  luttes  qui  déchirent  ces  malheu- 
reuses contrées.  Tout  porte  à  croire  qu'elles  ne  pourraient  cesser  prompte- 
ment  que  par  la  destruction  complète  de  l'un  des  partis  :  chercher  à  obtenir 
ce  résultat  par  la  voie  de  la  conciliation  serait,  à  notre  avis,  vouloir  faire 
remonter  un  fleuve  vers  sa  source.  Si  les  puissances  maritimes  qui  sont  le 
plus  directement  intéressées  au  maintien  de  la  paix  et  au  développement  du 
commerce  dans  le  Rio  de  la  Plata,  étaient  disposées  à  de  grands  sacrifices 
pour  maintenir  d'une  manière  permanente  des  forces  imposantes  sur  ce 
point ,  peut-être  à  l'aspect  de  cet  appareil  habilement  dirigé,  les  partis  affec- 
teraient-ils des  intentions  pacifiques;  mais  il  ne  faudrait  pas  néanmoins  s'y 
méprendre,  ce  repos  ne  serait  point  réel,  et  comme  ces  athlètes  qui  s'observent 
et  se  mesurent  des  yeux,  on  les  verrait  bientôt  saisir  le  prétexte  le  plus  fri- 
vole pour  recommencer  la  guerre  :  les  combattans  la  feraient  alors  avec 
d'autant  plus  d'acharnement ,  qu'ils  auraient  eu  le  loisir  de  s'y  préparer,  et, 
il  faut  en  convenir,  la  situation  topographique  du  pays  est  telle  que  la  Bande 
Orientale  sera  toujours  le  théâtre  de  la  lutte,  à  moins  qu'il  ne  survienne  de 
ces  changemens  extraordinaires  qu'il  n'est  donné  à  personne  de  prévoir. 

Quant  à  nous ,  nous  croyons  que  le  moyen  le  plus  efficace  de  mettre  un 
terme,  sinon  prochain,  du  moins  assuré,  aux  déchiremens  qui  désolent  ce 
beau  pays,  c'est  de  ne  pas  entraver  le  cours  naturel  des  choses-,  on  ne  ferait 


66^  REVCE  DES  DEUX  MONDES. 

qu'ajouter  de  nouveaux  germes  de  discorde  par  une  intervention  étrangère, 
qui  ne  pourrait  réussir  que  par  la  crainte  qu'elle  inspirerait,  et  qui  devrait 
être  en  quelque  sorte  d'une  durée  illimitée  et  très  coilteuse. 

Que  Ton  jette  un  regard  vers  le  passé,  et  il  sera  facile  de  se  convaincre 
que,  de  tous  les  états  qui  se  sont  successivement  fondés  par  une  civilisation 
progressive,  aucun  n'a  trouvé  le  repos  et  la  stabilité  qu'après  un  temps  plus 
ou  moins  long  et  des  secousses  violentes.  Que  l'on  parcoure  l'histoire  de  la 
Gaule  depuis  la  chute  de  l'empire  romain ,  et  l'on  verra  combien  de  vicissi- 
tudes, de  luttes,  de  transformations  diverses,  il  faut  éprouver  ou  subir,  avant 
de  parvenir  à  fonder  un  état  vaste  et  fort ,  où  puissent  régner  en  même 
temps  l'ordre,  la  justice  et  la  liberté. 

Dans  cette  partie  de  l'Amérique  du  Sud,  lorsque  les  habitans  de  la  can 
pagne  (c'est-à-dire  les  Américains)  et  ceux  de  la  ville  seront  fatigués  de  la 
guerre  et  sentiront  le  besoin  du  repos,  alors ,  mais  seulement  alors,  il  s'éta- 
blira entre  ces  deux  classes  aujourd'hui  rivales  des  rapports  d'intérêts;  la 
confiance  naîtra,  et  il  sera  permis  d'espérer  une  paix  fondée  sur  des  bases 
durables. 

Rade  de  Montevideo,  1"  juillet  1843. 


THEATRES. 


On  reproche  aux  romanciers  d'écrire  des  drames  :  pour  nous,  loin  d'écarter 
les  romanciers  de  la  scène,  nous  voudrions  les  y  rencontrer  plus  souvent. 
Sommes-nous  donc  si  riclies  aujourd'hui  en  tentatives  originales?  et  le  théâtre 
compte-t-il  trop  de  forces  littéraires  ?  Ce  n'est  pas  d'ailleurs  le  tiiéaîre  seu- 
lement, c'est  le  romancier  lui-même  qui  bien  souvent  gagnerait  à  multiplier 
de  telles  épreuves.  Nous  ne  croyons  pas  que,  pour  les  écrivains  trop  amoureux 
du  paradoxe,  pour  les  esprits  trop  emportés  qui  passent  en  courant  à  côte 
du  naturel  et  du  vrai,  et  vont  s'égarer  à  la  poursuite  des  effets  inattendus  et 
bizarres,  il  existe  un  meilleur  régime  hygiénique  que  le  théâtre.  Nulle  part 
l'imagination  n'est  soumise  à  des  exigences  plus  étroites,  et  le  romancier  qui 
du  récit  passe  à  l'action,  de  l'analyse  au  dialogue,  ressemble  à  un  homme 
dérangé  qui  se  trace  une  règle  de  conduite.  Or,  n'en  est-il  pas  des  espritfi 
comme  des  caractères,  dont  les  uns,  pour  mieux  se  développer,  ont  besoic 
d'être  plus  libres,  et  les  autres  de  l'être  moins  .^  Si  vous  êtes  capable  d'écrire 
un  roman  comme  Paul  et  Flrginiey  comme  Adolphe;  si  vous  possédez  cette 
sobriété  féconde  qui  est  le  grand  art  de  ne  rien  dire  de  trop  et  de  ne  rieu 
omettre;  si  vous  connaissez  d'instinct  le  secret  chemin  qui  mène  au  cœur. 


REVDE.  —  CHRONIQUE.  665 

laissez  votre  talent  marcher  dans  sa  liberté.  Les  entraves  ne  sont  salutaires 
qu'à  ces  esprits  vigoureux  et  peu  disciplinés  qui,  livrés  à  eux-mêmes,  se 
perdent  si  souvent  en  prenant  l'exagération  pour  la  vraie  force;  et  nous  disons 
qu'un  excellent  moyen  de  ramener  ces  imaginations  qui,  dans  les  livres, 
«'ourent  l'aventure,  c'est  de  les  enfermer  dans  les  cinq  actes  d'un  drame  ou 
d'une  comédie,  et  de  les  traduire  devant  le  spectateur.  Le  romancier  nargue 
le  lecteur  intraitable  et  compte  sur  le  lecteur  facile;  l'écrivain  dramatique 
ne  fait  pas  si  bon  marché  du  spectateur  :  il  se  surveille,  pour  paraître  devant 
lui,  avec  une  attention  scrupuleuse,  comme  un  soldat  le  jour  delà  revue. 
Cette  surveillance  exercée  sur  soi-même,  quand  on  n'avait  pas  l'habitude  d'y 
regarder  de  si  près,  est  déjà  un  progrès  notable  :  la  crainte  du  spectateur  est 
le  commencement  de  la  sagesse. 

Ce  n'est  pas  que  le  spectateur  soit  toujours  intelligent,  il  s'en  faut;  il  ne 
comprend  guère  d'emblée  que  ce  qu'il  sait  déjà,  et  ne  se  hasarde  à  applaudir 
que  ce  qu'il  a  applaudi.  Ce  n'est  pas  qu'il  soit  toujours  équitable  :  il  y  a  vrai- 
ment péril,  devant  ce  critique,  pour  les  beautés,  fussent-elles  de  premier 
ordre,  qui  viennent  après  une  faute ,  après  un  écart  contre  lequel  il  a  mur- 
muré. Un  noble  mouvement  de  l'ame,  un  mot  piquant,  sont  toujours  com- 
promis, s'ils  ne  sont  pas  en  bon  voisinage.  Un  auditoire  ne  prend  plus  la 
peine  d'écouter,  dès  qu'il  a  été  choqué  une  ou  deux  fois ,  et  il  devient  souve- 
rainement injuste  parce  qu'il  manque  de  patience.  N'importe;  je  maintiens 
que  la  crainte  de  ce  juge  éminemment  faillible,  jointe  aux  nombreuses  exi- 
gences de  la  composition  dramatique,  doit  être  très  utile  à  ces  imaginations 
qui  n'ont  pas  en  elles-mêmes  de  régulateur,  et  doit  augmenter  leurs  forces 
en  les  contenant. 

L'auteur  à'Ève  avait  à  lutter  contre  la  plus  grande  difficulté  qu'il  y  ait 
peut-être  au  théâtre  :  celle  de  réunir  dans  une  même  action  les  deux  grands 
élémens  de  la  vie  humaine,  —  la  comédie  et  le  drame.  Quoique  rien  ne  soit 
plus  profondément  dans  la  nature  que  l'union  de  ces  deux  élémens,  il  est 
cependant  presque  impossible  de  faire  passer  brusquement  un  public  du  rire 
à  l'attendrissement.  Sans  un  art  très  habile,  on  court  le  risque,  en  mélan- 
geant le  rire  et  les  larmes,  de  composer  un  drame  sans  émotion  et  une  co- 
médie sans  gaieté.  C'est  qu'il  ne  faut  pas  oublier  qu'il  existe  au  théâtre  une 
vérité  de  convention  :  tel  spectateur  qui,  dans  une  grande  affliction,  n'aura 
pu  s'empêcher  de  rire  d'une  naïveté  de  son  interlocuteur,  ou,  moins  que 
cela,  de  sa  perruque  de  travers,  n'acceptera  pas  une  telle  vérité  à  la  scène, 
et  criera  à  l'invraisemblance.  Il  aura  tort  de  crier  à  l'invraisemblance,  il 
aurait  raison  de  crier  à  l'absence  de  l'art;  car,  d'après  les  éternelles  règles 
du  théâtre,  les  transitions  d'un  sentiment  à  son  contraire,  souvent  si  brus- 
ques dans  la  réalité ,  doivent  s'opérer  à  la  scène  avec  toute  sorte  de  ména- 
gemens  :  ne  faut-il  pas  que  le  théâtre  soit  la  reproduction  de  la  vie,  très  exacte 
et  pourtant  en  mieux?  De  là  la  grande  difficulté  de  composer  une  même  œuvre 
avec  deux  ordres  d'idées  et  de  sentimens ,  et  de  sauver  toutes  les  transitions 


66S  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

en  saisissant  liabilement  les  milliers  de  nuances.  Ce  qui  arrive  le  plus  souvent 
en  pareil  cas,  c'est  ce  qui  est  arrivé  à  Fauteur  à' Eve;  avec  les  deux  élémens, 
il  a  créé  deux  actions  qui  s'embarrassent,  se  nuisent,  et  témoignant,  chacune 
séparément,  en  faveur  du  talent  de  l'écrivain,  se  réunissent  pour  accuser 
chez  M.  Gozlan  l'inexpérience  de  l'auteur  dramatique. 

C'était  cependant  une  heureuse  idée  de  mettre  en  opposition  la  famille 
des  quakers  et  la  noblesse  française  du  xviii^  siècle;  les  uns,  austères  jus- 
qu'au sublime  ou  au  ridicule;  les  autres,  insoucians  et  désordonnés  jusqu'à 
la  folie.  C'est  en  Amérique,  au  moment  de  la  grande  insurrection  contre 
l'Angleterre,  à  Philadelphie  et  à  Québec,  que  M.  Gozlan  a  placé  l'action  de 
son  drame.  Le  premier  acte  est  très  bien  posé,  et  fait  parfaitement  connaître 
le  quaker  Daniel,  Eve,  sa  fille,  et  le  vicomte  de  Rosamberg.  Le  quaker  n'est 
autre  que  le  brave  général  Clinton,  qui  cache  sa  gloire  sous  le  costume  du 
trembleur;  c'est  un  homme  simple,  pur,  énergique.  Eve  est  une  jeune  fllie, 
née  entre  une  bible  et  un  rouet.  Elle  est  naïve  et  inspirée;  encore  enfant,  elle 
est  déjà  une  héroïne.  Elle  a  combattu  plus  d'une  fois  dans  les  rangs  des  in- 
surgés :  c'est  la  Jeanne  d'Arc  de  la  liberté  américaine  Au  retour  de  ses  cam- 
pagnes, elle  reprend,  sous  le  toit  paternel,  sa  vie  simple  et  laborieuse  de 
quakeresse.  Le  vicomte  de  Rosamberg ,  qui  arrive  de  France,  et  qui,  après 
avoir  fait  naufrage  au  port,  vient  demander  gaiement  l'hospitalité  à  Daniel, 
est  le  plus  écervelé  des  jeunes  seigneurs  à  la  mode.  lia  quitté  Versailles  et 
Paris,  la  cour  du  roi  et  la  cour  des  philosophes,  ses  maîtresses,  qui  le  rui- 
naient, le  boston,  qui  faisait  fureur,  les  cabriolets,  qu'on  venait  d'importer  de 
Londres  à  Paris,  et  les  premières  courses  avec  chevaux  et  jockeys  anglais  dans 
la  plaine  des  Sablons.  Que  vient-il  donc  faire  en  Amérique?  11  ne  vient  pas 
pour  se  battre  au  nom  de  la  liberté,  comme  le  marquis  de  Lafayette,  le  prince 
de  Broglie  ou  le  comte  de  Rochambeau;  il  vient  pour  enlever  au  marquig 
Acton  de  Kermare  sa  dernière  maîtresse  et  se  mesurer  avec  lui.  La  réputa- 
tion du  marquis  Acton  a  franchi  les  mers ,  et  a  retenti  à  Versailles;  c'est  le 
plus  débauché,  le  plus  prodigue  et  le  plus  brave  des  gentilshommes;  il  éblouit 
Québec  par  son  luxe  et  le  scandalise  par  ses  débauches;  on  peut  faire  deux 
mille  lieues  pour  se  battre  avec  un  tel  adversaire.  Tout  ce  début  est  neuf;  on 
écoute,  on  se  laisse  aller  au  charme  du  dialogue,  sans  comprendre  encore  où 
l'auteur  veut  en  venir,  lorsqu'on  amène  à  Daniel  un  pauvre  quaker  mutilé  à 
qui  le  marquis  de  Kermare  a  fait  crever  les  yeux ,  en  lui  remettant  un  écrit 
où  il  jure  qu'il  exercera  les  mêmes  cruautés  sur  tous  les  quakers  qui  tombe- 
ront entre  ses  mains.  Cet  édit  féroce  à  la  façon  d'Hérode  soulève  dans  le  cœur 
de  la  fille  de  Daniel  un  immense  désir  de  vengeance;  l'inspiration  qui  som- 
meillait s'est  réveillée  :  Eve  sauvera  ses  frères.  Par  quel  moyen  .^  elle  ouvre 
la  bible  pour  demander  conseil  à  Dieu,  et  ses  yeux  tombent  sur  l'histoire  de 
Judith.  Elle  reprend  alors  ses  habits  de  voyage  et  part  pour  Québec. 

Avant  d'aller  plus  loin,  je  veux  adresser  une  observation  à  IM.  Gozlan  à 
propos  du  marquis  de  Kermare,  dont  il  fait  un  personnage  à  double  figure. 


REVUE.  —  CHRONIQUE.  6G7 

Pour  le  vicomte  de  RosamLerg,  le  marquis  Actou  ne  peut  être  qu'un  grand 
débauché;  s'il  devient  féroce,  impitoyable,  égorgeur,  la  donnée  n'est  plus 
exacte,  et  le  vicomte  ne  peut  plus  le  traiter  d'égal  à  égal  et  se  mesurer  avec 
lui.  D'autre  part,  il  faut  que  ce  soit  un  monstre  de  cruauté  pour  motiver  la 
sainte  colère  de  la  quakeresse  et  légitimer  son  projet.  Si  Marat  n'eût  été 
qu'un  libertin  audacieux,  il  n'y  aurait  pas  eu  de  Charlotte  Corday.  M.  Gozlan 
a  donc  été  obligé  de  faire  deux  réputations  au  marquis  de  Kermare;  il  a 
échafaudé  sa  pièce  sur  un  malentendu.  Tv' est-ce  pas  une  faute? 

Le  second  acte  est  sans  contredit  le  plus  remarquable.  L'arrivée  de  Ro- 
saraberg  à  Québec,  suivi  de  deux  créanciers  qu'il  a  emmenés  de  France  eu 
Amérique  par  une  espièglerie  de  don  Juan  en  goguette ,  est  d'un  bon  co- 
mique. La  scène  entre  le  vieux  duc  de  Kermare  et  les  jeunes  gentilshommes 
est  vraiment  belle.  La  présentation  du  vicomte  de  Rosamberg  au  marquis 
Acton  est  d'une  touche  de  maître;  les  mots  spirituels  se  succèdent  sans  se 
faire  attendre.  Décidément  le  marquis  Acton  de  Kermare  ne  me  semble  pas 
capable  de  faire  crever  les  yeux  aux  quakers,  et  surtout  d'écrire  froidement 
après  son  crime  l'abominable  lettre  qu'il  adresse  à  toute  la  famille  des/rères. 
Gentilhomme  qui  a  un  parc  aux  cerfs,  planteur  qui  fait  fustiger  ses  esclaves, 
passe;  mais  de  là  à  Hérode  il  y  a  loin.  Cela  est  si  vrai  et  si  bien  senti  que, 
lorsqu'Ève  arrive  dans  le  palais  du  marquis  et  se  trouve  face  à  face  avec  celui 
qu'elle  vient  poignarder,  il  n'y  a  pas  un  moment  d'émotion;  sans  qu'il  puisse 
s'en  rendre  compte,  l'auditoire  ne  craint  pas  que  le  poignard  se  lève,  et  il 
pressent  que  c'est  un  coup  manqué,  tant  c'est  peu  Holopherne,  et  tant,  il  faut 
l'avouer,  c'est  peu  Judith.  Ce  n'est  pas  précisément  pour  cette  raison  que 
M.  Gozlan  arrête  le  bras  de  la  jeune  fille;  c'est  qu'il  y  a  quelques  jours,  dans 
la  forêt,  Eve  a  sauvé  Acton,  sans  le  connaître,  de  la  piqûre  mortelle  d'un  ser- 
pent, dont  ses  lèvres  ont  aspiré  le  venin.  Ce  hasard  est  providentiel;  le  doigt 
de  Dieu  est  visible  :  Eve  ne  peut  tuer  celui  qu'elle  a  sauvé,  et,  si  elle  se  le 
prouve  si  bien,  c'est  qu'elle  aime  déjà.  Il  n'est  rien  pour  faire  comprendre 
vite  les  choses  à  une  jeune  fille  comme  un  peu  d'amour  !  Si,M.  Gozlan  n'était 
entièrement  préoccupé  de  son  drame,  on  pourrait  lui  supposer  quelque  ar- 
rière-pensée satirique  contre  les  femmes  qui  veulent  jouer  le  rôle  d'héroïnes. 
On  pourrait  croire  qu'il  a  voulu  dire  que  les  Jeanne  d'Arc  et  les  Judith  sont 
vulnérables  comme  de  simples  femmes,  et  que  la  plus  forte,  la  plus  sublime, 
au  moment  de  délivrer  son  pays,  peut  s'oublier  et  se  donner  un  maître.  Pa- 
reillement, si  l'on  connaissait  à  l'esprit  méridional  de  M.  Gozlan  le  moindre 
penchant  pour  le  symbole ,  on  pourrait  penser  que  cette  Eve  qui  triomphe 
du  serpent  cette  fois,  et  sauve  l'homme,  n'est  autre  chose  que  la  contrepartie 
du  mythe  biblique  avec  une  haute  pensée  de  progrès  et  de  réhabilitation.  On 
en  croira  ce  qu'on  voudra. 

Eve  n'exécutant  plus  son  terrible  dessein,  il  n'y  aurait  plus  de  drame,  si 
Caprice,  l'esclave  favorite  de  Kermare,  qui  voit  avec  désespoir  son  règne 
passé  et  l'amour  violent  de  son  maître  pour  la  fille  de  Daniel,  ne  jurait  de 


668  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

se  venger  de  sa  rivale  et  ue  préparait  déjà  le  poison.  Qu'on  se  rassure-,  le 
poison  ne  sera  pas  plus  servi  que  le  poignard  ne  s'est  levé.  Le  caractère  de 
l'esclave  Caprice  est  d'ailleurs  bien  dessiné,  et  on  comprend  que  cette  esclave 
nourrisse  pour  le  marquis  un  de  ces  amours  exclusifs,  jaloux,  cruels,  qui  sont 
de  l'amour  et  qui  ressemblent  si  fort  à  de  la  haine. 

Le  troisième  et  le  quatrième  actes  sont  trop  surchargés  d'évènemens.  Au 
milieu  de  péripéties  si  diverses,  l'intérêt  hésite  et  reste  quelquefois  en  sus- 
pens. Il  y  a  pourtant  de  belles  scènes.  Dialogue  animé,  situations  originales, 
effets  puissans,  ces  deux  actes  ont  tout  cela,  comme  aussi  leurs  défauts. 
Pourquoi  Caprice,  au  moment  de  présenter  à  Eve  la  coupe  empoisonnée,  se 
ravise-t-elle,  comme  par  une  inspiration  soudaine,  et  songe-t-elle  à  une  autre 
vengeance?  Pour  cette  esclave,  la  meilleure  vengeance  est  la  plus  prompte, 
et  il  n'est  pas  dans  son  caractère  de  déshonorer  sa  rivale  plutôt  que  de  la  tuer. 
C'est  un  raffinement  de  cruauté  qu'elle  ne  doit  pas  comprendre.  Ceci  d'ail- 
^eurs  est  peu  de  chose;  ce  qui  est  plus  grave,  c'est  la  conversion  subite  du 
marquis  de  Kermare.  Je  ne  nie  pas  qu'au  point  de  vue  humain,  une  telle 
conversion  ne  soit  possible;  il  y  eu  a  des  exemples;  mais  je  dis  qu'au  point 
de  vue  dramatique ,  elle  l'est  beaucoup  moins.  L'auteur  a  beau  employer 
une  gradation  savante  dans  cette  transformation  à  vue,  cela  ne  durera 
jamais  plus  de  dix  minutes,  et  l'auditoire  ne  sera  pas  touché ,  parce  qu'il  ne 
sera  pas  suffisamment  convaincu.  Lorsque  Pauline  se  convertit,  elle  était 
déjà  chrétienne;  le^"e  croîs  était  dans  son  cœur  long-temps  avant  décimer 
sur  ses  lèvres.  En  général,  le  spectateur  est  rebelle  aux  sentimens  qui  nais- 
sent tout  d'un  coup  sous  ses  yeux;  il  aime  à  voir  les  sentimens  grandir  et  se 
développer,  il  n'aime  pas  à  les  voir  naître;  il  n'y  a  plus  assez  d'illusion 
M.  Gozlan,  qui  ne  connaît  guère  ses  personnages  que  du  moment  qu'il  le^ 
met  en  scène,  n'est-il  pas  dans  la  nécessité  de  les  faire  vivre  et  penser  trop 
rapidement,  et  de  développer  leurs  passions,  pour  ainsi  dire,  à  la  minute.' 
L'ame  et  le  cœur,  dans  ce  drame,  exécutent  des  évolutions  trop  promptes  : 
on  dirait  une  improvisation  de  la  vie.  Au  moins  ces  personnages,  puisqu'iL*; 
vivent  si  complètement  sous  les  yeux  du  spectateur,  ne  devraient  manquer 
ni  de  logique  ni  d'unité  En  est-il  toujours  ainsi?  Nous  avons  vu  que  l'es- 
clave Caprice ,  préférant  à  une  vengeance  sûre  une  vengeance  lointaine  et 
douteuse,  n'était  pas  conséquente  avec  elle-même.  Eve,  la  Jeanne  d'Arc  et  la 
.ludith  du  premier  acte,  quand  elle  écrit  au  quatrième  son  billet  au  vicomte 
de  Rosamberg ,  est-elle  encore  dans  son  caractère,  et  ne  devient-elle  pas  une 
pensionnaire  amoureuse  ?  Et  que  dire  à  l'auteur  d'Eve  de  ce  procédé  qu'il 
semble  employer  systématiquement,  et  qui  consiste  à  faire  marcher  chaque 
acte  de  son  drame  à  l'aide  d'un  grand  projet,  d'une  grande  menace  qu'on 
prend  au  sérieux  et  qui  ne  se  réalise  jamais?  Mais  en  relevant  ces  fautes  dans 
la  marche  de  la  pièce,  nous  voudrions  pouvoir  faire  ressortir  aussi  bien  les 
nombreuses  et  remarquables  qualités  qui  consistent  surtout  dans  les  détails. 

Arrivons  au  cinquième  acte.  Il  est  bien  qu'Acton  de  Kermare,  converti, 


REVUE.  —  CHRONIQUE.  669 

pour  mériter  le  chaste  et  pur  amour  de  la  quakeresse,  aille  combattre  sous 
les  drapeaux  de  la  liberté  américaine,  et  se  réhabiliter  sur  les  champs  de 
bataille  d'une  noble  cause.  Ce  qui  est  beau  également,  c'est  que,  pour  se 
venger  de  Rosamberg,  qui  l'a  appelé  lâche  quand  il  n'a  plus  accepté  le  duel 
tant  annoncé  dans  les  premiers  actes,  il  aille  acquérir  de  la  gloire  au  nom 
de  l'homme  qui  Ta  outragé.  Quant  au  dénouement,  est-il  vraisemblable  .î*  Cet 
aimable  étourdi  de  Rosamberg  devait-il  finir  par  un  suicide?  Après  s'être 
moqué  de  tout  le  monde,  il  aurait  mieux  fait  de  se  moquer  de  lui-même,  et 
puisqu'il  fallait  une  mort  au  dénouement,  la  victime  me  semblait  désignée. 
Pourquoi  ne  pas  transporter  blessé,  mourant  et  vainqueur,  dans  la  maison  de 
Daniel,  le  marquis  Aeton  de  Kermare?  Était-ce  trop  de  cette  double  absolu- 
tion de  la  mort  et  de  la  gloire  pour  expier  sa  vie  passée?  Nous  avons  dit  qu'il 
y  avait  deux  actions  dans  la  pièce  de  M.  Gozlan,  un  drame  et  une  comédie. 
Le  drame,  c'est  Kermare;  la  comédie,  c'est  Rosamberg.  Or,  le  marquis  de 
Rermare  se  marie  avec  celle  qu'il  aime,  et  le  vicomte  de  Rosamberg  se  brûle 
la  cervelle.  La  comédie  paie  pour  le  drame;  ce  n'est  pas  juste. 

Àye  a  réussi.  La  première  représentation  avait  été  presque  orageuse  devant 
un  public  mal  disposé;  la  seconde  a  été  toute  favorable,  et  depuis,  le  succès 
grandit  en  marchant.  Les  acteurs  méritent  des  éloges.  M.  Firmin,  dans  le 
rôle  du  marquis  de  Kermare,  soit  dans  les  premiers  actes,  où  il  est  violent  et 
cruel,  soit  dans  les  derniers,  où  il  est  noble  et  pathétique,  déploie  une  véri- 
table chaleur  de  jeune  homme.  On  dit  qu'Acton  de  Kermare  sera  peut-être  la 
dernière  création  de  M.  Firmin  :  l'acteur  qui  a  été  aimé  du  public  doit, 
comme  un  empereur,  s'arranger  pour  mourir;  il  doit  finir  dans  les  applau- 
dissemens.  M.  Brindeau  fait  des  progrès  notables  dans  sa  tenue  et  dans 
son  débit;  c'est  un  vicomte  de  Rosamberg  de  Ig  plus  agréable  fatuité,  il  dit 
souvent  son  mot  avec  finesse,  et  on  ne  peut  lui  reprocher  que  son  dandine- 
ment trop  prétentieux.  M.  Guyou  est  un  vrai  quaker;  son  extérieur  se  prête 
parfaitement  à  son  rôle.  Il  a  su  allier  la  noblesse  avec  la  simplicité,  et  la  colère 
avec  la  vertu.  M.  Ligier,  si  solennel  dans  les  premiers  actes,  sait  s'attendrir 
au  dénouement.  Quant  à  M"^  Plessy,  sauf  qu'elle  n'est  ni  une  Jeanne  d'Arc 
ni  une  Judith,  elle  est  parfaitement  dans  son  rôle  de  quakeresse.  Peut-être 
seulement  est-elle  plus  gracieuse  que  naïve.  M""^  Mélingue  a  de  l'énergie,  de 
la  passion;  c'est  une  belle  esclave  favorite.  Elle  a  quelques  mouvemens  trop 
heurtés  et  un  ou  deux  éclats  de  voix  trop  mélodramatiques. 

M.  Léon  Gozlàn,  on  peut  le  dire  après  la  représentation  à'Ève,  a  bien 
fait  d'aborder  le  théâtre.  Quand  on  voit  tant  d'écrivains  dramatiques  chercher 
dans  le  roman  un  cadre  souvent  trop  commode  à  l'improvisation,  faut-ii 
blâmer  ceux  qui  renoncent  aux  facilités  du  livre  pour  les  entraves  de  la  scène? 
Seulement  il  importe  en  ceci  de  ne  pas  laisser  passer  l'heure.  Pour  bien  se 
trouver  du  théâtre  et  gagner  beaucoup  à  ce  régime  sévère,  il  faut  encore  être 
doué  de  vigueur  et  de  jeunesse.  La  rampe  n'a  pas  le  privilège  de  rajeunir  les 
talens  usés,  pas  plus,  en  définitive,  qu'elle  ne  peut  donner  du  bon  sens  et  du 


67ft  REVUE  DES  DEUX   MONDES. 

goût  à  ceux  qui  n'en  ont  pas.  Si,  après  avoir  écrit  cent  volumes  de  romans, 
comme  M.  de  Balzac,  par  exemple,  on  éprouve  le  désir  de  changer,  pour 
ainsi  dire,  d'air  et  de  lieu,  et  qu'épuisé,  n'en  pouvant  plus,  on  vienne  de- 
mander au  théâtre  un  sang  nouveau  pour  des  veines  appauvries,  on  court 
après  un  miracle  qui  ne  s'accomplira  pas,  cela  s'est  vu.  Un  mourant  ne  guérit 
point  parce  qu'il  change  de  lit  et  de  chambre  :  ce  désir  de  changement  est 
même  d'un  mauvais  augure.  Disons  que  M.  Gozlan  a  saisi  le  moment  favo- 
rable ,  et  n'a  pas  attendu  qu'il  fût  trop  tard.  Assez  de  parties  vigoureuses 
attestent,  dans  son  nouveau  drame,  que,  loin  d'être  un  romancier  aux  expé- 
diens  qui  tire  à  vue  sur  le  spectateur,  parce  que  le  lecteur  ne  veut  plus  de  son 
papier,  c'est  un  écrivain  jeune  encore ,  plein  de  ressources ,  qui  cherche  la 
meilleure  expression  possible  de  son  talent,  et  qui  finira  par  la  trouver.  En 
attendant,  Eve,  malgré  des  imperfections  que  nous  n'avons  pas  voulu  dissi- 
muler, se  distingue  par  des  qualités  d'invention  et  de  style  qui  assignent  à  ce 
drame  une  place  à  part.  On  dit  que  le  prochain  ouvrage  de  M.  Gozlan  sera 
une  comédie.  Tant  mieux!  Nous  lui  promettons  un  grand  succès  si,  ne  per- 
dant rien  de  son  esprit,  il  consent  à  devenir  plus  logique  et  plus  simple; 

P.  L. 

—  L'Opéra  a  représenté  lundi  soir  Don  Sébastien  de  Portugal,  partition 
due  encore  à  l'inépuisable  fécondité  de  M.  Donizetti.  Nous  n'entreprendrons 
pas  aujourd'hui  l'examen  de  cet  ouvrage  :  le  nom  de  l'auteur,  la  prospérité 
d'un  théâtre  attachée  à  son  succès,  demandent  à  tous  égards  une  apprécia- 
tion impartiale  et  sérieuse,  un  jugement  approfondi.  Ce  n'est  point  à  une 
première  audition,  au  milieu  du  fracas  de  l'orchestre  et  de  l'indécision 
craintive  des  chanteurs,  que  le  véritable  mérite  d'une  œuvre  peut  se  ré- 
véler; le  détail  échappe  à  l'analyse,  ce  n'est  donc  que  sur  l'ensemble  que  noi 
donnerons  notre  opinion. 

Il  serait  inutile  de  renouveler  pour  Don  Sébastien  le  reproche,  si  souvei 
adressé  à  M.  Donizetti,  sur  la  facilité  déplorable  avec  laquelle  il  se  com- 
plaît à  monnoyer  l'une  des  organisations  musicales  les  mieux  douées.  Puis- 
qu'il est  bien  avéré  qu'en  inondant  nos  théâtres  lyriques  de  ses  productions 
M.  Donizetti  ne  fait  que  céder  à  l'inspiration  qui  le  sollicite,  il  faut  en  prei 
dre  son  parti  et  accepter  ses  œuvres  pour  ce  qu'elles  sont,  et  non  pour  ( 
qu'elles  devraient  être.   D'ailleurs  sommes -nous  bien  en  droit  de  noi. 
plaindre.?  Si  M.  Donizetti  n'écrivait  pas  quatre  partitions  par  an,  que  dt 
viendraient  l'Opéra  et  les  Italiens  ?  Où  sont  les  compositeurs  capables  d'ah- 
menter  nos  deux  premières  scènes  ?  M.  Halévy  seul ,  tous  les  trois  ou  quatre 
ans,  arrive  chargé  d'un  gros  opéra  laborieusement  conçu;  M.  Auber  a  cou 
sacré  à  tout  jamais  ses  charmantes  compositions  à  un  cadre  plus  restreint 
pour  M.  Meyerbeer  et  son  Prophète,  ils  voyagent  depuis  si  long-temps  l'ui 
portant  l'autre,  qu'on  ne  doit  guère  se  bercer  d'un  espoir  si  souvent  déni 
Quant  à  MM.  Adam,  Thomas  et  consorts,  il  n'y  faut  pas  même  penser 


REVUE.  —  CHRONIQUE.  671 

BI.  Donizetti  est  donc  le  seul  sur  lequel ,  pour  cette  année ,  reposent  les  des- 
tinées de  rOpéra.  Que  la  critique  lui  soit  légère ,  et  qu'elle  lui  pardonne 
quelques  erreurs  en  faveur  de  l'opportunité  de  Don  Sébastien. 

iM.  Donizetti  s'est  laissé  entraîner,  par  son  sujet  et  des  nécessités  de  mise 
en  scène,  à  une  exagération  d'harmonie  bruyante  fort  à  la  mode  du  reste  à 
l'Opéra,  mais  qui  ne  convient  guère  à  la  nature  suave  et  douce  de  son  talent. 
Dans  les  cavatines,  les  romances,  les  morceaux  lents  et  posés,  on  retrouve  à 
chaque  note  la  gracieuse  inspiration  qui  créa  Jnna  Bolena  et  Lucia;  mais  si 
la  situation  se  complique,  si  les  passions  s'échauffent,  si  les  voix  s'unissent, 
adieu  alors  la  mélodie  fugitive  qu'on  croyait  tenir  du  bout  de  l'aile  :  la  voilà 
qui  s'envole  et  se  perd  bientôt  dans  un  brouillard  confus  de  sons  inappré- 
ciables. M.  Donizetti  n'a  évité  avec  bonheur  cet  écueil  que  dans  le  quintette 
du  quatrième  acte,  la  scène  de  l'inquisition.  Ce  morceau  est  sans  contredit 
l'un  des  plus  remarquables  de  l'ouvrage  par  l'ordonnance  des  voix  et  la  net- 
teté avec  laquelle  les  parties  se  détachent  du  chœur  en  laissant  en  lumière  le 
motif  principal.  La  cavatine  de  Duprez  :  Seul  sur  la  terre ,  la  romance  de 
Barroilhet,  et  surtout  l'andante  du  duo  du  troisième  acte  entre  ces  deux 
chanteurs,  sont  à  peu  près  avec  le  quintette  les  morceaux  à  signaler  dans 
Don  Sébastien.  Nous  ne  parlerons  que  pour  mémoire  du  final  du  premier 
acte,  qui,  malgré  sa  forme  assez  commune  ou  peut-être  à  cause  de  cela  et  du 
renfort  de  trompettes  et  de  tambours  qui  l'accompagnent,  a  soulevé  l'enthou- 
siasme du  parterre. 

Le  rôle  le  plus  important  de  Don  Sébastien  est  échu  à  Barroilhet,  qui  Fa 
chanté  d'un  bout  à  l'autre  d'une  façon  ravissante.  L'Opéra  a  déployé  encore 
cette  fois  une  grande  magnificence  de  mise  en  scène.  On  compte  autant  d'ar- 
mures dorées  que  dans  la  Juive,  autant  de  moines  et  de  cierges  que  dans 
Ginevra.,  autant  de  chevaux  caparaçonnés  et  de  pages  armoriés  que  dans 
Charles  fl.  Cependant  ici  ce  ne  sont  plus  des  marches  triomphales  que 
l'on  représente,  mais  de  belles  processions  d'inquisiteurs  habillés  de  noir,  un 
bel  et  bon  enterrement  avec  la  bière  et  le  drap  mortuaire,  et  le  mort  des- 
sous, nous  n'en  jurerions  pas,  tant  nous  savons  l'Opéra  amoureux  de  cou- 
leur locale.  Tout  cela,  il  est  vrai,  est  assez  triste  à  voir;  cette  défroque  des 
pompes  funèbres,  entourée  de  l'appareil  militaire,  rappelle  un  deuil  récent, 
et  ce  n'est  pas  sur  la  scène  de  l'Opéra  que  de  pareils  souvenirs  devraient  être 
évoqués. 

Somme  toute,  nous  croyons  que  Don  Sébastien  est  de  nature  à  attirer 
long-temps  à  l'Opéra  autre  chose  que  cette  partie  du  public  qui  ne  voit  tout 
qu'une  fois;  pourtant  les  admirateurs  du  talent  de  M.  Donizetti  préféreront 
aux  cavatines  de  sa  dernière  partition,  chantées  à  l'Opéra  par  M™^  Stoltz  ou 
Duprez,  les  mélodies  toujours  plus  charmantes  de  Lz/cm,  chantées  parM^^'Per- 
siani  ou  Ronconi.  Du  reste,  les  Italiens  ne  s'en  tiennent  pas  cette  saison  à 
leur  ancien  répertoire  et  aux  premiers  opéras  de  M.  Donizetti.  Après  Lucia, 
représentée  pour  les  débuts  de  Ronconi,  cet  admirable  chanteur  que  les 


672  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

salons  avaient  adopté  dès  l'an  dernier,  Fornasari  s'est  fait  entendre  dans  !t> 
Belisario  du  même  auteur;  mais  le  débutant  a  eu  besoin  d'une  audition 
dans  le  rôle  d'Assur  de  Semiramide  pour  faire  apprécier  une  belle  voix  et 
une  belle  manière  de  chanter,  la  musique  de  Belisario  étant  de  celles  qui 
ne  font  briller  ni  l'une  ni  Fautre.  Enfin ,  ce  soir,  M.  Donizetti  tente  de  nou- 
veau la  fortune  avec  Maria  di  Rohan;  M""  Grisi  et  Ronconi  chantent  les 
principaux  rôles;  soutenu  par  de  tels  auxiliaires,  les  chances  de  succès  sont 
encore  pour  l'heureux  maestro. 


M.  Saint-Marc  Girardin  vient  de  faire  paraître  le  premier  volume  de  son 
Cours  de  Littérature  dramatique  (1).  C'est,  on  le  devine,  un  livre  fort  dis- 
tingué et  fort  agréable  :  la  plume  de  M.  Saint-Marc  Girardin  a  toujours  le 
don  d'être  alerte  et  ingénieuse.  Ici,  ces  naturelles  qualités  ressortent  mieux 
encore  et  ont  occasion  de  se  montrer  dans  tout  leur  jour,  par  le  caractère 
critique,  et  même  quelque  peu  polémique,  des  conclusions.  On  sait  la  guerre 
très  décidée  que  l'habile  professeur  fait  depuis  deux  ans,  en  pleine  Sorbonne. 
aux  théories  et  aux  excès  du  drame  moderne  :  son  livre  d'aujourd'hui  n'est 
qu'une  reproduction  fidèle  de  ces  leçons  piquantes  et  applaudies,  mais  une 
reproduction  oii  toutes  les  ressources  de  l'écrivain  sont  venues,  pour  aiusi 
dire,  fixer  la  verve  de  l'improvisateur.  Si  M.  Saint-Marc  Girardin  peut  pa- 
raître un  peu  sévère  pour  le  théâtre  contemporain,  son  ouvrage  est  fait  pour 
appeler  la  discussion,  et  il  est  de  force  à  la  soutenir.  Nous  souhaitons,  pour 
notre  part,  qu'on  fasse  à  ces  spirituelles  critiques  une  réplique  à  laquelle 
l'auteur  se  rendrait  certainement;  nous  souhaitons  qu'on  lui  réponde  par  des 
chefs-d'œuvre.  Ce  Cours  de  Littérature  dramatique  soulève  plus  d'une  ques- 
tion sur  laquelle  nous  aurons  bientôt  occasion  de  revenir  en  classant  à  son 
tour  M.  Saint-Marc  Girardin  parmi  ces  écrivains  critiques  et  ces  modernes 
historiens  littéraires  entre  lesquels  il  tient  une  place  brillante  et  distincte. 

(l)Un  vol.  ia-18,  Bibliothèque-Charpentier. 


V.   DE  MabS. 


VANINI. 


SES  ECRITS,  SA  VIE  ET  SA  MORT. 


Pour  apprécier  équitablement  Vanini,  il  faut  le  placer  parmi  ses 
contemporains,  dans  son  pays  et  dans  son  siècle. 

Le  xvi^  siècle  est  un  siècle  de  révolutions  :  il  rompt  avec  le  moyen- 
âge;  il  cherche,  il  entrevoit  la  terre  promise  des  temps  nouveaux;  il 
n'y  parvient  point,  et  s'épuise  dans  l'enfantement  d'un  monde  qu'il 
n'a  point  connu  et  qui  le  renie.  Le  xvir  siècle,  entièrement  éman- 
cipé, n'a  plus  rien  de  commun  avec  le  moyen-âge;  mais  autant  il  s'en 
éloigne,  autant  et  plus  encore  il  diffère  et  tient  à  honneur  de  différer  du 
siècle  précédent.  A  son  ardeur  aventureuse  il  a  substitué  une  énergie 
réglée,  qui  connaît  son  but  et  y  marche  avec  ordre.  Ici  dominent  la 
raison  et  la  mesure,  travaillant  sur  un  plan  arrêté  et  produisant  des 
monumens  d'une  solidité  et  d'une  beauté  qui  défient  la  critique  et  le 
temps;  là  s'agitait  une  imagination  puissante,  mais  effrénée,  impa- 
tiente du  présent,  en  révolte  contre  le  passé,  et  s'égarant  à  la  pour- 
suite d'un  avenir  inconnu.  Du  moins,  à  la  place  du  moyen-âge,  que 
Ton  rejette,  et  faute  de  l'esprit  nouveau,  qui  n'est  pas  venu  encore, 
on  a  devant  soi  cette  admirable  antiquité  païenne,  sortant  alors  de 

TOME  IV.  —  l*»^  DÉCEMBRE.  44 


6T4  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

ses  ruines.  On  l'imite  donc,  et  parce  qu'elle  est  belle,  et  surtout 
parce  qu'elle  est  nouvelle;  on  l'imite  avec  liberté,  avec  esprit,  avec 
imagination,  mais  sans  vraie  grandeur;  car  toute  imitation  ou  tout 
effort  sans  un  but  et  sans  une  direction  bien  marquée  ne  conduit 
à  rien  de  grand.  Le  génie,  pour  se  déployer  à  son  aise,  a  besoin  d'un 
ordre  de  choses  défini  et  déterminé,  qui  l'inspire  et  qu'il  représente. 
Il  s'agite  en  vain  dans  le  vide,  et  ne  produit  qme  des  œuvres  d'un 
caractère  indécis  et  d'une  beauté  douteuse. 

Hâtons-nous  d'appliquer  ces  considérations  générales  à  la  philo- 
sophie. 

La  philosopliie  grecque  et  latine  a  vécu  douze  siècles,  et  elle  <\ 
laissé  des  monumens  immortels,  à  la  fois  divers  et  harmonieux,  qui 
tous,  au  milieu  des  différences  les  plus  manifestes,  réfléchissent  le 
même  caractère.  La  philosophie  du  moyen-âge  qui  lui  succède,  la 
scolastique,  a  son  caractère  aussi,  parfaitement  déterminé  :  achevée 
et  accomplie  en  son  genre,  elle  a  son  commencement,  ses  progrès  et 
sa  fin,  sa  barbarie,  son  éclat,  sa  décadence;  son  époque  classique  est 
le  XIII*'  siècle  avec  des  saints  pour  philosophes,  et  avec  ces  travaux 
gigantesques,  inspirés  du  même  esprit,  empreints  du  môme  carac- 
tère, des  mêmes  beautés  et  des  mêmes  défauts  qui  se  voient  encore 
dans  l'architecture  et  les  cathédrales  de  ce  grand  siècle.  La  philoso- 
phie moderne,  née  en  1637  et  bien  jeune  encore,  a  déjà  sa  grandeur 
et  son  unité  cachée,  mais  réelle;  j'entends  d'abord  sa  méthode,  qui 
est  à  peu  près  la  même  dans  toutes  les  écoles.  Entre  la  philosophie 
moderne  et  la  philosophie  scolastique  est  celle  qu'on  peut  appeler  à 
bon  droit  la  philosophie  de  la  renaissance,  parce  que,  si  elle  est  quel- 
que chose,  elle  est  surtout  une  imitation  de  l'antiquité.  Son  carac- 
tère est  presque  entièrement  négatif:  elle  rejette  la  scolastique;  ell» 
aspire  à  quelque  chose  de  nouveau,  et  fait  du  nouveau  avec  l'anti- 
quité retrouvée.  A  Florence^  on  traduit  Platon  et  les  Alexandrins; 
on  fonde  une  académie  pleine  d'enthousiasme,  dépourvue  de  criti- 
que, où  l'on  mêle,  comme  autrefois  à  Alexandrie,  Zoroastre,  Orphé»' 
Platon,  Plotin  et  Proclus,  l'idéalisme  et  le  mysticisme,  un  peu  (1« 
vérité,  beaucoup  de  folie.  Ici  on  adopte  la  philosophie  d'Épicare, 
c'est-à-dire  le  sensualisme  et  le  matérialisme;  là,  le  stoïcisme,  là 
encore  le  pyrrhonisme.  Si  presque  partout  on  combat  Aristote,  c'est 
l'Aristote  du  moyen-âge,  l'Aristote  d'Albert-le-Grand  et  de  saint 
Thomas,  celui  qui,  bien  ou  mal  compris,  avait  servi  de  fondement 
et  de  règle  à  l'enseignement  chrétien;  mais  on  étudie  encore,  on 
invoque  le  véritable  Aristote,  et,  à  Bologne  par  exemple,  -on  \<' 


LA  VIE  ET  LES  ÉCRITS  DE   VANLM.  675 

tourne  contre  le  christianisme.  En  fait,  cette  courte  époque  ne 
compte  aucun  homme  de  génie  qui  puisse  être  mis  en  parallèle  avec 
les  grands  philosophes  de  l'antiquité,  du  moyen-dge  et  des  temps 
modernes;  elle  n'a  produit  aucun  monument  qui  ait  duré,  et,  si  on 
la  juge  par  ses  œuvres,  on  peut  être  avec  raison  sévère  envers  elle. 
Mais  c'est  l'esprit  du  xvr  siècle  qu'il  faut  considérer  au  milieu  de 
ses  plus  grands  égaremens.  La  philosophie  de  la  renaissance  a  pré- 
paré la  philosophie  moderne  :  elle  a  brisé  l'ancienne  servitude,  ser- 
vitude féconde,  glorieuse  même  tant  qu'elle  était  inaperçue  et  qu'on 
la  portait  librement  en  quelque  sorte,  mais  qui,  une  fois  sentie,  de- 
venait un  insupportable  fardeau  et  un  obstacle  à  tout  progrès.  A  ce 
point  de  vue,  les  philosophes  du  xvr  siècle  ont  une  importance  bien 
supérieure  à  celle  de  leurs  ouvrages.  S'ils  n'ont  rien  établi,  ils  ont 
tout  remué;  la  plupart  ont  souffert,  plusieurs  sont  morts  pour  nous 
donner  la  liberté  dont  nous  jouissons.  Ils  n'ont  pas  été  seulement  les 
prophètes,  mais  plus  d'une  fois  les  martyrs  de  l'esprit  nouveau.  De 
là  sur  leur  compte  deux  jugemens  contraires,  également  vrais  et 
également  faux ,  parce  qu'ils  sont  également  incomplets.  Quand  Des- 
cartes et  Leibnitz,  les  deux  grands  philosophes  du  xvir  siècle,  ren- 
contrent sous  leur  plume  les  noms  des  penseurs  aventureux  du  xvi'^, 
moitié  vérité,  moitié  calcul,  ils  les  traitent  fort  dédaigneusement;  ils 
ne  veulent  pas  être  confondus  avec  ces  farouches  révolutionnaires, 
et  ils  oublient  que,  sans  eux  peut-être,  jamais  la  liberté  raisonnable 
dont  ils  font  usage,  jamais  le  bill  des  droits  de  la  pensée  n'eût  été 
possible.  D'autre  part,  il  y  a  encore  aujourd'hui  des  brouillons  et 
des  utopistes  qui,  confondant  une  révolution  à  maintenir  avec  une 
révolution  à  faire,  nous  ramènent,  dans  leur  audace  rétrospective, 
au  berceau  même  des  temps  modernes,  et  nous  proposent  pour  mo- 
dèles les  entreprises  déréglées  où  s'est  consumée  l'énergie  du  xvr 
siècle.  Pour  nous,  nous  croyons  être  équitable  en  faisant  peu  de 
cas  des  travaux  philosophiques  de  cet  âge  et  en  honorant  leurs  au- 
teurs ;  ce  ne  sont  pas  leurs  écrits  qui  nous  intéressent,  mais  leur 
destinée  tout  entière,  leur  vie  et  surtout  leur  mort.  L'héroïsme  et  le 
martyre  même  ne  sont  pas  des  preuves  de  la  vérité  :  l'homme  est  si 
grand  et  si  misérable  qu'il  peut  donner  sa  vie  pour  l'erreur  et  la  folie 
comme  pour  la  vérité  et  la  justice;  mais  le  dévouement  en  lui-même 
est  toujours  sacré,  et  il  nous  est  impossible  de  reporter  notre  pensée 
sur  la  vie  agitée,  les  infortunes  et  la  fin  tragique  de  plusieurs  des 
philosophes  de  la  renaissance,  sans  ressentir  pour  eux  une  profonde 
et  douloureuse  sympathie. 


676  REVDE  DES  DEUX  MONDES. 

En  France,  le  xvi^  siècle  a  eu  ses  philosophes  indépendans,  qui 
ont  attaqué  ou  miné  la  domination  d'Aristote  et  de  la  scolastique.  Il 
serait  utile  et  patriotique  de  disputer  à  l'oubli  et  de  recueillir  pieu- 
sement les  noms  et  les  écrits  de  ces  hommes  ingénieux  et  hardis 
qui  remplissent  l'intervalle  de  Gerson  à  Descartes.  Du  moins  il  en 
est  un  que  l'histoire  n'a  pu  oubHer,  je  veux  dire  Pierre  de  la  Ramée. 

Quelle  vie,  et  surtout  quelle  fin!  Sorti  des  derniers  rangs  du  peuple, 
domestique  au  collège  de  Navarre,  admis  par  charité  aux  leçons  des 
professeurs,  puis  professeur  lui-même,  tour  à  tour  en  faveur  et  per- 
sécuté, chassé  de  sa  chaire,  rappelé,  banni ,  rentré  en  France,  tou- 
jours suspect ,  il  est  massacré  dans  la  nuit  de  la  Saint-Barthéleray, 
comme  protestant  à  la  fois  et  comme  platonicien.  Son  adversaire,  le 
catholique  et  péripatéticien  Charpentier  dirigea  les  coups.  On  au- 
rait peine  à  le  croire,  si  un  contemporain  bien  informé,  de  Thou, 
ne  l'attestait.  <r  Charpentier,  son  rival,  dit  le  véridique  historien, 
excita  une  émeute  et  envoya  des  sicaires  qui  le  tirèrent  du  lieu  où  il 
était  caché,  lui  prirent  son  argent,  ;ercèrent  à  coups  d'épée  et  le 
précipitèrent  par  la  fenêtre  dans  la  rue.  Là  des  écoliers  furieux, 
poussés  par  leurs  maîtres  qu'animait  la  même  rage,  lui  arrachent  les 
entrailles,  traînent  son  cadavre,  le  livrent  à  tous  les  outrages  et  le 
mettent  en  pièces  (1).  »  Voilà  quel  fut  le  sort  d'un  homme  qui,  à 
défaut  d'une  grande  profondeur  et  d'une  originalité  puissante,  pos- 
sédait un  esprit  élevé,  orné  de  plusieurs  belles  connaissances,  qui 
introduisit  parmi  nous  la  sagesse  socratique,  tempéra  et  polit  la  rude 
science  de  son  temps  par  le  commerce  des  lettres ,  et  le  premier 
écrivit  en  français  un  traité  de  dialectique  (2).  Depuis  on  n'a  pas 
daigné  lui  élever  le  plus  humble  monument  qui  gardât  sa  mémoire; 
il  n'a  pas  eu  l'honneur  d'un  éloge  public,  et  ses  ouvrages  môme 
n'ont  pas  été  recueillis  (3)  ! 

(1)  Hist.  sui  Temporis,  lib.  III,  ad  annum  1572.  —  «  Carpenlario  semulo  et  se- 
<liiionem  movenle,  inimissis  sicariis,  e  cella  qua  latebat  extractus,  et  post  depren- 
sam  pecuniam  inflictis  aliquot  vulueribus,  per  fenestras  in  aream  prœcipitalus,  et 
effusis  visceribus,  quai  pueri  fiireiiles  niagislellorum  pari  rabie  incitatorum  im- 
pulsu,  per  viam  et  cadaver  ipsum  scuticis  in  professons  opprobrium  diverberantes, 
conlumeliose  et  crudeliter  raptaveruni.  »  —  Goujet,  dans  ses  Mémoires  sur  le  Col' 
lége  de  France,  adopte  ce  récit, 

(2)  Dialectique  de  Pierre  de  la  Ramée,  à  Charles  de  Lorraine ,  cardinal ,  son 
mécène;  Paris,  chez  Wéchel ,  1555 ,  petit  in-i»  de  140  pages. 

(3)  J'ai  pu  les  rassembler  presque  tous,  et  je  les  mettrais  bien  volontiers  à  la  dis- 
position de  quelque  homme  instruit  et  laborieux  qui  voudrait  en  procurer  une  édi- 
tion complète.  D'ailleurs  le  rival  de  La  Ramée,  Charpentier,  est  lui-même  uu  espril 


LA  VIE  ET  LES  ÉCRITS  DE   VANINI.  6T7 

C'est  surtout  en  Italie  que  la  réforme  philosophique  jeta  un  im- 
mense éclat,  et  se  fit  jour  à  travers  la  persécution  et  les  supplices. 
L'Italie  joue  un  rôle  assez  médiocre  dans  la  scolastique,  car  saint 
Thomas  et  saint  Bonaventure,  nés  en  Italie,  se  sont  formés  et  ont 
enseigné  en  France;  leur  école  et  leur  gloire  nous  appartiennent. 
L'Italie  paraît  encore  moins  dans  la  philosophie  moderne  :  elle  a 
produit  assurément  plusieurs  hommes  de  mérite,  mais  pas  un  génie 
du  premier  ordre;  elle  est,  à  proprement  parler,  le  théâtre  de  la 
philosophie  de  la  renaissance.  L'Italie  était  à  cette  époque  le  pays 
le  plus  avancé  dans  toutes  les  choses  de  l'esprit.  Par  plus  d'un  mo- 
tif, le  besoin  d'une  philosophie  nouvelle  devait  y  naître,  et  c'est  de 
là  qu'il  se  répandit  d'un  bout  de  l'Europe  à  l'autre.  Les  mathéma- 
tiques, la  physique,  les  sciences  naturelles,  y  prirent  de  bonne  heure 
un  grand  essor.  C'est  dans  les  académies  italiennes  que  Bacon  vint 
apprendre  les  règles  de  la  physique  expérimentale  qu'il  exprima  plus 
tard  dans  un  langage  magnifique  (1).  Tout  ce  qui  pense  alors  est 
pour  une  réforme,  et  pour  une  réforme  profonde  et  radicale.  On  en 
définit  assez  mal  l'objet.  On  la  poursuit  par  les  routes  les  plus  op- 
posées. Celui-ci  la  cherche  dans  l'expérience  sensible  exclusivement 
consultée,  celui-là  dans  un  mysticisme  spéculatif  et  chimérique.  A 
côté  des  vieilles  universités  s'élèvent  de  libres  sociétés,  dévouées  à 
l'esprit  nouveau  :  il  pénètre  jusque  dans  les  couvens,  ces  antiques 
asiles  de  la  scolastique,  et  ses  plus  ardens  apôtres  lui  viennent  du 
sein  des  ordres  religieux.  Il  n'y  a  pas  une  partie  de  l'Italie  qui  ne 
fournisse  son  contingent  à  cette  noble  milice;  mais  c'est  à  Naples 
que  se  rencontrent  les  réformateurs  les  plus  illustres,  les  plus  hardis, 
les  plus  malheureux. 

Qui  ne  connaît  les  aventures  et  la  triste  destinée  de  Bruno  et  de 
Campanella?  C'étaient  deux  hommes  d'un  esprit  vigoureux,  d'une 
ame  intrépide,  d'une  vive  et  forte  imagination.  Bien  supérieurs  à  La 
Ramée,  il  ne  leur  a  manqué  qu'un  autre  siècle,  des  études  plus  ré- 
gulières et  la  vraie  méthode.  Ce  qui  domine  en  eux,  c'est  l'imagina- 
tion; leur  raison  n'était  pas  encore  assez  mûre  pour  la  contenir,  et 
ijs  se  laissent  emporter  à  des  systèmes  qu'ils  n'avaient  pas  suffisam- 
ment étudiés,  et  qu'ils  ne  comprirent  jamais  bien. 

judicieux  et  sévère,  dont  les  écrits  sont  très  bons  à  consulter  pour  la  vraie  intelli- 
gence d'Arislote . 

(1)  On  raconte  même  que,  s'étant  présenté  comme  candidat  à  la  célèbre  acadé- 
mie des  TÂncei ,  il  ne  fut  pas  admis.  Prospetto  délie  Memorie  aneddote  dei  Lincei 
dà  F,  Cancellieri  ;  Roroa ,  1823,  et  Journal  des  Savons,  février  1843,  p.  100. 


l« 


C78  ilEVtE   DES   DEUX   MODES. 

Bruno  s'éprit  de  Pytliagore  et  de  Platon,  surtout  du  Pythagore  et 
du  Platon  des  Alexandrins.  Touché  et  comme  enivré  du  sentiment 
de  l'harmonie  universelle,  il  s'élance  d'abord  aux  spéculations  les 
plus  sublimes  où  l'analyse  ne  l'a  pas  conduit,  où  l'analyse  ne  le  sou- 
tient pas.  Errant  sur  des  précipices  qu'il  a  mal  sondés,  sans  s'en 
douter  et  faute  de  critique  il  recule  de  Platon  aux  Éléates,  anticipe 
Spinoza,  et  se  perd  dans  l'abîme  d'une  unité  absolue ,  destituée  des 
caractères  intellectuels  et  moraux  de  la  divinité  et  inférieure  à  l'hu- 
manité elle-même.  Spinoza  est  le  géomètre  du  système,  Bruno  en 
est  le  poète  (1).  Rendons-lui  du  moins  cette  justice,  qu'avant  Galilée 
il  renouvela  l'astronomie  de  Copernic.  L'infortuné,  entré  de  bonne 
heure  dans  un  couvent  de  Saint-Dominique,  s'était  réveillé  un  jour 
avec  un  esprit  opposé  à  celui  de  son  ordre,  et  il  avait  fui.  U  était 
venu  s'asseoir,  tantôt  comme  écoher,  tantôt  comme  maître,  aux 
écoles  de  Paris  et  de  Witteraberg,  semant  sur  sa  route  des  écrits 
ingénieux  et  chimériques.  Le  désir  de  revoir  Tltalie  l'ayant  ramené 
à  Venise,  il  est  livré  à  l'inquisition,  conduit  à  Rome,  jugé,  con- 
damné, brûlé.  Quel  était  le  crime  de  Bruno?  Aucune  des  pièces  de 
cette  sinistre  affaire  n'a  été  publiée;  elles  ont  été  détruites,  ou  elles 
reposent  encore  dans  les  archives  du  saint-office,  ou  dans  un  coin 
du  Vatican,  avec  les  actes  du  procès  de  Galilée.  Bruno  fut-il  accusé 
d'avoir  rompu  les  liens  qui  l'attachaient  à  son  ordre?  Mais  une  telle 
faute  ne  semblait  pas  devoir  attirer  une  telle  peine,  et  c'eût  été 
d'ailleurs  aux  dominicains  à  le  juger.  Ou  bien  fut- il  recherché 
comme  protestant,  et  pour  avoir,  dans  un  petit  écrit,  sous  le  nom 
de  la  Bestia  trionfante,  semblé  attaquer  la  papauté  elle-même?  on 
bien  encore  fut-il  accusé  seulement  de  mauvaises  opinions  en  gé- 
néral, d'impiété,  d'athéisme,  le  mot  de  panthéisme  n'ayant  pas  en- 
core été  inventé?  Cette  dernière  conjecture  est  aujourd'hui  démon- 
trée. Il  y  avait  alors  à  Rome  un  savant  allemand,  profondément 
dévoué  au  saint-siége,  qui  se  fit  une  fête  d'assister  au  procès  et  an 
supplice  de  Bruno,  et  qui  raconte  ce  qu'il  a  vu  à  un  de  ses  compa- 
triotes luthériens  dans  une  lettre  latine  plus  tard  retrouvée  et  pu- 
bliée (2),  et  où  l'on  voit  avec  une  admiration  mêlée  d'horreur  com- 
ment sait  mourir  un  philosophe.  Cette  lettre  est  peu  connue,  et, 

(1)  M.  Wagner  a  publié  en  1830,  à  Leipzig,  en  deux  volumes,  les  œuvres  ita- 
liennes (Je  Bruno;  il  devait  aussi  donner  une  édition  de  ses  écrits  latins  :  il  l'a  com- 
mencée, mais  non  terminée. 

(2)  Elle  a  paru  pour  la  première  fois  en  1701,  dans  les  Acta  litteraria  de  Strave, 
fascic.  V,  p.  6i. 


LA  VIE  ET  LES  ÉCRITS  DE  VANINI.  679 

comme  elle  n'a  jamais  été  traduite  en  français,  nous  en  donnerons 
ici  quelques  fragmens.  Elle  prouve  que  Jordano  Bruno  a  été  mis  à 
mort,  non  comme  protestant,  mais  comme  impie,  non  pour  tel  ou 
tel  acte  de  sa  vie,  sa  fuite  de  son  couvent  ou  l'abjuration  de  la  foi 
catholique,  mais  pour  la  doctrine  philosophique  qu'il  répandait  par 
ses  ouvrages  et  par  ses  discours. 

«  Gaspard  Schoppe  a  son  ami  Conrad  Rittershausen  (1). 

« Ce  jour  me  fournit  un  nouveau  motif  de  vous  écrire  :  Jordano 

Bruno,  pour  cause  d'hérésie,  vient  d'être  brûlé  vif  en  pubHc,  dans  le  Champ- 
de-Flore ,  devant  le  théâtre  de  Pompée. . .  Si  vous  étiez  à  Rome  en  ce  moment , 
la  plupart  des  Itahens  vous  diraient  qu'on  a  brûlé  un  luthérien ,  et  cela  vous 
confirmerait  sans  doute  dans  l'idée  que  vous  vous  êtes  formée  de  notre 
cruauté.  ]Mais ,  il  faut  bien  que  vous  le  sachiez ,  mon  cher  Rittershausen ,  nos 
Italiens  n'ont  pas  appris  à  distinguer  entre  les  hérétiques  de  toutes  les  nuances; 
quiconque  est  hérétique,  ils  l'appellent  luthérien,  et  je  prie  Dieu  de  les  main- 
tenir en  cette  simplicité  qu'ils  ignorent  toujours  en  quoi  une  hérésie  diffère 

des  autres 

....  J'aurais  peut-être  cru  moi-même,  d'après  le  bruit  général,  que  ce 
Bruno  était  brûlé  pour  cause  de  luthéranisme ,  si  je  n'avais  été  présent  à  la 
séance  de  l'inquisition  où  sa  sentence  fut  prononcée,  et  si  je  n'avais  ainsi 
appris  de  quelle  hérésie  il  était  coupable. . .  (Suit  un  récit  de  la  vie  et  des  voyages 
de  Bruno  et  des  doctrines  qu'il  enseignait.  )...  Il  serait  impossible  de  faire  une 
revue  complète  de  toutes  les  monstruosités  qu'il  a  avancées ,  soit  dans  ses 
livres,  soit  dans  ses  discours.  Pour  tout  dire,  en  un  mot,  il  n'est  pas  une 
erreur  des  philosophes  païens  et  de  nos  hérétiques  anciens  ou  modernes 
qu'il  n'ait  soutenue...  A  Venise  enfin,  il  tomba  entre  les  mains  de  l'inquisition; 
après  y  être  demeuré  assez  long-temps,  il  fut  envoyé  à, Rome,  interrogé  à 
plusieurs  reprises  par  le  saint-office ,  et  convaincu  par  les  premiers  théolo- 
giens. On  lui  donna  d'abord  quarante  jours  pour  réfléchir;  il  promit  d'ab- 
jurer, puis  il  recommença  à  défendre  ses  folies,  puis  il  demanda  encore  un 
autre  délai  de  quarante  jours;  enfin  il  ne  cherchait  qu'à  se  jouer  du  pape  et 
de  l'inquisition.  En  conséquence,  environ  deux  ans  après  son  arrestation,  le 
a  février  dernier,  dans  le  palais  du  grand  inquisiteur,  en  présence  des  très 
illustres  cardinaux  du  saint-office  (qui  sont  les  premiers  par  l'âge,  par  la 
pratique  des  affaires  et  la  connaissance  du  droit  et  de  la  théologie),  en 
présence  des  théologiens  consultans  et  du  magistrat  séculier,  le  gouverneur 
de  la  ville ,  Bruno  fut  introduit  dans  la  salle  de  l'inquisition ,  et  là  il  en- 
tendit à  genoux  la  lecture  de  la  sentence  prononcée  contre  lui.  On  y  racon- 
tait sa  vie,  ses  études,  ses  opinions;  le  zèle  que  les  inquisiteurs  avaient 

(1)  En  latin,  Scioppius  et  Rittcrshusius. 


680  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

déployé  pour  le  convertir,  leurs  avertissernens  fraternels,  et  l'impiété  obstinée 
dont  il  avait  fait  preuve.  Ensuite  il  fut  dégradé ,  excommunié  et  livré  au  ma- 
jristrat  séculier,  avec  prière  toutefois  qu'on  le  punît  avec  clémence  et  sans 
effusion  de  sang.  A  tout  cela  Bruno  ne  répondit  que  ces  paroles  de  menace  : 
<i  Im  sentence  que  vous  portez  vous  trouble  peut-être  en  ce  moment  plus 
«  que  moi.  »  Les  gardes  du  gouverneur  le  menèrent  alors  en  prison  :  là , 
on  s'efforça  encore  de  lui  faire  abjurer  ses  erreurs.  Ce  fut  en  vain.  Aujour- 
d'hui donc,  on  l'a  conduit  au  bûcher.  Comme  on  lui  montrait  l'image  du 
Sauveur  crucifié,  il  l'a  repoussée  avec  dédain  et  d'un  air  farouche.  Le  mal- 
heureux est  mort  au  milieu  des  flammes,  et  je  pense  qu'il  sera  allé  raconter, 
dans  ces  autres  mondes  qu'il  avait  imaginés  (1),  comment  les  Romains  ont 
coutume  de  traiter  les  impies  et  les  blasphémateurs.  Voilà ,  mon  cher  ami , 
de  quelle  manière  on  procède  chez  nous  contre  les  hommes ,  ou  plutôt  contre 
les  monstres  de  cette  espèce 

«  Rome,  le  17  février  1600.  » 

Campanella,  dominicain  comme  Bruno  et  novateur  comme  lui, 
est  un  esprit  d'une  autre  trempe.  Il  a  déjà  plus  de  raison  et  de  lu- 
mières. Tout  aussi  ardent  que  Bruno  contre  Aristote,  son  platonisme 
est  plus  réfléchi ,  et  la  réforme  qu'il  entreprend  est  à  la  fois  plus 
sobre  et  plus  vaste.  Elle  mérite  encore  aujourd'hui  d'être  étudiée. 
Plein  d'enthousiasme  pour  le  bien,  il  combattit  les  doctrines  morales 
et  politiques  de  Machiavel;  du  fond  de  sa  prison,  il  défendit  le 
système  de  Copernic  et  fit  une  apologie  de  Galilée  pendant  le 
procès  que  faisait  à  celui-ci  l'inquisition  :  victime  héroïque,  écrivant 
en  faveur  d'une  autre  victime  dans  l'intervalle  de  deux  tortures!  On 
a  de  lui  un  très  bon  livre  contre  l'athéisme.  Sa  pensée  est  toujours 
chrétienne,  et,  loin  d'attaquer  l'église,  il  la  glorifie  partout.  Mais  il 
paraît  qu'à  force  de  lire  Platon  et  saint  Thomas,  il  y  puisa  une  telle 
horreur  de  la  tyrannie  et  une  telle  passion  pour  un  gouvernement 
fondé  sur  l'esprit  et  sur  la  vertu ,  qu'il  rêva  de  délivrer  son  pays  du 
despotisme  espagnol,  et  trama  dans  les  couvens  et  dans  les  châteaux 
de  la  Galabre  une  conspiration  de  moines  et  de  gentilshommes  qui, 
n'ayant  pas  réussi,  le  plongea  dans  un  abîme  d'infortunes.  De  pro- 
fondes ténèbres  couvrent  encore  toute  cette  affaire.  Le  dernier  his- 
torien de  Campanella,  M.  Baldacchini  de  Naples  (2),  a  en  vain  cherché 
dans  toutes  les  archives  le  procès  de  son  célèbre  compatriote;  tout  a 
disparu,  et  nous  en  sommes  réduits  au  témoignage  de  ses  ennemis. 

(1)  Atroce  allusion  aux  mondes  innombrables  et  à  Tunivers  intini  de  Bruno. 

(2)  Vita  e  Filosofia  di  Tommaso  Campanellay  da  Michclc  Baldaccblni,  2  vcl> 
in-8o;  Napoli ,  1840  et  18'>3. 


LA  VIE  ET  LES  ÉCRITS  DE  VANINI.  681 

Tous  du  moins  sont  unanimes  sur  sa  constance  et  son  inébranlable  cou- 
rage. Une  fois  mis  en  prison  pour  crime  politique,  on  y  mêla  d'autres 
accusations,  théologiques  et  philosophiques  :  il  demeura  vingt-sept 
ans  dans  les  fers.  Un  auteur  contemporain  et  digne  de  foi  (1)  raconte 
que  Gampanella  soutint,  pendant  trente-cinq  heures  continues,  une 
torture  si  cruelle,  «  que,  toutes  les  veines  et  artères  qui  sont  autour 
du  siège  ayant  été  rompues,  le  sang  qui  coulait  des  blessures  ne  put 
être  arrêté,  et  que  pourtant  il  soutint  cette  torture  avec  tant  de  fer- 
meté que  pas  une  fois  il  ne  laissa  échapper  un  mot  indigne  d'un  phi- 
losophe. »  Gampanella  lui-même  fait  ainsi  le  récit  de  ses  souffrances 
dans  la  préface  de  V Athéisme  vaincu  (2)  : 

«  J'ai  été  renfermé  dans  cinquante  prisons  et  soumis  sept  fois  à  la  torture 
la  plus  dure.  La  dernière  fols,  la  torture  a  duré  quarante  heures.  Garrotté 
avec  des  cordes  très  serrées  et  qui  me  déchiraient  les  os,  suspendu,  les  mains 
liées  derrière  le  dos ,  au-dessus  d'une  pointe  de  bois  aigu  qui  m'a  dévoré  la 
seizième  partie  de  ma  chair  et  tiré  dix  livres  de  sang;  guéri  par  miracle  après 
six  mois  de  maladie,  j'ai  été  plongé  dans  une  fosse.  Quinze  fois  j'ai  été  mis 
en  jugement.  La  première  fois ,  quand  on  m'a  demandé  :  «  Comment  donc 
*  sait-il  ce  qu'il  n'a  jamais  appris?  a-t-il  donc  un  démon  à  ses  ordres.^  »  j'ai 
répondu  :  Pour  apprendre  ce  que  je  sais,  j'ai  usé  plus  d'huile  que  vous  n'avez 
bu  de  vin.  Une  autre  fois ,  on  m'a  accusé  d'être  l'auteur  du  livre  Des  Trois 
Imposteurs ,  qui  était  imprimé  trente  ans  avant  que  je  fusse  sorti  du  ventre 
de  ma  mère.  On  m'a  encore  accusé  d'avoir  les  opinions  de  Démocrite,  moi 
qui  ai  fait  des  livres  contre  Démocrite.  On  m'a  accusé  de  nourrir  de  mauvais 
sentimens  contre  l'église,  moi  qui  ai  écrit  un  ouvrage  sur  la  monarchie 
chrétienne,  où  j'ai  montré  que  nul  philosophe  n'avait  pu  imaginer  une  répu- 
bhque  égale  à  celle  qui  a  été  établie  à  Rome  sous  les  apôtres.  On  m'a  accusé 
d'être  hérétique ,  moi  qui  ai  composé  un  dialogue  contre  les  hérétiques  de 
notre  temps...  Enfin  on  m'a  accusé  de  rébellion  et  d'hérésie  pour  avoir  dit 
qu'il  y  a  des  signes  dans  le  soleil,  la  lune  et  les  étoiles,  contre  Aristote ,  qui 
fait  le  monde  éternel  et  incorruptible...  C'est  pour  cela  qu'ils  m'ont  jeté 
comme  Jérémie  dans  le  lac  inférieur  où  il  n'y  a  ni  air  ni  lumière...  » 

Toutefois ,  en  protestant  contre  les  chefs  de  l'accusation  qui  lui 
est  intentée,  Gampanella  convient  qu'il  a  pu  faillir  :  «  Je  ne  prétends 


(1)  J.-N.  Erythraeus  (Rossi),  dans  sa  Pinacotheca  Imaginum  illustrium^ 
1643-1648. 

(2)  Non  imprimée  dans  Fédition  que  Gampanella  a  donnée  de  cet  ouvrage;  re- 
trouvée, comme  la  lettre  de  Schoppe,  ei  publiée  aussi  par  Struve,  Acta  litteraria, 
f;:S-*ic.  II. 


68-2  TÎEVUE   DKS   Î>ECX  MONDES. 

pas,  dit-il,  que  je  sois  irréprochable...  Tout  ce  que  je  soutiens,  c'est 
qu'il  n'y  a  pas  de  quoi  me  punir  ainsi.  » 

Vanini  est  bien  au-dessous  de  Bruno  et  de  Campanella.  Il  n'a  le 
sérieux  de  l'un  ni  de  l'autre ,  ni  la  vaste  imagination  du  premier,  ni 
l'enthousiasme  énergique  du  second.  Napolitain  comme  eux,  mais 
rebelle  à  l'esprit  idéaliste  de  la  Grande-Grèce ,  il  appartient  plutôt 
à  l'école  de  Bologne.  Il  est  anti-platonicien  déclaré,  et  disciple  ar- 
dent d'Aristote ,  interprété  à  la  manière  d'Averroës  et  de  Pomponat. 
Ce  n'est  pas  la  plus  noble  expression  du  xvr  siècle.  Il  en  a  l'imagi- 
nation et  l'esprit,  il  en  a  aussi  le  désordre,  et  ce  désordre  paraît  avoir 
été  dans  sa  conduite  comme  dans  sa  pensée;  mais  il  a  du  moins  res- 
semblé à  ses  deux  grands  compatriotes  par  son  audace  et  par  ses 
malheurs. 

Nous  le  sentons,  un  tel  jugement  a  besoin  de  preuves;  car  Vanini 
est  encore  un  problème  sur  lequel  on  a  entassé  les  dissertations  et 
les  conjectures  les  plus  contraires.  Un  cri  d'horreur  s'élève  contre  le 
bûcher  infâme  dressé  à  Toulouse  au  commencement  du  xvii*  siècle. 
On  maudit  les  bourreaux,  on  plaint  la  victime,  mais  on  ne  sait  pas 
bien  encore  pourquoi  elle  fut  condamnée.  Le  même  voile  qui  couvre 
les  procès  de  Campanella  et  de  Bruno  est  aussi  étendu  sur  celui  de 
Vanini.  Le  parlement  de  Toulouse  s'est  bien  gardé  de  publier  les 
actes  de  cette  odieuse  affaire.  Jusqu'ici  nulle  pièce  authentique  n'a 
vu  le  jour,  et  on  ne  possède  que  le  récit  obscur  d'un  témoin  inté- 
ressé qui  fut  un  des  juges  de  Vanini.  Mais,  grâce  à  Dieu,  plusieurs 
documens  nouveaux  sont  tombés  entre  nos  mains,  et  nous  avons  pu 
îM)us  procurer  une  pièce  officielle,  la  pièce  décisive,  qui  nous  per- 
mettra de  voir  plus  clair  dans  ces  ténèbres  sanglantes. 

Examinons  d'abord  les  ouvrages  de  Vanini.  Ils  sont  assez  rares 
pour  qu'il  ne  paraisse  pas  déplacé  d'en  donner  ici  une  analyse 
étendue. 

D'après  son  propre  témoignage ,  il  était  né  à  Taurisano ,  près  de 
Naples;  sa  mère  s'appelait  Beatrix  Lopez  de  Noguera,  et  son  père, 
Jean-Baptiste  Vanini.  Il  paraît  que  son  vrai  nom  était  Lucilio;  mais 
il  prend  dans  tous  ses  ouvrages  le  titre  de  Jules-César.  Il  étudia  suc- 
cessivement à  Naples,  à  Rome  et  à  Padoue.  Parmi  les  maîtres  dont 
il  dit  avoir  suivi  les  cours,  il  cite  particulièrement  les  deux  carmes 
Barthélemi  Argotti  et  Jean  Baccon.  Il  visita  presque  tous  les  pajs 
de  l'Europe  où  la  philosophie  était  cultivée.  Il  parle  de  son  séjour  en 
Allemagne,  en  Hollande,  en  Belgique,  à  Genève,  en  Angleterre.  On 
le  voit,  c'est  à  peu  près  la  même  vie  que  celle  de  Bruno.  Il  doit  avoir 


LA  VIE  ET  LES  ÉCRITS  DE  VANINI.  683 

été  engagé  dans  les  ordres,  car  il  avait  fait  des  sermons.  Arrivé  en 
France,  il  séjourna  quelque  temps  à  Lyon  et  à  Paris  avant  son  fatal 
voyage  à  Toulouse. 

C'est  à  Lyon  qu'il  publia,  en  1615,  son  premier  écrit,  avec  ce  titre 
singulièrement  emphatique  (1)  :  Amphithéâtre  de  la  Providence  éter- 
7ielle,  magique  et  divin,  chrétien  et  physique,  astrologico-catholique^ 
coîUre  les  anciens  philosophes,  les  athées,  les  épicuriens,  les  péripafé- 
ficiens  et  les  stoïciens,  par  Jules-César  Vanini,  philosophe,  théolo- 
gien, docteur  en  droit  civil  et  en  droit  canon.  Le  livre  est  dédié  à 
son  excellence  don  François  de  Castro,  ambassadeur  d'Espagne 
auprès  du  saint-siége.  Il  est  revêtu  de  l'approbation  civile  et  de 
l'approbation  ecclésiastique.  Deux  censeurs  ecclésiastiques  différens, 
l'un  vicaire-général  de  l'archevêque  de  Lyon,  l'autre  professeur  en 
théologie,  prédicateur  et  délégué  par  l'archevêque,  déclarent  que 
l'écrit  de  Vanini  ne  renferme  rien  qui  soit  contraire  à  la  foi  catho- 
lique; le  dernier  même  y  trouve  «  des  raisonnemens  pleins  de  force 
et  de  finesse,  fondés  sur  la  saine  doctrine  des  théologiens  les  plus 
autorisés,  »  et  il  s'exprime  sur  le  ton  de  l'admiration.  Suivent  les  té- 
moignages de  diverses  personnes,  et  des  éloges  en  vers  de  l'ouvrage 
et  de  l'auteur.  Que  dire  en  vérité  de  ce  cortège  d'approbations,  si 
V Amphithéâtre  est  un  monument  d'impiété  et  d'athéisme? 

En  apparence  au  moins,  c'est  tout  le  contraire.  D'abord,  quant  à 
la  religion,  Vanini  s'en  porte  partout  le  défenseur.  Dans  sa  préface, 
il  prétend  avoir  composé  une  apologie  pour  la  loi  mosaïque  et  chré- 
tienne contre  les  physiciens,  les  astronomes  et  les  politiques,  ainsi 
qu'une  apologie  en  dix-huit  livres  du  concile  de  Trente  contre  les 
hérétiques.  Ces  écrits  sont-ils  réels  ou  supposés?  Nous  l'ignorons. 
Toujours  est-il  qu'il  les  cite  assez  souvent.  Il  s'appelle  lui-même  «  le 
fils  de  la  sainte  mère  l'église  catholique.  »  Il  prétend  qu'il  a  failli  en 
Angleterre  subir  le  martyre  pour  la  foi,  et  qu'il  serait  mort  bien  vo- 
lontiers pour  une  si  belle  cause.  Il  fait  l'éloge  de  la  société  de  Jésus, 
qu'il  nomme  ce  le  palladium  de  l'église  romaine,  la  colonne  de  toute 
rehgion,  l'ancre  du  salut  du  genre  humain.  »  Enfin,  en  parcourant 
attentivement  tout  le  livre,  je  n'ai  pas  rencontré  un  seul  mot  qui  dé- 
mentît les  approbations  des  deux  censeurs  lyonnais.  Je  n*y  trouve  de 
suspect  que  le  ton  emphatique  et  outré;  quelquefois  même  on  pour- 

(l)  Amphitheatrum  œternœ  providentiœ,  divino-mafficum ,  christiano-physi- 
cum,  necnon  astrologo-catholicum,  adversusveteres  philosophos,  atheos,  epicu- 
reos,  peripateticos  et  stoicos,  auctore  Julio  CsesareVanino,  philosopho,  theologo, 
ac  juris  utriusque  doctore;  Lugduni ,  1615. 


684  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

rait  soupçonner  une  ironie  mal  dissimulée.  Ainsi,  après  avoir  cité 
cinquante  versets  de  l'Écriture  pour  réfuter  un  athée,  il  ajoute: 
((  Cette  réponse  est  très  édifiante;  par  malheur,  les  athées  ne  se  font 
pas  grand  scrupule  de  la  rejeter,  car  ils  accordent  aux  saintes  Écri- 
tures la  même  foi  que  je  puis  accorder  aux  fables  d'Ésope,  ou  à  des 
rêves  de  bonnes  femmes,  ou  aux  superstitions  de  l'Alcoran.  »  Il  parle 
en  ces  termes  de  l'inquisition  :  «  J'aime  mieux  attirer  sur  moi  la 
colère  d'Horace  que  celle  de  nos  inquisiteurs,  que  je  considère  et 
que  je  vénère  comme  les  gardiens  de  la  vigne  du  Seigneur.  » 

En  philosophie,  Vanini  se  montre  adversaire  ardent  de  la  scolasti- 
que.  Il  l'attaque  partout,  la  tourne  en  ridicule,  et  n'épargne  Albert 
ni  saint  Thomas.  «Que  d'autres,  dit-il,  admirent  les  scolastiques; 
pour  moi,  je  n'en  fais  pas  le  moindre  cas.  »  Il  traite  toutes  leurs  idées 
de  ce  chimères,  nées  de  l'ignorance,  nourries  par  l'obstination  et  par 
la  sottise.  »  Voilà  bien  le  philosophe  du  xvi^  siècle,  plein  de  mépris 
pour  le  moyen-âge.  Dans  l'antiquité,  il  se  sépare  ouvertement  de 
Platon  et  de  Cicéron,  qu'il  traite  à  peu  près  comme  les  scolastiques. 
«  Je  ne  m'appuierai  pas,  dit-il,  sur  les  déclamations  usées  de  Cicé- 
ron, ni  sur  les  rêveries  de  vieille  femme  de  Platon.  »  Et  il  se  pro- 
nonce pour  Aristote  commenté  par  Averroës  et  par  Pomponat.  Il  ap- 
pelle Aristote  «  son  divin  précepteur,  le  coryphée  des  philosophes, 
génie  abondant  en  fruits  divins,  le  père  de  la  sagesse  humaine,  le 
souverain  dictateur  de  toutes  les  sciences,  l'oracle  vénérable  de  la 
nature;  »  et  ce  novateur  indépendant  avoue  qu'il  a  été  «  instruit  à 
jurer  sur  la  parole  d' Averroës,  à  l'école  de  Jean  Baccon,  carmélite 
anglais,  le  prince  des  averroïstes.  »  Pierre  Pomponat  est  pour  lui  «  le 
plus  ingénieux  des  philosophes,  »  et  «  Pythagore  aurait  dit  que  l'ame 
d' Averroës  était  passée  dans  son  corps.  »  C'est  ici  le  langage  diamé- 
tralement opposé  à  celui  de  La  Ramée,  de  Bruno  et  de  Campanella. 
Cependant  Vanini  s'accorde  avec  ce  dernier  pour  combattre  Machia- 
vel, qu'il  nomme  «  le  prince  des  athées.  »  Il  n'a  pas  assez  d'invec- 
tives contre  Cardan.  Est-ce  là  encore  une  exagération  calculée?  Mais 
en  mettant  sous  les  paroles  d'un  auteur  d'autres  pensées  que  celles 
qu'elles  expriment,  que  fait-on  autre  chose  que  des  conjectures? 

Voici  le 'plan  de  \  Amphithéâtre  :  il  se  divise  en  cinquante  chapi- 
tres appelés  exercices.  Vanini  établit  d'abord  l'existence  et  la  nature 
de  Dieu.  Il  détermine  l'idée  de  la  Providence,  et  il  en  donne  les 
preuves  tout  au  long.  Après  avoir  posé  les  principes,  il  discute  les 
objections;  il  réfute  l'argumentation  de  l'athée  Diagoras  contre  l'exis- 
tence d'une  Providence,  ainsi  que  celle  de  Protagoras  et  de  ses  mo- 


LA  VIE  ET  LES  ÉCRITS  DE  VANINI.  685 

dernes  imitateurs.  Il  résout  les  difficultés  que  Cicéron  élève  sui-  la 
conciliation  de  la  liberté  de  l'homme  avec  la  divine  Providence.  Tl 
défend  la  Providence  et  l'immortalité  de  l'ame  attaquées  par  les  épi- 
curiens. Outre  la  Providence  générale  admise  par  Aristote  et  par  les 
averroïstes,  il  établit  la  doctrine  d'une  Providence  spéciale  qui  veille 
sur  chaque  chose  et  sur  chacun  de  nous.  Enfin,  après  avoir  réfuté 
plusieurs  opinions  des  stoïciens,  il  termine  par  un  acte  d'entière 
soumission  au  chef  de  l'église  et  par  un  hymne  à  la  Divinité. 

V Amphithéâtre  devait  avoir  une  seconde  partie,  où  Vanini  promet 
de  répondre  à  d'autres  objections;  elle  n'a  jamais  paru. 

Tel  est,  fidèlement  et  loyalement  retracé,  le  plan  du  premier  ou- 
vrage de  Vanini.  Maintenant  comment  l'a-t-il  rempli?  Est-il  aussi 
pur,  aussi  irréprochable  dans  Texécution  que  dans  la  conception?  Ici 
encore  abstenons-nous  de  toute  hypothèse,  et  renfermons-nous  dans 
le  texte  même  de  V Amphithéâtre, 

Aristote,  au  commencement  du  chapitre  vi  du  xir"^  livre  de  la 
Métaphysique,  admet  deux  preuves  de  l'existence  de  Dieu  :  l'une 
qu'il  effleure  à  peine ,  l'autre  qu'il  expose  avec  quelque  étendue  et 
qu'il  reprend  et  développe  dans  le  premier  livre  de  la  Physique.  Cette 
dernière  preuve  est  la  preuve  célèbre  par  le  mouvement.  «  D'où 
viendra  le  mouvement,  s'il  n'y  a  pas  un  principe  essentiellement 
actif?  En  effet  >  ce  n'est  pas  la  matière  qui  se  mettra  elle-même  en 
mouvement,  etc.  (1).  »  Cette  preuve  excellente,  et  que  les  meilleurs 
génies  ont  adoptée,  Vanini  la  rejette  par  des  raisons  subtiles  et  quin- 
tessenciées,  et  il  s'attache  à  l'autre  argument  d'Aristote,  à  savoir 
que  des  êtres  finis  et  contingens  supposent  un  être  infini  et  éternel. 
«  Tout  être,  dit  Vanini,  est  fini  ou  infini,  temporaire  ou  éternel;  s'il 
est  dans  le  temps,  il  a  donc  commencé  d'être;  il  n'a  donc  pu  se  pro- 
duire lui-même,  autrement  il  aurait  été  avant  d'être.  Puis  donc  que 
nous  voyons  des  êtres  commencer,  il  faut  accorder  qu'il  y  a  un  être 
éternel  d'où  ils  tirent  leur  origine;  car  s'il  n'y  avait  point  d'être  éter- 
nel, il  n'y  aurait  que  des  êtres  qui  auraient  commencé,  c'est-à-dire 
que  rien  n'existerait,  ce  qui  est  impossible.  Il  est  donc  impossible 
qu'il  n'y  ait  pas  un  être  éternel.  »  Vanini  résume  l'argument  dans 
ce  syllogisme  :  «  D'après  ce  qui  a  été  dit,  toute  existence  d'un  être 
qui  commence  suppose  un  être  éternel;  or,  il  y  a  des  êtres  qui  com- 
mencent. Donc  et  nécessairement,  il  y  a  un  être  éternel;  c'est  cet 


(1)  Voyez ,  à  la  page  92  et  suiv.  notre  Rapport  sur  la  Métaphysique  d'Aristote, 
seconde  édition. 


CSG  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

être  que  nous  appelons  Dieu  (1).  »  Cette  preuve  est  bonne,  elle  est 
fort  solide,  et  elle  se  retrouve  dans  toutes  les  grandes  pliilosophies. 
Vanini  l'admet,  donc  Vanini  n'est  pas  athée.  Mais  Yanini  n'admet 
que  celle-là  :  il  le  déclare  expressément  au  commencement  de  VAm- 
philhèâtre,  et  nulle  part  il  n'en  admet  aucune  autre.  De  là  unethéo- 
dicée  très  imparfaite.  En  effet,  si  tout  être  fini  suppose  un  être 
éternel,  il  reste  à  savoir  quel  est  cet  être  éternel.  Puisque  l'argument 
du  mouvement  est  rejeté,  cet  être  éternel  ne  peut  plus  être  la  cause 
de  rien;  il  n'est  plus  que  la  substance  de  tout.  Cette  substance  éter- 
nelle que  les  êtres  finis  supposent,  mais  qui  ne  les  a  pas  faits,  ne 
peut  avoir  d'autres  attributs  que  ceux  qui  se  déduisent  de  son  essence, 
de  l'éternité  et  de  l'infinité,  et  rien  de  plus.  Comme  l'être  infini,  en 
tant  qu'infini,  n'est  pas  un  moteur,  une  cause,  il  n'est  pas  non  plus, 
en  tant  qu'infini,  une  intelligence;  il  n'est  pas  non  plus  une  volonté, 
il  n'est  pas  non  plus  un  principe  de  justice,  ni  encore  bien  moins 
un  principe  d'amour.  Encore  une  fois,  s'il  était  tout  cela,  s'il  possé- 
dait tous  ces  attributs,  il  ne  les  tiendrait  pas  de  l'éternité  et  de  l'in- 
finitude ,  et  on  n'a  pas  le  droit  de  les  lui  imputer  en  vertu  de  cet 
unique  argument  :  tout  être  contingent  suppose  un  être  qui  ne  l'est 
pas,  tout  être  fini  suppose  un  être  infini.  Le  dieu  que  donne  cet 
argument  est  donc,  à  la  rigueur;  mais  il  est  presque  comme  s'il  n'était 
pas,  pour  nous  du  moins  qui  l'apercevons  à  peine  dans  les  hauteurs 
inaccessibles  d'une  éternité  et  d'une  existence  absolue,  vide  de 
pensée,  d'activité,  de  liberté,  d'amour,  semblable  au  néant  même 
de  l'existence,  et  mille  fois  inférieure,  dans  son  infinitude  et  son 
éternité,  à  une  heure  de  notre  existence  finie  et  périssable,  si  pen- 
dant cette  heure  fugitive  nous  savons  que  nous  sommes ,  si  nous 
pensons,  si  nous  aimons  quelque  autre  chose  que  nous-mêmes,  si 
nous  nous  sentons  capables  de  sacrifier  librement  à  une  idée  le  peu 
de  minutes  qui  nous  ont  été  accordées.  «  L'homme  n'est  qu'un  ro- 
seau, mais  c'est  un  roseau  pensant.  »  J'ajoute  :  c'est  un  roseau  vou- 
lant et  aimant,  ce  C'est  de  là  qu'il  faut  nous  relever,  non  de  l'espace 
et  de  la  durée,  que  nous  ne  saurions  remplir  (2).  »  Sous  peine  de 
mettre  en  Dieu  moins  qu'il  n'y  a  réellement  en  l'homme,  il  faut,  par 
un  argument  analogue  à  celui  du  mouvement,  après  avoir  considéré 
Dieu  comme  le  principe  des  mouvemens  qui  ont  lieu  dans  le  monde. 
Je  considérer  encore  comme  le  principe  de  la  pensée,  de  l'activilé 

(1)  ^mp/nY/i.,ex.  I,  p.  3. 

(2j  Pascal,  d'après  Descartes.  Voyez  notre  livre  Des  Pensées  de  Pascal,  p.  43,  et 
p.  107. 


LA  VIE  ET  LES  ÉCRITS  DE  VANINI.  Ù''^::^-^'^H';,^ 

libre  et  de  l'amour  désintéressé  qui  est  en  nous,  et  lui  restitfe  ces  .x;  /ir  i 
grands  attributs  intellectuels  et  moraux  qui  font  de  Dieu ,  n(&^pa$T^tJ^î  ^j 
seulement  l'auteur  de  l'univers,  mais  le  père  de  l'humanité.      ^^^^^<::zill^^ 

Ainsi,  pour  avoir  mutilé  la  théodicée  déjà  bien  étroite  d'Aristote, 
Yanini  est  arrivé  à  un  Dieu  très  imparfait,  dont  on  a  épuisé  l'essence 
quand  on  a  dit  qu'il  est  l'être  des  êtres.  Je  ne  m'étonne  donc  pas 
que,  passant  du  premier  exercice  au  second,  de  l'existence  de  Dieu 
à  sa  nature,  Vanini  s'exprime  ainsi  :  a  Vous  me  demandez  ce  que 
Dieu  est;  si  je  le  savais,  je  serais  Dieu,  car  nul  ne  connaît  Dieu,  et 
nul  ne  sait  ce  qu'il  est,  sinon  Dieu  lui-même.  »  Et  il  n'ajoute  pas 
grand'chose  à  cet  aveu  de  son  impuissance,  il  ne  sort  pas  du  cercle 
dans  lequel  il  s'est  enfermé  lui-même,  lorsqu'il  termine  ainsi  ce 
chapitre  : 

«  J'oserai  donc  (entreprise  peut-être  téméraire)  décrire  ainsi  Dieu  :  Ce  qui 
est  à  soi-même  son  principe  et  sa  fin ,  sans  avoir  ni  principe  ni  fin ,  n'ayant 
besoin  ni  de  l'un  ni  de  l'autre ,  la  source  et  l'auteur  de  l'un  et  de  l'autre.  îl 
est,  sans  être  dans  le  temps  :  pour  lui,  point  de  passé  qui  s'enfuie,  point 
d'avenir  qui  s'avance.  Il  règne  partout  sans  être  nulle  part,  immobile  sans 
être  en  place,  rapide  sans  être  en  mouvement.  II  est  tout  entier  hors  de  toutes 
choses  et  dans  toutes  choses;  dans  tout,  sans  y  être  renfermé;  hors  de  tout, 
sans  en  être  exclus.  Il  est  au  sein  de  cet  univers  qu'il  gouverne,  et  il  l'a  créé 
hors  de  lui.  Il  est  bon  sans  avoir  de  qualité,  grand  sans  quantité,  un  tout  sans 
parties,  immuable  et  changeant  tout  le  reste;  vouloir  pour  lui,  c'est  pouvoir, 
et  sa  volonté  est  action.  Il  est  simple;  en  lui  rien  n'est  en  puissance,  tout  est 
en  acte ,  ou  plutôt  il  est  lui-même  l'acte  pur,  premier ,  moyen  et  dernier. 
Enfin  il  est  tout,  au-dessus  de  tout,  hors  de  tout,  en  tout,  indépendamment 
de  tout,  avant  tout,  après  tout,  et  tout  entier  (l).  » 

Toutes  ces  qualifications  ne  sont  que  des  variantes  de  l'infini.  ïl 
en  est  pourtant  quelques-unes  qui  excèdent  le  principe  auquel  eiles 
se  rapportent.  Quand  Vanini  dit  de  son  dieu  :  ce  Pour  lui,  vouloir 
c'est  pouvoir,  »  nous  lui  demanderons  de  quel  droit  il  attribue  â 
l'être  infini  une  volonté,  et  une  volonté  efficace.  Déjà,  en  lui  étant 
la  force  motrice,  il  lui  a  ôté  la  vraie  puissance.  Comment  donc  peut- 
il  après  coup  mettre  en  lui  la  volonté,  c'est-à-dire  le  fond  même  et 
le  principe  de  ce  qu'il  lui  a  ôté?  De  loin  en  loin,  on  rencontre  dans 
\ Amphithéâtre  de  belles  maximes,  mais  toujours  entachées  de  ce 
vice,  d'être  exclusives  et  bornées  ou  inconséquentes. 

Dans  l'exercice  troisième,  Vanini  rejette  toutes  les  définitions  de 

(1)  Amphith.j  ex.  ii ,  p.  10. 


G88  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

la  Providence.  Saint  Thomas  avait  dit  :  La  Providence  est  la  raison 
finale  de  l'ordre  des  choses.  Yanini  traite  cela  d'absurde.  Vives  avait 
dit  :  C'est  une  volonté  gouvernant  tout  avec  sagesse. Vanini  se  moque 
de  Vives ,  et  je  le  conçois ,  dans  le  système  de  la  pure  infinitude 
comme  unique  essence  de  la  divinité,  et  il  aboutit  à  cette  définition 
de  la  Providence,  où  il  n'y  a  plus  ni  raison,  ni  volonté,  ni  sagesse  : 
((  La  Providence  est  la  force  divine  toujours  présente  à  elle-même, 
et  antérieure  à  tout  le  reste.  )>  La  force  même  est  ici  de  trop,  et 
cette  définition  si  étroite  est  trop  large  encore. 

Vanini  prouve  très  bien,  contre  Aristote  et  Averroës,  que  le  monde 
n'est  pas  éternel.  «  Le  monde,  dit-il,  a  un  auteur  ou  il  n'en  a  pas  : 
s'il  a  un  auteur,  il  n'est  pas  éternel,  car  rien  de  ce  qui  a  été  fait  n'est 
contemporain  de  ce  qui  l'a  fait.  S'il  n'a  pas  d'auteur,  il  a  toujours  été 
de  lui-même;  mais  il  est  ridicule  de  donner  ce  qui  est  fini  comme  le 
principe  de  l'être.  Rien  de  ce  qui  est  fini  n'est  premier  :  or  le  monde 
est  quelque  chose  de  fini,  cela  est  manifeste;  il  n'est  donc  pas  de  lui- 
même;  il  n'est  donc  pas  éternel  (1).  »  Vanini  suit  Averroës  dans  les 
détours  de  sa  subtile  dialectique ,  et  à  ses  argumens  alambiqués  il 
oppose  ceux  d'Algazel ,  ou  plutôt  ceux  qu' Algazel  a  reçus  du  chrétien 
.1.  Philopon. 

Loin  d'affaiblir  les  argumens  des  athées,  Vanini  les  développe  avec 
tant  de  force ,  qu'on  y  a  vu  le  secret  dessein  de  les  faire  prévaloir 
dans  l'esprit  de  ses  lecteurs;  mais  ce  n'est  là  qu'une  conjecture.  Si 
les  réponses  de  Vanini  ne  sont  pas  tout  ce  qu'elles  pourraient  être 
aujourd'hui,  il  faut  songer  que  nous  sommes  au  xvi*  siècle,  hors  de 
la  scolastique,  et  avant  la  philosophie  cartésienne. 

Objection  de  Diagoras  :  ce  Si  une  Providence  gouvernait  le  monde, 
chacun  serait  traité  selon  ses  mérites,  et  une  balance  égale  distri- 
buerait les  biens  aux  bons  et  les  maux  aux  méchans.  Mais  comme 
les  choses  vont  tout  difi'éremment,  je  ne  vois  pas  dans  le  monde  cette 
Providence  dont  on  parle,  et  ne  sais  en  quoi  elle  peut  consister.  »  Les 
stoïciens  niaient  la  mineure  et  soutenaient  que  l'homme  vertueux 
est  très  heureux,  et  le  méchant  malheureux.  Boëce  reprend  la  thèse 
stoïcienne  en  la  modifiant;  il  place  le  bonheur  et  la  misère  des 
hommes  vertueux  et  des  méchans,  non  dans  les  biens  et  les  maux 
sensibles,  mais  dans  la  vertu  et  dans  le  vice  qui  sont  à  eux-mêmes 
leur  châtiment  et  leur  récompense.  Vanini  combat  tout  cela,  et 
même  avec  assez  de  vivacité,  et  il  n'a  pas  l'air  de  faire  grand  cas 

[i]  Amphith.,  ex.  iv,  p.  15. 


LA  VIE  ET  LES  ÉCRITS  DE  VANINI.  689 

de  l'argument  de  l'autre  vie  :  «  La  sainte  Écriture,  dit-ii,  nous 
montre  les  châtimens  et  les  récompenses  toujours  assurés  à  qui  les 
mérite  dans  un  autre  monde;  »  mais  il  se  hâte  d'ajouter  que  cet  ar- 
gument n'est  pas  à  l'usage  des  athées,  puisqu'ils  méprisent  les  saintes 
Écritures.  Quand  il  en  vient  à  répondre  pour  son  propre  compte  à 
Diagoras,  sans  prétendre  avec  les  stoïciens  que  l'homme  vertueux 
est  souverainement  heureux,  et  le  vicieux  toujours  malheureux,  il 
fait  voir  que  les  plus  grands  biens,  même  en  cette  vie,  sont  accordés 
à  la  vertu,  ce  qui  est  très  vrai,  et  que  les  tribulations,  qui  ne  lui  sont 
pas  épargnées,  lui  servent  d'épreuve  utile  et  même  désirable.  Dieu, 
au  contraire,  punit  le  méchant  par  l'excès  même  de  ses  plaisirs,  qui 
ui  rendent  insupportable  la  moindre  contrariété ,  et  engendrent  la 
misère  au  sein  du  bonheur  apparent.  Toutefois  il  faut  convenir  que 
l'ensemble  de  ce  chapitre  est  loin  de  produire  sur  l'ame  un  effet 
salutaire. 

Les  chapitres  qui  suivent,  contre  Protagoras,  me  semblent  meil- 
leurs. «  S'il  est  un  Dieu,  dit  Protagoras,  d'où  vient  donc  le  mal?  — 
Je  réponds  :  de  notre  libre  volonté  (1).  »  Il  est  vrai  que  dans  le  déve- 
loppement cette  excellente  réponse  est  plutôt  affaiblie  que  fortifiée. 

Dans  le  problème  de  la  conciliation  difficile  de  la  divine  Provi- 
dence et  de  la  liberté  humaine,  Cicéron  se  décide  contre  la  Provi- 
dence en  faveur  de  la  liberté.  Voici  quel  est  l'argument  de  Cicéron  : 
«  La  Providence  de  Dieu  et  la  liberté  de  l'homme  sont  incompatibles; 
or,  certainement  la  liberté  humaine  existe,  car  uous  en  avons  la 
conscience;  donc  il  n'y  a  point  de  Providence.  »  Et  il  prouvait  sa  ma- 
jeure par  trois  argumens  principaux  qui  reviennent  à  ceci  :  La  Pro- 
vidence de  Dieu  doit  être  infaillible;  elle  ne  peut  se  tromper  dans 
ses  prévisions,  donc  tout  ce  qu'elle  prévoit  doit  arriver  nécessaire- 
ment :  donc  la  hberté  humaine  est  impossible.  Vanini  accorde  que 
la  Providence  ne  se  trompe  pas,  qu'elle  aperçoit  l'avenir,  et  que 
l'avenir  se  fait  comme  elle  l'aperçoit;  mais  il  explique  ce  que  c'est 
que  la  prévoyance  de  l'avenir  (2).  a  Les  actions  futures  de  l'homme, 
dit-il,  étant  libres  de  leur  nature,  s'accomplissent  librement.  Dieu 
les  voit  donc  d'avance  telles  qu'elles  seront,  c'est-à-dire  dans  leur 
liberté  et  dans  leur  contingence.  Elles  n*ont  pas  lieu  parce  que  Dieu 
les  prévoit,  mais  Dieu  les  prévoit  telles  qu'elles  seront,  et  telles 
qu'elles  sont  d'avance  pour  lui;  car  pour  lui  il  n'y  a  réellement  ni 


(1)  Amphith.,  ex.  xiv,  p.  95. 

(2)  /6td.,  ex.  XXIII,  p.  137. 

TOME  IV.  45 


R£YU£  DES  DËCX  MOxNDES. 

passé  ni  avenir,  mais  un  présent  éternel.  Nous-mêmes  nous  con- 
naissons quelquefois  l'avenir  sans  le  déterminer  :  il  en  est  ainsi 
de  Dieu.  »  La  difTérence  qui  sépare  notre  prévoyance  et  la  Provi- 
dence divine,  c'est  que  notre  prévoyance  est  circonscrite  dans  d'é- 
troites limites  d'espace  et  de  temps.  Dieu  voit  très  certainement  et 
très  clairement  l'avenir  le  plus  lointain,  non  comme  avenir,  mais 
comme  présent.  Son  éternité  n'admet  point  la  différence  des  temps; 
elle  est  tout  entière  en  elle-même  avec  toutes  les  parties  dans  les- 
quelles nous  la  divisons.  Vanini  s'engage  à  perte  de  vue  dans  les  dé- 
veloppemens  les  plus  subtils  et  les  plus  raffinés  de  cette  réponse  plus 
ou  moins  concluante,  sans  avoir  l'air  de  se  douter  qu'il  les  emprunte 
à  la  scolastique,  et  qu'il  est  à  son  insu  le  disciple  de  ce  docteur  angé- 
lique  pour  lequel  il  affecte  un  si  grand  mépris. 

Si  Dieu,  dit  Épicure,  s'occupe  de  nous,  il  n'est  pas  parfaitement 
heureux.  Or  il  l'est  :  il  ne  s'occupe  donc  pas  des  affaires  des  hommes. 
Vanini  répond  à  Épicure  d'une  manière  triomphante.  «  L'opinion 
épicurienne  est  la  plus  absurde  de  toutes  les  absurdités.  Dire  en 
effet  que  Dieu  existe,  mais  qu'il  ne  s'occupe  pas  des  hommes, 
n'est-ce  pas  dire  que  le  feu  existe,  mais  qu'il  n'échauffe  pas?. car 
qu'est-ce  que  Dieu,  sinon  un  être  supérieur  qui  veille  sur  tout,  meut 
et  gouverne  tout?  »  Contentons-nous  de  faire  remarquer  à  notre 
philosophe  que  ces  derniers  attributs,  qu'il  ajoute  fort  raisonnable- 
ment à  l'infinité  de  Dieu,  n'en  découlent  pas. 

Vanini  prouve  ensuite  à  merveille  que  mettre  l'absolu  bonheur  de 
ia  Divinité  dans  l'absolu  repos,  c'est  la  dépouiller  de  son  attribut 
essentiel,  la  puissance  infinie;  c'est  la  ravaler  au-dessous  de  l'hu- 
manité, c'est  faire  Dieu  inférieur  à  un  Alexandre  qui,  dans  son  in- 
fatigable activité,  se  plaignait  du  sommeil.  Cardan  a  écrit  que  tout 
esprit  jouit  de  l'éternel  repos  :  ce  Non,  dit  Vanini,  mais  de  l'étemel 
mouvement  (1).  La  matière  se  lasse,  et  par  conséquent  le  repos  lui 
convient;  elle  ne  se  meut  que  pour  se  reposer.  Mais  l'esprit  est  dan 
une  action  continue  :  sa  fin  n'est  pas  le  repos,  mais  une  force  éter- 
nelle. Qu'est-ce  que  la  connaissance  de  Dieu,  qu'est-ce  que  l'amoui 
qui  en  découle,  sinon  un  désir  insatiable  de  participer  à  son  infi- 
nité? Cette  noble  activité  de  l'ame  est  si  éloignée  du  repos,  qu'elle 
aspire  à  ne  cesser  jamais.  » 

Sur  l'immortalité  de  l'ame,  Vanini  est  bien  moins  assuré  : 

«  Le  fondement,  dit-il,  sur  lequel  roule  la  doctrine  d'Épicure  est  la  nior- 
(1)  Amphith.,  p.  155. 


LA   VIE  ET  LES  ÉCRITS  DE  VANINI.  691 

talité  de  l'ame.  Plusieurs  docteurs  chrétiens  ont  ici  combattu  les  athées,  mais 
avec  tant  de  légèreté  et  si  peu  de  raison,  qu'en  lisant  les  commentaires  des 
plus  grands  théologiens,  on  sent  s'élever  des  doutes  en  soi-même.  J'avoue 
ingénument  que  Fimmortalité  de  l'ame  ne  peut  être  démontrée  par  des  prin- 
cipes physiques;  car  c'est  un  article  de  foi ,  puisque  nous  croyons  à  la  résur- 
rection de  la  chair.  Le  corps  en  effet  ne  ressuscitera  pas  sans  l'ame,  et  de 
quelle  manière  pourrait  être  l'ame,  si  elle  n'était  pas?  Moi  donc,  chrétien  et 
catholique,  si  je  ne  l'avais  appris  de  l'église,  qui  nous  enseigne  certainement 
et  infailliblement  la  vérité ,  j'aurais  de  la  peine  à  croire  à  l'immortalité  de 
l'ame.  Loin  de  rougir  de  cet  aveu,  je  m'en  fais  gloire;  car  j'accomplis  le 
précepte  de  saint  Paul,  en  retenant  mon  esprit  sous  le  joug  de  la  foi  (1)...  » 

Cependant,  pour  faire  preuve  de  bonne  volonté,  il  essaie  de  prou- 
ver l'immortalité  de  l'ame,  d'abord  par  sa  simplicité,  ensuite  par  sa 
nature  céleste  et  par  conséquent  incorruptible,  enfin  par  le  principe  : 
rien  ne  se  fait  de  rien;  or,  si  un  être  ne  peut  se  faire  de  rien,  un  être 
aussi  ne  peut  retourner  à  rien. 

Vanini  ne  répond  pas  si  mal  aux  stoïciens.  A-t-il  bien  connu  leur 
véritable  doctrine?  Peu  importe;  il  est  certain  qu'il  repousse  avec 
force  et  avec  un  grand  air  de  conviction  les  erreurs  qu'il  leur  at- 
tribue. Partout  il  revendique  la  liberté  de  l'homme ,  et  répète  que 
l'acte  dépend  entièrement  de  notre  volonté,  et  que  c'est  nous  qui 
méritons  et  qui  déméritons. 

Dans  un  temps  où  l'astrologie  était  la  croyance  universelle,  depuis 
Kepler  jusqu'à  Campanella,  il  ne  faut  pas  s'étonner  qu'un  péripaté- 
ticien  comme  Vanini ,  imbu  de  la  doctrine  que  toutes  les  idées  de 
rintelligence  viennent  des  sens,  ait  accordé  plus  qu'il  ne  faut  à  l'in- 
fluence des  astres;  cependant  il  réserve  toujours  et  presque  entiè- 
rement la  volonté.  Les  hommes,  disaient  les  stoïciens  du  xvi^  siècle, 
n'agissent  que  d'après  l'influence  des  astres  qui  président  à  leur 
naissance.  C'est  donc  aux  astres  et  non  pas  à  la  volonté  qu'il  faut 
attribuer  le  mal.  a  Nos  actions,  répond  Vanini  (2),  ne  sont  pas  sou- 
mises directement  aux  astres,  elles  relèvent  de  notre  seule  volonté 
qui,  étant  immatérielle,  ne  peut  dépendre  des  corps  célestes.  Ils 
ne  forcent  pas  nos  actions;  tout  ce  qu'on  peut  dire ,  c'est  qu'ils  les 
inclinent  et  de  la  manière  suivante  :  notre  volonté  suppose  l'intelli- 
gence, celle-ci  dépend  des  sens,  les  sens  sont  directement  soumis  à 
l'influence  des  corps  célestes;  de  là  une  certaine  inclination  et  dis- 
position de  la  volonté,  mais  nulle  contrainte. 


(1)  Amphith.f  ex.  xxvii,  p.  163-16 1. 

(2)  Ibid.,  ex.  xnY,  p.  298. 

45. 


692  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

«  Les  péchés  dans  le  monde  sont  nécessaires  :  donc  c'est  à  Dieo 
qu'il  les  faut  rapporter.  Je  réponds  que  l'antécédent  de  cet  argu- 
ment est  faux,  qu'il  est  même  contradictoire;  car  qui  dit  péché  dit 
liberté  ,  c'est-à-dire  le  contraire  de  la  nécessité....  C'est  ainsi  que 
nous  retournons  contre  nos  adversaires  leurs  propres  armes,  les 
poignards  de  plomb  [plumbeos  pugiones]  avec  lesquels  ils  défendent 
leurs  subtilités  [suas  ratiunculas), 

«  Les  stoïciens  (1)  se  sont  trompés  du  tout  au  tout,  lorsqu'admet- 
tant  la  divine  Providence,  ils  prétendent  que  Dieu  gouverne  l'uni- 
vers et  l'humanité,  non  d'après  sa  volonté,  mais  selon  la  nécessité... 
Aristote  aussi  a  enseigné  que  Dieu  agit  nécessairement,  sur  ce  motif 
que,  si  on  suppose  Dieu  libre  dans  la  formation  du  monde,  il  faut 
supposer  qu'il  était  avant  de  faire  le  monde,  et  qu'ainsi  cet  acte  a 
été  un  changement  en  lui,  tandis  que  l'essence  de  Dieu  est  l'immu- 
tabilité. » 

Sur  ce  redoutable  problème  de  la  création,  Vanini  chancelle,  il 
est  vrai,  mais  comme  tant  d'autres.  Il  n'a  pas  connu  en  quoi  consiste 
la  liberté  de  Dieu  dans  la  création ,  puisqu'il  nie  que  de  deux  choses 
différentes ,  Dieu  ait  pu  faire  l'une  ou  l'autre  dans  un  seul  et  même 
instant,  ce  qui  est  absurde;  car  cette  puissance  qu'il  refuse  à  Dieu, 
il  aurait  pu  la  trouver  dans  l'homme.  En  effet,  on  ne  saurait  trop 
le  redire  (2),  ce  qui  constitue  expressément  notre  libre  arbitre,  c'est 
que ,  dans  le  moment  où  nous  nous  décidons  à  faire  telle  ou  telle 
chose,  nous  avons  la  conscience  que  nous  pouvons  faire  le  contraire, 
et  que,  si  nous  continuons  l'action  commencée,  nous  la  pouvons 
suspendre,  et  réciproquement.  Cette  puissance  qui  se  résout  dans  un 
sens,  pouvant  se  résoudre  dans  un  autre,  est  proprement  la  volonté 
libre.  L'intelligence  n'est  pas  libre,  parce  qu'il  n'est  pas  en  son  pou- 
voir de  juger  mauvais  ce  qui  est  et  lui  paraît  bon ,  ni  bon  ce  qui  est 
et  lui  paraît  mauvais,  et  c'est  là  en  quoi  l'intelligence  diffère  essen- 
tiellement de  la  volonté;  mais  quand  l'intelUgence,  l'entendement, 
la  raison,  en  un  mot  la  faculté  de  connaître,  a  reconnu  et  prononcé 
qu'une  chose  est  bonne  ou  mauvaise  à  faire  ou  à  ne  pas  faire,  si  la 
volonté,  pour  s'accorder  avec  la  raison  qui  est  sa  loi,  se  décide  pour 
ce  qui  est  ou  lui  paraît  bon,  en  se  décidant  ainsi,  elle  a  la  conscience 
de  pouvoir  se  décider  autrement,  et  de  ne  faire  ce  qu'elle  fait  que 

(1)  Amphith.^ù\.  xlviii,  p.  315. 

(2)  Voyez  l'analyse  complète  que  nous  avons  donnée  du  libre  arbitre  dans  divers 
endroits  de  nos  ouvrages,  et  particulièrement  dans  l'examen  critique  de  \'E$iai 
sur  l'Entendement  humain,  cours  de  1829,  t.  II. 


[la   vie  et  les  écrits  de  VAIÇINI.  693 

parce  qu'elle  le  veut,  et  par  cela  seul  qu'elle  veut  être  raisonnable. 
Transportons  ceci  à  Dieu.  Dieu,  par  sa  raison,  et  surtout  (je  me  hâte 
de  le  dire  avec  Platon  (1)),  par  sa  bonté,  a  vu  qu'il  était  bon  de 
créer  le  monde  et  l'homme;  en  même  temps,  il  était  libre  de  le 
créer  ou  de  ne  le  créer  pas,  et  de  ne  pas  suivre  sa  raison  et  sa  bonté; 
mais  il  a  suivi  l'une  et  l'autre,  parce  qu'il  est  la  raison  et  la  bonté 
même.  Dans  celui  où  tout  est  infini,  l'inteHigence,  la  bonté  et  la  lî» 
berté  sont  également  infinies,  et  dans  celui  qui  est  l'unité  suprême, 
elles  s'unissent  infiniment,  de  telle  sorte  qu'il  est  impie  de  placer 
dans  la  liberté  divine  les  misères  de  nos  incertitudes  et  nos  luttes 
intérieures.  Dans  l'homme,  la  diversité  des  pouvoirs  de  l'ame  se 
trahit  par  la  discorde  et  le  trouble.  Les  différens  pouvoirs,  l'intelli- 
gence, la  bonté  ou  Tamour,  et  la  libre  activité,  sont  déjà  néces- 
sairement dans  l'auteur  de  l'humanité,  mais  portées  à  leur  suprême 
puissance,  à  leur  puissance  infinie,  distinctes  et  unies  tout  ensemble 
dans  la  vie  de  l'éternelle  unité.  La  théodicée  est  entre  l'écueil  d'un 
anthropomorphisme  extravagant  et  celui  d'un  déisme  abstrait.  Le 
vrai  dieu  est  un  dieu  vivant,  un  être  réel,  dont  tous  les  attributs 
distincts  se  développent  conformément  à  sa  nature  infinie,  sans 
effort  et  sans  combat.  Otez  l'intelligence  divine,  la  conception  du 
plan  de  ces  innombrables  mondes  est  impossible.  Otez  à  Dieu  la  bonté 
et  l'amour,  la  création  devient  superflue  à  qui  n'a  besoin  de  rien  et 
se  suffît  à  lui-même.  Otez  à  Dieu  la  liberté,  le  monde  et  l'homme  ne 
sont  plus  que  le  produit  d'une  action  fatale  et  en  quelque  sorte  mé- 
canique, comme  la  pluie  qui  tombe  du  haut  des  nuages,  ou  comme 
i'eau  qui  découle  de  sa  source.  L'homme  Ubre  ne  peut  avoir  pour 
tause  qu'une  cause  fibre;  l'homme  capable  d'aimer  a  un  père  qui 
aime  aussi;  l'homme  doué  d'intefiigence  atteste  une  intelfigence  su- 
prême. Cette  induction  si  simple  et  si  solide,  empruntée  à  une  psy- 
<'hologie  sévère,  et  fondant  une  théodicée  sublime;  cette  induction , 
si  vieille  dans  l'humanité,  si  récente  dans  la  science,  et  encore  si 
violemment  combattue  par  des  adversaires  différens,  il  ne  faut  pas 
la  chercher  au  x\i«  siècle  et  dans  Vanini.  Notre  philosophe  s'égare 
donc  plus  d'une  fois  dans  le  labyrinthe  des  difficultés,  des  objections, 
et  des  réponses  accumulées  sur  la  création.  Au  fond,  il  nie  la  liberté 
divine,  et  cela  par  la  confusion  déplorable  de  l'intelligence  et  de 
l'action.  Il  voit  bien  que  Dieu  a  nécessairement  conçu,  comme  con- 
venant à  sa  sagesse  et  à  sa  bonté,  de  créer  un  monde  qui  portât  quel- 
ques signes  de  lui,  et  surtout  un  être  fait  à  son  image;  mais  de  cette 

(1)  Voyez  le  Timée,  tome  XII  de  notre  traduction. 


694  REVUE  DES  *DEUX  SIONDES. 

nécessité  tout  intellectuelle  et  toute  morale  il  conclut  à  la  nécessité 
de  l'action,  ce  qui  paraît  logique  et  cependant  est  contraire  aux  faits 
les  plus  manifestes  qui  se  passent  en  nous  et  aux  données  les  plus 
certaines  de  la  plus  simple  psychologie.  Embarrassé  de  toutes  parts, 
Vanini  commence  et  finit  par  en  appeler  de  sa  raison  troublée  aux 
décisions  de  l'église  {1).  On  n'a  donc  après  tout  aucun  reproche  très 
sérieux  à  lui  faire. 

Il  y  a  plus  :  au  milieu  de  cette  controverse  ténébreuse,  éclairée  de 
loin  en  loin  par  la  foi  chrétienne,  je  trouve  un  argument  qui  brille 
parmi  tous  les  autres  comme  une  lumière  admirable,  et  qui,  si  Vanini 
s'y  était  solidement  attaché  et  s'il  l'eût  suivi  jusqu'au  bout,  aurait 
pu  lui  découvrir  toute  la  vérité  et  le  conduire  au  système  des  grandes 
inductions  que  nous  venons  d'indiquer.  Laissons -le  parler  lui- 
même  (2)  : 

«  Je  dirai  brièvement  d'Aristo'te  ce  que  j'en  pense  :  il  est  ici  en  contradic- 
tion avec  lui-même,  car  il  prétend  que  Dieu  agit  nécessairement,  et  cepen- 
dant, dans  V Éthique  et  ailleurs,  il  fait  l'homme  libre.  Ces  deux  opinions 
répugnent  absolument  et  sont  en  quelque  sorte  réciproquement  impossibles , 
car  une  cause  nécessaire  ne  peut  produire  des  effets  conlingens,  mais  néces- 
saires; de  sorte  que,  si  Dieu  agit  nécessairement,  notre  volonté  n'est  pas  libre, 
ce  que  je  prouve  ainsi.  J'adresse  cette  question  à  Aristote  :  Notre  volonté 
peut-elle,  oui  ou  non,  prendre  tel  ou  tel  parti,  sans  que  tel  ou  tel  motif  la 
détermine?  Si  elle  ne  le  peut,  elle  n'est  pas  libre,  ce  qui  est  contre  Aristote 
lui-même;  si  elle  le  peut ,  Dieu  le  peut  aussi  à  plus  forte  raison;  donc  Dieu 
peut  produire  le  mouvement  ou  le  monde  sans  aucun  mouvement  qui  ait  pré- 
cédé. Ce  qui  a  porté  Aristote  à  soutenir  que  Dieu  agit  nécessairement,  c'est 
qu'il  ne  peut  comprendre  qu'un  mouvement  se  produise  sans  un  mouvement 
antérieur.  Mais  ce  principe  est  faux,  si  l'on  admet  la  liberté  humaine.  Donc, 
si  la  volonté  humaine  est  libre,  Dieu  n'agit  pas  nécessairement,  comme  ré- 
ciproquement,  si  Dieu  agit  avec  nécessité,  la  volonté  n'est  pas  libre.  Il  est 
donc  évident  qu' Aristote  se  contredit  lui-même  quand  il  affirme  que  Dieu 
agit  nécessairement ,  et  qu'en  même  temps  il  reconnaît  dans  l'homme  une 
volonté  libre.  » 

Vanini  termine  son  livre  en  le  soumettant  sans  réserve  au  pape 
Paul  V,  qui,  (c  assis  au  gouvernail  de  l'église  comme  un  sage  modé- 
rateur, retrace  en  lui  l'image  de  toutes  les  vertus  répandues  sur 
les  divers  pontifes  de  tous  les  siècles  (3).  »  Enfin,  il  ne  veut  pas 
quitter  cet  amphithéâtre  de  l'éternelle  Providence  sans  entonner  un 

(1)  Amphith.j  p.  300. 

(2)  Ibid,,  ex.  L  et  dernier,  p.  332. 

(3)  Ibid,,  334. 


LA  VIE  ET  LES  ECRITS  DE  \  AKLM.  695 

hymne  à  sa  gloire,  et  cet  hymne  est  tout  son  système  avec  ses  mé- 
rites et  ses  imperfections.  Le  Dieu  que  Vanini  célèbre  est  le  Dieu  de 
l'univers  bien  plus  que  celui  de  l'ame;  aussi  sa  poésie,  fidèle  image 
de  sa  philosophie,  a-t-elle  souvent  de  la  force,  quelquefois  de  l'éclat, 
mais  aucun  charme. 

«  Animée  (1)  du  souffle  divin,  ma  volonté  emporte  mon  esprit  :  il  va  tenter 
une  route  inconnue  sur  les  ailes  de  Dédale. 

«  Il  entreprend  de  mesurer  l'ineffable  Divinité  qui  n'a  ni  commencement 
ni  fin,  et  de  la  renfermer  dans  le  cercle  étroit  de  quelques  vers. 

«  Origine  et  fin  de  toutes  choses,  origine,  source  et  principe  de  lui-même, 
Dieu  est  son  but  et  sa  fin,  sans  avoir  ni  principe  ni  fin. 

K  En  repos  et  tout  entier  partout,  dans  tous  les  temps  et  en  tout  lieu,  dis- 
tribué dans  toutes  les  parties,  et  demeurant  toujours  et  partout  indivisible; 

tt  II  est  en  chaque  endroit  sans  être  contenu  dans  aucun,  ni  enchaîné  dans 
aucunes  limites;  répandu  tout  entier  dans  l'espace  entier,  il  y  circule  libre- 
ment. 

«  Son  vouloir  est  la  toute-puissance,  son  action  une  volonté  invariable;  il 
est  grand  sans  quantité,  bon  sans  qualité. 

«  Ce  qu'il  dit,  il  l'accomplit  en  même  temps;  on  ne  sait  qui  précède  de  la 
parole  ou  de  l'œuvre;  dès  qu'il  a  parlé,  voici  qu'à  sa  voix  tout  l'univers  a 
pris  naissance. 

«  Il  voit  tout,  il  pénètre  tout;  un  en  lui-même  (2),  seul  il  est  tout,  et  dans 
son  éternité  il  prévoit  ce  qui  est,  ce  qui  fut,  ce  qui  sera. 

«  Toujours  tout  entier,  il  remplit  tout  son  être,  sans  cesser  d'être  le  même; 
il  soutient,  meut  et  embrasse  l'univers,  et  le  gouverne  d'un  mouvement  de 
son  sourcil. 

«  Oh!  je  t'invoque!  jette  enfin  sur  moi  un  regard  de  bonté!  Unis-moi  à  toi 
par  un  nœud  de  diamant,  car  c'est  la  seule  et  unique  chose  qui  puisse  rendre 
heureux. 

«  Quiconque  s'est  uni  à  toi  et  s'attache  à  toi  seul,  celui-là  possède  tout;  il 
te  possède,  source  inépuisable  de  richesses,  et  à  qui  rien  ne  manque. 

«  Partout  nécessaire,  nulle  part  tu  ne  fais  défaut,  et  de  toi-même  tu  donnes 
tout  à  toutes  choses;  tu  te  donnes  toi-même,  toi  en  qui  toutes  choses  doivent 
trouver  tout. 

«  Tu  es  la  force  de  ceux  qui  travaillent ,  tu  es  le  port  ouvert  aux  nau- 
fragés (3)... 

«  Tu  es  à  nos  cœurs  le  souverain  repos  et  la  paix  profonde;  tu  es  la  mesure 
et  le  mode  des  choses,  l'espèce  et  la  forme  que  nous  aimons. 

(1)  ^mp^tïft.,  p.  334-336. 

(2)  Sens  douteux ,  texte  obscur. 

(3)  Je  n'ai  pas  traduit,  faute  de  les  entendre,  les  deux  derniers  vers  de  cette 
ophe. 


696  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

«  Tu  es  la  règle,  le  poids  et  le  nombre,  la  beauté  et  Tordre,  l'ornement  et 
l'amour,  le  salut  et  la  vie,  la  volupté  souveraine  avec  son  nectar  et  son  am- 
broisie. 

«  Tu  es  la  source  de  la  vraie  sagesse ,  tu  es  la  lumière  véritable ,  tu  es  la 
loi  vénérable,  tu  es  l'espérance  qui  ne  trompe  pas,  tu  es  l'éternelle  raison,  et 
la  voie,  et  la  vérité; 

«  La  gloire,  la  splendeur,  la  lumière  aimable,  la  lumière  bienfaisante  et 
inviolable,  la  perfection  des  perfections,  quoi  encore?  le  plus  grand,  le  meil- 
leur, l'un,  le  même.  »> 

En  résumé,  quelle  conclusion  faut-il  tirer  de  l'ouvrage  que  nous 
venons  de  parcourir  et  d'analyser  fidèlement?  Supposons  que  cet 
ouvrage  soit  seul;  en  nous  y  renfermant,  y  trouvons-nous  la  haine 
du  christianisme  et  l'athéisme?  Nullement.  Il  y  a,  partout  semées, 
des  protestations  peut-être  outrées  d'orthodoxie,  une  théodicée  in- 
complète, fondée  sur  un  seul  principe,  par  conséquent  des  réfuta- 
tions quelquefois  insuffisantes  des  mauvais  systèmes  répandus  au 
xvr  siècle;  un  déisme  d'une  quaUté  assez  médiocre,  et,  comme  on 
dirait  aujourd'hui,  des  tendances  équivoques;  le  péripatétisme  d'Aris- 
tote  mal  développé  par  celui  d'Averroës  et  de  Pomponat  :  mais  de 
là  à  l'impiété  et  à  l'athéisme  il  y  a  loin,  et,  si  nous  étions  appelé  à 
juger  Vanini  sur  ce  livre  seul,  en  conscience  et  ne  croyant  pas  permis 
de  condamner  qui  que  ce  soit  par  voie  de  conjecture  et  d'hypothèse, 
nous  prononcerions  d'après  ce  livre  :  Non,  Vanini  n'est  pas  athée. 

Passons  maintenant  à  l'examen  de  son  second  et  dernier  ouvrage, 
qui  parut  à  Paris ,  un  an  après  \ Amphithéâtre,  sous  ce  titre  :  Quatre 
livres  de  Jules-César  Vanini,  Napolitain ,  théologien ,  philosophe  et 
docteur  en  l'un  et  l'autre  droit,  sur  les  secrets  admirables  de  la  JSa- 
ture,  reine  et  déesse  des  mortels  (1).  Ce  titre  pompeux  couvre  un  traité 
de  physique  divisé  en  quatre  livres  :  le  premier,  sur  le  ciel  et  l'air; 
le  deuxième,  sur  l'eau  et  la  terre;  le  troisième,  sur  la  génération 
des  animaux;  le  quatrième,  sur  la  génération  des  païens.  Vanini, 
lui-même,  nous  apprend  que  cet  écrit  est  un  abrégé  de  ses  Mémoires 
physiques  (2).  Il  avait  aussi  composé,  à  ce  qu'il  dit,  des  Mémoires  de 
Médecine  (3),  ainsi  que  des  commentaires  sur  le  livre  de  la  Généra- 
tion d'Aristote  (4).  Il  fait  encore  allusion  à  un  autre  ouvrage,  dont 

(1)  Julii  Caesaris  Vanini,  Neapolitani,  iheologi,  philosophi  et  juris  utriusquf 
doctoris,  De  admirandis  naturœ  reginœ  deœquc  mortalium  Arcanis,  libri  qua- 
tuor; Paris,  1616,  in-i2. 

(2)  DiaL,  p.  301. 

(3)  Ibid.,  p.  275. 
C*)  Ibid.,  p.  172. 


LA  VIE  ET  LES  ECRITS  DE  VANINI.  697 

il  parle  déjà  dans  V  Amphithéâtre,  et  qu'il  nomme  Physico-Magique  [i]; 
il  rappelle  aussi  un  Traité  d'Astronomie  qu'il  avait  fait  imprimer  à 
Strasbourg,  en  caractères  élégans  (2).  S'il  a  jamais  existé  réellement, 
ce  livre  n'est  point  parvenu  jusqu'à  nous.  Celui  que  nous  possédons 
n'est  nullement  méprisable  au  point  de  vue  scientifique;  c'est  en- 
core, il  est  vrai,  la  physique  péripatéticienne,  mais  interprétée  et 
développée  selon  son  véritable  esprit,  et  non  plus  à  la  manière  des 
scolastiques.  N'oublions  pas  que  nous  sommes  ici  avant  Galilée,  le 
créateur  de  la  physique  moderne,  qui  le  premier  en  détermina  la 
méthode,  et  lui  donna  pour  règles  l'expérience  et  le  calcul.  Galilée 
a  été  pour  la  physique  ce  qu'a  été  Descartes  pour  la  métaphysique. 
Avant  Descartes ,  tous  les  eiforts  pour  sortir  de  la  scolastique  et 
arriver  à  la  vraie  philosophie  moderne  sont  impuissans;  avant  Ga- 
lilée aussi ,  on  cherche  avec  ardeur  la  vraie  physique  ;  on  ne  l'a  pas 
trouvée.  Une  foule  d'essais  ingénieux  et  hardis  paraissent  incessam- 
ment d'un  bout  à  l'autre  de  l'Italie ,  et  attestent  au  moins  une  fer- 
mentation puissante;  on  étudie  la  nature  un  peu  au  hasard ,  mais 
avec  liberté  et  avec  passion,  et,  pour  que  la  science  se  fasse,  il  ne 
manque  plus  qu'un  homme  de  génie.  Pour  bien  juger  des  hommes 
tels  que  Telesio,  Cesalpini,  Cardan,  Pomponat,  ce  n'est  pas  avec 
les  sobres  génies  du  x\iv  siècle,  avec  Galilée,  Descartes  et  Newton, 
qu'il  les  faut  comparer,  c'est  avec  leurs  devanciers  du  moyen-âge. 
Les  observations  de  détail  s'accumulent,  et  les  théories  se  préparent. 
Les  hypothèses  antiques  dominent  encore  l'esprit  humain,  et  l'idée 
même  du  calcul  appliqué  aux  phénomènes  fournis  par  l'expérience 
n'est  pas  encore  née;  mais  ces  hypothèses  môme  sont  comme  le  pas- 
sage nécessaire  des  ténèbres  du  moyen-âge  à  la  lumière  de  la  science 
moderne. 

Vanini  est,  en  physique  comme  dans  tout  le  reste,  de  l'école 
d'Aristote  et  de  Pomponat.  Il  traite  ici  les  platoniciens  à  peu  près 
comme  il  l'a  déjà  fait  dans  V  Amphithéâtre,  Aristote  est  pour  lui  «  le 
philosophe  par  excellence,  le  maître,  le  dictateur,  le  dieu  de  la  phi- 
losophie; »  il  l'appelle  «le  grand  pontife  de  la  sagesse;  »  il  invoque  ses 
mânes  ei  son  diviîi  génie;  il  se  vante  d'être  son  nourrisson,  Alexandre 
d'Aphrodisée  est  nommé  aussi  avec  de  grands  éloges.  Parmi  les  mo* 
dernes  et  les  contemporains ,  Vives  est  traité  avec  dédain ,  Kepler 
avec  honneur.  Vanini  loue  souvent  ses  compatriotes  Scaliger,  Fra- 
castor,  Cardan,  et  surtout  Pomponat,  qui  ici,  comme  dans  VAmphi- 

(l)DiaZ.,31. 

(a)  Typit  elegantistimis.  JHalj  p.  252. 


698  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

théâtre f  est  appelé  son  maître.  Peut-être  ne  serait-il  pas  sans  intérêt 
de  comparer  la  physique  de  Vanini  avec  celle  du  célèbre  Bolonais. 
H  nous  suffit  de  reconnaître  que  l'esprit  qui  préside  aux  recherches 
du  premier  anime  celles  de  son  audacieux  et  infortuné  disciple.  Par- 
tout le  surnaturel  est  ramené  le  plus  possible  au  naturel  :  les  pré- 
sages, les  oracles  sont  expliqués  par  des  causes  physiques.  Laissons 
à  d'autres  le  détail.  Ce  n'est  pas  le  physicien  que  nous  étudions  dan- 
Vanini ,  c'est  surtout  le  philosophe ,  et  nous  voulons  savoir  si  ce 
nouvel  ouvrage  contient  la  môme  philosophie  que  le  précédent. 
Écartons  encore  toutes  les  conjectures  et  les  interprétations  diverses 
des  historiens  ;  n'écoutons  que  Vanini  lui-même.  Tout  à  l'heure 
nous  l'avons  vu,  en  apparence  au  moins,  zélé  catholique  et  défen- 
seur de  la  divine  Providence.  Est-il  le  même  ici?  est-il  encore  chré- 
tien? admet-il  encore  un  Dieu? 

Répondons  d'abord  en  disant  que  deux  docteurs  de  Sorbonne, 
Edmond  Corradin,  frère  gardien  du  couvent  des  franciscains  de 
Paris,  et  Claude-le-Petit ,  docteur  régent,  chargés  d'examiner  le 
livre  de  Vanini,  l'ont  autorisé  sans  aucune  réserve.  Dans  l'approba- 
tion imprimée ,  ils  déclarent  expressément  qu'ils  n'y  ont  rien  trouvé 
de  contraire  ou  de  répugnant  à  la  religion  catholique,  apostolique 
et  romaine;  qu'ils  le  tiennent  même  comme  un  ouvrage  plein  d'es- 
prit et  très  digne  d'être  livré  au  public  (1).  Voilà  donc  la  Sorbonne 
en  quelque  sorte  caution  de  l'orthodoxie  de  Vanini.  Mais  passons 
plus  avant,  et  considérons  le  livre  en  lui-même. 

Comme  nous  l'avons  déjà  dit,  c'est  un  traité  de  physique;  cepen- 
dant la  forme  est  loin  d'en  être  aussi  didactique  que  celle  de  V Am- 
phithéâtre. C'est  une  suite  de  dialogues  où  l'auteur,  sous  le  nom  de 
Jules-César,  donne  à  un  de  ses  amis  et  de  ses  admirateurs,  appelé 
Alexandre ,  toutes  les  expHcations  que  celui-ci  lui  demande  sur  des 
phénomènes  de  physique,  en  y  introduisant  bien  d'autres  choses 
selon  le  caprice  de  la  conversation  ou  selon  le  dessein  de  l'interlo- 
cuteur principal. 

Dans  un  Avis  de  Vimprimeur,  on  lit  que  ce  livre  a  été  dérobé  à 
Vanini,  copié  et  publié  sans  son  consentement,  mais  non  pas  malgré 
lui ,  l'auteur  ayant  fini  par  donner  les  mains  à  tout  ce  qu'on  avait 
fait  (2).  Si  cette  note  dit  vrai,  un  ouvrage  arraché  à  Vanini,  et  publié 

(1)  Dial.  Approbatio.  —  Rosset,  Histoires  tragiques,  dit  que  plus  Lird  la  Sor- 
bonne lit  de  nouveau  examiner  les  Dialogues  et  les  condamna  au  feu.  Lui  seul 
parle  ainsi  sans  citer  ses  autorités.  Cette  condamnation  tardive  est  une  assertion 
gratuite;  Tapprohalion  est  certaine. 

(2)  Dial.  —  Typographus  Icclori. 


LA  VIE  ET  LES  ÉCRITS  DE  VANINI.  699 

tel  qu'il  l'avait  écrit  pour  lui-même ,  doit  contenir  sa  secrète  pensée. 
Quelle  est  donc  cette  pensée? 

Le  titre,  en  vérité,  se  présente  assez  mal  :  Des  Secrets  admira- 
bles de  la  Nature,  reine  et  déesse  des  mortels;  c'est,  ce  semble,  le 
contre-pied  de  celui-ci  :  Amphithéâtre  de  Véternelle  Providence. 
Le  livre  est  dédié  à  Bassompierre,  homme  de  guerre  et  de  plaisir, 
dont  on  ne  s'attend  pas  à  trouver  le  nom  en  tête  d'un  ouvrage  de 
philosophie;  et  on  ne  lui  voit  guère  d'autre  titre  à  cette  dédicace 
que  sa  munificence  connue.  Vanini  en  fait  un  saint,  et,  jouant  sur 
son  nom,  il  nous  donne  Bassompierre  comme  la  hase  de  l'église  de 
saint  Pierre  (1).  Le  grand  seigneur  a  pu  rire  un  moment  de  ce  jeu  de 
mots,  mais  il  a  dû  être  bien  autrement  touché  d'une  flatterie  d'un 
genre  différent  et  mieux  assortie  à  ses  habitudes.  Vanini,  après 
avoir  épuisé  l'énumération  des  quahtés  de  son  héros,  en  vient  à  sa 
beauté,  «  à  cette  beauté  qui  lui  a  gagné,  dit-il,  l'amour  de  mJlle 
héroïnes  plus  charmantes  qu'Hélène.  »  Pour  être  juste,  il  faut  ajou- 
ter que  ce  galant  compHment  se  termine  en  un  argument  théolo- 
gique; car  la  beauté  de  Bassompierre  n'attire  pas  seulement  les 
femmes,  elle  accable  les  athées  qui,  «  frappés  de  l'éclat  et  de  la  ma- 
jesté de  ce  visage,  n'osent  plus  soutenir  que  l'homme  n'est  pas 
l'image  de  Dieu.  »  Nous  savons  que  les  dédicaces  du  commence- 
ment du  xvir  siècle,  même  sous  d'autres  plumes  que  celle  de  Va- 
nini, sont  en  possession  d'être  fort  ridicules;  cependant  celle-ci  passe 
la  permission,  et,  jointe  au  titre,  elle  forme  un  assez  triste  préam- 
bule à  un  livre  de  philosophie. 

Eh  bien!  le  livre  est  digne  du  préambule.  Nous  l'avons  lu  d'un 
bout  à  l'autre  avec  attention,  sans  aucun  préjugé,  et  dans  l'ensemble 
comme  dans  les  détails,  dans  le  ton  général  comme  dans  les  prin- 
cipes, nous  trouvons  à  découvert  ce  que  nous  n'avions  pas  vu,  ou 
plutôt  le  contraire  de  ce  que  nous  avions  vu  dans  Y  Amphithéâtre; 
et,  avec  la  même  sincérité  que  nous  avions  absous  le  précédent 
écrit,  nous  déclarons  celui-ci  coupable.  Il  est  coupable  envers  le 
christianisme,  envers  Dieu,  envers  la  morale.  Nous  pouvons  dire 
aujourd'hui  la  vérité  tout  entière  :  nous  ne  témoignons  pas  devant 
le  parlement  de  Toulouse,  mais  devant  l'histoire,  qui,  moins  impi- 
toyable que  les  hommes,  parce  qu'elle  est  plus  éclairée,  ne  peut 
assurément  s'indigner  et  s'étonner  de  rencontrer  dans  un  philosophe 
du  xvi®  siècle  les  erreurs  et  la  licence  de  son  temps.  Disons-le  donc 

(1)  Dial.,  dédicace,  p.  7  :  Bassompetrœus  Pétri  S.  Ecclesiœ  basis. 


L 


700  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

sans  hésiter  :  oui,  dans  les  Dialogues  y  Vanini  est  un  ennemi  mal  dis- 
simulé du  christianisme.  Il  n'a  guère  d'autre  Dieu  que  la  nature.  Sa 
morale  est  celle  d'Épicure,  et,  à  l'en  croire  lui-même,  sa  doctrine  a  un 
peu  passé  dans  ses  mœurs.  Il  n'y  a  qu'à  ouvrir  au  hasard  les  Dialo- 
gues, pour  recueillir  à  pleines  mains  des  preuves  abondantes  de  ces 
assertions. 

Sans  doute  Vanini  enveloppe  encore  de  quelques  précautions  ses 
attaques  contre  le  christianisme;  mais  les  voiles  sont  de  plus  en  plus 
transparens.  Ici,  comme  dans  \  Amphithéâtre ,  il  introduit  des  impies, 
tantôt  belges,  tantôt  anglais,  développant  leurs  maximes;  mais, 
dans  X Amphithéâtre ,  il  y  fait  souvent  de  solides  réponses ,  tandis 
que,  dans  les  Dialogues,  il  répond  avec  une  faiblesse  qui  n'a  pu  lui 
échapper  à  lui-même.  C'est  Descartes  qui  le  premier  a  élevé  ce  re- 
proche (1);  il  est  fondé,  mais  il  s'applique  aux  Dialogues  seuls  et  non 
pas  à  V Amphithéâtre.  Ces  deux  ouvrages  sont  entièrement  différens 
et  forment  le  contraste  le  plus  singulier.  Vanini  nous  apprend  (2) 
lequel  des  deux  contient  sa  vraie  pensée  :  «  J'ai  écrit  beaucoup  de 
choses  dans  \ Amphithéâtre  auxquelles  je  n'ajoute  pas  la  moindre 
foi;  multa  in  hoc  libro  scripta  sunt,  quibus  à  me  nulla  prœstaturfides, 
Cosi  va  il  mondo.  »  Et  son  interlocuteur  Alexandre  s'empresse  de  ré- 
pondre sur  le  même  ton  :  ce  Ce  monde  est  une  prison  de  fous,  questo 
mondo  è  una  gabbia  de  matti,  »  se  hâtant  d'ajouter  :  ce  A  l'exception 
des  princes  et  des  papes.  »  Cette  déclaration  tardive  obscurcit  à  nos 
yeux  tout  V Amphithéâtre,  et  ne  nous  permet  plus  de  discerner  quand 
Vanini  dit  vrai  et  quand  il  ment;  nous  savons  seulement  et  de  lui- 
même  qu'il  ment  beaucoup.  Il  a  beau  répéter  qu'il  se  soumet  à  la  sainte 
église  romaine,  il  a  beau  en  appeler  à  son  Apologie  pour  la  Religion 
mosaïque  et  chrétienne;  quel  respect  pour  le  christianisme  peut  s'ac- 
commoder de  toutes  les  plaisanteries  et  même  de  toutes  les  injures 
qu'il  répand  sur  les  objets  les  plus  vénérés  du  culte  chrétien?  Lui- 
même,  c'est-à-dire  l'interlocuteur  qui  le  représente,  Jules-César, 
explique  par  l'action  de  la  lune  la  résurrection  de  Lazare.  Après  avoir 
essayé  de  prouver  qu'il  n'y  a  point  de  démons,  comme  Alexandre  lui 
fait  cette  objection  :  «  S'il  n'y  a  point  de  démons,  comment  les  mages 
de  Pharaon  ont-ils  pu  faire  tant  de  miracles?  »  il  répond  :  c<  Les  phi- 
losophes qui  nient  les  démons  méprisent  les  histoires  des  Juifs.  »  Ail- 
leurs :  «  Je  ne  veux  pas  nier  la  puissance  de  l'eau  lustrale,  puisque  le 
pape  l'a  décorée  d'innombrables  privilèges...;  mais,  pour  parler  en 

(1)  Lettre  à  Voël,  l.  XI  de  noire  édition,  p.  185. 

(2)  ZHal.  56,  p.  428. 


LA  VIE  ET  LES  ECRITS  DE  VANINI.  701 

philosophe,  je  dirai...  »  Quelquefois,  il  met  son  opinion  dans  la  bou- 
che d'un  athée  qu'il  ne  réfute  pas  ou  qu'il  réfute  très  mal.  Ainsi,  il 
développe  avec  complaisance  d'assez  mauvaises  plaisanteries  sur  saint 
Paul  et  sur  le  mariage  mystique  du  Christ  avec  l'église;  il  laisse  dire, 
sans  y  faire  la  moindre  objection,  que  ce  les  enfans  qui  naissent  avec 
l'esprit  faible  sont  par  là  d'autant  plus  propres  à  devenir  de  bons  chré- 
tiens. »  On  comprend  que,  dans  un  ouvrage  de  controverse ,  même 
dans  \ Amphithéâtre,  il  soit  nécessaire  et  loyal  de  rappeler  une  foule 
de  raisonnemens  impies  pour  les  réfuter;  ici  tous  ces  raisonnemens 
n'avaient  que  faire.  Ils  sont  introduits  gratuitement,  et  comme  la 
plupart  du  temps  Vanini  ne  leur  fait  d'autres  réponses  que  de  vagues 
protestations  de  soumission  à  l'autorité  religieuse,  ils  produisent  le 
plus  mauvais  effet,  troublent  ou  égarent  le  lecteur.  Pourquoi,  par 
exemple,  dans  un  livre  de  physique,  agiter  la  question  de  la  divinité 
de  Jésus-Christ?  Voici  un  athée  qui  se  confond  en  éloges  suspects 
sur  l'habileté  du  Christ,  comme  s'il  s'agissait  d'un  politique  ou  d'un 
philosophe.  Alexandre  lui  oppose  cet  argument  :  La  mort  de  Jésus- 
Christ  est  celle  d'un  insensé  ou  celle  d'un  dieu.  Or,  d'après  toi- 
même,  ce  n'était  pas  un  insensé,  donc  il  était  Dieu.  L'athée  répond 
que  ce  n'était  pas  être  insensé  que  d'acquérir  r4mmortalité  de  son 
nom  par  le  sacrifice  de  quelques  jours  de  cette  vie.  Jules-César  in- 
tervient pour  dire  qu'il  a  réfuté  ces  sottises  dans  un  écrit  :  Du  mé- 
pris de  la  Gloire  (1);  mais  le  lecteur  n'a  pas  ce  livre,  et  les  argumens 
de  l'athée  subsistent.  On  pourrait  citer  une  foule  d'exemples  sem- 
blables (2).  Le  dernier  résultat  est  incontestablement  une  impression 
très  défavorable  au  christianisme. 

Nous  avons  déjà  vu  quelle  est  au  fond  la  théodicée  de  Vanini;  elle 
se  réduit  à  concevoir  à  ce  monde  fini  et  limité  un  principe  éternel 
et  infini,  principe  qui  n'est  pas  une  cause,  ni  par  conséquent  une 
volonté,  ni  par  conséquent  encore  une  providence  véritable  avec  les 
caractères  qui  lui  appartiennent.  Nous  retrouvons  ici  cette  même 
théodicée  avec  ses  conséquences  avouées.  Les  deux  interlocuteurs, 
Alexandre  et  Jules-César,  s'accordent  à  rejeter  l'opinion  d'Aristote, 
que  Dieu  a  donné  la  première  impulsion  au  monde,  et,  pour  parler 
le  langage  péripatéticien ,  qu'il  est  le  moteur  du  premier  ciel  (3). 
Alexandre  :  a  J'ai  lu  cela,  si  je  m'en  souviens  bien,  dans  le  xii^  livre 

(1)  Dial.,  p.  357-360:  De  Contemnenda  gîoria.  —  Ailleurs  (p.  369)  il  cite  uu 
autre  ouvrage  qu'il  aurait  composé  :  De  vera  sapientia. 

(2)  Voyez  particulièrement  les  pages  91  seqq.,  p.  326-327,  etc.  p.  349;  p.  487-188. 

(3)  Dm/.,  p.  17  seqq. 


702  REVUE  DES  DECX  MONDES. 

(le  ia  Philosophie  première  (la  BJétaphi/sique],  mais  je  ne  suis  pas  de 
cet  avis.  — Ni  moi  non  plus,  dit  Yanini.  »  Et  on  allègue  l'autorité 
d'Alexandre  d'Aphrodisée  qui  donne  Dieu,  non  comme  le  moteur, 
mais  comme  la  fm  des  choses;  on  l'appelle  un  homme  divin,  ses  pa- 
roles sont  célestes,  nectarea  divini  viri  verba;  on  traite  de  fable  la 
doctrine  des  plus  grands  péripatéticiens,  que  l'intelligence  est  la 
cause  du  mouvement  de  rotation  du  premier  ciel.  «S'il  en  était  ainsi> 
dit  Vanini,  l'intelligence  serait  au  monde  comme  une  béte  de  somme 
attachée  à  une  meule  qui  tourne.  D'ailleurs  un  moteur  suppose  un 
point  d'appui,  et  sur  quoi  voulez-vous  que  s'appuie  une  pure  intelli- 
gence? Enfin,  d'après  Aristote  lui-même,  tout  ce  qui  meut  est  né- 
cessairement mu;  or,  rien  n'est  mu  que  ce  qui  est  matériel,  selon 
Averroës.  L'intelHgence,  étant  immatérielle,  ne  peut  être  mue,  réci- 
proquement elle  ne  peut  être  cause  de  mouvement.  »  L'interlocu- 
teur de  Vanini  propose  timidement  la  vraie  réponse  à  ces  raisonne- 
mens  sophistiques  :  L'ame,  qui  est  immatérielle,  se  meut  elle-même; 
elle  est  bien  la  cause  de  ses  propres  mouvemens,  elle  se  meut  sans 
point  d'appui,  elle  se  meut  sans  être  mue  par  un  autre  moteur;  et  il 
y  a  bien  plus  :  tout  immatérielle  qu'elle  est,  en  se  mouvant  elle- 
même,  elle  meut  le  corps  qui  est  matériel.  Pourquoi  donc  l'intelli- 
gence suprême  ne  pourrait-elle  faire  ce  que  fait  la  nôtre,  se  mouvoir 
elle-même  et  mouvoir  le  ciel?  Jules-César  se  contente  de  répondre 
que  ce  n'est  là  qu'une  mauvaise  comparaison  (1),  et  sans  rien  prou- 
ver, il  affirme  que  l'ame  ne  se  meut  point  elle-même,  ce  qui  est  con- 
traire aux  faits  les  plus  certains,  mais  qu'elle  meut  le  corps  et  qu'elle 
est  mue  par  le  corps,  comme  si,  dès  qu'il  accorde  que  l'ame  meut  le 
corps,  il  ne  s'ensuivait  pas  qu'un  être  immatériel  peut  mouvoir  un 
être  matériel,  à  moins  qu'au  fond,  sans  le  dire  ici,  on  n'accorde  pas 
que  l'ame  soit  immatérielle.  Quand  Vanini  prétend  que  la  réponse 
d'Alexandre  n'est  qu'une  mauvaise  comparaison ,  nous  lui  dirons  à 
notre  tour  que  c'est  à  lui-même  et  à  sa  manière  de  raisonner  qu'il 
devrait  adresser  ce  reproche.  Il  part  des  lois  de  l'ordre  matériel,  où 
en  effet,  la  première  impulsion  étant  supposée,  tout  corps  qui  meut 
a  lui-même  un  moteur,  tout  ce  qui  est  mu  est  corps,  tout  ce  qui 
meut  est  corps  aussi ,  et  n'agit  qu'avec  un  point  d'appui  matériel. 
Voilà  bien  les  lois  de  l'ordre  matériel.  Transporter  ces  lois  dans 
l'ordre  intellectuel,  c'est  raisonner  par  voie  d'analogie  en  choses  es- 
sentiellement dissemblables;  c'est  donc  faire  la  plus  défectueuse  des 

(1)  Dial.,  p.  19. 


LA  VIE  ET  LES  ÉCRITS  DE  \  ATVINI.  703 

comparaisons,  tandis  que  conclure  de  l'ame  à  Dieu,  c'est  conclure, 
sinon  du  même  au  môme,  au  moins  du  semblable  au  semblable,  de 
l'ordre  spirituel  à  l'ordre  spirituel  :  induction  rigoureusement  légi- 
time, pourvu  qu'il  soit  tenu  compte  aussi  des  différences. 

Une  fois  que  Dieu  n'est  plus  qu'une  substance  infinie,  dépourvue 
de  puissance  causatrice,  qu'est-ce  que  l'homme,  qu'est-ce  que  le 
monde  par  rapport  à  Dieu? 

Le  monde  est  l'ensemble  des  êtres  finis,  que  Dieu  surpasse  de  son 
infinitude,  mais  qu'il  n'a  pas  faits,  qu'il  n'a  produits  ni  avec  son  intel- 
ligence ni  avec  sa  volonté,  car  il  n'a  pas  de  volonté;  et  son  intelli- 
ligence,  si  toutefois  il  en  a,  ne  peut  être  un  principe  de  mouvement; 
de  sorte  que  le  monde,  n'ayant  pas  de  cause,  tout  fini  et  borné  qu'il 
est,  est  nécessairement  éternel.  Le  monde  est  fini  en  tant  qu'il  est 
borné  en  grandeur  et  en  puissance;  mais  il  est  infini  en  durée,  si 
Dieu  n'a  pu  lui  donner  naissance.  Voilà  déjà  le  monde  assez  peu  dif- 
férent de  Dieu  (1). 

'    «  Dieu  ne  pouvait  faire  le  ciel  égal  à  lui  et  infini  en  puissance;  mais  il  le 
fit  semblable  à  lui,  et  infini  en  durée.  Il  faut  dire  que  le  ciel  est  fini  en  gran- 
deur et  en  puissance,  mais  qu'il  est  infini  en  durée,  parce  que  Dieu  n'a  pu 
faire  un  autre  Dieu,  et  qu'il  eût  fait  un  autre  Dieu,  s'il  eût  fait  le  monde 
infini  en  puissance,  mais  qu'il  le  fit  infini  en  durée,  parce  que  c'est  là  la  seule 
perfection  que  puisse  avoir  une  chose  créée.  Exprimons  la  chose  plus  philo 
sophiquement.  Le  premier  principe  ne  pouvait  produire  quelque  chose  qu 
lui  fût  absolument  semblable  ou  absolument  dissemblable;  ni  semblable 
car  tout  ce  qui  est  fait  par  un  autre  suppose  quelque  chose  qui  lui  est  supé 
rieur;  ni  dissemblable,  parce  qu'en  Dieu  l'agent  et  l'action  ne  diffèrent  pas 
Ainsi,  comme  Dieu  est  un,  le  monde  a  été  un  sans  l'être  absolument;  comme 
Dieu  est  tout,  le  monde  a  été  tout  et  non  pas  tout;  comme  Dieu  est  éternel 
le  monde  a  été  éternel  et  non  éternel.  Parce  que  le  monde  est  un,  il*  est 
éternel ,  car  il  n'a  ni  semblable  ni  contraire;  et  parce  qu'il  n'est  pas  un ,  il 
n'est  pas  éternel ,  car  il  est  composé  de  parties  contraires  qui  se  détruisent 
réciproquement  et  renaissent  de  cette  corruption  mutuelle,  en  sorte  que 
l'éternité  du  monde  consiste  dans  la  succession,  et  son  unité  dans  la  con- 
tinuité. » 

Et  Alexandre  s'écrie  :  «  Ta  sagesse  est  plus  qu'humaine.  »  —  La 
moindre  attention  découvre  ici  une  contradiction  manifeste.  Va- 
nini  déclare  tour  à  tour  que  le  monde  est  éternel  et  qu'il  ne  l'est 
pas.  Il  faut  opter  entre  ces  deux  opinions.  Vanini  adopte  tantôt  l'une 
et  tantôt  l'autre.  Ici  (2),  il  rapporte  et  réfute  tous  les  systèmes  anciens 

(1)  Dial.,\).  30. 
(i)  Ibid.  50,  p.  3G2. 


704  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

qui  aboutissent  à  identifler  Dieu  et  le  monde.  Il  attribue  même  h 
Platon  cette  extravagance,  à  laquelle  Platon  n'a  jamais  pensé.  «  Pla- 
ton, dit-il,  ne  reconnaissant  rien  de  parfait  que  Dieu,  et  admettant 
la  perfection  absolue  du  monde,  a  été  forcé  de  faire  du  monde  et 
de  Dieu  une  seule  et  même  chose.  »  Pourtant  il  s'avise  que  Platon 
n'a  pas  dit  tout  à-fait  cela  :  «  Chez  Platon  lui-même  (1),  le  monde  a 
commencé  :  il  n'est  donc  pas  absolument  parfait,  puisqu'il  a  eu  be- 
soin d'un  premier  principe  pour  être  ce  qu'il  est.  »  Ailleurs,  s'il  admet 
comme  chrétien  que  le  monde  a  commencé,  il  ne  l'admet  pas  comme 
philosophe  :  «Je  confesse  ingénument  que  la  religion  seule  me  per- 
suade que  la  mer  aura  une  fin...  Quant  au  commencement  de  la  mer 
(  s'il  est  permis  à  un  philosophe  de  dire  que  le  monde  ait  commencé), 
détestant ,  par  soumission  à  la  foi  chrétienne ,  cette  opinion  que  le 
monde  est  éternel,  je  dirais  :  Si  le  monde  a  eu  un  commencement, 
les  fleuves,  etc..»  —  «  Pour  moi,  je  conclurais  de  tout  cela,  si  je 
n'étais  pas  chrétien ,  que  le  monde  est  éternel.  » 

Ces  derniers  passages  prouvent  que,  selon  la  plus  sincère  opi- 
nion de  Vanini,  le  monde  est  éternel,  c'est-à-dire  infini  quant  à  la 
durée.  Le  voilà  déjà  égal  à  Dieu  en  durée;  il  n'y  a  plus  d'autre  dif- 
férence entre  le  monde  et  Dieu  que  celle  de  la  grandeur  et  de  la 
puissance.  C'est  encore  quelque  chose,  mais  c'est  bien  peu,  et  il  ne 
faudra  pas  un  grand  effort  d'audace  pour  supposer  que  le  monde, 
ce  monde  infini  en  durée ,  qui  n'a  pas  eu  de  commencement  et  qui 
ne  peut  avoir  de  fin,  se  suffit  à  lui-même,  est  gouverné  par  des  lois 
qui  lui  sont  propres ,  et  non  par  la  volonté  d'un  être  étranger.  Déjà 
le  titre  du  livre  semble  faire  de  la  nature  le  seul  vrai  Dieu  :  la  Na- 
ture reine  et  déesse  des  mortels.  Dans  l'ouvrage  même  (2),  Jules- 
César  dit  expressément  de  la  loi  naturelle ,  qu'elle  a.  été  «  gravée 
dans  le  cœur  de  tous  les  hommes  par  la  nature,  qui  est  Dieu,  ipsa 
natura,  quœ  Deus  est,  »  Voici  qui  est  plus  clair  encore  :  ce  Si  je  n'a- 
vais été  nourri  dans  les  écoles  chrétiennes,  je  tiendrais  pour  certain 
que  le  ciel  est  un  être  vivant  mu  par  sa  propre  forme,  laquelle  est  son 
ame...  La  figure  circulaire  était  celle  qui  convenait  le  mieux  à  l'éter- 
nité et  à  la  divinité  de  cet  animal  céleste  (3).  »  Et  il  invoque  l'auto- 
rité d'Aristote  dans  le  Mouvement  des  animaux,  et  surtout  dans  le 
livre  deuxième  de  l'Ame,  Il  s'appuie  sur  la  définition  péripatéti- 


(1)  Dial,  p.  365. 

(2)  Page  366. 

(3)  Pages  20-21. 


LA  VIE  ET  LES  ÉCRITS  DE  VANINI.  705 

cienne  :  Vatne  est  Vacte  d'un  corps  organique  doué  de  vie;  «  cette 
définition,  dit  Vanini,  convient  parfaitement  au  céleste  animal... 
La  masse  du  ciel  (la  totalité  du  monde)  est  mue  circulairement  par 
sa  propre  forme,  comme  les  élémens.  »  L'interlocuteur  de  Vanini, 
Alexandre,  essaie  de  tirer  des  lois  certaines  et  fixes  du  monde  la 
preuve  de  l'assistance  d'une  intelligence  divine.  Jules-César  répond  : 
«  Comment,  dans  le  grossier  mécanisme  d'horloges  fabriquées  par 
un  Allemand  ivre,  ne  trouve-t-on  pas  un  mouvement  certain  et 
réglé?  Pour  ne  rien  dire  du  mouvement  de  la  fièvre  tierce  et  de  la 
fièvre  quarte,  qui  arrive  et  s'en  va  à  des  intervalles  certains,  sans 
jamais  dépasser  d'un  moment  le  point  marqué;  le  flux  et  le  reflux  de 
la  mer  a  certaines  époques  fixes,  en  vertu  de  sa  seule  forme,  c'est-à- 
dire  de  la  pesanteur,  comme  vous  dites  vous  autres  péripatéticiens. 
De  même,  lorsque  je  vois  le  ciel  obéir  toujours  au  même  mouve- 
ment, je  dis  que  c'est  sa  forme  seule  qui  le  meut,  et  non  pas  la  vo- 
lonté d'une  intelHgence. — Alexandre  :  J'en  tombe  d'accord.  » 

Qu'est-ce  que  l'homme,  et  que  deviennent  dans  un  pareil  système 
l'immatérialité  et  l'immortalité  de  l'ame?  Si  Vanini  n'ose  pas  dire 
((qu'esprit  vient  de  respirer  [spiritale  à  spirando] ,  et  que  respirer 
est  un  phénomène  qui  tient  fort  à  la  matière,  »  il  expose  complai- 
samment  cette  théorie;  il  prétend  que  tous  les  grands  philosophes 
ont  fait  l'ame  matérielle  :  Hippocrate,  les  stoïciens,  Aristote,  Pla- 
ton même,  et,  après  avoir  autorisé  le  matérialisme  en  lui  donnant 
fort  gratuitement  de  tels  défenseurs,  pour  toute  réfutation  il  en 
appelle  à  la  religion.  On  a  déjà  vu  que  dans  \ Amphithéâtre  NdiUmi 
laissait  paraître  quelques  doutes  sur  l'immortalité  de  l'ame.  Ici  il 
refuse  toute  explication  à  cet  égard,  et  le  motif  qu'il  donne  de 
son  silence  paraîtra,  je  crois,  l'explication  la  moins  équivoque. 
«<  Alexandre  :  Bis-moi,  mon  cher  Jules,  ton  sentiment  sur  l'im- 
mortalité de  l'ame.  —  Jules-César  :  Excuse-moi,  je  te  prie. — Alex.: 
Pourquoi  cela?  — Jules-César  :  J'ai  fait  vœu  à  mon  Dieu  de  ne  pas 
traiter  cette  question  avant  d'être  vieux,  riche  et  Allemand  (1).  » 

S'il  pouvait  rester  quelque  incertitude  sur  le  matérialisme  de  Va- 
nini, lui-même  prend  soin  de  la  dissiper  par  la  triste  morale  qu'il 
professe  ouvertement.  Il  ne  fait  pas  difficulté  de  soutenir  que  la  vertu 
et  le  vice  ne  sont  autre  chose  que  les  fruits  nécessaires  du  climat^ 
et  qu'ils  dépendent  de  la  constitution  atmosphérique,  du  système  de 
nourriture,  des  humeurs  que  les  parens  nous  ont  transmises,  et  sur- 

(1)  Bial.,  p.  492. 

TOMB  IV.  46 


70G  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

tout  de  l'inflaence  des  astres.  En  quoi  certains  alimens  nuisent-ils 
à  l'honnêteté?  ce  Voici  conunent  je  raisonne  :  c'est  de  l'alimentation 
que  dépendent  les  esprits  animaux ,  par  conséquent  c'est  d'elle  que 
viennent  la  vertu  et  le  vice.  On  le  prouve  ainsi  :  les  esprits  animaux 
sont  les  instrumens  de  l'ame  sensible;  l'ame  sensible  est  l'instrument 
de  l'ame  intelligente,  et  tout  agent  opère  conformément  à  la  nature 
de  son  instrument  :  donc,  etc.  (1).  »  Et  ailleurs  :  a  Nos  vertus  et 
nos  vices  dépendent  des  humeurs  et  des  germes  qui  entrent  dans  la 
composition  de  notre  être.  »  Enfin,  l'influence  des  astres  est  par- 
tout dans  les  Dialogues. 

Du  moins,  on  ne  peut  pas  reprochera  notre  philosophe  d'être 
inconséquent  à  ses  principes.  Avec  une  pareille  philosophie,  en  vé- 
rité, qu'avons-nous  à  chercher  en  cette  vie,  sinon  les  plaisirs  des 
sens?  Et  en  effet,  telle  est  l'unique  fin ,  l'unique  règle,  l'unique  res- 
sort que  Vanini  donne  à  toutes  nos  actions.  Pas  un  mot  sur  la  liberté, 
pas  un  mot  sur  la  vertu  désintéressée,  pas  un  mot  sur  le  bonheur 
d'une  conscience  honnête.  En  revanche,  que  de  détails  sur  tous  les 
plaisirs  des  sens,  et  en  particulier  sur  ceux  de  l'amour!  Bien  entendu 
qu'il  ne  s'agit  point  de  ce  noble  sentiment  qui  unit  deux  âmes  l'une 
à  l'autre,  en  mêlant  quelquefois  à  ce  lien  sublime  un  lien  moins 
pur;  il  s'agit  seulement  de  l'amour  sensuel,  de  la  Vénus  la  plus  vul- 
gaire. C'est  ici,  il  est  vrai,  un  ouvrage  de  physique  et  de  physiologie, 
dont  un  livre  entier,  le  troisième ,  est  consacré  à  l'explication  des 
mystères  de  la  génération;  mais  le  langage  de  la  science,  en  traitant 
de  pareilles  matières,  peut  être  chaste  encore,  et  celui  de  Vanini  ne 
l'est  point.  Nous  ne  repoussons  aucune  des  explications  scientifiques 
de  Vanini,  quoiqu'elles  nous  semblent  un  peu  extraordinaires  dans 
une  bouche  ecclésiastique;  ce  que  nous  condamnons,  ce  sont  les  ré- 
flexions gratuitement  indécentes  qui  y  sont  mêlées,  c'est  surtout 
l'épicuréisme  effronté  qui  prodigue  les  maximes  relâchées,  les  anec- 
dotes licencieuses  et  les  peintures  déshonnêtes.  Le  lecteur  voudra 
bien  nous  dispenser  de  fournir  les  preuves  de  ce  que  nous  avançons; 
nous  le  renvoyons  à  l'ouvrage  même.  L'interlocuteur  de  Vanini, 
Alexandre,  transporté  de  tout  ce  qu'il  entend,  s'écrie  (2)  qu'au  lieu 
d'imiter  Aristote,  qui  dépensa  à  l'étude  des  animaux  l'argent  que 
lui  envoyait  son  illustre  élève,  il  avait,  lui,  dépensé  toute  sa  for- 
tune pour  acquérir  et  entretenir  un  charmant  petit  animal.  «Tu  as 


(1)  Dial.,  p.  147. 

(2)  P.ige  186. 


LA  VIE  ET  LES  ECRITS  DE  VANLM.  707 

fort  bien  fait,  »  lui  répond  Vanini.  Et  les  deux  amis  résument  le  but 
de  la  vie  dans  ces  vers  de  YAminte  : 

Est  perdu  tout  le  temps 

Qui  n'est  pas  employé  à  aimer  (1). 

Voilà  le  fond  de  la  théorie  :  les  détails  surpassent  la  plus  grande 
liberté  philosophique.  Parmi  les  passages  impudiques  qui  surabondent 
dans  les  Dialogues,  il  en  est  un  que  l'on  peut  citer  à  la  rigueur  : 
c'est  celui  où,  à  l'occasion  de  ce  prétendu  principe,  que  les  enfans 
légitimes  sont  moins  beaux  que  les  enfans  naturels,  il  en  vient  à 
regretter  de  n'être  pas  un  enfant  de  l'amour,  car  alors  il  aurait  reçu 
de  la  nature  plus  de  beauté ,  de  force  et  d'esprit.  Il  faut  voir  dans 
quel  style  tout  cela  est  exprimé  (2).  Vanini  a  beau  dire  qu'il  a  fait 
ce  souhait  en  songe:  voilà,  certes,  un  songe  fort  malhonnête.  A 
notre  grand  regret,  et  pour  remphr  jusqu'au  bout  notre  tâche 
d'historien  fidèle,  il  nous  faut  ajouter  que  nous  avons  trouvé  deux 
endroits  d'un  autre  genre  et  plus  fâcheux  peut-être,  qui  prouvent 
qu'au  moins  l'imagination  de  Vanini  participait  à  la  dépravation 
des  mœurs  italiennes  du  xvr  siècle.  Que  le  lecteur  lise,  s'il  lui 
plaît,  le  discours  qu'adresse  à  Vanini  son  domestique  et  son  écolier, 
le  jeune  et  beau  Tarsius  (3),  et  l'approbation  que  le  maître  donne  à 
un  étrange  précepte  de  Gahen  (4) ./Hâtons- nous  de  dire  cependant 
que  sur  ce  point  il  n'y  a  dans  les  Dialogues  que  des  maximes  gé- 
nérales et  non  des  aveux  personnels.  Soyons  juste  envers  Vanini; 
il  ne  parle  que  de  ses  maîtresses;  il  se  complaît  à  nous  les  faire 
connaître;  l'une,  il  le  dit  lui-même  (5),  s'appelait  Laure,  l'autre 

(1)  Dial,  p.  495  : 

Perdu to  è  tuUo  il  tempo 
Che  in  ainar  non  si  spende. 

(2)  DicU.y  p.  321-322.  «  J.  C.  :  0  utinam  (hoc  erat  somniura)  extra  legitimum  ?.c 
eonnubialem  torum  essem  procrealus  :  lia  enim  progenitores  mei  in  venerem  inca- 
luissent  ardeatius,  ac  cumulalim  affatimque  generosa  seniina  contulissent  e  quibus 
ego  formae  blanditiem  et  elegantiam,  robustas  corporis  vires,  nieulemque  innubi- 
lam  consecutus  fuissent;  at  quia  conjugalorum  sum  soboles,  bis  orbatus  sum  bonis  : 
sane  pater  meus,  etc.  » 

(3)  DiaL,  p.  351.  «  Tarsius  :  Ab  universo  meo  corpore,  quod  humidum  et  san- 
guineum  palchra  natura  cfformavit,  caiidi  émanant  vapores  qui  non  modo  ova, 
sed  frigescentis  hiberno  tempore  philosophi  membra  excalefacere  possent.  » 

(4)  Ibid.j  p.  182-183.  «  J.  C.  ;  Galeni  consilio  acquiescendum.  —  Al.  :  Quale 
iliud  est?  —  J.  C.  ;  Inter  ea  autem  (ait)  quœ  foris  applicantur  boni  kabitus  ptœllus 
Oit  unasic  accubans,  ut  semper  abdomen  contingat...  » 

(5)  ihid.j  p.  159-160.  «  J.  C.  : ...  Nam  et  Laura  oliin  amasia  mea.  » 

46. 


708  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Isabelle;  il  faisait  pour  celle-ci  de  jolies  chansons,  et  il  tient  à  ce 
que  la  postérité  sache  qu'il  la  nommait  son  œil  gauche  (1)  :  car,  il 
faut  le  dire,  Vanini  est  tellement  occupé  de  lui-même,  qu'il  nous 
entretient  soigneusement  de  tout  ce  qui  se  rapporte  à  sa  personne. 
Il  nous  parle  de  la  noble  origine  de  sa  mère,  de  l'âge  qu'avait  son 
père  lorsqu'il  eut  un  tel  fils;  il  raconte  les  aventures  qui  lui  sont 
arrivées  dans  son  enfance  et  dans  sa  jeunesse;  il  nous  dit  où  il  était 
l'année  dernière;  il  nous  apprend  que,  malgré  les  infirmités  précoces 
nées  de  ses  longues  veilles,  il  est  bien  fait,  d'un  visage  agréable 
qu'il  doit  à  sa  mère,  d'une  humeur  enjouée  qu'il  doit  à  son  père. 
Pour  son  esprit,  son  savoir,  son  éloquence,  il  les  fait  louer  avec 
excès  par  son  interlocuteur  Alexandre,  et  montre  partout  une  va- 
nité portée  jusqu'au  ridicule.  Alexandre  l'appelle  a  le  prince  des 
philosophes,  lé  dictateur  des  lettres,  l'Hercule  de  la  vérité.  »  Aristote 
et  Albert-le-Grand  ne  sont  rien  auprès  de  lui.  Enfin,  après  avoir 
épuisé  toutes  les  formules  de  l'éloge,  il  termine  ainsi  :  «  Avec  une 
telle  sagesse,  il  ne  me  reste  plus  qu'à  te  dire  :  Tu  es  un  dieu  ou  Va- 
nini. »  Et  Jules-César  répond  avec  modestie  :  «  Je  suis  Vanini.  » 

Après  cette  analyse  ingrate,  mais  fidèle,  devant  ces  longs  extraits 
d'une  fatigante  exactitude,  et  cet  amas  de  témoignages  empruntés 
à  Vanini  lui-même,  dans  l'impartialité  la  plus  rigoureuse,  est-il  pos- 
sible de  ne  pas  conclure  de  tous  ces  passages  authentiques  :  Oui , 
l'auteur  des  Dialogues  est  impie?  Le  pâle  déisme  qui  s'y  trouve  en- 
core de  loin  en  loin  s'évanouit  le  plus  souvent  dans  une  sorte  de 
déification  de  la  nature,  et  dans  ce  qu'on  appellerait  aujourd'hui  le 
panthéisme.  Vanini  n'admet  philosophiquement  ni  l'immatérialité 
ni  l'immortalité  de  l'ame.  Sa  morale,  conforme  à  sa  métaphysique, 
rejette  la  distinction  essentielle  du  bien  et  du  mal,  et  tire  la  vertu 
et  le  vice  de  circonstances  extérieures,  étrangères  à  la  raison  et  à 
la  liberté  :  elle  se  réduit  à  la  recherche  du  plaisir  avec  assez  peu 
de  retenue  et  de  scrupule. 

Tel  est  le  jugement  que  nous  arrachent  irrésistiblement  les  Dia- 
logues :  il  est  bien  différent  de  celui  que  nous  avions  porté  de  X Am- 
phithéâtre. Ce  sont  en  effet  deux  ouvrages  qui  paraissent  difficiles  à 
conciHer.  Ici ,  pas  un  mot  qui  ne  respire  une  orthodoxie  sévère  et 
même  le  dévouement  à  l'église;  là,  au  contraire,  les  protestations  de 


(1)  Dial.,  p.  298.  «  J.  C.  :  ...  Hinc  venit  mihi  in  meiilem  subiratam  seniel  mihi 
fuisse  Isabeilam  amasiam  meam ,  quod  in  quadam  cupidinea  cantiuncula  sinistruni 
meum  oculum  illani  appellasscm.  i> 


LA   ME  ET  LES  ÉCRITS  DE   VANL\L  709 

déférence  trahissent  une  ironie  manifeste.  V Amphithéâtre  glorifie 
la  Providence;  les  Dialogues  sont  bien  près  de  confondre  Dieu  et  le 
monde,  non  pas  en  montrant  Dieu  partout  dans  le  monde,  mais  en 
faisant  du  monde  un  être  éternel  vivant  de  sa  propre  vie,  un  dieu. 
V Amphithéâtre  parle  souvent  de  volonté  et  de  liberté,  du  mérite  et 
du  démérite;  les  Dialogues  tirent  toutes  les  actions  du  tempérament 
et  du  climat.  Le  premier  de  ces  écrits  renfermait  déjà  quelques  prin- 
cipes équivoques,  le  second  abonde  en  maximes  corrompues.  Sans 
doute  ces  différences  frappantes  couvrent,  nous  l'avons  fait  voir, 
une  même  doctrine  métaphysique ,  la  théodicée  d'Aristote ,  encore 
mutilée  par  Averroës  et  réduite  à  un  seul  principe  incapable  d'at- 
teindre les  plus  intimes  attributs  de  la  Divinité  et'  d'expliquer  les 
vrais  rapports  de  l'univers  et  de  Dieu;  mais,  dans  \ Amphithéâtre . 
cette  doctrine  imparfaite,  dominée  et  contenue  par  la  foi  chrétienne, 
n'a  presque  porté  aucune  mauvaise  conséquence,  tandis  que,  dans 
les  Dialogues,  toutes  les  barrières,  tous  les  voiles  sont  levés,  et  la 
funeste  doctrine  se  montre  au  grand  jour  tout  entière.  En  un  mot, 
les  deux  ouvrages  sont  évidemment  du  même  auteur,  qui  tantôt  a 
rais  un  masque,  et  tantôt  paraît  à  visage  découvert. 

C'est  parce  que  A^anini  a  ces  deux  aspects  différens  qu'il  a  été  jugé 
différemment,  selon  qu'on  l'a  considéré  sous  l'une  ou  sous  l'autre 
de  ces  deux  faces.  Il  faut  une  bien  grande  sagacité  pour  voir  l'athéisme 
dans  V Amphithéâtre,  et  il  en  faut  bien  peu  pour  ne  pas  le  voir  dans 
les  Dialogues.  Il  n'y  a  guère  que  l'extrême  apologiste  et  l'extrême 
adversaire  de  Vanini,  Arpe  (1)  et  Durand  (*2),  qui  le  déclarent  partout 
également  coupable  ou  également  innocent.  Durand  tire  l'athéisme 
de  Vanini  de  la  définition  même  de  Dieu,  dans  le  premier  et  dans  le 
second  chapitre  de  V Amphithéâtre;  mais  il  faut  convenir  qu'il  n'est 
pas  difficile  en  fait  d'athéisme.  Que  voulez-vous  demander  à  un  cri- 
tique qui  n'entend  pas  même  ce  qu'il  critique,  et  fait  des  remarques 
de  cette  force  (3)  :  «  Dieu  est  à  lui-même  son  commencement  et  sa  fin. 
C'est  là  un  petit  galimatias  qui  ne  signifie  rien.  »  —  «  //  est  hors  de  tout 
sans  être  exclu.  Autre  jeu  de  mots.  »  —  «  //  est  bon  sans  qualité.  La 
bonté  de  Dieu  est  spirituelle  et  morale;  notre  impie  n'y  pense  pas 
avec  sa  qualité,  etc.  »  De  son  côté,  Arpe  (4)  s'écrie  :  «  Vanini  a-t-il 
ignoré  Dieu?  Qu'on  lise,  qu'on  relise,  qu'on  lise  jusqu'au  bout  ses 

(1)  Apologia pro  Jul.  Cœsare  Vanino  Napolitano;  Cosmopoli ,  1712,  in-8». 

(2)  La  Vie  et  les  sentimens  de  Lucilio  Vanini;  Rotterdam,  1717,  in-12. 

(3)  Vie  de  Vanini ,  p.  85. 
(i)  Apol.,p.  u. 


710  REVUE  DES  DEUX  3Ï0XDES. 

écrits;  si  quelqu'un  peut  prouver  que  Yanini  a  ignoré  Dieu,  je  don- 
nerai à  celui-là  le  nom  de  sorcier.  »  Et  pour  prouver  que  Yanini  n'a 
pas  ignoré  Dieu,  Arpe  cite  tout  au  long  cette  même  déftnition  de 
Dieu,  où  Durand  voit  à  plein  l'athéisme.  La  foule  des  disserta- 
teurs  qui  prennent  parti  pour  ou  contre  Yanini  le  condamnent 
ou  l'excusent  sur  \ Amphithéâtre  ou  sur  les  Dialogues,  Les  plus  cé- 
lèbres historiens  de  la  philosophie,  embarrassés  dans  ce  conflit  et 
devant  des  apparences  si  contraires ,  ne  savent  quel  parti  prendre. 
Le  savant  et  judicieux  Brucker  (1)  déclare  qu'il  est  difficile  de  dé- 
cider entre  les  adversaires  et  les  apologistes  de  Yanini;  il  se  plaint 
que  ses  ouvrages  cachent  plus  qu'ils  ne  montrent  sa  vraie  pensée;  et, 
après  avoir  sévèrement  relevé  sa  vanité,  sa  légèreté,  son  extrava- 
gance, ces  réserves  faites,  il  l'absout  de  l'accusation  d'athéisme. 
Tiedeman  (2),  qui  d'ailleurs  traite  aussi  fort  mal  Yanini,  ne  peut 
trouver  certainement  l'athéisme  dans  ses  écrits.  Buhle  (3)  est  de  cet 
avis  quant  à  V Amphithéâtre  ;  mais  il  avoue  que  les  Dialogues  sont 
très  suspects,  et  en  somme  il  ne  conclut  pas.  FûUeborn  [k]  ne  se  pro- 
nonce pas  avec  plus  de  précision.  Enfin,  le  dernier  historien  de  la 
philosophie,  Rixner  (5),  soutient  que,  ni  dans  l'un  ni  dans  l'autre 
des  deux  écrits  de  Yanini,  on  ne  trouve  aucune  preuve  d'un  complet 
athéisme;  il  est  vrai  qu'il  s'appuie  surtout  sur  le  premier  chapitre  de 
\ Amphithéâtre  et  qu'il  glisse  sur  les  Dialogues.  Le  titre  si  malson- 
nant de  ce  dernier  ouvrage  n'est  point  à  ses  yeux  une  preuve  suffi- 
sante. Sa  conclusion  est  «  que  l'accusation  intentée  à  Yanini  est 
sur  tous  les  points  mal  fondée,  »  et  il  cite  un  bon  nombre  de  pas- 
sages de  X Amphithéâtre  et  des  Dialogues,  «  où,  dit-il,  il  n'y  a  qu'un 
mauvais  vouloir  qui  puisse  découvrir  l'athéisme.  » 

Pour  nous,  sans  mauvais  vouloir,  mais  aussi  sans  aveuglement 
volontaire,  après  avoir  soutenu  que  Yanini  n'est  pas  athée  dans 
\  Amphithéâtre  y  nous  ne  craignons  pas  de  reconnaître  qu'il  l'est  à 
peu  près  dans  les  Dialogues,  et  que  c'est  dans  les  Dialogues  qu'il 
faut  chercher  sa  vraie  pensée,  comme  il  le  déclare  lui-môme  (6). 

Résumons-nous  sur  Yanini.  C'est  un  homme  du  xvi'^  siècle  en 
révolte  contre  les  dominations  de  ce  temps ,  poussant  le  mépris  et 

(1)  Tome  Y,  p.  680  sqq. 

(2)  Esprit  de  la  philos,  spéculative,  lome  V,  p.  480. 

(3)  Histoire  de  la  Philosophie  moderm,  l.  II,  p.  870  sqq. 

(4)  Beilràge  zur  GeschicïUe  der  Philosophie ,  5«  cah. 

(5)  Tome  II ,  p.  262  sqq. 

(6)  Dial.,  p.  428. 


LA   VIE  ET  LES  ÉCRITS  DE  VANINI.  711 

rhorreur  des  superstitions  malfaisantes  jusqu'à  l'impatience  de  toute 
rè^le  et  de  tout  frein,  tour  à  tour  audacieux  et  pusillanime,  circon- 
spect et  dissimulé  jusqu'à  l'apparence  de  l'hypocrisie,  puis  tout  à 
coup  faisant  montre  de  ses  pensées  les  plus  secrètes  jusqu'à  la  plus 
extrême  licence;  tantôt  comme  accablé  par  le  sentiment  pénible  de 
l'oppression  et  de  la  misère  dans  laquelle  il  vit,  tantôt  insouciant  et 
frivole,  prodigue  à  la  fois  de  louanges  et  de  sarcasmes.  Si  ce  n'est 
pas  le  Voltaire,  c'est  le  Lucien  du  xvi^  siècle  :  il  en  a  l'esprit,  l'éru- 
dition légère,  la  mordante  parole  et  trop  souvent  le  cynisme.  S'il  fût 
venu  un  peu  plus  tard,  moins  persécuté,  moins  exaspéré  par  consé- 
quent, il  eût  porté  d'autres  sentimens  sous  une  doctrine  semblable; 
il  eût  fait  partie  de  la  discrète  école  de  Gassendi,  de  Hobbes,  de 
La  Mothe-le-Vayer,  de  Sorbière,  et  de  la  société  des  libres  penseurs 
et  des  joyeux  convives  du  Temple;  il  serait  mort  doucement,  comme 
l'abbé  de  Chaulieu,  en  possession  de  quelque  bénéfice,  entre  Laure 
et  Isabelle.  Au  début  du  xvir  siècle,  entre  le  bûcher  de  Bruno  et  le 
cachot  de  Campanella,  sous  une  insupportable  tyrannie,  il  passa  sa 
vie  dans  une  agitation  perpétuelle,  errant  sans  cesse  d'excès  en  excès, 
cachant  mal  l'impiété  sous  l'hypocrisie,  et  il  finit  par  périr  miséra- 
blement à  la  fleur  de  l'âge. 

Après  avoir  analysé  ses  ouvrages,  suivons-le  dans  les  tragiques 
aventures  où  l'infortuné  a  laissé  sa  vie.  Nous  connaissons  et  sa  doc- 
trine et  son  caractère;  nous  ne  serons  donc  dupe  d'aucune  apparence, 
et  nous  n'aurons  pas  besoin  de  le  croire  chrétien  sincère  et  adora- 
teur de  Dieu,  pour  couvrir  d'opprobre  la  sentence  exécrable  qui  pèse 
encore  sur  la  mémoire  du  parlement  de  Toulouse. 

Vanini  avait  à  peine  trente  ans  en  1616,  lorsqu'il  pubha  les  Dia- 
logues. Quelque  temps  après,  il  quitta  Paris,  et,  poussé  par  sa 
mauvaise  étoile,  il  se  rendit  à  Toulouse.  Là,  selon  sa  coutume,  il 
gagna  sa  vie  en  donnant  des  leçons.  Son  esprit,  sa  vivacité  italienne, 
ses  manières  engageantes  lui  firent  bientôt  de  nombreux  élèves.  Il 
enseignait,  à  ce  qu'il  paraît,  un  peu  de  tout,  mais  particufièrement 
la  médecine,  et,  sous  le  manteau,  la  philosophie  et  la  théologie. 
Mais,  en  vérité,  que  pouvait-il  enseigner,  sinon  ce  qu'il  pensait, 
avec  plus  ou  moins  de  précautions?  Quelles  étaient  ses  mœurs  au 
milieu  de  cette  ardente  jeunesse,  et  dans  cette  ville  où  régnait  le 
plaisir  à  l'égal  de  la  dévotion?  Nous  ne  sommes  pas  tenté  d'accuser 
par  conjecture;  cependant  il  nous  est  impossible  de  ne  pas  nous  sou- 
venir des  deux  tristes  passages  des  Dialogues, 


712  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Toulouse  était  alors  la  ville  catholique  par  excellence.  L'inquisi- 
tion ,  que  tout  le  reste  de  la  France  avait  repoussée,  y  était  établie, 
et  un  zèle  outré  était  à  la  mode.  Bientôt  les  opinions  de  Vanini,  in- 
discrètement répandues,  excitèrent  les  ombrages  de  l'autorité.  On 
l'arrête,  on  le  traduit  devant  le  parlement,  et  après  une  assez  longue 
procédure  il  est  condamné  à  être  brûlé  vif,  et  l'horrible  sentence 
est  exécutée  le  9  février  1619. 

Divisons  en  trois  parties  et  comme  en  trois  actes  ce  drame  lu- 
gubre :  le  procès,  la  sentence,  l'exécution. 

I.  —LE  PROCÈS. 

Sur  quoi  porta  précisément  le  procès?  Les  livres  de  Vanini  furent- 
ils  incriminés,  ou  ses  leçons,  ou  ses  mœurs,  ou  tout  cela  ensemble? 
(Test  ici  surtout  qu'il  faut  écarter  les  conjectures  arbitraires ,  les 
anecdotes  qui  ne  reposent  sur  aucun  fondement,  et  tous  ces  bruits 
mensongers  que  mêle  à  la  vérité  l'imagination  populaire  ou  une  mal- 
veillance intéressée,  et  qui,  accueillis  et  répandus  par  la  crédulité, 
linissentau  bout  de  quelque  temps  par  composer  la  tradition  et  l'his- 
toire. Nul  document  authentique  n'ayant  été  publié,  réduits  à  des 
témoignages  qui  souvent  diffèrent,  c'est  un  devoir  étroit  de  les  peser 
avec  le  dernier  soin.  Peut-on  ajouter  foi  aux  récits  du  jésuite  Ga- 
rasse (1)  et  du  minime  Mersenne  (2),  qui  écrivaient,  il  est  vrai ,  à  peu 
de  distance  de  l'événement,  mais  qui  n'y  avaient  point  assisté,  et  ne 
répètent  que  des  ouï-dire ,  très  probablement  les  ouï-dire  de  leurs 
confrères  de  Toulouse,  ennemis  nécessaires  de  Vanini?  Eux-mêmes, 
s'ils  ne  manquent  pas  de  lumières,  ils  sont  remplis  de  passion,  et  ils 
servent  d'échos  aux  passions  de  leur  ordre.  Leur  but  avoué  était 
d'effrayer  le  monde  des  progrès  de  l'athéisme.  Pour  eux,  l'impie  est 
un  monstre  sur  lequel  ils  ne  se  font  point  scrupule  d'accueillir  les 

(1)  Doctrine  curieuse  des  beaux  esprits  de  ce  temps  ou  prétendus  tels,  com- 
battue et  renversée  par  le  père  François  Garasse,  de  la  compagnie  de  Jésus.  Iu-i°, 
Paris,  1624.  Voyez  liv.  ii,  Ge  section,  p.  144-  sqq. 

(2)  Marini  Mersenni,  orclinis  Minimorum,  etc.,  Quœstiones  celeberrimœ  in  Gc" 
nesim...  in  hoc  volumine  alhei  et  cleislie  impujjnantur  et  expugnantur.  In-fol., 
Liiieliac,  1623.  Voyez  p.  671-672.  —  Plus  lard,  Mersenne  supprima  lui-niôme  les 
leuillels  où  était  racontée  l'affaire  de  Vanini.  Je  n'ai  jamais  rencontré  d'exem- 
plaire des  Questions  sur  la  Genèse  qui  contînt  ces  feuillets.  Chaufepié  les  a  réta- 
blis à  l'article  Mersenne,  et  je  les  cite  d'après  Chaufepié. 


LA  VIE  ET  LES  ECRITS  DE  VANIM.  713 

plus  mauvais  bruits.  Le  Patiniana  est  un  amas  d'anecdotes  très  peu 
sûres  (1).  Le  journal  de  voyage  de  Borrichius  (2)  ne  contient  que  ce 
qui  lui  fut  raconté  à  son  passage  à  Toulouse,  vers  1660.  Je  ne  prétends 
pas  qu'il  n'y  ait  rien  de  vrai  dans  ce  que  disent  ces  auteurs;  mais 
comment  y  faire  le  discernement  du  vrai  et  du  faux?  Le  Mercure  de 
France,  gazette  plus  ou  moins  officielle,  dans  Y  Histoire  de  Vannée  1619, 
consacre  une  ou  deux  pages  au  procès  et  à  la  mort  de  Vanini.  Cette 
brève  narration  représente  ce  qu'on  en  disait  alors ,  et  ce  que  le 
gouvernement  jugeait  à  propos  d'en  faire  savoir.  Ce  sont  les  faits  les 
plus  certains,  mais  sans  aucun  détail.  Si  ce  récit  ne  peut  égarer,  il 
n'instruit  guère,  et  après  tout  l'auteur  ne  sait  rien  par  lui-même,  et 
il  écrit  sur  la  foi  d'autrui. 

Heureusement  pour  l'histoire ,  il  y  avait  alors  au  parlement  de 
Toulouse  un  jeune  conseiller  qui  avait  connu  Vanini  dans  le  monde, 
qui  assista  à  tout  le  procès,  même  à  l'exécution,  et  qui ,  devenu  plus 
tard  premier  président  du  parlement,  écrivant  une  histoire  de  France 
contemporaine ,  y  mit  le  procès  de  Vanini  :  je  veux  parler  de  Gra- 
mond.  Cet  historien  réunit  en  sa  personne  toutes  les  conditions  que 
la  critique  la  plus  sévère  peut  imposer  à  un  parfait  témoignage  :  il 
a  tout  vu,  il  ne  raconte  que  ce  qu'il  a  vu,  et,  quel  que  soit  son  zèle 
religieux,  ni  les  lumières  ni  l'intégrité  ne  lui  ont  manqué  pour  bien 
voir  et  pour  rapporter  ce  qu'il  a  vu  avec  exactitude.  Enfin  toutes  les 
pièces  de  la  procédure  étaient  à  sa  disposition.  Nous  admettons  donc 
sans  réserve  les  faits  qu'il  raconte,  et  par  conséquent,  sous  le  béné- 
fice de  ce  contrôle  assuré ,  nous  admettons  également  les  autres  ré- 
cits, tant  qu'ils  s'accordent  avec  celui-là.  Mais  nous  sommes  forcé  de 
ne  tenir  aucun  compte  de  tout  ce  qui  excède  le  témoignage  de  Gra- 
mond,  faute  de  tout  moyen  de  vérification.  Traduisons  littéralement 
le  récit  du  président  historien  (3). 

«  A  peu  près  dans  ce  temps,  fut  condamné  par  arrêt  du  parlement  de  Tou- 
louse Lucilio  Vanini ,  que  la  plupart  ont  regardé  comme  un  hérésiarque,  et 
que  moi  je  regarde  comme  athée-,  car  ce  n'est  pas  être  hérésiarque  que  de  nier 
Dieu.  Il  faisait  métier  d'enseigner  la  médecine;  en  réalité  il  séduisait  l'impru- 
dente jeunesse;  il  se  moquait  des  choses  sacrées,  il  exécrait  l'incarnation  du 


(1)  Patiniana  et  Naudœana;  Amsterdam ,  1703,  p.  51. 

(2)  Encore  inédit,  et  cité  par  Arpe,  ApoL,  p.  39. 

(3)  Historiarum  Galîiœ  ah  excessu  Henrici  IV,  libri  XVIII ,  autore  Gab.  Bar- 
iholomaeo  Gramondo,  in  sacro  régis  Consistorio  senalore,  et  in  Tolosano  parla- 
mcnlo  praîside;  Tolosae ,  1643,  in-fol.  —  Liber  III,  p.  208. 


71 Y  R'ôVVE   B£S  DEUX  MODES. 

Christ,  il  ne  connaissait  point  de  Dieu  ;  il  attribuait  tout  au  hasard,  il  ado- 
rait la  nature,  comme  la  mère  excellente  et  la  source  de  tous  les  êtres  :  c'était 
là  le  principe  de  toutes  ses  erreurs,  et  il  l'enseignait  avec  opiniâtreté  à  Tou- 
louse, cette  ville  sainte.  Et  comme  les  nouveautés  ont  de  l'attrait,  surtout 
dans  la  première  jeunesse,  il  eut  bientôt  un  grand  nombre  de  sectateurs  parmi 
ceux  qui  venaient  de  quitter  les  bancs  de  l'école.  Italien  de  nation,  il  avait 
fait  ses  premières  études  à  Rome,  et  s'était  appliqué  avec  un  grand  succès  à 
la  philosophie  et  à  la  théologie;  mais  étant  tombé  dans  l'impiété  et  dans  le 
sacrilège,  il  souilla  son  caractère  de  prêtre  en  publiant  un  livre  infâme  inti- 
tulé :  Des  Secrets  de  la  Nature,  où  il  ne  rougit  pas  de  proclamer  la  nature 
la  déesse  de  l'univers.  Réfugié  en  France  pour  un  crime  dont  il  avait  été  ac- 
cusé en  Italie,  il  vint  à  Toulouse.  Il  n'y  a  point  de  ville  en  France  où  la  loi 
soit  plus  sévère  envers  les  hérétiques;  et  quoique  l'édit  de  INantes  ait  accordé 
aux  calvinistes  une  protection  publique,  et  les  ait  autorisés  à  commercer  avec 
nous  et  à  participer  à  l'administration ,  jamais  ces  sectaires  n'ont  osé  se  fier 
à  Toulouse;  ce  qui  fait  que,  seule  parmi  toutes  les  villes  de  France,  Toulouse 
est  exempte  de  toute  hérésie,  n'ayant  donné  le  droit  de  cité  à  personne  dont 
la  foi  soit  suspecte  au  saint-siége.  Vanini  se  cacha  pendant  quelque  temps, 
mais  la  vanité  le  poussa  à  mettre  d'abord  en  question  les  mystères  de  la  foi 
catholique,  puis  à  s'en  moquer;  et  nos  jeunes  gens  d'admirer  le  novateur  : 
car  ce  qui  leur  plaît,  ce  sont  les  nouveautés,  celles  surtout  qui  ont  un  petit 
nombre  d'approbateurs.  Ils  admiraient  tout  ce  qu'il  disait,  l'imitaient, 
s'attachaient  à  lui.  11  fut  accusé  de  corrompre  la  jeunesse  par  des  dogmes 
nouveaux.  Il  fit  d'abord  le  catholique  orthodoxe,  et  gagna  du  temps;  il  allait 
même  être  relâché,  faute  de  preuves  suffisantes,  lorsqu'un  gentilhomme 
nommé  Francon,  d'une  haute  probité,  comme  cela  seul  le  marque  assez,  dé- 
posa que  Vanini  lui  avait  souvent  nié  l'existence  de  Dieu ,  et  s'était  moque 
des  mystères  de  la  foi  chrétienne.  On  confronta  le  témoin  et  l'accusé;  Francon 
soutint  ce  qu'il  avait  avancé.  Vanini  est  amené  à  l'audience  suivant  la  cou- 
tume, et,  étant  sur  la  sellette,  on  lui  demande  ce  qu'il  pense  de  Dieu.  11  répond 
qu'il  adore  un  seul  Dieu  en  trois  personnes,  tel  que  l'adore  l'église,  et  que  1;» 
nature  elle-même  prouve  évidemment  qu'il  y  a  un  Dieu.  En  disant  cela ,  ayant 
par  hasard  aperçu  à  terre  une  paille,  il  la  ramasse,  et  la  montrant  aux  juges  : 
«  Cette  paille,  dit-il,  me  force  à  croire  qu'il  y  a  un  Dieu;  »  puis,  arrivant  à  la 
Providence,  il  ajoute  :  «  Le  grain  jeté  en  terre  semble  d'abord  languir  et 
mourir;  il  tombe  en  pourriture;  puis  il  blanchit,  il  verdit,  sort  déterre, 
s'accroît  insensiblement ,  se  nourrit  de  la  rosée  du  matin ,  se  fortifie  de  la 
pluie  qu'il  reçoit,  s'arme  d'épis  pointus  qui  chassent  les  oiseaux,  s'arrondit 
et  s'élève  en  forme  de  tuyau,  se  couvre  de  feuilles,  jaunit  tout-à-fait,  baisse 
la  tête,  languit  et  meurt;  on  le  bat,  et  le  fruit  étant  séparé  de  la  paille,  ( t- 
lui-ci  sert  à  la  nourriture  de  l'homme,  celle-là  à  la  nourriture  des  animaux 
créés  pour  l'usage  du  genre  humain.  »  D'où  il  concluait  que  Dieu  était  l'au- 
teur de  la  nature.  Si  l'on  objecte  que  la  nature  est  la  cause  de  tout  cela,  il 
remontait  du  grain  de  blé  au  principe  qui  Ta  produit,  en  argumentant  de 


LA  VIE  ET  LES  ÉCRITS  DE  VANINI.  715 

cette  manière  :  «  Si  la  nature  a  produit  ce  grain,  qui  a  produit  celui  qui  Ta 
précédé  immédiatement?  Et  si  on  rapporte  encore  celui-là  à  la  nature,  qui  a 
produit  le  précédent?  »  Et  toujours  ainsi,  jusqu'à  ce  qu'enfin  il  arrivât  à  un 
premier  grain  qui  nécessairement  devait  avoir  été  créé,  puisqu'on  ne  pouvait 
plus  trouver  d'autre  principe  de  sa  production.  Il  prouvait  par  beaucoup  d'ar- 
gumens  que  la  nature  est  incapable  de  créer,  et  il  concluait  que  Dieu  est  le 
créateur  de  tous  les  êtres.  Lucilio  parlait  ainsi  pour  montrer  son  savoir,  ou 
par  crainte,  plutôt  que  par  conviction.  Cependant,  les  preuves  contre  lui  étant 
manifestes,  il  fut  condamné  à  mort  par  un  arrêt  solennel,  après  un  procès 
qui  avait  duré  six  mois.  » 

Nous  donnerons  plus  tard  la  suite  du  récit  de  Gramond,  où  l'exé- 
cution de  Vanini  est  racontée.  Le  récit  entier  se  termine  ainsi  : 

«  J'ai  vu  Vanini  en  prison,  je  le  vis  au  supplice,  je  l'avais  vu  avant  qu'il 
fut  arrêté.  Quand  il  était  libre,  il  menait  une  vie  déréglée,  et  cherchait  avi- 
dement les  voluptés.  En  prison  catholique ,  au  dernier  moment  abandonné 
par  la  philosophie,  il  mourut  en  furieux.  Vivant,  il  cherchait  les  secrets  de  la 
nature,  et  faisait  plutôt  profession  de  médecine  que  de  théologie,  quoiqu'il 
aimât  à  passer  pour  théologien.  Lorsqu'on  saisit  ses  meubles  en  même  temps 
que  sa  personne,  on  trouva  un  énorme  crapaud  renfermé  dans  un  vase  de 
cristal  plein  d'eau.  Sur  cela,  accusé  de  sortilège,  il  répondit  que  cet  animal, 
consumé  vivant  au  feu ,  fournissait  un  remède  à  un  mal  qui  autrement  serait 
mortel.  Pendant  sa  prison,  il  s'approchait  fréquemment  des  sacremens,  dis- 
simulant astucieusement  ses  principes.  Dès  qu'il  vit  qu'il  n'y  avait  plus  d'es- 
poir, il  leva  le  masque,  et  mourut  comme  il  avait  vécu.  » 

Ce  récit  en  lui-même,  et  dégagé  des  réflexions  de  l'auteur,  semble 
bien  de  la  plus  parfaite  exactitude.  Il  n'y  a  rien  qui  soit  contraire,  ou 
plutôt  qui  ne  soit  conforme  à  ce  que  nous-méme  nous  avons  déjà 
vu  dans  les  ouvrages  de  Vanini.  Gramond,  qui  l'avait  connu  dans  le 
monde  avant  qu'il  fût  arrêté,  lui  reproche  le  goût  effréné  des  plai- 
sirs et  des  mœurs  déréglées  :  qu'on  se  rappelle  tant  de  passages  des 
Dialogues,  et  ceux  que  nous  avons  cités  et  ceux  auxquels  à  peine 
nous  avons  osé  faire  allusion.  Gramond  afûrme  que  d'abord  il  con- 
trefît le  dévot,  puis,  qu'après  avoir  perdu  tout  espoir  de  sauver  sa 
vie,  il  passa  de  l'hypocrisie  à  l'impiété.  Cette  double  conduite  est- 
elle  invraisemblable  dans  un  homme  dont  les  ouvrages  contiennent 
manifestement,  l'un,  le  dévouement  à  l'église  porté  presque  jusqu'au 
martyre,  l'autre,  les  railleries  les  plus  impies?  Le  plaidoyer  de  Va- 
nini, rapporté  par  Gramond,  prouve  l'impartialité  de  l'historien.  Ce 
plaidoyer  contient  une  théodicée  bien  différente  de  celle  des  Dia- 
logues et  même  de  \ Amphithéâtre ,  et  dont  le  principe  n'est  point 


716  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

dans  les  ouvrages  de  Vanini.  On  allait  l'absoudre,  quand  le  témoi- 
i5'nage  de  Francon  vint  l'accabler;  ce  fut  ce  témoignage  qui  le  perdit. 
Jusque-là  le  récit  de  Gramond  est  très  clair;  mais  où  il  ne  l'est  pas, 
c'est  sur  le  point  précis  de  l'accusation  intentée  à  Vanini,  et  sur  le 
vrai  fondement  de  sa  condamnation.  Vanini  fut-il  condamné  comme 
hérésiarque  ou  comme  athée?  Gramond  dit  que  la  plupart  l'ont  re- 
gardé comme  un  hérésiarque,  et  que  lui  le  regarde  comme  un  athée. 
La  plupart  désigne-t-il  ici  les  juges,  ou  le  public,  ou  les  auteurs  qui 
ont  écrit  sur  cette  affaire?  Cette  remarque  de  l'historien,  que  pour 
lui  il  regarde  Vanini  comme  un  athée,  ne  signifie-t-elle  pas  qu'il  ne 
fut  pas  considéré  comme  tel  par  beaucoup  de  personnes,  et  que  par 
conséquent  ce  ne  fut  pas  là  ce  qui  le  fit  accuser  et  condamner?  Gra- 
mond dit  plus  bas  qu'il  fut  accusé  de  corrompre  la  jeunesse  par 
des  dogmes  nouveaux.  Cela  est  extrêmement  vague  :  on  ne  marque 
pas  quels  étaient  ces  nouveaux  dogmes.  D'un  autre  côté,  l'inter- 
rogatoire de  Vanini  sur  DLeu  semble  attester  qu'il  fut  accusé  d'a- 
théisme, puisqu'il  s'en  défendit.  Enfin,  comment  le  parlement  de 
Toulouse  connaissait-il  du  crime  d'hérésie  ou  du  crime  d'athéisme, 
lorsqu'à  Toulouse  même  était  un  tribunal  spécial,  institué  pour  juger 
ces  sortes  de  crimes,  à  savoir  le  saint-ofiice,  l'inquisition?  Entre  ces 
deux  juridictions,  comment  Vanini,  ecclésiastique,  accusé  d'hérésie 
ou  d'athéisme,  se  trouva-t-il  justiciable  du  parlement?  On  le  voit;  le 
récit  de  Gramond,  qui  paraît  d'abord  si  clair  et  si  détaillé,  ne  l'est 
pas  assez  et  laisse  encore  de  l'obscurité  sur  ce  qu'il  importe  le  plus 
de  bien  connaître,  le  chef  même  de  l'accusation  et  de  la  condamna- 
tion, et  ce  qui  détermina  la  juridiction  du  parlement.  Dans  ce  silence 
du  seul  témoin  authentique,  nous  serions  fort  embarrassé,  si  un 
autre  témoin,  jusqu'ici  ignoré,  et  tout  aussi  digne  de  foi  que  Gra- 
mond, ne  venait  à  notre  secours. 

M.  Malenfant,  greffier  du  parlement  de  Toulouse  au  commence- 
ment du  xvii^  siècle,  a  laissé  des  mémoires  manuscrits  sur  les  affaires 
les  plus  importantes  auxquelles  il  assista.  Ces  mémoires  sont  con- 
servés avec  soin  à  Toulouse.  Nous  avons  pu  nous  procurer  une 
copie  (1)  du  passage  où  est  raconté  le  procès  de  Vanini.  Malenfant 
avait  assisté,  comme  Gramond,  à  toute  la  procédure;  il  avait  égale- 
ment à  sa  disposition  et  entre  ses  mains  toutes  les  pièces.  Il  confirme 

(1)  Je  dois  cette  copie  à  M.  Frauck ,  auteur  du  savant  livre  de  la  Cabale,  aujour- 
d'hui professeur  de  philosophie  au  collège  Gharleinagne ,  et  ([ui  étudiait  alors  à 
Toulouse. 


1^. 

LA  VIE  ET  LES  ÉCRITS  DE   VANINI.  71' 

pleinement  le  récit  du  président,  et  il  y  ajoute  beaucoup.  Par  un 
heureux  hasard,  il  est  très  court  sur  les  points  que  Gramond  nous 
fait  connaître  avec  étendue,  et  il  est  très  étendu  sur  ceux  que  Gra- 
mond effleure  à  peine.  Il  faut  le  dire,  ce  nouveau  document  est 
accablant  contre  les  mœurs  de  Vanîni;  il  met  encore  plus  en  relief 
la  duplicité  de  sa  conduite;  il  nous  apprend  bien  des  choses  curieuses 
et  importantes  que  Gramond  avait  tues  :  par  exemple,  que  Vanini 
avait  accès  dans  la  maison  du  premier  président,  qu'il  donnait  des 
leçons  à  ses  enfans,  et  qu'il  en  était  très  protégé;  que  le  conseiller 
chargé  du  rapport  de  cette  affaire,  et  qui  y  fit  l'office  de  procureur- 
général,  était  Guillaume  de  Catel,  dont  le  zèle  opiniâtre  emporta  la 
condamnation  de  Vanini.  On  y  voit  encore  que  ceux  qui  désiraient 
le  sauver  revendiquaient  la  juridiction  de  l'inquisition,  parce  qu'une 
condamnation  de  ce  tribunal  n'eût  entraîné  que  des  peines  canoni- 
ques. Mais  au  heu  d'analyser  cette  pièce  précieuse,  il  vaut  mieux 
la  donner  ici  tout  entière. 

Extrait  des  Mémoires  manuscrits  de  Malenfant j  1617-1619. 

«  Cette  année,  eûmes  à  Tholose  le  sieur  Lucilio  Vanini,  de  Taurezano, 
lieu  du  royaume  de  Naples,  etl'ay  beaucoup  vendiez  le  P.  P.  Lemazurier  (1), 
dont  il  dirigeoit  les  enfans.  Jamais  homme  n'avoit  en  ces  temps  mieux  parlé 
en  langue  latine ,  et  quoiqu'à  Tholose  cette  langue  soit  comme  naturelle  à 
tant  ecclésiastiques,  jurisconsultes,  advocats  qu'escoliers,  au  nombre  de  plus 
de  six  mille,  si  est-ce  qu'on  ne  pouvoit  lui  comparer  personne  en  ce  genre 
(l'éloquence,  bien  que  le  dict  Vanini  s'en  servît  en  homme  d'au-delà  les  monts, 
prononçant  ou  pour  u.  Et  n'y  avoit  rien  à  dire  en  toute  sa  doctrine  litté- 
raire, mais  y  en  avoit  bien  en  autres  choses,  et  si  M.  Lemazurier  eust  creu 
les  rapports  qu'on  luy  faisoit  souvent  des  desportemens  et  mœurs  du  dict 
Lucilio,  l'auroit  incontinent  fait  vuider  de  son  hostel  et  de  la  ville.  Car  il 
estoit  par  trop  notoire  que  le  dict  estoit  enclin,  voire  entièrement  empunaysi 
du  vilain  péché  de  Gomorrhe;  et  fut  arresté  deux  fois  diverses  le  commettant, 
l'une  sur  le  rempart  de  Saint-Estienne ,  près  la  porte ,  avec  un  jeune  escolier 
angevin,  et  une  autre,  en  une  certaine  maison  de  la  rue  des  Blanchers,  avec 
un  beau  fils  de  Lectoure  en  Gascogne;  et  conduit  devant  les  magistrats,  ré- 
pondit en  riant' qu'il  étoit  philosophe,  et  par  suite  enclin  à  commettre  le 
péché  de  philosophie.  Procès-verbaux  furent  dressés,  et  sont  ès-archives  (2); 
mais  de  ce  ne  fut  rien  poursuivy,  parce  qu'on  savoit  la  grande  estime  qu'avoit 

(1)  Noire  copie  perle  ici  Le  Mazurier;  une  autre  pièce  plus  décisive,  citée  plus 
bas,  dit  Le  Mazuyer. 

(2)  Je  les  ai  fait  chercher  en  vain. 


718  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

pour  luy  M.Lemazurier;  et  de  plus  la  grande  éloquence  du  dict  Li>cîIio  pipoit 
tout  le  monde,  et  ne  lui  feust  rien  fait  de  ce  qu'à  un  autre  auroit  valu  le 
fagot.  Encouragé  par  l'estime  qu'on  avoit  à  Tholose  de  la  littérature,  qui  en 
cette  cité  a  toujours  été  recommandation  puissante,  Lucilio,  homme  timide 
et  circonspect,  commença  à  répandre  à  bas  bruit  sa  doctrine  athéiste  parmi 
les  escoliers,  gens  de  lettres  et  scavans,  mais  d'abord  comme  objections  des 
impies  auxquelles  vouloit  respondre,  mais  de  ces  responses  il  n'en  apparois- 
soit  jamais,  ou  estoient  si  foibles,  que  les  clairvoyans  jugeoient  sainement 
qu'il  vouloit  seulement  enseigner  sans  danger  sa  damnable  et  réprouvée  opi- 
nion. Au  reste,  je  ne  crois  pas  que  jamais  se  soit  veu  un  homme  sachant 
mieux  les  poètes  latins;  il  en  citoit  des  vers  à  tout  propos  et  toujours  à  propos. 
Il  a  été  prouvé  dans  la  suyte  que,  en  la  rue  qui  conduit  aux  escholes  de  notre 
université ,  il  preschoit  chaque  semaine  deux  fois ,  disant  à  ses  auditeurs  que 
la  crainte  d'un  dieu  estoit,  ainsi  que  son  amour,  pure  fantaisie  et  ignorance 
du  peuple,  que  falloit  fouler  aux  pieds  toute  crainte  ou  espoir  d'une  vye  fu- 
ture, et  que  le  sage  devoit  tendre  à  son  contentement  par  toutes  voycs  qui  ne 
pouvoient  le  faire  regarder  comme  ennemy  public  de  la  religion  et  du  prince, 
mais  qu'il  la  devoit  aussy  ébranler,  et  s'il  le  pouvoit  sans  danger  de  sa  per- 
sonne, du  tout  ruyner;  comme  aussy  renverser  le  trône  du  potentat,  mais 
sans  jamais  s'exposer  à  la  rigueur  des  lois  et  tribunaux.  Ayant  esté  escouté  par 
nombre  de  libertins,  escholiers  et  autres,  il  commença  à  dévoiler  toutes  ses 
pensées,  et  disoit  à  ceux  qu'il  croyoit  les  plus  affidés,  et  singulièrement  à  ***, 
de  la  province  d'Auvergne,  et  à  ***,  noble  tourangeau,  qu'il  avoit  mué  son 
nom  de  Lucilio  en  ceux  de  Jules-César,  parce  qu'il  vouloit  conquester  à  la 
vérité  philosophique  toute  la  France ,  comme  ce  grand  empereur  avoit  con- 
questé  toute  la  Gaule  au  peuple  rojnain,  et  adjoutoit  aussy  qu'il  en  avoit 
reçu  mission  expresse  au  sanhédrin,  où  luy  et  les  douze  s'étoient  desparti 
l'Europe.  Au  reste ,  chez  M.  Lemazurier  et  avec  les  personnes  dont  ne  pou- 
voit raisonnablement  espérer  d'esbranler  la  foy,  ne  tenoit  que  propos  ortho- 
doxes ,  et  mesme  affectoit  une  grande  indignation  contre  les  hérésies ,  à  ce 
point  mesme  que  les  ministres  de  la  P.  R.  réformée  de  Castres  et  de  Mon- 
tauban  l'avoient  en  grande  haine  et  soupçon.  Mais  furent  enfin  découvertes 
ses  ruses  et  menées  diaboliques.  On  s'en  méfioit,  mais  personne  n'osoit  s'en 
expliquer,  par  la  crainte  du  président;  voire  même  que  le  dict  Lucilio  estoit 
si  atrempé  à  toutes  les  tromperies,  qu'on  le  voyoit  chaque  jour  es  églises  des 
couvens,  dans  l'attitude  la  plus  dévote,  confessant  et  faisant  œuvre  de  vray 
chrétien.  Mais  enfin  la  vérité  futcognue,  et  le  dict  arresté,  dont  bien  des 
gens  furent  estonnés ,  mais  le  plus  grand  nombre ,  non.  Car  toutes  ces  im- 
piétés, blasphèmes  et  crimes  que  l'on  savoit  en  gros,  furent  lors  dévoilés. 
Cependant  ne  se  démentit  point  en  son  hypocrisie,  et  parut  dans  la  prison 
toujours  dévotieux,  sy  que  le  geôlier  disoit  qu'on  luy  avoit  donné  en  garde 
un  sainct.  Et  ne  tenoit  point  cette  conduite  sans  desseing.  Car  plusieurs,  sinon 
ses  amis ,  au  moins  grands  admirateurs  de  sa  doctrine  et  science,  le  vouloient 
sauver  en  le  renvoyant  devant  l'inquisition  de  la  foy  qui,  à  la  manière  accou- 


LA  VIE  ET  LES  ECRITS  DE  VANINI.  719 

tumée ,  n'auroit  prononcé  contre  luy  que  des  peines  canoniques ,  lui  faisant 
faire  au  plus  amende  lionorable.  Mais  le  parlement  saisy  et  le  procès  instruit 
par  M.  de  Catel ,  conseiller,  n'y  eust  plus  moyen  de  le  sauver,  d'autant  plus 
qu'en  maints  interrogatoires  il  dévoila  toute  la  méchanceté  de  son  ame.  Bien 
est-il  vray  que,  respondant  à  l'accusation  d'atliéisme,  en  ramassant  une  paille 
au  bas  de  la  sellette,  il  fit  sur  l'existence  de  ce  fétu  une  oraison  fort  belle, 
démontrant  ainsi  l'existence  de  Dieu ,  et  l'ay  entendu  certes  avec  un  haut  con- 
tentement; et  aussi  les  membres  de  la  cour  l'auroient  mis  hors,  en  le  chassant 
toutefois  du  royaume,  sans  le  zèle,  qui  fut  alors  blasmé  par  aucuns,  de  M.  le 
conseiller  Catel ,  qui ,  malgré  ce  beau  discours ,  obtint  la  condamnation  du 
dictLucilio.  » 

Voici  encore  une  autre  pièce  inédite,  et  curieuse  par  un  autre 
endroit.  L'administration  municipale  de  la  ville  de  Toulouse,  le 
Capitoul  ne  pouvait  rester  étranger  à  l'affaire  de  Vanini.  Ce  fut  le 
parlement  qui  le  jugea;  mais  ce  fut  la  ville  qui  l'arrêta  et  le  garda 
quelques  jours  avant  de  le  remettre  aux  mains  du  parlement;  et 
quand  il  fut  condamné,  l'exécution  de  la  sentence  appartenait  à  la 
ville.  La  municipalité  de  Toulouse,  qui  tenait  registre  de  tous  ses 
actes,  a  consigné  par  écrit,  en  une  sorte  de  procès-verbal,  ce  qu'elle 
fit  en  cette  occasion.  Ce  procès-verbal  a  été  conservé  et  se  trouve 
encore  dans  les  archives  du  Capitole  (1).  Il  ne  fait  mention  que  de 
détails  matériels,  mais  ces  détails  même  ont  leur  importance.  Ainsi 
on  y  trouve  un  signalement  complet,  et  le  seul  authentique,  de  la 
personne  de  Vanini,  son  âge,  les  noms  qu'il  se  donnait,  enfin  l'in- 
dication précise  du  crime  pour  lequel  il  fut  recherché,  et  ce  crime 
est  bien  l'athéisme. 

«...  Le  jeudi,  second  jour  du  mois  d'aoust,  sur  l'advis  qui  fut  donné  aux 
dits  sieurs  capitouls ,  fut  prins  dans  la  maison  des  héritiers  de  feu  MonhalJes 
au  capitoulat  de  Daurade,  et  fait  prisonnier  par  les  sieurs  d'Olivier  et  Virazel 
capitouls,  et  conduit  à  la  maison  de  ville ,  un  jeune  homme  soy-disant  aagé 
de  trente-quatre  ans,  natif  de  Naples  en  Italie,  se  faisant  nommer  Pomponio 
Usciglio,  accusé  d'enseigner  l'athéisme,  duquel  ils  étoient  en  queste  depuis 
plus  d'un  mois.  On  disoit  qu'il  estoit  venu  en  France  à  desseing  de  tenir 
cette  abominable  doctrine.  C'estoit  un  homme  d'assez  bonne  façon ,  un  peu 
maigre,  le  poil  chastaing,  le  nez  long  et  courbé,  les  yeux  brillants  et  aucune- 
ment agars,  grande  taille.  Quant  à  l'esprit ,  il  vouloit  paroistre  savant  en  la  ^ 
philosophie,  et  médecine  qui  estoit  l'office  qu'il  se  disoit  professer.  Il  faisoit 
le  théologien,  mais  meschant  et  détestable  s'il  en  fut  oncques;  il  parloit  bien 
latin ,  et  avec  une  grande  facilité;  néanmoins  tresment  ignorant  parmi  les 
doctes  en  toutes  les  dites  sciences.  Et  comme  la  parole  descouvre  le  cœur 

(1)  Je  dois  encore  la  copie  de  celte  pièce  à  M.  Franck. 


720  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

pour  si  fort  qu'on  le  veuille  cacher,  il  arriva  qu'estant  souvente  fois  entré  en 
dispute  avec  aucuns  des  plus  grands  théologiens  de  ceste  ville ,  il  fut  descou- 
vert pour  tel  qu'il  estoit.  Et  quoique  par  ses  paroles  taschât  à  déguiser  son 
desseing,  sy  est  que,  maugré  lui ,  ceste  petite  artère  qui  va  du  cœur  en  la 
langue  évapouroit  ses  plus  secrètes  pensées ,  et  lui  portoit  du  cœur  en  la 
Louche,  et  de  la  bouche  aux  oreilles  des  gens  de  bien ,  des  paroles  pleines  de 
blasphème  contre  la  Divinité  :  ce  qui  fut  cause  que,  quoy  que,  lorsqu'il  fut 
fait  prisonnier,  on  ne  l'eût  trouvé  saisi  que  d'une  Bible  non  défendue,  et  de 
plusieurs  siens  escripts,  qui  ne  marquoient  que  de  questions  de  philosophie 
et  de  théologie;  sy  est-ce  toutefois  que  le  parlement ,  adverty  et  très-asseuré 
de  ses  secrètes  pensées  et  maximes  damnables  qu'il  avoit  tenues  en  particu- 
lier, très-pernicieuses  pour  les  bonnes  mœurs  et  pour  la  foy,  le  fît  remettre,  le 
cinquiesme  du  dit  moys  d'aoust,  des  prisons  de  la  maison  de  ville  en  la  con- 
ciergerie du  palays ,  où  il  fut  détenu  jusqu'à  ce  qu'on  eust  trouvé  preuves 
suffisantes  pour  le  convaincre  et  lui  parfaire  son  procès  comme  on  fit  :  car  le 
samedy,  neuviesme  du  moys  de  février  en  suivant ,  la  grand'chambre  et  la 
tournelle  assemblées  ,  fut  donné  arrest  au  rapport  de  M.  de  Catel ,  conseiller 
au  parlement ,  par  lequel  il  fut  condamné...  " 

Ainsi,  les  mémoires  de  Malenfant  et  le  procès-verbal  de  l'hôtel-de- 
ville  s'accordent  pour  désigner  le  conseiller  Catel  comme  celui  qui 
conduisit  toute  cette  affaire.  Quel  motif  le  poussait?  Leibnitz,  qui 
se  complaît  aux  plus  petits  détails  comme  aux  plus  hautes  généra- 
lités, dit  dans  la  Théodicée  (1)  que  le  procureur-général  voulait  cha- 
griner \q  premier  président,  qui  aimait  Vanini  et  lui  avait  conOé  ses 
enfanspour  leur  enseigner  la  philosophie.  Catel,  il  faut  le  dire,  était 
un  homme  ardent,  mais  honnête  et  éclairé.  Il  est  l'auteur  d'une  his- 
toire estimée  des  comtes  de  Toulouse.  Une  tradition  encore  vivante 
attache  à  son  nom  l'honneur  ou  la  honte  de  la  condamnation  de  Va- 
nini. Encore  aujourd'hui,  à  Toulouse,  au  Capitole,  dans  la  salle  des 
Illustres,  sous  le  buste  de  Catel,  on  lit  ces  mots  gravés  en  lettres 
d'or  sur  un  cartouche  noir  : 

GUILELMUS  CATEL 


Vel  hoc  uno 

Memorandus  quod ,  eo  relatore, 
Omnesque  judices  suara  in  sententiam 
Trahente,  Lucilius  Vaninus,  insignis  atheus , 
Flammis  damnatus  fuerit(2). 

(1)  TAcodicce,  t.  Il,  p.  365. 

(2)  Je  dois  la  copie  de  cette  inscription  à  M.  de  Lavergnc,  bien  connu  des  lec- 
teurs de  celle  Revue. 


LA  VIE  ET  LES  ÉCRITS  DE  VANINI.  721 

Ces  documens  nouveaux,  joints  au  récit  de  Gramond,  Téclairent 
et  le  développent;  mais  il  s'en  faut  bien  que  toutes  les  pièces  de 
cette  fatale  procédure  nous  soient  connues.  Nous  n'avons  ni  le  pro- 
cès-verbal de  la  confrontation  de  Vanini  et  de  Francon,  ni  ses  in- 
terrogatoires, ni  surtout  le  discours  par  lequel  Guillaume  de  Catel 
répliqua  à  celui  de  Vanini,  discours  qui  changea  la  disposition  de 
l'assemblée  et  détermina  la  condamnation  de  Taccusé  (t). 


II.  —  LA   SENTENCE. 

Rien  ne  put  le  sauver,  ni  sa  jeunesse,  ni  son  savoir,  ni  son  élo- 
quence, qui  toucha  si  vivement  le  greffier  Malenfant,  ni  cette  dé- 
monstration de  l'existence  de  Dieu  fondée  sur  un  brin  de  paille,  ni 
cette  dévotion  excessive  qui  faisait  dire  à  ses  geôliers  qu'on  leur 
avait  donné  un  saint  à  garder.  «  Après  un  procès  qui  avait  duré  six 
mois,  un  arrêt  solennel  le  condamna  à  mort.  »  Tels  sont  les  termes 
dans  lesquels  Gramond  exprime  la  condamnation.  Il  ne  donne  point 
l'arrêt  lui-même,  il  ne  dit  pas  le  jour  où  cet  arrêt  fut  rendu.  Malen- 
fant est  aussi  laconique  que  Gramond.  Mais  le  procès-verbal  du  Ca- 
pitoul,  sans  donner  l'arrêt,  le  fait  connaître  ainsi  : 

c  Le  samedy,  neufvième  du  moys  de  février  en  suivant,  la  grand*  chambre 
et  la  Tourneile  assemblées,  fut  donné  arrest  au  rapport  de  M.  de  Catel,  con- 
seiller au  parlement,  par  lequel  il  fut  condamné  à  estre  trayné  sur  une  claye, 
droit  à  l'église  Saint-Estienne,  où  il  seroit  despouillé  en  chemise,  tenant  un 
flambeau  ardant  en  main,  la  hart  au  col,  et,  tout  à  genoulx  devant  la  grande 
porte  de  la  dite  église,  demanderoit  pardon  à  Dieu,  au  roy,  à  la  justice,  et 
de  là  en  haut,  faisant  le  cours  accoustumé,  seroit  conduit  à  la  place  du  Salin, 

(1)  On  cherche  pour  moi  ces  pièces  dans  les  archives  du  parlement  de  Toulouse, 
et  on  ne  désespère  pas  de  les  trouver.  Je  tiendrais  surtout  à  posséder  la  réplique 
de  Catel  au  discours  de  Vanini.  L'archiviste  du  département,  M.  Belhomme,  écri- 
vait ce  qui  suit  à  M.  Floret,  alors  préfet,  le  2i  juin  1841  :  «  Le  discours  prononcé 
par  Catel  pour  détruire  l'effet  de  celui  de  Vanini  se  trouvait  chez  M.  de  Catelan, 
pair  de  France,  le  dernier  procureur-général  du  parlement  de  Toulouse,  où  M.  Du 
Mège  m'a  expressément  déclaré  l'avoir  vu  et  l'avoir  lu.  Catel  y  accusait  Vanini  d'être 
le  corrupteur  de  la  jeunesse,  de  professer  le  mépris  de  toute  convenance  en  fait  de 
mœurs,  et  surtout  d'être  adonné  à  la  sodomie,  d'avoir  même  initié  à  cette  dépra- 
vation plusieurs  jeunes  gens,  d'avoir  une  maison  où  il  réunissait  ses  adeptes  et  où 
il  leur  donnait  des  leçons  de  la  plus  infâme  corruption.  Ce  discours  était  écrit  en 
entier  de  sa  main  et  portait  en  marge  diverses  citations.  » 

TOME  IV.  47 


722  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

OÙ,  assis  sur  ung  poteau,  la  langue  lui  seroit  coupée,  puis  seroit  estranglé, 
son  corps  brûlé  et  réduit  en  cendres;  ce  qui  fut  exécuté  le  même  jour.  » 

Enfin,  à  force  de  persévérance  et  d'importunités,  je  suis  parvenu 
à  me  procurer  Tarrêt  lui-môme;  il  a  été  retrouvé  dans  les  archives 
de  l'ancien  parlement  de  Toulouse,  et  j'en  possède  deux  copies  (1), 
Il  marque  avec  précision  le  crime  pour  lequel  Vanini  fut  condamné, 
à  savoir  l'athéisme;  et  il  y  a  sur  l'original  même  cette  particularité, 
que  déjà  le  mot  d'hérésie  y  est  à  moitié  écrit,  et  qu'il  fut  effacé  tout 
de  suite  :  car  comme  les  amis  de  Vanini,  ainsi  que  le  rapporte  Malen- 
fant, s'étaient  efforcés  de  décliner  la  juridiction  du  parlement,  et 
avaient  réclamé  celle  du  saint-office ,  qui  connaissait  de  tout  crime 
d'hérésie,  et  dont  les  peines  étaient  purement  spirituelles,  si  parmi 
les  crimes  dont  était  accusé  Vanini  eût  figuré  le  moins  du  monde 
celui  d'hérésie,  le  jugement  n'en  était  plus  soumis  au  parlement, 
mais  à  l'inquisition  de  la  foi.  Dans  cet  arrêt  sont  mentionnés  les 
noms  de  tous  ceux  qui  y  prirent  part,  et  il  est  signé  par  le  premier 
président  Le  Mazuyer,  et  par  le  rapporteur  faisant  fonction  de  pro- 
cureur-général Guillaume  de  Catel.  Voici  dans  toute  sa  teneur  cet 
arrêt  qui  n'avait  pas  encore  vu  le  jour. 

Extrait  du  registre  1618  e^  1619  de  /a  Tournelle,  ou  chatîibre  criminelle 
du  parlement  de  Toulouse  (2). 

«  Sabmedy  ix  de  febvrier  m.  v.  c.  ixx.,  en  la  grand'  chambre,  icelle  avec  la 
chambre  criminelle  assemblée,  présents  Messieurs  de  Mazuyer  premier  pré- 
sident, de  Bertier  et  Segla,  aussi  présidents,  Assezat,  Caulet,  Catel,  Melet, 
Barthélémy  de  Pins,  Maussac,  Olivier  de  Hautpoul,  Bertrand,  Prohenques 
de  Noé,  Chastenay,  Vezian,  Rabaudy,  Cadilhac  (3). 

«  Veu  par  la  court,  les  deux  chambres  assemblées,  le  procès  faict  d'icelles 
à  la  requeste  du  procureur-général  du  roy,  à  Pompée  Ucilio  (4),  Néapolitain 
de  nation,  prisonier  à  la  Conciergerie,  charges  et  informations  contre  luy 

(1)  L'une  de  ces  copies  vient  de  M.  Belhomme,  archiviste  du  département,  au- 
quel M.  Floret  avait  bien  voulu,  à  ma  prière,  confier  cette  commission.  Tout  ré- 
cemment, j'ai  reçu  Tautre  copie  par  rintermédiaire  de  M.  Romignière,  pair  de 
France,  qui  l'avait  demandée  à  M-  Pelleport,  archiviste  de  la  cour  royale  de  Tou- 
louse. C'est  entre  toutes  ces  personnes  que  je  partage  ma  reconnaissance. 

(2)  Il  y  a  sur  l'original  à  la  marge  :  «  De  Catel  y  seize  escuts.  »  Copie  de  M.  Bel- 
liomme. 

(3)  Copie  de  M.  Pelleport  :  Cadilhan. 

(4)  Sic.  Tel  serait  donc  le  vrai  nom ,  ou  du  moins  le  nom  légal  de  Vaninî. 


LA  VIE  ET  LES  ÉCRITS  DE  VANlNr.  723 

faictes,  auditions,  confrontemens,  objects  par  lui  propousés  c/omre  les  tes- 
moings  à  luy  confrontés,  taxe  et  dénonce  sur  ce  faictes,  dire  et  conclusion 
du  procureur-général  du  roi  contre  le  dict  Ucilio  ouy  en  la  grand'  cliambre  ; 
«  Il  sera  dict  que  le  procès  est  en  estât  pour  estre  jugé  deffinitivement  sans 
informer  de  la  vérité  des  dits  objects  (1),  et  ce  faisant,  la  court  a  déclairé  et 
desclaire  le  dit  Ucilio  ataint  et  convainscu  des  crimes  (2)  d'atéisme ,  blas- 
phèmes, impiétés  et  autres  crismes  résultant  du  procès ,  pour  pugnition  et 
réparation  desquels  a  condamné  et  condamne  icelui  Ucilio  a  estre  deslivré 
es  mains  de  l'exécuteur  de  la  haulte  justice,  lequel  le  traynera  sur  une  claye, 
en  chemise,  ayant  la  hard  au  col,  et  pourtant  sur  les  espaules  ung  cartel 
contenant  ces  mots  :  Atéiste  et  blasphémateur  du  nom  de  Dieu;  et  le  con- 
duira devant  la  porte  principale  de  l'église  métropolitaine  Sainct  Estienne, 
et  estant  illec  à  genoulx,  teste  et  pieds  nuds,  tenant  en  ses  mains  une  torche 
de  cire  ardant,  demandera  pardon  à  Dieu,  au  roy  et  à  la  justice  desdicts 
blasphèmes,  après  Tadménera  en  la  place  du  Salin,  et,  attaché  à  ung  poteau 
qui  y  sera  planté,  lui  coupera  la  langue  et  le  stranglera  ;  et  après  sera  son 
corps  bruslé  aiâbûcher  qui  y  sera  apresté,  et  les  cendres  jetées  au  vent;  et  a 
confisqué  et  confisque  ses  biens,  distraict  d'iceulx  les  frais  de  justice  au  prof- 
fict  de  ceux  qui  les  ont  expousés,  la  taicxe  réservée.  » 

Siyné  à  l'Original,  Le  Mazuyer, 

G.  DE  Catel. 

III.  —  l'exécution. 

L'arrêt  rendu  fut  immédiatement  exécuté.  Il  est  certain,  d'après 
les  témoignages  conformes  de  Gramond,  de  Malenfant  et  du  procès- 
verbal  du  Capitole,  que  Vanini,  dès  qu'il  se  vit  condamné,  leva  le 
masque,  comme  dit  Gramond,  refusa  les  secours  de  la  religion,  et 
fit  entendre  des  blasphèmes  qui  scandalisèrent  tous  les  assistans,  et 
mirent  à  nu  l'hypocrisie  de  sa  conduite  et  de  ses  discours  pendant 
le  procès.  Quels  furent  précisément  ces  blasphèmes?  On  sent  com- 
Wen  de  fables  durent  ici  se  mêler  à  la  vérité.  Le  Mercwre  de  France^ 
Garasse  et  Patin,  font  parler  Vanini  comme  s'ils  l'avaient  entendu. 
Il  faut  s'en  tenir  au  récit  de  ceux  qui  assistèrent  à  cette  scène  af- 
freuse. Du  moins  Vanini  mourut-il  avec  courage.  Gramond  et  Ma- 
lenfant essaient  de  lui  ravir  ce  dernier  honneur;  mais  leur  récit 
même  témoigne  contre  eux.  On  doit  savoir  gré  au  Mercure  de  France 
d'avoir  osé  rendre  cette  justice  à  l'infortuné  :  «  Vanini,  dit-il,  mou- 
Ci)  Aurait-on  refusé  à  l'accusé  de  faire  la  preuve  de  ses  allégations  contre  les 
témoins? 
(2)  Sur  l'orfgfnaî ,  avant  le  mot  atéisme,  il  y  a  :  cfhéré,  raturé  et  biffe. 

47. 


724  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

rut  avec  autant  de  constance,  de  patience  et  de  volonté  qu'aucun 
autre  homme  que  l'on  ait  vu.  Car,  sortant  de  la  Conciergerie  comme 
joyeux  et  allègre,  il  prononça  ces  mots  en  italien  :  Allons,  dit-il, 
allons  allègrement  mourir  en  philosophe.  »  Il  ne  demanda  pas  grâce, 
et  marcha  au  supplice  avec  une  résolution  mêlée  d'un  peu  de  jac- 
tance. Faisons  taire  notre  indignation,  et  laissons  parler  ceu\  qui 
virent  de  leurs  yeux  et  nous  racontent  en  détail  cette  horrible  tra- 
gédie : 

Procès-verbal  tiré  des  archives  du  Capitale. 

«  Il  faisoit  semblant  de  mourir  fort  constamment  en  philosophe,  comme 
il  se  disoit,  et  en  homme  qui  n'appréhendoit  rien  après  la  mort,  d'autant 
qu'il  ne  croyoit  point  l'immortalité  de  Tame.  Le  bon  père  religieux  qui  las- 
sistoit  estimoit,  en  lui  montrant  le  crucifix  et  lui  représentant  les  sacrés 
mystères  de  l'incarnation  et  passion  admirable  de  notre  Seigneur,  l'esmou- 
voir  à  ce  qu'il  se  recognûst.  Mais  ce  tigre  enragé  et  opiniastn^en  ses  faulses 
maximes  mesprisoit  tout,  et  ne  le  voulut  jamais  regarder,  ains  accouroit  à 
telle  mort  ainsy  qu'à  sa  dernière  fin,  s'imaginant  que  ce  debvoit  estre  le 
remède  de  tous  ses  maulx,  après  laquelle  il  n'auroit  plus  rien  à  craindre  ny 
à  souffrir;  il  mourut  doncques  en  athée;  aussy  portoit-il  ung  cartel  sur  ses 
espaules,  où  ces  mots  estoient  escrits  :  Athée  et  blasphémateur  du  nom  de 
Dieu.  " 

Mémoires  manuscrits  de  Malenfant. 

«  Alors  celui-ci  (Vanini),  mettant  bas  le  manteau  de  piété  dont  il  avoit 
voulu  se  servir  pour  se  dérober  aux  coups  de  la  justice ,  se  montra  tel  qu'il 
estoit,  disant  d'abord  qu'il  mouroit  en  philosophe,  et  rejetant  comme  inutiles 
tous  les  secours  de  la  religion.  Je  fis  un  effort  sur  moy-même  pour  voir  s'il 
finiroit  comme  il  l'avoit  annoncé,  et  suivis  le  cours  accoutumé  qu'il  fit,  et  fus 
témoin  de  sa  mort.  Il  est  vray  qu'il  ne  voulut  escouter  le  ^ère  ***,  qui  l'as- 
sistoit,  ny  faire  œuvre  de  foy,  faisant  entendre  des  blasphèmes  qui  faisoient 
frissonner  les  plus  intrépides ,  et  qui  arrachèrent  de  mon  cœur  tout  l'intérêt 
que  je  portois  à  un  homme  si  éloquent.  Mais  il  n'y  avoit  pas  courage  en  sa 
manière,  mais  rage  et  crainte.  Jamais  coupable  ne  parut  plus  abattu,  plus 
furieux  que  le  dict  Lucilio.  Sa  bouche  escumoit,  ses  yeux  sembloient  char- 
bons ardens,  et  ne  pouvoit  se  soutenir,  bien  que  par  momens  parlât  de  son 
courage.  En  vérité,  si  c'est  là  fnourir  en  pliilosophe,  comme  il  le  disoit,  c'est 
mourir  en  désespéré. 

Suite  du  récit  de  Gramond. 

V  Je  l'ai  vu,  quand  sur  la  charrette  on  le  conduisoit  au  gibet ,  se  moquant 
du  franciscain  qui  s'efforçoit  de  fléchir  la  férocité  de  cette  ame  obstinée...  Il 


LA  VIE  ET  LES  ECRITS  DE  VANINI.  725 

rejetoit  les  consolations  que  lui  offroit  le  moine,  repoussoit  le  crucifix  qu'il 
lui  présentoit,  et  insulta  au  Christ  en  ces  termes  :  «  Lui,  à  sa  dernière  heure, 
«  sua  de  crainte;  moi ,  je  meurs  sans  effroi.  «  Il  disoit  faux,  car  nous  l'avons 
vu,  l'ame  abattue,  démentir  cette  philosophie  dont  il  prétendoit  donner  des 
leçons.  Au  dernier  moment,  son  aspect  étoit  farouche  et  horrible,  son  ame 
inquiète,  sa  parole  pleine  de  trouble,  et  quoiqu'il  criât  de  temps  en  temps 
qu'il  mouroit  en  philosophe ,  il  est  mort  comme  une  brute.  Avant  de  mettre 
le  feu  au  bûcher,  on  lui  ordonna  de  livrer  sa  langue  sacrilège  au  couteau  :  il 
refusa;  il  fallut  employer  des  tenailles  pour  la  lui  tirer,  et  quand  le  fer  du 
bourreau  la  saisit  et  la  coupa ,  jamais  on  n'entendit  un  cri  plus  horrible;  on 
auroit  cru  entendre  le  mugissement  d'un  bœuf  qu'on  tue.  Le  feu  dévora  le 
reste ,  et  les  cendres  furent  livrées  au  vent.  » 

En  vérité,  ce  qui  nous  pénètre  ici  d'horreur,  c'est  peut-être  moins 
encore  l'atroce  supplice  de  Vanini  que  la  manière  dont  Gramond  le 
raconte.  Quoi!  un  infortuné,  coupable  d'errer  en  philosophie,  et  de 
résoudre  le  pibblème  du  monde  à  la  manière  d'Aristote  et  d'Aver- 
roës,  plutôt  qu'à  celle  de  Platon  et  de  saint  Augustin,  est  tourmenté 
à  plaisir  avant  d'être  étranglé  et  brûlé;  et  parce  qu'il  hésite  à  se 
prêter  lui-même  à  un  raffinement  de  cruauté,  un  homme  pieux, 
un  magistrat,  un  premier  président  de  parlement,  écrivant  dans 
son  cabinet  tout  à  son  aise,  le  traite  de  lâche!  Et  si  la  douleur  ou 
la  colère  arrache  un  dernier  cri  à  la  victime,  il  compare  ce  cri  au 
mugissement  d'un  bœuf  que  l'on  tue!  Justice  impie!  sanguinaire 
fanatisme!  tyrannie  à  la  fois  odieuse  et  impuissante!  Croyez-vous 
donc  que  c'est  avec  des  tenailles  qu'on  arrache  l'esprit  humain  à 
l'erreur?  Et  ne  voyez-vous  pas  que  ces  flammes  que  vous  allumez, 
en  soulevant  d'horreur  toutes  les  âmes  généreuses,  protègent  et 
répandent  les  doctrines  même  que  vous  persécutez? 

Vanini  a  été  brûlé  à  Toulouse  le  9  février  1619.  Cet  autodafé  a-t-il 
donc  consumé  l'impiété  et  ranimé  la  foi?  Non  :  chaque  jour  a  vu 
éclore  en  France  des  écrits  ou  sceptiques  ou  impies  qui  dominaient 
sur  l'opinion.  Quel  livre  passe  alors  pour  le  bréviaire  des  honnêtes 
gens?  Les  Essais  du  sceptique  Montaigne.  Le  meilleur  et  le  plus 
populaire  écrivain  du  temps  est  assurément  son  élève  Charron,  dont 
la  plume  ingénieuse  et  discrètement  hardie  met  en  honneur  parmi 
les  gens  du  monde  le  doute  circonspect  et  une  élégante  indifférence. 
Gassendi  relève  pour  les  savans  et  les  philosophes  le  système  d'Épi- 
cure.  Enfin  l'école  de  Théophile  sème  dans  les  cercles  et  les  ruelles 
à  la  mode,  pour  les  beaux-esprits,  les  jeunes  gens  et  les  femmes,  les 
Quatrains  du  Déiste,  le  Parnasse  satirique,  et  ces  vers  devenus  si 


726  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

célèbres  parce  qu'ils  exprimaient  audacicusement  la  pensée  com- 
mune : 

Une  heure  après  la  mort  notre  ame  évanouie 
Sera  ce  qu'elle  était  une  heure  avant  la  vie. 

Au  reste,  nous  nous  en  rapportons  à  ces  deux  mêmes  hommes  qui 
ont  tant  applaudi  au  supplice  de  Vanini.  Garasse  écrit  cinq  ans  après 
l'événement  :  trouve-t-il  que  cette  affreuse  exécution  ait  fait  reculer 
d'un  pas  l'athéisme?  Loin  de  là,  il  pousse  un  cri  de  détresse  à  l'as- 
pect de  ses  progrès  toujours  croissans.  Mersenne  ne  voit  partout 
qu'athées,  déistes  et  sceptiques.  Il  lance  contre  eux  trois  gros  ou- 
vrages (1).  Dans  celui-là  même  où  il  raconte  et  célèbre  la  fln  misé- 
rable de  Vanini,  il  déclare  que  l'athéisme  triomphe  dans  le  monde 
entier;  que  le  nombre  des  athées  s'est  tellement  accru  qu'il  ne  sait 
pas  comment  Dieu  peut  les  laisser  vivre;  que  Paris  sent  encore  plus 
l'odeur  de  l'athéisme  que  celle  de  la  boue;  qu'il  y  a  à  Paris  au  moins, 
cinquante  mille  athées,  et  que  telle  maison  à  elle  seule  en  contient 
douze  (2)  :  exagération  ridicule  que  Mersenne  a  été  obligé  de  dés- 
avouer lui-même.  Cependant  tous  les  témoignages  contemporains 
conspirent  à  démontrer  que  l'héritage  légué  par  le  xvr  siècle  au 
xvu'  était  un  esprit  général  de  mécontentement  contre  le  passé  et 
le  moyen-âge ,  en  philosophie  mille  essais  confus  pour  affranchir  à 
tout  prix  l'esprit  humain  de  la  scolastique,  et  dans  ce  désordre,  pre- 
mier fruit  d'une  émancipation  mal  assurée,  le  plus  déplorable  scep- 
ticisme. 

Tel  est  l'état  vrai  de  la  philosophie  à  l'ouverture  du  xviT  siècle. 
Transportez-vous  à  cinquante  ans  par-delà  et  dans  la  dernière  moitié 
de  ce  même  siècle  :  tout  est  changé.  Une  philosophie  nouvelle,  aussi 
étrangère  au  joug  pesant  de  l'autorité  scolastique  qu'à  la  témérité 
d'essais  déréglés,  a  partout  accrédité  des  doctrines  généreuses,  où 
l'immatérialité  de  l'ame  et  l'existence  de  Dieu  sont  établies  par  des 
argumens  invincibles  tirés  de  la  nature  même  de  l'esprit  humain. 
Cette  grande  philosophie  fleurit  d'accord  avec  la  religion  ;  elle  se 

(1)  La  Vérité  des  Sciences  contre  les  sceptiques  ou  pyrrhoniens^  1625.  —  £7m- 
piété  des  déistes,  athées  et  libertins  de  ce  temps ^  combattue  et  renversée^  etc., 
162 i.  —  Quœstiones  in  Genesim,  etc.,  in-fol.,  1623. 

(2)  Quœstiones,  etc.  Feuillets  rétablis  par  Chaufepié  :  «  Uaicam  Lutetiam  50  sal- 
tem  albeorum  raillibus  onuslam  esse,  qux  si  luto  plurimùm,  multo  raagis  athcismo 
fœieat,  adeo  ut  uiiica  domus  possit  aliquando  conlinere  12  qui  banc  impielalem 
vomaot.  » 


I 


LA  Ym  ET  LES  ÉCRITS  DE  VANINT.  727 

répand  de  Paris  dans  toutes  les  provinces ,  pénètre  dans  les  ordres 
religieux  eux-mêmes,  les  jésuites  exceptés,  ranime  l'enseignement 
public,  vivifie  et  élève  les  sciences  et  les  lettres,  aiet  en  honneur  la 
modération,  la  droite  raison  et  le  bon  goût ,  et,  passant  rapidement 
de  la  France  dans  tous  les  autres  pays  de  l'Europe,  y  disperse  peu  à 
peu  les  débris  de  la  philosophie  du  xvi^  siècle,  substitue  à  l'esprit  de 
révolte  une  sage  indépendance,  une  doctrine  ferme  et  solide  à  des 
systèmes  désordonnés ,  remplace  en  Angleterre  Hobbes  par  Locke, 
en  Italie  Bruno  et  Vanini  par  Vico  et  Fardella ,  en  Hollande  une 
tradition  pédantesque  ou  les  rêveries  solitaires  de  Spinoza  par  les 
judicieux  enseignemens  d'un  de  Vries  et  d'un  Clauberg,  et  crée  en 
Allemagne  la  philosophie  en  suscitant  Leibnitz. 

Que  s'est-il  donc  passé?  Les  conseils  de  Garasse  et  de  Mersenne 
ont-ils  été  suivis?  A-t-on  couvert  la  France  d'échafauds  pour  sou- 
tenir la  religion  ébranlée,  et  chargé  le  bourreau  de  prouver  l'exis- 
tence de  l'ame  et  celle  de  Dieu?  Nullement;  mais  les  temps  étant 
venus,  et  l'œuvre  du  xvr  siècle  accomplie,  deux  hommes  ont  paru 
qui  ont  clos  le  passé  et  commencé  une  ère  nouvelle.  Richelieu  a 
fondé  des  séminaires  où  le  clergé  pût  recevoir  une  instruction  digne 
de  sa  haute  mission;  le  clergé,  une  fois  éclairé  lui-même,  a  répandu 
les  lumières  autour  de  lui,  et  ramené  les  esprits  au  respect  et  à  la  foi 
par  de  Hbres  et  fortes  discussions,  aussi  fécondes  que  la  violence  avait 
été  stérile;  heureux  ascendant  qui  s'accroît  sans  cesse,  jusqu'à  ce  que, 
sous  la  triste  influence  de  M'""^  de  Maintenon  et  des  jésuites,  le  grand 
roi  égaré  mette  le  bras  sécuUer  à  la  place  de  la  dialectique  et  de 
l'éloquence  d'Arnauld  et  de  Bossuet.  La  révocation  de  l'édit  de 
Nantes  marque  le  plus  haut  point  et  en  même  temps  le  déclin  iné- 
vitable de  l'autorité  religieuse  :  elle  jette  dans  les  esprits  le  fonde- 
ment d'une  réaction  légitime.  Jusque-là  la  religion  avait  été  d'autant 
plus  puissante,  qu'elle  se  montrait  bienfaisante  et  modérée.  A  côté 
d'elle.  Descartes  avait  créé  une  philosophie  qui  la  servait  sans  en 
dépendre,  et  consacrait  les  droits  de  la  raison  sans  entreprendre  sur 
ceux  de  la  foi.  Descartes  avait  entrevu  par  un  instinct  sublime  et 
admirablement  résolu  le  problème  de  ce  temps  :  ce  problème  était 
de  donner  une  satisfaction  nécessaire  à  l'esprit  nouveau,  et  en  même 
temps  de  rassurer  les  anciens  pouvoirs  légitimes.  De  là,  dans  le  car- 
tésianisme, deux  faces  différentes  qu'on  a  toujours  considérées  sépa- 
rément, et  qu'il  faut  embrasser  pour  comprendre  toute  la  grandeur 
du  rôle  de  Descartes.  D'abord  il  sépare  la  philosophie  de  la  théologie; 
dans  les  limites  de  la  philosophie,  il  rejette  toute  autorité,  celle  de  l'an- 


72S  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

tiquité  comme  celle  du  moyen-âge,  et  déclare  hautement  ne  relever 
que  de  la  raison  ;  il  part  de  la  seule  pensée.  Voilà  par  où  Descartes 
est  le  représentant  décidé  de  l'esprit  nouveau.  Mais,  en  partant  de  la 
seule  pensée,  il  en  tire  les  plus  nobles  croyances,  que  jusque-là  la  raison 
semblait  ébranler,  et  que  désormais  la  raison  autorise  et  affermit.  Au 
lieu  d'essais  informes  et  qui  se  combattent,  il  fonde  une  méthode 
qui,  à  peine  proclamée,  est  adoptée  d'un  bout  de  l'Europe  à  l'autre, 
et,  à  l'aide  de  cette  méthode,  il  élève  une  doctrine  où  toutes  les 
grandes  vérités  naturelles  qui  composent  l'éternelle  foi  du  genre  hu- 
main sont  sbHdement  et  clairement  établies.  Enfin,  celui  qui  fait 
toutes  ces  choses  les  illustre  et  les  consacre  par  les  plus  belles  dé- 
couvertes en  physique  et  en  mathématiques,  et  par  un  langage  qui 
lui-même  est  une  création  immortelle.  Par  là  Descartes  n'est  plus 
seulement  un  révolutionnaire,  c'est  un  législateur.  Il  donne  la  main 
à  deux  siècles  qu'il  réconcilie  en  satisfaisant  également  leurs  in- 
stincts en  apparence  opposés.  Sans  retourner  à  la  scolastique,  sans 
errer  à  travers  l'antiquité,  il  met  fin  aux  essais  aventureux  de  la  re- 
naissance, et  pour  long-temps  détruit  le  scepticisme,  le  matérialisme 
et  l'athéisme,  enfans  perdus  de  l'esprit  nouveau  qui  s'égarait.  Pour 
cela ,  Descartes  n'a  pas  invoqué  les  parlemens ,  le  bras  séculier,  les 
supplices  :  il  a  écrit  le  Discours  de  la  Méthode  et  le  livre  des  Médi- 
tations. 

Victor  Cousin. 


LE   CARDINAL 


DE  RICHELIEU. 


DERNIERE    PARTIE. 


Richelieu  avait  à  poursuivre  au  dehors  un  travail  analogue  à  celui 
qu'il  accomplissait  à  l'intérieur  du  royaume  ;  il  fallait  reconstituer 
l'Europe  par  l'équilibre  politique,  comme  il  avait  réorganisé  la 
France  par  l'ascendant  du  pouvoir  royal.  Cette  tâche  était  plus  diffi- 
cile, car  elle  était  sans  précédons.  En  abaissant  tous  les  pouvoirs  sous 
le  niveau  de  l'unité  monarchique ,  ce  ministre  ne  faisait  que  tirer 
une  dernière  conséquence  de  principes  posés  depuis  plusieurs  siè- 
cles. Il  achevait  ce  qu'avait  commencé  Louis -le-Gros  lorsque  ce 
prince  fondait  la  prépondérance  de  la  royauté  dans  ses  domaines,  ce 
qu'avait  continué  Philippe-Auguste  lorsqu'il  faisait  reconnaître  cette 
suprématie  dans  toute  l'étendue  du  royaume.  Il  développait  la  pensée 
que  Charles  V  avait  servie  par  sa  prudence  et  DuguescUn  par  son  hé- 
roïsme. Louis  XIII  eut  raison  des  gouverneurs  de  provinces,  comme 

(1)  Voyez  les  livraisons  des  !«  et  15  novembre. 


730  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Louis  IX  avait  triomphé  de  la  coalition  des  grands  vassaux,  et  Louis  XT 
de  la  ligue  des  princes  apanages.  Au  dedans,  Richelieu  n'entreprit 
donc  rien  de  nouveau  ;  il  ne  fut  que  le  consommateur  suprême  du 
travail  préparé  par  une  longue  suite  de  générations. 

Il  en  était  tout  autrement  pour  l'Europe  :  celle-ci  se  trouvait,  de- 
puis l'ouverture  du  xvi*  siècle  et  le  commencement  des  guerres  de 
religion,  dans  un  état  d'anarchie  qui  ne  permettait  pas  plus  de  pré- 
voir l'avenir  que  de  faire  appel  aux  traditions  du  passé.  Pour  asseoir 
un  ordre  nouveau  sur  tant  de  débris,  il  n'y  avait  ici  ni  vieilles  tra- 
ditions à  suivre  ni  germe  préexistant  à  développer.  La  réforme  avait 
fait  table  rase  de  toutes  les  institutions  de  lar  chrétienté,  en  dé- 
niant les  droits  antérieurs  et  en  armant  tous  les  intérêts  les  uns  contre 
les  autres.  Les  deux  moitiés  du  monde  se  Hvraient  une  guerre 
acharnée  que  les  cupidités  allumées  par  tant  de  spoliations  mena- 
çaient de  rendre  éternelle.  L'empire  germanique  tombait  en  dissolu- 
tion à  l'époque  même  où,  par  une  coïncidence  singulière,  la  puis- 
sance impériale  recevait  en  Allemagne  des  accroissemens  démesurés. 
Au  miUeu  de  ces  perturbations  sans  exemple,  aucun  lien  ne  sub- 
sistait plus  entre  les  nations  qui  pendant  tant  de  siècles  s'étaient 
inspirées  à  la  même  source  et  avaient  accepté  la  direction  du  même 
pouvoir  modérateur.  La  chrétienté,  constituée  par  ses  conciles,  do- 
minée par  l'ascendant  moral  de  la  papauté  dans  la  plupart  des  grandes 
transactions  internationales,  avait  vécu  d'une  vie  commune  dont  la 
violente  interruption  la  rejeta  tout  à  coup  dans  un  état  aussi  confus 
qu'aux  jours  les  plus  agités  du  moyen -âge. 

Toutefois,  durant  la  crise  qui  ébranlait  alors  le  monde,  deux 
idées  parvinrent  à  se  faire  jour,  et  elles  exercèrent  sur  les  esprits 
une  autorité  salutaire.  On  s'efforça  de  suppléer  à  la  communauté 
des  croyances  et  à  la  fraternité  disparue  par  la  savante  systématisa- 
tioi>  de  précédens  historiques,  et  l'on  tenta  de  substituer  à  l'unité 
de  l'Europe  catholique  un  mécanisme  destiné  à  contenir  toutes  les 
ambitions  par  l'exacte  pondération  de  toutes  les  forces.  Le  droit  de 
la  nature  et  des  gens  devint  une  science  en  même  temps  que  l'équi- 
libre politique  devenait  le  principal  moyen  de  gouvernement.  Cette 
science  était  sans  doute  contestable  dans  ses  principes  autant  que  ce 
moyen  de  gouvernement  était  incertain  dans  ses  effets.  L'une  repo- 
sait sur  des  données  qui  tiraient  moins  leur  autorité  d'elles-mêmes 
que  d'un  consentement  général  fort  difficile  à  constater;  l'autre 
attribuait  à  un  mécanisme  ingénieux  la  puissance  d'arrêter  l'essor 
naturel  des  intérêts  et  des  passions  au  sein  des  sociétés  humaines. 


LE   CARDINAL  DE  RICHELIEU.  731 

Aussi  le  droit  des  gens  tel  qu'il  a  été  formulé  par  les  publicistes  de 
cette  époque  laissait-il  de  grands  problèmes  sans  solution,  et  le 
maintien  de  l'équilibre  général  n'a-t-il  peut-être  pas  déterminé 
moins  de  collisions  que  l'établissement  de  ce  système  n'avait  pour 
but  d'en  prévenir. 

La  double  tentative  essayée  dans  la  première  moitié  du  xvir  siècle 
n'en  fut  pas  moins  un  immense  service  rendu  à  l'humanité  et  à  l'in- 
dépendance des  nations.  Les  publicistes  hollandais,  anglais,  allemancfe 
et  suédois,  malgré  l'opposition  de  leur  point  de  départ  et  le  désaccord 
de  quelques  décisions,  contribuèrent  à  pénétrer  leurs  contemporains 
de  la  salutaire  croyance  qu'il  existait  un  lien  naturel  de  droit  entre 
les  peuples,  et  que  l'antagonisme  avait  ses  lois  comme  l'harmonie  elle- 
même.  D'un  autre  côté,  la  balance  politique  entrevue  par  Henri  IV, 
préparée  par  Richelieu  et  consacrée  par  le  traité  de  Westphalie,  cette 
œuvre  posthume  du  grand  ministre,  constitua  l'Europe  sur  des  bases 
réguhères,  quoique  mal  assurées.  Ce  balancement  artificiel  n'empêcha 
sans  doute  ni  les  conquêtes  de  Louis  XIV,  ni  l'agrandissement  de  la 
Prusse,  ni  le  partage  de  la  Pologne;  mais  il  fournit  à  l'Europe  des 
moyens  de  préserver  sa  hberté,  et  les  intérêts  matériels  suppléèrent 
sans  le  remplacer  au  respect  de  tous  les  droits  si  tristement  obscurci 
dans  la  conscience  des  peuples.  L'équiUbre  général  fut  une  pensée 
d'ordre  et  d'organisation  qui,  malgré  son  évidente  insuffisance,  ar- 
racha le  monde  politique  au  chaos  créé  par  l'antagonisme  des  deux 
principes  rehgieux  et  par  l'extension  de  la  puissance  autrichienne. 
La  France  dut  à  ce  principe  des  agrandissemens  légitimes  que  l'in- 
térêt universel  justifiait  autant  que  le  sien.  Ces  agrandissemens  mi- 
rent ce  pays  en  mesure  de  balancer  sous  Louis  XIII  la  formidable 
souveraineté  qui  dominait  alors  l'Europe.  Le  même  principe  donna,, 
sous  le  règne  suivant,  aux  puissances  européennes,  le  moyen  d'arrê- 
ter la  France  sur  la  pente  rapide  où  la  poussait  l'ambition  de  son  roi. 

Si  l'établissement  de  la  balance  politique  fut  une  heureuse  innova- 
tion, le  cardinal  de  Richelieu  peut  en  grande  partie  en  revendiquer  la 
gloire.  Il  fit  tout  en  vue  de  ce  résultat,  et  ne  fit  rien  qui  ne  fût  rigou- 
reusement nécessaire  pour  l'atteindre.  Sitôt  que  la  soumission  des 
reUgionnaires  lui  eut  donné  la  pleine  disposition  des  forces  de  la 
monarchie,  on  le  vit  agir  sous  l'inspiration  d'une  invariable  pensée, 
et  dans  un  but  que  l'entraînement  même  du  succès  ne  lui  donna 
jamais  la  tentation  de  dépasser.  Dès  son  avènement  aux  affaires,  il 
mesura  tout  ce  que  la  France  était  en  droit  de  vouloir  pour  la  sûreté 
de  ses  frontières  et  la  solidité  de  ses  alliances.  Il  poursuivit  ce  plan 


732  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

d'extension  toute  sa  vie,  sans  s'en  départir  un  seul  jour,  et  ne  fut  pas 
plus  ambitieux  dans  la  bonne  que  dans  la  mauvaise  fortune. 

Deux  reproches  ont  été  adressés  à  Richelieu  :  l'un  touche  l'homme 
d'état,  l'autre  atteindrait  le  prêtre.  On  a  dit  que  les  grandes  guerres 
dans  lesquelles  il  engagea  la  France  étaient  moins  nécessaires  à  la 
sûreté  du  pays  qu'à  celle  du  ministre;  on  a  ajouté  qu'en  donnant 
pour  base  à  la  politique  française  la  défense  des  princes  protestans 
de  l'empire,  qu'en  associant  étroitement  les  intérêts  de  la  France  à 
ceux  de  la  Suède,  le  cardinal  de  Richelieu  avait  donné  à  la  réforme 
ia  chance  sérieuse  de  dominer  l'Europe.  Un  tableau  rapide  des  évè- 
nemens  permettra  d'apprécier  la  valeur  de  ce  double  reproche.  Il 
montrera  que  la  guerre  contre  l'Espagne  et  contre  l'empire  était  im- 
posée à  la  France  par  une  impérieuse  nécessité,  et  qu'en  s'appuyant 
pour  la  soutenir  sur  le  parti  protestant,  Richelieu  resta  toujours  assez 
fort  pour  faire  de  ses  alliés  les  instrumens  de  sa  propre  pensée,  sans 
craindre  de  les  voir  détourner  au  profit  d'une  pensée  différente  la 
force  qu'il  consentait  à  leur  prêter  dans  l'intérêt  de  ses  desseins. 

Richelieu  n'inventa  pas  la  politique  anti-autrichienne;  celle-ci  était 
depuis  un  siècle  un  axiome  pour  la  France.  Du  jour  où  l'effet  des 
lois  de  succession  eut  réuni  sur  la  même  tête  les  immenses  domaines 
des  maisons  d'Autriche,  d'Espagne  et  de  Rourgogne,  la  France  se 
trouva  placée  dans  l'alternative  de  briser  cette  puissance,  ou  de 
s'abaisser  au  second  rang  des  nations.  La  monarchie  universelle  ou 
du  moins  la  prépondérance  d'une  seule  maison  souveraine  aurait  été 
fondée  pour  des  siècles  en  Europe,  si  des  résistances  inattendues 
n'avaient  frappé  au  cœur  la  puissance  qui  au  prestige  de  la  djfçnité 
impériale  unissait  alors  la  possession  de  l'Espagne,  de  l'Italie,  de  la 
totalité  des  Pays-Ras,  et  pour  laquelle  la  Providence  semblait  faire 
surgir  du  sein  des  mers  des  empires  nouveaux  et  de  fabuleuses 
richesses.  Des  évènemens  placés  en  dehors  de  toutes  les  prévisions 
humaines  purent  seuls  relever  la  fortune  de  la  France  dans  la  lutte 
où  elle  s'engagea  contre  Charles-Quint  avec  plus  de  résolution  que 
de  prudence.  La  réforme  arrêta  court  la  puissance  impériale  au  mo- 
ment où  celle-ci  était  en  mesure  de  préparer  cette  unité  de  l'Alle- 
magne que  la  révolution  religieuse  du  xvr  siècle  a  pour  jamais 
rendue  impossible.  En  donnant  aux  ambitions  électorales  une  voie 
pour  se  produire  et  un  prétexte  pour  se  légitimer,  Luther  suspendit 
le  mouvement  qui  poussait  l'Allemagne  dans  les  bras  de  la  maison 
d'Autriche,  mouvement  dont  l'hérédité  de  la  dignité  impériale  avait 
été  le  plus  éclatant  symptôme. 


LE  CARDINAL  DE  RICHELIEU.  733 

Quelles  conséquences  aurait  eues  pour  le  monde  la  substitution 
d'un  pouvoir  central  énergique  à  la  primauté  d'honneur  départie  au 
chef  du  saint-empire  par  les  constitutions  du  corps  germanique?  Il  est 
difficile  de  le  dire;  il  y  aurait  d'ailleurs  peu  d'intérêt  à  le  rechercher. 
On  peut  croire  cependant,  à  ne  consulter  que  les  faits  de  l'histoire, 
que  l'indépendance  du  pouvoir  religieux  aurait  souffert  de  ce  grand 
changement  plus  qu'il  n'en  eût  profité,  et  peut-être  n'est-il  pas 
interdit  de  penser  que  la  puissance  impériale,  devenue  effective  en 
Italie  comme  en  Allemagne,  aurait  préparé  à  la  cour  de  Rome  des 
épreuves  non  moins  redoutables  que  celles  auxquelles  elle  fut  sou- 
mise par  les  succès  partiels  de  la  réforme.  Ce  qu'on  peut  affirmer,  dans 
tous  les  cas,  avec  une  certitude  plus  entière,  c'est  que,  si  la  suite  des 
temps  avait  transformé  l'incohérent  état  de  choses  régi  par  la  bulle 
d'or  en  une  monarchie  régulière,  la  France  perdait  sa  place  dans  le 
système  général  du  monde,  et  que  l'ascendant  moral  aurait  néces- 
sairement passé  avec  l'autorité  politique  à  l'Espagne  et  à  l'Autriche 
indissolublement  unies.  D'ici  sort  à  nos  yeux  l'éclatante  justification 
des  voies  cachées  de  la  Providence,  qui  préserva  l'initiative  intellec- 
tuelle de  la  France  et  peut-être  l'indépendance  du  saint-siége  par 
l'événement  qu'on  pouvait  croire  destiné  à  ébranler  sur  ses  fonde- 
mens  éternels  le  catholicisme  lui-même. 

S'opposer  à  l'accroissement  de  la  puissance  impériale  était  donc 
un  devoir  prescrit  à  la  France  par  le  souci  de  sa  propre  destinée. 
François  P^  l'avait  accompli  comme  Henri  II,  et  les  Bourbons  l'héri- 
tèrent des  derniers  Valois.  Si  la  figue  fit  perdre  de  vue  cette  pensée 
nationale,  c'est  que  la  France  eut  un  moment  à  défendre  un  intérêt 
encore  plus  vital  que  celui  de  sa  propre  grandeur.  S'unir  aux  élec- 
teurs protestans  pour  résister  à  l'empereur,  à  la  Hollande  pour  com- 
battre l'Espagne,  était  dans  la  politique  française  une  tradition  non 
moins  constante.  François  P^  avait  recherché  les  luthériens  confé- 
dérés à  Smalcalde;  Henri  II  avait  combattu  avec  eux;  Henri  IV 
avait  soutenu  et  soudoyé  la  révolte  des  Provinces-Unies  :  Richelieu 
ne  fit  pas  autre  chose,  mais  il  agit  sur  une  échelle  plus  vaste,  avec 
des  vues  plus  fermes  et  des  succès  plus  soutenus. 

Nous  l'avons  vu,  au  début  de  son  ministère,  exposant  sa  pofitique 
avec  une  netteté  merveilleuse,  et  sacrifiant  aux  circonstances  sans  se 
laisser  détourner  du  but  invariablement  poursuivi  par  son  esprit. 
C'est  ainsi  qu'il  n'hésita  point  à  engager  avec  l'Angleterre  une  lutte 
périlleuse  à  son  avènement  aux  affaires,  quelque  convaincu  qu'il 


734.  REVUE  DES  DEUX   MONDES. 

fût  de  la  nécessité  de  l'alHance  britannique  pour  la  poursuite  de  ses 
projets  ultérieurs  contre  l'Espagne.  Il  s'agissait,  en  effet,  de  triom- 
pher de  la  rébellion  et  de  faire  respecter  les  engagemens  pris  avec 
la  France  dans  la  personne  de  la  ftlle  de  ses  rois,  questions  d'hon- 
neur et  de  sûreté  sur  lesquelles  il  déclare  à  chaque  page  de  ses 
écrits  qu'aucune  transaction  n'était  possible  à  ses  yeux.  Cette  double 
satisfaction  obtenue  par  la  dispersion  de  la  flotte  de  Buckingham  et 
la  soumission  de  La  Rochelle,  le  cardinal  reprit  avec  le  gouverne- 
ment anglais  des  rapports  dont  on  vit  Mazarin,  l'exécuteur  de  son 
testament  politique,  pousser  l'intimité  presque  jusqu'au  scandale, 
sous  la  dictature  de  Cromwell. 

Garanti  du  côté  de  Charles  P%  protégé  par  un  nouveau  traité  de 
subsides  avec  la  Hollande,  le  cardinal  saisit  l'occasion  du  démêlé  de 
la  ValteUne  et  de  la  succession  de  Mantoue,  pour  engager  avec  l'Es- 
pagne une  guerre  destinée  à  ne  finir  qu'au  traité  des  Pyrénées, 
malgré  quelques  intermittences.  S'assurer  de  bonnes  frontières,  se 
ménager  au  dehors  une  influence  suffisante  pour  contrebaneer  ceHe 
de  l'Escurial,  devant  laquelle  s'inclinait  alors  l'Europe,  telle  est  la 
double  pensée  du  ministre.  Il  ne  rêve  pas  les  conquêtes  lointaines 
et  les  agrandissemens  démesurés.  Nul  n'a  qualifié  plus  sévèrement 
les  expéditions  françaises  en  Italie.  Il  répèle  sans  cesse  dans  ses  Mé- 
moiresy  à  propos  de  l'occupation  de  Pignerol,  que  la  France  ne  doit 
jamais  s'engager  au-delà  des  Alpes,  qu'il  lui  faut  seulement  quelques 
portes  ouvertes  sur  ces  riches  contrées,  afin  de  protéger  leur  indfé- 
pendance.  II  n'ambitionne  au  midi  que  le  Roussillon,  complément 
nécessaire  de  notre  territoire;  au  nord,  il  convoite  l'Alsace  et  la  Lor- 
raine, pour  que  l'empire  ne  puisse  pas  serrer  la  France  d'aussi  près. 
Ces  deux  positions  lui  semblent  indispensables,  afin  de  donner  à 
ceUe-ci  aux  bords  du  Rhin  une  juste  mesure  de  ibrce  et  d'influence. 
La  liberté  des  puissances  secondaires  de  l'Allemagne  ne  lui  paraît 
pas  un  intérêt  moins  important  que  la  reprise  d'une  partie  de  cet  hé- 
ritage de  Bourgogne,  dont  sa  patrie  fut  dépouillée  au  préjudice  de 
la  sécurité  de  sa  frontière»  et  c'est  comme  garantie  de  cette  sécurité 
même  qu'il  médite  la  conquête  de  la  Franche-Comté  et  le  partage 
av€c  la  Hollande  des  Pays-Bas  espagnols. 

De  tels  projets  étaient  vastes  sans  doute,  mais  aucun  n'était  le 
fruit  d'une  ambition  sans  limites,  et  ne  saurait  justifier,  dans  la  con- 
science de  l'Europe,  les  accusations  d'athéisme  et  de  brigandage 
jetées  à  la  mémoire  du  grand  ministre  français  par  un  célèbre  écrivain 


LE  CARDINAL  DE  RICHELIEU.  735 

allemand  trop  exclusivement  préoccupé  de  l'intérêt  impérial  (1).  La 
frontière  des  Vosges  eût  déshérité  la  France  de  sa  part  légitime  d'ac- 
tion dans  les  affaires  du  nord  de  l'Europe  :  il  fallait  reculer  ses  limites 
et  lui  permettre  au  moins  de  toucher  le  Rhin  pour  qu'elle  fût  en 
mesure  d'accomplir  sa  mission  de  conciliation  et  d'harmonie  entre  le 
génie  germanique  et  le  génie  des  peuples  de  souche  romaine.  En 
présence  des  agrandissemens  prodigieux  qui  allaient  changer  la  con- 
dition des  peuples  du  Nord,  en  face  de  la  Prusse  et  de  la  Russie,  éle- 
vées au  rang  de  puissances  du  premier  ordre,  et  de  la  malheureuse 
Pologne,  rayée  de  la  liste  des  nations,  il  est  superflu  d'établir  que 
les  conquêtes  de  la  France  étaient  loin  de  contrarier  les  intérêts  à 
venir  de  l'Europe,  et  qu'elles  étaient  strictement  nécessaires  pour 
assurer  les  bases  de  cet  équilibre  général  sanctionné  par  le  traité  de 
Westphalie. 

Afin  d'arriver  à  son  but,  Ije  cardinal  suivit  un  plan  de  conduite 
invariable.  Ce  plan  consistait  à  combattre  l'Espagne  sans  donner  à 
la  cour  de  Vienne  un  motif  suffisant  pour  prendre  parti,  et  à  susciter 
des  embarras  de  toute  nature  à  cette  dernière  cour,  tout  en  retar- 
dant le  plus  possible  l'intervention  armée  de  la  France  dans  les 
affaires  d'Allemagne.  Le  traité  conclu  en  1630  à  Ratisbonne,  par  les 
soins  du  père  Joseph  Du  Tremblay  et  de  Léon  Brulart,  celui  que  M.  de 
Servien  négocia  plus  tard  à  Quérasque  pour  terminer  les  affaires  de 
Mantoue,  témoignent  de  la  systématique  modération  qu'apportait 
le  cardinal  dans  toutes  les  questions  qui  touchaient  aux  intérêts  du 
saint-empire.  Ces  transactions  prouvent  le  soin  qu'il  consacrait  à 
maintenir  le  patronage  de  la  France  sur  ses  alliés  sans  se  départir  de 
la  hgne  du  désintéressement  et  de  la  justice,  plus  habile  en  cela  que 
Louis  XIV,  qui  eut  le  tort  grave  de  toujours  inquiéter  l'Europe  lors 
roônie  que  son  intérêt  le  plus  impérieux  lui  prescrivait  de  la  rassurer. 

La  conduite  de  Richelieu  durant  les  périodes  danoise  et  suédoise 
de  la  guerre  de  trente  ans  fut  marquée  au  coin  d'une  prudence  con- 
sommée. La  publication  intégrale  de  ses  Mémoires  constaterait  au- 
jourd'hui, si  l'histoire  ne  l'avait  établi  depuis  long-temps,  que  ce 
ministre  ne  fut  étranger  à  aucune  des  phases  de  cette  grande  lutte, 
quoiqu'il  y  eût  pris  si  tard  une  part  ostensible.  Au  début  de  la  que- 
relle engagée  dans  l'empire,  la  politique  de  la  France  avait  été  incer- 
taine et  timixle,  comme  le  cabinet  qui  présidait  alors  aux  destinées 
de  la  monarchie.  Ferdinand  II,  dépossédé  par  les  états  de  Bohême 

(I)  M.  Frédéric  de  Schlegel,  Philos,  der  Geschichte. 


736  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

au  profit  de  l'électeur  palatin  (1),  avait  déployé  au  sein  de  cette  crise 
une  grande  hauteur  de  courage  et  de  génie.  Après  s'être  concilié  la 
Bavière  et  la  Saxe,  il  réussit,  par  l'influence  de  l'Espagne,  alors  toute 
puissante  à  Paris,  à  obtenir  le  concours  de  la  France  contre  un  com- 
pétiteur dont  la  moitié  de  l'empire  soutenait  les  prétentions.  Une 
éclatante  ambassade,  à  la  tête  de  laquelle  le  connétable  de  Luynes 
avait  placé  le  duc  d'Angoulême,  fils  naturel  de  Charles  IX,  se  rendit 
en  Allemagne.  Ses  efforts  ne  contribuèrent  pas  peu  à  la  conclusion 
du  traité  d'Ulm  (2),  par  lequel  les  princes  coalisés  abandonnèrent 
la  cause  de  Frédéric  comme  roi  de  Bohême,  se  réservant  seulement 
le  droit  de  le  soutenir,  s'il  venait  à  être  attaqué  dans  ses  possessions 
héréditaires  du  Palatinat  par  les  troupes  autrichiennes.  On  sait  que 
ce  traité  amena  la  perte  du  palatin ,  et  qu'il  ouvrit  devant  Ferdinand 
la  voie  glorieuse  dans  le  cours  de  laquelle  l'attendaient  de  si  grands 
exemples  de  l'inconstance  de  la  fortune.  L'empereur,  victorieux  à 
Prague,  reconquit  la  Bohême,  pendant  qu'une  armée  espagnole, 
agissant  pour  le  compte  de  la  maison  d'Autriche,  se  rendait  maî- 
tresse du  Palatinat.  Une  diète  réunie  à  Batisbonne  dépouilla  Fré- 
déric de  tous  ses  états  pour  les  attribuer  au  duc  de  Bavière,  et 
décréta,  dans  la  constitution  territoriale  aussi  bien  que  dans  les  in- 
stitutions de  l'empire,  des  changemens  qui  ne  laissaient  plus  à  ce 
grand  corps  qu'une  ombre  de  liberté.  De  telles  mesures  provoquèrent 
des  résistances;  mais,  en  triomphant  de  celle-ci,  l'empereur  puisa  des 
forces  nouvelles,  et  éleva  graduellement  ses  espérances  au  niveau 
de  ses  succès. 

Alarmé  de  l'accroissement  de  la  puissance  impériale,  le  Danemark 
avait  uni  ses  armes  à  celles  des  confédérés  protestans;  mais  Wal- 
lenstein  et  Tilly  n'avaient  alors  en  Europe  qu'un  rival  digne  d'eux, 
et  celui-là  ne  s'était  pas  encore  révélé.  L'intervention  de  Chris- 
tiern  IV  dans  les  affaires  de  l'empire  n'eut  pas  les  conséquences  im- 
portantes qu'on  en  avait  attendues.  Après  avoir  laissé  dix  mille  sol- 
dats sur  le  champ  de  bataille  de  Lutter,  il  fut  heureux  de  signer  un 
traité  dont  la  politique  de  Ferdinand  s'empressa  de  lui  ménager  l'oc- 
casion. Le  roi  de  Danemark  quitta  brusquement  l'Allemagne,  après 
avoir  abandonné  ses  alliés  à  la  vengeance  de  l'empereur,  et  la  paix 
de  Lubeck  (3)  vint  fermer  la  période  danoise  de  cette  guerre,  comme 
la  déchéance  de  Frédéric  avait  clos  sa  période  palatine. 

(1)  5  septembre  1619. 
.     (2)  2  juillet  1620. 
(3)  12  mai  1629. 


LE  CARDINAL  DE  RICHELIEU.  737 

Aucun  de  ces  mouvemens  n'échappait  à  Richelieu,  qui  mesurait 
toute  la  portée  d'une  révolution  dont  la  conséquence  dernière  aurait 
été  de  changer  rAllemagne  en  une  monarchie  purement  autri- 
chienne; mais  il  ne  pouvait  intervenir  activement  dans  cette  crise 
avant  d'avoir  conquis  l'ordre  intérieur  par  la  soumission  des  réfor- 
més, et  terminé  l'affaire  de  Mantoue,  dans  laquelle  était  engagé  un 
intérêt  plus  direct  pour  la  France.  Le  cardinal  s'imposa  toujours 
pour  règle  de  conduite  de  vider  successivement  les  questions  dans 
l'ordre  de  leur  importance  relative  :  aussi  tous  les  efforts  de  ses  né- 
gociations comme  de  ses  armes  portèrent-ils  d'abord  sur  les  affaires 
d'Itahe,  ce  qui  n'empêcha  pas  le  père  Joseph,  pendant  son  ambas- 
sade de  1630  à  Ratisbonne,  de  déployer  toutes  les  ressources  de  son 
esprit  pour  déterminer  la  diète  à  ajourner  l'élection ,  comme  roi  des 
Romains,  du  fils  de  l'empereur,  élu  déjà  roi  de  Hongrie  et  de  Bo- 
hême (1).  Lorsque  le  Danemark  eut  quitté  le  champ  de  bataille,  Ri- 
chelieu estima  le  moment  venu  de  faire  un  pas  plus  décisif.  Il  chargea 
le  baron  de  Charnacé  de  reprendre  avec  le  roi  de  Suède  une  négo- 
ciation entamée  l'année  précédente,  négociation  dont  le  succès  était 
devenu  possible  depuis  que  les  efforts  du  ministre  français  avaient 
amené  la  fin  des  hostilités  entre  la  Pologne  et  Gustave-Adolphe. 

Agir  immédiatement  par  un  traité  de  subsides,  préparer  des  moyens 
plus  décisifs  si  les  évènemens  les  rendaient  nécessaires,  tel  fut  le 
plan  de  Richelieu.  La  négociation  avec  Gustave  soulevait  les  ques- 
tions les  plus  délicates  comme  les  plus  graves.  Il  fallait  ménager  les 
susceptibilités  du  prince  le  plus  hautain  de  son  temps;  il  était  plus  né- 
cessaire encore  de  rassurer  les  catholiques  en  leur  prouvant,  à  l'aide 
de  documens  irrécusables,  qu'en  s'engageant  dans  une  question  pu- 
rement politique,  le  roi  très  chrétien  ne  compromettait  en  aucune 
sorte  la  question  religieuse.  La  transaction  avec  la  Suède  se  trouvait 
d'ailleurs  entravée  par  une  autre  négociation  suivie  avec  quelques 
princes  catholiques  afin  de  les  détacher  de  l'empereur  en  assurant 
leur  neutralité  sous  la  garantie  de  la  France.  Il  fallait  donc  qu'en 
descendant  en  Allemagne  pour  venger  les  protestans  dépossédés  par 
l'empereur,  le  roi  de  Suède  s'engageât  à  respecter  tous  les  faits  cou- 
verts par  le  patronage  de  la  France,  et  plus  particulièrement  les  ac- 
quisitions de  la  Bavière,  si  celle-ci  déclarait  vouloir  adhérer  à  le 
neutralité  catholique.  On  exigea  plus,  et  Gustave  dut  s'engager, 

(1)  Histoire  des  guerres  et  des  négociations  qui  ont  précédé  le  traité  de  West- 
phalie,  par  le  père  Bougeant,  liv.  ii,  par.  lxxiii. 

TOME  IV.  48 


738  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

préalablement  à  toute  transaction,  à  respecter  le  culte  catholique 
partout  où  il  le  trouverait  établi;  il  dut  même  promettre  d'en  oc- 
troyer le  libre  exercice  dans  les  territoires  où  il  était  interdit  jus- 
qu'alors (1). 

Sous  ces  conditions,  longuement  débattues  et  maintenues  parle 
ministre  français  avec  une  respectueuse  fermeté,  fut  enfin  signée  le 
13  janvier  1631  cette  alliance,  la  première  qui  se  soit  proposée  pour 
but  avoué  la  reconstitution  politique  de  l'Europe  sur  la  base  de 
l'équilibre  général.  Les  parties  contractantes  déclaraient  à  la  face 
du  monde  n'avoir  en  vue  que  d'assurer  les  droits  des  membres  de 
l'empire.  Cependant  ces  déclarations  n'interdisaient  pas  à  Gustave 
l'espérance  légitime  de  prendre  pied  en  Allemagne  pour  contenir  au 
besoin  la  puissance  impériale,  non  plus  qu'elles  n'enlevaient  à  Riche- 


(1)  Le  passage  suivant  des  Mémoires  de  Richelieu  conlient  un  extrait  textuel 
des  instructions  adressées  à  M.  de  Charnacé  sous  la  date  du  2i  décembre  t630,  en 
lui  envoyant  ses  pleins  pouvoirs  :  «  Il  eut  charge  de  dire  au  roi  de  Suède  que  sa 
majesté,  touchée  comme  lui  des  misères  de  TAUemagne,  et  semblablement  aussi 
de  la  jalousie  de  voir  agrandir  proche  de  ses  frontières  une  maison  aspirant  à  la 
monarchie  universelle,  et  de  qui  l'ambition  n'avait  point  de  bornes  que  celles  qui 
lui  sont  opposées  par  une  forte  et  puissante  résistance,  désirait  contribuer  de  sa 
part  à  ce  qu'il  fût  le  chef  d'une  armée  de  trente  mille  hommes  de  pied  et  de  huit 
mille  chevaux,  qui  serait  employée  à  maintenir  la  liberté  des  princes,  communautés 
et  villes  de  l'empire,  à  conserver  la  sûreté  du  commerce  des  deux  mers  Baltique 
et  Océane  et  de  leurs  ports,  à  obtenir  de  l'empereur,  par  remontrance  ou  par  force, 
de  ne  plus  molester  par  les  armes  l'Allemagne  ni  les  provinces  qui  en  sont  voi- 
sines, et  retirer  ses  garnisons  des  provinces  et  villes  libres;  à  faire  que  le  roi 
d'Espagne  se  retirât  des  lieux  qu'il  occupait  dans  l'Allemagne,  et  que  toutes  les 
forteresses  qui  avaient  été  bâties  de  part  et  d'autre  sur  la  côte  des  deux  mers  Bal- 
tique ou  ailleurs,  dans  la  haute  et  basse  Allemagne  et  sur  les  terres  des  Grisons, 
fussent  démolies. 

«Que,  s'il  s'y  voulait  obliger,  elle  l'y  assisterait  de  600,000  livres,  tant  que  le 
traité  durerait,  qui  lui  semblait  devoir  être  de  cinq  ou  six  ans,  sauf  à  le  prolonger, 
s'il  en  éiait  besoin;  mais  que  ce  serait  à  condition  que  les  princes,  communautés  et 
peuples  qui  étaient  compris  dans  une  ligue  offensive  catholique  d'Allemagne,  ne 
seraient  inquiétés  en  aucunes  choses  qui  leur  appartissent  légitimement,  et  que 
notamment  la  Bavière  ne  serait  point  troublée  dans  ia  possession  de  son  électoral  et 
autres  droits  qui  se  trouveraient  lui  appartenir  raisonnablement,  et  que  dans  les 
lieux  qui  seraient  rendus  ou  pris  par  force,  l'on  ne  changerait  point  l'étal  de  la 
religion,  mais  qu'au  contraire  l'exercice  de  la  religion  catholique,  apostolique  et 
romaine  serait  permis  en  ceux  même  où  il  n'était  pas  auparavant.  »  —  Ces  propo- 
SiCions  devinrent  la  base  du  traité  lui-môme,  sauf  le  taux  du  subside,  qui  fut  dou- 
blé, et  |)orté  à  240,000  rixdalers  pendant  tout  le  temps  que  durerait  la  guerre  de 
rempirvî.  (Voyez  le  traité  de  Bernwalt,  dans  Dumonl;  Corps  diplomatique,  t.  VI, 
p.  1,  et  le  iière  Bougeant,  liv.  m,  par. xxi.) 


LE  CARDINAL  DE  RICHELIEU.  739 

lieu  l'espoir  de  profiter  de  ces  grandes  complications  pour  retenir  la 
Lorraine  et  l'Alsace,  en  fondant  ainsi  l'influence  française  aux  abords 
de  l'Allemagne. 

Ce  travail  a  moins  pour  but  d'exposer  des  évènemens  trop  connus 
que  de  faire  ressortir  les  vues  politiques  par  lesquelles  ces  évène- 
mens furent  constamment  dominés.  Nous  n'avons  donc  à  rappeler 
aucun  des  incidens  de  cette  marche  foudroyante  à  travers  l'em- 
pire, qui,  dans  le  cours  d'une  année,  porta  le  roi  de  Suède  de  sa 
victoire  de  Leipsig  à  son  glorieux  tombeau  de  Lutzen.  On  sait  la 
rapide  décadence  du  parti  suédois  en  Allemagne  après  la  mort  de 
Gustave.  Lorsqu'une  cause  s'est  faite  homme,  et  que  son  représen- 
tant vient  à  disparaître,  il  est  presque  toujours  impossible  de  rendre 
aux  efforts  individuels  la  puissance  qu'ils  ont  consenti  à  abdiquer. 
Les  protestans  l'éprouvèrent  lorsqu'ils  eurent  perdu  l'héroïque  chef 
devant  lequel  le  monde  avait  semblé  se  taire  un  moment,  comme 
devant  Alexandre.  Nordlingue  vit  périr  la  fleur  de  cette  armée  qui 
avait  fait  de  sa  patrie  une  grande  puissance.  Ferdinand  retrouva  le 
prestige  de  son  pouvoir,  si  profondément  ébranlé.  Le  découragement 
des  alUés  de  la  Suède  permit  à  la  cour  de  Vienne  de  les  isoler  de  sa 
cause.  La  défection  de  la  Saxe,  acquise  au  prix  d'avantages  que  l'im- 
moralité poHtique  de  cette  époque  permettait  d'offrir  et  d'accepter, 
vint  porter  le  dernier  coup  aux  affaires  de  la  ligue  protestante,  et 
rouvrir  devant  Ferdinand  II  la  perspective  à  laquelle  Gustave- 
Adolphe  avait  seul  pu  le  contraindre  à  renoncer. 

La  paix  de  Prague,  signée  en  1634  entre  l'empereur  et  l'électeur 
de  Saxe,  régla  d'une  manière  si  arbitraire  les  nombreuses  questions 
territoriales  alors  pendantes  en  empire,  que,  si  ce  traité  avait  été  ac- 
cepté par  les  membres  du  corps  germanique,  l'omnipotence  impé- 
riale eût  été  à  jamais  fondée  en  droit  et  en  fait.  Le  moment  était 
donc  arrivé  de  remplacer  par  une  action  décisive  le  concours  finan- 
cier accordé  jusqu'alors  aux  puissances  protestantes,  et  la  période 
française  de  la  guerre  de  trente  ans  aUait  enfin  s'ouvrir.  La  défaite 
du  maréchal  de  Horn  et  du  duc  de  Weimar  par  les  forces  austro- 
espagnoles  avait  produit  sur  l'esprit  du  cardinal  de  Richelieu  une 
impression  profonde.  Il  n'hésita  pas  un  moment  à  se  mêler  à  la  lutte 
que  lui  seul  pouvait  désormais  prolonger,  et  à  engager  la  guerre 
avec  la  cour  impériale,  qu'il  avait  eu  l'habileté  de  ne  combattre  jus- 
qu'alors qu'avec  les  armes  d'autrui.  «  La  nouvelle  de  cette  défaite 
apporta  d'autant  plus  d'étonnement,  que  moins  elle  était  attendue. 
Le  cardinal  crut  qu'il  n'y  avait  rien  qui  pût  causer  plus  de  désavan- 


740  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

tage  aux  affaires  du  roi  que  de  témoigner  avoir  le  courage  abattu 
pour  ce  mauvais  succès,  et  représenta  à  sa  majesté  qu'il  était  certain 
que,  si  le  parti  était  tout-à-fait  ruiné,  l'effort  de  la  puissance  de 
la  maison  d'Autriche  tomberait  sur  la  France;  qu'il  était  certain,  de 
plus,  que  le  pire  conseil  que  la  France  pût  prendre,  était  de  se  con- 
duire en  sorte  qu'elle  pût  demeurer  seule  à  supporter  l'effort  de 
l'empereur  et  de  l'Espagne,  ce  qui  serait  indubitable  si  elle  ne  re- 
cueillait et  ne  ralliait  les  restes  de  ce  grand  parti ,  au  lieu  qu'autre- 
ment il  faudrait  soutenir  la  guerre  dans  le  cœur  de  la  France  sans 
l'assistance  de  personne;  que,  si  l'on  considérait  la  dépense  en  cette 
occasion,  et  qu'on  la  voulût  réduire  en  des  termes  si  modérés  qu'on 
la  pût  supporter  long-temps ,  il  fallait  répondre  que  les  grands  ac- 
cidens  n'avaient  pas  de  règle;  que,  si  on  manquait  ti  la  faire  extra- 
ordinaire pour  remédier  au  mal  présent  et  pressant,  on  se  trouverait 
obligé  d'en  faire  à  l'avenir  qui  n'auraient  point  de  fin,  ne  produiraient 
aucuns  fruits  et  n'empêcheraient  point  notre  ruine  (1).  » 

Voilà  l'homme  d'état  dans  l'austère  et  calme  fermeté  de  sa  pensée. 
Il  ne  devance  pas  par  la  précipitation  de  ses  actes  et  les  imprudences 
de  ses  paroles  l'heure  des  résolutions  irrévocables;  mais,  lorsque  cette 
heure  a  sonné,  il  n'hésite  plus  et  il  agit.  Du  jour  où  son  parti  est 
pris,  Richelieu  déploie  une  activité  à  peine  croyable.  Pendant  que 
des  préparatifs  de  guerre  se  font  sur  toutes  les  frontières  du  royaume, 
des  agens  diplomatiques  parcourent  l'Europe  dans  toutes  les  direc- 
tions, relevant  dans  l'empire  et  dans  le  Nord  la  conflance  ébranlée 
et  les  courages  abattus.  M.  de  Feuquières  est  partout  à  la  fois;  le 
comte  d'Avaux  passe  de  Hollande  en  Danemark,  de  Danemark  en 
Pologne,  de  Pologne  en  Suède,  avec  une  rapidité  qui  permet  à  peine 
de  suivre  dans  ses  admirables  dépêches  les  fils  multipliés  de  négo- 
ciations si  complexes.  Il  faut  rassurer  la  cour  de  Rome  et  la  con- 
science même  de  la  nation ,  en  faisant  ressortir  le  caractère  véritable 
de  la  guerre  où  le  pays  va  se  trouver  engagé  :  un  traité  conclu  avec 
Oxenstiern  donne  des  garanties  nouvelles  aux  intérêts  catholiques  (2); 
il  faut  offrir  des  primes  à  toutes  les  ambitions  :  un  traité  d'alliance 
et  de  partage  éventuel  des  Pays-Bas  espagnols  est  conclu  avec  la 
Hollande  (3),  des  conventions  analogues  sont  négociées  avec  la  Savoie 

(1)  Mémoires  de  Richelieu,  liv.  xxv. 

(2)  7  octobre  1634. 

(3)  8  février  1635.  --  La  France  devait  avoir  Cambrai  et  le  Canibrésis,  le  Luxem- 
bourg, les  comtés  de  Namur  et  de  Hainault,  l'Artois  et  la  Flandre,  jusqu'à  une  ligne 
qu'on  tirerait  de  Biankenberg  entre  Dam  et  Bruges  à  Rupelmonde.  Tout  le  reste 


LE  CARDINAL  DE  RICHELIEU.  741 

et  les  puissances  secondaires  d'Italie  (1);  il  faut  donner  aux  alliés 
l'entière  disposition  de  leurs  forces  :  la  paix  entre  la  Suède  et  la 
Pologne  est  prorogée  de  vingt-six  ans  par  la  médiation  de  la  France; 
il  faut  rassurer  sur  leurs  intérêts  et  leur  avenir  les  bandes  redou- 
tables et  les  chefs  ambitieux  qui  ont  grandi  dans  la  guerre  :  un  traité 
de  subsides  est  conclu  avec  le  duc  de  Weimar  (2),  et  ses  plus  hautes 
espérances  sont  tenues  pour  légitimes,  s'il  consent  à  n'en  attendre 
la  réalisation  que  du  bon  vouloir  de  la  France. 

Les  négociations  se  suivent  en  Allemagne  sur  une  triple  base  : 
empêcher  les  adhésions  isolées  des  princes  protestans  à  la  conven- 
tion de  Prague  passée  entre  l'empereur  et  la  Saxe,  obtenir  des  con- 
fédérés l'engagement  de  ne  traiter  qu'en  commun,  étendre  et  faire 
respecter  la  ligue  de  neutralité  catholique  placée  sous  la  garantie 
spéciale  de  la  France.  Tous  ces  intérêts  sont  suivis  en  même  temps, 
et  la  grande  école  diplomatique  fondée  par  Richelieu,  et  que  devait 
développer  Mazarin ,  se  montre  déjà  à  la  hauteur  du  rôle  que  les 
évènemens  lui  préparent. 

La  direction  imprimée  aux  opérations  militaires  ne  fait  pas  moins 
ressortir  la  sagacité  du  ministre.  Le  cardinal  de  la  Vallette,  avec  le 
jeune  vicomte  de  Turenne,  reçoit  l'ordre  d'entrer  en  Allemagne  à 
la  tête  d'une  puissante  armée,  pour  seconder  les  Suédois.  Mais  c'est 
surtout  en  s'établissant  d'une  manière  inexpugnable  sur  la  rive  gauche 
du  Rhin  que  Richeheu  entend  opérer  une  diversion  non  moins  utile 
à  la  cause  particulière  de  la  France  qu'à  la  cause  même  des  alliés: 
c'est  en  occupant  l'Alsace  qu'il  espère  amener  l'empereur  à  une  paix 
dont  il  pourra  dicter  souverainement  les  conditions,  lorsqu'il  aura 
entre  les  mains  toutes  les  positions  auxquelles  il  aspire.  Une  grande 
partie  d'entre  elles  était  déjà  au  pouvoir  de  Louis  XIIL  Le  duc 
de  Lorraine  n'avait  pas  imité  la  conduite  habile  du  duc  de  Savoie. 
Pressé  entre  deux  grandes  puissances ,  il  n'avait  su  ni  ménager  ses 
intérêts,  ni  pourvoir  à  sa  sûreté.  L'imprudence  avec  laquelle  il 
s'était  engagé  dans  le  parti  de  Gaston  avait  déjà  fourni  l'occasion 
avidement  recherchée  de  prendre  contre  lui  des  mesures  militaires. 
En  faisant,  malgré  l'opposition  déclarée  du  roi,  épouser  la  princesse 
sa  sœur  au  duc  d'Orléans,  retiré  à  sa  cour,  le  duc  de  Lorraine  avait 
provoqué  une  condamnation  judiciaire  i^ourraptet  séduction  de  per- 
des Pays-Bas  espagnols  était  attribué  à  la  Hollande.  La  paix  ne  devait  être  négociée 
que  de  concert. 

(1)  Juillet  1635. 

(2)  26  octobre  1635. 


742  REVCE  DES  DECX  MONDES. 

sonne  royale,  à  la  suite  de  laquelle  des  garnisons  françaises  sous  les 
ordres  du  maréchal  de  La  Force  furent  établies  dans  la  plupart  des 
places  de  son  duché.  D'un  autre  côté,  avant  d'opérer  une  diversion 
pour  dégager  le  duc  de  Weimar  menacé  par  Gallas,  Richelieu  avait 
pris  soin  d'exiger,  en  arguant  du  besoin  d'assurer  la  sécurité  des 
troupes  françaises,  une  remise  préalable  des  villes  conquises  par  les 
Suédois  sur  la  rive  gauche  du  Rhin.  Ainsi  la  France  avait  pris  pied 
en  Alsace,  et  se  trouvait  occuper,  à  l'ouverture  de  la  guerre,  la 
plupart  des  places  importantes  de  la  province,  à  l'exception  de  Stras- 
bourg et  de  Benfeld. 

La  guerre  s'engagea  donc  sur  tous  les  points,  en  Allemagne,  en 
Italie,  dans  les  Pays-Bas,  plus  tard  dans  la  Catalogne  et  le  Roussillon; 
guerre  savante  et  variée  dans  ses  combinaisons  autant  que  dans  ses 
vicissitudes,  où  la  politique  s'enlaçait  à  la  stratégie,  et  l'art  des  né- 
gociations à  celui  des  batailles.  Que  d'épreuves  les  incidens  de  cette 
lutte  terrible  ne  firent-ils  pas  courir  à  Richelieu,  depuis  la  prise  de 
Corbie  par  les  Espagnols  jusqu'à  celle  de  Perpignan  par  les  Fran- 
çais !  Combien  de  fois  n'a-t-il  point  senti  l'édifice  de  sa  gloire  et  de 
sa  fortune  se  dérober  sous  ses  pas  !  que  de  fois  n'eut-il  pas  besoin , 
dans  sa  lassitude  et  sa  précoce  vieillesse,  de  retremper  sa  confiance 
aux  entretiens  du  sombre  confident  dont  une  robe  de  bure  recouvrait 
l'ame  de  fer  et  l'esprit  d'acier  1  Suivez  pourtant  avec  quelque  attention 
les  mouvemens  de  ces  nombreuses  armées  qui,  de  1636  à  1642, 
ébranlèrent  le  sol  de  l'Europe;  rendez-vous  compte  de  ces  campagnes 
compliquées  où  vinrent  finir  et  commencer  tant  de  grands  hommes, 
et  vous  acquerrez  la  certitude  qu'au  milieu  des  crises  les  plus  re- 
doutables, dans  les  éventualités  les  plus  incertaines,  Richelieu  ne 
retira  pas  une  seule  de  ses  pensées,  n'abandonna  pas  un  seul  de 
ses  hardis  desseins. 

Tous  les  mouvemens  militaires  amenés  par  une  lutte  dont  les  pro- 
portions s'élargissaient  chaque  jour  laissent  deviner  chez  le  ministre 
qui  les  dirigea  une  constante  préoccupation,  celle  de  rendre  la 
France  maîtresse  des  négociations,  à  raison  des  fortes  positions 
qu'elle  occupait,  et  de  la  solidarité  qu'il  s'efforçait  d'établir  entre 
elle  et  tous  ses  alliés.  La  paix  en  commun  par  un  traité  général  fut 
le  thème  de  la  diplomatie  française ,  comme  la  paix  séparée  par  des 
traités  particuliers  fut  celui  de  la  diplomatie  autrichienne,  depuis  les 
négociations  vainement  ouvertes  à  Cologne,  en  1636,  jusqu'aux 
préliminaires  de  Hambourg,  en  1641.  Les  Suédois,  dont  la  résolution 
devait  peser  d'un  si  grand  poids  sur  celle  des  autres  confédérés  pro- 


LE  CARDINAL  DE  RICHELIEU.  743 

testans  hésitèrent  plus  d'une  fois  entre  ces  deux  politiques.  Ils  ba- 
lançaient entre  le  désir  de  signer  une  paix  directe  avec  l'empereur, 
s'ils  y  trouvaient  de  grands  avantages,  et  le  besoin  de  s'unir  plus  étroi- 
tement à  la  France,  dans  le  cas  où  leurs  secrètes  négociations  vien- 
draient à  échouer.  Long-temps  bercés  par  Ferdinand  d'illusoires 
espérances,  ils  se  trouvèrent  contraints,  pour  couvrir  leurs  manœu- 
vres ,  de  prolonger  la  guerre  par  des  lenteurs  calculées  et  des  opé- 
rations sans  résultats  décisifs. 

Des  vues  si  diverses  et  si  complexes  suffisent  pour  expliquer  la 
prolongation  de  cette  lutte  sans  qu'il  soit  besoin  de  l'attribuer  à 
l'égoïsme  du  ministre.  Richelieu  profitait  sans  doute  de  l'état  de 
guerre,  en  ce  sens  que  l'opinion  reportait  jusqu'à  lui  l'honneur  des 
opérations  heureuses,  et  qu'aux  jours  des  revers  il  devenait  de  plus 
en  plus  nécessaire  à  son  roi;  mais  la  guerre  résultait  de  l'état  même 
de  l'Europe,  où  tant  de  princes  voyaient  leurs  destinées  remises  au 
hasard  des  combats.  Elle  était  dans  les  mœurs  d'une  génération  qui 
abordait  la  civilisation  moderne  avec  les  belliqueux  instincts  des  âges 
précédons,  elle  était  entretenue  par  l'omnipotence  des  cabinets  que 
la  domination  des  intérêts  matériels  et  les  conditions  du  crédit  n'en- 
chaînaient alors  dans  aucune  de  leurs  conceptions  politiques.  A  cette 
époque,  il  fallait  triompher  d'autant  d'obstacles  pour  faire  la  paix 
qu'il  en  faudrait  vaincre  aujourd'hui  pour  faire  la  guerre. 

Cependant  ce  vaste  développement  militaire,  inconnu  jusqu'alors 
en  Europe,  n'était  pas  l'objet  principal  des  sollicitudes  du  ministre. 
Quoique  le  sort  des  armes  lui  eût  été  plus  d'une  fois  contraire,  et 
que  la  marche  des  Espagnols  en  Picardie  après  les  échecs  de  la  cam- 
pagne de  1636  eût  mis  son  pouvoir  à  la  plus  difficile  épreuve,  les 
dangers  étaient  plus  grands  encore  à  la  cour  que  dans  les  camps.  Le 
roi,  qui,  pour  faire  triompher  la  politique  du  cardinal,  avait  chassé 
sa  mère,  rompu  avec  sa  femme,  et  fait  tomber  les  plus  hautes  têtes 
de  son  royaume,  faillit,  au  plus  fort  de  cette  crise  européenne,  se 
laisser  pousser  par  les  inquiétudes  de  sa  conscience  dans  des  voies 
contraires  à  celles  où  l'avaient  engagé  les  inspirations  de  sa  poli- 
tique (1).  D'autres  difficultés  d'ailleurs  s'élevaient  devant  Richelieu. 

fl)  La  lettre  adressée  par  le  père  Caussin  à  M^'^  de  La  Fayette  de  Quimper-Co- 
reniin,  lieu  de  son  exil,  est  un  des  plus  curieux  nionuniens  épistolaires  de  celle 
époque.  Jamais  lés  intérôls  humains  et  les  considérations  politiques  n'ont  été  en- 
lacés d'une  manière  aussi  spécieuse  à  la  spiritualité  la  plus  élevée.  Elle  a  été  im- 
primée tout  entière  à  la  suite  de  l'ouvrage  de  M.  A.  Jay,  Histoire  du  ministère  du 
cardinal  de  Richelieu ,  2  vol.  in-S";  Paris,  1810. 


■ 


744.  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Le  comte  de  Soissons,  le  seul  de  ses  ennemis  qui  n'eût  pas  perdu  le 
droit  de  se  faire  estimer,  devenait  le  centre  et  le  point  d'appui  de 
l'opposition  au  moment  même  où  les  armes  de  la  France  étaient  le 
moins  heureuses.  Plus  fier  que  le  chef  de  sa  race,  ce  prince  avait 
refusé  d'unir  le  sang  de  Condé  qui  coulait  dans  ses  veines  à  celui  du 
cardinal-duc.  Malgré  l'habileté  grande  qu'avait  apportée  le  prince 
pour  adoucir  la  blessure,  et  le  soin  qu'avait  pris  le  ministre  pour  la 
dissimuler,  cette  blessure  était  profonde  et  les  avait  à  jamais  séparés. 
Retiré  de  la  cour  après  avoir  commandé  avec  éclat  une  de  nos  ar- 
mées, le  comte  de  Soissons  s'était  réfugié  à  Sedan,  ce  lieu  d'asile  de 
tous  les  princes  insurgés  contre  la  couronne.  Le  duc  de  Bouillon  et 
le  duc  de  Guise  avaient  uni  leurs  griefs  à  ceux  du  comte;  ils  avaient 
dû  subir  bientôt  la  triste  condition  imposée  à  tous  les  conspirateurs 
de  ce  siècle,  et  avaient  signé  un  traité  avec  l'Espagne.  Des  secours 
de  toute  nature  avaient  été  prodigués  à  cette  rébellion  nouvelle,  qui 
n'était  qu'une  intrigue  de  mécontens,  mais  où  le  comte  d'Olivarès 
voyait  une  révolution  en  espérance. 

La  diversion  faite  par  ces  trois  princes  compliqua  une  situation 
que  la  guerre,  reportée  aux  frontières  de  la  France,  rendait  alors  très 
difficile;  mais  une  mousquetade  atteignit  le  comte  de  Soissons,  et  la 
France  vit  la  main  de  Dieu  dans  le  coup  qui  abattait  une  tête  trop 
élevée  pour  tomber  sous  la  main  du  bourreau.  xVprès  la  mort  de  son 
royal  allié ,  le  duc  de  Bouillon  s'empressa  de  négocier  un  accommo- 
dement qui  ne  l'empêcha  pas  de  retomber  bientôt  après  dans  le 
complot  ourdi  par  M.  de  Cinq-Mars,  tant  le  besoin  de  troubler  l'état 
était  alors  un  mal  endémique  dans  les  familles  princières. 

C'était  du  milieu  de  ces  perplexités  qu'il  fallait  négocier  avec 
toutes  les  cours  et  diriger  les  mouvemens  de  quatre  armées.  Com- 
ment s'étonner  dès-lors  si  les  succès  furent  souvent  compensés  par 
des  revers,  et  s'il  fallut  poursuivre  à  travers  des  vicissitudes  bien  di- 
verses la  réalisation  d'un  plan  que  tant  d'intérêts  venaient  traverser? 
La  France  fut  moins  heureuse  dans  ses  efforts  contre  l'empire  que 
contre  l'Espagne,  et  celle-ci  ne  succomba  pas  tant  sous  la  force  de 
^es  ennemis  que  sous  sa  propre  faiblesse.  Au  moment  où  le  monde 
s'alarmait  avec  justice  de  l'extension  démesurée  de  la  puissance  cas- 
tillane, on  voyait  se  révéler  les  premiers  symptômes  du  mal  profond 
qui,  après  deux  siècles  de  décadence,  continue  à  la  dévorer.  Le  Por- 
tugal échappait  à  son  joug  par  un  irrésistible  mouvement  populaire, 
pendant  qu'à  l'autre  extrémité  de  la  Péninsule,  l'esprit  provincial 
s'efforçait  de  détacher  de  la  couronne  des  rois  catholiques  la  princi- 


LE  CARDINAL  DE  RICHELIEU.  745 

pauté  de  Catalogne  avec  la  Cerdagne  et  le  Ronssillon.  Agitée  au  nord 
par  des  mouvemens  révolutionnaires,  menacée  au  centre  de  ses  pos- 
sessions magnifiques  par  une  torpeur  incurable,  l'Espagne  souffrait 
du  vice  organique  caché  à  l'origine  même  de  son  histoire. 

La  grande  unité  française ,  à  laquelle  Richelieu  venait  mettre  le 
dernier  sceau,  s'était  formée  par  une  élaboration  successive  et  ré- 
gulière qui  n'avait  eu  rien  d'analogue  au-delà  des  Pyrénées.  Chaque 
effort  de  la  nature  ou  des  hommes  pour  constituer  la  nationalité 
péninsulaire  avait  été  arrêté  par  un  concours  de  circonstances  dé- 
plorables. La  hiérarchie  féodale,  ce  moule  d'airain  des  sociétés  chré- 
tiennes, avait  vu  son  travail  entravé  chez  les  populations  espagnoles 
par  la  grande  invasion  sarrasine.  Durant  six  siècles,  l'Espagne,  au 
lieu  de  travailler,  à  l'exemple  de  la  France,  à  constituer  son  gouver- 
nement sous  une  unité  puissante,  n'avait  songé  qu'à  reconquérir 
pied  à  pied  les  tombeaux  de  ses  pères.  Elle  subdivisa  son  sol  pour 
le  mieux  défendre.  L'influence  fatale  de  la  succession  féminine  dans 
ces  royaumes  que  la  nature  et  l'histoire  avaient  rendus  étrangers 
l'un  à  l'autre,  maintint  les  diverses  provinces  de  la  monarchie  dans 
un  isolement  légal,  alors  môme  que  des  mariages  ou  des  conquêtes 
venaient  à  provoquer  leur  réunion  accidentelle.  Soumise,  au  com- 
mencement du  xvr  siècle,  à  une  royauté  étrangère,  l'Espagne  devint 
l'accessoire  et  l'instrument  d'une  politique  qui  cherchait  ses  inspi- 
rations en  Flandre  et  dans  l'empire.  Pour  défendre  Charles-Quint 
en  Allemagne  et  Philippe  II  dans  les  Pays-Bas,  la  Péninsule  se 
trouva  contrainte  à  des  efforts  hors  de  proportion  avec  ses  forces  vé- 
ritables. L'expulsion  d'une  race  ennemie  avait  frappé  de  stérilité  la 
plus  belle  partie  de  son  territoire,  au  moment  même  où  la  décou- 
verte d'un  monde  nouveau  épuisait  son  activité  en  l'entraînant  sur 
des  plages  lointaines.  L'Espagne  substituait  l'or  à  la  richesse,  et  dé- 
robait sous  un  imposant  appareil  le  triste  secret  de  ses  blessures. 
Ce  secret  n'échappait  point  à  Richelieu,  et  ce  ministre  en  profitait 
avec  une  habileté  persévérante.  Pendant  que  le  comte  d'Olivarès 
accueillait  à  Madrid  ou  soudoyait  à  Paris  des  hommes  sans  influence, 
tandis  qu'il  se  mêlait  à  toutes  les  intrigues  et  compromettait  sa  cour 
dans  les  conspirations  avortées  contre  le  pouvoir  ou  la  vie  du  car- 
dinal ,  celui-ci  atteignait  la  monarchie  espagnole  au  cœur.  Aubery 
constate  l'active  participation  de  la  France  à  la  révolution  du  Por- 
tugal (1).  Si  les  Mémoires  que  nous  avons  suivis  comme  le  guide  le 

{!)  Liv.  VI,  cliap.  6i. 


7i6  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

plus  sûr  pour  ce  travail  atteignaient  l'année  16i0,  ils  prouveraient 
cette  participation,  et  fourniraient  sans  doute  des  éclaircissemens 
précieux  sur  la  mission  secrète  de  M.  de  Saint-Pé  à  Lisbonne  dans 
l'année  qui  précéda  le  victorieux  réveil  de  la  nationalité  portugaise. 

De  nombreux  intérêts  communs  auraient  pu  rallier  sous  un  même 
sceptre  les  deux  royaumes  péninsulaires,  à  l'avantage  de  l'un  et  de 
l'autre,  si  l'Espagne  n'avait  été  dénuée  de  toute  puissance  d'assimi- 
lation ,  et  si  la  main  de  Philippe  II  avait  pu  serrer  entre  deux  peuples 
un  lien  quelque  peu  durable.  La  séparation  du  Portugal  fut  un  des 
grands  évènemens  du  siècle,  moins  encore  parce  qu'elle  ouvrit  aux 
ennemis  de  l'Espagne  une  porte  de  derrière  pour  l'attaquer,  que  parce 
que  la  facilité  avec  laquelle  cette  séparation  fut  consommée  donna 
le  secret  d'une  incurable  faiblesse.  La  révolte  de  la  Catalogne,  les 
agitations  simultanées  de  l'Aragon  et  desi  provinces  basques  vinrent 
mettre  à  une  épreuve  plus  décisive  l'existence  même  de  cette  monar- 
chie, qui  cessait  de  faire  trembler  le  monde  le  jour  où  elle  se  voyait 
condamnée  à  trembler  sur  elle-même.  L'antagonisme  des  provinces 
dépendantes  de  la  couronne  de  Castille  et  de  la  couronne  d'Aragon 
était  un  fait  destiné  à  se  reproduire  fréquemment  dans  le  cours  de 
cette  histoire.  Après  s'être  révélé  sous  Philippe  IV,  il  se  manifesta 
avec  éclat  durant  la  guerre  de  la  succession ,  et  l'Europe  peut  en 
suivre  aujourd'hui  les  dernières  traces  dans  les  crises  que  traverse 
ce  grand  peuple  pour  enfanter  son  unité  politique. 

Le  concours  donné  par  la  population  catalane  à  l'armée  française 
du  Roussillon  amena  les  brillans  succès  qui  couronnèrent  les  deux 
dernières  années  du  cardinal,  succès  immenses  provoqués  presque 
toujours  par  les  fautes  de  ses  adversaires,  et  qu'il  sut  faire  tourner 
au  profit  de  la  double  pensée  poursuivie  avec  tant  de  constance  au 
dedans  comme  au  dehors.  L'importante  place  de  Sedan  fut  réunie  à 
la  couronne  pour  racheter  la  vie  du  duc  de  Bouillon ,  imprudent 
compUce  de  l'attentat  de  Cinq-Mars ,  et  la  France  apprenait,  à  l'in- 
stant même  où  la  tête  du  grand  écuyer  tombait  à  Lyon,  qu'elle  venait 
de  prendre  possession  définitive  de  sa  frontière  des  Pyrénées.  Ce  fut 
alors  que  le  cardinal,  la  main  déjà  refroidie  par  les  approches  de  la 
mort,  put  écrire  à  son  roi  cette  lettre  fameuse  où  la  joie  de  la  ven- 
geance l'emporte  sur  la  joie  même  du  triomphe  :  Sire,  vos  armes  sont 
dans  Perpignan  et  vos  ennemis  sont  morts! 

Sous  le  coup  de  ces  succès,  des  préliminaires  étaient  signés  entre 
la  France  et  l'empire,  et  les  puissances  belligérantes  s'engageaient 
enfin  à  régler  à  Munster  les  innombrables  questions  soulevées  de- 


LE  CARDINAL  DE  RICHELIEU.  747 

puis  plus  d'un  siècle.  Le  congrès  de  Westphalie,  ce  concile  de  Trente 
du  monde  politique,  interrompu  comme  celui-ci  par  de  grandes  ba- 
tailles et  de  grandes  morts,  ne  devait  pas,  il  est  vrai,  donner  de  si  tôt 
la  paix  à  l'Europe;  mais  déjà  Richelieu  pouvait  proclamer  comme 
sienne  l'œuvre  dont  il  avait  préparé  les  bases,  et  dont  il  léguait 
l'honneur  à  l'habile  successeur  qu'il  s'était  choisi.  La  reconstitution 
et  l'indépendance  de  l'empire  germanique  sous  la  garantie  de  la 
France  devenue  maîtresse  de  l'Alsace,  tel  était  donc  le  dernier  mot 
de  cette  existence,  dont  le  cours  fut  agité  par  tant  d'épreuves,  et  la 
fin  troublée  par  tant  de  fantômes. 

Si  de  toutes  les  passions  humaines  l'ambition  n'était  la  plus  incu- 
rable, le  spectacle  des  dernières  années  du  ministre  sous  lequel  flé- 
chissait alors  l'Europe  serait  à  détourner  de  toutes  les  lèvres  la  coupe 
amère  du  pouvoir.  Tant  que  dura  la  lutte  entre  les  grands  et  le  mi- 
nistre, entre  les  princes  et  la  royauté,  Richelieu  n'eut  à  redouter 
que  les  dangers  du  combat  et  peut-être,  dans  une  défaite,  la  chance 
d'un  arrêt  terrible;  mais  lorsqu'il  ne  resta  plus  d'espoir  à  cette  mère 
de  roi,  contrainte  d'étaler  sa  misère  dans  toutes  les  cours,  lorsque 
les  plus  grands  noms  de  la  monarchie  se  trouvèrent  jetés  en  prison 
ou  dans  l'exil  sans  que  se  réalisât  jamais  cette  révolution  ministé- 
rielle long-temps  attendue  par  tant  de  proscrits,  un  grand  changement 
s'opéra  dans  l'attitude  et  les  manœuvres  des  partis.  Richelieu  n'eut 
plus  devant  lui  des  ennemis,  mais  des  victimes,  et  les  tentatives  d'as- 
sassinat vinrent  remplacer  une  lutte  devenue  impossible.  A  des  coups 
de  hache  on  répondit  par  des  coups  de  poignard,  et  l'assassinat  po- 
litique était  protégé  dans  ce  siècle  par  des  maximes  tellement  accré- 
ditées, que  c'est  un  éloge  à  décerner  au  cardinal  que  de  n'y  avoir 
jamais  recouru. 

Menacé  par  les  agens  de  la  reine  et  par  ceux  du  duc  d'Orléans, 
Richelieu  le  fut  aussi  du  côté  de  l'Espagne,  qui  demandait  à  d'obs- 
curs complots  ce  qu'elle  était  réduite  à  ne  plus  attendre  du  sort 
des  armes.  Les  cours  de  justice  et  les  commissions  extraordinaires 
eurent  à  protéger  souvent  la  sûreté  du  ministre  par  des  arrêts  de 
mort  (1).  Mais  combien  de  vaines  terreurs  pour  une  inquiétude  vrai- 

(1)  Procès  d' Al pheston,  de  Chavagnat,  de  Castrin,  du  père  Chanteloube.  —  Re- 
cueil de  pièces  à  la  suite  de  Leclerc ,  t.  IV.  On  lira  peut-être  avec  intérêt  la  liste 
complète  des  personnes  exécutées  sous  le  ministère  de  Richelieu.  La  voici  telle 
qu'elle  est  dressée  dans  ce  recueil,  publié  à  la  suite  de  l'édit.  d'Amsterdam,  1753. 
Elle  est  de  nature  à  redresser  beaucoup  d'erreurs  sur  le  nombre  des  victimes  im- 
molées à  la  politique  du  cardinal. 

Pendant  un  ministère  de  dix-huit  années,  quarante-sept  condamnations  capitales 


7i8  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

ment  fondée!  que  de  bruits  légèrement  accueillis,  que  de  longues 
tortures  pour  détourner  des  coups  incertains  !  Richelieu  marchait 
au  milieu  d'un  appareil  royal  ;  il  avait  une  garde  aussi  nombreuse 
que  celle  de  son  maître ,  l'abord  de  ses  palais  était  défendu  par  une 
police  vigilante,  et  ses  antichambres  étaient  plus  remplies  que  celles 
du  Louvre.  Les  premiers  postes  de  l'état  étaient  occupés  par  sa  fa- 
mille ou  ses  créatures;  il  venait,  par  le  mariage  de  Tune  de  ses  nièces 
avec  le  duc  d'Enghien ,  d'assurer  à  sa  vieillesse  l'appui  d'un  prince 
plein  d'espérance.  Jamais  sujet  ne  s'était  élevé  si  haut  sans  usurper 
un  trône,  et  c'est  à  cette  hauteur  même  que  des  soucis  qu'il  n'a  pas 
connus,  que  des  craintes  qu'il  surmontait  sans  peine  dans  une  plus 
humble  condition,  viennent  empoisonner  sa  vie  et  le  contraindre  à 
trembler  sur  lui-même  !  Il  avait  obligé  son  roi  malade  de  passer  le 
Hhône  pour  venir  le  visiter  à  Tarascon;  on  l'avait  vu,  comme  un 
despote  d'Orient,  traverser  le  royaume  dans  un  palanquin  porté  sur 
les  épaules  de  ses  gardes,  et  les  murailles  des  villes  étaient  tombées 
pour  laisser  passer  sous  son  dais  de  pourpre  l'infirme  triomphateur. 
Pourtant,  dans  tout  l'éclat  de  cette  gloire  et  dans  cet  universel 
abaissement  de  ses  ennemis,  des  inquiétudes  profondes  rongeaient 

furent  prononcées  par  les  cours  de  justice  et  par  les  commissions  pour  crimes  de 
lèse-majesté  ou  de  trahison.  De  ces  quarante-sept  condamnations,  dix-neuf  ne 
Turent  portées  que  par  contumace;  elles  atteignirent  les  ducs  de  la  Vallette,de  Guise, 
de  Rohan,  d'Elbeuf,  de  Roannès,  etc.,  mais  ces  condamnations  ne  furent  jamais 
exécutées  qu'en  effigie.  Celles  qui  furent  suivies  d'une  exécution  sanglante  sont 
au  nombre  de  vingt-six,  et  se  répartissent  comme  suit  : 

Pour  crime  de  haute  trahison  :  le  comte  de  Chalais,  1626;  M.  de  Beauffort,  gou- 
Terneur  de  Pamiers,  1628;  le  duc  de  Montmorency,  1632;  les  sieurs  Deshayes,  Cor- 
■menin,  d'Enlragues  et  de  Capistran,  comme  impliqués  dans  la  révolte  de  M.  de 
Montmorency;  le  vicomte  d'Hautefort  de  l'Étrange,  1632;  MM.  de  Cinq-Mars  et  de 
Thou,16l2. 

Pour  crime  prétendu  de  péculat,  le  maréchal  de  Marillac,  1632. 

Pour  contravention  aux  édits  royaux  sur  le  duel,  le  comte  de  Bouitcville  et  le 
comte  de  Rosmadec  Deschapelles,  1627. 

Pour  machination  avec  l'ennemi,  le  sieur  Clausel,  baron  de  Saint-Angel,  1636. 

Pour  entreprises  à  main  armée  sur  le  territoire,  le  sieur  de  Hencouri  et  le  capi- 
taine du  Val.  1638. 

Pour  évasion  d'un  prisonnier  d'état,  le  sieur  Gaspard  Boullay,  1636. 

Pour  faits  prétendus  d'indiscipline  militaire,  les  sieurs  de  Sainl-Prcuil ,  de 
Montgaillard,  Anisy  et  Saint-Léger. 

Pour  imputations  de  sortilège  et  d'alchimie,  Le  Plessis,  1631;  Gargon,  1633; 
Urbain  Grandier,  1634. 

Enlin  pour  attentat  contre  le  cardinal,  les  personnes  dont  les  noms  sont  cités  au 
commencement  de  celle  note. 


LE  CARDINAL  DE  RICHELIEU.  749 

cette  ame  ardente  et  venaient  échauffer  son  sang.  Il  avait  à  peine 
dépassé  cinquante  ans,  qu'il  commençait  à  ressentir  toutes  les 
souffrances  d'une  vieillesse  impotente.  Alors  ses  instincts,  naturel- 
lement sévères,  prirent  un  caractère  farouche,  et  ses  rigueurs  de- 
vinrent inexorables. 

De  cette  dernière  période  de  la  vie  du  cardinal  datent  tous  les  actes 
de  cruauté  gratuite  qui  pèsent  avec  justice  sur  cette  grande  mé- 
moire. Si  Richelieu  ne  peut  dompter  le  mal  qui  l'aigrit  et  le  con- 
sume, il  veut  du  moins  que  tout  fléchisse  sous  l'ascendant  de  son 
indomptable  volonté.  Paris  voit  décapiter  en  effigie  le  duc  de  la 
Vallette  parce  que  la  fortune  a  trahi  ses  efforts  au  siège  de  Fonta- 
rabie.  Saint-Léger  est  écartelé  pour  avoir  rendu  le  Catelet.  Des  sen- 
tences capitales  sont  prononcées  contre  Anisy,  Montgaillard,  Dubecq, 
de  Saint-Preuil,  braves  officiers  dont  le  principal  tort  fut  de  n'avoir 
point  été  heureux  en  exécutant  des  ordres  qui  n'admettent  pour  alter- 
native que  le  succès  ou  la  mort.  Au  milieu  de  souffrances  sans  espoir, 
le  cardinal  est  dévoré  des  soucis  de  l'avenir.  Louis  XIII  semble  tou- 
cher lui-même  à  son  heure  dernière,  et  une  crise  est  inévitable.  Que 
deviendra  le  ministre  s'il  survit  à  ce  fantôme  de  roi?  Comment  se 
défendre  contre  le  débordement  de  tant  de  haines,  contre  des  ven- 
geances si  long-temps  contenues?  Osera-t-il,  au  mépris  des  lois  fon- 
damentales, se  saisir  de  la  régence,  et  peut-il  vivre  si  le  pouvoir  lui 
échappe  un  seul  jour?  Gaston  est  descendu  bien  bas  dans  le  mépris 
public  depuis  que  Richelieu  a  su  le  contraindre  à  frayer  lui-même 
les  voies  de  l'échafaud  à  Cinq-Mars  et  à  M.  de  Thou,  depuis  qu'on 
l'a  vu  se  jeter  aux  pieds  de  son  éminence  pour  obtenir  la  grâce  de 
vivre  en  toute  humilité  sous  sa  protection.  Ce  fils  de  France  a  vendu 
à  bon  marché  son  droit  d'aînesse  :  il  s'est  engagé  sans  rougir,  poui 
prix  de  la  liberté  qu'on  lui  a  laissée,  à  n'avoir  désormais  en  France 
que  l'état  d'un  simple  particulier,  sans  pouvoir  prétendre  à  aucune 
charge  y  ni  administration,  en  quelque  occasion  que  ce  soif  {!). 

Voilà  des  droits  bien  confisqués  sans  doute  pour  le  présent,  et 
pour  l'avenir.  Mais  le  prince  n'éprouvera-t-il  pas  la  tentation  de  les 
faire  revivre,  et  s'il  est  assez  lâche  pour  y  renoncer,  sera-t-il  assez 

(1)  «  Après  avoir  donné  une  ample  déclaration  au  roi  du  crime  auquel  le  sieur 
de  Cinq-Mars,  grand-écuyer  de  France,  nous  a  fait  tomber  par  ses  pressantes  solli- 
citations, recourant  à  la  clémence  de  sa  majesté,  nous  déclarons  que  nous  nous 
tiendrons  extrêmement  obligé  et  bien  traité  s'il  plaît  à  sa  majesté  de  nous  laisser  vivre 
comme  un  simple  particulier  dans  le  royaume,  sans  gouvernement,  sans  corapa- 
guie  de  gendarmes  ni  de  chevau-légers ,  ni  sans  pouvoir  jamais  prétendre  pareille 
charge,  ni  administration  telle  qu'elle  puisse  être,  à  quelque  occasion  qu'elle  puisse 


750  RBYDE  DES  DEUX  MONDES. 

fort  pour  résister  à  ceux  qui  se  serviront  de  son  nom,  tout  déshonoré 
qu'il  puisse  être?  Les  chances  de  cet  avenir  pèsent  sur  l'esprit  du 
ministre,  qui  s'efforce  en  vain  de  les  conjurer  en  tendant  tous  les 
ressorts  d'une  omnipotence  dont  le  principe  repose  sur  une  autre 
tête,  et  que  la  mort  peut  faire  crouler  d'un  instant  à  l'autre.  La  fin 
prochaine  du  roi  préoccupe  sans  cesse  cet  autre  moribond;  mille 
projets  incohérens  traversent  son  cerveau  desséché  par  la  fièvre,  et, 
sur  le  seuil  de  l'éternité,  il  rêve  encore  le  pouvoir. 

Cependant,  aux  premiers  jours  de  décembre  1642,  une  grande 
émotion  régnait  dans  Paris.  La  foule  se  pressait  aux  abords  du  pa- 
lais Cardinal;  le  saint  sacrement  était  exposé  sur  tous  les  autels,  et 
les  cloches  portaient  dans  les  airs  un  glas  d'agonie.  On  venait  d'ap- 
prendre qu'à  la  suite  d'un  long  accès  de  fièvre  M.  le  cardinal  de  Ri- 
chelieu était  tombé  dans  un  état  qui  ne  permettait  plus  d'espérance. 
La  vie  se  retirait  d'heure  en  heure  en  laissant  à  cette  tête  puissante 
la  plénitude  de  ses  facultés.  Toutes  les  pompes  de  la  terre  disparu- 
rent alors  devant  celles  de  la  religion ,  et  il  se  fit  dans  cette  ame  trou- 
blée par  tant  de  soins  un  subit  et  mystérieux  apaisement  des  bruits 
et  des  passions  de  la  terre.  Jamais  dégagement  des  choses  humaines 
ne  fut  plus  rapide  et  plus  complet ,  jamais  la  mort  ne  fut  acceptée 
avec  plus  de  résignation  et  de  foi.  Préparé  par  l'évêque  de  Chartres, 
son  confesseur,  à  une  mort  dont  il  parut  apprendre  avec  joie  que  le 
terme  était  proche,  il  demanda  le  viatique  et  le  reçut  avec  des  trans- 
ports de  repentir  et  d'amour. 

«  On  donna  l'ordre  d'aller  chercher  le  père  Léon,  carme,  et  le  curé 
de  Saint-Eustache,  pour  apporter  les  saintes  huiles.  Pendant  cette 
dernière  cérémonie,  le  curé  lui  ayant  proposé  d'omettre  certaines 
circonstances  pour  une  personne  de  sa  sorte ,  son  éminence  supplia 
qu'on  le  traitât  comme  le  commun  des  chrétiens.  Après  l'énuméra- 
tion  des  principaux  articles  de  foi ,  le  curé  lui  ayant  demandé  s'il  les 
croyait,  il  repartit  :  Absolument,  et  plût  à  Dieu  avoir  mille  vies  afin 
de  les  donner  pour  la  foi  et  pour  Vcglise!  A  la  demande  s'il  pardonnait 
h  tous  ses  ennemis  qui  pouvaient  l'avoir  offensé  :  De  tout  mon  coeur  y 
dit-il,  comme  je  prie  Dieu  qu'il  me  pardonne.  Enfin  enquis,  par  M.  le 

arriver.  Nous  consentons,  en  outre,  à  la  vie  particulière  que  nous  supplions  sa 
majesté  de  nous  permettre  de  mener,  sans  avoir  aucun  bien  que  celui  qu'il  plaira 
au  roi  de  nous  prescrire,  et  sans  pouvoir  tenir  aupW's  de  nous  aucune  personne 
que  sa  majesté  nous  témoigne  lui  être  désagréable  :  le  tout  sous  peine  de  décUeoir, 
par  la  moindre  contravention  à  tout  ce  que  dessus,  de  la  grâce  que  nous  supplions 
le  roi  de  nous  accorder,  après  la  faute  que  nous  avons  commise.  »  (  Déclaratioi)  du 
djc  d'Orléans,  onregistrée  au  parlement  de  Paris  le  3  août  16i2.) 


LE  CARDINAL  DE  RICHELIEU. 

caré,  en  cas  que  Dieu  lui  redonne  la  santé,  s'il  l'emploierait  à 
service  avec  plus  de  fidélité  que  jamais,  il  repartit  :  Qu'il  m'envoie 
plutôt  mille  înorts  s'il  sait  que  je  doive  consentir  à  un  seul  péché  mortel! 
Pressé  par  le  même  à  demander  à  Dieu  sa  vie  et  sa  santé  :  A  Dieu  ne. 
plaise,  dit-il,  que  je  demande  ni  l'un  ni  T  autre,  mais  sa  seule  volonté  / 
Le  curé  pria  ensuite  son  éminence  de  donner  sa  bénédiction  à  toute 
la  célèbre  compagnie.  Hélas!  dit  le  cardinal,  je  nen  suis  pas  digne; 
mais,  puisque  vous  le  commandez,  je  la  recevrai  de  vous  pour  la  leur 
donner,  priant  l'esprit  de  Jésus-Christ  de  leur  donner  celui  de  piété 
et  de  crainte, 

«  L'après-dîner,  sur  les  quatre  heures ,  le  roi  lui  fit  sa  dernière 
visite ,  et  au  même  temps  le  révérend  père  Mérard,  jésuite,  apporta 
les  reliques  à  son  éminence,  laquelle  pria  qu'on  laissât  auprès  d'elle 
ces  sacrés  dépôts.  Il  demanda  ensuite  au  médecin  s'il  aurait  encore 
long-temps  à  souffrir  :  7ion ,  disait-il,  qtiil  m'ennuye  d'endurer,  mais 
parce  que  je  serai  bien  aise  de  demander  à  Dieu  la  grâce  de  supporter 
mes  tourinens  jusqu'à  la  fin.,.  L'agonie  dura  environ  trois  quarts 
d'heure,  pendant  laquelle  le  père  Léon  lui  ayant  demandé  s'il  vou- 
lait recevoir  la  dernière  absolution ,  monseigneur  répondit  :  Oui, 
Mais,  ajouta  ce  religieux,  la  fluxion  empêchant  l'usage  libre  de  votre 
parole,  unissez  votre  cœur  et  vos  affections  aux  sentimens  de  con- 
trition et  d'humilité  lesquels  je  forme.  Puis,  pour  signe  à  moi  et  à 
cette  compagnie  que  vous  êtes  véritablement  repentant  de  tous  les 

péchés  et  infidélités  de  votre  vie  passée,  serrez-moi  la  main 

Ce  que  le  malade  fit  fortement  et  à  diverses  reprises.  Après  l'abso- 
lution ,  le  père  Léon ,  prenant  les  reliques,  lui  fit  prononcer  plusieurs 
fois  :  Jésus  Maria!  Puis ,  prenant  une  croix,  il  la  présenta  au  mou- 
rant, il  lui  parla  de  la  rédemption,  et  lui  dit  :  Monsieur,  serrez-moi 
encore  la  main  pour  témoigner  que  vous  consentez  à  tous  les  mys- 
tères de  la  rédemption.  Le  cardinal  respirant  à  peine,  le  père  Léon 
sentit  une  faible  pression.  Cependant  une  sueur  froide  s'étant  dé- 
clarée ,  et  un  hoquet  sans  force  s'étant  fait  entendre ,  la  séparation 
de  l'ame  eut  lieu  chez  le  cardinal  (1).  » 

(1)  Récit  véritable  de  ce  qui  s'est  fait  et  passé  à  la  mort  de  M.  le  cardinal  de 
Richelieu.  —  Lettre  à  M.  le  marquis  de  Fontenay-Mareuil ,  ambassadeur  à  Rome, 
7  décembre  1642.  —  Collection  Fontanieu ,  t.  CCCCLXXXV. 

La  plupart  des  historiens  de  Richelieu,  entre  autres  Levassor  et  Leclerc,  ont 
emprunté  aux  Mémoires  non  suspects  de  Montrésor  le  récit  des  derniers  moiiiens 
du  cardinal.  Ces  détails  sont  d'ailleurs  trop  authentiques  pour  avoir  été  contestf  5^ 
même  par  ses  plus  fougueux  ennemis. 


752  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Ainsi  mourut,  dans  la  cinquante-huitième  année  de  son  âge,  le 
ministre  que  son  roi  allait  suivre  de  si  près  dans  la  tombe;  ainsi 
l'on  vit  à  l'instant  suprême  le  prêtre  se  dégager  des  ombres  passa- 
gères pour  embrasser  la  colonne  éternelle  qu'il  parut  si  long-temps 
avoir  oubliée.  Richelieu,  comme  Napoléon ,  avait  remué  les  choses 
de  la  terre  sans  rompre  au  fond  de  son  cœur  la  chaîne  qui  les  rat- 
tache au  ciel.  Qu'on  lise  avec  quelque  soin  les  volumineux  écrits 
composés  par  lui  ou  sous  sa  direction  immédiate,  on  y  trouvera  à 
chaque  page  une  profession  ardente  des  dogmes  catholiques,  et  l'on 
sera  frappé  surtout  du  soin  minutieux  qu'il  prend  pour  se  défendre 
de  toute  pensée  contraire  aux  intérêts  même  temporels  de  l'église. 
Ce  n'est  pas  seulement  le  croyant  qui  se  révèle  dans  les  ouvrages  de 
Richelieu,  c'est  le  prêtre  avec  l'esprit  de  son  corps,  qu'il  conserve 
dans  toute  sa  vivacité  lors  même  qu'il  a  perdu  l'esprit  de  son  état. 
Dans  son  plan  de  gouvernement ,  le  cardinal  prépare  pour  l'église 
une  constitution  indépendante;  il  veut  lui  rendre  la  plénitude  de  sa 
juridiction  usurpée  par  les  parlemens ,  et  cet  homme  qui  a  humilié 
les  cours  souveraines,  anéanti  les  franchises  des  provinces  et  des 
cités,  déshabitué  la  France  de  toute  résistance  à  la  couronne,  aspire 
à  relever  de  ses  propres  mains,  dans  toute  la  hauteur  de  sa  liberté, 
la  grande  église  dont  il  est  le  prince  et  le  ministre  (1)  ! 

C'est  en  partie  par  ce  motif  que  le  xviir  siècle  a  trouvé  bon  de 
nier  l'authenticité  des  écrits  politiques  du  cardinal.  Il  n'a  pas  com- 
pris qu'on  pût  rester  chrétien  par  l'esprit  et  par  la  foi,  lorsqu'on 
l'était  si  peu  par  le  cœur  et  par  la  charité.  Rien  de  plus  vrai  pour- 
tant, rien  de  plus  commun  dans  le  cours  ordinaire  des  choses  hu- 
maines. Les  imputations  portées  contre  les  mœurs  de  Richelieu  ne 
détruisent  pas  davantage  ce  fait  incontestable.  Les  pamphlets  et  les 
satires  d'une  époque  pleine  de  passion  ne  sont  pas  des  preuves  aux 
yeux  de  l'histoire,  et,  en  remontant  à  la  source  des  bruits  populaires 
qui  atteignent  la  vie  privée  du  cardinal  dans  ses  plus  intimes  affec- 
tions domestiques,  le  doute  est  plus  que  permis  à  quiconque  s'est 
livré  à  une  investigation  consciencieuse.  Les  faiblesses  de  Richelieu, 
fussent-elles  constatées,  ne  seraient,  d'ailleurs,  qu'une  triste  contra- 
diction de  plus  dans  cet  abîme  de  contradictions  qui  fait  le  fond  de 
notre  nature. 

Ni  la  vie  ni  le  caractère  des  hommes  ne  sont  tout  d'une  pièce. 

(l)  Voyez  surtout,  dans  le  Testament  politique,  le  chapitre  ii,  de  la  Reforma- 
tion de  l'ordre  ecclésiastique,  etc.,  etc. 


LE   CARDINAL  DE  RICHELIEU.  753 

Chez  ceux-là  même  qui  se  présentent  dans  l'histoire  avec  un  profil 
fortement  dessiné,  il  est  facile  de  constater  l'empire  des  tendances 
les  plus  diverses,  souvent  les  plus  opposées.  N'avons-nous  pas  montré 
Richelieu  se  glissant  aux  affaires  à  force  de  souplesse  pour  élever 
l'autorité  à  une  hauteur  où  personne  avant  lui  ne  l'avait  encore 
placée?  Ne  venons-nous  pas  de  le  voir  faire  en  quelque  sorte  deux 
parts  de  lui-même ,  en  se  servant  de  ses  défauts  pour  conquérir  le 
pouvoir,  et  de  ses  qualités  pour  l'exercer? 

L'histoire  ne  portera  pas  sur  son  œuvre  un  autre  jugement  que 
sur  sa  personne.  Elle  dira  que  les  moyens  employés  pour  atteindre 
le  but  manquèrent  de  modération  et  de  mesure,  mais  que  ce  but  fut 
grand  et  légitime  en  soi;  elle  constatera  que  la  pensée  politique  de 
Richelieu  était  supérieure  à  celle  des  conspirateurs  de  cour,  de  toute 
la  hauteur  qui  l' élevait  lui-même  au-dessus  de  ses  ennemis.  Il  mourut 
dans  la  pleine  possession  de  sa  gloire,  sans  que  sa  mort  compromît 
son  ouvrage,  chose  rare  pour  les  ministres  qui  ont  long-temps  gou- 
verné. Il  lui  fut  donné  de  désigner  son  successeur,  et  celui-ci  trouva 
devant  Jai  les  mêmes  intérêts  et  les  mêmes  adversaires,  affaibhs  par 
les  coups  que  le  cardinal  leur  avait  portés.  Rien  de  considérable  ne 
se  fit  en  Europe  pendant  toute  une  génération  que  Richelieu  ne  l'eût 
prévu  ou  préparé;  et  jusqu'à  la  paix  des  Pyrénées,  où  le  génie  de 
l'Espagne  fléchit  enfin  sous  celui  de  la  France,  Anne  d'Autriche  con- 
tinua la  politique  du  ministre  dont  elle  était  l'ennemie  personnelle. 
Louis  XIV  la  recueillit  comme  un  précieux  héritage,  et  son  étoile 
ne  pâfit  pas,  tant  qu'il  lui  resta  fidèle. 

L.  DE  Carné. 


TOME  IV.  49 


ECRIVAINS 

CRITIQUES   ET   MORALISTES 

DE  LA  FRANCE. 


XI. 

GABRIEL  NAUBÉ.' 


Il  me  semble  difficile,  lorsqu'on  est  arrivé  en  quelque  endroit 
nouveau,  en  quelque  coin  du  monde,  pour  s'y  établir  et  y  vivre 
quelque  temps,  de  ne  pas  s'enquérir  tout  d'abord  de  l'histoire  du  lieu 
(et,  si  obscur,  si  isolé  qu'il  soit,  c'est  bien  rare  qu'il  n'en  ait  point)  : 

(1)  C'est  par  erreur  que  l'article  sur  M.  Charles  Magnin,  inséré  dans  le  n»  du 
15  octobre  dernier,  et  qui  appartient  à  la  présente  série,  a  été  marqué  du  chiffre  IX; 
c'est  le  X  qu'il  faut  lire.  L'article  qui  avait  précédé  était  celui  sur  M™^  de  Rémusat 
(15  juin  1842).  En  effet,  le  lien  commun  de  tous  les  écrivains  que  nous  rangeons 
dans  cette  série,  c'est  qu'on  peut  les  considérer  comme  écrivains  critiques^  par 
opposition  aux  romanciers  et  poètes  de  l'autre  série.  Mais  de  ces  écrivains  criti- 
ques, les  uns  sont  plutôt  historiens  littéraires,  et  les  autres  se  présentent  particu- 
lièrement comme  moralistes.  C'est  ce  dernier  côté  que  nous  tâchons  aujourd'hui  de 
dégager  chez  Naudé;  nous  le  prenons  comme  disciple  de  Cbarron» 


MORALISTES  DE  LA  FRANCE.  755 

quels  hommes  y  ont  passé,  s'y  sont  assis  à  leur  tour;  quels  l'ont  fondé, 
donjon  ou. clocher,  maison  d'étude  ou  de  prière;  quels  y  ont  gravé 
leur  nom  sur  le  mur,  ou  seulement  y  ont  laissé  un  vague  écho  dans 
les  bois.  Ce  passé  une  fois  ressaisi,  ces  hôtes  invisibles  et  silencieux 
une  fois  reconnus,  on  jouit  mieux ,  ce  semble,  du  séjour,  on  le  pos- 
sède alors  véritablement,  et  le  Genius  loci,  que  notre  hommage  a 
rendu  propice,  anime  doucement  chaque  objet,  y  metl'ame  secrète, 
et  accompagne  désormais  tous  nos  pas.  Ainsi  surtout  doit-on  faire 
s'il  s'agit  d'un  Heu  de  quelque  renom,  d'une  fondation  destinée  pré- 
cisément à  perpétuer  la  mémoire  des  hommes  et  des  choses.  C'est  ce 
que  je  n'ai  eu  garde  de  négliger  pour  notre  bibliothèque  Mazarine, 
depuis  qu'un  indulgent  loisir  m'y  a  fait  asseoir,  et  que  le  régime  du 
plus  aimable  des  administrateurs  nous  y  rend  les  douceurs  d'Évan- 
dre;  je  me  suis  senti  sollicité  du  premier  jour  à  rechercher  l'histoire 
des  prédécesseurs.  Un  de  ces  derniers,  M.  Petit-Radel,  a  écrit  fort 
savamment  (je  dirais  peut-être  un  autre  mot  si  ce  n'était,  lui  aussi, 
un  ancêtre)  l'historique  de  l'établissement  qu'il  administrait.  Fonda- 
tion de  Mazarin ,  mais  n'ayant  été  livrée  au  public  dans  le  local  et 
sous  la  forme  actuelle  que  bien  après  lui,  desservie  durant  tout  le 
xviii^  siècle  par  une  dynastie  purement  théologique  de  docteurs  en 
Sorbonne,  cette  bibliothèque  s'ouvrit,  au  moment  de  la  révolution, 
à  des  noms  de  conservateurs  un  peu  mélangés.  Là  Sylvain  Maréchal 
siégea;  il  fallut  purifier  la  place.  Là,  Palissot,  vieillard  souriant,  re- 
venu de  la  satire,  se  consola  dans  le  voisinage  de  l'Institut  de  ne 
pouvoir  pas  en  être.  Boufflers,  nommé  un  instant  pour  lui  succéder, 
en  1814,  n'y  parut  jamais:  il  se  contenta  d'envoyer  demander  le 
premier  jour,  par  un  reste  de  vieille  habitude,  où  étaient  les  écuries 
et  remises  du  logement  de  Palissot,  afin  d'y  loger  sans  doute  les 
chevaux  qu'il  n'avait  plus.  Montjoie,  l'auteur  des  Quatre  Espagnols, 
si  oublié,  ne  prit  que  le  temps  d'y  entrer,  de  s'en  réjouir  et  d'y  mou- 
rir. Mais  tous  ces  hôtes  passagers  qui  ne  pourraient  qu'égayer  d'une 
anecdote  un  fond  si  grave,  que  sont-ils  auprès  du  fondateur  même, 
je  veux  dire  le  bibliothécaire  de  Mazarin  et  le  grand  bibliographe 
d'alors,  ce  Gabriel  Naudé  dont  le  cachet  est  là  partout  sous  nos  yeux, 
dont  l'esprit  se  représente  à  chaque  instant  dans  le  choix  des  livres 
et  s'y  peint  comme  dans  son  œuvre?  C'est  à  lui  que  je  m'attacherai 
aujourd'hui,  moins  encore  au  savant  qu'à  l'homme;  moi,  le  dernier 
venu  et  le  plus  indigne  de  sa  postérité  directe,  je  veux  gagner  mon 
titre  d'héritier  et  lui  consacrer,  à  lui  le  grand  sceptique,  cet  article 
tout  pieux,  au  moins  en  ce  sens-là. 

49. 


756  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Un  de  nos  jeunes  et  curieux  amis  a  fait,  il  y  a  bien  des  années 
déjà,  une  étude  de  Naudé  en  cette  Bévue  (1);  il  s'est  appliqué  à  toute 
sa  vie,  s'est  étendu  sur  ses  divers  ouvrages ,  et  a  pris  plaisir  autour 
de  l'érudit.  C'est  au  moraliste,  au  penseur,  que  je  vise  plutôt  ici;  c'est 
l'esprit  de  la  personne  et  le  procédé  de  cet  esprit  que  je  vais  ra'ef- 
forcer  de  dégager,  de  faire  saillir  de  dessous  la  croûte  d'érudition 
assez  épaisse  qui  le  recouvre.  Tout  est  dans  Bayle,  a-t-on  dit,  mais 
il  faut  l'en  tirer  pour  l'y  voir.  Combien  ce  mot  est-il  plus  vrai  de 
Naudé  encore,  lequel  n'a  ni  point  de  vue  apparent  ni  relief  saisis- 
sable,  et  qui  étouffe  son  idée  comme  à  dessein  sous  une  masse  de 
citations  et  de  digressions!  Il  s'agit,  dans  ce  bloc  confus  et  presque 
informe,, de  retrouver  et  de  tailler  le  buste  de  l'homme.  Au  bout 
d'une  des  salles  de  la  Mazarine  un  buste  de  lui  existe  en  marbre  et 
fait  pendant  à  celui  de  Racine;  j'ai  souvent  admiré  le  contraste,  et 
je  ne  sais  si  c'est  ce  que  l'ordonnateur  a  voulu  marquer  :  ce  sont  bien 
certainement  les  deux  esprits  qui  se  ressemblent  le  moins,  les  deux 
écrivains  qui  se  produisent  le  plus  contrairement;  l'un  encore  tout 
farci  de  gaulois,  cousu  de  grec  et  de  latin,  et  d'une  diction  vérita- 
blement polyglotte,  l'autre  le  plus  élégant  et  le  plus  poli;  celui-ci  le 
plus  noble  de  visage  et  si  beau,  celui-là  si  fin.  Il  y  a  de  quoi  passer 
entre  les  deux.  Mais  le  point  où  je  voudrais  relever  et  voir  placer  le 
buste  de  Naudé,  c'est  à  son  vrai  lieu,  entre  Charron,  ou  mieux  entre 
Montaigne  et  Bayle  :  il  fait  le  nœud  de  l'un  à  l'autre,  un  très  gros 
nœud,  assez  dur  à  délier,  mais  qui  en  vaut  la  peine.  Otez  encore 
une  fois  l'enveloppe  et  l'écorce,  je  résume  le  sens  et  j'appelle  mon 
auteur  par  son  vrai  nom  :  un  sceptique  moraliste  sous  masque  d'é- 
rudit. 

Gabriel  Naudé  est  qualifié  Parisien  en  tête  de  ses  livres,  selon  la: 
vieille  mode,  Parisien  comme  Charron,  comme  Villon.  Il  naquit  en  fé- 
vrier 1600,  sur  la  paroisse  Saint-Méry,  de  parens  bourgeois,  qui,  voyant 
ses  heureuses  dispositions,  le  mirent  de  bonne  heure  aux  études.  On 
cite  d'ordinaire  ses  deux  maîtres  de  philosophie ,  célèbres  pour  le 
temps,  Frey  et  Padet;  mais  il  serait  plus  essentiel  de  rappeler  ce  que 
Guy  Patin,  son  ami  de  jeunesse,  nous  apprend.  Celui-ci,  ayant  à 
s'expliquer  sur  les  sentimens  religieux  de  Naudé,  écrivait  à  Spon  (2)  : 
<(  Tant  que  je  l'ai  pu  connoître,  il  m'a  semblé  fort  indifférent  dans 
«  le  choix  de  la  religion  et  avoir  appris  cela  à  Home,  tandis  qu'il  y  a 

(1)  15  août  183G,  article  de  M.  Labilie. 

(2)  Nouveau  Jiecueil  de  Lettres  choisies  de  Guy  Patin,  l.  V,  p.  233. 


MORALISTES  DE  LA  FRANCE.  757 

«  demeuré  douze  bonnes  années;  et  même  je  me  souviens  de  lui 
«  avoir  ouï  dire  qu'il  avoit  autrefois  eu  pour  maître  un  certain  pro- 
«  fesseur  de  rhétorique  au  collège  de  Navarre,  nommé  M.  Belurgey, 
{(  natif  de  Flavigny  en  Bourgogne,  qu'il  prisoit  fort....  »  Or,  ce  pro- 
fesseur de  rhétorique  se  vantait  notoirement  d'être  de  la  religion  de 
Lucrèce,  de  Pline,  et  des  grands  hommes  de  l'antiquité;  pour  article 
unique  de  foi ,  on  l'entendit  alléguer  souvent  certain  chœur  de  Sé- 
nèque  dans  la  Troade:  «  Bref,  ajoute  Guy  Patin,  M.  Naudé  avoit  été 
«  disciple  d'un  tel  maître,  »  et  il  conclut  en  citant  ce  vers  expressif 
du  Mantouan  que  tous  les  biographes  devraient  méditer  : 

Qui  viret  in  foliis  venit  a  radicibus  humor. 

Cherchez  bien,  cette  humeur  et  cette  sève  qui  verdoie  diversement 
dans  le  feuillage,  elle  provient  de  la  racine. 

Le  xvr  siècle  finissait  d'hier  quand  Naudé  naquit.  On  se  figure 
(liflîcilement  ce  que  devait  paraître  cette  féconde  et  forte  époque 
aux  yeux  de  ceux  qui  en  sortaient,  qui  en  héritaient,  et  pour  qui  elle 
était  véritablement  le  dernier  et  grand  siècle.  Il  faut  voir  comme 
Naudé  s'en  exprime  en  toute  occasion;  les  admirateurs  du  xviir  siècle 
n'en  disaient  pas  plus  à  l'issue  de  leur  âge  fameux.  Tant  de  décou- 
vertes successives  et  croissantes ,  canons,  imprimerie,  horloges,  un 
continent  nouveau,  tout  récemment  l'économie  des  cieux  cédant  ses 
secrets  aux  observations  d'un  Ticho-Brahé  et  aux  lunettes  d'un  Ga- 
lilée, voilà  ce  que  Naudé,  jeune,  avide  de  toute  connaissance,  eut 
d'abord  à  considérer,  et  il  s'en  exalte  avec  Bacon.  On  aime  à  l'en- 
tendre proclamer  la  félicité  de  notre  dernier  siècle,  et  on  sourit  en 
songeant  que  c'est  celui  même  duquel  nos  Httérateurs  instruits  d'il 
y  a  trente  ans  s'accordaient  à  parler  comme  d'une  époque  presque 
barbare.  La  ressource  de  l'humanité,  en  avançant,  est  de  se  débar- 
rasser du  bagage  trop  pesant  et  d'oublier  :  ainsi  elle  trouve  moyen 
de  se  redonner  par  intervalles  un  peu  de  fraîcheur  et  une  soif  de 
nouveauté.  Cardan,  Pic  de  la  Mirandole,  Scaliger,  ces  colosses  de 
science,  ou,  mieux,  pour  parler  comme  notre  auteur,  ces  preux  de 
'pédanterie,  aussi  merveilleux  et  plus  vrais  que  ceux  de  la  Table- 
Ronde,  étaient  donc  les  maîtres  familiers  de  Naudé  et  les  rudes 
jouteurs  auxquels  avait  affaire  incessamment  son  adolescence.  Quant 
j\  ceux  qui  avaient  écrit  en  français ,  tels  que  Bodin,  Charron  et  Mon- 
taigne, il  n'y  pouvait  voir  que  ses  compagnons  de  plaisir,  tant  c'était 
facilité  de  les  aborder  au  prix  des  autres.  Le  xvi^  siècle,  on  avait 
droit  de  le  croire  à  l'immensité  de  l'inventaire,  avait  et  possédait 


758  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

tout,  — tout,  hormis  ce  seul  petit  fruit  assez  capricieux,  qui  ne 
vient,  on  ne  sait  pourquoi,  qu'à  de  certaines  saisons  et  à  de  cer- 
taines expositions  de  soleil,  je  veux  dire  le  bon  goût,  ce  présent  des 
Grâces  (1). 

Le  bon  goût  dans  les  choses  littéraires,  et  la  méthode,  cet  autre 
bon  goût  qui  est  particulier  aux  sciences,  le  xvi*' siècle  n'en  sut 
point  le  prix  ni  l'usage.  Galilée  seul  fit  exception  comme  savant,  et 
offrit  l'instrument  exact  à  l'âge  qui  succéda.  Auparavant,  la  confu- 
sion tout  le  long  du  chemin  compromettait  la  recherche,  et  encom- 
brait en  fin  de  cause  la  découverte.  L'astronomie  de  ces  temps  con- 
tinuait de  se  mêler  à  l'astrologie,  la  chimie  à  l'alchimie,  la  géométrie 
aux  nombres  mystiques;  la  physique  n'avait  pas  fait  divorce  avec  les 
charlatans.  Ce  n'était  pas  le  vulgaire  seul  qui  parlait  de  magie.  Les 
superstitions  de  toutes  sortes  trouvaient  place  à  côté  de  l'audace  de 
la  pensée  et  jusque  dans  l'incrédulité  philosophique.  Les  plus  grands 
esprits,  Cardan,  Bodin,  Agrippa,  Postel,  inclinent  par  momens  au 
vertige  et  aux  chimères.  Le  résultat  de  cette  vaste  époque  efferves- 
cente à  son  lendemain  et  auprès  des  esprits  rassis,  judicieux,  cri- 
tiques, qui  l'embrasseraient  par  la  lecture,  devait  être  naturellement 
le  doute,  au  moins  le  doute  moral,  philosophique;  et  de  toutes  parts 
le  xvr  siècle  finissant  l'engendra. 

On  avait  tout  dit,  tout  pensé,  tout  rêvé;  on  avait  exprimé  les  idées 
et  les  recherches  en  toute  espèce  de  style,  dans  une  langue  en  gé- 
néral forte,  mais  chargée  et  bigarrée  à  l'excès.  Qu'y  avait-il  à  faire 
désormais?  Quelques  écrivains,  médiocrement  penseurs,  doués  seu- 
lement d'une  vive  sagacité  littéraire,  ouvrirent  dès  l'abord  une  ère 
nouvelle  pour  l'expression  ;  le  goût,  qui  implique  le  choix  et  l'exclu- 
sion, les  poussa  à  se  procurer  l'élégance  à  tout  prix  et  à  rompre  avec 
les  richesses  mêmes  d'un  passé  dont  ils  n'auraient  su  se  rendre 
maîtres.  Ainsi  opérèrent  Malherbe  et  Balzac.  Quant  au  fond  même 
des  idées,  la  révolution  fut  plus  lente  à  se  produire;  on  continua  de 
vivre  sur  le  xvr  siècle  et  sur  ses  résultats ,  jusqu'à  ce  que  Descartes 
vint  décréter  à  son  tour  l'oubli  du  passé,  l'abolition  de  cette  science 
gênante ,  et  recommencer  à  de  nouveaux  frais  avec  la  simplicité  de 
son  coup  d'œil  et  l'éclair  de  son  génie.  Naudé,  lui ,  n'avait  aucun  de 
ces  caractères  qui  étaient  propres  au  siècle  nouveau  ;  il  ne  se  sou- 
ciait en  rien  de  l'expression  littéraire,  il  ne  s'en  doutait  môme  pas; 

(1)  SMl  Tcut  sur  un  point,  ce  fut  en  architecture  et  sculpture  sous  les  Valois/pas 
en  une  autre  brandie. 


MORALISTES  DE  LA  FKANCE.  759 

et  pour  ce  qui  est  d'innover  et  de  renchérir  en  fait  de  système,  s'il 
avait  jamais  pensé  à  le  faire,  c'eût  été  dans  les  lignes  mêmes  et 
comme  dans  la  poussée  du  xvi^  siècle,  en  reprenant  quelque  grande 
conception  de  l'antiquité  et  en  greffant  la  hardiesse  sur  l'érudition. 
Mais,  s'il  eut  à  un  moment  ces  velléités  d'enthousiasme,  comme 
semble  l'attester  son  admiration  de  jeune  homme  pour  Campanella, 
elles  furent  courtes  chez  lui;  il  retomba  vite  à  l'état  de  lecteur  con~ 
templatif  et  critique ,  notant  et  tirant  la  morahté  de  chaque  chose, 
repassant  tout  bas  les  paroles  des  sages,  et,  pour  vérité  favorite,  se 
donnant  surtout  le  divertissement  et  le  mépris  de  chaque  erreur. 

Naudé  appartient  essentiellement  à  cette  race  de  sceptiques  et 
académiques  d'alors,  dont  on  ne  sait  s'ils  sont  plus  doctes  ou  plus 
penseurs,  étudiant  tout,  doutant  de  tout  entre  eux,  que  Descartes 
est  venu  ruiner  en  établissant  d'autorité  une  philosophie  spiritua- 
hste,  croyante  dans  une  certaine  mesure,  et  capable  de  supporter  le 
grand  jour  devant  la  reUgion  (1).  A  voir  l'anarchie  morale  qui  ré- 
gnait durant  le  premier  tiers  du  siècle ,  et  l'impuissance  d'en  sortir 
en  continuant  la  tradition,  on  apprécie  l'importance  de  cette  brusque 
réforme  cartésienne  à  titre  d'institution  publique  de  la  philosophie. 
Quanta  l'autre  espèce  de  sagesse  plus  à  huis-clos  et  dans  la  chambre, 
qui  ne  s'enseigne  pas,  qui  ne  se  professe  pas,  qui  n'est  pas  une  mé- 
thode, mais  un  résultat,  pas  un  début  ni  une  promesse,  mais  une  ha- 
bitude et  une  fin ,  et  de  laquelle  il  faut  répéter  avec  Sénèque  :  Bona 
mens  non  emitur^  non  commodatur,  c'est-à-dire  qu'elle  est  une  ma- 
turité toute  personnelle  de  l'esprit,  on  peut  s'en  tenir  à  Gabriel  Naudé. 

Nul ,  en  son  temps ,  ne  l'a  pratiquée  mieux  que  lui  et  dans  les 
vraies  conditions  du  genre,  à  petit  bruit,  sans  amour-propre,  sans 
montre,  à  l'abri  des  gros  livres  et  comme  sous  le  triple  retranche- 
ment des  catalogues;  car,  avec  lui,  c'est  derrière  tout  cela  qu'il  la 
faut  chercher. 

Au  sortir  de  sa  philosophie ,  pendant  laquelle  se  noua  sa  liaison 


(1)  Le  dernier  des  sceptiques  érndits  de  cette  race  de  Naudé  et  de  beaucoup  le 
plus  mitigé  et  le  plus  élégant,  quoiqu'au  fond  y  tenant  par  les  racines,  c'est  Huet, 
le  très  docte  évoque  d'Avranclies.  Il  combattit  Descartes  sur  la  certitude  et  reprit 
en  main  la  thèse  de  Sanchez  :  Quod  nihil  scitur.  Mais  chez  Huet,  on  peut  dire  que 
le  scepticisme  a  moins  l'air  encore  d'être  déguisé  qu'enchevêtré  dans  l'érudition; 
on  ne  sait  trop  Jusqu'où  il  l'étend  et  à  quel  point  juste  sa  religion  s'y  concilie.  Son 
manteau  d'évôque  recouvre  presque  tout.  La  portée  réelle  de  son  esprit  est  restée 
douteuse  au  milieu  de  cette  immensité  dejsavoir  et  de  celte  jonganimité  d'indiffé- 
rence. Il  y  aurait  un  beau  travail  à  faire  sur  lui. 


760  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

avec  Guy  Patin ,  il  s'adonna  à  l'étude  de  la  médecine ,  d'abord  sous 
M.  Moreau.  C'était  en  1622.  Sa  réputation  de  capacité  et  de  science 
s'étendait  déjà  hors  des  écoles.  Il  avait  publié  un  petit  livre,  le  Mar- 
fore  ou  discours  contre  les  libelles,  dont  je  ne  parlerai  pas,  attendu 
que  je  ne  sais  personne  qui  l'ait  lu  ni  vu.  Le  président  de  Mesmes, 
de  cette  famille  de  Mécènes  qui  avait  nourri  Passerat  et  qui  devait 
adopter  Voiture,  le  prit  pour  son  bibliothécaire.  Il  paraît  que  Naudé 
quitta  cette  place  un  peu  assujettissante  pour  aller  étudier  à  Padoue, 
en  1626;  il  en  fut  rappelé  par  la  mort  de  son  père.  En  1628,  la 
Faculté  de  médecine  le  choisit  pour  faire  le  discours  latin  d'apparat, 
proprement  dit  le  paranymphe ,  qui  était  d'usage  à  la  réception  des 
licenciés;  c'était  une  grande  solennité  scholaire.  Avant  de  leur 
décerner  le  bonnet  doctoral  ou,  comme  on  disait,  le  laurier,  et  de 
les  lancer  dans  le  monde,  la  Faculté,  en  bonne  mère,  les  faisait  louer 
et  préconiser  en  public.  Ils  étaient  neuf  cette  fois,  parmi  lesquels 
des  noms  plus  tard  célèbres,  Brayer,  Guenaut,  Rainssant.  Naudé 
s'acquitta  de  son  office  avec  splendeur  ;  il  prit  comme  corps  de  sujet, 
indépendamment  des  neuf  petits  panégyriques,  l'antiquité  de  l'École 
de  médecine  de  Paris.  On  fut  si  content  de  sa  harangue  en  beau 
latin  fleuri ,  plus  que  cicéronien  et  panaché  de  vers  latins  en  guise 
de  péroraison ,  qu'on  l'admit  tout  d'une  voix  à  compter  lui-même 
parmi  les  candidats  à  la  licence ,  de  laquelle  il  s'était  trouvé  exclu 
par  son  voyage  d'Italie.  Peu  après ,  Pierre  Du  Puy,  qui  l'estimait 
fort,  parla  de  lui  au  cardinal  de  Bagni,  ancien  nonce  en  France,  qui 
avait  besoin  d'un  bibliothécaire  et  secrétaire.  Naudé  s'attacha  à  ce 
cardinal,  et  le  suivit  en  Italie  à  la  fin  de  1630  ou  au  commencement 
de  1631  ;  il  y  resta  onze  années  pleines,  n'étant  revenu  à  Paris  qu'en 
mars  16^2,  pour  y  être  bibliothécaire  de  Richelieu,  puis  de  Mazarin. 
Les  cardinaux  et  les  bibliothèques,  ce  furent  là,  comme  on  voit,  le 
constant  abri  et  comme  le  gîte  de  Naudé. 

Ces  onze  ou  douze  années  d'Italie  et  de  Rome  durent  avoir  grande 
influence  sur  lui  et  sur  ses  habitudes  d'esprit  ;  mais  on  peut  dire 
qu'il  y  était  bien  préparé  par  la  nature.  Il  suffira  pour  cela  de  par- 
courir quelques-uns  des  écrits  qu'il  publia  antérieurement.  Avant 
de  les  lire  et  de  les  citer,  une  remarque  pourtant,  une  précaution 
est  nécessaire.  Pour  Naudé  qui  débute  vers  1623,  et  qui  s'en  va 
passer  hors  de  France  de  longues  années,  Malherbe  ni  Balzac  ne  sont 
guère  jamais  venus.  Il  écrit  en  français,  sauf  l'esprit  et  le  sens, 
comme  le  Père  Garassus  ou  comme  le  Père  Petau,  quand  ce  dernier 
s'en  mêle.  Naudé  y  ajoutait  des  traits  de  plume  à  la  M""  Gournay, 


MORALISTES  DE  LA  FRANCE.  761 

même  des  fleurettes  parfois  à  la  Camus  pour  le  joli  des  citations. 
Camus,  M''*  Gournay,  Garassus  et  Petau,  ce  sont  ses  vrais  contem- 
porains en  style  français  (si  français  il  y  a).  S'il  appelle  Montaigne 
le  Sénèque  de  la  France,  il  n'en  profite  guère  que  pour  s'accorder 
les  citations  latines  à  son  exemple.  Il  prise  Charron  plus  qu'il  ne 
l'imite  en  écrivant.  En  fait  de  poètes  modernes,  il  les  ignore.  Il  parle 
de  la  Pléiade  comme  étant  venue  depuis  peu,  et  Du  Bartas,  le  grand 
encyclopédique,  paraît  seul  lui  avoir  été  très-présent  ;  il  le  met  dans 
son  projet  de  Bibliothèque  en  tiers  avec  le  Tasse  et  l'Arioste  auprès 
d'Homère  et  de  Virgile.  Guillaume  Colletet,  ce  rimeur  né  suranné , 
est  son  seul  poète  moderne  contemporain. 

Dans  une  lettre  de  Bome ,  Janus  Erythreus ,  c'est-à-dire  Bossi , 
parlant  d'un  dernier  voyage  qu'y  fit  Naudé,  en  164^5,  pendant  lequel 
le  bibliothécaire  infatigable  achetait  des  livres  à  la  toise  pour  le  car- 
dinal Mazarin  et  vidait  tous  les  magasins  de  bouquinistes,  nous  le 
représente  au  sortir  de  ces  coups  de  main  tout  poudreux  lui-même 
de  la  tête  aux  pieds ,  tout  rempli  de  toiles  d'araignées  à  sa  barbe ,  à 
ses  cheveux ,  à  ses  habits ,  tellement  que  ni  brosses  ni  époussettes 
semblaient  n'y  pouvoir  suffire.  Eh  bien  !  le  style  de  Naudé ,  il  faut 
d'abord  s'y  faire,  est  plein  de  toiles  d'araignées  comme  sa  personne. 

Encore  une  fois,  ce  n'est  pas  une  raison  pour  se  détourner;  il 
vaut  la  peine  qu'on  l'accoste  sous  ce  costume.  Bien  de  moins  scholar 
au  fond  et  de  moins  pédant  que  lui  ;  il  vérifie,  aussi  bien  que  Bayle, 
ce  mot  de  Nicole,  que  le  pédantisme  est  un  vice ,  non  de  robe,  mais 
d'esprit;  et,  se  rendant  justice  à  lui-même  au  chapitre  \^^  de  ses 

Coups  d'État  j  il  a  pu  dire  :  « Car  il  est  vrai  que  j'ai  cultivé  les 

«  Muses  sans  les  trop  caresser,  et  me  suis  assez  plu  aux  études  sans 
«  trop  m'y  engager.  J'ai  passé  par  la  philosophie  scholastique  sans 
«  devenir  éristique,  et  par  celle  des  plus  vieux  et  modernes  sans  me 
a  partialiser  : 

NuUius  add ictus  jurare  in  verba  magistri. 

«  Sénèque  m'a  plus  servi  qu'Aristote;  Plutarque  que  Platon;  Juvénal 
((  et  Horace  qu'Homère  et  Virgile;  Montaigne  et  Charron  que  tous 
«  lesprécédens...  Le  pédantisme  a  bien  pu  gagner  quelque  chose, 
«  pendant  sept  ou  huit  ans  que  j'ai  demeuré  dans  les  collèges,  sur 
c(  mon  corps  et  façons  de  faire  extérieures,  mais  je  me  puis  vanter 
(c  assurément  qu'il  n'a  rien  empiété  sur  mon  esprit.  La  nature.  Dieu 
«  merci,  ne  lui  a  pas  été  marâtre.  » 
Son  premier  écrit  français  connu  (je  laisse  de  côté  l'introuvable 


762  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Marfore)  est  son  Instruction  à  la  France  sur  la  vérité  de  Vhistoire  des 
Frères  de  la  Rose-croix j  publiée  en  1623.  Vers  cette  année-là,  en 
effet,  «  le  roi  étant  à  Fontainebleau,  le  royaume  tranquille  et  Mans- 
«  feld  (1)  trop  éloigné  pour  en  avoir  tous  les  jours  des  nouvelles,  l'on 
<(  manquoit  de  discours  sur  le  change,  »  enfin  les  sujets  de  conver- 
sations par  toutes  les  compagnies  étaient  épuisés ,  lorsqu'un  mysti- 
ficateur ou  un  fou  s'avisa  de  remuer  tout  Paris  par  une  affiche  pla- 
cardée aux  coins  de  rue  et  qui  annonçait  la  venue  mystérieuse  des 
frères  Rose-croix  pour  tirer  les  hommes  d'erreur  de  mort,  et  révéler 
le  grand  secret  final.  Ces  Roses-croix  se  rattachaient  sans  doute  à  la 
société  de  frères  que  Racon  dit  avoir  existé  à  Paris,  et  dont  il  raconte 
une  séance  (2).  C'est  cette  mystification  et  cette  fourberie  des  pro- 
messes de  l'affiche  que  Naudé  entreprend  de  réfuter  et  d'éclaircir. 
Après  s'être  raillé,  au  début,  de  l'éternelle  badauderie  des  Français, 
il  explique  très  bien  comment  cette  chimère ,  cette  crédulité  conta- 
gieuse des  Rose-croix  a  pu  naître  de  l'enivrement  d'invention  qui 
suivit  le  xvi^  siècle.  Après  tant  de  nouveautés  que  l'âge  des  derniers 
parens  avait  vues  sortir,  on  arrivait  aisément  à  se  persuader  qu'il  n'y 
avait  plus  qu'une  seule  découverte  et  qu'une  seule  merveille  qui  en 
méritât  le  nom.  La  nature,  jouant  de  son  reste,  ramassait  toutes  ses 
forces  pour  produire  ce  dernier  bouquet  d'illumination  et  d'artifice.  A 
lire  quelques-uns  des  argumens  de  Naudé,  on  croirait  (sauf  le  style 
un  peu  différent)  lire  certaines  boutades  de  Charles  Nodier  raillant 
les  sectes  novatrices  de  notre  âge,  les  saint-simoniens  ou  autres. 
Sous  la  plume  des  deux  railleurs ,  l'exemple  de  Postel,  de  ses  ineffa- 
bles rêveries  et  de  sa  mère  Jeanne,  qui  devait  émanciper,  racheter 
les  femmes  (car  Jésus-Christ,  disait  Postel ,  n'avait  racheté  que  les 
hommes),  revient  souvent  comme  limite  extrême  des  folies  savantes. 
Le  Postel  fut  présent  de  bonne  heure  à  Naudé  pour  lui  prouver  que 
tout  se  peut  dire  et  croire ,  pour  lui  apprendre  à  se  méfier  de  la  sot- 
tise humaine,  jusqu'en  de  grands  esprits  et  au  sein  de  la  plus  haute 
doctrine.  A  l'âge  de  vingt-trois  ans,  Naudé  nous  paraît  déjà  dans  ce 
livre  ce  qu'il  sera  toute  sa  vie,  revenu  et  guéri  de  l'ambition  des 
nouveautés  où  il  s'était  fantasié  d'abord ,  se  rabattant  au  passé  de 
préférence  et  aux  opinions  des  anciens,  visant  à  se  réfugier,  à  péné- 
trer de  plus  en  plus  dans  la  vérité  secrète  et  entre  sages,  sub  rosa, 


(1)  Un  des  grands  généraux  de  h  guerre  de  Trente  ans,  qui  guerroyait  alors 
dans  les  Pays-Bas  ou  en  Westphalie. 

(2)  Voir  de  Maistrc,  Examen  de  Bacon ,  l.  ï ,  p.  9i. 


MORALISTES  DE  LA  FRANCE.  7G3 

comme  il  dit  (1).  Le  chapitre  vu,  dans  lequel  il  commente  à  sa  guise 
le  conseil  d'Aristote ,  que  celui  qui  veut  se  réjouir  sans  tristesse  na 
qu'à  recourir  à  la  philosophie j  nous  le  montre,  au  milieu  de  cette 
fougue  du  temps,  savourant  ce  profond  plaisir  du  sceptique  qui 
consiste  à  voir  se  jouer  à  ses  pieds  l'erreur  humaine,  et  laissant  du 
premier  jour  échapper  ce  que,  vingt-cinq  ans  plus  tard,  il  exprimera 
si  énergiquement  dans  le  Mascurat  :  ce  Car,  à  te  dire  vrai,  Saint-Ange, 
a.  l'une  des  plus  grandes  satisfactions  que  j'aie  en  ce  monde,  est  de 
«  découvrir,  soit  par  ma  lecture,  ou  par  un  peu  de  jugement  que  Dieu 
,((  m'a  donné,  la  fausseté  et  l'absurdité  de  toutes  ces  opinions  popu- 
«  laires  qui  entraînent  de  temps  en  temps  les  villes  et  les  provinces 
«  entières  en  des  abîmes  de  folie  et  d'extravagances.  »  Aussi  quelle 
pitié  pour  lui  que  la  Fronde,  et  que  toutes  les  frondes!  Il  fut  servi  à 
souhait  durant  sa  vie. 

Bien  qu'en  plus  d'un  passage  de  ce  livre  sur  les  Rose-croix,  la  re- 
ligion chrétienne  ne  semble  pas  suffisamment  distinguée  de  ce  qui 
est  touché  tout  à  côté,  il  apparaît  assez  clairement  que  l'auteur  ne 
favorise  en  rien  les  nouveautés  religieuses  qui  ont  troublé  le  royaume 
et  porté  atteinte  à  la  foi  des  aïeux.  Il  incline  pour  l'ordre  politique 
avant  tout,  pour  la  raison  d'état,  et,  tout  en  se  conservant  sceptique, 
il  se  prépare  à  être  très  romain. 

L'Apologie  pour  tous  les  grands  personnages  qui  ont  été  faussement 
soupçonnés  de  magie,  publiée  en  1625,  est  un  livre  très  savant  dont 
le  sujet,  pour  nous  des  plus  bizarres,  ne  peut  s'expliquer  que  par  la 
grossièreté  des  préjugés  d'alentour.  Il  s'agit  tout  simplement  de 
prouver  que  Zoroastre,  Orphée,  Pythagore,  Numa,  Virgile,  etc.,  etc., 

(1)  La  rose,  dans  l'antiquité,  était  l'emblème  à  la  fois  du  plaisir  et  du  mystère; 
c'est  pourquoi  on  la  suspendait  aux  festins  : 

Est  rosa  flos  Veneris,  cujus  quo  furta  laterent, 

Harpocrati ,  matris  doua  dicavit  Amor. 
Inde  rosam  mensis  hospes  suspendit  araicis, 

Conviva  ut  sub  ea  dicta  tacenda  sciât. 

Naudé,  qui  cite  cette  épigramme  dans  la  préface  de  ses  Rose-Croix,  l'a  remise 
depuis  dans  son  Mascurat,  et  en  a  fait  la  plus  jolie  page  de  ce  gros  in-i»  :  «  La  fable 
«ancienne  ou  moderne  dit  que  le  Dieu  d'Amour  fit  présent  au  Dieu  du  Silence, 
«(  Harpocrate,  d'une  belle  fleur  de  rose,  lorsque  personne  n'en  avoit  encore  vu  et 
«  qu'elle  étoit  toute  nouvelle,  afin  qu'il  ne  découvrît  point  les  secrètes  pratiques  et 
«  conversations  de  Vénus  sa  mère;  et  que  l'on  a  pris  de  là  occasion  de  pendre  une 
€  rose  es  chambres  où  les  amis  et  parens  se  festinent  et  se  réjouissent,  afin  que, 
«sous  l'assurance  que  cette  rose  leur  donne  que  leurs  discours  ne  seront  point 
«  éventés,  ils  puissent  dire  tout  ce  que  bon  leur  semble.  » 


764  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

e  tutti,  n'étaient  point  des  sorciers  ni  des  magiciens  au  sens  vulgaire, 
et  que,  s'ils  peuvent  s'appeler  mages,  c'est  suivant  la  signification 
irréprochable  et  pure  de  la  plus  divine  sagesse.  On  a  besoin ,  pour 
comprendre  que  ce  livre  de  Naudé  a  été  utile  et  presque  courageux, 
de  se  représenter  l'état  des  opinions  en  France  au  moment  où  il 
parut.  On  était  alors  dans  une  sorte  d'épidémie  de  sorcellerie  entre 
le  procès  de  la  maréchale  d'Ancre  et  celui  d'Urbain  Grandier.  Ce  cou- 
rant de  folles  idées,  ce  souffle  aveugle  dans  l'air,  attisait  plus  d'un 
bûcher.  Atrocité  ici,  mauvais  goût  là.  On  mêlait  les  sorciers  à  tout, 
même  aux  élégies  d'amour,  et  non  pas,  croyez-le  bien,  à  la  façon 
de  l'antiquité.  Ogier,  à  vingt  ans,  composait  une  héroïde  à  l'imi- 
tation d'Ovide  sur  la  sotte  histoire  que  voici  et  qui  courait,  dit-il, 
tout  Paris  :  «Un  M.  de  F.,  après  des  recherches  passionnnées,  épouse 
M"^  de  P.,  fille  de  beaucoup  de  mérite,  mais  peu  accommodée  des 
biens  de  la  fortune,  puis  incontinent  après  son  mariage  l'abandonne 
lâchement.  Ses  parens  favorisent  son  divorce,  disent  qu'il  a  été  en- 
sorcelé, etc.  »  C'étaient  là  les  sujets  à  la  mode ,  les  gentillesses  dans 
les  belles  compagnies.  Le  xvi^  siècle ,  si  grand  et  si  fertile  qu'il  eût 
été  pour  les  esprits  des  doctes  et  pour  les  penseurs ,  avait  laissé  au 
vulgaire  et,  pour  parler  plus  simplement,  au  public,  toute  sa  rouille; 
il  ne  l'avait  pas  civilisé.  Le  public,  à  son  tour,  on  peut  le  dire,  n'avait 
pas  civilisé  non  plus  les  savans.  Scaliger  et  Cardan,  les  deux  plus 
grands  personnages  modernes  selon  Naudé,  les  deux  seuls  qu'on  pût 
opposer  aux  plus  signalés  des  anciens,  avaient  poussé  le  plagiat  de 
l'antiquité  jusqu'à  parler  d'une  façon  presque  sérieuse  de  leurs  dé- 
mons famiUers,  et  jusqu'à  se  donner  l'air  d'y  croire.  Ainsi  la  moyenne 
des  esprits  restait  grossière,  et  la  sublimité  des  élus  se  montrait  sau- 
vage. On  n'avait  à  compter  dans  chaque  ordre  qu'avec  les  initiés  et 
les  profès.  J'ai  dit  que  le  xvi*'  siècle  possédait  tout,  mais  c'était  en 
bloc;  la  science  s'y  faisait  en  gros,  en  grand,  et  ne  s'y  débitait  pas. 
Il  fallait  pour  cet  échange  mutuel  entre  tout  le  monde  et  quelques- 
uns  et  pour  ce  second  travail  de  la  dissémination  des  lumières  la 
lente  action  de  deux  siècles,  une  langue  à  l'usage  de  tous,  non  plus 
latine,  ni  pédantesque,  l'influence  paisible  et  bienfaisante  des  chefs- 
d'œuvre,  un  frottement  prolongé  de  société ,  et  la  coopération  gra- 
cieuse d'un  sexe  que  les  Saumaise  de  tout  temps  n'ont  apprécié  que 
trop  peu;  en  un  mot  il  fallait,  après  Scaliger,  que  vinssent  M"''  de 
La  Fayette  et  Voltaire.  En  1624 ,  le  Père  Garassus  avait  publié  le 
livre  de  la  Doctrine  curieuse  des  Beaux-Esprits  modernes,  dans  lequel 
il  cherchait  partout  des  libertins  et  des  athées;  Naudé  put  en  prendre 


MORALISTES  DE  LA  FRANCE.  765 

l'idée  de  venger,  par  contrepartie,  les  grands  esprits  de  l'antiquité 
qui  avaient  d'ailleurs  été  compromis,  il  nous  l'apprend  positivement, 
dans  les  suites  de  cette  querelle.  Une  brochure  publiée  au  sujet  du 
livre  de  Garasse  avait  traité  Virgile  de  nécromancien  et  &' enchanteur 
au  sens  de  l'enchanteur  Merlin.  Naudé  en  tira  prétexte  pour  son 
Apologie.  Il  serait  trop  fastidieux  de  le  suivre  dans  les  contes  à 
dormir  debout  qu'il  se  croit  obligé  de  discuter,  et  dans  la  rude  guerre 
qu'il  y  fait  à  de  stupides  démonographes.  Nous  admettons  d'emblée 
que  la  nymphe  Égérie  n'était  pas  un  démon  succube,  et  aussi  que  le 
grand  chien  noir  de  Corneille  Agrippa  n'était  pas  le  diable  en  per- 
sonne. Ce  qui  se  marque  plus  volontiers  pour  nous  dans  le  livre,  et 
peut  nous  y  intéresser  encore,  c'est  un  goût  de  science  reculé  et  re- 
celé du  vulgaire,  et  le  tenant  à  distance  lui  et  ses  sottes  opinions, 
c'est  le  culte  secret  d'une  sagesse  qui,  comme  il  le  dit,  n'aime  pas 
h  se  profaner.  Naudé  a  dédain ,  par-dessus  tout,  de  la  foule  mou- 
tonnière et  du  grand  nombre;  il  se  plaît  à  répéter  avec  Sénèque  : 
Non  tam  bene  cum  rébus  humanis  geritur  ut  mellora  pluribus  pla^ 
ceanf,  les  choses  humaines  ne  se  trouvent  pas  si  bien  partagées  que 
ce  soit  le  mieux  qui  agrée  au  plus  grand  nombre  (1).  Il  paraît  très 
persuadé  «  que  notre  esprit  rampe  bien  plus  facilement  qu'il  ne 
«s'essore,  et  que,  pour  le  délivrer  de  toutes  ces  chimères,  il  le 
c(  faut  émanciper,  le  mettre  en  pleine  et  entière  possession  de  son 
<(  bien ,  et  lui  faire  exercer  son  office  qui  est  de  croire  et  respecter 
«  l'histoire  ecclésiastique ,  raisonner  sur  la  naturelle,  et  toujours 
«  douter  de  la  civile.  »  Pour  preuve  de  soumission  à  l'histoire  ecclé- 
siastique, tout  aussitôt  après  ce  passage  il  entame  un  petit  éloge  de 
l'empereur  Julien ,  «  de  cet  empereur,  dit-il,  autant  décrié  pour  son 
c(  apostasie  que  renommé  pour  plusieurs  vertus  et  perfections  qui  lui 
«  ont  été  particulières  (2).»  L'histoire  ecclésiastique  ainsi  exceptée. 


(1)  Il  réitère  et  développe  cette  pensée  avec  une  rare  énergie  au  chapitre  iv  de 
ses  Coups  d'État: ...  «  Ses  plus  belles  parties  (de  la  populace)  sont  d'être  incon- 
«  stanle  et  variable,  approuver  et  improuver  quelque  chose  en  même  temps,  courir 
«  toujours  d'un  contraire  à  l'autre,  croire  de  léger,  se  mutiner  proniptement,  tou- 
te jours  gronder  et  murmurer  :  bref,  tout  ce  qu'elle  pense  n'est  que  vanité,  tout  ce 
«qu'elle  dit  est  faux  et  absurde,  ce  qu'elle  improuve  est  bon,  ce  qu'elle  approuve 
a  mauvais,  ce  qu'elle  loue  infâme,  et  tout  ce  qu'elle  fait  et  entreprend  n'est  que 
«  pure  folie.  »  Ce  sont  de  telles  manières  de  voir,  avec  leur  accompagnement  poli- 
tique et  religieux,  qui  faisaient  dire  plaisamment  à  Guy  Patin  que  son  ami  Naudé 
était  un  grand  puritain,  il  entendait  par  là  fort  épuré  des  idées  ordinaires. 

(2)  Apologie,  chap.  viii. 


766  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

il  est  évident  qu'en  toute  matière,  civile  du  moins  et  naturelle,  Naudé 
fait  volontiers  une  double  part,  l'une  de  la  sottise  et  de  la  crédulité 
des  masses,  l'autre  de  la  singulière  industrie  de  quelques  habiles.  Il 
croit  surtout  à  la  crédulité  humaine,  et  s'en  retire  en  répétant  pour 
son  compte  : 

Credat  Judaeus  Apella, 

Non  ego 

La  science  humaine  dans  tout  son  fin  et  son  retors  et  son  déniaisé, 
pour  parler  comme  lui,  voilà  l'objet  propre,  le  champ  unique  de 
Naudé.  J'allais  ajouter  qu'il  y  a  une  chose  à  laquelle  il  n'a  rien  com- 
pris et  dont  il  ne  s'est  jamais  douté,  pour  peu  qu'elle  existe  encore, 
c'est  l'autre  science,  celle  du  Saint  et  du  Divin;  et  qu'il  semble  tout- 
à-fait  se  ranger  à  cet  axiome  volontiers  cité  par  lui  et  emprunté  des 
jurisconsultes  :  Idem  judicium  de  iis  quœ  non  sunt  et  quœ  non  appa- 
rent, ce  qu'on  ne  peut  saisir  est  comme  non  avenu  et  mérite  d'être 
jugé  comme  n'existant  pas  (1).  Mais  j'irais  trop  loin  en  parlant  ainsi; 
on  ne  saurait  trop  se  méfier  de  ces  jugemens  absolus  en  telle  ma- 
tière, et  \ Apologie  renferme  sur  Zoroastre,  Orphée  et  Pythagore, 
sur  toutes  ces  belles  âmes  calomniées,  ces  génies  des  lettres, 

OmUes  caelicolas,  onines  supera  alta  tenentes, 

des  pages  élevées,  presque  éloquentes,  qui  indiquent  chez  lui  le 
sentiment  ou  du  moins  l'intelligence  du  Saint  plus  que  je  n'aurais 
cru.  Il  pense  avec  Montaigne  trop  de  bien  de  Plutarque,  il  l'estime 
trop  hautement  le  plus  judicieux  auteur  du  monde,  pour  être  entiè- 
rement dénué  d'une  certaine  connaissance  religieuse  dont  Plutarque 
a  été  comme  le  dépositaire  et  le  suprême  pontife  chez  les  païens. 
Bien  que  cette  disposition  reparaisse  très  peu  chez  Naudé,  et  que  je 
doive  avec  lui  la  négliger  dans  ce  qui  suit,  qu'il  me  suffise  d'en  avoir 
marqué  l'éclair  et  d'avoir  entrevu  de  ce  côté  comme  un  horizon. 

Deux  ans  après  Y  Apologie ,  il  donna  un  petit  opuscule  qui  nous 
sied  mieux  et  où  il  se  peint  directement  dans  son  vrai  jour  :  Advis 
pour  dresser  une  Bibliothèque,  présenté  à  M.  le  président  de  Mesmes 
(1627).  Composé,  on  le  voit,  en  vue  d'un  patron,  comme  la  plupart 
de  ses  autres  écrits,  celui-ci  du  moins  nous  traduit  la  plus  chère  des 

(1)  «  Les  eaux  de  Sainte-Reine  ne  font  point  de  miracles.  Il  y  a  long-temps  que 
«  je  suis  de  l'avis  de  feu  noire  bon  ami  M.  Naudé,  (jui  disoil  que,  pour  n'ôtre  troni|)é, 
«  il  ne  falloit  admettre  ni  prédiclion,  ni  mystère,  ni  vision,  ni  miracles.  »  Guy  Paiin, 
{Nouvelles  Lettres  à  Spon,  t.  II,  p.  183). 


MORALISTES  DE  LA  FRANCE.  767 

pensées  de  l'auteur,  sa  véritable  et  intime  passion.  Naudé  n'en  eut 
qu'une,  mais  il  l'eut  toute  sa  vie,  et  avec  les  caractères  de  constance, 
d'enthousiasme  et  de  dévouement  qui  conviennent  aux  généreuses 
entreprises.  Sa  passion  à  lui,  son  idéal,  ce  fut  la  bibliothèque,  une 
certaine  bibliothèque  comme  il  n'en  existait  pas  alors,  du  moins  en 
France.  Lui  si  sage,  si  indifférent  sur  le  reste,  si  incapable  de  s'éton- 
ner et  de  s'irriter,  nous  le  verrons  un  jour  malheureux  et  vulnérable 
de  ce  côté,  et  même  éloquent  dans  sa  blessure.  Ce  qu'il  parvint  à 
réaliser  à  grand'  peine  vingt  ans  plus  tard  avec  le  cardinal  Mazarin , 
il  le  concevait,  jeune,  auprès  du  président  de  Mesmes;  il  préludait  à 
cette  création  (car  c'en  fut  une),  à  cette  espèce  d'institution  et 
d'œuvre.  Expliquons-nous  bien  comment  Naudé  entendait  la  biblio- 
thèque. 

La  passion  des  livres,  qui  semble  devoir  être  une  des  plus  nobles, 
est  une  de  celles  qui  touchent  de  plus  près  à  la  manie;  elle  atteint 
toutes  sortes  de  degrés,  elle  présente  toutes  les  variétés  de  forme  et 
se  subdivise  en  mille  singularités  comme  son  objet  même.  On  la 
dirait  innée  en  quelques  individus  et  produite  par  la  nature ,  tant 
elle  se  prononce  chez  eux  de  bonne  heure;  et ,  bien  qu'elle  se  mêle 
dans  la  jeunesse  au  désir  de  savoir  et  d'apprendre,  elle  ne  s'y  con- 
fond pas  nécessairement.  En  général,  toutefois,  le  goût  des  livres 
est  acquis  en  avançant.  Jeune,  d'ordinaire,  on  en  sent  moins  le  prix; 
on  les  ouvre,  on  les  Ht,  on  les  rejette  aisément.  On  les  veut  nouveaux 
et  flatteurs  à  l'œil  comme  à  la  fantaisie;  on  y  cherche  un  peu  la 
même  beauté  que  dans  la  nature.  Aimer  les  vieux  livres,  comme 
goûter  le  vieux  vin,  est  un  signe  de  maturité  déjà.  M.  Joubert,  dans 
une  lettre  à  Fontanes,  a  dit  :  ((  Il  me  reste  à  vous  dire  sur  les  livres 
<(  et  sur  les  styles  une  chose  que  j'ai  toujours  oubhée.  Achetez  et 
ce  lisez  les  livres  faits  par  les  vieillards,  qui  ont  su  y  mettre  l'origina- 
<(  lité  de  leur  caractère  et  de  leur  âge.  J'en  connais  quatre  ou  cinq 
«  où  cela  est  fort  remarquable  :  d'abord  le  vieil  Homère;  mais  je  ne 
c(  parle  pas  de  lui.  Je  ne  dis  rien  non  plus  du  vieil  Eschyle;  vous  les 
ce  connaissez  amplement,  en  leur  qualité  de  poètes;  mais  procurez- 
cc  vous  un  peu  Varron,  Marculphi  Formulée  (ce  Marculphe  était  un 
ce  vieux  moine,  comme  il  le  dit  dans  sa  préface  dont  vous  pouvez 
«  vous  contenter);  Cornaro,  de  la  Vie  sobre;  yen  connais,  je  crois, 
c(  encore  un  ou  deux;  mais  je  n'ai  pas  le  temps  de  m'en  souvenir. 
ce  Feuilletez  ceux  que  je  vous  nomme,  et  vous  me  direz  si  vous  ne 
ce  découvrez  pas  visiblement,  dans  leurs  mots  et  dans  leurs  pensées, 
c(  des  esprits  verîs  quoique  ridés,  des  voix  sonores  et  cassées,  l'au- 


1 


768  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

«  torité  des  cheveux  blancs,  enfin  des  têtes  de  vieillards.  Les  ama- 
c(  teurs  de  tableaux  en  mettent  toujours  dans  leur  cabinet.  Il  faut 
c(  qu'un  connaisseur  en  livres  en  mette  dans  sa  bibliothèque.  »  Nulle- 
part  ce  que  j'appellerai  l'idéal  du  vieux  livre  renfrogné,  l'idéal  du 
bouquin,  n'a  été  mieux  exprimé  qu'en  cette  page  heureuse;  mais 
M.  Joubert  y  parle  surtout  au  nom  de  l'amateur  qui  veut  lire.  Il  y  a 
celui  qui  veut  posséder.  Pour  ce  dernier,  le  goût  des  livres  est  une 
des  formes  les  plus  attrayantes  de  la  propriété,  une  des  applications 
les  plus  chères  de  cette  prévoyance  qui  s'accroît  en  vieillissant;  il  a 
ses  bizarreries  et  ses  replis  à  l'infini,  comme  toutes  les  avarices.  Les 
tours  malicieux,  les  ruses,  les  rivalités,  les  inimitiés  même  qu'il  en- 
gendre ,  ont  quelque  chose  de  surprenant  et  de  marqué  d'un  coin 
à  part.  On  a  observé  que  les  haines  entre  bibliothécaires  ont  égale- 
ment quelque  chose  de  sourd ,  de  subtil ,  de  silencieux ,  comme  le 
ver  qui  ronge  et  pique  les  volumes.  Mais  nous  sommes  loin  de  tous 
ces  vices  et  de  ces  raffinemens  avec  Naudé,  qui  a  la  passion  dans  sa 
noblesse,  dans  sa  vérité  première  et  dans  sa  franchise. 

Naudé  n'estime  les  bibliothèques  dressées  qu'en  considération  du 
service  et  de  l'utilité  que  Von  en  peut  recevoir.  Concevant  cette  utilité 
dans  le  sens  le  plus  large  et  le  plus  philosophique,  il  propose  le  plan 
d'une  bibliothèque  universelle^  enctjclopédique,  qui  comprenne  toutes 
les  branches  de  la  connaissance  et  de  la  curiosité  humaines,  et  dans 
laquelle  toutes  sortes  de  livres  sans  exclusion  soient  recueillis  et  clas- 
sés. De  plus,  il  la  veut  publique  moyennant  de  certaines  précautions, 
et  il  sait  intéresser  à  cette  pubHcité,  par  d'adroits  chatouillemens, 
la  vanité  des  PoUion  et  des  Mécènes.  Il  n'y  avait  à  cette  époque  en 
Europe  que  trois  bibliothèques  véritablement  publiques,  la  Bodiéenne 
à  Oxford ,  l'Ambroisienne  à  Milan ,  et  celle  de  la  maison  des  Augus- 
tins  ou  l'Angélique,  à  Rome,  tandis  que  dans  l'ancienne  Rome  on 
en  avait  compté  vingt- neuf  selon  les  uns,  trente-sept  suivant  les  au- 
tres. En  France,  à  Paris,  parmi  les  riches  bibliothèques  alors  renom- 
mées, y  compris  celle  du  roi,  il  n'y  en  avait  aucune  qui  répondît  au 
vœu  de  Naudé,  c'est-à-dire  qui  fût  ouverte  à  chacun  et  de  facile  en- 
trée, et  fondée  dans  le  but  de  nen  dénier  jamais  la  communication  au 
moindre  des  hommes  qui  en  pourra  avoir  besoin.  Ce  fut  son  innovation 
à  lui,  son  instigation  active.  Il  y  poussait  dès-lors  le  président  de 
Mesmes;  vingt  ans  après  il  y  convertissait  le  cardinal  Mazarin  et  avait 
la  satisfaction,  vers  1648,  à  la  veille  même  de  la  Fronde,  de  voir  la 
merveilleuse  bibliothèque  amassée  et  ordonnée  par  ses  soins  s'ou- 
vrir le  jeudi  à  tous  les  hommes  d'étude  qui  s'y  présenteraient.  Par 


MORALISTES   DE  LA  FRANCE.  769 

une  attention  touchante  et  qui  ne  pouvait  venir  que  de  lui,  sachant 
la  sauvagerie  de  bien  des  gens  de  lettres ,  il  avait  fait  pratiquer  une 
porte  particulière  afln  de  leur  éviter  l'embarras  d'avoir  affaire  aux 
grands  laquais  de  l'hôtel  et  de  passer  môme  devant  eux,  ce  qui  en 
pouvait  effaroucher  quelques-uns  (1).  Notons  bien  ce  titre  d'hon- 
neur, ce  bienfait  essentiel  de  Naudé,  et  en  même  temps  son  incon- 
séquence. S'il  méprise  le  public  dans  ses  Uvres  et  ne  daigne  pas  le 
distinguer  d'avec  la  populace,  voilà  qu'il  le  devine  et  qu'il  le  sert 
par  la  tentative  de  toute  sa  vie.  Il  rêve  la  bibhothèque  publique  et 
universelle  avec  la  même  persistance  et  la  même  chaleur  que  Di- 
derot a  pu  mettre  à  l'Encyclopédie;  il  se  consume  à  l'édifier  par  toutes 
sortes  de  travaux  et  de  voyages;  il  n'aime  la  gloire  que  sous  cette 
forme,  mais  c'est  à  ses  yeux  une  belle  gloire  aussi,  et,  au  moment 
où  il  semble  l'avoir  atteinte,  il  échoue,  ou  du  moins  il  peut  croire 
qu'il  a  échoué.  Quoi  qu'il  en  soit,  l'honneur  lui  en  reste;  il  est  le  pre- 
mier à  qui  la  France  dut  cette  sorte  de  publicité  et  de  conquête, 
l'idée  et  l'exemple  de  l'accès  facile  vers  ces  nobles  sources  de  l'es- 
prit. En  cela  il  fut  bien  le  contemporain  et  le  coopérateur  des  Con- 
rart,  des  Colbert,  des  Perrault  (de  loin  on  mêle  un  peu  les  noms),  de 
tous  ceux  enfin  du  nouveau  siècle  qui,  parles  académies,  parles 
divers  genres  de  fondations,  d'encouragemens  ou  de  projets,  contri- 
buèrent à  mettre  en  dehors  la  pensée  moderne  et  à  la  vulgariser. 
Lui,  le  moins  promoteur  en  apparence  et  le  moins  en  avant,  pour  les 
façons,  des  écrivains  de  sa  date,  il  eut  sa  fonction  sociale  aussi. 

Ce  petit  Advis  sur  les  bibliothèques  renferme  plus  d'une  fine  re- 
marque; tout  en  rangeant  ses  livres,  Naudé  ne  se  fait  faute  de  juger 
les  auteurs  et  les  sujets.  Il  est  décidément  injuste  pour  les  romans, 
qu'il  estime  une  pure  frivoHté,  comme  si  Rabelais  et  Cervantes^ 
n'étaient  pas  venus.  Sur  tout  le  reste,  il  se  montre  ouvert,  équitable, 
accueillant.  Son  esprit  se  déclare  dans  les  motifs  de  ses  choix;  il  veut 
qu'on  ait  en  chaque  matière  controversée  le  pour  et  le  contre,  afin 
d'entendre  toutes  les  parties  (2)  :  ce  sont  des  couples  de  lutteurs 


(1)  Voir  le  Mascurat,  page  246.  Cette  porte  particulière  n'eut  pas  le  temps  de 
s'ouvrir,  à  cause  des  troubles.  L'hôtel  du  cardinal  Mazariu  tenait  précisément  le 
même  local  qu'occupe  aujourd'hui  la  Bibliothèque  du  roi.  Il  était  dans  les  destinées 
que  le  vœu,  le  plan  de  Naudé  se  réalisât  en  ce  même  lieu  et  sur  toute  son  échelle. 
Au  lome  VI  des  Manuscrits  français  de  la  Bibliothèque  du  Roi  (encore  sous 
presse),  M.  Paulin  Paris  lait  ressortir  ces  analogies. 

(2)  Bayle  aussi  avait  pour  maxime  de  garder  toujours  une  oreille  pour  Vaccusé. 

TOME  IV.  50 


770  IIEVUE  DES  DEUX  MONDES. 

enchaînés  qu'on  ne  sépare  pas.  Les  hérétiques  donc  (moyennant 
quelques  précautions  de  forme)  s'avancent  à  distance  respectueuse 
des  orthodoxes.  A  côté  des  anciens  qu'il  vénère,  il  n'oublie  les  no- 
Tateurs  qui  le  font  penser,  qui  lui  suggèrent  toutes  les  conceptions 
imaginables,  et  surtout  lui  ôtent  V admiration,  ce  vrai  signe  de  notre 
jaihlesse.  Plus  loin,  il  s'élève  contre  les  préventions  et  les  exclusions 
Q\\  fait  de  livres,  u  comme  si  ce  n'étoit,  dit-il,  d'un  homme  sage  et 
prudent  de  parler  de  toutes  choses  avec  indifférence...  »  Et  à  la  fin 
il  parvient  à  nous  glisser  encore  sa  conclusion  favorite,  à  savoir  «  le 
bon  droit  des  Pyrrhoniens  fondé  sur  l'ignorance  de  tous  les  hommes.  » 
En  étudiant  beaucoup  un  érudit  qui,  certes,  a  du  rapport  avec 
JN'audé,  il  m'a  de  plus  en  plus  semblé  que  M.  Daunou  était  l'héritier 
direct,  le  rédacteur  accompli  (non  inventeur),  et  en  quelque  sorte 
le  secrétaire  posthume  du  xviii"'  siècle.  Eh  bien!  Naudé  peut  être 
dit  non  moins  exactement  le  bibliothécaire  du  xvp;  il  en  recueille  et 
€n  classe  les  livres,  et,  en  les  rangeant,  il  se  donne  le  spectacle  de 
cette  grande  mêlée  de  l'esprit  humain.  La  reprise  moderne  des  vieux 
^systèmes  lui  remet  en  mémoire  ces  deux  cent  quatre-vingts  sectes 
de  l'antiquité  toutes  fondées  sur  la  recherche  et  la  définition  du  sou- 
'vefain  Bien.  Sa  philosophie  de  l'histoire  est  des  plus  simples,  et  n'en 
€st  peut-être  pas  moins  vraie  pour  cela.  A  propos  des  trains  et  des 
vogues  d'idées  qui  se  succèdent  depuis  deux  mille  ans,  vogue  pla- 
tonicienne, aristotélique,  scholastique,  hérétique  et  de  renaissance, 
Naudé  se  borne  à  remarquer  que  le  même  train  de  doctrine  dure 
jusqu'à  ce  que  vienne  un  individu  qui  lui  donne  puissamment  du 
-coude  et  en  installe  un  autre  à  la  place.  Et  c'est  l'ordinaire  des  esprits, 
dit-il,  de  suivre  ces  fougues  et  changemens  divers,  comme  le  poisson 
fait  la  marée.  Aussi,  quand  la  marée  se  retire,  il  en  reste  quelques- 
uns  sur  la  grève  et  des  plus  beaux  :  les  gens  du  rivage  en  font  leur 
profit  et  les  dépècent  (1). 

(1)  II  s'élève  pourtant  de  ton  en  revenant  sur  ce  sujet  favori  des  révolutions 
d'idées,  au  chapitre  yi  de  son  Addition  à  VHistoire  de  Louis  XL  Ayant  reconi- 
rnencé  à  parler  de  cette  grande  roue  des  siècles  qui  fait  paraître,  mourir  et  re- 
naître chacun  à  son  tour  sur  le  théâtre  du  monde,  «  si  tant  est  que  la  terre  ne 
•«tourne,  dit-il  (car  il  n'a  ^arde  d'en  être  toul-à-fait  aussi  sûr  que  Copernic  et 
<i  Galilée),  au  moins  faut-il  avouer  que  non-seuiemenl  les  cieux,  mais  toutes  choses, 
•«se  virent  et  tournent  à  l'environ  d'icelle.  »  El  citant  Velleius  Paterculus,  lequel 
«si  avec  Sénêque  un  vrai  penseur  moderne  entre  les  anciens,  il  en  vient  à  admirer 
la  conjonction  merveilleuse  qui  se  fait  à  de  certains  momens,  et  la  conspiration 
active  de  tous  les  esprits  inventeurs  et  producteurs  éclatant  à  la  fois;  mais  cela  ne 
<liirr  que  peu;  la  lumière,  si  pleine  tout  à  l'heure,  ne  larde  pas  à  pâlir,  l'éclipsé 


3I0RALÏSTES  DE  LA  FRANCE.  77 1 

Losqu'on  vendit,  en  1657,  la  bibliothèque  de  M.  Moreau,  l'anciept 
professeur  de  Naudé  et  de  Guy  Patin  ,  ce  dernier  écrivait  à  Spon  r 
«  Ce  qui  reste  de  la  bibliothèque  de  M.  Moreau  se  vend  à  la  foire ^, 
((  j'entends  les  livres  de  philosophie ,  d'humanités  et  d'histoire.  H 
«  avoit  fort  peu  de  théologie  et  haïssoit  toute  controverse  de  rels- 
«  gion  ;  même  je  l'ai  mainte  fois  vu  se  moquer  de  ceux  qui  s'en  met^ 
((  toient  en  peine.  Je  pense  qu'il  étoit  de  l'avis  de  M.  Naudé,  qui  se 
«  moquoit  des  uns  et  des  autres,  et  qui  disoit  qu'il  falloit  faire  comme 
((  les  Italiens,  bonne  mine  sans  bruit,  et  prendre  en  ce  cas-là  pour 
«  devise  : 

«  Intus  ut  libet,  foris  ut  moris  est.  » 

Je  prends  acte  à  regret  du  fond  des  sentimens  ;  mais  on  n'aurait 
certainement  pas  trouvé  dans  la  bibliothèque  de  Naudé  de  telles 
lacunes  que  dans  celle  de  M.  Moreau.  Il  avait  le  bon  esprit  d'y  mettre 
même  ce  qu'il  n'aimait  guère  ;  là  aussi  il  savait  faire  la  part  de  la 
coutume  :  a  Finalement,  dit-il,  il  faut  pratiquer  en  cette  occasion 
a  l'aphorisme  d'Hippocrate  qui  nous  avertit  de  donner  quelque  chose 
«  au  temps,  au  lieu  et  à  la  coutume,  c'est-à-dire  que  certaine  sorte 
«  de  livres  ayant  quelquefois  le  bruit  et  la  vogue  en  un  pays  qui  ne 
c(  l'a  pas  en  d'autres,  et  au  siècle  présent  qui  ne  l'avoit  pas  au  passé,, 
«  il  est  bien  à  propos  de  faire  plus  grande  provision  d'iceux  que  nori 
«  pa^  des  autres ,  ou  au  moins  d'en  avoir  une  telle  quantité  qu'elle 
<c  puisse  témoigner  que  l'on  s'accommode  au  temps  et  que  l'on  n'est 
c(  pas  ignorant  de  la  mode  et  de  l'incHnation  des  hommes.  «  En  cela 
Naudé  préparait  directement  les  matériaux  de  l'histoire  littéraire  > 
telle  que  l'entendait  Bacon. 
A  un  certain  endroit  où  il  indique  les  moyens  d'agrandir  et  d'ac- 

recommence,  l'éternel  conflit  de  la  civilisation  et  de  la  barbarie  se  perpétue  :  c'est 
toujours  Castor  et  PoUux  qui  reparaissent  sur  la  terre  l'un  après  l'autre,  ou  piulèt 
c'est  Alrée  et  Thyeste  qni  régnent  successivement  ^en  frères  peu  amis.  Et  aa 
nombre  des  causes  de  ces  mystérieuses  vicissitudes,  Naudé  ne  craint  pas  de  mettre 
«  la  grande  bonté  et  providence  de  Dieu,  lequel ,  soigneux  de  toutes  les  parties  de 
«  l'univers,  départit  ainsi  le  don  des  arts  et  des  sciences,  aussi  bien  que  l'excellence 
«  des  armes  et  établissement  des  empires,  or'  en  Asie,  or'  en  Europe,  permettant  la 
«  vertu  et  le  vice,  vaillance  et  lâcheté,  sobriété  et  délices,  savoir  et  ignorancr,, 
«aller  de  pays  en  pays,  et  honorant  ou  diffamant  les  peuples  en  diverses  saisons; 
a  afin  que  chacun  ait  part  à  son  tour  au  bonheur  et  malheur,  et  qu'aucun  ne  s'enor- 
«  gueillisse  par  une  trop  longue  suite  de  grandeurs  et  prospérités.  »  C'est  là  nue 
belle  page  et  digne  de  Montaigne.  (  Voir  aussi  le  début  du  chapitre  iv  des  Coups: 
d'État.) 

50. 


772  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

<'roître  les  bibliothèques,  on  sourit  de  voir  le  bon  Naudé  conseiller  à 
mots  couverts  la  ruse  et  le  machiavélisme  dont  certains  bibliophiles 
de  tous  les  temps  ont  su  les  secrets.  Il  ne  craint  pas  d'alléguer  l'exemple 
de  la  république  de  Venise  qui ,  pour  empêcher  qu'on  enlevât  de 
Padoue  la  fameuse  bibliothèque  de  Pinelli,  la  fit  saisir  au  moment 
du  départ  sous  prétexte  qu'il  y  avait  dans  les  manuscrits  du  défunt 
des  copies  de  certains  papiers  d'état.  C'est  un  petit  avis  que  suggère 
IVaudé  aux  magistrats  et  personnes  en  charge  ayant  bibliothèques , 
pour  en  user  à  l'occasion  et  faire  main  basse  sur  de  bons  morceaux  ; 
il  a  toujours  eu  un  faible  pour  les  coups  d'état.  Que  nos  bibliophiles,' 
nos  chercheurs  de  vieux  livres  ou  de  manuscrits  ne  fassent  pas  trop 
les  indignés;  car  eux-naêmes  (je  ne  parle  que  de  quelques-uns)  se 
jouent  encore,  m'assure-t-on,  tous  les  tours  possibles,  réticences, 
supercheries  entre  amis,  que  sais-je?  C'était  de  bonne  guerre  alors 
comme  aujourd'hui  (1). 

Dans  son  enthousiasme  et  son  culte  pour  la  fondation  dont  il  vou- 
drait doter  la  France,  Naudé  n'a  garde  d'omettre  les  noms  célèbres 
qui  ont  honoré  de  tels  établissemens  chez  les  anciens.  Parmi  nos 
illustres  ancêtres  les  bibliothécaires  (car  je  n'y  veux  reconnaître  ni 
compter  les  esclaves  et  les  affranchis),  il  cite  donc  en  première  ligne 
Démétrius  de  Phalère,  Callimaque,  Ératosthène,  Apollonius,  Zéno- 
dote,  chez  les  Ptolémées  pour  la  bibliothèque  d'Alexandrie,  Varron 
et  Hygin  à  Rome  pour  la  Palatine.  Ainsi  Varron  et  Démétriqs  de 
Phalère,  voilà  des  ancêtres.  Il  est  vrai  que  la  réalité  du  fait  se  peut 
contester  à  l'égard  de  Démétrius  de  Phalère,  qui  était  un  bien  grand 
seigneur  pour  cet  office;  mais  Callimaque,  Apollonius,  Varron  et 
Gabriel  Naudé,  cela  suffît  bien.  —  Je  tire  toutes  ces  drôleries  de  son 


(1)  Parmi  les  ruses  les  plus  permises,  il  faut  mettre  celle  que  raconte  Rossi  dans 
la  lettre  où  il  parle  des  acquisitions  de  Naudé  à  Rome  en  16i5.  Naudé  entrait  dans 
une  boutique  de  lil>raire  et  demandait  le  prix,  non  pas  de  tel  ou  tel  volume,  mais 
<les  masses  entières  et  des  piles  qu'il  voyait  entassées  devant  lui.  Cette  méthode 
inusitée  déjouait  un  peu  le  libraire,  qui  hésitait,  qui  lâchait  un  mot  :  on  marchan- 
tlait.  Mais  Naudé,  en  pressant,  en  poussant,  en  harcelant,  enveloppait  si  bien  son 
homme,  qu'il  obtenait  de  lui  un  prix  dont  ensuite  rhonnéle  marchand ,  à  tête  re- 
posée, ne  manquait  pas  de  se  repentir;  car  il  y  aurait  eu  souvent  plus  de  profil  pour 
lui  à  vendre  ses  volumes  au  poids  à  l'épicier  ou  à  la  marchande  de  beurre.  Naudé 
faisait  un  peu  à  sa  manière  comme  ces  paysans  bas-normands  qui,  dans  les  dis- 
cussions d'intérêt,  à  force  de  bégayer,  d'ânonner,  de  faire  le  niais,  vous  arrachent 
d'impatience  la  concession  à  laquelle  ils  visent.  Il  y  a  ruse  et  stratagème  à  cela,  il 
n'y  u  pas  dol  (pialifié. 


MORALISTES  DE  LA  FRANCE.  773 

livre  même,  dussé-je  paraître  de  ceux  un  peu  légers  dont  il  dit,  non. 
sans  dédain,  qu'ils  ne  recherchent  en  tout  que  la  fleur  : 

Decerpunt  flores  et  summa  cacumina  captant. 

Son  Addition  à  r Histoire  de  Louis  XI  (1630)  est  le  dernier  ouvrage 
qu'il  publia  avant  son  départ  pour  l'Italie.  Il  y  prélude  d'instinct  à  ses 
coups  d'état  et  à  son  prochain  code  de  la  science  des  princes  par  la 
prédilection  qu'il  marque  pour  le  plus  advisé  de  nos  rois,  pour  l'Eu- 
clide  et  VArchimède  de  la  politique,  comme  il  le  qualifie.  Voulant 
montrer  que  Louis  XI  n'était  pas  du  tout  aussi  ignorant  qu'on  l'a 
prétendu  et  que  l'a  dit  surtout  le  léger  historien  bel-esprit  Mathieu, 
il  reprend  le  côté  littéraire  de  l'histoire  de  ce  règne  ;  c'est  un  pré- 
texte pour  lui  d'y  rattacher  une  foule  de  particularités  sur  les  livres, 
sur  le  prix  qu'on  y  mettait  dans  les  vieux  temps,  de  raconter  au  long 
la  renaissance  des  lettres  et  de  discuter  à  fond  les  origines  de  l'im- 
primerie introduite  en  France  précisément  sous  Louis  XI.  Au  nombre 
des  écrits  attribués  à  ce  prince,  il  omet  la  part,  si  gracieuse  pourtant 
et  si  piquante,  qui  lui  revient  dans  la  composition  des  Cent  Nouvelles 
nouvelles,  ce  sur  quoi  nous  insisterions  de  préférence  aujourd'hui. 
Mais  Naudé,  nous  l'avons  dit,  ne  faisait  aucun  cas  des  romans  et 
contes  en  langue  vulgaire,  et  ne  daignait  s'enquérir  de  leur  plus  ou 
moins  d'agrément;  s'il  s'est  montré  quelque  peu  savant  en  iis^  c'a 
été  par  cet  endroit. 

Il  ne  l'est  pas  du  tout  d'ailleurs  dans  le  choix  de  la  thèse  qu'il 
entreprend  ici  de  prouver.  S'il  veut  que  Louis  XI  ait  été  un  prince 
plus  lettré  qu'on  ne  l'a  dit,  ce  n'est  pas  qu'il  attribue  aux  lettres  plus 
d'influence  qu'il  ne  faut  sur  l'art  de  gouverner.  Loin  de  là,  il  pose 
tout  d'alîord  la  diff'érence  qu'il  y  a  entre  les  lettrés,  d'ordinaire  mé- 
lancoliques et  songearts^  et  les  hommes  d'action  et  de  gouvernement 
auxquels  sont  dévolues  des  qualités  toutes  contraires  :  Paucis  ad 
bonam  mentem  opus  est  litte'ris  ^  répétait-il  d'après  Sénèque,  il  ne 
Wt  pas  tant  de  lecture  dans  la  pratique  à  un  esprit  bien  fait ,  et  il 
insiste  sur  cette  vérité  de  bon  sens  en  homme  d'esprit,  tout-à-fait 
dégagé  du  métier. 

Son  voyage  d'Italie  et  le  long  séjour  qu'il  y  fit  achevèrent  vite  de 
l'aiguiser  et  de  lui  donner  toute  sa  finesse  morale.  Ces  douze  années, 
depuis  l'âge  de  trente  jusqu'à  quarante-deux  ans,  lui  mirent  le 
cachet  dans  toute  son  empreinte.  !Devenu  l'un  des  domestiques, 
comme  on  disait,  du  cardinal  de  Bagni,  adopté  dans  la  famille,  il  se 


T74  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

consacra  tout  entier  à  ses  devoirs  envers  le  noble  patron,  à  l'agré- 
ment libéral  et  studieux  de  cette  société  romaine  qui  savait  l'appré- 
cier à  sa  valeur.  On  était  alors  sous  le  pontificat  d'Urbain  VIIÏ,  de 
ce  poète  latin  si  élégant  et  si  fleuri,  qui  se  souvenait  volontiers  de 
ses  distiques  mythologiques,  et  qui  continuait  de  les  scander  tout  en 
tenant  le  gouvernail  de  la  barque  de  saint  Pierre.  Dans  cette  Rome 
des  Barberins,  Naudé  put  se  croire  d'abord  transporté  au  règne  de 
Léon  X,  d'un  Léon  X  un  peu  affadi  :  son  goût  littéraire  ne  sentait 
peut-être  pas  assez  la  différence.  Tous  ses  écrits  de  cette  époque  ne 
furent  plus  composés  qu'en  viie  de  quelque  circonstance  particulière 
et  en  quelque  sorte  domestique;  moins  que  jamais  le  public  apparut 
à  sa  pensée,  ce  grand  public  prochain  qui  allait  être  le  seul  juge. 
Pour  le  cardinal  son  maître,  homme  d'état,  il  composa  son  livre  des 
Coups  d'État;  pour  son  neveu,  le  comte  Fabrice  de  Guidi,  il  fit  en 
latin  le  petit  traité  de  l'Étude  libérale,  à  fusage  des  jeunes  gentils- 
hommes; pour  un  autre  neveu,  le  comte  Louis,  le  gros  traité  latin 
sur  l'Étude  militaire,  à  l'usage  des  guerriers  instruits.  Il  dressait  en 
môme  temps  pour  leur  père,  le  marquis  de  Montebello,  une  généa- 
logie et  une  histoire  de  cette  famille  des  Guidi- Bagni.  Cœur  délicat 
sans  doute  et  reconnaissant,  on  le  voit  empressé  de  payer  sa  bien- 
venue à  chacun  des  membres;  lui  aussi,  il  se  sent  riche  à  sa  manière, 
il  veut  rendre  et  donner.  On  peut  soupçonner  de  plus  sans  injure 
qu'étranger  et  nécessiteux,  il  n'était  pas  fûché  de  recevoir.  Je  ne 
fais  qu'indiquer  d'autres  opuscules  latins,  tous  également  de  circon- 
stance, ses  cinq  thèses  médico-littéraires,  agréables  réminiscences 
du  doctorat  (1) ,  espèces  d'étrennes  et  de  cartes  de  visite  qu'il  en- 
voyait à  des  amis  anciens  ou  nouveaux;  son  traité  de  la  Bibliographie 
politique,  adressé  au  Père  Gaffarel,  qui  l'avait  consulté  sur  ces  sortes 
d'écrits.  De  toutes  ces  productions  de  Naudé  composées  durant  le 
séjour  d'Itahe  et  couvées,  pour  ainsi  dire,  sous  le  manteau  et  sous 
la  pourpre,  on  ne  lit  plus  maintenant,  on  ne  cite  plus  guère  à  l'oc- 
casion que  ses  Coups  d'État;  et,  par  leur  renom  de  machiavélisme, 
ils  ont  presque  entaché  sa  mémoire. 

Nous  n'essaierons  pas  de  le  justifier  plus  qu'il  ne  convient.  Naudé 
n'appartient  en  rien  à  cette  école  de  publicistes  déjà  émancipée  au 
xvr  siècle,  et  qui  deviendra  la  philosophique  et  la  libérale  dans  les 
âges  suivons.  Sa  politique,  à  lui,  garde  son  arrière-pensée  méfiante 

(1)  Il  alla,  eo  1633,  prendre  ses  degrés  à  Padoue,  à  cause  de  la  charge  de  mé- 
decin  honoraire  de  Louis  XIII  que  son  cardinal  lui  avait  fait  obtenir. 


MORALISTES  DE  LA  FRANCE.  775 

à  travers  tous  les  temps.  A  son  arrivée  en  Italie,  il  était  déjà  fon- 
cièrement de  l'avis  de  Louis  XI,  et  il  admettait  cet  article  unique 
du  symbole  des  gouvernans  :  Qui  nescit  dissimulare  nescit  regnare. 
S'il  y  avait  erreur  de  sa  part  à  cela,  comme  il  est  bienséant  aujour- 
d'hui de  le  reconnaître,  ce  n'était  pas  à  la  cour  romaine  qu'il  pouvait 
s'en  guérir;  ce  n'était  point  en  quittant  la  France  sous  Richelieu 
pour  la  retrouver  bientôt  sous  Mazarin.  Naudé  se  pique  dès  l'abord 
de  se  bien  séparer  de  ces  auteurs  qui,  traitant  de  la  politique,  ne 
mettent  pas  de  fin  à  leurs  beaux  discours  de  Religion,  Justice,  Clé- 
mence, Libéralité;  il  laisse  cette  rhétorique  à  Balzac  et  consorts. 
Pour  lui,  il  tient  à  prouver  aux  habiles  que,  bien  qu'homme  d'étude, 
il  entend  aussi  le  fin  du  jeu.  Il  commence  par  poser  avec  Charron 
<(  que  la  justice,  vertu  et  probité  du  souverain,  chemine  un  peu 
«  autrement  que  celle  des  particuliers.  »  A-t-il  tort  de  le  prétendre? 
En  exceptant  toujours  le  temps  présent,  ce  qui  est  d'une  politesse 
rigoureuse,  et  en  ne  considérant  que  l'éternelle  histoire,  qu'y 
voyons- nous?  Un  moderne  penseur  l'a  répété,  et  il  nous  est  impos- 
sible de  le  dédire  :  Ne  mesurons  pas  les  hommes  publics  à  l'aune  des 
vertus  privées;  s'ils  sont  véritablement  grands,  ils  ont  leur  point  de 
vue  et  leur  rôle  à  part  :  ils  font  ce  que  d'autres  ne  feraient  pas ,  ils 
maintiennent  la  société.  C'est  à  l'abri  de  leurs  qualités,  de  leurs  dé- 
fauts, quelquefois  même,  hélas!  de  leurs  forfaits,  que  les  hommes 
privés  arrivent  à  exercer  en  paix  toutes  leurs  vertus.  C'est  peut-être 
parce  que  Richelieu  a  fait  tomber  la  tête  du  duc  de  Montmorency, 
qu'il  a  été  plus  loisible  à  tel  bon  bourgeois  de  vivre  honnête  homme 
en  sa  rue  Saint-Denis.  Comme  fait,  et  l'histoire  en  main,  si  l'on  ose 
réfléchir,  on  a  peine  à  ne  pas  tirer  l'austère  résultat. 

Naudé,  au  premier  chapitre  de  son  livre,  soutient,  en  s'appuyant 
de  l'autorité  de  Cardan  et  de  Campanella,  que,  pour  bien  peindre  un 
homme  ou  pour  bien  traiter  un  sujet,  il  faut  se  transmuer  dedans; 
et  il  cite  spirituellement  l'exemple  de  Du  Bartas,  qui,  pour  faire  sa 
fameuse  description  du  cheval,  galopait  et  gambadait  des  heures 
entières  dans  sa  chambre,  contrefaisant  ainsi  son  objet.  Je  ne  pous- 
serai pas  si  loin,  en  parlant  de  Naudé,  la  transfusion  et  la  métamor- 
phose; je  serrerai  de  près  mon  auteur,  sans  pour  cela  m'y  confondre 
ni  l'approuver.  Mais,  puisque  l'occasion  s'en  présente,  j'userai  du 
droit  de  simple  moraliste  pour  énoncer  ce  que  je  crois  vrai,  dussé-je 
par  là  sembler  contredire  l'étalage  vertueux  et  philanthropique  des 
acteurs  intéressés,  ou  la  simplicité  bienheureuse  et  perpétuellement 
adolescente  de  quelques  optimistes  de  la'.oiil. 


776  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Telle  philosophie,  telle  politique,  ou,  pour  parler  plus  exactement, 
telle  morale,  telle  politique.  La  politique  n'est  que  l'art  de  mener  les 
hommes,  et  cet  art  dépend  de  l'idée  qu'on  se  fait  d'.eux.  La  Roche- 
foucauld donne  la  main  à  Machiavel.  Jeune,  d'ordinaire  on  estime 
l'humanité  en  masse,  et  l'on  est  plutôt  de  la  politique  libérale.  Plus 
tard,  on  arrive  à  mieux  connaître,  à  ce  qu'on  croit,  c'est-à-dire  trop 
souvent  à  moins  estimer  les  hommes;  et,  si  l'on  est  conséquent,  on 
incline  alors  pour  la  politique  sévère.  Mais  cette  sévérité,  fruit  amer 
de  l'expérience  humaine,  n'admet  pas  nécessairement  la  fraude  et 
n'exclut  pas  la  justice;  et  j'aime  à  penser  toujours,  malgré  la  rareté 
du  fait,  que  la  volonté  ferme  du  bien,  une  sagacité  pénétrante  jointe 
à  l'absence  de  toute  imposture,  une  équité  inexorable,  seraient  en- 
core les  voies  les  plus  sûres  de  gouverner,  de  tenir  le  pouvoir,  —  de 
le  tenir,  il  est  vrai,  non  pas  de  le  gagner  ni  de  l'obtenir. 

Naudé  n'en  demandait  pas  tant  aux  souverains  de  son  temps,  et, 
dans  cette  chambre  close  du  cardinal  de  Bagni,  il  n'est  plus  que  de 
la  reUgion  de  Louis  XI,  de  Philippe  de  Macédoine,  ou  du  vieil  et 
perfide  Ulysse;  il  cite  à  propos  Tibère.  Il  donne  la  recette  de  ce  qu'il 
croit  permis  au  besoin,  assassinat,  empoisonnement,  massacre;  il 
divise  et  subdivise  le  tout  avec  un  sang-froid  inimaginable.  Les  con- 
seils de  modération  qu'il  y  môle  ne  font  que  mieux  ressortir  l'im- 
moral du  fond;  on  croirait  par  momens  qu'il  se  joue  :  c'est  comme 
un  chirurgien  curieux  qui  assemble  des  exemples  de  tous  les  jolis 
cas,  ou  comme  un  chimiste  amateur  qui  étiquette  avec  complaisance 
tous  ses  poisons,  en  inscrivant  sur  chacun  la  dose  indispensable  et 
suffisante.  Ce  qui  se  dirait  à  peine  dans  quelque  hardi  colloque  à  voix 
basse  et  dans  quelque  débauche  de  cabinet  entre  un  Borgia  et  son 
conclaviste,  il  le  rédige  et  l'écrit  (1).  Son  apologie  de  la  Saint-Barthé- 
iemy  (au  chap.  m)  est  trop  connue  et  résume  le  reste.  Si,  dans  la 
façon  dont  il  la  présente,  il  se  trouve  historiquement  quelques  points 
de  vérité  incontestables,  ils  ne  rachètent  en  rien  l'horreur  de  l'ac- 
tion ni  l'odieux  du  récit.  Ce  n'est  point  quand  le  sang  coule  à  flots 
que  l'historien  doit  faire  parade  d'essuyer  et  de  braquer  si  posément 
sa  lunette.  Lui  aussi,  il  lui  convient  d'être  entraîné  par  le  sentiment 
d'humanité  et  de  se  faire  peuple  un  jour.  Guy  Patin  ne  trouvait,  pour 


(1)  On  lit,  il  est  vrai,  dans  la  préface  de  la  première  édition,  que  le  livre  n'est 
imprimé  qu  a  douze  exemplaires.  Passe  encore,  cela  ne  sortait  pas  de  la  confidence. 
Mais  bientôt  il  en  courut  plus  de  cent.  Telle  est  l'inconséquence  toujours  :  on 
n'écrit  pas  pour  le  public,  et  on  imprime  pour  lui. 


3iORALISTES  DE  LA   FRANCE.  777 

€xcuser  son  ami  sur  ce  méfait,  que  l'influence  du  lieu  où  il  écrivait 
alors.  Lorsqu'on  entre  au  Vatican,  qu'aperçoil-on  en  effet  dès  la  grande 
salle  d'antichambre?  La  Saint-Barthélémy  peinte  et  Coligny  immolé. 

Et  en  cette  opinion  extrême,  n'admirez-vous  pas  comme  Naudé  et 
de  Maistre  se  rencontrent?  le  grand  croyant  et  le  grand  sceptique! 
c'est  le  cercle  ordinaire,  le  manège  de  l'esprit  humain. 

Disons-le  bien  vite,  en  ceci  Naudé,  encore  plus  que  de  Maistre,  se 
calomniait  :  cet  apologiste  de  la  Saint-Barthélémy  est  le  même  qui , 
à  Bome,  se  montra  si  bon,  si  humain,  si  chaleureux,  pour  Carapa- 
nella  persécuté.  Après  vingt-sept  ans  de  prison,  ce  dominicain  phi- 
losophe venait  d'être  rendu  à  la  hberté  par  la  bonté  d'Urbain  VIIL 
Naudé  avait  toujours  admiré  et  vénéré  Campanella  [ardentis  penitus 
et  portentosi  vir  ingenii,  comme  il  l'appelle  sans  cesse),  Campanella 
novateur  et  investigateur  en  toutes  choses,  en  philosophie,  en  ordre 
social,  conspirateur  et  chef  de  parti  un  moment  (1) ,  et  qui  du  fond 
d'un  cachot  obscur  retraçait  et  rêvait  sa  Cité  du  Soleil.  Pour  célébrer 
cette  délivrance  toute  récente  encore,  Naudé  adressa,  en  1632,  au 
pape  Urbain  VIII,  un  panégyrique  latin  imité  de  ceux  des  anciens 
rhéteurs  Thémiste,  Eumène.  On  sent,  à  ses  frais  inaccoutumés  d'élo- 
quence, qu'il  parle  au  pontife  lettré,  au  poète  disert,  à  X Urbanité 
même  (il  fait  le  jeu  de  mots),  à  celui  qui,  suivant  son  expression,  a 
moissonné  tout  le  Pinde^  butiné  tout  VHijmette,  et  bu  toute  VAga- 
nippe.  Cg:  ne  sont  que  fleurs  et  qu'encens,  ce  n'est  que  sucre,  que 
miel  et  que  rosée.  Le  style  latin  de  Naudé  laissa  toujours  à  désirer 
pour  la  vraie  élégance.  Mais  cette  assez  mauvaise  prose  poétique, 
cette  flatterie  plus  que  française,  cette  reconnaissance  trop  italienne, 
tous  ces  défauts  du  panégyrique  composent,  dans  le  cas  présent, 
une  très  belle  et  très  noble  action ,  à  savoir  la  défense  et  l'apologie 
aux  pieds  du  Saint-Siège,  de  la  science  et  de  la  philosophie,  hier  en- 
core persécutées  (2). 

(1)  «  Et  lorsque  Campanella  eut  dessein  de  se  faire  roi  de  la  Haute-Calabre,  il 
c<  choisit  très  à  propos  pour  compagnon  de  son  entreprise  un  frère  Denys  Pontius, 
«  qui  s'étoit  acquis  la  réputation  du  plus  éloquent  et  du  plus  persuasif  homme  qui 
«  fût  de  son  temps...  etc.  »  (Naudé,  Coups  d'État,  chap.  iv.) 

(2)  Voir,  dans  les  lettres  latines  de  Naudé,  la  31e  à  Campanella,  et  la  dédicace 
reconnaissante  que  celui-ci  fit  à  Naudé  de  son  petit  traité  de  Lihris  propriis  et 
recta  Ratione  studendi.  —  Osons,  dire  toute  la  vérité.  Il  existe,  au  tome  10  de 
la  Correspondance  manuscrite  de  Peiresc  (Bibliothèque  du  roi),  une  lettre  de 
Naudé  qui  semble  donner  un  bien  triste  démenti  à  ces  témoignages  publics,  à  cet 
échange  de  bons  offices  et  de  magnifiques  démonstrations  entre  lui  et  Campanella. 
11  pnraît  que  ce  dernier,  après  sa  sortie  de  Rome  et  son  arrivée  en  France,  s'était 


778  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Parmi  les  siiigularilùs  de  ce  traité  sur  les  Coups  d'État  y  on  a  re- 
marqué qu'il  commence  par  7naiSj  comme  le  Moyen  de  Parvenir 
commence  par  car.  Naudé  faisait  nargue  à  la  rhétorique  dès  le  pre- 
mier mot. 

Parmi  les  opinions  particulières  qui  ne  font  faute,  est  celle  qui 
range  dans  les  inventions  des  coups  d'état  la  venue  de  la  Pucelle 
d'Orléans,  «  laquelle,  ajoute  Naudé  en  passant,  ne  fut  brûlée  qu'en 
«  effigie.  »  Il  ne  daigne  pas  s'expliquer  davantage.  Guy  Patin  va  plus 
loin  et  nous  dit  que,  loin  d'être  brûlée,  elle  se  maria  et  eut  des  en- 
fans  (1).  Naudé  se  complaisait  un  peu  à  ces  sortes  d'opinions  para- 
doxales, et  il  admettait  très  aisément  la  mystification  du  vulgaire  en 
histoire.  Il  aurait  cru  volontiers  au  mariage  secret  de  Bossuet  comme 
il  croyait  au  brûlement  postiche  de  la  Pucelle.  C'est  là  un  faible  dans 
cet  esprit  si  sain.  A  force  de  chercher  finesse,  on  s'abuse  aussi. 

«  Qui  peut  savoir  et  dire  ce  qu'arrive  à  penser  sur  toute  question 
fondamentale  un  homme  de  quarante  ans  prudent,  et  qui  vit  dans 
un  siècle  et  dans  une  société  où  tout  fait  une  loi  de  cette  prudence?  » 
Naudé  n'oubliait  jamais  cette  pensée  en  Hsant  l'histoire  ;  il  en  faisait 
surtout  l'application  aux  grands  esprits  cultivés  depuis  la  renaissance 
des  lettres ,  et  ce  qu'il  avait  en  Itahe  sous  les  yeux  l'y  confirmait. 
Dans  cette  familiarité  du  cardinal  de  Bagni  et  des  Barberins ,  il  dut 
être  de  ceux  qui  trouvent,  après  tout,  que  c'eût  été  un  bel  idéal  que 
d'être  cardinal  romain  dans  le  vrai  temps.  Lui  qui  n'était  pas  philo- 
sophe ni  protestant  à  demi,  il  jugeait  qu'il  y  avait  plus  de  place  encore 
pour  des  opinions  quelconques  sous  la  noble  pourpre  flottante  de  ses 

licencié  sur  le  compte  de  Naudé  en  je  ne  sais  quelles  paroles  et  imputations  qui 
pouvaient  avoir  de  la  gravité.  La  lettre  de  Naudé  à  Peiresc,  datée  de  Riète, 
.10  juin  1636,  nous  montre  plus  que  nous  ne  voudrions  l'irritation  de  l'offensé  et 
son  jugement  secret  sur  l'homme  qu'il  avait  tant  admiré  et  célébré  publiquement. 
On  y  a  l'envers  complet  de  tout  à  l'heure.  Campanella  y  est  taxé  d'ingratitude,  de 
légèreté,  de  charlatanisme  effronté  et  d'insupportable  orgueil  ;  ce  sont  les  incon- 
vénieus  de  plus  d'un  grand  esprit,  et  on  en  a  connu  de  tout  temps  qui  avaient  peu 
à  faire  pour  tomber  dans  ces  défauts-là.  Naudé,  qui  n'avait  admiré  qu'une  seule 
fois  avec  cetfe  ferveur,  et  qui  s'en  trouvait  dupe,  jura  sans  doute  qu'on  ne  l'y  re- 
prendrait plus.  Il  faut  toutefois  qu'il  soit  revenu  à  des  sentimens  plus  favorables  à 
son  ancien  ami,  puisqu'il  ne  fit  imprimer  le  Panégyrique  dont  nous  avons  parlé 
(pi'cn  16i4,  pour  prêter  hautement  secours  à  la  mémoire  de  Campanella  morL 
{beatissimis  Thomœ  Campanellœ  Manibus)  contre  de  certaines  calomnies  dont  elle 
venait  d'être  l'objet.  Le  Panégyrique  imprimé  et  la  lettre  manuscrite  n'eu  font  pas 
moins  le  plus  sanglant  contraste,  et  donnent  une  rude  leçon  au  biographe  littéraire 
qui  se  lierait  avec  candeur  à  ce  qu'on  imprime. 
(l)  Voir  sur  celte  version  le  Mercure  galant  de  novembre  1683. 


MORALISTES  DE  LA  FRANCE.  779 

patrons  que  sous  l'habit  noir  serré  du  ministre  ;  mais  c'était  à  condi- 
tion toujours  de  n'en  rien  laisser  passer  (1).  Il  revint  d'Italie  avec  ce 
pli  romain  très  marqué.  Ses  amis,  au  retour,  s'aperçurent  d'un 
changement  en  lui.  Tout  en  restant  bon  et  simple  d'ailleurs,  sa  pru- 
dence s'était  fort  raffinée.  Dans  l'habitude  de  la  vie,  il  ne  se  confiait 
à  personne,  —  «  à  personne,  hormis  à  M.  Moreau  et  à  moi,  nous  dit 
«Guy  Patin;  et,  quand  il  avoit  reconnu  la  moindre  chose  dans 
<(  quelqu'un ,  il  n'en  revenoit  jamais  :  sentiment  qu'il  avoit  pris  des 
c(  Italiens.  » 

La  mort  trop  prompte  du  cardinal  de  Bagni,  en  juillet  1641,  laissa 
Naudé  au  dépourvu  et  comme  naufragé  sur  le  rivage.  Le  cardinal 
Antoine  Barberin  le  prit  alors  à  son  service  et  le  recueillit  avec  un 
empressement  affectueux.  L'étoile  de  Naudé  le  voua  toute  sa  vie  aux 
éminentissimes.  Rappelé  l'année  suivante  en  France  pour  être  biblio- 
thécaire du  cardinal-ministre ,  il  ne  quitta  Rome  que  comblé  des 
bienfaits  de  son  dernier  patron.  Pourtant  il  semble  que  cette  perte 
inopinée  du  cardinal  de  Bagni  ait  laissé  des  traces  dans  son  humeur. 
Il  considéra  dès  lors  sa  fortune  comme  un  peu  manquée  ;  il  reconnut 
qu'après  avoir  tant  usé  de  lui,  de  sa  science  et  de  ses  services,  on 
ne  lui  avait  ménagé  aucun  sort  pour  l'avenir  ;  il  en  devint  disposé  à 
se  plaindre  quelquefois  de  la  destinée  plus  qu'il  n'avait  coutume  de 
faire  auparavant  (2).  Nous  le  rencontrons  fréquemment  les  années 
suivantes  dans  les  lettres  de  Guy  Patin,  et  c'est  à  cette  date  seulement 
que  la  petite  société  de  Gentilly  commence.  Mais,  à  travers  ses  re- 

(1)  Dans  une  page  du  Mascurat  (190),  on  voit  trop  bien  en  quel  sens  Naudé  est 
catholique  et  soumis  à  l'Église;  c'est  de  la  même  manière  et  dans  le  même  esprit 
que  Montaigne  se  déclarait  contre  les  huguenots  lorsqu'ils  interprétaient  les  Écri- 
tures. La  raison  qu'allègue  Naudé  est  un  petit  croc-en-jambe  au  fond.  Mascurat 
répond  à  Saint-Ange,  qui  vient  d'exprimer  la  conviction  naïve  qu'aucune  doctrine 
pernicieuse  ne  saurait  se  fonder  sur  la  sainte  Écriture  :  «  Si  tu  ajoutes  hienenten- 
<idue,  dit  Mascurat,  je  suis  de  ton  côté;  mais,  à  faute  de  suivre  l'interprétation 
«que  la  seule  Église  catholique  donne  à  ces  livres  sacrés,  ils  sont  bien  souvent 
«causes  de  beaucoup  de  désordres,  tant  es  mœurs  à  cause  du  livre  des  Rois  et 
«  autres  pièces  du  Vieil  Testament,  qu'en  la  doctrine,  laquelle  est  bien  embrouillée 
«  dans  le  Nouveau  et  par  les  Épîtres  de  saint  Paul  principalement  :  Mare  enim  est 
*  Scriptura  divina,  hahens  in  se  sensus  profandos  et  altitudinem  propheticorum 

i(  enigmatum ,  comme  disoit  saint  Ambroise »  Quand  j'entends  un  sceptique 

€iter  si  respectueusement  un  grand  saint ,  je  me  dis  qu'il  y  a  anguille  sous  roche. 

(2)  Une  lettre  de  lui  à  Peiresc,  du  20  juillet  163i  [Correspondance  de  Peiresc 
tome  10,  manuscrits  de  la  Bibliothèque  du  Roi),  nous  trahit  le  secret  de  toutes  les 
démarches,  soUici  talions  et  suppliques  trop  peu  dignes  auxquelles  la  nécessité  et  la 
peur  de  manquer  poussaient  Naudé  en  terre  étrangère  :  il  subit  l'air  du  pays. 


780  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

lations  resserrées  avec  ses  amis  de  France,  Naudé,  tout  occupé  de 
iormer  la  bibliothèque  du  cardinal  Mazarin,  s'absentait  encore  pour 
de  longs  et  nombreux  voyages  en  Flandre,  en  Suisse,  en  Italie  de 
nouveau,  en  Allemagne,  rapportant  de  chaque  tournée  des  milliers 
de  volumes  et  des  voitures  tout  entières.  Il  nous  a  donné  le  bulletin 
de  ses  doctes  caravanes  dans  le  Mascurat  (1).  Enfln,  au  commence- 
ment de  164-7,  il  n'eut  plus  qu'à  coordonner  son  immense  butin ,  à 
organiser  en  quelque  sorte  sa  conquête.  Ç'allait  être  un  beau  jour 
pour  lui ,  le  plus  beau  jour  de  sa  vie  que  celui  où  la  publicité  de  cet 
établissement  unique  eût  été  complète  (2)  ;  déjà  la  porte  particulière 
à  l'usage  des  savans  était  pratiquée  sur  la  rue  ;  déjà  l'inscription 
latine  destinée  à  figurer  au  dessus,  et  qui  devait  dire  à  tous  les  pas- 
sans  (aux  passans  qui  savaient  le  latin)  d'entrer  librement,  se  gravait 
sur  le  marbre  noir  en  lettres  d'or;  Naudé  touchait  à  l'accomplisse- 
ment du  rêve  et  du  labeur  de  toute  sa  vie.  C'est  à  ce  moment  précis 
que  se  rapporte  la  lettre  souvent  citée  de  Guy  Patin  (27  août  1648)  (3)  : 
«  M.  Naudé,  bibliothécaire  de  M.  le  cardinal  Mazarin,  intime  ami  de 
«  M.  Gassendi  comme  il  est  le  mien,  nous  a  engagés  pour  dimanche 
((  prochain  à  aller  souper  et  coucher  nous  trois  en  sa  maison  de 
Ki.  Gentilly,  à  la  charge  que  nous  ne  serons  que  nous  trois  et  que 
«  nous  y  ferons  la  débauche  :  mais  Dieu  sait  quelle  débauche  ! 
«  M.  Naudé  ne  boit  naturellement  que  de  l'eau  et  n'a  jamais  goûté 
((  vin.  M.  Gassendi  est  si  délicat  qu'il  n'en  oseroit  boire,  et  s'ima- 
«  gine  que  son  corps  brûleroit  s'il  en  avoit  bu.  C'est  pourquoi  je  puis 
«  bien  dire  de  l'un  et  de  l'autre  ce  vers  d'Ovide  : 

Vina  fugit,  gaudetque  meris  abstemius  undis  (4). 

^(  Pour  moi,  je  ne  puis  que  jeter  de  la  poudre  sur  l'écritude  de  ces 
«  deux  grands  hommes,  j'en  bois  fort  peu  ;  et  néanmoins  ce  sera  une 

(!)  Page  254. 

(2)  Une  sorte  de  publicité  existait  dès  les  années  précédentes;  la  bibliothèque 
sVavr?it  tous  les  jeudis  aux  savaus  qui  se  présentaient  :  il  y  en  avait  quelquefois 
de  quatre-vingts  à  cent  qui  y  étudiaient  ensemble  [Mascurat,  p.  24i).  —Voir  aussi, 
dans  les  Lettres  latines  de  Roland  Des  Marets,  la  31^  du  livre  ii;  il  y  remercie 
Naudé  en  souvenir  de  (luelque  séance. 

(3)  Uttres  choisies  de  Guy  Paiin,  1. 1,  p.  35. 

(4)  Autre  témoignage:  «  Naudé  étoit  d'une  vie  sobre  et  chaste;  il  eut  aversion 
«de  tout  temps  pour  les  assaisonnemens  de  viandes  et  les  recherches  de  table; 
«en  fi:it  de  fruits,  il  ne  mangeoit  (jue  des  châtaignes  et  des  «oisettes.  Il  étoit  de 
«  taille  élevée,  de  corps  allègre  et  disjws.  »  (Voir  TËIoge  latin  de  Naudé,  par  Pierre 
Uallé.) 


MORALISTES  DE  LA  FRANCE.  78| 

«  débauche,  mais  philosophique,  et  peut-être  quelque  cliose  davdn- 
c(  tage,  pour  être  tous  trois  guéris  du  loup-garou  et  du  mal  des  scru- 
c(  pules,  qui  est  le  tyran  des  consciences.  INous  irons  peut-être  jusque 
«fort  près  du  sanctuaire....»  Naudé  célébrait  à  sa  manière,  dans 
cette  petite  orgie  de  Gentilly,  sub  rosa,  la  prochaine  dédicace  de  ce 
temple  de  Minerve  et  des  Muses  dont  il  tenait  les  clefs,  quand,  le 
lendemain  ou  le  jour  même  de  la  fête,  la  Fronde  éclata  (1).  Ainsi 
vont  les  projets  humains  sous  l'œil  d'en  haut,  qui  les  déjoue.  L'in- 
scription en  resta  là,  et  le  public  aussi.  A  la  seconde  Fronde,  ce  fut 
bien  autre  chose,  et,  le  29  décembre  1651,  le  parlement  rendit  l'arrêt 
de  vandalisme  qui  ordonnait  la  vente  de  la  bibliothèque  et  des 
meubles  du  cardinal.  Mais  n'anticipons  pas. 

Quand  Naudé  vit  la  Fronde,  il  put  être  affligé,  il  n'en  fut  point 
surpris.  Il  avait  de  longue  main,  dans  ses  Rose-croix,  compté  sur  la 
badauderie  des  Français;  dans  ses  Coups  d'État,  s'il  nous  en  souvient 
(chap.  iv),  il  avait  peint  la  populace  en  traits  énergiques  et  mépri- 
sans ,  que  l'émeute  présente  semblait  faite  exprès  pour  vérifler.  Si 
tout  s'était  borné  à  cette  première  Fronde,  il  y  aurait  eu  plutôt  en- 
core de  quoi  s'en  gaudir  entre  amis. 

L'intervalle  des  deux  Frondes  fut  un  assez  bon  temps  pour  Naudé; 
il  y  composa  (16i9)  son  ouvrage  le  plus  intéressant,  le  plus  original 
et  le  plus  durable  :  Jugement  de  tout  ce  qui  a  été  impri7né  contre  le 
cardinal  Mazarin^  depuis  le  sixièîne  janvier  jusqiies  à  la  Déclaratioîi 
du  premier  avril  mil  six  cent  quarante-neuf  y  ou  plus  brièvement  le 
Mascurat,  C'est  un  dialogue  entre  deux  imprimeurs  et  colporteurs 
de  mazarinades,  Mascurat  et  Saint-Ange.  Sous  ce  couvert,  il  y  dé- 
fend chaudement  et  finement  le  cardinal,  son  maître,  et  montre  la 
sottise  de  tant  de  propos  populaires  qui  se  débitaient  à  son  sujet; 
puis,  chemin  faisant,  il  y  parle  de  tout.  La  bonne  édition  du  Mas- 
curat, la  seconde,  est  un  gros  in-i-"  de  718  pages.  Le  Uvre  fait  encore 
aujourd'hui  les  délices  de  bien  des  érudits  friands;  Charles  Nodier, 
dit-on,  le  relit  ou  du  moins  le  refeuillette  une  fois  chaque  année. 
M.  Bazin,  l'historien  de  la  France  sous  Mazarin,  en  a  beaucoup  pro- 
fité dans  son  spirituel  récit.  Naudé,  si  enfoui  par  le  resté  de  ses 
œuvres,  garde  du  moins,  par  celle-ci,  l'honneur  d'avoir  apporté  une 
pièce  indispensable  et  du  meilleur  aloi  dans  un  grand  procès  histo- 
rique :  son  nom  a  désormais  une  place  assurée  en  tout  tableau  fidèle 

(1)  Les  barricades  sont  précisément  de  la  même  date  que  la  lettre  de  Guy  Palîii. 
jour  pour  jour,  27  août. 


782  KEVDE  DES  DEUX  MONDES. 

-de  ce  temps-là.  Je  voudrais  pouvoir  donner  idée  du  Mascurat  à  des 
lecteurs  gens  du  monde,  et  j'en  désespère.  Dans  ce  style  resté 
franc  gaulois  et  gorgé  de  latin ,  il  trouve  moyen  de  tout  fourrer,  de 
tout  dire;  je  ne  sais  vraiment  ce  qu'on  n'y  trouverait  pas.  Il  y  a  des 
tirades  et  enfilades  de  curiosités  et  de  documens  à  tout  propos,  des 
kyrielles  à  la  Rabelais ,  où  le  bibliographe  se  joue  et  met  les  séries 
de  son  catalogue  en  branle,  ici  sur  tous  les  novateurs  et  faiseurs 
d'utopies  (pag.  92  et  697),  là  sur  les  femmes  savantes  (p.  81),  plus 
loin,  sur  les  bibliothèques  publiques  (p.  2i*2);  ailleurs,  sur  tous  les 
imprimeurs  savans  qui  ont  honoré  la  presse  (p.  691);  à  un  autre  en- 
droit, sur  toutes  les  académies  d'Italie  (p.  139,  147),  que  sais-je  (1)? 
Pour  qui  aurait  un  traité  à  écrire  sur  l'un  quelconque  de  ces  sujets, 
le  Mascurat  fournirait  tout  aussitôt  la  matière  d'une  petite  préface 
des  plus  érudites;  c'est  une  mine  à  fouiller;  c'est,  pour  parler  le  lan- 
gage du  lieu,  une  marmite  immense  d'où,  en  plongeant  au  hasard, 
î-on  rapporte  toujours  quelque  fin  morceau. 

La  scène  se  passe  au  cabaret;  on  y  boit  à  même  des  pots,  on  y 
înange  des  harengs  saiirets,  tout  s'en  ressent.  On  a  remarqué  que  la 
plaisanterie  d'une  nation  ressemble  (règle  générale)  à  son  mets  ou  à 
sa  boisson  favorite.  On  n'a  donc  ici  ni  le  pudding  de  Swift,  ni  Je 
Champagne  ou  le  moka  de  Voltaire.  Le  Mascurat  de  Naudé,  c'est 
«ne  espèce  de  salmigondis  épais  et  noir,  un  vrai  fricot  comme  nos 
aïeux  l'aimaient,  où  il  y  a  bien  du  fin  lard  et  des  petits  pois.  On  y  lit 
4  p.  231)  une  grande  discussion  sur  la  poésie  macaronique;  ce  livre 
«st  une  espèce  de  macaronée  aussi. 

Au  commencement  du  Mascurat  il  n'est  pas  huit  heures  et  demie 
du  malin  (page  13)  :  les  deux  compagnons  entrent  au  cabaret  et  s'at- 

<î)  Et  encore  (page  370)  il  enfile  toutes  sortes  d'historiettes  sur  des  réponses 
faites  par  bévue,  el  se  moque  en  même  temps  de  la  rhétorique;  il  y  trouve  son 
double  compte  d'enfileur  de  rogatons  érudits  et  de  moqueur  des  tours  oratoires.  — 
Il  ne  trouve  pas  moins  son  double  compte  de  fureteur  historique  et  de  défenseur 
du  Mazarin,  lorsqu'il  se  donne  (page  266)  le  malin  plaisir  d'énumérer  tous  les 
profils  et  pots-de-vin  de  l'intègre  Sully,  lequel  «  lira  trois  cens  mille  livres  pour 
«  la  démission  de  sa  charge  des  Finances  el  de  la  Bastille;  soixante  mille  pour  celle 
«de  la  Compagnie  de  la  Reine-Mère;  cinquante  mille  pour  celle  de  Surintendant 
•  «  des  Bâlimens;  deux  cens  mille  pour  le  Gouvernement  de  Poitou;  cent  cinquante 
x(  mille  \K)ur  la  charge  de  Grand-Voyer,  et  deux  cens  cinquante  mille  pour  récom- 
«  pense  ou  plutôt  courretage  de  beaucoup  de  bénéfices  donnés  à  sa  recoinmanda- 
«  lion.»  El  le  fin  Naudé  part  de  là  pour  opposer  le  désintéressement  du  Mazarin; 
nuis  il  tenait  encore  plus,  je  le  crains  bien,  à  ce  qu'il  avait  lâché  en  passant  contre 
.cette  renommée  populaire  de  Sully. 


%-f 


MORALISTES  DE  LA  FRANCE.  783 

tablent  pour  discourir  à  l'aise  à  mane  ad  vesperam  (page  38).  Al 
page  3*22,  on  les  voit  qui  dînent.  Page  34-9,  Saint- Ange  frappe  pour 
demander  à  boire.  Page  379 ,  il  continue  de  mâcher  et  de  boire. 
Page  385 ,  il  est  question  de  plat  qui  se  refroidit.  Page  386 ,  Ma^- 
curat  s'absente  un  bon  quart  d'heure,  ou  une  bonne  heure,  dit  Saint- 
Ange  qui  l'attend.  C'en  est  assez  pour  donner  idée  de  la  compositioii 
étrange  de  cet  autre  Neveu  de  Rameau,  A  travers  ces  divers  incidens 
de  la  journée,  le  dialogue  dure  toujours. 

Le  caractère  de  Saint- Ange,  c'est  le  gros  bon  sens,  près  de  Mas- 
curât  qui  représente  l'érudit  rusé  :  a  Tu  m'emportes,  lui  dit  à  cer- 
tain moment  Saint-Ange,  comme  l'aigle  fait  la  tortue,  hors  de  moiï 
élément;  revenons...  »  Et  plus  loin,  lorsque  Mascurat  lui  énumère 
complaisamment  les  grands  génies  de  première  classe,  les  douz^e 
preux  de  pédanterie  :  kxohxmQàQ y  Aristote,  Euchde,  Scot  (Duns), 
Calculator,  etc.,  (je  fais  grâce  des  autres),  le  matois  Saint-Ange 
répond  :  ce  Tu  m'endors  quand  tu  me  parles  de  tous  ces  auteurs-là 
«  que  je  ne  connois  point;  il  y  avoit  l'autre  jour  un  homme  bien 
((  sensé ,  chez  Biaise,  qui  n'y  faisoit  pas  tant  de  finesse;  car  il  disoit 
«  que  la  Sagesse  de  Charron  et  la  République  de  Bodin  étoient  ks 
«  meilleurs  livres  du  monde,  et  sa  raison  étoit  que  le  premier  en- 
te seigne  à  se  bien  gouverner  soi-même,  et  le  second  à  bien  gou- 
((  verner  les  autres...  Ce  discours,  à  te  dire  vrai,  me  tient  heu  de 
«  démonstration  et  me  persuade  bien  davantage  que  ne  font  tous  les 
a  mathématiciens  et  philosophes;  mais  tu  as  l'esprit  si  sublime  que 
c(  tu  voudrois  toujours  être  avec  les  auteurs  de  la  première  classe. 
«  Pour  moi ,  je  me  tiens  aux  médiocres ,  c'est-à-dire  à  ceux  que  tu 
((  appelles  honnêtes  gens  et  bons  esprits.  »  Naudé,  en  écrivant  cette 
charmante  page,  ne  comprenait-il  donc  pas  que  le  nombre  de  ces 
honnêtes  gens  et  de  ces  bons  esprits  vulgaires  à  la  Saint-Ange  allait 
augmenter  assez  pour  faire  un  public  qui  ne  serait  plus  la  populace? 
Le  tiers-état  de  Siéyes  était  au  bout,  notre  classe  moyenne. 

Si  Naudé  ne  comptait  pas  assez  sur  ce  prochain  monde  des  bons 
esprits,  il  semble  avoir  encore  moins  soupçonné  qu'une  autre  por- 
tion plus  déUcate  s'y  introduirait,  et  que  l'heure  approchait  où  il 
faudrait  écrire  en  français  pour  être  lu  même  des  femmes.  Chez 
Naudé,  les  femmes  n'entrent  pas;  latin  à  part,  il  y  a  des  grossièretés. 

La  finesse  d'ailleurs,  la  raillerie  couverte,  la  sournoiserie  même 
de  l'auteur  entre  ces  deux  bons  compères,  Saint-Ange  et  Mascurat,. 
va  aussi  loin  qu'on  peut  supposer.  Je  veux  trahir  et  prendre  sur  le 
fait  sa  méthode  habituelle.  A  un  endroit,  par  exemple,  il  énumère 


78i  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

au  long  les  académies  d'Italie;  rien  de  plus  intéressant  pour  les  esprits 
académiques;  on  croirait,  à  la  complaisance  du  détail,  que  Naudé 
admire,  qu'il  se  prend;  pas  du  tout.  Prenez  garde  :  voilà  qu'à  la  fin , 
citant  Pétrone  sur  les  déclamateurs,  il  montre  que  ces  façons  pom- 
peuses d'exercice  littéraire  ne  servent  au  fond  de  rien,  que  les  vrais 
grands  écrivains  sont  de  date  antérieure,  que  les  bons  esprits  vont  à  ces 
nouvelles  académies  comme  les  belles  femmes  au  bal,  c  est-à-dire  sans 
en  chercher  autre  profit  que  d'y  passer  le  temps  agréablement  et' de  s'y 
faire  voir  et  admirer.  —  Sur  quoi  Saint-Ange,  un  peu  surpris  dure- 
vers  ,  dit  à  Mascurat  :  a  Tu  fais  justement  comme  ces  vaches  qui 
€  attendent  que  le  pot  au  lait  soit  plein  pour  le  renverser  (1)...» 
Voilà,  en  bon  français ,  la  méthode  de  Gabriel  Naudé  et  des  grands 
sceptiques. 

En  matière  religieuse,  il  ne  procède  pas  autrement,  et  c'est  ici  que 
le  mot  de  sournoiserie  s'applique  à  merveille.  Ainsi,  à  propos  de 
YAlcoran,  dont  les  paroles,  dit  Mascurat  (page  3i5),  sont  très  belles 
et  bonnes,  quoique  la  doctrine  en  soit  fort  mauvaise,  Saint-Ange  se 
récrie,  et  Mascurat  répond  entre  autres  choses  :  a ...  Joint  aussi  qu'il 
((  est  hors  le  pouvoir  d'un  homme,  tant  habile  qu'il  soit,  de  connoître 
((  quelle  est  la  religion  des  Turcs,  soit  pour  la  foi  ou  les  cérémonies, 
c(  par  la  seule  lecture  de  VAlcoran  ;  tout  de  même ,  sans  compa- 
cc  RAISON  TOUTEFOIS ,  qu'uu  hommc  qui  n'auroit  lu  que  le  Nouveau 
c(  Testament  ne  pourroit  jamais  connoître  le  détail  de  la  religion  ca- 
c(  thoUque,  vu  qu'elle  consiste  en  diverses  règles,  cérémonies,  éta- 
((  blissemens,  institutions,  traditions,  et  autres  choses  semblables 
((  que  les  papes  et  les  conciles  ont  établies  de  temps  en  temps ,  et 
a  pièces  après  autres,  conformément  à  la  doctrine  contenue  implicite 
ce  ou  explicité  dans  ledit  livre.  »  On  a  le  venin. 

J'aime  mieux  citer  une  belle  page  philosophique,  et  même  reli- 
gieuse à  la  bien  prendre,  qui  rentre  dans  une  pensée  souvent  expri- 
mée par  lui.  Il  s'agit  de  je  ne  sais  quel  conseil  (p.  229)  dont  Saint- 
Ange  croit  que  les  politiques  d'alors  pourraient  tirer  grand  profit; 
Mascurat  répond  :  ce  Quand  ils  le  feroient,  Saint-Ange,  ils  ne  réussi- 
«  roient  pas  mieux  au  gouvernement  des  états  et  empires  que  les 
«  plus  doctes  médecins  font  à  celui  des  malades;  car  il  faut  néces- 
cc  sairement  que  les  uns  et  les  autres  prennent  fin,  tantôt  d'unr 
c(  façon  et  tantôt  de  l'autre  :  Quotidie  aliquid  in  tam  magno  orbe 
a  mutatury  nova  urbium  fundamenta  jaciuntur,  nova  gentium  no- 
ix) PagelSi. 


MORALISTES  DE  LA  FRANCE.  785 

<c  mina,  extinctis  nominihus  prioribiis  mit  in  accessionem  validions 
«  conversiSj  oriuntur  (chaque  jour  quelque  changement  s'opère  en 
((  ce  vaste  univers;  on  jette  les  fondations  de  villes  nouvelles;  de 
«  nouvelles  nations  s'élèvent  sur  la  ruine  des  anciennes  dont  le  nom 
«  s'éteint  ou  va  se  perdre  dans  la  gloire  d'un  état  plus  puissant).  Je 
«  ne  dis  pas  toutefois  qu'un  peu  de  régime  ne  fasse  grand  bien,  et 
«  que  tant  de  livres  qu'écrivent  tous  les  jours  les  médecins  de  vita 
(f proroganda  soient  inutiles;  mais  aussi  en  faut-il  demeurer  dans 
<(  leurs  termes,  et  ne  pas  attendre  des  remèdes  l'éternité  que  Dieu 
«  seul  s'est  réservée.  »  — Et  dans  les  Coups  d'État  (chap.  iv)  il  avait 
dit  :  c(  Il  ne  faut  donc  pas  croupir  dans  l'erreur  de  ces  foibles  esprits 
({  qui  s'imaginent  que  Rome  sera  toujours  le  siège  des  saints  Pères, 
c(  et  Paris  celui  des  rois  de  France.  »  Je  trouve  que,  de  nos  jours, 
les  sages  eux-mêmes  ne  sont  pas  assez  persuadés  que  de  tels  chan- 
gemens  restent  toujours  possibles,  et  l'on  met  volontiers  en  avant 
un  axiome  de  nouvelle  formation,  bien  plus  flatteur,  qui  est  que  les 
nations  ne  meurent  pas. 

Je  ne  pousserai  pas  plus  loin  ce  qui  aussi  bien  n'aurait  aucun 
terme,  car  il  faudrait  extraire  à  satiété,  sans  pouvoir  jamais  analy- 
ser. La  conclusion  du  Mascurat  est  spirituelle  et  va  au-devant  des 
objections  d'invraisemblance.  —  Saint-Ange  :  a  ïu  me  dis  de  si  belles 
«  choses,  que,  si  elles  étoient  imprimées,  on  ne  s'imagineroit  jamais 
c(  qu'elles  vinssent  du  cabaret  ni  qu'elles  eussent  été  dites  par  deux 
«libraires  ou  imprimeurs....  »  Et  Mascurat  répond  en  citant  des 
exemples  de  l'antiquité  :  «...  Au  contraire,  je  vois  dans  Plutarque 
«  et  Athénée  que  les  plus  doctes  de  ce  temps-l«i  tenoient  des  propos 
«  aussi  sérieux  entre  la  poire  et  le  fromage  et  ayant  le  verre  à  la 
«  main,  comme  nous  l'avons  maintenant,  que  tous  les  Académistes 
«  de  Cicéron  en  ses  plus  délicieuses  vignes,  in  Tusculano,  in  Cu- 
«  manoy  in  Arpinati.  »  Il  continue,  selon  son  usage,  d'épuiser  tous 
les  exemples  de  dialogues  anciens  qui  se  tiennent,  tantôt  au  milieu 
des  rues,  comme  le  Gorgias^  tantôt  dans  une  maison  du  Pirée, 
comme  la  République,  ou  bien  encore  sous  le  portique  du  temple  de 
Jupiter  ou  aux  bords  de  l'Ilissus.  De  là  à  un  cabaret  de  la  Cité  évi- 
demment il  n'y  a  qu'un  pas.  Et  sur  ce  que  ce  sont  deux  imprimeurs 
qui  ont  dit  ces  belles  choses,  Mascurat,  qui  a  voyagé,  cite  l'exemple 
des  savetiers  italiens  dont  la  politique  est  encore  plus  raffinée  que 
celle  des  imprimeurs  de  ce  pays-ci  :  «  Finalement,  ajoute-t-il,  pour- 
ce  quoi  trouver  étrange  que  nous  ayons  dit  tant  de  choses  en  un 
«  jour,  puisque  nous  voyons  tant  de  tragédies  nous  représenter  en 

TOME  IV.  51 


786  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

«  pareil  espace  de  temps  des  histoires  que  l'on  ne  jugeioit  jamais, 
«  à  cause  d'une  inflnité  de  rencontres  et  d'incidens,  avoir  été  faites 
((  dans  l'espace  de  vingt-quatre  heures....  Et  puis,  si  le  Timée,  le 
tt  GorgiaSy  le  Phédon,  et  les  dialogues  de  Republica  et  de  Ler/ibus  de 
<c  Platon,  quoiqu'ils  soient  bien  plus  longs  que  les  nôtres,  ont  bien 
«  été  faits  en  un  jour...,  pourquoi  ne  voudra-t-on  pas  que  nous 
«  ayons  dit,  depuis  cinq  heures  du  matin  jusques  à  sept  heures  du 
(c  soir,  ce  que,  s'il  étoit  imprimé,  il  ne  faudroit  guère  davantage  de 
«  temps  pour  lire?...  »  Il  en  faut  un  peu  plus,  quoi  qu'il  en  dise;  et, 
avec  notre  dose  d'attention  d'aujourd'hui,  ne  vient  pas  à  bout  qui 
veut  de  ce  gros  in-4"  immense.  C'est  pourquoi  nous  y  avons  tant 
insisté  (1). 

La  seconde  Fronde  vint  renverser  encore  une  fois  la  fortune  de 
Naudé  et  lui  porter  au  cœur  le  coup  le  plus  sensible,  celui  qu'un  père 
eût  éprouvé  de  la  perte  d'une  fdle  unique,  déjà  nubile  et  passion- 
nément chérie.  L'arrêt  du  parlement  de  Paris  qui  ordonnait  la  vente 
de  la  bibhothèque  du  cardinal  lui  arracha  un  cri  de  douleur  et  pres- 
que d'éloquence.  Dans  un  Advis  imprimé  (1651)  à  l'adresse  de  nos 
seigneurs  du  parlement,  il  exhale  les  sentimens  dont  il  est  plein  : 
«  ....  Et  pour  moi  qui  la  chérissois  comme  l'œuvre  de  mes  mains  et 
c(  le  miracle  de  ma  vie,  je  vous  avoue  ingénuement  que,  depuis  ce 
«  coup  de  foudre  lancé  du  ciel  de  votre  justice  sur  une  pièce  si  rare, 
«  si  belle  et  si  excellente,  et  que  j'avois  par  mes  veilles  et  mes  la- 
a  beurs  réduite  à  une  telle  perfection  que  l'on  ne  pouvoit  pas  mora- 
n  lement  en  désirer  une  plus  grande,  j'ai  été  tellement  interdit  et 
((  étonné,  que  si  la  même  cause  qui  fit  parler  autrefois  le  fils  de  Crésus, 
c(  quoique  muet  de  sa  nature,  ne  me  délioit  maintenant  la  langue 
ce  pour  jeter  ces  derniers  accens  au  trépas  de  cette  mienne  fille, 
((  comme  celui-là  faisoit  au  dangereux  état  où  se  trouvoit  son  père,  je 
(c  serois  demeuré  muet  éternellement.  Et  en  effet,  messieurs,  comme 
«  ce  bon  fils  sauva  la  vie  à  son  père,  en  le  faisant  connoître  pour  ce 
ce  qu'il  étoit,  pourquoi  ne  puis-je  pas  me  promettre  que  votre  bien- 
ce  veillance  et  votre  justice  ordinaire  sauveront  la  vie  à  cette  fille,  ou, 


(1)  M.  Artaud,  dans  son  ouvrage  sur  Machiavel  (  t.  II ,  p.  336-350) ,  cite  un  ou- 
vrage manuscrit  français  qui  est  une  apologie  remarquable  de  Tilluslre  Florentin, 
et  il  se  dit  lente  de  l'attribuer  à  Gabriel  Naudé.  Mais,  sansr  parler  des  autres  objec- 
tions, comme  cette  apologie  ne  put  être  composée  que  vers  ou  après  lGi9,  Naudé 
eut  bien  assez  à  faire,  en  ces  années,  avec  son  Mascurat  d'abord ,  puis  avec  les 
tracas  et  calamités  qui  vont  l'envahir,  pour  qu'on  ne  puisse  lui  imputer  un  travail 
dont  OD  ne  verrait  d'ailleurs  pas  le  but  sous  sa  plume. 


MORALISTES  DE  L4  FRANCE.  787 

«  pour  mieux  dire,  à  cette  fameuse  bibliothèque,  quand  je  vous  aurai 
«  dit,  pour  vous  représenter  en  peu  de  mots  l'abrégé  de  ses  perfec- 
«  tions,  que  c'est  la  plus  belle  et  la  mieux  fournie  de  toutes  les  bi- 
((  bliothèques  qui  ont  jamais  été  au  monde  et  qui  pourront,  si  l'af- 
((  fection  ne  me  trompe  bien  fort,  y  être  à  l'avenir.  »  —  Et  il  finit 
en  répétant  les  vers  attribués  à  Auguste,  lorsque  celui-ci  décida  de 
casser  le  testament  de  Virgile  plutôt  que  d'anéantir  l'Enéide  : 

....  Frangatur  potius  legum  veneranda  potestas 
Quam  tôt  congestos  noctesque  diesque  labores 
Hauserit  una  dies,  supremaque  jussa  Senatiis! 

La  vente  se  fit  pourtant,  bien  qu'avec  de  certains  accommodemens 
peut-être.  Naudé  en  racheta  pour  sa  part  tous  les  livres  de  médecine, 
et  il  paraît  qu'il  y  eut  des  prête-noms  du  cardinal  qui  en  sauvèrent 
d'autres  séries  tout  entières.  Du  moins  M.  Petit-Radel  a  beaucoup 
iusisté  sur  ces  rachats  concertés  qu'il  démontre  avec  chaleur,  comme 
si  son  amour-propre  d'administrateur  et  d'héritier  y  était  intéressé. 
Quoi  qu'il  en  soit,  le  coup  était  porté  pour  l'auteur  même;  l'intégrité 
et  l'honneur  de  l'œuvre  unique  avaient  péri.  «On  vend  toujours  ici 
<(  la  bibliothèque  de  ce  rouge  tyran ,  écrit  Guy  Patin  (30  janvier  1652); 
a  seize  mille  volumes  en  sont  déjà  sortis;  il  n'en  reste  plus  que  vingt- 
«  quatre  mille.  Tout  Paris  y  va  comme  à  la  procession  :  j'ai  si  peu 
«  de  loisir  que  je  n'y  puis  aller,  joint  que  le  bibliothécaire  qui  l'avoit 
«  dressée,  mon  ami  de  trente-cinq  ans,  m'est  si  cher,  que  je  ne  puis 

({  voir  cette  dissolution  et  destruction »  Il  fallait  que  Guy  Patin 

aimât  bien  fort  Naudé  pour  s'attendrir  à  l'endroit  d'une  disgrâce  ar- 
rivée au  Mazarin. 

Les  malheurs  ne  viennent  jamais  seuls;  Naudé  en  eut  un  autre  en 
ces  années.  Étant  autrefois  à  Rome,  il  avait  été  consulté  et  avait 
donné  son  avis  sur  des  manuscrits  de  Y  Imitation  de  Jésus-Christ  que 
les  bénédictins  revendiquaient  pour  un  moine  de  leur  ordre,  Gersen; 
il  n'était  pas  de  leur  avis,  et  avait  jugé  les  manuscrits  quelque  peu 
falsifiés.  Son  témoignage  en  resta  là  et  sommeilla  quelque  temps. 
Mais  bientôt  les  chanoines  réguliers  de  Saint  Augustin,  qui  reven- 
diquaient \ Imitation  pour  Akempis,  c'est-à-dire  pour  leur  saint, 
comme  les  bénédictins  pour  le  leur,  introduisirent  l'autorité  et 
l'acte  de  Naudé  dans  la  discussion.  Il  y  intervint  lui-même  par  de 
nouveaux  écrits  publics.  Courier,  avec  son  fameux  pâté  sur  le  ma- 
nuscrit de  Longus,  sut  ce  que  c'est  que  d'avoir  affaire  à  des  pédans 
antiquaires  et  chambellans;  Naudé,  si  prudent,  si  modéré,  apprit 

51. 


788  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

bientôt  à  ses  dépens  ce  que  c'est  que  d'avoir  affaire  à  des  pédans, 
de  plus  théologiens,  surtout  à  un  ordre  tout  entier  et  à  des  moines. 
Quand  on  est  sage,  règle  générale,  il  ne  faut  jamais  se  mettre  sans 
nécessité  telles  gens  à  robe  noire  à  ses  trousses.  Si  je  l'osais,  j'en  don- 
nerais le  conseil  même  aujourd'hui  encore  à  mes  brillans  amis.  Du 
temps  de  Naudé,  on  en  vint  d'emblée  aux  injures.  Il  y  avait  dès-lors 
un  Dom  Robert  Quatremaire  (n'était-il  pas  de  la  famille  de  M.  Etienne 
Quatremère?)  qui  en  disait.  Naudé  eut  le  tort  d'y  céder  et  d'y  ré- 
pondre. Tout  cela  se  passait  à  propos  du  plus  clément  et  du  plus 
miséricordieux  des  livres,  autour  de  V Imitation.  Ajoutez  que,  dans 
cette  querelle  de  Naudé  et  de  Dom  Quatremaire,  on  ne  savait  pas 
très  bien  le  français  de  part  et  d'autre,  ou  du  moins  on  ne  savait  que 
le  vieux  français;  les  injures  en  étaient  d'autant  plus  grosses.  Il  en 
résulta  même  des  méprises  singulières.  Naudé,  s'en  prenant  à  un 
bénédictin  itahen,  le  père  Cajetan,  qui  était  petit  et  assez  contrefait, 
l'avait  appelé  rabougri;  les  bénédictins  de  Saint-Maur  ne  se  rendi- 
rent pas  bien  compte  du  terme,  et  le  confondirent  avec  un  bien  plus 
grave  qui  a  quelque  rapport  de  son.  Ces  vénérables  rehgieux  en 
demandèrent  réparation  en  justice  comme  d'une  appellation  infâme. 
La  naïveté  prêta  à  rire.  Naudé  lui-même  porta  plainte  en  dififamatiou 
devant  le  parlement;  on  a  son  factum  (Raisons péremptoiresj  etc.,  1651); 
je  le  voudrais  supprimer  pour  son  honneur.  Sur  ce  terrain-là,  il  n'a 
pas  son  esprit  habituel  :  ce  n'est  plus  qu'un  savant  du  xvi*'  siècle 
en  colère.  Il  prit  pourtant  occasion  de  sa  défense  pour  dresser  une 
liste  et  kyrielle,  comme  il  les  aime,  de  toutes  les  falsifications,  cor- 
ruptions de  pièces,  tricheries,  qu'on  imputait  aux  bénédictins  dans 
les  divers  âges.  En  poussant  cette  pointe,  il  a,  sous  air  pédantesque, 
sa  double  malice  cachée,  et  il  infirme  plus  de  choses  ecclésiastiques 
qu'il  ne  fait  semblant.  On  assure  qu'il  eut  alors  les  rieurs  de  son 
côté;  mais  il  dut  être  au  fond  mécontent  de  lui-même  :  le  philosophe 
en  lui  avait  fait  une  faute  (1). 

La  seconde  Fronde  lui  laissait  peu  d'espoir  de  recouvrer  sa  con- 
dition première;  il  accepta  d'honorables  propositions  de  la  reine 
Christine,  et  partit  pour  la  cour  de  Stockholm,  où  il  fut  bibliothécaire 
durant  quelques  mois.  Cette  cour  était  devenue  sur  la  fin  un  guêpier 
de  savans  qui  s'y  jouaient  des  tours;  Naudé  n'y  tint  guère.  Il  était 

(1)  On  peut  voir,  si  Ton  veut,  sur  celle  sotie  et  désagréable  affaire,  la  Biblio- 
thèque critique  de  Richard  Simon,  tome  I,  et  aussi  le  tome  I  des  Ouvrages  pos- 
thumes de  Mabillon.  —  Doni  Thuillier,  bénédictin,  y  prend  une  revanche  sur 
Naudé. 


MORALISTES  DE  LA  FRANCE.  789 

d'ailleurs  à  l'âge  où  l'on  ne  recommence  plus.  Il  revenait  de  là,  dé- 
goûté de  sa  tentative,  rappelé  sans  doute  aussi  par  le  mal  du  pays 
et  par  la  perspective  de  jours  meilleurs  après  les  troubles  civils 
apaisés,  lorsqu'il  fut  pris  de  maladie  et  mourut  en  route,  à  Abbeville, 
le  29  juillet  1G53,  avant  d'avoir  pu  revoir  et  embrasser  ses  amis.  Il 
fut  amèrement  regretté  de  tous,  particulièrement  de  Guy  Patin, 
qui  ne  parle  jamais  de  son  bon  et  cher  ami  M.  Naudé  qu'avec  un 
attendrissement  bien  rare  en  cette  caustique  nature,  et  qui  les  ho- 
nore tous  deux  :  ce  Je  pleure  incessamment  jour  et  nuit  M.  Naudé. 
c(  Oh!  la  grande  perte  que  j'ai  faite  en  la  personne  d'un  tel  ami!  Je 
((  pense  que  j'en  mourrai,  si  Dieu  ne  m'aide.  (25  novembre  1653.  )  » 
—  Les  érudits  composèrent  à  l'envi  des  vers  latins  sur  la  mort  du 
confrère  qui  les  avait  si  libéralement  servis.  On  peut  trouver  cepen- 
dant qu'il  ne  lui  a  pas  été  fait  de  funérailles  suffisantes  :  on  n'a  pas 
recueilli  ses  œuvres  complètes;  il  n'a  pas  été  solennellement  ense- 
veli. Mort  en  1653,  du  même  âge  que  le  siècle,  il  n'en  représentait 
que  la  première  moitié ,  au  moment  où  la  seconde ,  si  glorieuse  et  si 
contraire,  allait  éclater.  Les  Provinciales  ^diTmeni  six  années  seule- 
ment après  le  Mascurat,  et  donnèrent  le  signal;  la  face  du  monde 
littéraire  fut  renouvelée.  Naudé  rentra  vite,  pour  n'en  plus  sortir, 
dans  l'ombre  de  ces  bibliothèques  qu'il  avait  tant  aimées  et  qui 
allaient  être  son  tombeau.  On  imprima  de  lui  un  volume  de  lettres 
latines  criblé  de  fautes.  On  rédigea  le  Naudœana,  ou  extrait  de  ses 
conversations,  criblé  de  bévues  également.  Il  n'eut  pas  d'éditeur 
pieux.  Son  article  manque  au  Dictionnaire  de  Bayle,  ce  plus  direct 
héritier  de  son  esprit.  Lui  qui  a  tant  songé  à  sauver  les  autres  de 
l'oubli,  il  est  de  ceux,  et  des  plus  regrettables,  qui  sont  en  train  de 
sombrer  dans  le  grand  naufrage.  Ses  livres  ont,  à  mes  yeux  déjà,  la 
valeur  de  manuscrits,  en  ce  sens  que,  selon  toute  probabilité ,  ils  ne 
seront  jamais  réimprimés.  Quelques  curieux  les  recherchent;  on  les 
lit  peu,  on  les  consulte  çà  et  là.  Tel  est  le  lot  de  presque  tous,  de 
quelques-uns  même  des  plus  dignes.  Qu'y  faire?  la  vie  presse,  la 
marche  commande,  il  n'y  a  plus  moyen  de  tout  embrasser;  et  nous 
môme  ici,  qui  avons  tâché  d'exprimer  du  moins  l'esprit  de  Naudé. 
et  de  redemander,  d'arracher  sa  physionomie  vraie  à  ses  œuvres 
éparses,  ce  n'est,  pour  ainsi  dire,  qu'en  courant  que  nous  avons  pu 
lui  rendre  cet  hommage. 

Sainte-Beuve. 


ÉTUDES 


SUR  L'ANGLETERRE. 


m. 
LIVERPOOL 


L'époque  dans  laquelle  nous  vivons  est  l'âge  des  grandes  villes. 
Les  descriptions  fabuleuses  que  l'antiquité  nous  a  laissées  de  Thèbes, 
de  Babylone,  de  Carthage,  de  Syracuse  et  de  Rome  elle-même,  se 
trouvent  effacées  de  nos  jours  par  des  réalités  historiques  telles  que 
Londres,  Paris,  Amsterdam ,  Vienne,  Naples,  Madrid ,  Berlin ,  New- 
York,  Pétersbourg  et  Moscou.  Les  capitales  n'ont  plus,  comme  au- 
trefois, le  privilège  d'attirer  seules  des  habitans  qui  restaient  encore 
le  plus  souvent  à  l'état  de  foules  parasites.  Ce  sont  aujourd'hui  des 
populations  laborieuses  qui  se  groupent  pour  former  des  centres  de 
commerce  ou  d'industrie.  Le  travail  est  le  principe  de  toutes  ces  as- 
sociations :  les  hommes  ne  se  rassemblent  plus  que  pour  produire  ou 


ÉTUDES  SUR  L'ANGLETERRE.  791 

pour  échanger  des  produits,  et  plus  les  sources  de  la  production  sont 
fécondes,  plus  le  nombre  des  travailleurs  se  multiplie. 

La  population ,  qui  était  stationnaire  dans  le  dernier  siècle,  a  fait 
depuis  cinquante  ans  d'immenses  progrès  en  Europe.  Tantôt  mal- 
gré la  guerre  et  tantôt  à  la  faveur  de  la  paix ,  presque  tous  les  états 
ont  vu  s'accroître  leurs  habitans.  Dans  ce  mouvement  d'expansion, 
les  villes  ont  généralement  gagné  plus  que  les  campagnes,  et  les 
grandes  villes  plus  que  les  petites  cités.  Le  cours  naturel  des  choses 
veut  que  la  mortalité  parmi  les  populations  urbaines  soit  plus  consi- 
dérable que  parmi  les  populations  rurales,  car  des  habitudes  paisibles 
et  un  air  pur  doivent  prolonger  la  durée  de  la  vie;  mais  la  force 
d'attraction  dont  sont  douées  les  agglomérations  puissantes  tend  à 
combler  les  vides  qui  se  déclarent  dans  leurs  rangs.  Il  s'établit  une 
émigration  régulière  et  croissante  des  campagnes  vers  les  villes. 
Attirés  par  des  salaires  plus  élevés,  les  laboureurs  accourent  à  ces 
vastes  marchés  du  travail ,  et  sont  bientôt  transformés  en  ouvriers 
des  ports  ou  des  manufactures.  Il  semble  que  la  reproduction  de 
l'espèce  humaine  s'opère  principalement  aux  champs  (1),  et  la  con- 
sommation dans  les  cités. 

Ce  caractère  distinctif  de  notre  état  social  n'est  nulle  part  plus 
marqué  qu'en  Angleterre.  Aucune  contrée,  dans  le  monde  connu, 
ne  présente  un  plus  grand  nombre  de  villes  industrieuses  et  large- 
ment peuplées.  En  France,  on  citerait  à  peine,  après  Paris,  trois  ou 
quatre  cités,  comme  Lyon,  Marseille,  Bordeaux  et  Rouen,  qui  aient 
plus  de  cent  mille  habitans.  Dans  la  Grande-Bretagne,  chacune  des 
villes  de  Liverpool,  Manchester  et  Glasgow  compte  près  de  trois 
cent  mille  âmes;  Edimbourg,  Birmingham,  Leeds,  Bristol,  Sheffield 
et  Newcastle  ont  de  cent  à  deux  cent  mille  habitans.  En  1836,  les 
villes  de  dix  mille  âmes  et  au-dessus  renfermaient,  en  France,  une 
population  de  3,764,219  habitans.  En  1831,  les  cités  de  cette  impor- 
tance renfermaient  déjà  dans  la  Grande-Bretagne^  et  sur  une  popu- 
lation générale  qui  était  à  peine  la  moitié  de  celle  de  la  France, 
4,620,000  habitans.  A  la  même  époque,  28  personnes  sur  100  se 
vouaient  à  l'agriculture  de  l'autre  côté  du  détroit ,  pendant  que  les 
travaux  des  champs  absorbaient  chez  nous  68  personnes  sur  100. 

La  prépondérance  que  prennent  aujourd'hui  les  agrégations  ur- 
baines est  caractérisée  dans  les  deux  contrées  par  les  termes  suivans. 
En  France,  de  1801  à  1836,  la  population  du  royaume  s'est  accrue 

(1)  Officina  gentiurrij  comme  dil  Tacite, 


792  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

de  23  pour  cent.  Pans  le  môme  intervalle,  la  population  de  Marseille 
s'augmentait  de  32  pour  cent;  celle  de  Lille,  de  33  pour  cent;  celle  de 
Toulouse,  de  54  pour  cent;  celle  de  Lyon,  de  37  pour  cent;  celle  du 
Havre,  de  60  pour  cent;  celle  de  Paris,  de  G6  pour  100;  celle  de 
Reims,  de  90  pour  cent;  celle  de  Saint-Quentin,  de  100  pour  cent, 
et  celle  de  Saint-Étienne,  de  150  pour  cent.  En  Angleterre  l'accrois- 
sement général  de  la  population,  de  1811  à  1831,  a  été  de  30  pour 
cent.  Dans  cet  espace  de  vingt  années,  les  populations  rurales 
n'ont  gagné  que  30  pour  cent,  tandis  que  les  populations  urbaines, 
prises  ensemble,  gagnaient  53  pour  cent.  Mais  le  progrès  frappera 
bien  davantage,  si  l'on  borne  cette  comparaison  aux  principales 
cités;  en  effet,  il  est  à  Londres  de  42  pour  cent;  à  Edimbourg  et  à 
Newcastle,  de  60  pour  cent;  à  Bristol ,  de  65  pour  cent;  à  Sheffield, 
de  70  pour  cent;  à  Birmingham,  de  72  pour  cent;  à  Liverpool,  de  75 
pour  cent;  à  Glasgow,  de  95  pour  cent,  et  à  Manchester,  de  150  pour 
cent. 

Parmi  tous  ces  phénomènes,  l'état  actuel  du  comté  de  Lancastre 
est  sans  contredit  le  plus  digne  d'attention.  En  1801,  la  population 
de  ce  district  était  de  672,565  âmes;  le  recensement  de  18V1  a  con- 
staté l'existence  de  1,667,064  habitans.  M.  H.  Ashworth  (1)  fait  remar- 
quer que,  si  le  mouvement  de  la  population  dans  le  Lancashire  avait 
été  le  même  que  dans  le  reste  du  royaume,  ce  district  n'aurait  compté 
en  1841  que  1,125,924  habitans,  et  il  en  conclut  que  les  531,130  per- 
sonnes qui  forment  l'excédant  ont  dû  émigrer  des  districts  agri- 
coles vers  les  centres  commerciaux  et  manufacturiers  pendant  les 
quarante  dernières  années.  On  reconnaîtra  que  le  contingent  fourni 
par  l'émigration  à  ce  gigantesque  accroissement  a  dû  être  bien  plus 
considérable,  si  l'on  réfléchit  que  les  agrégations  urbaines  n'ont  pas 
une  force  de  reproduction  égale  à  celle  des  districts  ruraux,  et  que 
la  population  des  villes,  livrée  à  elle-même,  grandit  avec  moins  de  ra- 
pidité. 

Le  Lancashire  et  généralement  les  comtés  manufacturiers  ont  donc 
ouvert  une  issue,  un  refuge  à  la  surabondance  de  la  population.  Au 
lieu  de  se  répandre  au  dehors,  comme  dans  le  xvr  et  le  xvii"  siècle, 
les  habitans  de  la  Grande-Bretagne  ont  fondé  ainsi  à  l'intérieur  ces 
magnifiques  colonies  de  la  laine  et  du  coton,  où  tant  de  bras  oisifs  ont 
trouvé  du  travail ,  et  tant  de  capitaux  de  l'emploi.  Le  Lancashire  c^ 
été  véritablement,  comme  le  disait  récemment  le  Times^  la  maison  de 

(1)  Past  and  présent  state  of  Lancashire. 


ÉTUDES  SCR  L'ANGLETERUE.  793 

charité  ou  plutôt  la  maison  de  travail,  le  work-house  de  TAngle- 
terre,  dans  le  sens  littéral  de  ce  mot. 

La  population  agricole  est  peu  nombreuse  dans  le  comté  de  Lan- 
castre,  où  elle  représente  aujourd'hui  9  pour  cent  du  nombre  des 
habitans.  Là,  tout  est  villes,  usines,  manufactures,  comptoirs  et 
chantiers  de  construction.  On  n'y  peut  faire  un  pas  sans  rencontrer 
quelque  ouvrage  qui  atteste  une  conquête  de  l'homme  sur  la  nature. 
Aucune  partie  de  l'Angleterre  n'est  sillonnée  au  même  degré  de 
routes,  de  canaux  et  de  chemins  de  fer.  Au  milieu  de  ces  merveilles, 
Liverpool  et  Manchester  les  résument  toutes  et  sont  comme  les  deux 
faces  d'un  même  sujet. 

Nulle  part  les  liens  qui  unissent  le  commerce  à  l'industrie  ne  pa- 
raissent plus  étroits.  Liverpool  et  Manchester  sont  en  quelque  sorte 
solidaires;  l'un  de  ces  établissemens  venant  à  chanceler,  l'autre  ne 
pourrait  pas  rester  debout.  Il  y  a  mieux.  Ces  deux  villes,  qui  repré- 
sentent et  qui  personnifient  l'industrie  humaine  parvenue  à  l'apogée 
de  la  production,  étaient  impossibles  l'une  sans  l'autre.  Le  com- 
merce de  Liverpool  n'aurait  jamais  atteint  ses  dimensions  colossales, 
s'il  n'avait  eu  derrière  lui  les  manufactures  de  Manchester  pour  con- 
sommer les  marchandises  importées  et  pour  lui  fournir  les  élémens 
de  ses  exportations.  Manchester,  à  son  tour,  aurait  beau  être  assis 
sur  d'inépuisables  bancs  de  houille,  faire  des  miracles  d'invention 
en  mécanique,  et  posséder  une  race  industrielle  qui  combine  l'au- 
dace avec  le  sang-froid,  l'intelligence  avec  l'énergie,  si  les  commer- 
çans  de  Liverpool  n'avaient  pas  été  là  pour  expédier  ses  produits 
dans  les  quatre  parties  du  monde.  Séparez  Liverpool  de  Manchester, 
et  vous  aurez  quelque  port  en  décadence,  comme  Bristol  ou  Ply- 
mouth.  Éloignez  Manchester  de  son  port  commercial,  et  vous  ferez 
descendre  cette  métropole  de  l'industrie  au  rang  de  Leeds  ou  de 
Nottingham.  La  raison  des  accroissemens  de  Manchester  est  la  même 
que  celle  des  progrès  de  Glasgow  :  on  la  trouve  dans  le  bas  prix  de 
la  force  motrice ,  et  dans  la  proximité  des  grands  centres  commer- 
ciaux. 

Autrefois  les  accroissemens  des  villes,  de  même  que  ceux  des 
empires,  s'opéraient  avec  lenteur;  ils  étaient  l'œuvre  des  siècles,  qui 
les  déposaient  par  une  incessante  alluvion.  Aujourd'hui  les  dévelop- 
pemens  sont  soudains,  l'arbre  croît  à  vue  d'œil;  en  moins  de  vingt- 
cinq  ans,  des  villes  naissent,  et  d'autres  voient  doubler  leur  popu- 
lation. Le  monde  marche  au  pas  de  course;  les  hommes,  selon 


794  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

l'expression  américaine,  vont  toujours  en  avant  [go  a  head);  il  est 
donc  impossible  que  le  désordre  ne  se  mette  pas  de  la  partie.  La 
prévoyance  sociale  n'a  pas  le  temps  d'intervenir  pour  régulariser  le 
cours  de  ces  progrès.  On  bâtit  à  l'aventure;  les  populations  viennent 
s'entasser  dans  des  quartiers  où  elles  manquent  d'espace  et  d'abri  ; 
enfin  des  maladies  précoces,  l'infection  physique  et  la  corruption  mo- 
rale fermentent  au  plus  épais  de  ces  grandes  réunions;  on  est  bientôt 
réduit  à  reprendre  en  sous-œuvre  les  fondemens  de  la  société. 

Tous  les  villes  récemment  formées  ou  récemment  accrues  pré- 
sentent les  symptômes  de  ce  trouble  social.  Paris  n'est  qu'une  vaste 
hôtellerie,  où  la  population  laborieuse  demeure  essentiellement  flot- 
tante, et  n'a  pas,  à  proprement  parler,  de  domicile;  cent  vingt  mille 
malades  par  an  traversent  les  hôpitaux  et  dix  à  douze  mille  y  meurent, 
le  tiers  des  décès  annuels.  Lyon  figure  un  amalgame  informe,  qui 
se  compose  de  trois  villes  distinctes,  qui  a  trois  polices  et  trois  admi- 
nistrations. Il  en  est  de  môme  de  Londres  et  de  Glasgow.  Manchester 
s'est  élevé  un  peu  au  hasard ,  entre  deux  paroisses  qu'il  réunit  au- 
jourd'hui, Salford  et  Chorlton.  Il  y  a  quelques  années,  Manchester 
n'avait  encore  ni  représentans  dans  le  parlement ,  ni  municipalité, 
ni  police,  ni  tribunaux;  cette  ville  dépendait  de  Salford,  qui  n'est 
plus  aujourd'hui  qu'un  de  ses  faubourgs. 

Les  cités  modernes  peuvent  se  ramener  à  trois  types  principaux, 
qui  sont  :  les  capitales ,  les  places  de  commerce ,  et  les  villes  manu- 
facturières. Chacune  de  ces  variétés  a  une  influence  difTérente  sur  le 
bien-être,  sur  l'activité,  sur  l'intelligence  et  sur  la  moralité  des 
hommes  qui  s'y  trouvent  rassemblés.  Londres,  Liverpool  et  Man- 
chester résument  les  populations  urbaines  dans  le  royaume-uni.  J'a* 
déjà  esquissé,  par  quelques  côtés,  la  physionomie  de  Londres.  Li- 
verpool soulève  des  problèmes  semblables,  mais  sans  aucun  mélange 
de  ces  accidens  qui  tiennent  à  la  vie  politique  et  aux  habitudes  du 
grand  monde.  C'est  aussi  la  transition  la  plus  naturelle  pour  abor- 
der les  régions  de  l'industrie  au  sommet  desquelles  Manchester  est 
placé. 

J  usque  vers  la  fin  du  xviir  siècle,  Londres  et  Bristol  se  partageaient 
le  commerce  britannique;  Liverpool  comptait  pour  bien  peu  dans  ' 
mouvement.  Aucun  établissement  commercial,  sans  môme  excepter 
New -York,  n'a  eu  des  commencemens  aussi  récens  ni  aussi  humbles, 
et  ne  présente  aujourd'hui  le  spectacle  d'une  aussi  merveilleuse  pros- 
périté. Liverpool  ou  Litherpool  était,  il  y  a  deux  cents  ans,  une 


ÉTUDES  SUR  L'ANGLETERRE.  795 

bourgade  de  pêcheurs,  à  l'embouchure  de  la  Mersey,  et  le  port  où 
Ton  s'embarquait  ordinairement  pour  passer  en  Irlande  (1).  En  1700, 
la  ville  n'avait  pas  6,000  habitans.  En  1760,  la  population  s'élevait  à 
:25,787  personnes;  mais  le  port  n'avait  reçu  dans  l'année  que  1,245 
vaisseaux,  et  les  droits  de  dock  n'avaient  produit  que  2,330  Hv.  st. 
( près  de  60,000  francs)  au  trésor  municipal.  En  1700,  Liverpool 
était  porté  sur  les  rôles  de  la  contribution  foncière  [land-tax]  pour 
la  modeste  somme  de  168  liv.  sterl.  13  sh.  10  den.  (  4,220  fr.  ),  et 
le  revenu  du  district  [hundred]  de  West-Derby,  qui  comprend  cette 
ville,  était  évalué  à  35,642  Hv.  sterl.  (891,050  fr.  ). 

Il  y  a  loin  d'une  telle  indigence  aux  splendeurs  du  présent.  Le 
revenu  de  West-Derby  se  trouve  estimé  aujourd'hui,  dans  les  évalua- 
tions des  receveurs  du  comté,  à  2,124,925  liv.  sterl.  (2),  ce  qui  sup- 
pose dans  la  richesse  locale  un  progrès  de  5,900  pour  100.  Liver- 
pool, avec  ses  faubourgs,  compte  une  population  de  280,000  âmes. 
Ses  docks  reçoivent  annuellement  quinze  mille  vaisseaux;  le  revenu 
municipal  ne  s'élève  pas  à  moins  de  8  millions  de  francs,  et  le  pro- 
duit net  des  douanes  que  l'Échiquier  y  a  établies  excède  100  mil- 
lions. Un  seul  port  de  la  Grande-Bretagne  rapporte  ainsi  à  l'état  plus 
que  la  France  ne  retire  du  revenu  de  tous  ses  ports  réunis. 

C'est  une  étude  pleine  d'intérêt  que  de  suivre,  dans  l'histoire  de 
Liverpool,  la  trace  de  ses  développemens  successifs.  On  y  voit  ce  que 
peut  la  volonté  de  l'homme  aux  prises  avec  les  obstacles  que  la  nature 
avait  accumulés.  Les  Hollandais  ont  reconquis  leur  sol  sur  la  mer;  les 
gens  de  Liverpool  ont  forcé  la  mer  à  venir  à  eux.  L'embouchure  de 
la  Mersey  forme  une  espèce  de  mer  intérieure,  dont  les  sables  obs- 
truent le  lit,  où  les  navires,  à  marée  haute,  sont  battus  par  les  vents 
et  par  les  vagues ,  et  où  la  marée  basse  les  laisse  à  sec  sur  la  vase,  en 
retirant  tout  à  coup  vingt  à  trente  pieds  d'eau.  Pour  obvier  à  ces 
dangers ,  il  fallait  creuser  des  bassins  qui  pussent  s'ouvrir  à  marée 
haute,  se  fermera  marée  basse,  et  offrir  aux  navires  un  niveau  con- 
stant. Voilà  le  problème  que  l'on  résolut  à  Liverpoo^,  dès  l'année 
1699,  en  ouvrant  le  premier  dock  humide  que  l'Angleterre  eût  encore 
possédé.  Le  second  bassin  fut  inauguré  en  1748,  et  en  1800,  lorsque 
Londres  n'avait  pas  encore  de  docks,  ceux  de  Liverpool  occupaient 
un  espace  de  45  acres ,  dont  l'étendue  est  aujourd'hui  plus  que 
doublée. 


(1)  CamderCs  survcy. 

(2)  Past  and  présent  state  of  Lancashire. 


796  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Le  système  des  docks  ou  bassins  à  flot  est  le  plus  notable  perfec- 
tionnement que  l'on  ait  apporté  à  la  manutention  des  marchan- 
dises dans  les  ports  de  l'Océan.  Le  commerce  de  Liverpool  a  dû  à 
cette  découverte ,  dont  il  avait  tout  l'honneur,  ses  premiers  succès 
et  son  ascendant  déflnitif.  Les  docks  économisant  la  main-d'œuvre 
pour  le  chargement  et  pour  le  déchargement  des  navires,  les  arma- 
teurs ont  dirigé  de  préférence  leurs  cargaisons  vers  le  port  qui 
leur  offrait  ces  facilités.  L'admirable  position  de  Liverpool  a  fait  le 
reste.  La  Mersey  devenant  praticable,  les  vaisseaux  de  toutes  les 
parties  du  monde  y  ont  afflué. 

Il  faut  dire  cependant  que,  si  les  habitans  de  Liverpool  ont  inventa 
les  docks  commerciaux ,  ils  ne  paraissent  pas  s'être  beaucoup  in- 
quiétés d'en  améliorer  l'économie.  A  Londres,  un  dock  n'est  pas  seu- 
lement un  bassin  à  niveau  fixe,  entouré  de  quais  qui  permettent  de 
charger  et  de  décharger  les  navires  sans  difficulté;  c'est  en  même 
temps  un  lieu  de  dépôt  et  d'entrepôt.  Des  magasins  spacieux  et  à  plu- 
sieurs étages ,  surmontant  les  quais ,  reçoivent  les  marchandises  à 
mesure  que  les  vaisseaux  les  apportent;  ils  servent  à  les  classer  et 
les  retiennent  sous  clé.  La  compagnie  qui  administre  le  dock  donne 
au  propriétaire  des  marchandises  un  récépissé  ou  titre  de  garantie 
{ warrant)  que  celui-ci  transmet  à  l'acheteur  par  voie  d'endossement. 
Les  sucres,  les  cafés,  les  indigos,  les  cotons,  se  monnoienl  ainsi,  et, 
transformés  en  billets  de  banque,  ces  produits  d'un  autre  hémi- 
sphère entrent  dans  la  circulation.  Les  achats  et  les  ventes,  qui  exi- 
geaient auparavant  la  livraison  des  marchandises,  s'opèrent  par  la 
simple  transmission  des  titres.  Le  crédit  commercial  devient  quelque 
chose  de  semblable  au  crédit  en  matière  de  banque,  et  les  opéra- 
tions quotidiennes  d'une  grande  place  peuvent  se  liquider  par  d( 
soldes  entre  les  mains  des  courtiers. 

Ce  n'est  pas  tout;  le  commerçant  qui  laisse  ses  marchandises  dai 
les  docks  n'a  besoin  ni  de  louer  des  magasins  immenses,  ni  d'avoir 
de  nombreux  commis,  ni  d'entretenir  une  armée  de  portefaix.  I^ 
compagnie  des  docks  reçoit,  vérifie  et  enregistre  pour  lui.  11  lui 
suffit  donc  d'avoir  un  comptoir  dans  la  Cité ,  et  de  conserver  par  des 
écritures  courantes  la  trace  de  ses  opérations.  Moyennant  de  légers 
droits  payés  à  la  compagnie,  il  est  dégagé  de  tous  soins,  de  toute 
responsabilité,  et  n'a  plus  à  songer  qu'au  bon  emploi  de  ses  capi- 
taux. La  marchandise,  en  outre,  n'étant  plus  exposée  au  déchet  qui 
est  la  conséquence  inévitable  de  plusieurs  transports  successifs,  se 
conserve  beaucoup  mieux.  En  la  faisant  passer  immédiatement  de 


ÉTUDES  SUR  L'ANGLETERRE.  797 

l'entrepont  du  navire  dans  les  magasins  du  dock,  on  la  met  à  l'abri 
des  déprédations  sans  nombre  des  batteurs  de  quais  et  des  rôdeurs 
de  rivière.  L'économie  annuelle  que  le  commerce  de  Londres  a  réa- 
lisée, de  ce  seul  chef,  par  l'établissement  des  docks,  est  évaluée  à 
400,000  liv.  sterl.  (  plus  de  10  millions  de  francs  ). 

Les  docks  de  Liverpool  n'offrent  aucun  de  ces  avantages.  Comme 
le  port  de  Marseille  et  comme  les  bassins  du  Havre,  ils  demeurent  à 
l'état  brut;  ils  sont  aujourd'hui  ce  qu'ils  étaient  il  y  a  cent  quarante 
ans.  A  Liverpool ,  le  déchargement  et  le  dépôt  dans  les  magasins 
forment  deux  opérations  distinctes.  Les  docks  les  plus  récens  ont  des 
hangars  couverts  sous  lesquels  on  dépose  provisoirement  les  mar- 
chandises, lorsqu'on  les  enlève  des  navires,  ou  au  moment  de  les 
charger  sur  les  vaisseaux  ;  mais  les  magasins  sont  des  propriétés  par- 
ticulières, de  vastes  maisons  à  six  ou  sept  étages  situées  généralement 
le  long  du  fleuve  et  parallèles  aux  docks,  avec  lesquels  elles  commu- 
niquent par  des  chemins  de  fer.  Il  en  résulte  une  perte  notable  de 
temps  et  d'assez  fortes  dépenses  de  main-d'œuvre ,  sans  compter  la 
nécessité  d'un  personnel  nombreux  dans  les  maisons  de  commerce, 
avec  tous  les  embarras  qu'amène  le  maniement  des  cargaisons. 
Ajoutez  que  le  système  des  titres  de  marchandises  ou  ivarrants  est 
inconnu  sur  la  place  de  Liverpool,  qui  se  trouve  privée  par  là  d'un 
moyen  réel  de  crédit. 

A  Londres ,  les  docks  ont  été  construits  par  des  compagnies  qui 
avaient  intérêt  à  concentrer  dans  ces  établissemens  la  manutention 
des  marchandises,  et  qui  offraient  aux  marchands  en  garantie  leur 
crédit  ainsi  que  leur  responsabilité.  A  Liverpool,  c'est  la  corporation 
municipale  qui  en  a  fait  les  frais,  voulant  mettre  en  valeur  des  ter- 
rains qui  lui  appartenaient  en  tant  que  pouvoir  pubUc,  mais  évitant 
en  même  temps  de  déprécier  des  magasins  qui  étaient  la  propriété 
particulière  de  ses  membres.  Ces  propriétés  sont  considérables; 
M.  Flachat,  dans  un  article  du  Dictionnaire  du  Commerce,  les  évalue 
à  il  millions  de  francs.  L'institution  des  docks  rencontre  les  mêmes 
obstacles  au  Havre  et  à  Marseille ,  où  elle  a  également  pour  adver- 
saires les  propriétaires  de  magasins  cantonnés  dans  les  chambres 
de  commerce  et  dans  les  conseils  municipaux. 

Liverpool  est  peut-être  à  la  veille  d'expier  l'égoïsme  de  ses  ma- 
gistrats. En  face  de  la  ville  et  sur  l'autre  rive  de  la  Mersey,  les  com- 
missaires de  Birkenhead  se  disposent  à  creuser  un  vaste  dock  où 
Teau  couvrirait  un  espace  de  167  acres  et  qui  pourrait  recevoir  les 
plus  grands  vaisseaux.  Tous  les  docks  de  Liverpool  réunis  n'ont  pas 
107  acres  d'étendue.  Les  dépendances  de  ce  bassin  offriraient  des  em- 


798  REVUE  DES  DEPX  MONDES. 

placemens  commodes  pour  déposer  les  marchandises,  et,  aussitôt  que 
le  capital  de  construction  serait  amorti,  les  navires  pourraient  y  entrer 
sans  payer  de  droits.  Assurément,  si  les  entrepreneurs  du  dock  de 
Birkenhead  se  flattaient  d'attirer  de  l'autre  côté  de  la  Mersey  le 
mouvement  commercial  dont  Liverpool  est  le  centre,  un  pareil  projet 
pourrait  passer  pour  un  rêve  ou  pour  une  folie.  On  ne  déplace  pas 
en  un  jour  des  relations  qui  ont  mis  un  siècle  et  demi  à  se  former, 
et  les  grands  marchés ,  quels  que  soient  les  inconvéniens  de  leur 
situation,  appellent  nécessairement  les  marchandises,  les  hommes, 
ainsi  que  les  capitaux.  Mais  un  dock  à  Birkenhead,  étant  placé  au  pied 
du  chemin  de  fer  qui  va  à  Chester,  de  Chester  à  Crewe,  et  de  Crewe 
à  Birmingham,  aurait  des  chances  pour  devenir  l'entrepôt  des  pro- 
duits qui  seraient  dirigés  du  centre  et  du  sud  de  l'Angleterre  sur 
Liverpool,  ainsi  que  des  provenances  exotiques  destinées  aux  comtés 
de  l'intérieur.  Cet  établissement  se  trouverait  tout  aussi  près  de 
Liverpool  que  les  docks  des  Indes  occidentales  le  sont  de  Londres  ; 
car,  en  quelques  minutes  et  pour  3  d.,  des  bateaux  à  vapeur  trans- 
portent les  passagers  du  quai  voisin  de  la  douane  à  Birkenhead,  et 
les  grands  négocians  de  Liverpool  habitent  presque  tous ,  dans  la 
belle  saison,  des  maisons  de  campagne  situées  non  loin  de  cette  pe- 
tite ville,  dans  l'isthme  formé  par  les  deux  rivières  de  la  Dee  et 
de  la  Mersey. 

La  création  des  docks  ne  suffit  pas  pour  expliquer  les  accroissc- 
mens  de  Liverpool.  On  en  trouve  surtout  la  raison  dans  l'habileté 
vraiment  merveilleuse  avec  laquelle  ses  habitans  ont  su  constamment 
s'accommoder  aux  circonstances  et  en  tirer  parti.  Les  moyens  qu'ils 
employèrent  ne  furent  pas  toujours  de  ceux  que  la  morale  avoue. 
Au  xviii''  siè;cle ,  voyant  le  commerce  des  colonies  acquis  à  Londres 
et  à  Bristol,  ils  se  mirent  à  faire  la  traite,  et,  de  1750  à  1770,  trans- 
portèrent plus  de  trois  cent  mille  esclaves ,  avec  un  profit  net  de 
200  millions  (1).  Plus  tard,  ils  attirèrent  à  eux  le  commerce  des 
États-Unis,  qu'ils  monopolisent  aujourd'hui.  Enfin,  le  commerce  de 
l'Angleterre  avec  l'Irlande  s'est  presque  entièrement  concentré  à 
Liverpool  depuis  l'acte  d'union. 

Les  négocians  de  Liverpool  continuèrent  la  traite,  même  après  le 
bill  de  Wilberforce;  mais  les  maisons  les  plus  considérables  et  les 
plus  considérées  cessèrent  de  tremper  dans  ces  odieuses  spécula- 
tions. Si  j'en  crois  des  accusations  dont  la  presse  anglaise  a  retenti, 
des  capitalistes  de  Liverpool  sont  encore  aujourd'hui  intéressés  dans 

(1)  Dictionnaire  du  Commerce,  article  Liverpool. 


ÉTUDES  SUR  L'ANGLETERRE.  799 

la  traite  qui  se  fait,  avec  un  redoublement  d'activité,  sous  le  pavillon 
brésilien  ou  portugais.  Quant  au  commerce  des  denrées  coloniales, 
auquel  cette  ville  prit  part  par  la  force  des  choses ,  il  est  resté  à  peu 
près  stationnaire  depuis  trente  ans  (1) ,  et  roule,  en  y  comprenant  le 
thé,  sur  une  valeur  annuelle  de  90  à  100  millions. 

Des  rapports  stationnaires  sont  par  compensation  des  rapports 
solides.  Liverpool  ne  raffine  pas,  comme  Londres,  pour  l'exporta- 
tion, et  n'approvisionne  que  les  villes  de  l'intérieur  qui  rayonnent 
autour  d'elle  ;  le  commerce  du  sucre  y  est  ainsi  beaucoup  moins 
affecté  par  les  variations  des  cours.  Joignez  à  cela  que  les  planteurs 
des  Indes  occidentales,  ayant  été  indemnisés  par  le  parlement  pour 
prix  de  l'émancipation  de  leurs  esclaves,  ont  pu  rembourser  leurs 
créanciers  dans  les  ports  de  mer,  et  que  ceux-ci,  ayant  recouvré  les 
avances  faites  aux  producteurs,  sont  aujourd'hui  dans  une  bien 
meilleure  position  pour  accorder  du  crédit  au  consommateur. 

Le  commerce  du  sucre,  qui  est  déjà  une  branche  importante  du 
trafic  extérieur,  paraît  cependant  susceptible  d'un  grand  accroisse- 
ment. En  effet ,  bien  que  la  consommation  de  cet  article  soit  aujour- 
d'hui ,  à  peu  de  chose  près,  ce  qu'elle  était  il  y  a  douze  ans,  elle  se 
trouve  avoir  réellement  diminué,  si  l'on  tient  compte  du  mouve- 
ment de  la  population.  En  1831,  la  proportion  était  de  20  liv.  11/100 
par  tête;  elle  n'était  plus  en  1840  que  de  15  liv.  28/100,  et  ne  s'est 
pas  relevée  depuis.  Cette  réduction  dans  les  quantités  consommées 
tient  à  la  cherté  du  sucre.  Les  colonies  anglaises  ont  le  monopole  du 
marché  métropolitain ,  où  un  droit  différentiel  de  39  shillings  par 
quintal,  droit  qui  équivaut  à  la  prohibition  la  plus  absolue,  les  pro- 
tège contre  la  concurrence  du  sucre  étranger  (2).  Il  en  résulte  que, 
dans  les  années  où  la  récolte  est  mauvaise  aux  Antilles,  et  où  les 
quantités  produites  sont  inférieures  aux  besoins  de  la  consomma- 
tion, le  prix  du  sucre  colonial  s'élève  en  Angleterre  jusqu'au  taux 
qui  limite  l'importation  du  sucre  étranger.  Par  contre,  la  cherté  de 
cette  denrée  en  restreint  l'usage.  Lorsque  la  consommation  était  de 
20  livres  par  tète,  le  quintal  en  entrepôt  valait  23  shillings;  pour 
la  réduire  à  15  livres  par  tête,  il  a  fallu  le  prix  exagéré  de  49  shillings 
par  quintal. 

En  attendant  que  l'Angleterre  ouvre  ses  ports  aux  sucres  du  Bré- 
sil et  de  Cuba ,  comme  le  voulait  le  ministère  whig,  une  véritable 

(1)  Enquête  de  1833  sur  le  commerce;  interrogatoire  de  M.  J.  Ewart. 

(2)  Le  droit  sur  le  sucre  colonial  est  en  Angleterre  de  2i.  shillings  par  quintal, 
€t  le  droit  sur  le  sucre  étranger  de  63  sliillings.  Le  ministère  Melbourne  avait  pro- 
posé de  réduire  la  ia.\e  du  sucre  étranger  à  34  shillings. 


800  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

révolution  se  fait  dans  ses  approvisionnemens  coloniaux.  Les  AntilKv- 
anglaises,  dont  les  produits  dominaient  presque  exclusivement  le 
marché,  cèdent  peu  à  peu  la  place  aux  provenances  de  l'Inde  bri- 
tannique. En  1815,  les  sucres  de  l'Inde  ne  figuraient  dans  les  im- 
portations que  pour  43,041  quintaux.  En  18-24,  les  quantités  impor- 
tées s'élèvent  à  152,673  quint.,  pour  retomber  en  1836  à  110,222  q. 
Cette  même  année,  les  provenances  de  l'Inde  orientale  sont  mises 
sur  le  même  pied  que  celles  des  Indes  occidentales,  et  le  droit  ré- 
duit de  32  à  24  shil.  Aussitôt  les  importations  augmentent  :  elles 
sont  de  270,055  quintaux  en  1837,  de  418,375  quintaux  en  1838,  de 
477,252  quintaux  en  1839,  de  518,320  quintaux  en  1840,  et  de 
1,239,728  quintaux  en  1841.  Les  sucres  des  Antilles  au  contraire, 
dont  les  quantités  importées  ayaient  dépassé  le  chiffre  de  3,500,000  q., 
n'ont  contribué  à  la  consommation  de  1841  que  pour  2,145,500  q. 

Au  rebours  du  commerce  colonial,  qui  est  pour  ainsi  dire  immo- 
bile à  Liverpool,  le  commerce  de  cette  ville  avec  les  États-Unis  a 
essuyé  les  plus  brusques  et  les  plus  étranges  variations.  Dès  1833, 
un  des  négocians  les  plus  expérimentés,  M.  John  Ewart,  interrogé 
par  le  comité  de  la  chambre  des  communes,  avait  fait  remarquer  que 
le  commerce  américain  à  Liverpool  changeait  continuellement  de 
mains.  Depuis  cette  époque,  deux  crises  terribles  sont  survenues,  la 
première,  due  à  la  faillite  générale  des  banques  aux  États-Unis,  et 
aggravée  par  la  mauvaise  foi  de  quelques-uns  de  ces  états,  qui,  après 
avoir  emprunté  l'argent  des  capitalistes  anglais  (1),  ont  cessé  de 
servir  l'intérêt  de  ces  emprunts;  la  seconde,  causée  par  l'augmenta- 
tion que  le  congrès  vient  d'opérer  dans  les  tarifs  de  douanes  pour 
favoriser  les  manufactures  naissantes  de  la  Pensylvanie,  du  Massa- 
chusetts et  de  New- York.  Le  tableau  suivant,  qui  présente  le  chiffre 
des  exportations  de  l'Angleterre  aux  États-Unis  pendant  seize  ans, 
peut  faire  juger  de  l'étendue  des  catastrophes  commerciales  qui  ont 
été  le  contre-coup  de  ces  reviremens. 


1827. 

7,018,272  liv.  St. 

1835. 

10,568,455  liv.  St. 

1828. 

5,810,315 

1836. 

12,425,605 

1829. 

4,823,415 

1837. 

4,695,225 

1830. 

6,1 32, 3 i6 

1838. 

7,585,760 

1831. 

9,053,583 

1839. 

8,839,204 

1832. 

5,468,272 

1840. 

5,283,020 

1833. 

7,579,699 

1841. 

7,098,6i2 

1834. 

6,844,989 

1842. 

3,528,807 

(I)  Ea  1839,  suivant  les  calculs  de  M.  Stokes,  les  capitalistes  anglais  avaient 
engagé  dans  les  emprunts  américains  25  millions  de  livres  sterling. 


ÉTUDES  SUR  LANGLETEIUŒ.  801 

Ainsi,  en  seize  années  le  commerce  d'exportation  que  fait  l'An- 
gleterre avec  les  États-Unis  a  eu  trois  périodes  ascendantes  et  trois 
périodes  décroissantes.  Il  est  descendu  au-dessous  de  5  millions  ster- 
ling en  1829,  pour  remonter  à  9  millions  en  1831;  puis  il  est  retombé 
au-dessous  de  6  millions,  pour  s'élever  ensuite  à  plus  de  12  millions 
dans  l'année  1836,  chiffre  qui  a  été  son  point  culminant.  En  1837, 
nouvelle  chute,  les  exportations  se  réduisent  des  deux  tiers.  En  1839, 
on  les  voit  encore  à  près  de  9  millions;  en  1842,  elles  ne  sont  plus 
que  de  3  millions  et  demi  :  en  sorte  que  ces  relations,  qui  embras- 
sèrent un  moment  23  pour  100  du  commerce  extérieur  de  l'Angle- 
terre, y  entrent  à  peine  aujourd'hui  dans  la  proportion  de  7  à  8 
pour  100. 

On  peut  dire  que  la  Grande-Bretagne  tout  entière  est  semée  des 
ruines  de  ce  commerce.  Il  n'y  a  pas  une  ville  industrielle  qui  n'ait 
essuyé  des  pertes  dans  ses  relations  avec  l'Amérique,  ou  qui  ne 
souffre  de  l'interruption  de  ces  rapports.  J'ai  vu  à  Birmingham  des 
manufactures  que  la  dernière  crise  a  fait  fermer  depuis  un  an.  Mais 
Sheffield,  Glasgo.w,  Manchester  et  les  fabriques  des  environs  ont  été 
particulièrement  frappés.  En  général,  la  diminution  du  commerce 
avec  l'Amérique  a  porté  sur  les  tissus;  d'une  année  à  l'autre,  l'expor- 
tation de  ces  articles  s'est  trouvée  réduite  ici  de  50,  là  de  75  pour  100. 
En  voici  la  preuve  : 

1841.  1842. 

Quincaillerie  et  coutellerie.  .  .         58i,400  liv.  st.  298,881  liv.  st. 

Fer  et  acier.  .  .  '. 626,532  39i,85i 

Fils  et  tissus  de  coton 1,515,933  487,276 

Fils  et  tissus  de  lin 1,232,247  i63,645 

Fils  et  tissus  de  laine.  .  .  ,  .  .  1,549,926  892,235 

Tissus  de  soie 306,757  81,243 

Si  Liverpool  n'avait  été  que  le  facteur,  en  quelque  sorte,  des  dis- 
tricts manufacturiers,  si  les  négocians  de  cette  ville  s'étaient  bornés 
au  commerce  de  commission ,  ils  n'auraient  éprouvé,  dans  la  crise 
américaine,  d'autre  dommage  que  celui  de  voir  diminuer  la  somme 
de  leurs  affaires;  mais  Liverpool  a  été  pendant  dix  ans  une  espèce 
de  banque  commanditaire  à  l'usage  de  toutes  les  industries  qui  expé- 
diaient leurs  produits  au  dehors,  et  cette  ville,  s'étant  associée  à 
leurs  opérations,  a  partagé  nécessairement  les  désastres  qui  en  sont 
résultés.  Tout  fabricant  de  Manchester,  de  Leeds  ou  de  Birmingham, 
qui  consignait  à  un  expéditeur  de  Liverpool  des  marchandises  des- 

TOME  IV.  -«^ 


802  REVUE   DES  DEUX  MOiNDES. 

tinées  à  l'exportation,  recevait  sur  le  produit  de  la  vente  des  avances 
qui  représentaient  communément  les  deux  tiers  de  la  valeur.  Cet 
argent  servait  à  fabriquer  de  nouveaux  produits,  et  tant  que  le  com- 
merce était  prospère,  les  marchandises  se  vendant,  on  renouvelait 
les  crédits;  l'impulsion,  une  fois  donnée,  ne  s'arrêtait  plus.  Toutefois, 
au  moindre  engorgement  qui  se  déclarerait  sur  le  marché  extérieur, 
les  crédits  devaient  s'arrêter,  et  la  production  avec  les  crédits;  puis, 
s'il  arrivait  que  la  crise  se  prolongeât,  les  avances  pouvaient  être  com- 
promises. Voilà  ce  qui  a  causé  de  nombreuses  faillites  à  Liverpool. 

Le  commerce  de  Liverpool  avec  l'Irlande  passe  aujourd'hui  en 
importance  celui  que  fait  cette  ville  avec  toutes  les  autres  contrées 
réunies.  Les  exportations  de  l'Irlande  en  Angleterre  s'élèvent  an- 
nuellement à  20  millions  sterling,  et  les  importations  au  moins  à  lu 
moitié  de  cette  somme.  Ces  expéditions  se  partagent  entre  Glasgow, 
Liverpool,  Bristol  et  Londres;  mais  Liverpool  en  reçoit  la  plus  grande 
partie.  Dans  l'enquête  de  1833,  les  produits  que  l'Irlande  importe  h 
Liverpool  étaient  évalués  à  4',500,000  livres  sterling  (115  millions  de 
francs).  Ils  dépassent  probablement  aujourd'hui  G  millions  sterling. 
Sans  parler  de  8  à  900,000  quarters  de  blé  et  d'avoine,  ainsi  que 
d'une  énorme  quantité  de  beurre,  de  bœuf  salé  et  de  porc  salé,  Li- 
verpool a  reçu  de  l'Irlande,  en  1839,  171,000  bœufs  et  vaches, 
280,000  moutons  ou  agneaux,  390,000  porcs  et  6,108  chevaux  ou 
mules,  qui  représentaient  ensemble  une  valeur  de  85  millions  de 
francs.  Manchester  et  les  villes  qui  forment  comme  une  pléiade  de 
satellites  autour  de  Manchester  vivaient  auparavant  sur  les  produits 
agricoles  du  comté  d'York;  elles  tirent  aujourd'hui  leurs  approvi- 
sionnemens  de  l'Irlande.  Pendant  que  l'agriculture  écossaise  nourrit 
Londres,  l'Irlande  nourrit  le  Lancashire,  contrée  peu  fertile,  et  que 
la  nature  semble  avoir  destinée  aux  manufactures  en  ne  lui  prodi- 
guant que  les  dépôts  de  houille  et  les  eaux. 

Le  commerce  des  bestiaux  à  Liverpool  ne  remonte  pas  à  plus  de 
vingt  années;  il  est  entre  les  mains  des  négocians  les  plus  respecta- 
bles, et  donne  lieu  h  un  immense  mouvement  de  transports.  Mais 
l'Irlande,  en  expédiant  les  produits  de  son  sol,  exporte  aussi  sa  popu- 
lation surabondante  et  qu'elle  ne  peut  pas  nourrir.  Liverpool ,  qui 
n'était  d'abord  qu'une  étape  entre  l'Angleterre  (d  l'Irlande,  devient 
ainsi  peu  à  peu  une  ville  irlandaise.  La  race  saxonne,  il  est  vrai,  se 
maintient  dans  les  régions  supérieures  et  dans  les  classes  moyennes 
de  la  société:  la  race  celtique  envahit  les  régions  inférieures  et  en 


ÉTUDES  SUR  LANGLETEUUE.  803 

expulse  les  ouvriers  anglais  en  offrant  ses  services  à  un  plus  bas 
prix.  On  compte  déjà  plus  de  70,000  Irlandais  à  Liverpool;  ils  y  arri- 
vent par  bandes,  pâles  de  faim  et  à  demi  couverts  de  sales  haillons  (1); 
ils  s'emparent  du  port,  où  les  chargemens  et  les  déchargemens  se 
font  par  leurs  mains  avec  une  surprenante  rapidité,  et  leur  nombre 
augmente  d'année  en  année. 

La  fortune  de  Liverpool  vient  surtout  du  coton.  Le  coton  a  été  le 
principe  de  ses  relations  avec  les  États-Unis  et  avec  l'Irlande;  c'est 
le  coton  qui  lui  a  valu  sa  clientèle  de  consommateurs  au  dedans  et 
au  dehors.  En  1784,  les  officiers  de  la  douane  à  Liverpool  saisirent 
huit  balles  de  coton  sur  un  vaisseau  américain,  ne  pouvant  pas 
croire  que  ce  coton  fût  un  produit  des  États-Unis  (2).  Aujourd'hui 
les  États-Unis  expédient  en  Europe  onze  à  douze  cent  mille  balles  de 
coton,  dont  la  Grande-Bretagne  absorbe  plus  des  deux  tiers,  et  la 
France  un  peu  moins  d'un  quart. 

Liverpool  est  le  grand  marché  du  coton,  non-seulement  pour 
l'Angleterre,  mais  pour  l'Europe.  Les  manufactures  de  la  Belgique 
et  souvent  celles  de  la  France  viennent  y  chercher  la  matière  pre- 
mière, qui  est  généralement  cotée  à  plus  haut  prix  sur  les  marchés 
de  second  ordre,  tels  que  le  Havre,  Hambourg  et  Rotterdam.  En  1833, 
sur  une  importation  de  930,000  balles,  Liverpool  en  reçut  84^0,950, 
Londres  40,350,  et  Glasgow  48,913.  La  proportion  n'a  pas  cessé  de 
s'accroître,  et  les  cotons  en  laine  importés  à  Liverpool  ont  été  de 
839,285  balles  en  1834,  de  968,279  en  1835,  de  1,022,871  en  1836, 
de  1,034,000  en  1837,  de  1,330,430  en  1838  (3).  Enfin,  ce  qui  dé- 
cide la  supériorité  de  cette  place,  on  y  trouve  constamment  200  à 
300,000  balles  de  coton  en  entrepôt,  qui  assurent  la  régularité  des 
cours  contre  toute  spéculation. 

Au  reste,  quelles  qu'aient  pu  être  les  vicissitudes  qui  aient  troublé 
les  relations  de  l'Angleterre  avec  l'Amérique,  les  importations  et  les 
exportations  de  la  manufacture  de  coton  dans  la  Grande-Bretagne 
n'ont  pas  éprouvé  une  dépression  aussi  considérable  qu'on  le  croit. 
Le  tableau  suivant  atteste  au  contraire,  dans  cette  branche  du  com- 
merce extérieur,  une  assez  grande  fermeté. 


(1)  «  They  look  very  misérable,  badly  clothed  and  of  sallow  complexion.  »  (  In- 
tcrrogaloire  de  M.  John  Ewart.) 

(2)  Baine's  history  ofcotton  manufacture. 
(n)  Mac-Culloch''s  commercial  Dictionnary. 

52. 


804 


REVUE  DES  DEUX  MONDES. 


IMPORTATIONS. 

EXPORTATIONS. 

kNNBES. 

COTON  EN  LAINE. 

COTON  FILÉ. 

TISSUS  DE  COTON. 

TOTAL 

liV.  St. 

liV.  St. 

liv.  St. 

liv.  s 

1832. 

296,832,525       — 

4,722,759 

12,675,633 

17,398,39^ 

1833. 

303,656,837       — 

4,70i,026 

13,782,377 

18,486,403 

1834. 

226,875,425       — 

5,211,015 

15,302,571 

20,513,586 

1835. 

363,702,963      — 

5,706,589 

16,421,715 

22,128,304 

1836. 

406,959,057       — 

6,120,366 

18,511,692 

24,632,058 

1837. 

407,286,783       — 

6,956,942 

13,6^0,181 

20,596,123 

1838. 

507,850,577       — 

7,431,869 

16,715,857 

24,147,726 

1839. 

389,396,559   ,   - 

6,858,193 

17,692,182 

24,550,375 

1840. 

592,488,010       — 

7,101,308 

17,567,310 

24,668,618 

18{1. 

437,093,631       — 

7,266,968 

16,232,510 

23,499,478 

Ainsi ,  le  progrès  de  ce  commerce  est  constant.  Si  l'on  compare  les 
années  1836, 1837  et  1838  aux  années  1839, 1840  et  1841,  on  trouve 
que  l'importation  des  cotons  en  laine  s'est  accrue,  dans  la  dernière 
période,  de  iOO  millions  de  livres,  et  que  l'accroissement  a  été  de 
1/20"'^  pour  l'exportation  des  cotons  filés  ainsi  que  des  tissus.  Sans 
doute,  le  mouvement  des  exportations  en  1842  est  inférieur,  de  28 
à  29  millions  de  francs,  à  celui  de  1841;  mais  peut-on  considérer 
comme  un  accident  très  sérieux  dans  le  régime  de  la  production  bri- 
tannique un  ralentissement  qui  équivaut  à  peine  à  1/24'"'  des  pro- 
duits exportés,  et  à  1/60'"''  des  valeurs  totales  que  cette  manufacture 
jette  chaque  année  dans  la  circulation? 

Grâce  à  l'étendue  et  à  la  solidité  de  l'industrie  manufacturière, 
qui  fait  la  base  de  ses  opérations ,  la  prospérité  de  Liverpool  n'a  pas 
éprouvé  de  temps  d'arrêt.  Cette  richesse  a  continué  de  s'accroître, 
alors  même  que  le  mouvement  commercial  de  l'Angleterre  diminuait. 
On  s'en  convaincra  en  comparant  les  recettes  de  la  douane  à  Londres 
et  à  Liverpool  depuis  quarante  ans. 


LONDBES. 

LIVERPOOL. 

1800. 

5,663,704  liv.  si. 

1,058,578  liv.  .st. 

1810. 

8,473,207 

2,675,766 

1826. 

10,291,877 

3,087,651 

1832. 

9,334,299 

3,925,062 

1838. 

12,156,279 

4,450,426 

1840. 

11,116,685 

4,607,326 

lé 

Le  commerce  de  Liverpool  s'est  accru  des  dépouilles  de  Bristol  et 
de  Londres.  La  décadence  de  Bristol  paraît  surtout  frappante.  En  1831 , 
la  recette  des  douanes  dans  ce  port  était  de  1,161,976  livres  stcri.; 


ÉTUDES  SUR  L'ANGLETEURE.  805 

en  1837,  elle  n'était  plus  que  de  1,112,812 1.  st.,  et  de  1,027,160  1.  st. 
en  1840.  Bristol  a  fait  cependant  les  efforts  les  plus  énergiques  pour 
rappeler  les  jours  de  son  ancienne  splendeur.  Pour  mettre  son  port 
en  communication  avec  Londres,  et  pour  le  rattacher  aux  comtés 
méridionaux  de  l'Angleterre,  ses  négocians  ont  entrepris,  avec  le 
concours  des  capitalistes  de  la  métropole,  un  gigantesque  chemin 
de  fer,  qui  n'aura  pas  coûté,  avec  ses  annexes,  moins  de  200  mil- 
lions de  francs.  Ils  ont  construit  encore,  pour  desservir  les  commu- 
nications delà  Grande-Bretagne  avec  les  États-Unis,  des  paquebots 
à  vapeur  qui  ne  le  cèdent  pas  à  ceux  de  Liverpool.  Malgré  ces  tenta- 
tives et  bien  que  Bristol  soit  placé,  dans  la  mer  d'Irlande,  plus  près 
que  toute  autre  place  de  l'Atlantique  et  du  continent,  le  commerce, 
qui  a  déserté  ce  port,  n'en  reprend  pas  le  chemin. 

Le  même  déplacement  s'est  opéré  en  France,  depuis  la  paix,  entre 
Bordeaux  et  le  Havre.  Bordeaux,  que  ses  relations  avec  les  Antilles 
avaient  si  long-temps  fait  prospérer,  languit  aujourd'hui,  et  descen- 
drait au  rang  de  Nantes  ou  de  Cette,  sans  l'aliment  que  ses  vins  four- 
nissent à  l'exportation.  Le  Havre,  au  contraire,  qui  n'était  rien  avant 
1814,  a  pris  une  grande  extension  aussitôt  que  les  manufactures  de 
la  Normandie,  de  la  Picardie  et  de  la  capitale  lui  ont  ouvert  de  nou- 
veaux débouchés. 

L'histoire  de  Liverpool  est  celle  du  Havre  sur  une  plus  grande 
échelle;  c'est  un  champ  que  le  souffle  de  l'industrie  manufacturière 
a  fécondé.  Il  n'y  a  pas  au  monde  une  position  commerciale  plus 
magnifique.  Dans  un  rayon  de  trente  à  trente-cinq  lieues  de  cette 
ville,  on  rencontre:  les  mines  inépuisables  de  Northwich,  dans  le 
comté  de  Chester,  qui  fournissent  la  plus  grande  partie  des  250,000 
tonneaux  de  sel  exportés  par  l'Angleterre;  les  poteries  du  comté  de 
Staflbrd,  dont  l'exportation  s'est  élevée  au-dessus  de  20  millions  de 
francs;  Birmingham  et  les  forges  des  environs;  Nottingham ,  Derby 
et  Leicester,  où  se  fabrique  la  bonneterie;  Sheffîeld,  siège  de  la 
coutellerie  et  de  la  quincaillerie;  Leeds,  Bradford  et  Halifax,  où  se 
fabriquent  les  draps  et  étoffes  de  laine,  et  qui  en  exportent  pour  125 
à  150  millions;  Manchester,  Stockport,  Oldham,  Bolton,  Bochdale 
et  Preston,  pour  les  filés  et  les  tissus  de  coton;  des  mines  de  houille 
dans  toutes  les  directions;  enfin ,  les  ports  de  l'Irlande  pour  les  ap-. 
provisionnemens  en  grains  et  en  bétail. 

Liverpool  a  un  autre  avantage  sur  le  Havre.  Ce  dernier  port  ne 
communique  avec  Rouen  et  avec  Paris  que  parla  Seine,  dont  la  navi- 
gation est  encore  à  l'état  de  nature.  Liverpool  a  un  double  système  de 


806  UEVUE  DES  DEDX  MONDES. 

canaux  et  de  chemins  de  fer  qui  lui  donne,  dans  ses  relations  avec 
toutes  les  cités  industrielles,  la  célérité  pour  les  personnes,  et  le  bon 
marché  pour  les  produits.  Le  canal  de  Leeds  et  Liverpool^  qui  se  jette 
dans  la  Mersey  au  nord  de  Liverpool,  joint  cette  ville  à  Leeds.  Le 
Grand'Tnmk  canal ,  qui  débouche  dans  la  Mersey  à  Run corn,  comté 
de  Chester,  fait  communiquer  Liverpool  avec  le  district  des  poteries 
et  les  comtés  de  l'intérieur  (midland  counties);  un  court  embran- 
chement le  relie  à  Birmingham.  Le  canal  de  Bridgewater,  en  établis- 
sant la  communication  de  Liverpool  avec  Manchester,  rattache  à  ce 
port  le  système  de  canaux  dont  Manchester  est  le  centre,  et  qui 
rayonne  vers  toutes  les  villes  des  environs  jusqu'à  Sheffield. 

Le  premier  canal  exécuté  dans  la  Grande-Bretagne  avait  été  con- 
struit, vers  la  fin  du  xviii*  siècle,  pour  joindre  Manchester  à  Liver- 
pool; c'est  encore  entre  ces  deux  villes  qu'a  été  établi,  au  xix*  siècle, 
le  premier  chemin  de  fer.  Mais  ce  qui  montre  bien  la  différence  des 
deux  époques,  il  avait  fallu,  en  1761,  l'intervention  d'un  membre 
éminent  de  l'aristocratie,  du  duc  de  Bridgewater,  pour  exécuter  le 
canal;  ce  fut  une  association  de  capitalistes  qui  entreprit,  en  1825, 
le  chemin  de  fer.  Depuis,  Liverpool  est  resté  le  marché  principal  des 
valeurs  représentées  par  les  chemins  dé  fer  ainsi  que  par  les  canaux. 
Les  grands  manufacturiers  et  les  grands  commerçans  font  ainsi  le 
plus  admirable  usage  de  leur  fortune.  Le  capital  qui  s'est  accumulé 
dans  leurs  mains  contribue  à  couvrir  le  pays  de  ces  voies  rapides 
de  communication  qui  égalent  le  mouvement  à  la  pensée. 

A  Manchester,  la  grande  affaire,  c'est  le  travail;  à  Liverpool,  c'est 
le  crédit.  La  Banque  d'Angleterre  a  établi  un  comptoir  à  Liverpool  ; 
mais  on  y  compte  pUis  de  neuf  banques  par  actions,  qui  toutes  émet- 
tent des  billets  au  porteur.  Les  usages,  en  matière  de  crédit,  sont 
d'une  extrême  libéralité.  Les  termes  de  paiement,  après  livraison  des 
marchandises,  sont  généralement  de  quatre  mois,  et  Liverpool  est 
peut-être  la  seule  ville  où  les  commissionnaires  expéditeurs  fassent 
de  larges  avances  sur  les  marchandises  destinées  à  l'exportation. 

Le  véritable,  le  grand  commerce  à  Liverpool  est  le  commerce  de 
commission.  Les  négocians  qui  s'y  livrent  ont  des  correspondans  et 
souvent  même  des  agens  dans  toutes  les  parties  du  globe;  ce  sont 
eux  qui  recueillent  et  qui  transmettent  à  leurs  cliens  les  renseigne- 
raens  les  plus  étendus  sur  les  faits  commerciaux,  des  renseignemens 
tels  qu'un  gouvernement,  avec  sa  hiérarchie  de  fonctionnaires,  pour- 
rait rarement  les  fournir.  La  science  elle-même  ne  dédaigne  pas  de 
puiser  h  celte  source.  C'est  ainsi  que  M.  Mac'culloch  a  emprunté,  k 


ÉTUDES  SUR  L'ANGLETERRE.  807 

uae  circulaire  de  la  maison  Jee  et  frères,  les  détails  qu'il  publie  dans 
son  dictionnaire  sur  les  importations  de  Liverpool,  de  1833  à  1838. 

I^  navigation  de  Liverpool  n'a'  pas  une  importance  proportionnée 
à  celle  de  son  commerce.  En  1835,  les  vaisseaux  appartenant  à  ce 
port  étaient  au  nombre  de  996,  montés  par  11,511  matelots.  Une 
place  relativement  secondaire,  Newcastle,  en  possédait  près  de  1,100. 
Cela  vient  de  ce  que  les  ports  d'expédition  ne  sont  pas  toujours  les 
ports  d'armement.  La  main  d'œuvre  est  trop  chère  à  Liverpool  pour 
que  les  constructeurs  y  établissent  tous  leurs  chantiers.  On  construit 
principalement  dans  cette  ville  des  bâtimens  à  vapeur,  genre  de  tra- 
vail qui  exige  de  puissans  appareils,  et  qui  ne  convient  qu'aux  grands 
ateliers.  Ajoutons  qu'une  bonne  partie  des  transports  se  font  par 
navires  étrangers;  les  cotons,  par  exemple,  arrivent  dans  des  vais- 
seaux américains.  La  proportion  des  marchandises  transportées  par 
navires  étrangers,  qui  était  à  Londres  de  27  pour  100  en  1840,  a  été 
de  45  pour  100  à  Liverpool. 

La  navigation  à  la  vapeur  rétablira  la  balance.  Elle  prend  aujour- 
d'hui dans  la  Mersey  la  même  extension  que  dans  la  Tamise.  Le  port 
de  Liverpool  compte  plus  de  80  bateaux  à  vapeur.  Ces  paquebots 
continuent  les  chemins  de  fer  qui  unissent  Liverpool  à  Birmingham, 
à  Londres,  à  Leeds  et  à  Lancaster.  Ils  abordent  l'Irlande  par  trois 
points,  Dublin,  Kingstown  et  Belfast,  le  nord  de  l'Angleterre  par 
Whitehaven ,  l'Ecosse  par  Glasgow,  et  mettent  l'Angleterre  en  com- 
munication avec  lès  États-Unis,  le  Portugal,  Gibraltar,  et  les  pays 
riverains  de  la  Méditerranée.  C'est  un  incessant  va  et  vient  d'hommes 
et  de  marchandises.  Plus  de  deux  mille  personnes  quittent  chaque 
jour  Liverpool  par  les  chemins  de  fer  et  par  les  bateaux  à  vapeur. 
Autant  arrivent  des  villes  de  l'Angleterre  ou  du  dehors.  A  peine  un 
paquebot  a-t-il  débarqué  ses  passagers  sur  le  quai,  qu'un  autre  l'ac- 
coste, et  vous  voyez  fumer  à  l'horizon  la  cheminée  de  quelque  bateau 
à  vapeur  qui  va  dans  dix  minutes  prendre  la  place  de  celui-ci.  A  l'in- 
térieur, les  hôtels  destinés  à  recevoir  les  voyageurs  sont  en  plus  grand 
nombre  et  plus  fréquentés  que  dans  aucune  autre  cité.  Après  Lon- 
dres, il  n'y  a  pas  de  ville  où  l'on  rencontre  des  boutiquiers  plus  riches 
et  des  magasins  plus  brillans.  Liverpool  est  Xemporium  de  la  Grande- 
Bretagne  à  l'occident,  ainsi  que  Londres  à  l'orient. 

Les  progrès  de  Liverpool  et  la  relation  de  ces  progrès  avec  le  dé- 
veloppement des  manufactures  ne  sont  pas  en  Angleterre  des  faits 
d'exception.  Ils  représentent  au  contraire  l'accroissement  du  com- 
merce britannique,  en  même  temps  qu'ils  expliquent  les  causes  de 


808  IlEVUE  DKS  DEUX  MONDES. 

sa  grandeur.  Arrêtons-nous  un  monaent  à  considérer  cet  imposant 
spectacle.  On  dit  qu'en  voyant  les  cuirassiers  de  Montbrun  entrer 
à  cheval  et  par  la  brèche  dans  la  redoute  de  Borodino,  que  les  Russes 
avaient  défendue  avec  tant  d'acharnement,  un  officier  anglais,  qui 
assistait  en  amateur  à  cette  boucherie,  oublia,  dans  le  transport  de 
son  admiration ,  les  horreurs  du  lieu  et  la  chaleur  du  combat  pour 
s'écrier  :  «  Bravo  I  Français;  voilà  des  choses  qu'on  ne  voit  qu'une 
fois  dans  sa  vie.  »  Et  nous  aussi ,  nous  pouvons  mettre  de  côté  les 
rivalités  de  la  guerre  et  celles  de  l'industrie,  pour  battre  franchement 
des  mains  à  cette  expansion  d'un  génie  commercial  qui  a  rendu  tri- 
butaires toutes  les  nations.  Il  y  a  dans  le  grand  et  dans  le  beau  une 
puissance  sympathique  qui  s'empare  de  l'esprit  en  dépit  de  lui- 
même,  et  qui  fait  sentir  à  l'homme  qu'il  appartient  à  l'humanité  avant 
d'appartenir  à  son  pays. 

Lorsque  l'Angleterre,  humiliée  et  vaincue,  se  vit  contrainte  de 
ratifier  l'émancipation  de  ses  colonies  d'Amérique,  qui  n'aurait  cru 
à  l'inévitable  et  prochaine  décadence  de  cette  contrée?  C'est  l'époque 
de  laquelle  date  l'ascendant  qu'elle  a  pris  sur  le  monde.  Alors  le  génie 
national,  se  repliant  sur  lui-même,  enfanta  des  prodiges.  Les  décou- 
vertes dont  le  germe  s'annonçait  déjà,  dès  1769,  dans  les  premiers  es- 
sais de  Wyat,  d'Arkwright,  deHargreaves,  de  Crompton,  de  Watt  et 
de  Cartwright,  atteignirent  leur  point  de  maturité.  Le  métier  à  filer 
et  la  machine  à  vapeur  ouvrirent  des  espaces  sans  bornes  à  l'énergie 
de  la  production.  Un  statisticien  éminent,  M.  Porter,  rapporte  à  la 
même  cause  les  succès  militaires  du  gouvernement  anglais  (1). 

Tout  concourut  à  ce  développement  sans  exemple,  et  la  pratique 
marcha  du  même  pas  que  la  théorie.  Tandis  qu'Adam  Smith  ensei- 
gnait les  vrais  principes  de  l'économie  politique,  que  Brindley  pro- 
pageait les  voies  artificielles  de  communication,  et  que  Pitt  entrait, 
par  la  porte  de  la  banqueroute,  dans  la  route  du  crédit,  une  race 
d'hommes  entreprenans  et  infatigables  quittait  la  charrue ,  à  la  voix 
des  Strutt  et  des  Peel ,  pour  élever  ce  vaste  édifice  des  manufactures 
qui  sont  les  communautés  d'un  siècle  industriel.  Le  coton,  la  laine, 
le  lin,  le  fer  et  la  houille,  tout  devint  matière  à  travail.  Les  habitans 
se  multiplièrent  avec  les  moyens  de  subsistance;  mais  l'industrie,  et 
par  conséquent  le  commerce,  devancèrent  la  population  dans  leurs 
progrès. 

(1)  a  It  is  lo  ihe  spiuniug-jcnny  and  the  steam  engine  Ihal  we  must  look  as  ihe 
irae  moving  powers  of  our  fleels  and  armies.  »  (Porter,  Progress  of  the  Nation^. 

l.  I.) 


ÉTUDES   SUR  l'AJNGLETERRB.  800 

En  1801,  la  population  de  l'Angleterre  et  de  l'Ecosse  réunies  était 
de  10,942,646  habitans;  en  1841,  elle  s'élevait  à  18,535,786  habitans, 
ce  qui  représente  un  accroissement  de  69  pour  100  en  quarante  ans. 
Aucune  contrée  en  Europe  n'a  vu  sa  population  monter  avec  cette 
rapidité.  Selon  M.  M'CuUôch,  le  commerce  extérieur  de  la  Grande- 
Bretagne,  en  y  comprenant  les  importations  et  les  exportations,  ne 
s'élevait,  au  commencement  du  xviii^  siècle,  qu'à  12  millions  sterl. 
par  année.  En  1792,  le  mouvement  commercial  était  déjà  de  35  mil- 
lions. En  1801,  il  atteignait  71  millions,  et  118  millions  en  1841. 
Dans  la  première  période,  l'augmentation  avait  été  de  192  pour  100; 
dans  la  seconde,  de  103  pour  100,  et  dans  la  troisième,  de  66  pour  100; 
118  millions  sterl.  équivalent  à  3  milliards  de  notre  monnaie.  Les 
États-Unis  seuls  ont  égalé  ce  prodigieux  déploiement  de  l'industrie 
anglaise;  dans  la  période  de  1801  à  1836,  leur  commerce  extérieur 
s'est  élevé  de  32  millions  sterling  à  61. 

Ainsi,  pendant  que  la  révolution  française  élaborait  les  idées,  les 
lois  et  les  méthodes  de  gouvernement  qui  devaient  plus  tard  régir 
l'Europe,  les  Anglais  domptaient  la  matière  et  découvraient  en 
quelque  sorte  le  monde  industriel.  Aujourd'hui,  l'Europe  entière  vit 
de  leurs  procédés  ainsi  que  de  nos  opinions.  Une  émulation  qui  par 
malheur  est  bien  voisine  de  l'envie,  tient  tous  les  peuples  en  éveil. 
C'est  à  qui  fabriquera  du  fer,  des  machines,  des  fils  et  des  tissus.  On 
emprunte  à  l'Angleterre  ses  machines;  on  lui  dérobe  ses  inventions 
et  jusqu'à  ses  ouvriers,  et  l'on  repousse  en  même  temps  ses  produits 
du  marché  européen,  dont  chaque  nation  prétend  se  réserver  une 
parcelle  privilégiée  à  l'aide  des  tarifs  protecteurs. 

Dans  cette  lutte  insensée,  l'Angleterre  a  pu  éprouver  temporaire- 
ment quelque  gêne  et  quelque  malaise;  mais  la  supériorité  de  ce 
peuple,  en  matière  d'industrie,  repose  sur  des  bases  trop  solides 
pour  que  la  concurrence  extérieure  puisse  l'ébranler.  L'accumulation 
des  capitaux,  l'expérience  des  manufacturiers,  l'habileté  des  ouvriers, 
le  bas  prix  du  fer  et  l'abondance  du  charbon  sont  des  élémens  de 
succès  qui  garderont  leur  poids.  La  Providence  n'a  pas  voulu  que 
toutes  les  nations  produisissent  toutes  choses;  elle  a  divisé  le  travail 
entre  les  peuples,  afin  de  faire  régner  entre  eux  l'harmonie.  C'est 
une  vérité  contre  laquelle  ne  prévaudra  ni  l'égoïsme  de  quelques 
intérêts  particuliers,  ni  l'aveuglement  des  préjugés  nationaux. 

LÉON  Faucher. 

{La  suite  auprochoAn  numéro.) 


REVUE  LITTERAIRE. 


LES  DERNIERS  ROMANS 


L'histoire  des  genres  en  littérature  a  des  hasards  étranges,  d'inexph'cables 
destinées  :  rien,  par  exemple,  semble-t-il  plus  naturel,  plus  facilement  acces- 
sible, dès  l'abord ,  dès  le  début  de  toute  culture  intellectuelle,  que  la  forme  du 
roman  ?  Elle  se  prête  à  tout ,  aux  inventions  les  plus  simples  comme  aux  fables 
les  plus  compliquées,  à  l'expression  élégiaque  des  sentimens  comme  aux  plus 
dramatiques  émotions,  aux  satires  de  l'esprit  observateur  comme  aux  caprices 
de  la  fantaisie;  on  dirait  qu'elle  se  présente  d'elle-même.  En  apparence,  c'est 
le  cadre  le  plus  aisé  :  chacun  l'a  sous  la  main.  Écrire  les  évènemens  qu'on  a 
vus,  c'est  se  faire  historien;  écrire  les  évènemens  qu'on  a  rêvés,  c'est  élre 
romancier.  L'histoire  pourtant  ne  se  rencontre  guère  au  commencement  des 
littératures,  et  le  roman  à  son  tour  est  un  produit  extrêmement  tardif  des 
civilisations  les  plus  avancées,  un  genre  tout  nouveau,  qui  a  conquis,  seule- 
ment depuis  deux  siècles,  le  rang  éminent  que  des  œuvres  comme  celles  de 
Cervantes  et  de  Le  Sage  lui  assignent  désormais  dans  l'ordre  des  compositions 
de  l'esprit.  Le  drame  et  le  poème  sont  presque  aussi  vieux  que  le  monde  :  avec 
l'épopée,  vous  avez  aussitôt  Homère;  avec  le  théâtre,  vous  touchez  à  Sophocle  : 
là,  les  chefs-d'œuvre  se  rencontrent  dès  le  premier  pas;  la  gloire  du  roman, 
au  contraire ,  est  une  gloire  d'hier. 

Qu'on  trouve  un  essai  de  roman  dans  POdyssée,  qu'on  disserte  sans  fin  sur 


REVUE  LITTÉHAIRE.  811 

les  fables  milésiennes,  qu'on  fasse  obstinément  de  Pétrone  et  d*ApuIée  les 
prédécesseurs  directs  de  Richardson  et  de  l'abbé  Prévost,  très  bien;  je  ne  vois 
là  qu'un  innocent  dilettantisme  d'académie  savante,  qu'une  bonne  aubaine 
aux  fureteurs  pour  enchâsser  curieusement  leurs  conjectures  et  leurs  textes; 
c'est  la  joie,  c'est  le  triomphe  d'un  Ménage  ou  d'un  Huet  de  se  jouer  à  l'aise 
en  ces  allégations  érudites.  Mais  les  bonnes  gens,  les  humbles  lecteurs, 
comme  nous,  que  ne  touchent  guère  ces  délicatesses  des  faiseurs  de  disserta- 
tions ,  appellent  tout  simplement  les  choses  par  leur  nom ,  et ,  prenant  la 
dénomination  de  roman  dans  le  sens  vulgaire,  ne  l'appliquent  qu'à  ces  écrits 
de  date  plus  récente  auxquels  s'est  volontiers  complu  l'imagination  des 
modernes.  Sur  ce  point,  les  tentatives  des  anciens,  les  tentatives  même  du 
moyen-âge  n'ont  été,  en  somme,  que  de  médiocres  essais  :  littérature  bonne 
tout  au  plus  pour  défrayer  les  loisirs  de  l'Académie  des  Inscriptions,  qui  oublie 
si  volontiers  qu'elle  est  aussi  l'Académie  des  Belles-Lettres.  Cela  est  vrai  pour 
la  Grèce,  car  le  vulgaire  n'est  qu'à  grand'peine  attiré  aujourd'hui  vers  les  vieux 
romans  byzantins  par  cette  naïveté  charmante  que  Longus  a  retenue  de  la 
plume  d'Amyot;  cela  est  vrai  pour  le  moyen-âge,  car  le  gros  des  lecteurs  ne 
garde  précisément  le  souvenir  des  romans  de  chevalerie  que  par  le  roman 
même  qui ,  les  rendant  à  jamais  ridicules,  fut  le  premier  et  parfait  modèle 
d'un  genre  qu'on  peut  dire  inconnu  jusque-là,  et  dont  Rabelais  lui-même 
n'avait  donné  qu'une  fantasque  ébauche  :  on  a  nommé  le  Don  Quichotte. 
D'ailleurs,  quand  deux  ou  trois  exceptions  vraiment  remarquables  pourraient 
être  notées  à  travers  les  siècles,  ce  n'est  pas  avec  Daphnis  et  Chloé,  ce  n'est 
pas  avec  le  Petit  Jehan  de  Saintré  qu'on  pourrait  constituer  sérieusement 
l'histoire  d'un  pareil  genre  et  la  faire  remonter  arbitrairement  dans  le  passé. 
Le  roman  (pourquoi  hésiter  a  le  dire?  )  est  la  gloire  la  moins  contestable, 
la  plus  originale  de  l'ère  nouvelle  :  qu'on  veuille  bien  ne  point  l'oublier , 
c'est  un  roman  qui,  presque  à  lui  seul,  a  donné  la  popularité  à  la  littérature 
espagnole  et  en  a  fait  une  des  grandes  littératures  de  l'Europe  moderne. 
J'insiste  à  dessein  sur  l'importance  croissante  de  ce  genre,  demeuré  trop  long- 
temps secondaire,  parce  que  c'est  cette  importance  précisément  qui  néces- 
site les  sévérités  de  la  critique,  et  qui  justifie  son  insistance  pleine  de  regrets 
à  l'égard  de  plusieurs  écrivains  d'aujourd'hui  engagés ,  selon  elle  ,  dans  des 
voies  périlleuses  pour  leur  talent,  périlleuses  pour  cette  forme  charmante  du 
roman ,  chaque  jour  gâtée  et  compromise.  Ce  n'est  pourtant  pas  l'exemple 
des  maîtres ,  des  maîtres  les  plus  récens  et  les  plus  illustres ,  qui  là-dessus  a 
manqué  à  nos  contemporains.  Chez  les  peuples,  en  effet,  qui  nous  entourent, 
n'est-ce  pas  pour  le  roman  que  semble  avoir  été  tressée  depuis  long-temps 
la  plus  belle  couronne  de  gloire  ?  Voici  l'Allemagne  :  Werther,  IVilhelm 
Meister.,  ne  sont-ils  pas  les  titres  les  plus  universellement  acceptés  du 
génie  de  Goethe  ?  Voici  l'Angleterre  :  Walter  Scott  n'est-il  pas  le  digne  rival 
de  ce  Byron ,  qui ,  cédant  aussi  aux  instincts  de  son  temps ,  a  appliqué  le 
cadre  du  roman  aux  inspirations  de  la  poésie.^  Enfin ,  voici  la  vieille  pfttrie 


812  IIEVUJE  DES  DEUX  MONDES. 

de  Boccace ,  l'Italie,  veuve  de  ses  gloires  :  est-ce  qu'elle  n'étale  pas  avec  or- 
gueil aux  yeux  distraits  de  l'Europe  son  titre  de  prédilection,  les  pages  aimées 
de  son  Manzoni?  En  France  aussi,  en  France  plus  qu'ailleurs,  le  roman 
semble  être  privilégié;  long-temps  la  littérature  en  a  fait  son  enfant  gâté  : 
tendresse  de  vieux  parens  pour  le  dernier  venu  de  la  famille! 

Considérez  plutôt  si  l'histoire  de  ces  succès  du  roman  n'est  pas  une  histoire 
exceptionnelle  !  Prenez  au  hasard  un  autre  genre,  le  premier  venu  ,  et  voyez 
si,  à  travers  les  destinées  et  les  phases  diverses  de  la  littérature  française,  ce 
genre  n'a  pas  eu  tour  à  tour  ses  victoires ,  ses  défaites ,  son  règne ,  ses 
intervalles.  Que  devient  l'éloquence  religieuse  après  Massillon  ?  Que  devient 
la  comédie  après  Molière  ?  S'il  y  a  encore  réussite  çà  et  là ,  ce  n'est  plus 
qu'une  exception,  une  niche  faite  en  passant  à  la  fortune.  Tout^  au  contraire, 
favorise  jusqu'au  bout  le  roman:  les  révolutions  littéraires,  au  lieu  de  le 
ruiner,  l'enrichissent  ;  il  gagne  à  toutes  les  banqueroutes  intellectuelles ,  et  il 
se  trouve  à  la  fin  que  ce  parvenu ,  long-temps  dédaigné,  survit  aux  pluspuis- 
sans  et  rajeunit  avec  les  années,  tandis  que  les  autres  se  rident.  Je  n'exagère 
rien.  Depuis  trois  cents  ans,  il  n'a  guère  eu  que  de  bonnes  chances  :  comptons 
plutôt.  A  peine  y  a-t-il  deux  ou  trois  ouvrages  du  xvi^  siècle  que  tout  le 
monde  lise  encore  :  eh  bien!  l'un  de  ces  ouvrages  est  un  roman  bouffon,  le 
Gargantua.  Plus  tard,  dès  que  la  perfection  se  montre  dans  les  lettres,  on  a 
aussitôt  des  chefs-d'œuvre  de  ce  côté,  et  le  roman  français  entre  dans  la 
plénitude  de  sa  gloire  avec  la  Princesse  de  Clèves;  l'ère  de  Louis  XIV  se 
clôt  à  peine,  qu'il  triomphe  de  nouveau  et  avec  éclat  dans  Gil-Blas.  Pour 
lui ,  le  xviii^  siècle  n'aura  que  des  couronnes  :  Candide ,  Manon  Lescaut , 
Paul  et  rirginie^  peintures  immortelles  où  l'ironie  dans  son  amertume,  la 
passion  dans  ses  entraînemens ,  les  sentimens  du  cœur  dans  leur  pureté 
charmante,  sont  à  jamais  fixés  sous  le  pinceau  des  maîtres.  La  révolution 
elle-même ,  tout  en  coupant  court  au  mouvement  poétique ,  n'arrêta  pas  le 
roman  dans  sa  glorieuse  carrière.  Jdèle  de  Sénange  a  été  écrite  en  pleine 
terreur.  L'empire ,  à  son  tour,  qui  frappa  la  littérature  tout  entière  de  stéri- 
lité et  d'impuissance ,  n'atteignit  pas  non  plus  ce  genre  heureux  que  tout 
jusque-là  avait  épargné:  René  y  Corinne,  Adolphe,  sont  des  créations  vé- 
ritables. En  notre  époque  même,  confuse  et  incertaine,  où  une  vitalité  si 
réelle  est  mêlée  dans  les  lettres  à  tant  de  causes  de  dépérissement,  c'est  le 
roman  encore  qui ,  avec  la  poésie  lyrique ,  laissera  les  monumens  les  plus 
durables,  quelques-unes  de  ces  œuvres  peut-être  qu'épargnera  la  main  du 
temps.  Si  profond  ,  en  effet ,  que  soit  le  dégoût  général  que  ne  manqueront 
pas  de  laisser  tant  d'excès  intellectuels,  une  dispersion  à  ce  degré  fâcheuse 
du  talent,  un  emploi  à  ce  point  coupable  des  plus  belles  facultés,  l'avenir, 
soyons-en  assurés,  accordera  une  notable  place  au  roman  contemporain. 
Certes,  plus  d'une  page  restera  où  se  liront  les  noms  quelque  peu  disparates 
qui  ont  signé  6'o/ow6a,  yalentine,  Thérèse  Aubert ,  f^olupté,  les  Caprices 
de  Marianne,  Stella,  Notre-Dame  de  Paris,  Quelles  que  soient,  en  effet,  lee 


REVUE  LITTÉUAIRB,  813 

illégalités  qui  déparent  plusieurs  de  ces  œuvres  brillantes,  à  quelque  destinée 
contraire  d'immobilité,  de  progrès  ou  de  décadence  que  semblent  réservés 
ces  talens  si  divers,  il  y  a  assurément  dans  ce  groupe  d'élite  plus  d'un  front 
sur  lequel  demeurera  l'auréole. 

Dans  la  poésie  purement  lyrique,  la  littérature  française  de  notre  âge  l'em- 
porte évidemment  sur  les  écrivains  des  deux  derniers  siècles  :  ainsi  la  strophe 
de  Lamartine  a  plus  de  souffle  que  celle  de  J.-B.  Rousseau ,  et  l'éclat  nous 
frappe  plutôt  dans  les  Feuilles  d' Automne  que  dans  les  odes  de  Lamotte;  il 
faudrait  être  pessimiste  pour  préférer  une  stance  de  Chaulieu  à  un  couplet 
de  Béranger.  Là  est  notre  conquête  la  plus  sûre,  conquête  vraiment  glorieuse, 
et  qui  suffira  sans  doute  à  sauver  notre  renommée,  que  tant  de  folles  ambi- 
tions et  tant  de  chutes  risqueraient  certainement  de  compromettre  aux  yeux  de 
l'histoire  littéraire.  On  peut  le  dire  avec  assurance,  le  roman  aussi  nous  fera 
honneur.  Sur  ce  point,  si  nous  n'avons  pas  dépassé  ceux  qui  sont  venus  avant 
nous,  ceux  qui  ont  pour  eux  l'avantage  de  la  chronologie,  nous  les  avons  au 
moins  continués  dignement,  nous  avons  repris  leurs  traditions  avec  origina- 
lité, avec  succès;  ce  n'est  pas  tout-à-fait  comme  au  théâtre. 

Il  est  toujours  habile  de  garder  ses  avantages  :  de  là,  selon  nous,  la  néces- 
sité d'un  contrôle  sévère  et  continu  à  l'égard  de  la  poésie  lyrique  et  du  roman. 
Là  est  le  danger  aujourd'hui ,  parce  que  là  était  la  gloire  hier.  Par  malheur, 
à  cette  grande  rénovation  poétique  qui  s'était  annoncée  avec  tant  d'éclat ,  il 
y  a  vingt  ans ,  et  qui  déjà  même  avait  élevé  plus  d'un  glorieux  monument, 
succèdent,  depuis  quelques  années,  un  calme,  une  atonie,  qui  ne  sont  ni  sans 
dégoût  ni  sans  désenchantement.  Il  faut  bien  le  dire,  une  décadence  marquée 
(  quoique  passagère ,  on  doit  l'espérer  )  a  envahi  bien  des  talens ,  entre  les 
plus  hauts  comme  entre  les  plus  humbles,  tandis  qu'en  revanche  les  mono- 
tones tentatives  des  débutans  n'ont  pas  cessé  d'expirer  obscurément  dans  la 
banalité  de  l'imitation  ou  dans  les  efforts  d'une  originalité  impuissante.  A  coup 
sûr,  ce  n'est  pas  afficher  des  goûts  misanthropiques  et  singuliers  que  de  pré- 
férer les  Méditations  à  la  Chute  d^un  Jnge^  ou,  pour  prendre  un  exemple 
moins  considérable ,  les  ïambes  aux  Rimes  Héroïques.  Je  ne  veux  pas  dire 
qu'il  n'y  ait  point  d'exceptions ,  des  exceptions  même  très  éclatantes;  mais , 
en  somme ,  et  sans  toucher  davantage  aux  noms  propres ,  on  peut  dire  que 
la  plupart  de  nos  poètes  sont  loin  d'être  dans  leur  phase  ascendante.  Ce  ré- 
sultat général  est  incontestable.  Aussi,  le  devoir  devient  chaque  jour  plus 
impérieux  pour  la  critique  de  se  montrer  à  cet  endroit  inflexible  et  vigilante. 
Puisque  les  belles  inspirations  lyriques  qui  ont  fait  l'honneur  des  lettres  sous 
la  restauration  semblent  aujourd'hui  toucher  à  leur  déclin,  l'heure  des  com* 
plaisances  est  passée.  Il  importe  d'avertir  à  temps  les  talens  vrais,  et  de  leur 
montrer  les  voies  perfides  où  ils  s'égarent;  il  importe  de  repousser  sans  pitié 
ceux  qui  n'ont  que  les  faux  airs  et  les  prétentions  du  génie.  Là,  peut-être,  est 
le  seul  remède.  Combien  ne  serait-il  point  triste ,  je  le  demande ,  d'être  en- 
traînés à  la  suite  d'une  réaction  inintelligente  et  mesquine ,  mais  légitimée 


814  REVIIB  DBS  DEUX  MONDES. 

ett  partie  par  les  excès  et  riutempérance  d'aujourd'hui  !  combien  ne  serait-il 
pas  triste  d'être  à  la  fin  ramenés  vers  ces  procédés  faxîtices,  vers  cette  poésie 
brillantée  et  de  convention ,  dont  on  pouvait  croire  le  régime  à  jamais  fini  ! 

C'est  la  même  chose,  c'est  bien  pis  encore  pour  le  roman.  Le  roman,  qui, 
en  faisant  naguère  les  délices  de  nos  loisirs,  faisait  aussi  la  gloire  de  notre 
littérature,  se  compromet  de  plus  en  plus  par  toute  sorte  de  déporteraens, 
lesquels  s'affichent  avec  d'autant  plus  d'impudence,  qu'on  les  signale  avec 
moins  de  rigueur.  Ici,  qu'on  le  remarque,  ce  ne  sont  plus  seulement,  comme 
pour  la  poésie,  des  instincts  mauvais  de  l'esprit,  des  causes  purement  morales 
qui  pervertissent  le  talent  :  il  n'y  a  plus  seulement  à  dénoncer  la  vanité  qui 
traîne  après  elle  la  négligence,  l'obstination  que  suit  forcément  la  bizarrerie, 
tous  les  leurres  enfin  qui  accompagnent  le  dédain  des  conseils  et  la  substitu- 
tion fatale  de  l'improvisation  à  la  sobriété  et  aux  patiens  labeurs.  D'autres  et  de 
plus  fâcheux  élémens  de  décadence,  des  raisons  d'abaissement  bien  autrement 
intimes  et  beaucoup  trop  souvent  personnelles ,  auraient  besoin  d'être  si- 
gnalés en  détail  aux  sévères  jugemens  du  public.  C'est  là,  il  en  faut  convenir, 
une  grande  et  très  sérieuse  difficulté  pour  ceux  qui  jugent  :  en  mêlant  de  si 
près  le  faste  et  le  bruit  de  leur  vie  au  tumulte  de  leurs  œuvres ,  en  confon- 
dant sans  cesse  l'homme  avec  l'écrivain,  en  faisant  leurs  compositions  tout-à- 
fait  solidaires  de  leur  biographie,  certains  romanciers  çnt  fait  des  apprécia- 
tions littéraires  et  de  l'art  du  critique  une  tâche  véritablement  délicate  et  épi- 
neuse. Si  l'on  voulait  être  tout-à-fait  vrai,  si  on  voulait  chercher  expressément 
la  cause  secrète  de  telle  accumulation  besogneuse  de  livres  médiocres,  le 
motif  de  tel  avortement  continu,  de  telle  chute  prématurée,  il  faudrait  trop 
fréquemment  toucher  aux  personnes  et  introduire  dans  la  scrupuleuse  exac- 
titude des  comptes  rendus  certaines  insinuations  bonnes  pour  les  pamphlets. 
Avec  les  poètes,  du  moins,  on  n'a  pas  à  sortir  des  nobles  sphères  de  l'esprit; 
le  vertige  de  l'amour-propre  peut  les  perdre,  mais  ce  n'est  là,  après  tout,  que 
l'exagération  d'une  qualité  réelle  et  qui  n'est  pas  sans  noblesse,  le  sentiment 
de  la  dignité.  Ici,  sans  compter  ces  perfides  suggestions  de  la  vanité  qui  ont 
bien  aussi  leur  part,  il  faudrait  de  plus  accorder  une  place  très  notable  à  des 
motifs  fort  peu  littéraires.  Derrière  Torgueil,  en  effet,  se  cachent  les  intérêts 
du  métier,  et  sous  la  fécondité  de  l'auteur  je  devine  les  calculs  de  l'indus- 
triel. Par  leur  nature  môme,  ou  le  comprend,  ces  sortes  de  remarques  ne 
peuvent  être  que  très  générales  :  la  politesse  veut  que  chacun  n'ait  à  se  les 
appliquer  que  dans  les  monologues  de  sa  conscience.  C'est  l'affaire  du  public 
d'ailleurs  de  faire  les  lots. 

Il  est  arrivé  au  roman  ce  qui  arrive  aux  conquérans  :  le  succès  l'a  perdu. 
Quoi  qu'on  en  puisse  dire  dans  certaine  préface,  ce  n'est  pas  encore  un  lieu 
commun  de  déplorer  la  pernicieuse  influence  exercée  par  la  publicité  quoti- 
dienne et  fragmentaire  des  journaux  sur  les  œuvres  d'imagination  ;  quand  «e 
sera  un  lieu  commun ,  comme  il  est  évident  que  les  lieux  communs  sont  vrais, 
le  public,  par  son  indifférence,  forcera  bien  les  écrivains  à  abandonner  celle 


RBVtlE  LITTÊRAUIE.  815 

l'orme  mauvaise,  ce  gaspillage  organisé,  cette  dilapidation  régulière  d«s 
facultés  inventives.  L'engouement  une  fois  passé,  on  sera  unanime  à  recon- 
naître que  nos  avertissemens,  que  nos  redites,  si  Ton  veut,  étaient  légi- 
times. Mon  Dieu!  Cassandre  n'avait  la  prétention  d'être  ni  amusante  ni  va- 
riée, mais  était-ce  sa  faute  ?  On  est  bien  forcé  de  se  répéter  devant  Taveugle- 
ment  et  l'obstination. 

Devenu  ,  à  la  longue  et  par  l'abus,  une  sorte  d'habitude  pour  le  lecteur, 
autorisé  d'ailleurs  par  le  bon  accueil  qu'on  lui  faisait  de  toutes  parts,  le  roman 
peu  à  peu  s'est  cru  tout  permis.  Cette  forme  facile  se  prêtait  à  tous  les  ca- 
prices, à  toutes  les  prétentions  :  toutes  les  prétentions,  tous  les  caprices  s'éta- 
lèrent à  leur  aise  dans  le  roman.  On  se  l'explique  :  chaque  passion  trouvait  là 
un  cadre  commode  pour  se  glisser,  à  l'aide  du  déguisement,  jusqu'au  public, 
et  surprendre  ainsi  sa  paresse.  On  eut  donc  tour  à  tour  des  romans  socialistes 
et  des  romans  néo-chrétiens  ;  en  un  mot ,  la  philosophie  qui  n'eût  pas  eu  de 
lecteurs  sous  forme  de  livre,  les  religions  qui  n'eussent  pas  trouvé  un  adepte 
sous  forme  d'évangile,  les  prédications  contre  le  mariage^et  la  famille  qui ,  à 
l'état  de  sermons,  n'eussent  pas  rencontré  un  auditeur,  tout  cela  se  fit  roman. 
—  Est-ce  que  nos  charmans  héros  d'autrefois  auraient  disparu  pour  jamais .î* 
Il  me  semble  vraiment  que  je  n'en  reconnais  plus  un  seul.  Panurge  lui-même 
disserte  sur  la  réforme  pénitentiaire ,  Sancho  raisonne  à  perte  de  vue  sur 
l'émancipation  de  la  femme,  et  Pangloss  a  quitté  son  rôle  d'optimiste  pour 
celui  de  poète  incompris;  voici  Julie  qui  s'échappe  des  bras  de  Saint-Preux 
pour  fonder  une  religion,  et  c'est  Virginie,  je  crois,  qui  développe  en  personne 
devant  Paul  une  théorie  complète  du  divorce.  Aspirations  mystiques,  décla- 
mations humanitaires,  amplifications  sociales,  rien  n'y  manque.  Mais,  par  ha- 
sard, n'auriez-vous  pas  l'indignité  de  préférer  à  tout  ce  beau  jargon  le  moindre 
couplet  de  la  chansonnette  de  Mignon  ?  Je  soupçonnerais  même  volontiers 
que  l'oncle  Tobie  vous  en  dit  davantage  à  lui  seul ,  rien  que  quand  il  siffle, 
devant  les  boulingrins  de  son  fidèle  Trim  ,  son  refrain  de  iili  burello. 

Soyons  juste  d'ailleurs  ;  depuis  que  l'industrie  a  mis  l'imagination  en 
coupe  réglée ,  depuis  que  la  mode  des  feuilletons-romans  a  forcé  les  faiseurs 
de  nouvelles  à  déchiqueter  leurs  compositions  en  fragmens  ,  et  à  supprimer, 
comme  des  longueurs,  les  développemens  de  caractères  et  de  passions;  depuis 
qu'il  leur  a  fallu  éparpiller  l'intérêt  plus  régulièrement  et  à  petites  doses  à 
travers  ces  chapitres  isolés  qui  doivent  être  jetés  successivementen  pâture  à  la 
curiosité  distraite  de  l'abonné;  depuis  ce  jour,  on  en  doit  convenir,  les  décla- 
mations philosophiques  ont  tenu  beaucoup  moins  de  place ,  et  le  mélodrame 
peu  à  peu  a  gagné  du  terrain  sur  le  socialisme.  Dans  ces  derniers  temps ,  la 
philanthropie  n'a  plus  guère  été  démise  que  comme  un  vernis  de  précaution, 
comme  un  couvert  commode  qui  autorise  au  besoin  les  récits  les  plus  risqués. 
Pour  cela  que  faut-il?  De  l'habileté  et  assez  d'assurance  pour  jouer  son  rôle 
sans  broncher.  Mettez  sur  l'Arétin  une  couverture  de  missel ,  pénétrez  dans 
l«s  infamies  du  bagne  sous  l'habit  d'une  sœur  de  diartté  :  la  mystification  sera 


816  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

complète,  mais  elle  vous  réussira.  Que  Tart  soit  avili  par  vos  tableaux  sans 
nom ,  que  le  cœur  se  gâte  devant  vos  peintures  complaisantes  du  vice,  qu'im- 
porte? Un  peu  de  sensiblerie  sociale  jetée  sur  le  tout  suffira  pour  attendrir  les 
plus  sévères.  Tout  le  secret  est  de  dénouer  dans  le  bureau  d'une  caisse  d'épar- 
gne le  drame  qui  commence  dans  un  mauvais  lieu.  Faites  aboutir  Faublas  à 
Vincent  de  Paule ,  et  la  gageure  sera  gagnée. 

Il  y  a  là,  au  surplus,  toute  une  méthode  de  composition  qui  voudrait  être 
considérée  à  part;  il  y  a  là  un  genre  véritable  qui  a  besoin  d'être  saisi  iso- 
lément, et  dont  le  succès  très  réel  mérite  d'être  spécialement  éludié.  On  y 
reviendra  quelque  jour  à  loisir.  Aujourd'liui  nous  voulons  seulement  tou- 
cher quelques  mots  de  certains  romans  nouveaux  qui  se  rapportent  à  des 
noms  depuis  long-temps  accueillis  par  la  vogue ,  et  que  la  vogue  aujourd'hui 
délaisse.  Naguère  encore,  quand  on  interrogeait  les  échos  de  la  publicité 
populaire ,  quand  çà  et  là ,  par  curiosité ,  on  s'enquérait  des  succès  les  plus 
récens  de  la  littérature  bruyante  du  jour,  c'était  de  l'auteur  des  Mémoires 
du  Diable  ou  de  l'auteur  du  Père  Goriot  qu'il  était  aussitôt  question.  Ces 
deux  écrivains  régnaient  en  maîtres  sur  le  trône  du  feuilleton ,  et  se  parta- 
geaient presque  exclusivement  le  privilège  de  la  réclame  complaisante.  Deve- 
nus les  fournisseurs  de  profession,  les  pourvoyeurs  en  titre  auxquels  le  bas 
de  chaque  journal  en  renom  devait  forcément  avoir  recours,  M.  de  Balzac  et 
M.  Frédéric  Soulié  ne  reculèrent  pas  devant  cette  tâche  laborieuse.  Ils  lais- 
sèrent leur  nom  servir  d'enseigne  à  toutes  les  entreprises  de  librairie,  à  toutes 
les  spéculations  de  la  presse  quotidienne.  Il  fallait  s'étourdir  singulièrement 
sur  le  résultat  pour  accepter  ainsi  l'étrange  monopole  qui  donnait  le  droit  et 
imposait  en  même  temps  le  devoir  exclusif  d'amuser,  à  heure  fixe  et  sans 
répit,  les  loisirs  d'un  public  blasé.  Chacun  s'en  tira  à  sa  manière,  chacun 
déploya  dans  tout  leur  jeu  son  agilité  et  ses  ressources.  On  l'avouera ,  c'était 
une  lutte  insensée.  A  un  pareil  métier,  les  natures  les  plus  puissantes,  les 
mieux  douées  se  fussent  bientôt  perdues  :  qu'aurait  pensé  Rome  d'un  gladia- 
teur qui  tous  les  jours  eût  voulu  descendre  dans  le  cirque.^  L'athlète  le  plus 
robuste  succomberait  à  des  combats  toujours  renouvelés,  sans  intervalle 
et  sans  repos.  Le  public  lui-même  devait  bientôt  se  lasser  de  voir  ainsi  les 
mêmes  jouteurs  occuper  incessamment  l'arène.  Qu'est-il  arrivé  en  effet.?  Peu 
à  peu,  cette  puissance  d'émotion  grossière,  mais  saisissante,  qu'on  avait  recon- 
nue dans  les  Deux  Cadavres^  ce  don  de  peindre  avec  relief  les  caractères  et 
de  mettre  à  vif  les  nuances  qui  avait  plu  dans  Eugénie  Grandet  y  en  un 
mot,  les  qualités  inhérentes  à  ces  deux  talens  s'effacèrent,  pour  ne  plus  repa- 
raître qu'à  de  très  rares  intervalles.   Partout  la  précipitation  laissa  son  em- 
preinte funeste.  Le  style,  qui  hier  était  à  peine  suffisant,  devint  incessamment 
incorrect;  péniblement  surchargé ,  il  déguisa  l'extrême  négligence  sous  des 
airs  maladroits  d'affectation.  Le  fond  ,  ainsi  qu'il  était  naturel,  ne  répondit 
que  trop  à  cette  forme  hâtive  et  plus  prétentieuse  à  mesure  qu'elle  était  moins 
soignée;  au  lieu  de  fables  vraiment  dramatiques ,  où  les  évènemens  servis- 


REVUE  LITTÉRAIRE.  817 

sent  de  cadre  aux  passions  et  aux  sentimens ,  l'imagination  épuisée  crut 
remplacer  la  vérité  de  l'ensemble  par  la  complication  des  plans ,  et  l'exacti- 
tude des  nuances  par  une  choquante  crudité  de  détails.  Le  crayon  ne  mar- 
quait plus  :  on  crut  qu'il  suffirait  d'appuyer.  C'est  ainsi  que  sont  nées  ces 
compositions  inextricables  et  mal  conçues  ,  où  tout  se  confond ,  le  bien  avec 
le  mal,  la  beauté  avec  la  laideur;  œuvres  maladives,  où  l'action  s'enchevêtre 
péniblement ,  et  où  rien  ne  peut  finir  que  par  des  moyens  extrêmes  et  des 
combinaisons  désespérées.  En  effet,  on  va  jusqu'au  dernier  volume  comme 
on  peut  et  sans  s'inquiéter  des  embarras  qu'on  se  crée;  on  s'aventure  à  tout 
hasard ,  en  ayant  la  précaution  d'allonger  le  récit  par  des  conversations,  par 
des  descriptions,  par  des  incidens;  puis,  quand  l'heure  de  terminer  arrive,  on 
se  débarrasse  tant  bien  que  mal  de  ses  personnages  ,  en  mariant  celui-ci ,  en 
empoisonnant  celui-là ,  en  assassinant  un  troisième ,  le  tout  sans  raison,  sans 
logique,  sans  vraisemblance.  L'épée  d'Alexandre  est  une  ressource  commode 
pour  les  dénouemens  difficiles. 

Si  peu  littéraires  évidemment  que  finissent  par  devenir  des  œuvres  entas- 
sées de  la  sorte,  au  jour  le  jour,  et  selon  le  hasard  des  exigences  de  la  vie  et 
des  promesses  mercantiles ,  il  faut  bien  pourtant  que  la  critique  intervienne 
encore  çà  et  là,  quand  ce  ne  serait  que  pour  constater  l'état  des  choses;  il  y  a  là 
d'ailleurs  des  résultats  statistiques  qui  ont  leur  prix  pour  l'histoire  des  lettres. 
Où  en  sont  maintenant  arrivés  ceux  qui  alimentaient  naguère  la  curiosité  pu- 
blique? Leur  situation  mauvaise,  leur  déclin  d'aujourd'hui ,  le  silence  qui  se 
fait  peu  à  peu  autour  de  leurs  noms,  n  ont-ils  pas  précisément  pour  cause  la 
situation  trop  brillante,  les  succès  exagérés  d'hier?  Enfin,  n'est-ce  pas  le 
public  lui-même,  en  dernière  analyse,  qui  fait  justice  de  ses  engouemeus,  de 
ses  propres  caprices,  des  abus  qu'il  a  encouragés  ?  Voilà  des  questions  qui  n« 
sont  pas  sans  intérêt,  et  qu'on  ne  saurait  résoudre  qu'en  dressant  de  temps  à 
autre  les  comptes  de  cette  littérature  secondaire.  Il  y  a  quelques  années  en- 
core, M.  de  Balzac  et  M.  Frédéric  Soulié  demeuraient  les  tranquilles  posses- 
seurs de  cette  royauté  du  roman  vulgaire.  Une  première  invasion,  qui  date 
déjà  de  long-temps,  dut  inquiéter  d'abord,  assez  sérieusement,  les  deux  chefs 
avoués  de  la  milice  du  feuilleton  :  ce  fut  celle  de  M.  Alexandre  Dumas.  On 
peut  dire  au  préalable  que  M.  de  Balzac  (je  laisse  un  instant  à  part  M.  Fré- 
déric Soulié)  était  avant  tout  un  romancier,  tandis  que  M.  Dumas  était  avant 
tout  un  dramaturge;  mais  les  succès  du  dramaturge  faisaient  envie  au  roman- 
cier, et  les  succès  du  romancier  ne  laissaient  plus  de  repos  au  dramaturge. 
De  là  ces  malheureuses  tentatives  au  théâtre,  comme  f'autrin  et  Quînola;  de 
là  aussi  cette  énorme  accumulation  de  romans  de  toute  espèce  qu'a  signés 
M.  Dumas,  et  dans  lesquels  on  trouve  à  la  fois  tant  d'esprit  et  tant  de  rem- 
plissage, tant  de  souples  ressources  et  si  peu  de  scrupules.  Quel  a  été,  en 
somme,  le  résultat  le  plus  clair  de  cette  rivalité,  ou,  pour  mieux  dire,  de  cette 
concurrence  dans  le  feuilleton  et  sur  la  scène  ?  En  bonne  conscience,  chacun 
n'a-t-il  pas  perdu,  et  beaucoup  perdu,  à  ce  jeu?  Dans  ces  prodigalités  sans 
TtntE  IV.  53 


818  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

mesure,  dans  cette  dispersion  sans  relâche,  l'habile  dramaturge  n'a-t-il  pas 
compromis  pour  le  drame  ce  même  talent  que  Thabile  romancier  compromet- 
tait pour  le  roman?  A  lire  les  derniers  volumes  de  M.  de  Balzac,  à  entendre 
ces  vaudevilles  et  ces  mélodrames  que  M.  Dumas  ne  craint  plus  de  risquer 
sur  les  scènes  du  boulevard,  il  faudrait  plus  que  de  l'optimisme  pour  se 
refuser  à  le  reconnaître. 

Mais  t<;nous-nous  au  roman.  Les  derniers  volumes  échappés  à  la  plume 
de  M.  de  Balzac  et  de  M.  Frédéric  Soulié  suffiraient  à  nous  convaincre,  dès  le 
premier  regard ,  que  ces  inépuisables  conteurs  d'autrefois  en  sont  mainte- 
nant aux  expédiens,  et  cherchent  eu  vain  à  déguiser  l'épuisement  de  leur 
imagination,  à  renouveler  par  l'effort  cette  source  désormais  tarie.  Il  y  a  eu 
au  moins,  dans  le  retentissement  qui  s'est  fait  autour  des  Mystères  de  Paris, 
un  résultat  suprême  qu'on  ne  saurait  contester  :  c'est  la  substitution  de  M.  Eu- 
gène Sue  à  M.  Soulié  et  à  M.  de  Balzac  sur  le  trône  du  roman-feuilleton. 
Il  faut  d'abord  constater  ce  changement  de  dynastie;  il  faut  enregistrer  le 
sort  des  vaincus,  sauf  à  dire  demain  notre  avis  sur  le  vainqueur,  sauf  à 
ranger  plus  tard  à  sa  vraie  place  le  dernier  venu  de  ces  suzerains  de  papier, 
dont  l'empire  est  aussi  capricieux,  aussi  durable  à  peu  près  que  le  sont  les 
fantaisies  de  la  curiosité  publique  et  les  bizarres  engouemens  de  la  mode. 
On  ne  serait  pas  édifié  d'ailleurs  sur  cette  petite  révolution,  que  le  titre  même 
des  plus  récens  écrits  de  M.  de  Balzac  et  de  M.  Soulié  suffirait  à  attester 
la  chose.  D'eux-mêmes,  en  effet,  ils  semblent  en  convenir,  d'eux-mêmes  ils 
courbent  le  front  devant  ce  maître  nouveau ,  qui  s'avance  en  triomphateur, 
porté  sur  le  pavois  du  feuilleton  par  un  journal  grave ,  qui  jusque-là  avait 
prétendu  diriger  et  contenir  l'opinion ,  au  lieu  de  se  mettre  simplement  à  sa 
remorque.  Voyant  que  M.  Sue  était  applaudi  de  la  foule,  et  tenait  haut  la 
bannière  bariolée  des  Mystères  de  Paris,  M.  de  Balzac  et  M.  Soulié  ont  re- 
noncé subitement  atout  amour-propre,  et  les  voilà  aujourd'hui  qui  viennent 
humblement  recevoir  l'investiture  des  mains  du  nouveau  monarque.  L'abdi- 
cation semblera  à  tous  évidente  et  complète.  Le  croirait-on.^  c'est  sous  le 
titre  collectif  de  Mystères  de  la  Province  qu'ont  paru  et  le  dernier  roman  de 
l'auteur  des  Scènes  de  la  Fie  parisienne  et  le  dernier  ouvrage  de  l'auteur 
des  Mémoires  du  Diable.  Il  faut  voir  là ,  sans  contredit,  le  plus  grand  succès 
qu'ait  encore  obtenu  M.  Sue,  Mettre  ses  rivaux  à  ses  pieds,  les  voir  vêtus  de 
ses  couleurs,  parés  de  sa  cocarde ,  enrôlés  à  sa  suite,  quoi ,  je  le  demande,  de 
plus  significatif?  Rois  hier,  sujets  aujourd'hui,  nous  venons  à  peine  à  temp» 
pour  noter  ce  changement  de  règne.  Avant  de  régler  nos  comptes  avec  le 
vainqueur,  qu'on  nous  permette  au  moins  d'ensevelir  les  morts;  ce  sera  vite 
fait.  Mais  ne  sommes-nous  point  trop  sévère  à  l'égard  de  M.  Sue?  Aujour- 
d'hui, nous  n'avons  pas  le  droit  de  lui  en  vouloir.  Voilà  que  M.  de  Balzac, 
M.  Soulié  et  leurs  collaborateurs  des  Mystères  de  la  Proxnnce  ne  savent  pas 
obtenir  tous  ensemble  la  vingtième  partie  du  succès  qu'enlève  à  lui  seul  M.  Eu- 
gène Sue.  Ce  contraste  frappant  est  après  tout  le  résultat  le  plus  clair,  le  moins 


BEVUE   LITTÉRAIRE.  819 

contestable  de  la  réussite  des  Mystères  de  Paris.  Vraiment,  c'est  bien  quel- 
que chose. 

Rosalie  est  le  contingent  fourni  par  M.  de  Balzac  aux  Mystères  de  la  Pro- 
vince. 

Rosalie^  on  ne  saurait  le  dissimuler,  est  l'une  des  compositions  les  moins 
heureuses  de  l'auteur  de  la  Peau  de  Chagrin.  C'est,  je  crois,  ce  malappris 
de  Dassoucy  qui,  dans  son  langage  d'antichambre,  comparait  Tœuvre  poé- 
tique de  Corneille  à  ces  poissons  dont  le  milieu  est  exquis,  mais  dont  les 
gourmets  doivent  couper  résolument  la  tête  et  la  queue.  En  effet,  on  sup- 
prime d'un  côté  Mélite,  de  l'autre  Acjésilas,  pour  garder  Cimia.  Certes, 
M.  de  Balzac  aurait  mauvaise  grâce  à  se  formaliser  du  rapprochement  :  c'est 
même  à  sa  modestie  de  juger  si  la  comparaison  est  possible,  si  elle  est  con- 
venable ailleurs  que  sur  ce  point  particulier.  Pour  nous,  on  le  devine,  nous 
ne  voulons  maintenir  qu'une  seule  chose,  la  similitude  de  deux  destinées 
littéraires  qui  s'achèvent  précisément  de  la  même  façon  qu'elles  ont  com- 
mencé. M.  de  Balzac  a  eu  d'abord  ses  temps  barbares  :  il  a  maintenant  soi^ 
bas-empire,  un  bas-empire  qu'à  distance  on  confondra  volontiers  avec  ses 
temps  barbares.  A  vrai  dire,  je  soupçonnerais  presque  Rosalie  d'être  un 
secret  plagiat  de  M.  de  Balzac  sur  lord  R'hoone,  sur  M.  de  Viellerglé,  ©u 
mieux  encore  sur  ce  trop  célèbre  Horace  de  Saint-Aubin,  dont  je  ne  sais 
quelle  malencontreuse  métempsychose  d'amour-propre  exhumait  naguère  les 
chefs-d'œuvre  oubliés  ? 

C'est  à  Besançon  que  se  passe  la  médiocre  histoire  délayée  en  deux  volumes, 
sous  le  nom  de  Rosalie j  par  M.  de  Balzac.  Et  d'abord,  on  est  transporté  dans 
une  de  ces  maisons  de  province  comme  la  plume  de  l'auteur  les  sait  peindre, 
avec  une  si  merveilleuse  vérité,  avec  une  divination  de  détails  qui  vous  fait 
voir  les  objets  et  entendre  les  personnes.  Un  mari  nul  et  faible  qui  passe  sa 
vie  à  tourner  des  ustensiles  dans  son  atelier  d'amateur,  une  mère  revêche,  co- 
quette et  dévote,  une  jeune  fille  insignifiante  et  timorée  devant  sa  mère, 
tel  est  l'intérieur  de  la  famille  Watteville,  famille  riche,  économe,  et  dont  un 
fat  suranné  du  lieu,  un  vrai  lion  de  province,  M.  Amédée  de  Soûlas,  convoite 
à  petit  bruit  l'héritière.  Jusqu'ici,  tout  est  au  mieux,  et  nous  ne  sortons  pas 
de  la  vraisemblance.  Voici  cependant  qu'un  beau  jour  débarque  à  Besançon 
un  avocat  inconnu,  M.  Savaron.  M.  Savaron  est  tout  bonnement  un  ambitieux 
déçu,  lequel  vient,  loin  de  Paris,  chercher  la  fortune  qu'il  a  manquée  sur  xm 
^béâtre  plus  brillant.  Dans  les  premiers  temps,  on  ne  s'occupe  guère  du  nouvel 
avocat;  mais  une  cause  importante  arrive  enfin,  où  il  parle  avec  éloquence, 
et  où  son  beau  talent  éclate  aux  yeux  de  tous.  Bientôt  il  n'est  question  que 
de  Savaron  dans  tout  l'arrondissement  :  c'est  l'homme  nécessaire.  L'avocat 
alors  publie  une  revue,  et  tout  le  monde  s'abonne  à  sa  revue;  c'est  une  réus- 
site complète  :  les  dossiers  et  les  causes  abondent  dans  son  cabinet;  aucune 
affaire  importante  ne  se  règle  sans  qu'il  y  soit  appelé;  enfin  on  est  unanime 
à  lui  offrir  la  députation. 

53. 


820  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Voilà,  direz-vous,  im  parleur  qui  fait  assez  vite  son  chemin  eu  province  : 
la-  fable  pourtant  n'a  rien  encore  qui  puisse  décidément  choquer;  ayez  pa- 
tience. Cette  petite  fille  de  tout  à  l'heure  qui  baissait  les  yeux  si  timidement 
et  sur  l'intervention  de  laquelle  vous  ne  comptiez  guère,  cette  petite  fille  va 
faire  des  siennes.  Prenez  garde,  c'est  une  héroïne  très  délurée  sous  ses  airs 
craintifs  :  il  en  faut  tout  attendre.  M"''  Rosalie  de  Watteville  n'a  jamais 
échangé,  il  est  vrai,  le  moindre  mot  avec  M.  Savaron;  cependant  elle  a  entendu 
tant  de  fois,  dans  les  salons  de  sa  mère,  l'éloge  du  brillant  avocat ,  qu'une 
vive  sympathie  éclate  en  son  cœur.  Rosalie  ne  cherche  pas  à  réprimer  cett^ 
passion  naissante;  elle  se  dit  tout  simplement  qu'il  serait  assez  agréable  de 
pouvoir  considérer  de  son  jardin  les  fenêtres  de  celui  qu'elle  aime,  et  voilà 
aussitôt  notre  belle  enfant  qui  persuade  à  son  père  de  faire  bâtir  un  kiosque 
au  milieu  de  ses  parterres.  Innocente  ruse,  recette  excellente,  n'est-ce  pas, 
pour  faire  ses  regards  complices  de  ses  affections?  Après  tout,  je  ne  vois 
pas  grand  mal  à  cela,  et  la  supercherie  n'a  rien  encore  de  bien  criminel; 
mais  lorgner  les  jalousies  lointaines  d'un  appartement,  voir  une  ombre 
passer,  puis  la  lampe  s'éteindre  après  une  longue  veille,  assurément  c'est 
là  un  bonheur  insuffisant  pour  une  ame  qui  s'abandonne  d'elle-même  au 
délire  d'une  passion  sans  frein.  Aussi  Rosalie  s'apercoit-elle  bientôt  que  le 
moyen  est  insuffisant.  Que  faire  donc?  et  quelle  stratégique  combinaison 
réussira  à  attirer  un  roturier  comme  M.  Savaron  dans  les  aristocratiques 
salons  de  M"*  de  Watteville  ?  Rien  n'est  plus  simple  vraiment.  Il  s'agit  d'un 
avocat:  ayons  un  procès.  Rosalie,  qui  a  l'oreille  de  son  père,  lui  persuade  de 
plaider;  naturellement  M.  de  Watteville  prendra  le  meilleur  organe  du  bar- 
reau ,  et  de  la  sorte  M.  Savaron  aura  ses  entrées. 

Une  fois  en  si  beau  chemin,  la  jeune  fille  ne  s'arrête  pas.  Il  y  a  dans  la  vie 
de  l'homme  qu'elle  poursuit  à  travers  tous  les  obstacles,  quelque  chose  de 
mystérieux  qui  l'inquiète,  un  secret  qu'elle  veut  à  tout  prix  pénétrer.  Pour 
un  pareil  but,  tous  les  moyens  seront  bons.  Rosalie  a  précisément  découvert 
qu'une  intrigue  galante  existe  depuis  quelque  temps  entre  Jérôme,  le  domes- 
tique de  Savaron ,  et  Mariette ,  la  femme  de  chambre  de  sa  mère.  Aussitôt 
viennent  les  menaces,  les  promesses,  et  l'innocente  enfant  corrompt,  sans 
plus  de  façon ,  le  valet  de  chambre  de  celui  qu'elle  continue  d'aimer  plus  que 
jamais  sans  qu'il  s'en  doute.  Dès-lors,  les  lettres  que  reçoit,  les  lettres  qu'écrit 
Savaron,  sont  remises  furtivement  à  Rosalie,  qui  les  ouvre  sans  scrupule.  La 
conduite  inexphcable,  l'étrange  destinée  de  l'avocat,  se  révèlent  alors  à  M"'"de 
Watteville  avec  leur  vraie  cause  et  dans  leurs  plus  intimes  détails.  Le  secret, 
c'est  que  Savaron  aime,  c'est  qu'il  est  aimé.  Durant  un  voyage  fait  autrefois 
en  Italie,  une  femme  belle,  adorable,  pleine  de  passion,  s'est  rencontrée  de- 
vant lui,  et,  comme  un  poète,  il  lui  a  voué  sa  vie  à  jamais.  Toutefois  il 
reste  un  petit  inconvénient  :  la  duchesse  d'Argaiolo  n'est  pas  libre,  et  il  faut 
attendre  patiemment  la  mort  d'un  vieux  mari  podagre,  avant  que  l'union 
projetée  puisse  s'accomplir.  Depuis  onze  ans,  Savaron  a  quitté  la  duchesse; 


REVUE  LITTÉRAIRE.  821 

depuis  onze  ans ,  leur  correspondance  d'amour  n'a  pas  été  interrompue  un 
moment.  L'épreuve  n'a  coûté  ni  à  l'un  ni  à  l'autre,  et  tous  deux  demeurent 
fidèles  comme  au  premier  jour.  Après  avoir  échoué  plusieurs  fois  dans  ses 
projets  d'ambition,  l'infatigable  qivocat  qui,  le  jour  où  elle  sera  libre,  veut 
pouvoir  offrir  à  sa  maîtresse  un  nom,  la  fortune,  une  grande  position, 
l'avocat  Savaron  est  venu  tenter  encore  une  fois  la  lutte  sur  un  autre  terrain. 
C'est  en  vue  de  la  députation  qu'il  s'est  établi  en  province,  et  il  touche 
presque  à  l'accomplissement  de  ses  désirs.  La  connaissance  dérobée  de  ces 
secrets  ne  fait  qu'enflammer  la  jalouse  passion  de  Rosalie  ;  plus  elle  se  réjouit 
des  lettres  brûlantes  qu'on  lui  livre,  plus  son  exaltation  redouble.  L'élection 
de  Savaron  comme  député  de  Besançon  était  assurée,  on  était  à  la  veille  du 
vote,  quand  un  billet  d'Italie  arriva ,  qui  annonçait  la  mort  subite  du  duc 
d'Argaiolo.  Dans  cette  décisive  conjoncture,  Rosalie  n'hésita  point  :  elle  sup- 
prima désormais  les  lettres  des  deux  amans,  et,  simulant  l'écriture  de  l'avocat, 
elle  écrivit  à  la  duchesse  comme  pour  rompre ,  sous  le  premier  prétexte,  une 
liaison  qui  avait  résisté  à  tant  d'épreuves.  Quelques  jours  se  passèrent  de  la 
sorte  dans  le  silence  ;  Savaron  était  en  proie  à  de  mortelles  inquiétudes.  Enliu 
il  apprit  par  le  journal  que  la  duchesse  d'Argaiolo  venait  d'épouser  en 
secondes  noces  le  duc  de  Rhétoré.  A  ce  coup  inattendu,  le  député  de  demain 
quitta  brusquement  Besançon  et  n'y  reparut  jamais.  Bientôt  après,  M"^  Rosa- 
lie de  Watteville  apprit  que  M.  Savaron  avait  fait  ses  vœux  à  la  Grande-Char- 
treuse. L'impitoyable  fille  ne  se  crut  pas  encore  assez  vengée  :  sachant  que 
la  duchesse  était  alors  à  Paris,  elle  entreprit  le  voyage  exprès  pour  remettre 
elle-même  à  sa  victime  les  lettres  supprimées  par  elle,  et  qui  étabhssaient  que 
ce  n'était  point  là  une  perfidie  d'amant,  mais  une  vengeance  de  rivale.  A  son 
retour,  M"^  de  Watteville  fut  mutilée  par  l'explosion  d'un  des  bateaux  à  va- 
peur de  la  Loire.  Aujourd'hui  triste,  défigurée,  pleine  de  funèbres  souvenirs, 
elle  vit  dans  la  solitude.  Devenue  veuve,  la  mère  de  Rosalie  vient  d'épouser 
M.  de  Soûlas,  dont  sa  fille  naguère  avait  refusé  la  main. 

J'ai  voulu,  par  une  première  analyse,  laisser  au  lecteur  son  libre  jugement. 
Voilà  où  en  est  tombé  M.  de  Balzac.  Non-seulement  ce  ne  sont  plus  des  ca- 
ractères, des  sentimens,  des  mœurs  véritables  qu'il  peint,  mais  son  imagi- 
nation est  même  à  bout  de  ces  vulgaires  combinaisons  du  drame  par  lesquelles 
1  est  si  facile  à  un  écrivain  exercé  de  renouveler  l'intérêt  qui  faiblit.  Une 
duchesse  qui  attend  la  mort  de  son  mari  pour  épouser  un  inconnu  qu'elle  a 
rencontré  en  voyage  ;  un  avocat  de  Paris  qui  va  s'établir  dans  une  ville  de 
province  qu'il  n'a  jamais  vue,  afin  de  s'y  faire  nommer  député;  une  jeune 
fille  qui  corrompt  la  fidélité  d'un  domestique,  qui  vole  des  lettres,  qui  fait  un 
faux  et  qui  enfin  tue  moralement  deux  personnes  pour  se  venger  d'un  amour 
qu'elle  ressent  seule  et  que  sa  victime  ignore  :  tels  sont  les  étranges  héros  de 
Rosalie.  Jamais  l'auteur  à.' Eugénie  Grandet  n'était  à  beaucoup  près  des- 
cendu si  bas ,  et  il  se  trouve ,  par  malheur ,  que  la  pauvreté  de  la  mise  en 
<fiuvre  correspond  trop  bien  à  la  bizarre  insignifiance  de  la  conception.  Le 


822  REVUE  DES  DECX  MONDES. 

Style  est  lourd,  épais;  il  n'a  plus  rien  de  la  fraîcheur  des  premières  années, 
il  sent  la  fatigue,  il  trahit  incessamment  l'effort.  C'est  M.  de  Balzac  lui-même 
qui,  dans  son  langage  choisi ,  compare  certains  talens  éreintés  à  ces  ténors 
qui  ont  baissé  d'une  note  et  que  lésinent  dès-lors  les  directeurs  de  ihéûtre. 
L'allusion  semble  transparente  :  elle  n'échappera  certainement  qu'à  M.  de 
Balzac.  Quand  on  est  un  maréchal  de  France  littéraire,  c'est  un  fâcheux 
dénouement  que  de  devenir  l'obscur  collaborateur  des  Mystères  de  la  Pro- 
vince, et,  dans  cette  concurrence  collective  faite  à  M.  Sue,  de  n'avoir  pas  à 
détacher  de  la  grande  œuvre  de  la  Comédie  humaine  une  autre  page  que 
la  laide  histoire  d'une  petite  fille  qui  est  voleuse  par  dépit  et  faussaire  par 
haine  amoureuse.  Décidément ,  je  crois  que  le  ténor  a  baissé  d'une  note. 

L'ambition  de  peindre  la  société  tout  entière  et  de  construire  à  lui  seul 
une  œuvre  qui,  dans  son  ensemble,  corresponde  à  l'humanité  même,  telle  est 
toujours  l'idée  fixe  que  poursuit  M.  de  Balzac,  telle  est  la  chimère  à  laquelle 
il  tient  chaque  jour  davantage;  c'est  sa  recherche  de  l'absolu,  et  on  serait 
très  mal  venu  à  ne  pas  la  prendre  au  sérieux.  Pour  ma  part,  je  serais  seule- 
ment curieux  de  savoir  à  quel  type,  à  quel  caractère  humain  correspondra, 
dans  cette  classification  générale,  le  personnage  de  Rosalie:  le  plus  sage 
peut-être  serait  de  la  ranger  au  chapitre  des  rêves ,  entre  les  créations  pure- 
ment fantastiques.  —  Dans  David  Séchard^  il  n'y  a  plus  de  mythe,  et  le  but 
auquel  a  visé  M.  de  Balzac  est  infiniment  plus  clair:  c'est  tout  bonnement 
l'histoire,  la  vieille  histoire  du  génie  incompris.  Déjà  M.  de  Vigny,  dans  son 
éloquent  plaidoyer  de  Chatterton^  avait  voulu  nous  intéresser  aux  secrètes 
souffrances  d'un  poète,  d'un  homme  qui,  selon  la  foule,  ne  savait  faire  autre 
chose  qu'aligner  des  lignes  noires  sur  du  papier  blanc.  M.  de  Balzac  tente  de 
raffiner  là-dessus  et  nous  montre  les  misères  de  l'inventeur  dans  une  autre 
sphère,  à  un  degré  inférieur.  L'inventeur,  cette  fois ,  n'écrit  plus  sur  du  pa- 
pier ,  mais  il  fait  du  papier ,  et  nous  n'en  sommes  pas  moins  tenus  d'ad- 
mirer, sans  mot  dire,  la  hauteur  de  son  génie.  On  fait,  dit-on  ,  là-dessus  un 
vaudeville,  une  parodie  qui  pourra  être  spirituelle,  et  qui  s'appellera  :  David 
Séchard  ou  les  Souffrances  du  Papetier. 

L'histoire  de  ce  Séchard  nest  pas  longue.à  dire.  C'est  un  imprimeur  d'An- 
goulême,  qui  néglige  son  métier  pour  poursuivre  la  découverte  commencée 
d'une  papeterie  économique,  laquelle  fera  révolution  dans  l'industrie.  La 
femme  de  Séchard ,  Eve  ,  une  créature  dévouée ,  aimante,  pleine  de  foi  dans 
son  mari ,  la  seule  qui  croie  à  son  génie ,  à  sa  prédestination  ,  à  l'avenir, 
Eve  fait  des  efforts  sublimes  d'activité  et  de  résignation.  Taudis  que  Séchard 
cherche  la  pierre  philo.sophale  dans  son  mystérieux  atelier ,  elle  dirige  l'im- 
primerie, elle  invente  mille  expédiens  pour  prévenir  la  ruine  de  la  maison. 
Mais  les  évènemens  sont  plus  forts  qu'elle;  une  faillite  est  imminente.  Les 
frères Cointet ,  imprimeurs  d'Angoulême  et  rivaux  cupides  de  Séchard,  ont 
juré  sa  ruine  et  veulent  à  tout  prix  s'emparer  du  trésor  qu'il  est  sur  le  point 
de  trouver.  Enveloppé  par  eux  dans  un  réseau  d'affaires,  de  procédures,  de 


REVUE  LITTÉRAIRE.  82^ 

poursuites ,  d'arrestations,  le  malheureux  inventeur  finit  par  les  associer  à 
sa  découverte,  qu'ils  exploitent  à  son  détriment,  et  avec  laquelle  ils  gagnent 
des  millions.  Séchard,  à  la  fin,  content  d'une  légère  indemnité,  se  retire  avec 
sa  femme  dans  un  petit  domaine  qu'il  vient  d'hériter,  et  se  console  de  ses 
déconvenues  passées  en  faisant  des  collections  d'entomologie. 

11  n'y  aurait  certainement  pas  là  matière  à  deux  volumes,  si  M.  de  Balzac 
n'avait  trouvé  moyen,  comme  lui-même  le  dit  ailleurs,  de  «  faire  de  la  copie  » 
sur  autre  chose.  L'auteur  de  David  Séchard  disperse,  à  travers  les  cha- 
pitres de  son  roman ,  de  longs  fragmens  qui  seraient  mieux  à  leur  place 
dans  la  collection  des  manuels-Roret.  Ainsi ,  il  y  a  tour  à  tour  une  théorie 
complète  de  l'art  du  papetier,  un  exposé  étendu  des  travaux  de  l'imprimeur, 
et  enfin  une  histoire  très  détaillée  et  très  érudite  de  la  saisie  et  de  la  contrainte 
par  corps,  laquelle  ferait  honneur  à  l'huissier  le  plus  expert.  La  mise  en  pa- 
ges et  le  protêt,  le  collage  en  cuve  et  le  compte  de  retour,  les  rapports  de  la 
coquille  avec  le  grand-raisin  et  la  différence  du  billet  à  ordre  avec  la  lettre 
de  change,  sont  expliqués,  commentés,  à  l'aide  des  terminologies  spéciales. 
M.  de  Balzac  montre,  en  particulier,  sur  les  commandemens,  les  significa- 
tions, les  constitutions  d'avoués,  les  saisie-arrêts,  une  science  étendue,  et 
guî  paraît  avoir  été  puisée  dans  des  documens  authentiques.  Il  y  a  même  des 
pièces  probantes  à  l'appui,  lesquelles  sont  insérées  tout  au  long  et  semblent 
avoir  été  copiées  sur  des  originaux.  David  Séchard  figurerait  utilement  dans 
la  bibliothèque  de  Clichy. 

Eve  est  la  seule  figure  intéressante  du  roman ,  parce  qu'elle  est  la  seule 
honnête.  L'auteur,  pour  peindre  ce  touchant  caractère  ,  a  retrouvé  souvent 
son  pinceau  délié  d'autrefois.  Quant  aux  personnages  secondaires ,  ils  sont 
tellement  faux,  qu'on  n'en  saurait  accepter  aucun.  L'impudente  et  sèche 
friponnerie  de  l'avoué  Petit-Cîaud  est  par  trop  révoltante  :  l'ambition ,  dans 
son  intérêt  même,  sait  ne  pas  se  rendre  si  odieuse.  Séchard  le  père,  ce 
vieux  ladre  intraitable,  qui  vole  son  fils  et  qui  l'espionne  pour  lui  dérober 
sa  découverte,  choque  aussi  par  l'extrême  invraisemblance.  Déjà,  dans  le 
Père  Goriot,  M,  de  Balzac  avait  montré  à  nu  ce  qui  peut  se  glisser  d'égoïsme 
dans  l'amour  paternel  :  la  reproduction  d'aujourd'hui  n'est  qu'une  copie 
chargée,  une  caricature  de  ce  premier  type ,  lequel  déjà  était  exagéré.  M.  de 
Balzac,  au  surplus,  ne  se  met  guère  maintenant  en  frais  d'invention.  Il  reprend, 
on  le  sait,  ses  vieux  personnages  et  se  contente  de  leur  couper  une  basque 
d'habit  et  de  leur  mettre  un  peu  de  rouge.  Ici  encore,  nous  avons  l'éternel 
Lousteau  et  l'éternel  Lucien  de  Rubempré,  le  journaliste  et  le  poète.  11  pa- 
raît que  c'est  aujourd'hui  le  tour  des  poètes  d'être  exécutés  par  M.  de  Balzac. 
Dans  le  roman  de  David,  Lucien ,  le  frère  d'Eve,  devient  la  grande  cause  de 
ruine  pour  la  maison  Séchard  :  c'est  que,  dévalisé  par  une  actrice,  le  grand 
poète  avait  fait  de  faux  billets  et  tiré  à  vue  sur  son  beau-frère.  Séchard  paya, 
pour  ne  pas  déshonorer  son  nom.  Venu  à  Augoiileme,  dans  le  dernier  dénue- 
ment, au  moment  même  de  la  déconfiture  de  sa  famille,  Lucien  retrouve  là 


S24.  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

son  ancienne  maîtresse ,  cette  Louise  de  Nègrepelisse  que  nous  avons  déjà 
vue  cinquante  fois,  qu'hier  encore  nous  rencontrions  sous  le  nom  de  M""^  de 
Bargeton,  et  qui  aujourd'iiui  trône  dans  les  salons  d'Angoulême  comme 
légitime  épouse  de  M.  le  comte  Sixte  du  Châtelet,  préfet  du  département. 
Lucien  veut  renouer  avec  Louise;  mais  il  faut  des  habits  pour  aller  à  la  pré- 
fecture, et  tout  membre  de  l'Académie  qu'il  est,  Lucien  n'en  a  pas.  Il  écrit 
donc  en  toute  hâte  à  ses  amis  de  Paris ,  et  aussitôt  Nathan  lui  envoie  une 
canne,  Florine  une  chemise,  Des  Lupeaulx  une  montre  d'or.  Nous  retrou- 
vons là,  par  correspondance,  tout  ce  monde  ignoble  de  coulisses  et  de  petits 
journaux,  que  M.  de  Balzac  avait  cru  faire  vivre  dans  son  Grand  Homme  de 
province  à  Paris.  Le  paquet,  par  malheur,  arrive  trop  tard.  Séchard,  que 
Lucien  voulait  sauver,  se  trouve  arrêté,  et  Lucien  alors,  en  son  désespoir, 
quitte  subitement  Angoulême,  décidé  à  se  noyer  dans  le  premier  étang 
venu.  II  allait  le  faire  quand  se  rencontra  là  fort  à  propos  un  vieux  diplomate 
espagnol,  le  jésuite  Carlos  Herrera,  que  Lucien  n'avait  jamais  vu,  mais  à  qui 
il  se  mit  cependant  à  raconter  sa  triste  biographie.  Herrera,  en  trois  mots» 
eut  guéri  notre  homme  du  suicide,  en  lui  exposant  le  système  de  Machiavel; 
cette  théorie  de  la  politique  et  de  la  dissimulation  une  fois  expliquée,  le  bon 
jésuite,  sans  doute  comme  exemple  ,  comme  application  immédiate,  ouvrit 
le  fond  de  son  cœur  à  Lucien ,  envoya  quinze  mille  francs  à  Séchard ,  et 
emmena ,  on  ne  sait  où ,  dans  sa  berline ,  le  poète  de  Rubempré ,  à  titre  de 
secrétaire  et  de  futur  héritier. 

Voilà  comment  se  termine  cette  histoire  parasite  de  Lucien,  laquelle  s'en- 
chevêtre (on  ignore  comment  et  pourquoi)  à  travers  des  détails  techniques 
qui  s'enchevêtrent  fort  mal  eux-mêmes  dans  une  histoire  décousue  et  sans 
intérêt.  M.  de  Balzac  croit  avoir  montré  le  Génie  et  le  Dévouement,  David  et 
Eve,  persécutés  par  la  société;  en  réalité,  il  n'a  réussi  qu'à  mettre  un  niais 
honnête  et  une  femme  naïve  au  milieu  d'une  bande  de  fripons.  Conçu  sans 
4)roportions,  composé  sans  méthode,  écrit  sans  naturel,  ce  livre  est  le  digne 
pendant  de  Rosalie,  Pour  exprimer  cette  idée  que,  dans  un  salon,  une  femme 
promène  ses  yeux  sur  ceux  qui  l'entourent,  ]M.  de  Balzac  dit  :  «  Elle  jette  un 
regard  de  circumnavigation.  »  C'est  là  le  style  habituel  du  livre  :  un  Cyrano, 
doublé  de  Scudéry,  n'eût  pas  parlé  autrement. 

L'auteur  de  David  Séchard  dit,  à  propos  de  son  roman  :  «  Celui-là  est  déjà 
le  préféré.  »  Ce  n'est  là,  il  faut  le  croire,  qu'un  caprice  de  père  pour  son  der- 
nier né.  Selon  nous,  ]M.  de  Balzac  eût  beaucoup  mieux  fait  de  reporter  ses 
sympathies  sur  une  œuvre  un  peu  antérieure,  je  crois,  et  dans  laquelle,  à 
côté  des  plus  grossiers  défauts  de  sa  manière,  se  retrouve  çà  et  là  le  talent  du 
maître,  quelque  chose  de  cet  art  exquis  de  l'observateur  qui  nous  charmait 
autrefois.  Les  Deux  Frères  n'ont  pas  encore  un  an  de  date;  mais,  dans  ce 
genre  de  littérature,  c'est  là  presque  de  l'histoire  ancienne.  Aussi  n'en  dirons- 
nous  qu'un  mot. 

C'est  le  pervertissement  des  grands  senti  mens  du  cœur  que  M.  de  Balzac 


REVUE  LITTÉRAIRE.  825 

se  plaît  surtout  à  décrire.  Quand  dans  l'art  on  se  laisse  aller  aux  extrêmes, 
les  contrastes  ne  manquent  pas  de  nous  tenter.  Dans  le  père  Séchard ,  on 
nous  avait  montré  tout  à  l'heure  l'amour  paternel  complètement  anéanti  par 
l'égoïsme,  l'avidité  et  l'avarice;  Agathe  Bridau,  dans  les  Deux  Frères^  repré- 
sente au  contraire  l'amour  maternel  tendre ,  dévoué,  sublime,  mais  en  même 
temps  odieux,  parce  qu'il  a  des  préférences.  Il  y  a  un  vers  magnifique  dans  \ 
les  Feuilles  d'Automne  qui  réfute  tous  ces  sophismes  raffinés  sur  l'amour 
maternel  : 

Chacun  en  a  sa  part,  et  tous  l'ont  tout  entier. 

Cela  dit  tout ,  et  M.  de  Balzac  ne  nous  intéressera  jamais  à  une  mère ,  si 
bonne  qu'elle  soit,  qui  choisit  entre  ses  enfans.  Et  où  croyez-vous  qu'aillent 
les  préférences  d'Agathe?  Est-ce  au  meilleur,  au  plus  vertueux,  à  celui  qui  ne 
la  quitte  point?  pas  le  moins  du  monde.  Le  penchant  pourtant  s'explique- 
rait mieux,  s'il  en  était  ainsi.  C'est,  au  contraire,  le  fils  qui  la  déshonore, 
et  qui  tare  son  nom,  c'est  celui-là  auquel  elle  revient  toujours  avec  prédilec-  / 
tion.  Joseph  est  un  peintre,  Philippe  un  militaire;  le  peintre  est  l'idéal  du  < 
dévouement,  de  la  persévérance,  de  la  résignation;  Philippe  est  l'idéal  du  \ 
vice,  de  l'ingratitude,  des  sentimens  les  plus  bas.  Le  premier  débute  obscuré- 
ment, comme  un  génie  patient;  le  second  commence  avec  éclat,  comme  un 
esprit  violent  et  décidé  à  tout.  On  est  à  la  fin  de  l'empire,  et  Philippe,  très 
jeune  encore,  est  déjà  colonel.  Mais  la  restauration  arrive,  qui  lui  rend  les 
loisirs  et  avec  les  loisirs  les  mauvais  penchans.  Peu  à  peu  Philippe  Bridau 
devient  un  tapageur  de  café,  un  joueur  éhonté,  un  escroc  sans  foi  ni  loi  qui 
fait  des  trous  à  la  lune.  Se  laisser  nourrir  par  une  danseuse,  dérober  l'argent 
de  son  frère  et  vendre  les  tableaux  de  prix  qu'on  lui  a  confiés  pour  les  copier, 
réduire  sa  famille  à  la  misère,  faire  mourir  de  douleur  une  vieille  tante  qu'il 
dépouille,  voler  la  caisse  du  journal  dont  il  est  caissier,  ce  sont  là  des  jeux 
pour  Philippe.  Cette  vie  de  désordre  et  de  honte  se  continuait  depuis  long- 
temps, quand  le  colonel,  compromis  dans  une  conspiration  bonapartiste,  fut 
envoyé  à  Issoudun,  sous  la  surveillance  de  la  police.  Là  commence  une  autre 
histoire.  Philippe  a  précisément  à  Issoudun  un  vieil  oncle  nommé  Rouget,  le 
type  du  célibataire,  tel  que  l'a  chanté  Béranger.  Rouget  est  sous  l'absolue 
domination  de  sa  gouvernante  Flore  Brazier,  laquelle  a  installé  chez  son 
maître,  en  qualité  de  majordome,  un  ancien  sous-officier,  ou,  pour  parler 
comme  M.  de  Balzac,  une  sorte  de  chenapan ,  nommé  Max,  dont  elle  a  fait 
son  amant.  Flore  et  Max  convoitent  la  riche  succession  du  bonhomme,  qu'ils 
accaparent,  qu'ils  isolent,  pour  s'en  rendre  plus  complètement  maîtres. 
Philippe  pourtant  entreprend  de  détrôner  l'amant  de  Flore,  et  de  gagner 
Tiiéritage.  Après  une  longue  lutte ,  après  mille  complications  et  mille  inci- 
dens,  il  tue  Max  en  duel  et  fait  épouser  Flore  à  son  oncle.  Bientôt  l'oncle 
meurt.  Flore  est  héritière,  Philippe  l'épouse  à  son  tour,  et  le  voilà  million- 
naire. Revenu  à  Paris,  il  abandonne  sa  femme  et  la  laisse  périr  de  faim  :  pour 


826  KËVLË  DES  DEUX  MONDES. 

lui,  il  devient  général  et  se  lauce  résolument  dans  le  plus  haut  monde.  Son 
tVère  a  besoin  d'un  léger  secours ,  il  le  lui  refuse;  sa  mère  mourante  le  de- 
mande, il  ne  daigne  pas  se  rendre  à  l'invitation.  La  malheureuse  Agathe 
n'est  éclairée  qu'à  cette  heure  suprême,  et  la  bénédiction  maternelle  qu'elle 
donne  à  Joseph  est  sa  seule  malédiction  envers  Philippe.  Plus  tard  le  général 
Bridau  est  tué  en  Afrique,  et  son  frère,  dont  le  nom  est  devenu  célèbre  dans 
la  peinture,  devient  l'héritier  de  sa  fortune. 

Après  ce  qu'on  vient  de  lire ,  il  paraîtra  peut-être  difficile  d'expMquer  les 
éloges  que  je  donnais  tout  à  Theure  au  livre  de  M.  de  Balzac.  Où  trouver, 
en  effet,  une  fable  dont  les  repoussans  détails  s'encadrent  dans  un  ensemble 
plus  faux  et  plus  invraisemblable.^  où  rencontrer  des  tons  plus  crus,  des  cou- 
leurs plus  tranchantes.^  Et  cependant,  quelque  contradictoire  que  cette  opi- 
nion doive  tout  d'abord  paraître,  il  faut  dire  que  les  Deux  Frères  rappel- 
lent quelquefois  l'ancienne  et  bonne  manière  de  M.  de  Balzac.  Que  l'ensemble 
répugne,  que  le  plan  soit  inacceptable,  que  les  caractères  soient  impossi- 
bles, je  l'accorde;  on  ne  saurait  pourtant  disconvenir  de  la  frappante  vérité 
des  détails.  Je  crois  voir  un  tableau  qui ,  considéré  à  distance  et  dans  son 
unité,  paraîtrait  grossier,  chargé,  plein  de  disparates.  Mais  approchez,  prenez 
une  loupe,  il  y  a  des  coins  achevés,  des  endroits  parfaits,  des  nuances  saisies 
avec  art.  Ce  qui  n'empêche  pas  l'œuvre  assurément  d'être ,  en  définitive , 
une  ébauche  informe  où  beaucoup  de  talent  s'est  perdu. 

On  voit  où  en  est  arrivé  M.  de  Balzac.  Merveilleusement  doué  pour  l'obser- 
vation, il  s'est  jeté  hors  de  sa  voie  ;  toutes  les  gloires  l'ont  successivement 
tenté ,  et ,  dans  cette  aspiration  universelle ,  son  talent ,  sa  délicatesse  de 
touche,  ont  peu  à  peu  disparu.  Au  lieu  de  se  contenter  de  son  rôle,  au  lieu 
d'être  un  peintre  de  la  vie  domestique  et  de  la  réalité  bourgeoise,  il  a  trans- 
porté dans  le  roman  des  ambitions  d'encyclopédiste;  on  Ta  vu  tour  à  tour  repro- 
duire les  gravelures  de  Rabelais  et  le  mysticisme  de  Swedenborg;  on  l'a  vu 
emprunter  maladroitement  à  V^oltaire  sa  défense  des  Calas,  chercher  à  la 
scène  le  pendant  de  Figaro ,  et  afficher  enfin  dans  ses  contes  les  prétentions 
les  plus  exorbitantes  de  législateur,  de  savant,  de  philosophe,  de  publiciste. 
Aussi  le  néologisme  des  écoles,  le  pédantisme  des  érudits,  lepatoisjdes  so- 
cialistes, ont  tour  à  tour  trouvé  accueil  dans  ses  livres.  De  là  les  résultats 
déplorables  qui  sont  maintenant  visibles  aux  yeux  de  tous.  Le  vertige  in- 
dustriel a  fini  ce  que  l'esprit  de  chimères  avait  commencé.  L'auteur  de  Louis 
Lambert,  d'Eugénie  Grandet,  de  la  Recherche  de  VJbsolu  et  de  tant  de 
compositions  ingénieuses  qui  ont  amusé  notre  temps ,  se  survit  maintenant 
à  lui-même.  Les  avertissemens  réitérés  de  la  critique  ont  été  impuissans ,  et 
nous  commençons  à  désespérer  d'une  obstination  que  rien  ne  semble  devoir 
ébranler  désormais. 

La  destinée  de  M.  Frédéric  Soulié  ressemble  à  s'y  méprendre  à  celle  de 
M.  de  Balzac  ;  j'avoue  cependant  qu  elle  m'inspire  beaucoup  moins  de  re- 
grets. M.  de  Balzac  était  né  pour  les  lettres  :  il  avait  les  instincts  de  l'écrivain, 


REVUE  LITTÉRAIRE.  827 

toutes  les  prédispositions  du  talent ,  d'un  talent  rare  et  vrai ,  auquel  il  n'a 
manqué  que  la  sobriété,  la  règle,  la  discipline  :  cette  vocation,  cette  aptitude 
directe,  ne  me  paraissent  pas  aussi  natives,  aussi  originelles  chez  M.  Frédéric 
Soulié.  Il  y  a  infiniment  de  choses,  j'en  suis  convaincu ,  que  M.  Soulié  eût 
faites  aree  autant  de  goût,  avec  autant  de  prédilection  qu'il  fait  de  la  littéra- 
ture. Le  talent,  en  effet,  de  l'auteur  des  Mémoires  du  Diable  est  surtout  un 
talent  extérieur  :  sa  force  bien  souvent  n'est  que  de  la  brutalité  ;  c'est  par  la 
terreur,  par  le  mystère,  par  l'inconnu,  qu'il  cherche,  qu'il  réussit  à  éveiller  la 
curiosité  !  Quand  je  lelis  en  simple  lecteur  et  que  je  m'abandonne  à  lui,  c'est 
bien  plutôt  de  mes  sens  qu'il  s'empare  que  de  mon  esprit.  M.  Soulié  n'a 
jamais  rien  compris  aux  délicatesses  littéraires;  le  parfum  léger  de  la  Muse, 
l'agrément,  ce  je  ne  sais  quoi  d'exquis  que  je  n'essaierai  pas  de  définir,  mais 
qui  se  rencontre  chez  les  vrais  écrivains  et  qui  vous  arrive  au  détour  d'une 
période,  comme  une  bouffée  de  senteur  venue  des  buissons  au  tournant  d'un 
bois,  tout  cela  est  absolument  étranger  à  M.  Frédéric  Soulié.  Naguère  encore 
M.  Soulié  avait  l'art  incontestable  de  surexciter  incessamment  l'intérêt  par 
l'inattendu  des  combinaisons,  par  l'émotion  du  drame,  par  un  certain  entraî- 
nement de  conteur  rapide  et  inépuisable.  Aujourd'hui  l'excès,  le  perpétuel 
contact  avec  le  public,  ont  amené  la  lassitude;  et  quelles  forces,  en  effet, 
pourraient  suffire  à  cet  interminable  voyage,  à  ce  pèlerinage  sans  fin,  aux- 
quels les  romanciers  de  nos  jours  se  sont  condamnés  comme  Ahasvérus  ?  Le 
talent  de  M.  de  Balzac  s'est  vicié  et  gâté  par  une  complication  de  maladies 
longues  et  difficiles  à  décrire;  chez  M.  Soulié,  ce  n'est  rien  autre  chose  que 
l'épuisement  produit  par  l'extrême  fatigue. 

On  raconte  que  nos  bons  aïeux  les  Gaulois  étaient  si  avides  de  récits,  si 
curieux  d'histoires,  qu'ils  arrêtaient  les  voyageurs  et  les  forçaient  à  dire 
quelque  conte.  Le  feuilleton ,  aujourd'hui ,  est  à  peu  près  comme  nos  pères, 
et  M.  Soulié  me  paraît  être  dans  la  position  du  pèlerin  dont  on  s'emparait 
pour  le  contraindre  à  raconter  sa  fable  ou  sa  légende  ;  évidemment  le  fécond 
auteur  des  Mémoires  du  Diable  est  aux  abois  :  le?  sujets  manquent  à  son 
improvisation ,  la  terre  se  dérobe  sous  ses  pieds.  Les  Mémoires  du  Diable  ont 
été  une  espèce  d'effort  suprême,  dans  lequel  M.  Soulié  a  entassé  l'action ,  les 
intrigues,  les  imbroglios,  les  combinaisons  sans  fin.  Aujourd'hui,  il  est, 
comme  le  lendemain  d'un  grand  excès,  dégoûté,  lassé,  engourdi;  les  grosses 
machines  lui  sont  difficiles  à  remuer  :  ainsi  on  l'a  vu ,  dans  la  Confession 
générale,  vouloir  recommencer  les  Mémoires  du  Diable,  et  la  gageure  lui  a 
été  impossible  à  tenir.  Voici  quatre  ans  bientôt  qu'ici  même  nous  parlions 
des  premiers  volumes  de  la  Confession  générale,  et,  à  l'heure  qu'il  est,  les 
derniers  tomes  de  cette  inextricable  histoire  n'ont  pas  encore  paru.  Mainte- 
nant, M.  Soulié  commence  et  n'achève  plus  :  c'est  ce  qui  arrive  encore  en  ce 
moment  pour  un  roman  appelé:  Huitjo7irs  au  château^  lequel  figure  dans 
la  collection  des  Mystères  de  ik  Province^  et  jusqu'ici  est  resté  incomplet. 

Il  semble  assez  difficile  de  lire  et  surtout  de  juger  un  livre  qui  n'est  pas 


828  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

fini.  Cela  pourtant ,  avec  la  manière  de  M.  Soulié,  n'est  pas  sans  quelque 
avantage.  L'intérêt  au  moins  est  tenu  en  suspens,  et  on  est  quitte  des  dénoue- 
mens  vulgaires,  des  communes  péripéties.  Le  champ  reste  libre  à  l'imagina- 
tion du  lecteur,  et  chacun  peut  prévoir  et  arranger  la  fin  comme  il  lui  plaît. 
Dans  ses  Huit  jours  au  Château^  M.  Frédéric  Soulié  a  été  évidemment  préoc- 
cupé de  faire  pièce  à  M.  Sue ,  et  d'opposer  ses  bohémiens  des  landes  aux 
bohémiens  des  Mystères  de  Paris.  Jusqu'à  ce  que  la  suite  ait  paru,  il  est 
difficile  de  comprendre  à  quoi  toutes  ces  histoires  d'adultère,  de  meurtre  et 
de  vengeance  aboutiront.  Voici ,  en  deux  mots,  où  les  deux  volumes  publiés 
conduisent  le  lecteur.  —  M""^  Gros,  la  femme  d'un  banquier  de  Paris,  part  pour 
assister  à  l'ouverture  du  testament  d'un  oncle  récemment  mort,  qu'elle  avait 
dans  le  Maine.  La  famille  une  fois  réunie  au  château ,  on  va  se  promener  à 
la  lande,  et  là,  M"'=  Gros  fait  la  connaissance  d'un  bohémien  nommé  Ma- 
ricou,  personnage  étrange,  mystérieux,  qui  imagine  de  la  prendre  tout 
d'abord  pour  confidente  et  de  lui  demander  à  cet  effet  une  entrevue  noc- 
turne. Cette  incroyable  entrevue  a  lieu,  et  là,  Maricou  raconte  à  la  jeune 
femme  une  horrible  histoire.  Cet  oncle  de  M™*  Cros,  qui  vient  de  mourir,  est 
le  père  du  bohémien;  cette  horrible  Marianne  qu'on  a  rencontrée  aux  landes, 
c'est  sa  mère.  Marianne  était  à  la  fois  la  servante  et  la  maîtresse  de  M.  de 
Chevalaines.  Maricou  fut  le  fruit  de  cet  amour.  Depuis ,  M.  de  Chevalaines 
prit  femme,  et  Marianne  alors  tua,  sans  plus  de  façon.  M"""  de  Chevalaines 
et  le  fils  que  cette  malheureuse  venait  de  mettre  au  monde.  Dès-lors ,  Ma- 
rianne se  retira  dans  la  lande,  et  Maricou  vécut  avec  elle  comme  un  sauvage, 
ce  qui  n'a  pas  empêché  Maricou  de  connaître  Marie,  cette  sœur  qu'il  aime 
et  qui  ne  le  connaît  pas,  ainsi  que  Lucie,  cette  noble  cousine,  à  qui  il  a  donné 
secrètement  son  amour;  mais  Lucie  est  jalouse  de  Marie,  que  son  amant , 
M.  d'Astorc,  veut  épouser.  Dans  ces  conjonctures,  Lucie  promet  de  se  donner 
à  Maricou  s'il  la  venge  de  M.  d'Astorc;  en  attendant,  elle  se  venge  elle-même 
de  Marie  en  la  faisant  tomber  dans  un  piège  tendu  par  Marianne. 

Ainsi  on  en  est  au  second  meurtre  quand  le  second  volume  finit,  et  c'est  là, 
ou  à  peu  près,  qu  en  est  resté  M.  Soulié.  Pour  ma  part ,  je  doute  fort  qu'on 
désire  avoir  la  suite  d'une  si  ridicule  et  si  odieuse  histoire.  La  Gazette  des 
Tribunaux  vraiment  est  mille  fois  plus  aimable  et  plus  intéressante.  Déjà, 
dans  le  Château  des  PyrénéeSy  M.  Soulié  s'était  inspiré  plus  que  de  raison 
de  ces  lugubres  scènes  de  cour  d'assises.  Un  peu  de  variété  semblerait  de 
mise. 

Je  ne  sais  vraiment  si  je  dois  nommer  un  autre  roman  de  M.  FrédéricSoulié, 
qui  s'appelle  Maison  de  Campagne  à  vendre.  C'est  tout  simplement  un  mé- 
diocre vaudeville,  où  les  fautes  de  français  et  les  calembours  abondent,  un 
vaudeville  distendu  en  volume,  et  qui  eût  été  bon  tout  au  plus  pour  le  théâtre 
de  M.  Ancelot,  membre  de  l'Académie  française. 

Un  ancien  fabricant  de  lampes  a  une  maison  de  campagne  à  Sceaux  et  une 
nièce  à  marier.  Marier  sa  nièce  est  son  idée  fixe.  Il  fait  donc  mettre  une 


REVUE  LITTERAIRE.  829 

affiche  de  vente  à  son  castel,  dans  l'espérance  que  quelque  acquéreur  se 
transformera  en  mari.  Or,  un  beau  jour,  il  arrive  deux  visiteurs  coup  sur 
coup,  l'oncle  et  le  neveu,  l'oncle  qui  cherche  une  petite  maison  pour  une 
actrice  à  laquelle  il  s'intéresse,  le  neveu  qui  fuit  les  recors  que  l'oncle  a  mis 
à  sa  poursuite.  Le  neveu  toutefois  a  l'avantage;  il  est  en  pays  de  connais- 
sances, il  a  aimé  la  jeune  fille  autrefois,  il  lui  a  été  infidèle,  mais  il  l'épou- 
serait volontiers,  même  à  la  condition  de  ne  plus  faire  la  cour  aux  actrices 
que  cultive  son  oncle.  Là-dessus  commence  un  quiproquo,  un  imbroglio,  qui 
dure  pendant  deux  cents  pages.  Le  neveu  a  pris  le  nom  de  l'oncle,  l'oncle  a 
pris  le  nom  du  neveu.  Aussi,  quand  les  recors  arrivent,  c'est  le  créancier 
qu'ils  arrêtent.  A  la  fin  pourtant  tout  s'explique.  Le  neveu  a  peur  des  huis- 
siers, Toncle  a  peur  de  sa  femme,  le  fabricant  de  lampes  veut  se  délivrer  de 
sa  nièce.  On  en  est  quitte  pour  deux  dots,  et  le  mariage  des  jeunes  gens  a  lieu. 

A  la  rigueur,  tout  cela  eût  pu  faire  un  petit  acte  assez  égrillard  pour  une 
scène  secondaire  :  M.  Sou  lié  n'en  a  pu  tirer  un  volume  qu'à  coups  de  dia- 
logue et  à  grand  renfort  de  descriptions.  On  aurait  eu  un  vaudeville  assez 
drôle,  on  n'a  qu'un  trivial  et  piteux  roman. 

Tel  est  le  bilan  littéraire  de  nos  deux  romanciers  les  plus  actifs  durant  ces 
derniers  mois.  Devant  de  pareils  résultats,  les  conclusions  ressortent  d'elles- 
mêmes;  nous  les  avions  indiquées  d'avance,  et  les  faits  n'ont  que  trop  justifié 
nos  assertions.  Évidemment  M.  de  Balzac  et  M.  Frédéric  Soulié,  comme  la 
génération  tumultueuse  dont  ils  sont  les  représentans,  perdent  tous  les  jours 
du  terrain.  Cette  popularité  qui  arriva  à  son  comble  avec  les  Scènes  de  la 
l^^ie  jiarisienne  et  avec  les  Mémoires  du  Diable,  cette  popularité  aujourd'hui 
retire  d'eux  son  flot  passager  et  va  battre  avec  fracas  d'autres  rivages,  qui 
bientôt  seront  abandonnés  à  leur  tour.  Or,  la  mission  de  la  critique  est  de 
suivre  le  succès  et  de  le  juger;  c'est  donc  devant  lui  qu'elle  doit  transporter 
sa  tente  :  il  est  clair  que  le  danger  n'est  plus  où  il  était  naguère ,  et  que  la 
vogue  s'attache  à  d'autres  noms.  C'est  l'engouement  des  lecteurs,  ce  sont 
leurs  capricieuses  faiblesses  qu'il  importe  surtout  de  combattre;  mais  quand 
le  public  en  arrive  à  faire  justice  lui-même  des  fantaisies  maladives  qui  l'ont 
un  instant  égaré ,  notre  mission  est  finie:  le  devoir  nous  appelle  ailleurs. 
On  le  sait,  la  nature  des  réactions  est  d'être  impitoyables,  et  il  n'y  a  pas  de 
plus  cruels  ennemis  que  les  anciens  amis.  Aussi  il  serait  piquant  qu'un  jour 
ceux-là  même  qui  ont  attaqué  le  succès  exagéré  d'hier  fussent  amenés  à  pro- 
tester contre  l'indifférence  absolue  de  demain.  Nous  n'en  serions  pas  étonné, 
et,  dans  une  certaine  mesure,  ce  rôle  nous  trouverait  fidèle,  parce  qu'il  serait 
juste. 

F.  DE  Lagenevais. 


LES  AFFRES  DE  LA  MORT. 


SUR  LES  MUBS  D  UNE   CHARTREUSE. 


0  toi  qui  passes  par  ce  cloître, 
Songe  à  la  mort  !  —  ïu  n'es  pas  sûr 
De  voir  s'allonger  et  décroître, 
Une  autre  fois,  ton  ombre  au  mur. 

Frère,  peut-être  cette  dalle 
Qu'aujourd'hui,  sans  songer  aux  morts, 
Tu  souffletés  de  ta  sandale, 
Demain  pèsera  sur  ton  corps  ! 

La  vie  est  un  plancher  qui  couvre 
L'abîme  de  l'éternité  : 
Une  trappe  soudain  s'entr'ouvre 
Sous  le  pécheur  épouvanté; 

Le  pied  lui  manque,  il  tombe,  il  glisse  : 
Que  va-t-il  trouver?  Le  ciel  bleu 
Ou  l'enfer  rouge,  le  supplice 
Ou  la  palme,  Satan  ou  Dieul 

Souvent  sur  cette  idée  affreuse 
Fixe  ton  esprit  éperdu  : 
Le  teint  jaune  et  la  peau  terreuse, 
Vois-toi  sur  un  lit  étendu. 


LES  AFFRES  DE  LA  MORT. 

Vois-toi  transi,  brûlé  de  fièvre, 
Tordu  comme  un  bois  vert  au  feu , 
Le  fiel  crevé,  l'arae  à  la  lèvre, 
Sanglotant  le  suprême  adieu , 

Entre  deux  draps,  dont  l'un  doit  être 
Le  linceul  où  l'on  te  coudra; 
Triste  habit  que  nul  ne  veut  mettre , 
Et  que  pourtant  chacun  mettra. 

En  pensée,  écoute  le  râle. 
Bramant  comme  un  cerf  aux  abois, 
Pousser  sa  note  sépulcrale 
Par  ton  gosier  rauque  et  sans  voix. 

Le  sang  quitte  tes  jambes  roides. 
Les  ombres  gagnent  ton  cerveau , 
Et  sur  ton  front  les  perles  froides 
Coulent  comme  au  mur  d'un  caveau. 

Les  prêtres  à  soutane  noire. 
Toujours  en  deuil  de  nos  péchés. 
Apportent  l'huile  et  le  ciboire. 
Autour  de  ton  grabat  penchés. 

Tes  en  fans,  ta  femme  et  tes  proches 
Pleurent  en  se  tordant  les  bras. 
Et  déjà  le  sonneur  aux  cloches 
Se  suspend  pour  sonner  ton  glas. 

Le  fossoyeur  a  pris  sa  bêche 
Pour  te  creuser  ton  dernier  lit, 
Et  d'une  terre  brune  et  fraîche 
Bientôt  ta  fosse  se  remplit. 

Ta  chair  délicate  et  superbe 
Va  servir  de  pâture  aux  vers. 
Et  tu  feras  pousser  de  l'herbe 
Plus  drue  avec^des  brins  plus  verts. 

Donc,  pour  n'être  pas  surpris,  frère. 

Aux  transes  du  dernier  moment 

Réfléchis  î  La  mort  est  amère 

A  qui  vécut  trop  doucement. 

Th.  Gautier. 


831 


CHRONIQUE  DE  LA  QUINZAINE. 


30  novembre  1843. 

Comment  assister  sans  une  vive  satisfaction  au  spectacle  que  présente  au- 
jourd'hui l'Espagne?  On  avait,  il  n'y  a  pas  un  an ,  coutume  de  dire,  et  on  avait 
alors  raison  de  penser,  que  l'Espagne  était  le  pays  de  l'imprévu  et  de  l'extra- 
ordinaire. Rien  ne  s'y  passe,  disait-on,  comme  partout  ailleurs;  ce  qui  par- 
tout ailleurs  serait  un  élément  d'ordre  et  un  moyen  d'affermissement  et  de 
sûreté  devient  tout  à  coup  en  Espagne  un  principe  de  discorde,  un  moyen  de 
trouble  :  le  désordre  s'y  fait  jour  de  toutes  parts,  comme  si  rien  ne  pouvait, 
au-delà  des  Pyrénées,  lui  fermer  toutes  les  issues.  Reconnaissons-le  :  ces 
plaintes  et  ces  remarques  ne  sont  plus  de  saison  aujourd'hui.  L'Espagne  se 
gouverne  dans  ce  moment  selon  les  lois  de  la  commune  raison,  du  bon  sens 
universel.  Les  causes  y  sont  suivies  de  leurs  effets ,  les  prémisses  ne  restent 
pas  sans  leurs  conséquences.  Ce  qu'on  devait  prévoir,  ce  qu'on  avait  prévu, 
se  réalise  :  toutes  les  attentes  ne  sont  plus  frustrées,  ni  toutes  les  espérances 
trompées.  On  peut  aujourd'hui  établir  quelques  conjectures  au  sujet  de  l'Es- 
pagne, sans  passer  pour  un  rêveur. 

On  avait  prévu  que  la  coalition ,  en  présence  des  ayacuchos,  ne  pouvait 
pas  reculer,  et  qu'elle  accomplirait  son  oeuvre  :  elle  l'a  accompli,  avec  une 
habileté  rare  et  avec  une  modération  plus  rare  encore  en  Espagne.  On  espé- 
rait que  les  cortès  s'empresseraient  de  déclarer  la  majorité  de  la  reine;  elles 
l'ont  fait  avec  une  unanimité  qui  a  donné  une  grande  force  morale  à  la  déci- 
sion législative.  On  s'attendait  à  voir  les  troubles  qui  ont  agité  l'Aragou  et  la 
Catalogne  s'apaiser  à  la  proclamation  de  la  majorité  de  la  reine,  et  en  effet 
tout  est  promptement  rentré  dans  l'ordre;  on  peut  s'assurer  que  de  long-temps 
la  guerre  civile  n'ensanglantera  plus  les  provinces  espagnoles;  le  radicalisme 
nrmé  vient  de  faire  ses  derniers  efforts  et  de  constater  son  impuissance  dans 


REVUE.  —  CHRONIQUE.  833 

Jes  murs  de  Barcelone.  Enfin ,  tout  paraissait  annoncer  que  les  partis  politi- 
ques voulaient  quitter  la  rue  et  le  champ  de  bataille  pour  se  mesurer  sur  le 
terrain  de  la  légalité,  et  ce  résultat  vient  aussi  de  se  réaliser  au  sein  des  cortès. 
Le  parti  gouvernemental  et  l'opposition  s'y  organisent  régulièrement;  les 
deux  partis  ont  pour  chefs  M.  Olozaga  et  M.  Cortina.  M.  Olozaga  amène  aux 
conservateurs  une  trentaine  de  progressistes;  M.  Cortina  en  garde  soixante. 
Avec  les  quatre-vingts  christinos  ou  modérés,  comme  on  voudra  les  appeler, 
et  avec  quelques  espartéristes  et  quelques  carlistes  ralliés,  le  parti  gouverne- 
mental comptera  pour  le  moins  cent  vingt  à  cent  trente  voix  dans  la  chambre 
des  députés;  en  même  temps  l'opposition ,  et  par  le  nombre  et  par  la  valeur 
des  hommes  qui  la  composent,  sera  de  nature  à  ce  qu'il  faille  compter  avec 
elle,  et  ne  pas  en  mépriser  les  attaques  et  les  avertissemens.  On  peut  donc 
espérer  de  voir  le  gouvernement  représentatif  se  développer  en  Espagne, 
comme  il  s'est  développé  graduellement  eu  Angleterre  et  en  France.  Il  serait 
sans  doute  ridicule  d'imaginer  que  les  Espagnols  viennent  d'entrer  dans  l'âge 
d'or,  que  leurs  passions  sont  complètement  amorties,  et  qu'une  lumière  sur- 
naturelle a  tout  à  coup  éclairé  leur  esprit.  L'expérience  nous  a  appris  que, 
même  pour  les  peuples  les  plus  avancés,  la  vie  politique  est  une  vie  labo- 
rieuse, pleine  d'aventures  et  de  périls.  L'Espagne  n'échappera  pas  à  la  loi 
commune  :  elle  aura  ses  jours  de  crise,  d'agitation  et  de  danger.  Des  fautes 
seront  commises,  des  intrigues  seront  ourdies;  la  vanité  et  l'ambition  pren- 
dront, en  Espagne  aussi,  le  masque  du  patriotisme,  pour  envenimer  les  dé- 
bats et  sacrifier  les  intérêts  du  pays  aux  intérêts  individuels.  Mais  il  n'y  a 
rien  là  que  le  gouvernement  représentatif  ne  puisse  surmonter,  une  fois  qu'il 
est  entré  fortement  dans  les  voies  régulières,  et  qu'il  a,  pour  ainsi  dire,  creusé 
son  lit. 

Le  nouveau  ministère  est  ce  qu'il  devait  être  dans  la  situation  du  pays , 
un  ministère  de  coalition,  composé  d'hommes  honorables  et  éclairés.  Il  a  un 
beau  rôle  à  jouer,  et  nous  aimons  à  croire  qu'il  n'en  méconnaîtra  pas  l'im- 
portance et  l'éclat.  Le  ministère  Lopez  a  noblement  rempli  sa  tâche,  qui  était 
la  proclamation  de  la  majorité  de  la  reine.  Le  ministère  Olozaga  se  trouve 
chargé  d'une  mission  plus  grave  encore  et  plus  délicate  :  il  doit  réorganiser 
le  pays  et  conclure  le  mariage  de  la  reine.  La  minorité  de  la  reine  était  un 
danger  pour  l'Espagne  :  ce  danger  est  conjuré;  mais  l'avenir  de  la  monar- 
chie constitutionnelle  ne  sera  consolidé  que  lorsque  le  mariage  d'Isabelle 
ôtera  leur  dernière  espérance  aux  agitateurs  et  aux  intrigans. 

La  révolution  grecque  n'autorise  pas  jusqu'ici  de  sinistres  présages.  Les 
Grecs  paraissent  comprendre  toute  la  gravité  des  circonstances  où  ils  se 
trouvent  placés.  Il  ne  s'agit  pas  seulement,  pour  eux,  de  la  forme  de  leur  gou- 
vernement ,  d'un  peu  plus  ou  d'un  peu  moins  de  liberté  :  il  s'agit  d'être  ou 
de  ne  pas  être;  car  si  le  royaume  de  Grèce  existe,  toujours  est-il  qu'il  n'existe 
que  d'hier,  et  que ,  n'ayant  pas  encore  de  profondes  racines ,  il  ne  pourrait 
pas  résister  à  une  agitation  trop  violente.  Les  députés  se  rendent  à  Athènes; 
à  cette  heure,  l'assemblée  aura  commencé  ses  travaux;  le  gouvernement  en 

TOME   IV.  54 


834-  REVUE  DES  DEUX   MONDES. 

préparait  les  bases.  Ou  ne  peut  qu'applaudir  à  l'ordonna uce  royale  qui  vient 
d'appeler  au  sein  du  conseil  M.  ]Maurocordato  et  ]M.  Coletti.  Ce  fait  honore 
également  et  les  hommes  qu'on  appelle  ainsi  dans  les  conseils  du  roi,  et  le  chef 
du  caJ)inet,  M.  Metaxa.  M.  Metaxa  n'a  point  redouté  la  présence  et  l'influence 
de  deux  hommes  d'état  considérables  et  dont  il  n'avait  pas  suivi  jusqu'ici  la 
ligne  politique,  et  M.  Maurocordato,  qui  avait  été  ministre  dirigeant,  n'a 
point  trouvé  au-dessous  de  lui  le  rôle  de  conseiller  sans  portefeuille.  On  peut 
tout  espérer  d'hommes  qui  savent  ainsi  s'oublier  en  présence  des  intérêts  du 
pays.  Ces  nobles  exemples  sont  un  enseignement  dont  il  faut  espérer  que  tous 
les  Grecs  profiteront.  Le  sort  de  leur  patrie  est  en  leurs  mains.  L'Europe  les 
regarde,  et  ils  n'ont  rien  à  craindre  que  leurs  propres  passions.  L'Angleterre 
et  la  France  acceptent  la  révolution  grecque  sans  la  blâmer;  l'Autriclie  et  la 
Prusse,  tout  en  la  blâmant,  l'acceptent  également  et  désirent  qu'elle  accom- 
plisse promptement  son  œuvre,  et  qu'elle  se  consolide.  La  Russie  boude, 
mais  cette  bouderie  n'aura  pas  de  conséquences,  si  les  Grecs,  en  se  donnant 
une  constitution  sensée ,  raisonnable,  enlèvent  tout  prétexte  aux  accusations 
et  toute  chance  aux  agitateurs.  Ce  que  nous  redoutons  pour  les  Grecs,  c'est 
l'engouement  des  théories  :  leur  pays  est  encore  si  faible,  si  décousu,  si  mal 
pourvu  de  moyens  de  stabilité  et  de  résistance,  que  vouloir  lui  appliquer  cer- 
taines institutions  dans  toute  leur  énergie ,  ce  serait  comme  renfermer  une 
liqueur  en  fermentation  dans  un  vase  sans  cercles.  Les  institutions  doivent 
jse  proportionner  aux  forces  morales  du  pays.  Ce  qui  est  facile,  raisonnable, 
sans  danger  en  France  et  en  Angleterre,  pourrait  ne  pas  être  praticable  en 
Grèce.  Au  surplus,  nous  ne  connaissons  pas  assez  l'état  du  pays  pour  porter 
ici  un  jugement  particulier  sur  les  institutions  politiques  qui  pourraient  lui 
convenir. 

Le  ministère  ottoman  vient  d'être  modifié.  On  y  a  appelé  un  ami,  un  élève 
de  Rechid-Pacha.  Cette  crise  partielle  a  donné  lieu  à  plus  d'une  conjecture. 
Ce  qu'il  y  a  de  certain,  c'est  que  les  hommes  récemment  appelés  par  le  sultan 
dans  son  conseil  appartiennent  aux  idées  modernes,  ^et  ne  sont  pas  de  ces 
Turcs  ignorans  et  fanatiques  qui  pensent  pouvoir  rendre  à  l'empire  ottoman 
sa  force  et  sa  grandeur,  en  renouvelant  les  violences  et  les  horreurs  d'une 
époque  qui  est  passée  sans  retour.  Mais  ce  n'est  pas  par  des  demi-mesures,  en 
appelant  au  sein  du  divan  quelques  hommes  éclairés  et  modérés,  que  la  Porte 
peut  espérer  de  s'arrêter  sur  une  pente  qui  devient  tous  les  jours  plus  rapide. 
C'est  une  réforme  générale  et  profonde,  une  réforme  appliquée  à  toutes  les 
parties  de  l'administration ,  qui  pourrait  seule  arrêter  la  décadence  de  l'em- 
pire. Ajoutons  que  cette  réforme  n'est  qu'un  rêve.  Les  Turcs  ne  sont  en  état 
ni  de  la  faire,  ni  de  l'accepter,  ni  de  la  supporter.  Ils  n'ont  plus  de  foi  ni  en 
eux-mêmes,  ni  dans  leur  gouvernement.  Que  peuvent  quelques  hommes 
élevés  en  Europe ,  lorsque ,  rentrés  dans  leur  pays ,  loin  d'y  trouver  d'autres 
hommes  qui  les  comprennent  et  leur  viennent  en  aide ,  ils  n'y  trouvent  qu'i- 
gnorance, défiance  et  aversion.' 

I>e  procès  d'O'Connell  a  été  renvoyé  au  15  janvier.  Un  homme  d'esprit 


REVUE.  —  CHRONIQUE.  835 

disait  avec  raison  que  cette  poursuite  n'était  utile  que  pour  celui  qui  aurait 
eu  l'étrange  envie  de  faire  une  étude  de  la  chicane  anglaise.  Ce  n'a  été,  en 
effet,  jusqu'ici  qu'un  débat  de  procureurs;  les  agens  du  gouvernement  et  les 
repealers  s'y  sont  également  montrés  sous  les  proportions  les  plus  exiguës. 
Il  est  vrai  qu'en  se  rapetissant  ainsi,  O'Connell  s'exposait  à  perdre  ce  prestige, 
cette  grandeur  quelque  peu  théâtrale  qui  fait  sa  force,  tandis  que  le  gouver- 
nement, gouvernement  puissant,  peut  se  relever  facilement  d'un  échec 
momentané.  On  assure  que  le  ministère  anglais  songe  sérieusement  à  faire 
quelque  chose  pour  l'Irlande,  et  en  particulier  pour  les  intérêts  matériels  du 
pays.  Cela  vaudra  mieux  qu'un  procès  qui  ne  termine  rien,  et  qui  n'ôtera  rien 
à  rirlande  de  sa  nombreuse  population,  de  sa  profonde  misère  et  de  ses  vieilles 
rancunes. 

Les  chambres  sont  convoquées  pour  le  27  décembre.  Les  divers  ministères 
travaillent  à  la  préparation  des  projets  que  le  cabinet  se  propose  de  présenter. 
Selon  toutes  les  apparences,  c'est  sur  des  questions  intérieures  que  porteront 
essentiellement  nos  débats  législatifs  :  les  chemins  de  fer  pour  les  intérêts 
matériels,  l'enseignement  secondaire  pour  les  intérêts  moraux,  seront,  ce 
nous  semble,  les  deux  questions  capitales  de  la  session. 

A  vrai  dire,  le  ministre  des  travaux  publics  s'occupe  activement  d'autres 
questions  non  moins  compliquées  et  non  moins  graves  que  les  questions  rela- 
tives aux  chemins  de  fer  ;  mais  les  projets,  qu'il  doit  soigneusement  élaborer, 
ne  pourront  être  présentés  à  la  session  prochaine. 

La  question  de  l'enseignement  secondaire  est  celle  qui  dans  ce  moment 
occupe  le  plus  les  esprits.  Elle  a  pris  les  allures  et  les  proportions  d'une 
question  politique.  Elle  touche  désormais  aux  plus  hauts  intérêts  de  la 
famille  et  de  l'état,  de  l'état,  qui,  lui  aussi,  a  des  obligations  sacrées  à 
remplir,  des  droits  imprescriptibles  à  défendre.  La  vie  de  l'état  est  notre  vie 
à  tous;  sa  force  est  notre  force  ;  son  avenir  est  l'avenir  et  l'espérance  de  nos 
enfans,  et  le  jour  où  l'état,  par  aveuglement  ou  par  faiblesse,  abandonnerait 
la  puissance  qui  lui  est  nécessaire,  les  droits  qui  lui  sont  essentiels,  ce  jour-là 
notre  existence  civile,  notre  grandeur  nationale,  seraient  compromises;  l'ordre 
ferait  place  au  désordre,  la  règle  à  l'anarchie.  Il  faut  donc  pour  l'enseigne- 
ment, comme  il  a  fallu  le  faire  pour  la  presse,  pour  l'exercice  des  profes- 
sions libérales,  bref,  pour  tous  les  faits  du  monde  extérieur  qui  pourraient, 
dans  un  régime  d'absolue  liberté,  frapper  l'état  d'impuissance  et  mettre  en 
péril  la  sûreté  générale  et  particulière,  il  faut,  dis-je,  concilier  la  liberté  de 
l'individu  et  de  la  famille  avec  les  droits  et  les  obligations  non  moins  légi- 
times de  la  puissance  publique.  Le  problème  peut  être  plus  ou  moins  difficile 
à  résoudre,  selon  la  matière,  selon  les  circonstances,  mais  dans  ses  élémens 
et  dans  ses  conditions  il  n'a  rien  de  nouveau,  il  ne  présente  rien  d'insolite. 
C'est  le  problème  qu'offrent  au  publiciste  toutes  les  facultés  de  l'homme 
qui  se  manifestent  par  des  faits  matériels,  par  une  action  sur  autrui;  c'est 
le  problème  dont  la  solution  constitue  toute  la  science  du  gouvernement. 
Que  n'a-t-on  pas  dit  de  la  liberté  de  la  presse  et  de.la  difficulté  de  la  régler, 

54. 


836  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

de  la  concilier  avec  la  protection  que  l'état  doit  aux  individus  et  à  la  société  ! 
Les  esprits  impatiens,  absolus,  s'irritaient  et  s'égaraient  au  milieu  des  ob- 
stacles que  leur  opposait  de  toutes  parts  cette  immense  question  politique,  et, 
ne  voyant  d'issue  que  dans  un  parti  extrême,  ils  en  concluaient,  les  uns,  qu'il 
fallait  accepter  la  censure,  les  autres,  qu'il  fallait  se  résigner  à  l'anarchie. 
Heureusement  les  uns  et  les  autres  se  trompaient;  la  liberté  de  la  presse  a 
pu  être  réglée  et  conciliée  avec  les  droits  et  les  obligations  de  l'état. 

Les  esprits  sont  à  l'œuvre  pour  obtenir  un  résultat  analogue  dans  une  ma- 
tière plus  grave  encore  et  plus  délicate,  qui  est  l'enseignement  de  la  jeu- 
nesse ,  l'instruction  de  cette  élite  de  ses  enfans  que  la  patrie  appelle  plus 
particulièrement  à  l'exercice  des  professions  libérales,  à  la  vie  f  )litique,  aux 
méditations  de  la  science  et  aux  travaux  littéraires  :  c'est  dans  leurs  mains 
que  notre  génération  aura  placé  le  brillant  et  précieux  dépôt  de  la  science 
et  de  la  littérature  française;  il  leur  appartiendra  de  le  garder  et  de  l'étendre; 
c'est  sa  puissance  intellectuelle,  sa  grandeur  morale,  sa  gloire  la  plus  pure, 
que  la  France  leur  confie. 

Loin  de  nous  la  pensée  de  rappeler  ici  tous  les  écrits  qu'a  déjà  fait  naître 
rétude  de  cette  question.  Disons  seulement  qu'à  mesure  que  la  session  ap- 
proche, la  question  passe  tout  naturellement  des  mains  des  hommes  spéciaux 
et  des  parties  intéressées  aux  mains  des  hommes  politiques;  les  hommes 
spéciaux  ont  laborieusement  préparé  les  matériaux  et  mis  en  relief  les  prin- 
cipes; les  hommes  politiques  vont  en  tirer  les  conséquences.  C'est  à  eux 
d'examiner  quels  sont,  dans  la  situation  du  pays,  les  résultats  possibles  et 
praticables;  c'est  à  eux  de  se  tenir  en  garde  contre  les  exagérations  de  tou*e 
partie  intéressée. 

Parmi  les  hommes  politiques  que  cette  grande  question  a  vivement  préoc- 
cupés, empressons-nous  de  citer  M.  de  Lamartine.  Il  vient  de  préluder  aux 
débats  de  la  chambre  par  un  écrit  que  la  presse  quotidienne  nous  a  fait  con- 
naître, et  où  l'on  retrouve  tout  l'éclat  de  sa  parole.  Le  travail  n'est  pas  com- 
plet; une  seconde  partie  nous  est  promise,  et  il  est  juste  de  reconnaître  qu'a- 
vant la  publication  de  cette  seconde  partie ,  on  n'a  pas  le  droit  de  porter  un 
jugement  définitif  sur  les  idées  de  Tillustre  écrivain. 

Il  n'est  pas  moins  vrai  que  le  morceau  que  nous  connaissons  présente, 
par  les  principes  qu'on  y  établit  et  par  la  conclusion  qui  le  termine,  un  tout, 
un  ensemble,  quelque  chose  d'absolu,  et  qui  ne  semble  pas  pouvoir  admettre 
de  modifications  ultérieures. 

Si  nous  avons  bien  saisi  la  pensée  de  l'auteur,  M.  de  Lamartine,  frappé 
des  différences  profondes  qui  distinguent  l'église  et  l'état,  de  la  diversité  de 
leurs  droits,  de  leurs  pouvoirs,  de  leur  mission,  en  conclut  que  tout  accord 
est  impossible  en  matière  d'enseignement  entre  la  puissance  temporelle  et  la 
puissance  spirituelle,  que  toute  transaction  entre  elles  ne  serait  que  prévari- 
cation et  mensonge,  que  Téglise  ne  peut  rien  concéder  de  son  autorité  illi- 
mitée sur  les  anies.  Cela  étant,  les  conséquences  ne  peuvent  être  douteuses 
[K>ur  un  esprit  généreux.  Si  tout  accord  raisonnable  est  impossible,  il  n'y  a 


REVUE.  —  CHRONIQUE.  837 

plus  à  opter,  pour  le  clergé,  qu'entre  l'abaissement  et  la  liberté  absolue.  En 
lui  conseillant  le  parti  de  la  liberté,  M.  de  Lamartine  ne  recule  pas  devant 
les  conséquences  toutes  naturelles  du  principe.  Il  est  trop  évident  en  effet  que 
le  clergé  ne  pourrait  briser  tous  les  liens  qui  le  rattachent  à  l'état  qu'en  re- 
nonçant aux  avantages  particuliers  qu'il  en  retire,  et  en  rentrant  en  tout  et 
pour  tout  dans  le  droit  commun.  Si  nous  ne  nous  sommes  pas  mépris  sur  sa 
pensée,  on  dirait  que  M.  de  Lamartine  conseille  à  notre  clergé  de  se  placer 
vis-à-vis  de  l'état  dans  la  situation  où  se  trouve  le  clergé  catholique  d'Ir- 
lande, ou  mieux  encore  le  clergé  des  États-Unis. 

Nous  le  dirons  :  si  c'est  là  la  conclusion  définitive  des  doctrines  de  M.  de 
Lamartine,  la  question  entre  lui  et  ses  contradicteurs  n'est  plus  qu'une 
question  purement  spéculative ,  car  certes  il  n'y  a  rien  là  de  pratique  et  de 
possible  chez  nous.  C'est  un  système  que  les  ouailles  et  les  pasteurs  repous- 
seraient également.  Pour  l'essayer,  il  faudrait  autre  chose  qu'une  loi,  il  fau- 
drait une  révolution ,  et  cette  révolution  ne  serait  pas  durable,  car,  au  lieu 
d'être  l'expression,  la  réalisation  de  la  pensée  du  pays,  elle  en  serait  le 
contre-pied. 

M.  de  Lamartine  s'est  laissé  éblouir,  ce  nous  semble,  par  l'éclat  de  ses 
brillantes  antithèses.  Ce  qui  n'est  que  divers  lui  paraît  opposé ,  ce  qui  pré- 
sente quelques  difficultés  d'agencement  lui  paraît  impossible  à  rapprocher  et 
à  joindre,  comme  si  le  sentiment  religieux  que  l'église  développe  et  le  senti- 
ment de  l'ordre  qui  fonde  et  conserve  les  états  n'étaient  pas  l'un  et  l'autre  des 
élémens  de  notre  nature,  des  dons  que  la  Providence  nous  a  octroyés;  comme 
si  l'état  et  la  religion,  la  vie  civile  et  la  vie  spirituelle,  n'étaient  pas  à 
rhomme  deux  moyens  de  perfectionnement,  deux  voies  tendant  vers  le  même 
bftt,  qui  est  le  bien. 

Sans  doute  l'homme  est  un  être  mixte  :  Dieu  l'a  voulu  ainsi.  Notre  dua^ 
litése  retrouve  toujours  et  partout,  dans  l'individu,  dans  la  famille,  dans 
l'état.  En  nous  faisant  le  tableau  des  manifestations  de  notre  double  nature, 
en  nous  montrant  comment  se  distinguent  la  foi  et  la  raison,  la  philosophie 
et  la  religion,  la  vie  civile  et  la  vie  spirituelle,  l'église  et  l'état,  M.  de  Lamar- 
tine nous  a  prouvé  que  les  admirables  harmonies  de  sa  parole  peuvent  s'ap- 
pliquer à  toute  chose,  mais  il  n'a  rien  dit  et  ne  pouvait  rien  dire  de  neuf.  La 
religion  et  la  philosophie,  chacune  dans  la  mesure  et  selon  la  méthode  qui 
lui  appartient,  nous  avaient  depuis  long-temps  initiés  à  cette  partie  des 
mystères  de  notre  nature  que  la  main  de  Dieu  n'a  pas  couverte  d'un  voile 
absolument  impénétrable  pour  Thomme.  Notre  dualité  nous  est  connue,  et 
si  le  bien  nous  est  caché ,  le  fait  de  l'union  des  deux  principes  est  certain 
pour  nous.  Faut-il  en  conclure  que  l'homme  doit  violemment  disjoindre  ce 
que  Dieu  avait  uni ,  et  que  les  deux  principes  doivent  marcher  dans  des 
voies  opposées  ?  Parce  que  leur  accord  est  difficile,  faut-il  en  faire  deux  en- 
nemis? Ce  serait  là  un  acte  de  désespoir,  et  cet  acte  de  désespoir  ne  résou- 
drait point  la  difficulté;  à  peine  la  reculerait-il  de  quelques  instans  :  car  le 
tour  du  cercle  est  vite  fait,  et  les  deux  principes  qui  se  seraient  mis  en 


REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

route,  pour  ainsi  dire,  en  se  tournant  le  dos,  ne  tarderaient  pas  à  se  re- 
trouver face  à  face,  et  l'état  qui ,  avant  tout,  veut  exister ,  avec  sa  puissance, 
sou  indépendance,  son  autonomie,  l'état  qui  sait  que  son  existence  ne  serait 
plus  qu'une  ombre,  qu'une  vaine  apparence,  le  jour  où  il  reconnaîtrait  un 
supérieur  ici-bas,  l'état  ne  tarderait  pas  à  dire  au  principe  séparé  :  Vous 
empiétez  sur  mes  droits,  vous  abusez  de  votre  liberté,  vous  êtes  un  danger 
pour  moi.  Que  lui  opposerait-on?  Le  principe  de  la  liberté?  Mais  la  première 
des  libertés,  c'est  la  liberté  du  pays,  c'est-à-dire  son  indépendance,  son  auto- 
nomie. A  l'état  seul  appartiendrait  donc  de  décider,  à  moins  qu'on  ne  veuille 
faire  de  nous  des  vassaux.  Nous  avions  donc  raison  de  dire  que  la  séparation 
et  la  liberté  ne  résolvaient  point  la  question. 

L'homme  et  la  société  ne  se  laissent  pas  ainsi  couper  en  deux.  L'analyse 
est  une  méthode,  la  synthèse  c'est  la  réalité,  et  à  moins  qu'on  ne  veuille  faire 
de  la  France  une  sorte  de  Paraguay,  il  faut  admettre  qu'il  appartient  à  l'état, 
non  de  séparer  les  deux  principes  au  nom  d'une  liberté  illimitée  et  chimé- 
rique ,  mais  de  les  coordonner  et  de  les  contenir  en  respectant  scrupuleuse- 
ment ce  que  chacun  d'eux  a  de  propre,  de  particulier,  d'exclusif.  Ce  doit 
être ,  ce  nous  semble ,  un  des  bienfaits ,  une  des  gloires  de  la  civilisation 
chrétienne,  que  la  juste  part  faite  à  toute  chose  selon  l'esprit  de  justice  et  de 
charité,  de  manière  que  chaque  principe  obtienne  son  légitime  développe- 
ment; rien  de  plus ,  rien  de  moins.  C'est  ainsi  qu'on  substitue  la  paix  à  la 
guerre,  l'harmonie  des  principes  à  leur  discorde,  l'esprit  de  l'Évangile  aux 
passions  des  hommes. 

Nous  aussi  nous  voulons  la  liberté ,  nous  la  voulons  réelle  et  sincère;  mais 
en  matière  si  grave  il  importe  de  bien  déterminer  le  sens  des  mots.  De  quelle 
liberté  veut-on  nous  parler?  D'une  liberté  sans  frein,  absolue,  illimitée?  * 

Au  profit  de  qui?  Du  premier  venu?  Mais  qui  voudrait  d'un  pareil  dés- 
ordre, d'une  si  effroyable  anarchie?  Qui  voudrait  accorder  pour  l'enseigne- 
ment de  la  jeunesse  une  faculté  sans  limites,  sans  règles,  sans  garanties,  qu'on 
n'accorde  pas  pour  la  profession  de  médecin ,  d'avocat,  de  notaire,  d'avoué  ? 
L'église,  qui  a  horreur  du  désordre,  s'élèverait  la  première  contre  un  pareil 
scandale;  la  conscience  publique  en  serait  révoltée. 

Au  profit  du  clergé  seulement?  Mais  alors  pourquoi  ne  pas  employer  le 
mot  propre?  Ce  n'est  plus  la  liberté  qu'on  demanderait,  mais  un  privilège, 
un  privilège  inconnu  au  droit  public  de  la  France,  un  privilège  exorbitant 
et  incompatible  avec  les  droits  de  l'état. 

Reste  donc  le  système  d'une  liberté  réglée  par  la  loi  ;  c'est  le  système  sur 
lequel,  en  principe,  tous  les  hommes  sensés,  sincères,  tombent  d'accord.  En 
demander  d'une  manière  générale  la  réalisation,  c'est  demander  ce  que  nous 
demandons  tous;  mais  ce  n'est  pas  résoudre  la  question ,  ce  n'est  pas  même 
en  préparer  la  solution,  car,  encore  une  fois,  nul  ne  conteste  le  principe.  La 
difficulté  est  tout  entière  dans  l'application,  dans  le  mode,  dans  la  mesure. 
Qu'on  nous  dise  qu'il  faut  de  la  liberté,  qu'on  nous  le  répète  sous  toutes 
les  formes,  c'est  bien;  mais  la  question  n'aura  pas  fait  un  pas.  Ce  que  nous 


REVUE.  —  CHRONIQUE.  839 

aimerions  à  apprendre  de  plus  habiles  que  nous,  c'est  comment  cette  liberté 
sera  distribuée  et  garantie,  sans  danger  pour  elle-même,  sans  danger  pour 
rétat.  Là  est  la  difficulté,  la  difficulté  tout  entière,  il  n'en  est  pas  d'autre. 

Au  surplus,  nous  sommes  sans  inquiétudes  sérieuses  et  pour  la  liberté  et 
pour  l'état.  ^S'ous  croyons  le  pays  plus  sage,  plus  éclairé,  plus  prudent  que 
ceux  qui  s'efforceraient  de  l'entraîner  dans  quelque  voie  extrême.  La  théo- 
cratie est  aussi  impossible  aujourd'hui  que  l'impiété  systématique.  Le  pays 
sent  sa  force,  sa  virilité.  Il  ne  veut  pas  plus  de  la  décrépitude  que  de  l'en- 
fance des  sociétés  civiles. 

11  n'y  a  donc  pas  de  quoi  s'alarmer  dans  aucun  sens,  pour  aucun  intérêt  : 
on  fera ,  nous  le  croyons,  une  juste  part  à  toutes  choses.  Et  si  nous  atten- 
dons avec  quelque  impatience  le  projet  de  M.  Villemain,  nous  l'attendons 
aussi  avec  une  pleine  confiance.  Homme  de  l'Université,  il  ne  sait  pas  moins 
ce  que  le  pays  doit  de  protection  et  de  sollicitude  aux  graves  intérêts  mo- 
raux que  l'église  représente,  et  qui  ont  droit  à  tous  nos  respects. 


REVUE  MUSICALE. 

L'histoire  du  roi  Sébastien  de  Portugal,  histoire  romanesque  s'il  en  fut,  et 
où  la  poésie  ne  manque  pas,  répondait  singuHèrement  aux  conditions  du 
drame  lyrique.  Malheureusement,  en  mettant  à  la  scène  le  chevaleresque 
aventurier,  M.  Scribe  paraît  ne  s'être  occupé  que  d'une  chose,  à  savoir, 
d'élaguer  prudemment  de  son  sujet  tout  ce  qui  en  constituait  l'originalité. 
J^ous  n'avons  pas  le  moins  du  monde  la  prétention  d'en  remontrer  ici  à 
M.  Scribe;  toutefois,  ne  peut-on  dire  qu'il  s'est  trompé  sur  la  manière  dont 
il  convenait  d'envisager  le  poème  de  Dom  Sébastien,  l'un  des  plus  beaux, 
assurément ,  qu'il  y  eût  à  mettre  au  théâtre?  Bien  loin  de  s'en  tenir  à  côtoyer 
le  lieu-commun  historique,  il  fallait ,  ce  nous  semble,  aborder  le  merveilleux 
et  tailler  en  plein  dans  la  légende,  qui,  Dieu  merci,  laissait  le  champ  libre 
à  l'invention  poétique,  ^s' était-ce  pas  une  physionomie  dramatique  et  neuve, 
que  ce  Marco  Cotizzone  suscité  par  l'Espagne  contre  le  faible  roi  de  Portugal, 
et  trahissant  à  la  fois  Philippe  et  Sébastien  pour  essayer  de  confisquer  la 
(couronne  à  son  profit .'>  Il  y  avait  là  peut-être  l'étoffe  d'un  second  Bertram, 
mais  d'un  Bertram  rëel,  possible,  et  sur  lequel  on  aurait  au  besoin  laissé 
planer  ce  doute  de  certains  historiens  espagnols,  assez  enclins  à  prendre 
l'aventurier  calabrais  pour  le  diable  en  personne.  Zurita  parle  d'une  cloche 
fantastique  d'Aragon  dont  les  rois  d'Espagne  et  de  Portugal,  si  éloignés  qu'ils 
en  fussent,  entendaient  le  glas  mystérieux  chaque  fois  qu'un  gratid  malheur 
îes  menaçait  :  au  moment  où  Marco  Cotizzone,  arrivant  de  Madrid  à  Lisbonne, 
entra  dans  le  palais  de  Belem ,  la  cloche  prophétique  sonnait ,  et  ce  fut  elle 
encore  dont  la  voix  lugubre  annonça  à  Philippe  II  mourant  le  retour  de  Se- 


840  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

bastien  en  Espagne.  Je  crois  qu'on  pouvait  tirer  de  grands  effets  d'un  pareil 
moyen,  dans  un  opéra  principalement,  et  sur  la  scène  de  l'Académie  royale 
de  musique.  Pour  sa  part,  l'auteur  des  Huguenots  n'y  eût  pas  manqué,  et  je 
doute  qu'en  ces  conditions  M.  Meyerbeer  se  fût  dessaisi  de  ce  poème,  qui  le 
tentait  d'abord,  mais  dont,  avec  le  tact  si  fin  qui  le  caractérise,  il  devait  ne 
point  tarder  à  voir  le  défaut  capital.  En  effet,  l'œuvre  de  M.  Scribe  pèche 
surtout  par  la  monotonie.  Dans  ce  sujet,  si  fécond  en  richesses  pittoresques 
de  toute  espèce,  où  la  variété  des  incidens  historiques  paraissait  évoquer 
toute  une  suite  de  combinaisons  nouvelles,  l'auteur  de  Dom  Sébastien  de 
Portugal  n'a  rien  su  imaginer  que  cette  éternelle  complainte  des  amours  d'un 
roi  chrétien  avec  une  belle  Africaine  qui  se  débat  pendant  cinq  actes  sous  les 
tenailles  de  la  sainte  inquisition ,  et  finit  par  y  succomber  ni  plus  ni  moins 
que  cette  Rachel  de  la  Juive  dont  elle  reproduit  trait  pour  trait  la  physio- 
nomie languissante  et  souffreteuse.  Ce  grand  inquisiteur  en  toge  violette,  et 
qui  en  veut  à  tout  le  monde  avec  ses  anathèmes  et  ses  foudres,  n'est-il  point 
aussi  une  troisième  incarnation  de  ce  vieux  cardinal  de  Brogni  que  nous  avions 
déjà  revu  pourtant  sous  le  froc  du  prieur  de  la  Favorite?  Du  reste,  si  l'intérêt 
et  la  nouveauté  manquent,  ce  n'est  pas  faute  qu'on  ait  mis  en  jeu  tous  les  res- 
sorts delà  machine  dramatique.  Je  défie  qu'on  cite  dans  le  théâtre  de  Shaks- 
peare  ou  de  Calderon  une  pièce  plus  mouvementée  en  ce  qui  regarde  les  chan- 
gemens  à  vue  et  autres  accessoires.  A  chaque  scène,  l'action  se  déplace.  Tantôt 
vous  étiez  à  Lisbonne,  vous  voilà  maintenant  en  Afrique;  vous  quittez  les  jar- 
dins d'un  harem,  où  de  belles  esclaves  pirouettent  à  l'envi  sous  prétexte  de 
célébrer  le  retour  de  la  fille  de  leur  émir,  et  vous  vous  trouvez,  sans  transition 
aucune,  dans  les  plaines  d'Alkassar,  où  vous  assistez  à  la  fin  d'une  bataille 
qui  se  termine  sans  que  vous  ayez  eu  seulement  le  temps  de  vous  douter  qu'elle 
allait  se  livrer.  En  moins  de  cinq  secondes,  les  musulmans  ont  bâclé  leur  vic- 
toire. C'est  aller  vite  en  besogne,  si  vite  qu'avec  la  meilleure  volonté  du  monde 
et  sans  perdre  de  vue,  comme  de  juste,  le  cours  instantané  de  l'aiguille  sur 
le  cadran  de  l'horloge  théâtrale  on  ne  saurait  se  faire  à  cette  manière  par  trop 
leste  de  brusquer  les  évènemens.  Cette  scène  de  la  bataille  perdue  est  une 
bonne  idée  manquée,  rien  de  plus.  Quelques  pauvres  diables  éclopés,  qui  se 
précipitent  sur  le  théâtre  en  traînant  la  jambe  et  le  bras  soigneusement  em- 
paqueté dans  un  linge  moucheté  de  vermillon ,  ne  constituent  pas  une  pareille 
scène  qui,  pour  échapper  au  ridicule,  a  besoin  d'être  grandiose  et  maintenue 
sur  une  vaste  échelle.  Il  y  avait  à  s'inspirer  du  romancero  pour  l'idée;  quant  à 
l'exécution,  on  en  pouvait  chercher  le  nîotif  soit  dans  la  Bataille  des  CimbreSy 
de  M.  Decamps,  soit  dans  les  compositions  de  Martius.  Je  le  répète,  le  mou- 
vement ne  manque  pas  dans  cette  pièce  de  Dom  Sébastien,  seulement  il  avorte. 
Jamais  on  ne  vit  plus  d'activité  dépensée  en  pure  perte.  Ce  ne  sont  qu'allées 
et  venues,  entrées  et  sorties,  changemens  à  vue  et  coups  de  théâtre,  tout  cela 
pour  aboutir  à  l'enterrement  le  plus  lugubre  où  jamais  directeur  d'Opéra  ait 
convoqué  son  public.  Voilà ,  pardieu  !  un  beau  spectacle  à  montrer  aux  gens! 
Des  péuitens  qui  défilent  en  portant  un  cierge,  des  soldats  en  pleureuses, 


REVUE.  —  CHRONIQUE.  841 

des  tambours  voilés  de  crêpes  et  toute  une  grandesse  en  deuil  escortant  un 
catafalque  princier  :  agréable  passe-temps  pour  ceux  qui  demandent  au 
théâtre  les  faciles  distractions  del'après-dîner.  Vous  sortez  de  table  avec  l'in- 
tention d'aller  entendre  l'opéra  nouveau,  vous  entrez  dans  votre  loge,  et  vous 
trouvez  pour  vous  bien  réjouir,  devinez  quoi?  une  chapelle  ardente  et  des 
escadrons  de  capucins  en  cagoules  psalmodiant  l'office  des  morts  derrière 
une  triple  haie  de  cierges  dont  la  lueur  blafarde  se  projette  le  long  des  grands 
murs  tendus  de  velours  noir  étoile  .de  larmes  d'argent.  Ceci  n'est  pas  gai, 
pensez-vous;  heureusement  ce  n'est  pas  tous  les  jours  fête,  et  j'attendrai, 
pour  revenir,  qu'on  ait  à  me  montrer  quelque  chose  de  moins  édifiant ,  à 
quoi  le  répertoire  de  l'Académie  royale  de  musique  vous  répond  par  la  Peste 
de  Florence^  le  bûcher  de  la  Juive,  ou  les  trappistes  de  la  Favorite,  qui  creu- 
sent tranquillement  leur  fosse  en  se  chantant  :  Frères ,  il  faut  mourir  î  Où 
s'arrêtera  cette  pompe  funèbre?  Qui  le  sait?  De  toute  façon,  il  semble  que 
c'était  moins  que  jamais  le  cas  de  promener  sur  un  théâtre  ces  redoutables  ap- 
pareils de  la  mort,  et  de  faire  une  comédie,  aux  yeux  d'un  public  désœuvré, 
de  ces  tristes  insignes,  naguère  revêtus  par  d'augustes  douleurs.  Que  si  on 
voulait,  à  toute  force,  avoir  un  spectacle  à  grand  fracas  pour  terminer  cet 
acte,  rien  n'était  plus  facile;  il  suffisait  de  remplacer  ces  simulacres  de  funé- 
railles par  le  couronnement  du  nouveau  roi.  Remarquez  qu'on  n'y  perdait  pas 
une  aune  d'étoffe,  pas  un  cierge ,  pas  un  capucin ,  et  de  la  sorte  au  moins 
les  convenances  eussent  été  respectées.  Il  serait  à  souhaiter  que  la  censure, 
qui  se  montre  si  sévère  à  l'égard  des  théâtres  secondaires  dans  tout  ce  qui 
touche  de  près  ou  de  loin  au  culte  catholique,  eût  son  œil  un  peu  plus  ouvert 
sur  l'Opéra  qu'elle  ne  le  fait  d'ordinaire,  d'abord  parce  que  le  bénéfice  comme 
les  inconvéniens  d'une  loi  doivent  être  égaux  pour  tous,  et  que  nous  ne  com- 
prendrions guère  pourquoi ,  parce  qu'on  tient  ses  privilèges  de  Louis  XIV, 
on  se  permettrait  d'arborer  en  plein  théâtre  des  insignes  dont  il  n'est  plus 
permise  d'autres  d'user,  même  avec  la  plus  extrême  discrétion;  ensuite  parce 
que  les  auteurs  qui  écrivent  pour  la  scène  de  l'Opéra  chercheraient  à  l'avenir 
leurs  sujets  en  dehors  de  l'histoire  ecclésiastique ,  et  tout  le  monde  y  ga- 
gnerait. 

La  musique  de  Dom  Sébastien  est  l'œuvre  d'un  maître  qui  désormais  ne 
compte  plus  avec  ses  partitions.  Singulière  faculté  que  celle  de  M.  Doni- 
zetti!  une  œuvre  en  cinq  actes  lui  coûte  à  peine  le  temps  de  l'écrire.  Il  va  de 
Paris  à  Vienne ,  de  Vienne  à  Milan ,  de  Milan  à  Rome ,  marquant  sa  trace 
par  des  opéras;  comme  ce  personnage  du  conte  de  Perrault,  il  vide  ses  poches 
sur  les  grands  chemins,  et  il  s'en  échappe,  au  lieu  de  cailloux,  d'inépuisables 
traînées  de  notes  qui  témoignent  de  son  passage.  Avec  un  fonds  incontesta- 
blement meilleur,  une  nature  beaucoup  plus  riche,  et  dont  c'était  après  tout 
la  destinée  de  se  dépenser  ainsi  à  l'italienne,  M.  Donizetti  use  un  peu,  en 
musique,  d'un  procédé  mis  en  œuvre  dans  les  lettres  par  bon  nombre  d'écri- 
vains de  nos  jours.  Comme  la  prose  de  ces  messieurs ,  sa  mélodie  déborde; 
seulement  il  conserve  sur  eux  l'avantage  qu'étant  musicien  et  parlant  une 


842  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

langue  partout  comprise  ,  il  exploite  un  marché  bien  autrement  étendu.  On 
doit  dire  aussi  qu'il  possède  d'admirables  qualités,  entre  autres  une  intelli- 
gence des  voix  que  peu  d'Italiens  même  ont  eue,  et,  chose  rare  chez  un  Napo- 
litain !  une  véritable  vocation  pour  l'orchestre;  n'étaient  ses  mélodies  la  plu- 
part du  temps  banales  et  lâchées,  on  ne  sentirait  pas  la  hâte  dans  ses  travaux, 
tant  sa  touche  instrumentale  a  de  largeur,  tant  cette  manière  d'estomper, 
s'il  est  permis  de  s'exprimer  ainsi,  a  de  verve  et  de  brillant. 

Le  premier  acte  de  Dom  Sébastien  ne  renferme  rien  qu'on  puisse  remarquer 
à  bon  droit.  Sauf  une  phrase  de  Zaïda  au  moment  oii  le  roi  l'arrache  aux  mains 
de  l'inquisition,  laquelle  phrase,  pour  revenir  si  souvent  dans  l'ouvrage,  de- 
vrait avoir  une  expression  plus  caractérisée,  le  prologue  tout  entier  passerait 
inaperçu;  car  je  ne  pense  pas  que  M.  Donizetti  lui-même  prenne  au  sérieux 
ce  beau  délire  où  son  Camoëns  se  laisse  emporter  à  la  dernière  scène.  Vou- 
loir faire  d'un  poète  moderne,  du  chantre  des  Lusiades,  une  espèce  de  Cal- 
chas,  dont  le  poil  se  hérisse,  et  prédisant  au  demi-jour  de  la  rampe  les 
désastres  de»  la  campagne  qui  va  s'ouvrir,  c'est  là  certainement  une  des 
imaginations  les  plus  bouffonnes  dont  on  se  soit  jamais  avisé.  Entre  le  vieux 
Tiresias,  ce  prince  des  devins  antiques,  et  le  poète  portugais,  je  ne  vois  guère 
qu'un  point  de  ressemblance,  à  savoir  que  l'un  fut  aveugle  et  l'autre  borgne; 
et  encore  est-il  douteux  que  l'œil  crevé  du  Camoëns  puisse  jamais  avoir  pour 
nous  la  moitié  du  sens  que  la  symbolique  des  Grecs  attribuait  à  la  cécité  du 
nécroman  thébain.  Ajoutez  à  cette  pantomime  échevelée  une  musique  à 
Élire  danser  les  ours,  et  vous  aurez  peut-être  une  idée  de  cette  scène  de 
trépied  renouvelée  d'Eleusis  et  de  Délos.  Du  reste,  le  rôle  du  Camoëns  est 
manqué  complètement  dans  la  partition  de  M.  Donizetti;  aussi  quel  triste 
canevas  M.  Scribe  lui  donnait  à  couvrir!  Le  seul  parti  qu'un  musicien  quel- 
que peu  penseur  eût  à  prendre  en  pareil  cas,  c'était  de  reconstruire  le  rôle  de 
fond  en  comble ,  et  de  ne  garder  que  le  nom  du  personnage ,  comme  a  fait 
M.  Meyerbeer  dans  mainte  occasion. Voyez-vous,  eueffet,  cette  austère  et  noble 
figure  du  soldat  poète  iravestie  tantôt  en  Joad ,  tantôt  en  orateur  parlemen- 
taire, et  débitant  des  lieux  communs  empruntés  au  vocabulaire  politique  des 
journaux  de  ce  temps  : 

Je  chante  le  malheur  et  non  pas  le  pouvoir. 

Autant  vaudrait  mettre  en  musique  les  harangues  du  maire  de  IMont- 
martre.  Pour  arriver  aux  passages  franciiement  reeommandables  de  Dom 
Sébastien^  il  nous  faudra  aussi  sauter  à  pieds  joints  sur  le  ballet,  l'un  des 
plus  médiocres  qu'on  ait  jamais  vus  à  l'Opéra,  au  point  que  l'on  se  demande 
si  c'est  la  vulgarité  de  la  musique  qui  réagit  sur  les  danses,  ou  si  ce  sont  les 
danses  qui  écrasent  la  musique  sous  leur  désolante  monotonie  :  grave  ques- 
tion à  débattre  entre  le  maestro  et  l'ordonnateur  de  l'intermède.  La  première 
chose  qui  vous  frappe  dans  le  courant  de  l'ouvrage  est  un  chœur  à  motif  fu- 
gué, d'une  rude  et  sauvage  expression ,  au  moment  où  les  Arabes ,  conduits 
par  Abayaldos,  h'ur  chef,  renvoient  dans  sa  patrie  dom  Sébastien  vaincu.  ïm- 


REVDE.  —  CHRONIQUE.  843 

médiatement  après  vient  l'adagio  de  Duprez.  Il  y  avait  sans  doute  quelque 
hardiesse  à  terminer  un  acte  par  un  mouvement  si  calme  et  si  posé.  Toute- 
fois, l'essai  devait  réussir,  car  la  phrase  est  fort  belle,  et  Duprez  met  à  la  rendre 
une  admirable  ampleur  de  style.  Bien  qu'il  abuse  de  la  voix  de  tête,  res- 
source ordinaire  des  chanteurs  épuisés,  Duprez  retrouve  par  intervalles  dans 
cet  opéra  des  élans  dignes  de  ses  plus  glorieuses  soirées.  On  s'aperçoit  qu'il 
est  à  l'aise  dans  cette  musique  si  commode  au  virtuose,  ingénieuse  à  déguiser 
les  avantages  qui  lui  manquent,  non  moins  qu'à  produire  au  jour  le  plus 
favorable  ceux  qu'il  a  conservés.  Du  reste,  la  présence  de  M.  Donizetti  se  fait 
sentir  partout,  chez  M"'*"  Stolz  comme  chez  M.  Massol ,  dont  l'organe  fruste 
et  peu  malléable  s'assouplit  du  moins  pour  quelques  heures,  et  vous  respirez 
dans  ces  ensembles  mieux  groupés,  dans  ces  voix  désormais  plus  contenues, 
l'influence  harmonieuse  et  salutaire  du  maître  italien. 

Au  troisième  acte,  la  scène  où  le  caractère  de  l'émir  africain,  jusque-là 
maintenu  dans  l'ombre,  se  démasque  tout  à  coup,  est  d'un  effet  hardi  et  sai- 
sissant. On  n'imagine  rien  de  plus  dramatique  et  de  plus  fortement  accentué 
que  ce  duo  dans  lequel  Abayaldos  dévoile  à  Zaïda  le  secretde  sa  jalousie  et  de  sa 
haine.  Couleur  et  passion ,  tout  y  est.  Il  faudrait  recourir  au  rôle  d'Henri  VIII 
dans  Anna  Bolena  pour  trouver  chez  M.  Donizetli  des  inspirations  de  cette 
énergie.  jNous  disions  tout  à  l'beure  que  le  personnage  du  Camoëns  était 
manqué;  en  revanche,  le  musicien  nous  semble  avoir  admirablement  compris 
le  caractère  d' Abayaldos,  physionomie  originale  et  colorée  à  la  manière  des 
bédouins  de  Decamps.  Il  y  a  de  l'africain  dans  cette  passion  qui  ronge  son 
frein ,  dans  cette  rage  contenue  et  froide  qui  marche  sourdement  à  sa  ven- 
geance et  n'éclate  qu'à  deux  reprises  :  dans  le  duo  dont  nous  parlons  et  dans 
la  phrase  si  dramatique  du  sextuor  du  quatrième  acte,  une  fois  pour  préve- 
nir sa  victime,  l'autre  pour  l'écraser.  Nous  citerons  encore,  mais  surtout 
comme  situation  musicale  dont  on  doit  faire  honneur  à  M.  Scribe,  la  scène 
oii  Camoëns  proscrit,  réduit  à  mendier  la  nuit  dans  une  rue  de  Lisbonne, 
tend  la  main  au  roi  Sébastien.  C'était  là,  sans  aucun  doute,  une  donnée  inté- 
ressante pour  le  musicien,  et  l'on  ne  peut  que  regretter  que  M.  Donizetti  n'en 
ait  point  su  tirer  meilleur  parti  :  non  que  le  morceau  tel  qu'il  existe  soit 
tout-à-fait  médiocre,  l'adagio  du  début,  qui  rappelle  une  admirable  phrase 
d'Alaïde  dans  la  Straniera,  ne  manque  pas  d'un  certain  pathétique;  mais 
il  s'en  faut  que  le  second  mouvement  réponde  au  premier,  et,  somme  toute, 
d'un  musicien  tel  que  M.  Donizetti,  en  si  belle  occasion  on  devait  attendre 
mieux.  La  scène  des  funérailles  est  traitée  d'un  bout  à  l'autre  de  main  de 
maître.  J'aime  ces  tambours  voilés  qui  répondent  à  l'appel  lugubre  des  clai- 
rons pendant  que  le  cortège  défile;  plus  tard  la  complainte  du  chœur  a  de  la 
mélancolie  et  de  la  grâce,  et  bien  que  çà  et  là  plus  d'une  réminiscence  du 
finale  (ÏOtello  s'y  rencontre,  on  ne  peut  s'empêcher  d'admirer  l'art  prodi- 
gieux avec  lequel  toute  cette  pompe  musicale  est  ordonnée. 

Le  quatrième  acte  contient  sans  contredit  le  plus  beau  morceau  de  l'ou- 
vrage. Le  célèbre  crescendo,  si  familier  à  M.  Donizetti,  éclate  là  dans  toute 


844.  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

sa  puissance;  la  phrase  du  Maure,  reprise  ensuite  à  l'unisson  par  les  voix  et 
le  chœur,  a  aussi  delà  grandeur  et  de  Tentraînement.  C'est  un  peu  toujours, 
si  l'on  veut,  la  coupe  du  finale  de  Lucia,  avec  cette  différence  médiocrement 
avantageuse  pour  l'Opéra ,  qu'ici  M.  Massol  remplace  Tamburini  ou  Ronconi. 
Mais  quel  maître  n'a  sa  forme  de  prédilection  à  laquelle  il  revient  sans  cesse? 
quel  musicien,  même  parmi  ceux  qui  se  consument  à  filer  un  son  avec  la 
patience  laborieuse  du  ver  à  soie,  possède  donc  deux  idées  aujourd'hui  ?  Nous 
ne  dirons  rien  du  cinquième  acte,  sinon  que  c'est  un  opéra-comique  des  plus 
guillerets;  le  poème  voudrait  bien  continuer  à  chanter  sur  le  même  ton 
dithyrambique  et  lugubre,  mais  le  musicien  est  à  bout  des  épouvantemens, 
et  se  met  le  plus  gaiement  du  monde  à  folâtrer  sur  la  coudrette.  La  stretta 
du  duo  entre  Sébastien  et  Zaïda  se  débattant  tous  deux  sous  le  coup  de  la 
mort  est  d'une  expression  telle ,  qu'elle  conviendrait  à  merveille  aux  per- 
sonnages bouffes  de  VÉlisir  d'Amore,  et  cette  tragédie  si  pleine  de  deuil  et 
de  funérailles  se  termine,  comme  le  Barbieredi  Siviglîa,  par  une  espèce  de 
canon  qui  se  chante  sotto  voce  en  préparant  la  classique  échelle  de  cordes  : 

Non  faciamo  confusione; 
Per  la  scala  del  balcone,  etc. 

Tant  il  est  difficile  à  un  maître  italien  de  garder  son  sérieux  quatre  heures 
de  suite  ! 

Le  lendemain  du  jour  où  l'Académie  royale  de  musique  représentait  Dont 
Sébastien,  le  Théâtre-Italien  donnait  par  la  mise  en  scène  de  Maria  di  Rohan 
une  nouvelle  occasion  de  triomphe  à  l'heureux  maestro.  La  partition  com- 
posée pour  Vienne  et  l'œuvre  écrite  pour  Paris  se  rencontraient  sur  le  terrain 
de  la  discussion,  et,  tout  bien  considéré,  nous  ne  pensons  pas  que  Paris  ait 
sujet  de  se  montrer  jaloux.  Si  Maria  di  Rohan  peut  faire  valoir  un  très  beau 
troisième  acte,  on  a  pu  voir  que  Dom  Sébastien  avait  de  quoi  lui  répondre,  et 
pour  le  reste  de  la  partition  italienne  il  tombe  dans  la  catégorie  des  ouvrages 
de  pacotille,  et  n'a  dû  trouver  merci  aux  yeux  du  public  viennois  que  par 
cette  habileté  de  main  si  remarquable  déjà  dans  Linda  di  Chamouni,  et  qui 
n'abandonne  jamais  M.  Donizetti.  Sans  tomber  ici  dans  le  lieu  commun  des 
reproches  qu'on  adresse  journellement  à  la  fécondité  du  maître  de  chapelle 
de  l'empereur  d'Autriche,  ne  peut-on  regretter  que  cette  veine  intarissable 
ne  cherche  pas  à  se  concentrer  davantage,  et ,  qu'on  nous  passe  le  mot,  que 
cet  esprit  si  musical  s'étende  ainsi  d'eau  claire?  Nul  ne  songe  à  imposer  à 
M.  Donizetti  des  conditions  de  patience  et  de  laborieuse  application,  qui  ne 
sont  ni  dans  ses  habitudes  ni  dans  le  génie  de  son  pays;  mais  serait-ce  donc 
trop  exiger  de  sa  nature  que  de  lui  demander  de  ne  pas  se  dédoubler  comme 
elle  fait  depuis  trois  ou  quatre  ans?  Ainsi  voilà  deux  partitions  d'un  mérite 
incontestable  auxquelles  il  n'a  manqué,  pour  être  des  œuvres  d'un  rang  supé- 
rieur, qu'un  peu  de  conscience  et  de  temps.  Rassemblez  sur  un  point  la  somme 
de  talent  dépensée  dans  Maria  di  Rohan  et  Dom  Sébastien ,  et  vous  aurez 
une  œuvre  de  la  trempe  de  Lucia.  Or,  il  reste  à  savoir  si  une  œuvre  comme  la 


REVUE  —  CHRONIQUE.  845 

Lîicîa,  ne  dût-on  la  considérer  qu'au  seul  point  de  vue  de  la  spéculation  ,  ne 
vaut  pas  mieux  à  elle  seule  que  deux  opéras  comme  Do77i  Sébastien  et  Maria 
di  Rohan. 


THEATRE-FRANÇAIS. 

M.  Scribe  continue  à  produire,  sans  que  cette  facilité  surprenante,  qui  est 
la  plus  grande  partie  de  son  talent,  en  éprouve  la  moindre  lassitude.  Hier  il 
versifiait  un  opéra,  aujourd'hui  il  dialogue  une  comédie,  le  tout  sans  efforts, 
et  avec  les  mêmes  chances  de  réussite.  C'est  que  M.  Scribe  a  pour  système 
de  suivre  le  public  plutôt  que  de  lui  commander,  et  de  chercher  à  lui  plaire 
en  obéissant  à  ses  goûts  plutôt  que  de  le  dompter  en  lui  imposant  les  siens. 
Habile  autant  que  personne  à  nouer  et  à  dénouer  une  intrigue,  spirituel  et 
délié  dans  le  dialogue,  vrai  le  plus  souvent,  sinon  profond ,  dans  la  peinture 
des  mœurs,  il  sait  toujours  se  mettre  au  niveau  de  son  auditoire,  et  calcule 
avec  une  rare  précision  tous  ses  effets.  On  pourrait  dire  qu'il  a  la  vocation 
du  succès.  Sa  nouvelle  comédie,  la  Tutrice,  doit  prendre  place  parmi  ces 
agréables  croquis  toujours  bien  reçus  du  public,  pour  lequel  ils  semblent 
écrits  expressément,  et  qui  occupent  dans  le  répertoire  si  varié  de  l'auteur  une 
place  bien  distincte  à  côté  de  ses  productions  plus  sérieuses ,  Bertrand  et 
Raton,  r Ambitieux  et  la  Camaraderie. 

Les  deux  premiers  actes  se  passent  dans  une  auberge  d'Allemagne,  à  quel- 
ques lieues  de  Vienne.  Un  industriel,  un  de  ces  spéculateurs  de  notre  temps 
qui  mettraient  le  soleil  en  actions  s'ils  croyaient  trouver  des  actionnaires , 
est  descendu  dans  cet  hôtel  avec  sa  jeune  fille,  qui  a  nom  Florette.  M.  Conrad 
annonce  à  M"*^  Florette  que  M.  Julien ,  son  employé,  le  quitte  pour  aller 
chercher  fortune  ailleurs.  La  jeune  fille  aimait  Julien ,  et  son  chagrin  se  com- 
prend de  reste.  C'est  le  premier  chagrin  d'amour  :  je  ne  sais  pas  si  celui-là 
est  le  plus  vif  et  le  plus  profond;  assurément,  c'est  le  plus  sincère.—  Survient 
M.  le  comte  Léopold  de  Vurzbourg,  étourdi,  prodigue,  mauvais  sujet,  qui  a 
appris  la  mort  de  son  oncle  le  feld-maréchal ,  et  qui  arrive  bon  train,  à 
grandes  guides,  pour  venir  recueillir  une  succession  immense,  dont  il  doit 
déjà  une  bonne  part  à  de  gracieux  usuriers  qui  lui  ont  prêté,  au  denier  vingt, 
par  avancement  d'hoirie. 

Presque  en  même  temps,  une  dame  modestement  vêtue,  aux  manières  élé- 
gantes et  simples,  descend  dans  l'auberge,  qui  ressemble  décidément,  à  ne 
pas  s'y  tromper,  au  terrain  vague,  rendez-vous  si  commode  de  tous  les  per- 
sonnages du  vieux  théâtre.  Léopold  ,  pour  jouer  son  rôle  d'héritier  opulent 
et  faire  impression  sur  la  belle  et  jeune  voyageuse,  ne  parle  que  de  dépenses 
folles ,  de  plaisirs  ruineux ,  et  s'attire  de  la  part  de  la  dame ,  qui  d'abord 


8i6  REVUE  DES  DEUX  MOxNDES. 

n'avait  pas  l'air  d'écouter,  la  plus  jusle  et  la  plus  piquante  leron  de  morale 
sur  remploi  des  richesses.  Cette  inconnue  est  bien  la  plus  aimable  prêcheuse 
qu'on  puisse  entendre.  Mais  l'entretien  ne  tarde  pas  à-être  troublé  par  un 
courrier,  porteur  de  dépêches  pour  M.  le  comte.  On  a  certes  bien  fait  de  ne 
pas  perdre  un  moment,  et  d'expédier  un  postillon  à  franc  étrier;  la  nouvelle 
est  importante  :  le  testament  a  été  ouvert,  et  le  comte  Léopold  de  Vurzbourg 
est  complètement  déshérité.  La  légataire  universelle  du  feld- maréchal  est  une 
jeune  chanoinesse  du  nom  d'Amélie  de  Moldaw,  qui  n'était  pas  même  sa  pa- 
rente éloignée.  Le  coup  est  terrible.  Conrad ,  qui  a  une  idée  fixe,  et  qui  veut, 
avant  tout,  placer  ses  actions  industrielles,  ne  s'aperçoit  pas  du  contre-temps, 
et  prie  la  dame  inconnue,  comme  il  a  prié  Léopold,  d'une  façon  fort  comique, 
de  lui  souscrire  quelques  actions.  La  jeune  voyageuse,  sans  se  faire  attendre, 
donne  sa  signature.  —La  chanoinesse  Amélie  de  Moldaw!  dit  M.  Conrad. 

—  Amélie  de  Moldaw  !  s'écrie  Léopold.  —  Et,  lui  lançant  un  regard  furieux, 
il  s'élance  et  disparaît.  —  Quel  est  donc  ce  jeune  homme?  demande  Amélie 
surprise.  —  C'est  le  comte  Léopold  de  Vurzbourg,  répond  naïvement  Conrad. 

—  C'est  Léopold  de  Vurzbourg  !  Allez ,  courez  !  empêchez  à  tout  prix  qu'il 
parte!  s'écrie  la  chanoinesse  en  poussant  M.  Conrad. 

Ce  premier  acte  est  habilement  conduit;  il  a  de  jolis  mots,  de  jolies  scènes, 
des  coups  de  pinceau  assez  fins.  —  Lorsque  le  second  acte  commence,  l'at- 
tention est  parfaitement  éveillée.  Le  jeune  comte  n'est  pas  parti,  et  il  se 
trouve  en  présence  de  M"^  de  Moldaw,  qui,  noble  et  généreuse,  a  été  héritière 
malgré  elle,  et  ne  veut  être  que  la  tutrice  du  neveu  de  son  bienfaiteur.  Et 
d'abord,  elle  veut  payer  ses  dettes;  Léopold  s'y  oppose  avec  énergie,  et  il  ne 
cède  même  pas  lorsque  les  huissiers  cernent  la  maison ,  et  vont  s'emparer  de 
lui.  Le  cas  était  embarrassant  pourtant,  et  la  situation  devenait  orageuse; 
une  lettre  de  la  célèbre  danseuse  Fridoline  arrive  à  temps ,  Léopold  retrouve 
son  audace,  et,  par  bravade,  prend  la  résolution  la  plus  extravagante,  celle 
d'épouser  la  danseuse,  qui,  étant  très  riche,  vient  de  lui  offrir  sa  main,  pour 
devenir  comtesse,  et  pouvoir  faire  graver  une  couronne  sur  le  panneau  de 
ses  voitures.  Mais  Amélie,  qui  a  eu  jusqu'ici  du  bon  sens  et  de  la  bonté,  va 
avoir  de  l'esprit.  Au  lieu  de  payer  les  dettes  de  Léopold,  c'est  elle  maintenant 
qui  le  fait  jeter  en  prison. 

Deux  ans  se  sont  écoulés,  et  nous  nous  trouvons,  au  troisième  acte,  dans 
un  château  dépendant  de  la  succession  du  feld-maréchal.  M.  Conrad,  qui  a 
placé  enfin  toutes  ses  actions,  et  qui  est  aujourd'hui  très  riche,  parce  que 
ses  actionnaires  ne  le  sont  plus ,  plaide  contre  la  chanoinesse  de  Moldaw ,  et 
il  a  choisi  pour  avocat  le  jeune  fou  des  deux  premiers  actes ,  qui ,  ramené  par 
le  régime  de  la  prison  à  des  idées  plus  saines,  s'est  créé  par  son  travail  une 
position  honorable.  Léopold,  apprenant  de  Conrad,  avant  d'avoir  vu  Amélie, 
que  la  jeune  chanoinesse  est  loin  de  mener  une  vie  exemplaire,  s'emporte 
et  laisse,  pour  la  première  fois,  voir  assez  clairement  le  fond  de  son  cœur. 
Depuis  quand  le  jeune  comte  de  Vurzbourg  est-il  amoureux  d'Amélie  de 


REVUE.  —CHRONIQUE.  847 

Moldaw,  qu'à  la  fin  du  second  acte  il  maudissait  et  détestait  avec  une  sorte 
de  rage  ?  Nul  ne  le  sait,  et  il  ne  le  sait  peut-être  pas  lui-même.  Mais  voyez 
comme  nous  allons  vite  !  Florette,  qui  a  revu  Julien,  lequel  ne  lui  a  pas  fait 
grand  accueil,  est  irritée,  piquée  au  vif,  et,  pour  se  venger,  veut  se  marier 
aussitôt;  Léopold  est  exactement  dans  la  même  disposition  ,  et  il  se  conclut, 
entre  le  jeune  homme  et  la  jeune  fille,  un  projet  de  mariage  par  vengeance, 
qui  fournit  une  scène  assez  originale  et  assez  gaie. 

Ce  singulier  mariage  va  s'accomplir,  lorsque  Léopold  apprend  la  vérité, 
toute  la  vérité,  sur  le  compte  de  M"^  de  Moldaw.  Elle  est  restée  pure,  sa  vie 
est  sans  reproche;  Amélie  explique  les  absences  et  les  dégulsemens  qu'on 
lui  imputait  à  crime,  en  faisant  connaître  à  Léopold  que  c'est  elle  qui,  sous 
l'habit  de  religieuse,  allait  le  veiller  dans  sa  prison  quand  il  était  malade  et 
qu'il  avait  le  délire;  et,  pour  preuve,  elle  veut  lui  rendre  un  anneau  qu'elle 
portait  précieusement  à  son  doigt  depuis  le  jour  où,  dans  un  accès  d'exalta- 
tion fiévreuse,  il  l'avait  donné  à  la  religieuse  qui  veillait  à  son  chevet.  Cet 
anneau,  on  le  devine,  sera  bientôt  l'anneau  nuptial,  et  la  tutrice,  en  deve- 
nant la  femme  de  son  pupille,  lui  rend  de  si  beaux  comptes  de  tutelle,  qu'on 
voit  bien  que  nous  sommes  dans  un  vieux  château  d'Allemagne. 

Cette  pièce  a  de  l'entrain;  le  caractère  de  la  tutrice  est  d'une  donnée  assez 
neuve,  et  l'esprit,  sans  y  être  de  haut  vol,  n'est  pas  trop  vulgaire.  Les  acteurs 
ont  fait  preuve  de  talent.  M.  Provost,  dans  le  rôle  de  Conrad,  s'est  montré 
comique  et  naturel.  M.  Brindeau  a  été  un  comte  de  Vurzbourg  à  peu  près 
irréprochable;  s'il  n'a  pas  eu  plus  d'éclat,  c'est  moins  sa  faute  que  celle  de 
sou  rôle.  M"*^  Brohan  est  une  gaie  et  naïve  Florette.  Enfin  M""  Plessy,  qui 
remplissait  le  rôle  de  la  chanoinesse  Amélie  de  Moldaw,  a  été  pleine  de 
réserve  et  de  bon  goût,  et,  dans  deux  ou  trois  de  ces  longues  tirades  où  excel- 
lait M"^  Mars  avec  ses  inflexions  si  savantes,  elle  s'est  souvenue  très  heureu- 
sement du  parfait  modèle. 

Nous  attendons  M.  Scribe  à  une  œuvre  plus  importante,  à  une  grande 
toile.  Il  n'est  pas  vrai,  comme  on  se  plaît  à  le  répéter,  que  la  comédie  ne 
soit  plus  possible,  que  Molière  et  le  xviii''  siècle  aient  épuisé  le  champ  des 
faiblesses ,  des  sottises  et  des  vices  de  l'homme,  et  que,  les  maîtres  s' étant 
emparés  des  principaux  sujets,  il  ne  reste  plus  qu'à  glaner.  Si  vieille  que  soit 
une  littérature ,  si  vieux  même  que  soit  le  monde,  les  sujets  ne  manqueront 
jamais  au  génie ,  qui  est  précisément  la  faculté  de  voir  et  de  faire  voir  les 
choses  sous  des  points  de  vue  nouveaux.  C'est  l'absence  du  poète  comique 
que  nous  prenons  pour  l'absence  de  la  comédie.  La  comédie  n'a  jamais  été 
plus  possible  que  de  nos  jours.  Que  M.  Scribe  y  songe  :  la  haute  muse  co- 
mique ,  qui  à  la  vue  des  excès  du  vaudeville  est  blessée  au  cœur  et  nous 
boude  avec  raison,  a  tendu  la  main  à  l'auteur  de  la  Camaraderie,  et  le  pro- 
tégerait de  préférence  à  beaucoup  d'autres,  si ,  au  lieu  d'éparpiller  ses  forces, 
il  s'appliquait  à  les  réunir;  s'il  livrait  plus  souvent  de  véritables  combats,  au 
lieu  d'escarnioucl'.es  snns  fin;  s'il  donnait  à  son  observation  plus  d'étendue  et 


848  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

de  profondeur,  et  s'il  ne  dédaignait  pas  aussi  ouvertement  cette  puissance 
ombrageuse  qui  ne  se  laisse  captiver  que  par  de  continuels  sacriGces ,  mais 
qui  seule  aussi  peut  faire  vivre  l'écrivain  :  c'est  du  style  que  je  veux  parler. 

Quant  au  public,  le  drame  moderne  ne  l'a  pas  changé  :  le  peuple  d'Athènes 
aimera  toujours  la  comédie. 


Les  personnes  de  goût  qui  cherchent  dans  les  productions  légères  un 
autre  plaisir  que  celui  des  yeux  et  que  la  distraction  du  moment  distingue- 
ront, au  milieu  des  publications  nouvelles,  le  livre  curieux  et  singulier  qui 
vient  de  paraître  sous  ce  titre  :  Un  Autre  Monde  (1).  Ce  livre  n'est  rien  moins 
que  la  représentation  animée  et  satirique  du  commerce ,  des  arts ,  de  la  lit- 
térature, enûn  du  monde  pittoresque  parodié  par  lui-même.  Un  de  nos  plus 
hardis,  de  nos  plus  fins  dessinateurs,  Grandville,  n'a  pas  craint  de  tourner  son 
crayon  contre  les  manœuvres ,  les  folies ,  les  fausses  grandeurs ,  les  pièges, 
les  vanités  du  charlatanisme  moderne,  observé  dans  tous  les  rangs  de  la  so- 
ciété. Réclames  commerciales  et  littéraires,  annonces,  affiches,  programmes 
officiels,  harangues  parlementaires,  professions  de  foi  politique  animées  et 
personnifiées,  agissent  et  se  croisent  pêle-mêle  dans  cette  galerie  que  l'on 
peut  appeler  le  carnaval  de  l'industrie.  Le  dessinateur  a  été  secondé  par  un 
écrivain  habitué  à  manier  avec  autant  de  grâce  que  de  légèreté  les  armes  de 
la  raillerie  et  de  la  satire.  On  ne  peut  dire  que  dans  cette  divertissante  co- 
médie tous  les  traits  soient  également  acérés  et  justes,  que  la  mesure  et  le 
naturel  n'aient  pas  été  parfois  sacrifiés  à  la  bouffonnerie  et  à  l'exagération 
des  peintures;  mais  on  peut  dire  que  la  verve,  la  justesse  et  le  franc  comique 
l'emportent  sur  les  imperfections  de  certains  détails  que  l'on  pourrait  noter. 
L'élégance  typographique  a  d'ailleurs  mêlé  son  prestige  aux  ornemens  du 
style  et  du  dessin.  Le  succès  promis  à  Un  Autre  Monde  ne  sera  que  la  juste 
récompense  des  soins  de  l'éditeur,  et  des  heureux  efforts  de  l'écrivain  et  d« 
l'artiste. 

(1)  Un  vol.  in-i°  orné  de  nombreuses  gravures,  chez  H.  Fournier,  rue  Saint- 
Benoît,  7. 


V.  DE  Mars. 


DU 


ROYAUME -UNI 


ET 


DU  MINISTÈRE  PEEL  EN  1843. 


L'an  dernier,  à  pareille  époque ,  le  chef  du  cabinet  anglais  était 
arrivé  au  plus  haut  degré  de  la  puissance  et  presque  de  la  gloire. 
Porté  au  pouvoir,  malgré  la  reine,  par  une  imposante  majorité,  et 
pleinement  investi  de  la  confiance  du  pays,  il  semblait  qu'une  longue 
et  grande  carrière  s'ouvrît  devant  lui.  Par  la  hardiesse  de  ses  actes, 
par  l'éclat  de  ses  paroles,  par  le  bonheur  aussi  des  évènemens,  il 
avait  à  la  fois  triomphé  des  attaques  de  ses  ennemis,  des  résistances 
de  ses  amis,  et,  pendant  une  session  de  plusieurs  mois,  pas  un  échec 
ne  lui  était  survenu.  Quand  il  se  levait ,  c'était  donc  avec  la  con- 
science un  peu  orgueilleuse  de  sa  force,  et  jamais,  quoi  qu'il  pût 
dire,  il  ne  se  rasseyait  sans  être  soutenu  par  des  applaudissemens 
répétés.  Au  dehors,  au  dedans,  tout  en  un  mot  lui  avait  réussi.  Aussi 
l'opinion  générale  proclamait-elle  qu'aucun  ministre,  depuis  Pitt, 
n'avait  gouverné  l'Angleterre  avec  une  autorité  aussi  incontestée  et 

TOME  IV.  —  15  DECEMBAE.  ôâ 


850  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

(l'une  main  aussi  vigoureuse.  Les  difficultés  même  auxquelles,  de 
son  propre  aveu,  il  devait  s'attendre,  semblaient  s'être  évanouies  à 
son  approche ,  ou  n'avaient  apparu  un  instant  que  pour  orner  et 
consacrer  son  triomphe. 

Aujourd'hui,  tout  est  changé,  et,  si  l'on  en  croit  les  apparences, 
la  chute  de  sir  Robert  Peel  a  suivi  de  près  sa  grandeur.  Non-seu- 
lement les  difficultés  prévues  ont  reparu  plus  graves  et  plus  mena- 
çantes que  jamais,  mais  sur  le  terrain  même  où  sa  puissance  pa- 
raissait le  mieux  assurée,  dans  le  parlement,  des  embarras  et  des 
jéchecs  assez  sérieux  sont  venus  plus  d'une  fois  l'avertir  que  les 
temps  étaient  changés;  plus  d'une  fois  aussi ,  pour  échapper  à  une 
défaite  probable,  il  a  dii  transiger  ou  reculer.  Aussi  ses  ennemis 
ont-ils  soudainement  repris  courage,  tandis  que  beaucoup  de  ses 
amis,  mécontens  et  inquiets,  ne  lui  prêtent  plus  qu'un  appui  incer- 
tain. De  tous  les  journaux  tories,  un  seul,  le  Standard,  lui  reste 
pleinement  fidèle.  Les  autres,  le  Times  en  tête,  ne  le  prennent  dé- 
sormais que  comme  un  pis-aller. 

D'où  vient,  où  va  cette  réaction  que  tout  le  monde  a  remarquée 
sans  que  personne  jusqu'ici  l'ait  suffisamment  expliquée?  Répond- 
elle  à  un  changement  bien  réel  soit  dans  la  conduite  de  sir  Robert 
Peel,  soit  dans  l'état  du  pays?  ou  bien  n'est-ce  que  le  résultat  pas- 
sager de  quelques-uns  de  ces  accidens  qui  viennent  troubler  toute 
carrière  politique  un  peu  longue?  En  un  mot,  le  parti  tory,  qui, 
par  dix  ans  d'efforts  persévérans  et  habiles ,  était  parvenu  en  ISil 
à  remonter  au  pouvoir,  s'en  verra-t  il  précipité  de  nouveau  au  bout 
de  deux  ans  dans  la  personne  de  ses  hommes  d'état  les  plus  illustres 
et  les  plus  éprouvés?  Telle  est  la  question  qui  s'agite  en  ce  moment 
et  sur  laquelle  les  esprits  paraissent  se  diviser.  Pour  la  résoudre,  il 
faut,  avant  tout,  présenter  le  bilan  complet  de  la  politique  ministé- 
rielle et  de  ses  résultats  au  dehors  et  au  dedans.  Il  faut  ensuite  re- 
chercher quels  sont  les  successeurs  possibles  de  sir  Robert  Peel,  et 
s'ils  possèdent  plus  que  lui  la  solution  des  graves  problèmes  qui  se 
débattent  dans  le  royaume-uni.  Il  faut  enfin  examiner  si  depuis  un 
an,  et  sous  l'influence  des  derniers  évènemens,  les  vieilles  combinai- 
sons se  sont  modifiées,  et  les  vieux  partis  transformés  assez  pour  que 
des  combinaisons  et  des  partis  nouveaux  puissent  dès  aujourd'hui 
envahir  le  monde  politique.  Ce  sera  l'objet  principal  de  cet  article, 
suite  de  ceux  que  la  Bévue  a  déjà  publiés  en  1840,  1841  et  1842. 

Pour  bien  apprécier  la  situation  actuelle  du  ministère  Peel,  il  y  a 
d'abord  une  distinction  à  faire.  On  sait  qu'en  Angleterre  la  session 


lE   ROYAUME-LNI  ET  LE  MINISTÈRE   PEEL.  851 

du  parlement  se  divise  en  deux  périodes  séparées  par  la  vacance 
de  Pâques.  C'est  en  général  pendant  la  première  de  ces  périodes 
que  se  posent  et  se  résolvent  les  grandes  questions  politiques.  Pen- 
dant la  seconde,  on  aéhève  d'expédier  les  affaires,  et  de  rédiger  en 
articles  de  loi  les  résolutions  dont  le  principe  a  déjà  été  voté.  Or,  il 
est  constant  que,  jusqu'à  la  vacance  de  Pâques,  sir  Robert  Peel  avait 
été  vainqueur  sur  tous  les  points  à  peu  près;  il  est  constant  qu'à 
cette  époque  il  paraissait  à  tout  le  monde  plus  puissant  et  plus  in- 
ébranlable que  jamais.  Un  rapide  résumé  des  principaux  débats  de 
cette  partie  de  la  session  en  donnera  la  preuve. 

Dans  la  session  de  1842,  les  affaires  étrangères,  on  s'en  souvient, 
avaient  tenu  peu  de  place;  mais  cette  session  s'était  terminée  lais- 
sant trois  grandes  questions  indécises,  celles  de  l'Afghanistan,  de  la 
Chine  et  du  traité  américain.  Or,  avant  la  session  de  1843,  ces  troiis 
questions  avaient  reçu,  de  la  guerre  ou  de  la  diplomatie,  une  solu- 
tion définitive.  Elles  devaient  donc  être  l'objet  d'un  débat  parlemen- 
taire, et  avec  sa  présomption  ordinaire  lord  Palmerston ,  dit-on, 
annonçait  à  qui  voulait  l'entendre  qu'avec  cet  aide  il  se  faisait  fort  de 
changer  en  minorité  la  majorité  de  sir  Robert  Peel.  Or,  voici  ce  qui 
advint  des  prophéties  de  l'ancien  ministre  des  affaires  étrangères. 

On  sait  comment,  vers  la  fin  de  1842,  se  termina  la  guerre  de 
Caboul.  D'abominables  excès,  et  en  définitive  l'abandon  peu  glorieux 
d'un  pays  où  l'on  avait  espéré  s'établir;  mais  d'un  autre  côté  une 
campagne  assez  brillante,  une  revanche  suffisante  des  désastres  de 
l'année  précédente,  et  par-dessus  tout  la  fin  d'une  entreprise  mal 
conçue,  mal  dirigée,  et  qui  ne  pouvait  conduire  à  rien  de  grand  ou 
d'utile.  S'il  n'y  avait  pas  là  pour  sir  Robert  Peel  un  sujet  de  triomphe, 
il  y  avait  moins  encore  un  sujet  d'attaque  pour  l'opposition,  surtout 
pour  l'opposition  whig,  responsable  des  fautes  et  des  malheurs  de 
1841.  Heureusement  pour  elle,  par  deux  de  ses  proclamations,  le 
gouverneur  actuel  de  l'Inde,  lord  Ellenborough,  avait  donné  prise. 
Dans  l'une,  il  accusait  ouvertement  la  politique  de  son  prédécesseur 
et  représentait  en  quelque  sorte  la  défaite  de  1841  comme  la  juste 
punition  de  cette  politique;  dans  l'autre,  il  annonçait  avec  orgueil 
aux  Indiens  que  les  portes  du  temple  de  Somnauth,  conquises 
en  1024  par  le  sultan  Mahmoud,  et  reprises  à  Ghuznee  par  les  sol- 
dats anglais,  allaient  être  ramenées  en  triomphe,  et  que  l'insulte  de 
huit  cents  ans  était  ainsi  vengée.  De  ces  deux  proclamations,  la  pre- 
mière était  blâmable,  la  seconde  n'était  que  ridicule.  C'est  pourtant 
celle-ci  qui,  par  l'indignation  qu'elle  causa,  mit  lord  Ellenborough 

55. 


852  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

en  péril  et  compromit  un  moment  le  cabinet.  Avec  un  zèle  aussi  po- 
litique que  religieux,  on  rechercha  quel  était  ce  temple  de  Somnauth 
auquel  le  gouverneur  chrétien  de  l'Inde  s'apprêtait  à  rendre  hom- 
mage, et  on  découvrit  avec  horreur,  avec  effroi,  que  ce  temple  «  des- 
servi par  2000  brahmines,  900  musiciens,  300  barbiers,  et  500  dan- 
seuses, toutes  très  jolies,  était  consacré  à  une  divinité  sanguinaire, 
et  servait  de  théâtre  aux  plus  abominables  débauches.  »  Ce  fut  alors 
contre  lord  EUenborough  et  sa  proclamation  un  concert  d'impréca- 
tions dévotes  auxquelles  la  voix  pieuse  des  whigs  ne  manqua  pas  de 
se  mêler.  Au  milieu  de  cette  sainte  clameur,  quelques  profanes  se 
hasardèrent  bien  5  faire  remarquer  qu'au  crime  de  relever  les  au- 
tels de  Juggernauth ,  la  cérémonie  des  portes  pouvait  ajouter  l'in- 
convénient de  mécontenter  les  populations  musulmanes,  c'est-à-dire 
vingt  millions  de  sujets  anglais  dans  l'Inde;  mais  c'était  là  le  petit  côté 
de  la  question.  En  attaquant  comme  impolitique  la  proclamation  de 
lord  EUenborough,  on  ne  pouvait  espérer  d'enlever  au  ministère  une 
seule  voix  dans  le  parlement.  En  l'attaquant  comme  irréligieuse,  on 
avait  la  chance  d'avoir  pour  soi  les  évêques  à  la  chambre  des  lords, 
sir  Robert  Inglis  et  son  parti  à  la  chambre  des  communes.  Faut-il 
s'étonner  que  le  paganisme  de  lord  EUenborough  ait  réveillé  tant  de 
sentimens  chrétiens  et  défrayé  pendant  trois  mois  tous  les  journaux 
de  lord  Paimerston? 

Il  y  avait  pourtant  là  quelque  chose  d'assez  singulier  et  un  renver- 
sement à  peu  près  complet  des  rôles  ordinaires.  Ainsi,  supposez  que 
lord  EUenborough  se  fût  nommé  lord  Auckland,  et  que  ce  dernier 
eût  signé  la  fameuse  proclamation ,  quels  cris  de  douleur  chez  les 
tories,  et  quelle  superbe  ironie  chez  les  whigs I  Au  lieu  de  cela, 
c'était  aux  whigs  à  gémir,  aux  tories  à  se  moquer;  aux  whigs  à  exciter 
le  zèle  du  banc  des  évêques,  aux  tories  à  le  contenir;  aux  whigs 
onfln  à  partager  la  pieuse  susceptibilité  de  sir  Robert  Inglis  et  de 
M.  Plumptree,  aux  tories  à  s'en  séparer.  C'est  ainsi  que,  dans  la 
mêlée  politique ,  les  partis  se  trouvent  quelquefois  amenés  à  faire 
entre  eux  l'échange  de  leurs  opinions  les  plus  enracinées,  de  leur 
langage  le  plus  habituel. 

Quoi  qu'il  en  soit,  quand  le  parlement  s'ouvrit,  le  ministère  était 
inquiet  et  l'opposition  pleine  de  confiance.  Dès  la  première  séance, 
lord  John  Russell  et  lord  Paimerston  annoncèrent  qu'ils  appelleraient 
l'attention  de  la  chambre  sur  la  conduite  de  lord  EUenborough,  et  sir 
Robert  Inglis  se  leva  aussitôt  pour  les  soutenir.  Peu  de  jours  après, 
M.  Vernon  Smith  alla  plus  loin  encore ,  et,  toujours  avec  l'appui  de 


LE  ROYAUME-UNI  ET  LE  MINISTÈRE  PEEL.  853 

sir  Robert  Inglis,  engagea  vivement  la  chambre  à  faire  acte  de  chris- 
tianisme en  flétrissant  cette  proclamation  «  vraiment  digne  d'un 
païen  et  qu'un  musulman  n'aurait  jamais  signée.»  A  cela,  sir  Robert 
Peel  répondit  avec  quelque  succès  en  détournant  la  question.  Cepen- 
dant il  fut  facile  d'apercevoir  que  dans  cette  discussion  le  premier 
ministre  n'avait  pas  sa  sérénité  ordinaire,  et  qu'il  attendait  avec  quel- 
que anxiété  le  jour  où,  conformément  aux  précédens,  il  devait  pro- 
poser à  la  chambre  un  vote  de  remerciement. 

Cet  usage  de  faire  voter  par  le  parlement  des  remerciemens  à  cer- 
tains hauts  fonctionnaires  civils  et  militaires  n'est  pas  très  ancien  en 
Angleterre,  et  ne  date  que  des  années  qui  ont  immédiatement  précédé 
la  révolution  de  1640.  C'est  sans  contredit  un  de  ceux  qui  ont  le  plus 
contribué  à  étendre  et  à  fortifier  l'influence  parlementaire.  Sir  Robert 
Peel  ne  pouvait  donc  songer  à  s'en  affranchir.  Mais  alors  se  présen- 
tait l'alternative  difficile  ou  de  comprendre  lord  Ellenborough  dans 
le  vote,  ce  qui  était  s'exposer  à  une  défaite,  ou  de  l'omettre,  ce  qui 
était  le  frapper  d'un  blâme  sévère  et  donner  gain  de  cause  à  l'oppo- 
sition. Le  cabinet  s'en  tira  par  une  motion  intermédiaire  et  qui  devait 
à  son  tour  embarrasser  ses  adversaires.  Il  proposa  le  même  jour, 
dans  les  deux  chambres,  de  remercier  lord  Ellenborough  «pour  l'ha- 
bileté avec  laquelle  les  ressources  de  l'empire  dans  l'Inde  avaient  été 
appliquées  aux  opérations  militaires.  »  Or  cette  motion,  malgré  la 
mauvaise  humeur  visible  de  lord  Palmerston,  passa  dans  les  deux 
chambres  à  l'unanimité. 

Tout  pourtant  n'était  pas  fini,  et,  quelques  jours  après,  deux  mo- 
tions, l'une  de  lord  Clanricarde  à  la  chambre  des  lords,  l'autre  de 
M.  Vernon  Smith  à  la  chambre  des  communes,  mirent  le  parlement 
en  demeure  de  se  prononcer  sur  la  fameuse  proclamation;  mais  sous 
cette  forme ,  la  question  devenait  toute  ministérielle ,  et  par  consé- 
quent bien  moins  favorable  à  l'opposition.  Le  ministère,  d'ailleurs, 
n'avait  pas  perdu  son  temps,  et  bien  de  pieuses  colères  s'étaient  re- 
froidies au  contact  de  la  politique.  La  veille  même  de  la  motion,  on 
avait  obtenu  de  la  plupart  des  évêques  qu'ils  s'abstiendraient.  En 
conséquence,  quatre  seulement  prirent  place  sur  leur  banc,  et  ce 
fut  sans  beaucoup  de  peine  que  le  duc  de  Wellington  et  lord  Broug- 
ham  réunis  battirent  lord  Clanricarde ,  lord  Clarendon  et  lord  Lans- 
downe.  Lord  Brougham,  d'ailleurs,  démontra  triomphalement  que 
(c  le  temple  de  Somnauth  appartenait  à  la  religion  des  boudhistes, 
non  à  celle  de  Brahma ,  »  ce  qui  expliquait  et  justifiait  parfaitement 
la  proclamation.  A  la  chambre  des  communes,  la  lutte  fut  un  peu 


85i  REVUE  jmS   DEUX  MONDES. 

plus  sérieuse,  et  le  radicalisme,  dans  la  personne  de  M.  Hume, 
l'opposition  whig,  représentée  par  M.  Macaulay,  lord  John  Russell 
et  lord  Palmerston,  la  haute  église  enfin,  ayant  pour  organe  M.  Plump- 
tree,  firent  en  commun  un  effort  considérable;  mais  lord  Stanley  et 
sir  Robert  Peel,  sans  défendre  la  lettre  de  la  proclamation,  rallièrent 
plus  facilement  qu'on  ne  l'aurait  pensé  presque  toute  l'armée  minis- 
térielle. En  définitive,  la  motion  eut  à  la  chambre  des  lords  25  voix 
contre  83,  à  la  chambre, des  communes,  157  contre  242.  Ainsi  finit 
la  première  campagne  de  lord  Palmerston. 

Il  y  avait  bien  moins  de  parti  à  tirer  de  l'affaire  de  Chine,  qui 
venait  de  se  terminer  heureusement  et  glorieusement.  Tout  au  plus 
pouvait-on  débattre  à  ce  sujet  quelques  questions  personnelles,  par 
exemple  celle  de  savoir  à  qui  revenait  l'honneur  du  dénouement. 
—  C'est  à  nous,  disaient  les  whigs,  qui  avons  déclaré  la  guerre  à  la 
Chine,  et,  par  la  querelle  si  habilement  inventée  de  l'opium,  préparé 
le  résultat  actuel.  — C'est  à  nous,  répondaient  les  tories,  qui  par 
notre  prévoyance,  par  notre  fermeté,  avons  réparé  les  fautes  de  nos 
prédécesseurs.  —  A  part  ce  petit  débat  intérieur,  tout  le  monde  re- 
connaissait que  la  paix  récemment  conclue  avec  le  céleste  empire  était 
aussi  honorable  qu'avantageuse,  si  toutefois  l'empereur  ne  refusait 
pas  de  la  ratifier.  On  sait  que  depuis  cette  ratification  est  venue,  et  que 
l'empire  chinois,  si  long-temps  fermé  à  l'Europe,  va  maintenant  lui 
être  ouvert  par  plusieurs  points  importans.  Le  génie  même  de  lord 
Palmerston  ne  pouvait  trouver  là  un  sujet  passable  de  querelle. 

L'affaire  du  traité  américain  présentait,  il  faut  en  convenir,  bien 
plus  de  difficultés.  Sans  compter  les  différends  passagers  de  la  Caroline 
et  de  1(1  Créole,  il  y  avait  entre  les  deux  pays  trois  grandes  questions 
à  régler,  celle  des  Umites  du  Canada,  celle  de  l'Orégon,  celle  du  droit 
de  visite  et  de  recherche;  de  ces  trois  questions,  la  première  seule 
était  résolue,  la  seconde  restait  tout-à-fait  indécise,  et  la  troisième 
recevait  une  solution  incomplète.  Un  mot  sur  chacune  d'elles  fera 
mieux  comprendre  en  quoi  consistaient  les  espérances  des  whigs. 

C'est  en  1783,  au  moment  môme  où  fut  reconnue  l'indépendance 
de  l'Amérique,  qu'un  traité  fixa  les  Umites  des  deux  pays;  mais  en 
Angleterre  surtout,  on  n'avait  qu'une  idée  assez  confuse  des  contrées 
à  peu  près  désertes  qui  se  trouvaient  aux  confins  des  deux  états,  .«t 
la  ligne  mentionnée  dans  le  traité  fut  si  indécise,  que  depuis  cette 
époque  jusqu'au  temps  actuel,  elle  n'avait  cessé  d'être  entre  les  deux 
nations  un  sujet  de  querelles.  Il  y  a  quelques  années  pourtant,  on 
conviut  de  prendre  le  roi  des  Pays-Bas  pour  arbitre;  mais,  tout  exa- 


LE  ROYAUME-UNI  ET   LE  MINISTÈRE  PEEL.  855 

men  fait,  il  se  trouva  que,  si  les  mesures  astronomiques  donnaient 
gain  de  cause  à  l'Angleterre,  l'Amérique,  au  contraire,  aTait  raison 
d'après  les  mesures  géocentriques.  Le  roi  des  Pays-Bas,  avec  beau- 
coup de  sagesse,  pensa  donc  qu'il  ne  devait  se  prononcer  ni  pour 
l'une  ni  pour  l'autre,  et  qu'un  compromis  était  le  seul  moyen  d'en 
finir.  C'était  là  outrepasser  son  mandat,  et,  en  1832,  les  États- 
Unis  refusèrent  la  transaction.  A  la  suite  de  ce  refus,  plusieurs  pro- 
positions et  contre-propositions  eurent  lieu,  jusqu'au  jour  où  lord 
Palmerston  mit  en  avant  la  singulière  idée  de  s'adresser  au  roi  de 
Prusse,  au  roi  de  Sardaigne,  au  roi  de  Saxe,  et  de  leur  demander 
non  de  juger  le  différend,  mais  de  nommer  chacun  un  savant  pour 
former  une  commission.  Cette  idée,  comme  bien  on  le  pense,  n'eut 
aucune  suite,  et  sous  l'influence  de  l'affaire  de  la  Caroline  et  de  l'af- 
faire Mac-Leod,  l'irritation  alla  croissant,  et  ne  tarda  pas  h  compro- 
mettre la  paix  des  deux  pays.  C'est  alors  que  sir  Robert  Peel  se  décida 
à  envoyer  en  Amérique  lord  Ashburton,  qui,  en  peu  de  temps,  con- 
clut un  traité  à  peu  près  sur  la  base  du  compromis  proposé  par  le  roi 
des  Pays-Bas.  D'après  ce  compromis,  l'Angleterre  obtenait  les  vingt- 
cinq  soixantièmes  du  territoire  contesté.  D'après  le  traité  Ashburton, 
elle  en  obtint  les  vingt-quatre  soixantièmes.  Elle  accorda  de  plus 
aux  Américains  un  libre  passage  sur  le  fleuve  Saint- Jean. 

Au  premier  coup  d'œil,  l'arrangement  paraissait  a^sez  satisfaisant, 
surtout  quand  on  considère  que  la  querelle  durait  depuis  soixante 
ans,  et  que  les  terrains  contestés  avaient  fort  peu  d'importance;  mais 
depuis  la  signature  le  hasard  fit  découvrir  à  Paris,  aux  archives  des 
affaires  étrangères,  une  carte  marquée  à  l'encre  rouge,  qui,  disait- 
on,  y  avait  été  déposée  par  Franklin,  et  qui  condamnait  les  préten- 
tions de  l'Amérique.  A  l'aide  de  cette  carte,  l'opposition  eut  beau 
jeu  à  soutenir  que  le  négociateur  américain ,  M.Wesbter,  n'avait 
point  été  de  bonne  foi ,  et  que  le  négociateur  anglais,  lord  Ashbur- 
ton ,  s'était  laissé  duper.  Il  fut  donc  convenu  que  le  traité  serait 
présenté  comme  un  acte  de  faiblesse  et  d'ignorance,  comme  un  acte 
qui  abandonnait  sans  compensation  les  droits  et  les  intérêts  de  l'An- 
gleterre. 

Voilà  pour  le  premier  point.  Quant  au  second,  il  n'en  était  rien 
dit  dans  le  traité,  bien  qu'il  en  pût  résulter  de  graves  conséquences. 
Il  s'agissait  en  effet,  non  plus  de  quelques  terrains  incultes  et  pres- 
que déserts,  mais  d'un  territoire  fertile,  bien  arrosé,  de  300  lieues  de 
long  sur  200  de  large,  et  qui,  situé  entre  les  Montagnes  Rocheuses 
etrOcéan  Pacifique,  est  peut-être  appelé  dans^ttn  avenir  peu  éloigné 


856  RBVDE  DES  DEUX  MONDES. 

à  de  brillantes  destinées.  Pouvait-on  considérer  comme  sérieux, 
comme  durable,  un  traité  qui  laissait  incertaine  la  possession  d'un 
tel  territoire?  Si  le  cabinet  avait  pu  s'en  flatter,  il  devait  être  dé- 
trompé depuis  le  message  du  président  des  États-Unis,  depuis  sur- 
tout les  motions  de  MM.  Pendleton  et  Linn,  prises  en  considération, 
la  première  par  la  chambre  des  représentans,  la  seconde  par  le  sénat, 
et  qui  ne  tendaient  à  rien  moins  qu'à  occuper  par  la  force  les  terri- 
toires contestés. 

Reste  la  question  du  droit  de  visite  et  de  recherche,  et  sur  cette 
question  encore  Topposition  pouvait,  à  quelques  égards,  reprocher 
au  négociateur  tory  de  s'être  mal  acquitté  de  sa  mission.  Cette  ques- 
tion, en  effet,  est  complexe.  Il  y  a  d'une  part  la  faculté  de  visiter  à 
fond  tout  bâtiment  suspect  de  traite  et  de  le  saisir  provisoirement,  si 
le  soupçon  paraît  fondé;  il  y  a  le  droit  de  vérifier  par  une  visite  som- 
maire, et  en  se  faisant  présenter  les  papiers  de  bord,  la  nationalité 
de  tout  bâtiment  soupçonné  d'arborer  un  pavillon  qui  ne  lui  appar- 
tient pas.  Quant  à  la  faculté  de  recherche  et  de  saisie,  tout  le  monde 
reconnaît  qu'elle  ne  peut  s'exercer  que  par  consentement  mutuel; 
mais  il  en  est  autrement  du  droit  de  simple  visite,  que  l'Angleterre 
a  toujours  réclamé  comme  étant  du  droit  des  gens,  que  l'Amérique 
a  toujours  refusé  comme  appartenant  au  droit  national.  Or,  quant  au 
droit  de  recherche,  on  avait  obtenu  peu  de  chose  de  l'Amérique,  puis- 
qu'elle s'engageait  simplement  à  entretenir  une  escadre  pour  réprimer 
la  traite.  Quant  au  droit  de  visite,  on  ne  décidait  rien  absolument, 
et  ce  dangereux  sujet  de  querelle  restait  tout  entier  entre  les  deux 
pays.  Il  y  a  plus,  le  traité  était  si  équivoque  à  cet  égard,  que  les  deux 
parties  contractantes  avaient  pu  l'entendre  chacune  à  sa  manière  et 
selon  son  penchant.  Ainsi  dans  son  message  annuel  le  président  se 
félicitait  que  le  droit  de  visite  simple  fût  abandonné  par  l'Angle- 
terre, tandis  que  sir  Robert  Peel  le  maintenait  et  déclarait  que  l'An- 
gleterre n'y  renoncerait  jamais.  Encore  une  fois  qu'est-ce  qu'un 
traité  qui  donne  lieu  à  de  telles  interprétations,  à  de  telles  contra- 
dictions? 

J'ai  exposé  brièvement  les  argumens  de  l'opposition  whig  contre 
le  traité  Ashburton,  et  je  dois  convenir  que,  très  faible  à  mon  sens 
sur  le  premier  point,  elle  était  très  forte  sur  les  deux  autres.  C'est 
pourtant  là  que  se  préparait  pour  elle  la  plus  rude  défaite  qu'elle  ait 
eu  a  subir,  une  défaite  dont  lord  Palmerston  en  particulier  se  sou- 
viendra long-temps.  Le  21  mars,  cet  ancien  ministre  se  leva,  et,  dans 
un  discours  de  trois  heures,  discuta  avec  une  rare  perspicacité  toutes 


I 


LE  ROYAUME-UNI  ET  LE  MINISTÈRE  PEEL.  857 

les  parties  du  traité  Ashburton,  qu'il  déclara  dérisoire,  funeste  et 
presque  déshonorant.  Averti  par  les  échecs  précédens,  il  évita  pour- 
tant de  conclure  et  se  borna  à  demander  la  production  de  quelques 
correspondances  qui,  son  expérience  le  lui  indiquait  assez,  ne  pou- 
vaient pas  être  produites.  Ce  fut  pour  sir  Robert  Peel  un  premier 
avantage.  «  Pourquoi,  dit- il  à  lord  Palmerston,  ne  proposez-vous 
pas  purement  et  simplement  un  blâme  contre  le  traité  et  contre  ceux 
qui  l'ont  fait?  C'est  ainsi  que  l'opposition  a  agi  en  1783  lors  de  la 
paix  de  Versailles,  et  en  1803  après  la  paix  d'Amiens,  bien  que  ces 
traités  et  cette  paix  fussent  signés  et  ratifiés.  Mais  lord  Palmerston 
sait  qu'à  sa  motion  je  répondrais  par  celle  d'une  complète  approba- 
tion, et  que  la  mienne,  non  la  sienne,  passerait  à  une  grande  majo- 
rité. »  Puis,  entrant  largement  dans  la  voie  des  récriminations,  qui 
jusqu'à  ce  jour  lui  avait  si  bien  réussi,  il  établit  que,  sur  la  question 
des  limites  du  Canada  comme  sur  celle  du  droit  de  visite,  les  whigs 
n'avaient  rien  fait,  pendant  leurs  dix  années  de  pouvoir,  qu'em- 
brouiller les  choses  et  irriter  les  esprits.  Et  comme  lord  Palmerston 
reprochait  au  traité  de  visite  américain  d'avoir  empêché  la  ratifica- 
tion du  traité  de  visite  français  :  «  Ce  n'est,  s'écria  sir  Robert  Peel 
en  regardant  son  adversaire  en  face,  ce  n'est  ni  lord  Ashburton  ni 
le  général  Cass  qui  ont  empêché  la  France  de  ratifier  le  traité  de  18'i  1 , 
c'est  lord  Palmerston  lui-même.  »  Et  il  se  rassit  aux  applaudissc- 
mens  non-seulement  du  parti  tory,  mais  d'une  portion  notable  du 
parti  radical. 

Cette  première  journée  était  mauvaise  pour  lord  Palmerston.  La 
vSeconde  le  fut  bien  davantage.  Après  quelques  paroles  de  sir  Charles 
Napier  contre  le  traité,  un  membre  s'avisa  de  demander  que  la 
chambre  fût  comptée,  et  il  se  trouva  qu'il  y  avait  seulement  trente- 
sept  membres  présens.  La  motion  tomba  donc  de  son  propre  poids, 
et  le  lendemain  lord  Palmerston,  au  mifieu  d'une  hilarité  générale, 
déclara  qu'il  ne  la  relèverait  pas,  se  trouvant  en  définitive  fort  con- 
tent du  résultat.  Pour  compléter  sa  satisfaction,  un  membre  de  l'op- 
position, M.  Hume,  s'empressa  alors  d'annoncer  qu'il  proposerait 
un  vote  de  remerciemens  à  lord  Ashburton  et  aux  ministres  qui 
avaient  ratifié  le  traité.  C'était,  sir  Robert  Peel  lui-même  en  fit  la 
remarque,  une  motion  insolite  et  qui  ne  pouvait  s'appuyer  sur  aucun 
précédent.  M.  Hume  n'en  persista  pas  moins,  et,  malgré  la  très  vive 
opposition  de  lord  Palmerston  et  de  lord  John  Russell,  emporta  le 
vote  à  238  voix  contre  96.  A  la  chambre  des  lords,  lord  Rrougham  fit 
up.e  motion  analogue  qui,  faiblement  combattue  par  lord  Lansdowne, 


858  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

passa  sans  division.  Ainsi  lord  Ashburton  dut  à  lord  Palmerston  un 
honneur  qui  jamais  n'avait  été  accordé  à  aucun  négociateur.  Telle 
fut  l'issue  de  la  seconde  et  dernière  canapagne  de  lord  Palmerston 
contre  sir  Robert  Peel. 

Pour  en  finir  avec  le  traité  Ashburton,  il  faut  dire  qu'en  définitive 
ce  traité,  malgré  ses  imperfections,  paraît  avoir  notablement  dimi- 
nué, si  ce  n'est  supprimé,  les  causes  d'irritation  qui  existaient  entre 
l'Angleterre  et  les  États-Unis.  Les  propositions  sur  l'Orégon  n'ont 
été  admises  par  aucune  des  deux  chambres,  et  sur  l'affaire  du  droit 
de  visite,  bien  qu'en  principe  on  soit  aussi  loin  de  s'entendre  que 
jamais,  il  semble  qu'en  fait  on  tende  des  deux  côtés  h  se  rapprocher. 
Ainsi  l'Angleterre  d'une  part  reconnaît  que,  «  lorsqu'il  ne  s'agit  pas 
de  piraterie,  la  visite  n'est  pas  de  droit  rigoureux,  et  ne  doit  avoir 
lieu  que  sur  de  sérieuses  apparences  et  avec  beaucoup  de  réserve.  » 
Les  États-Unis  déclarent  d'autre  part  que  ce  si  un  officier  anglais,  sur 
de  graves  soupçons,  aborde  un  navire  américain,  lui  demande  ses 
papiers  avec  convenance,  et  se  retire  dès  que  la  nationaUté  est  con- 
statée, cet  officier  outrepasse  ses  pouvoirs,  mais  sans  qu*un  gouver- 
nement raisonnable  puisse  songer  à  s'en  plaindre.  »  Dans  cette  li- 
mite, le  débat  est  réduit  à  des  termes  bien  étroits,  et  la  question 
peut  dormir  long-temps  en  paix. 

Il  est  un  autre  traité  de  visite  qui,  l'an  dernier,  menaçait  de  donner 
quelques  embarras  à  sir  Robert  Peel,  le  traité  avec  la  France.  On  sait 
en  effet  que  le  ministre  des  affaires  étrangères  français,  pressé  par 
l'opinion  publique,  avait  en  définitive  refusé  de  ratifier  son  propre 
traité,  et  que  cet  acte  inusité  ne  paraissait  pas  devoir  suffire  aux  deux 
chambres.  Derrière  le  nouveau  traité,  désormais  sans  valeur,  appa- 
raissait l'ancien  encore  plein  de  vie,  et  le  premier  vote  du  parlement 
devait  être,  disait-on,  mortel  à  celui-ci  comme  à  l'autre.  Heureu- 
sement pour  le  cabinet  anglais,  il  se  trouva  en  France  des  députés 
clairvoyans  qui  imaginèrent  qu'on  pouvait  condamner  une  poUtique 
et  maintenir  au  pouvoir  les  ministres  pour  qui  cette  politique  était 
excellente  de  tout  point.  Frappant  d'une  main  ceux  qu'ils  sauvaient 
de  l'autre,  ces  députés  firent  donc  prévaloir  dans  la  chambre  une 
rédaction  qui  se  prêtait  à  toutes  les  interprétations.  Aussi,  le  jour  où 
ce  singulier  vote  fut  connu  à  Londres,  l'hilarité  y  fut-elle  grande  et 
générale.  «Voilà,  s'écrièrent  d'un  commun  accord  les  journaux  de 
toutes  les  couleurs,  voilà  où  ont  abouti  tant  d'ébullition  patriotique 
et  de  si  beaux  discours!  Comme  lors  des  25  millions  refusés  d'abord, 
puis  payés  dès  que  les  États-Unis  ont  menacé,  on  a  fait  beaucoup  de 


LE  ROYAUME-UNI  FT  LE  MINISTÈRE  PEEL.  859 

bruit  pour  arriver  à  une  bravade  impuissante.  C'est  une  seconde  édi- 
tion de  la  réduction  de  là  rente;  c'est  un  amendement  annuel  à  ajouter 
à  l'amendement  sur  la  Pologne,  à  cet  amendement  qui,  depuis  douze 
ans,  figure  si  honorablement  dans  les  adresses  de  la  chambre  des 
députés.  Désormais,  à  côté  de  la  nationalité  polonaise,  on  placera 
le  droit  de  visite,  ce  qui  n'empêchera  ni  l'empereur  Nicolas  d'écraser 
la  Pologne ,  ni  les  officiers  anglais  de  visiter  les  bâtimens  français 
Il  est  même  probable  que  M.  Guizot,  qui  connaît  son  monde,  ne  se 
donnera  pas  la  peine  d'écrire  à  ce  sujet  un  seul  mot  à  lord  Aberdeen, 
ou  que,  s'il  le  fait,  ce  sera  pour  la  forme  et  afin  de  se  préparer  pour 
la  prochaine  session  une  réponse  de  quelques  minutes.  En  attendant, 
jamais  le  peuple  aimable  et  léger  qui  s'agite  de  l'autre  côté  de  la 
Manche  n'avait  mis  plus  en  relief  son  caractère  national.  » 

Il  reste  à  savoir,  et  l'on  saura  bientôt,  si  les  chambres  françaises 
ont  mérité  toutes  ces  moqueries,  et  si  l'amendement  sur  la  Pologne 
a  vraiment  trouvé  un  frère  jumeau.  Quoi  qu'il  en  soit,  à  dater  de 
notre  dernière  adresse,  le  traité  de  visite  a  cessé  d'être  une  affaire 
en  Angleterre,  et  c'est  tout  au  plus  s'il  en  a  été  question  deux  ou 
trois  fois  en  passant  dans  la  dernière  session.  Il  faut  en  dire  à  peu 
près  autant  des  grandes  conquêtes  que  nous  avons  faites  dans  l'Océan 
Pacifique,  conquêtes  qui,  disait-on,  devaient  exciter  toutes  les  jalou- 
sies de  notre  fière  rivale.  Si  les  missionnaires  et  ceux  qui  les  ap- 
puient ne  s'en  fussent  émus  un  peu,  personne  n'y  aurait  songé,  pas 
plus  l'opposition  que  le  parti  ministériel.  Ce  fut  même  pour  les  jour- 
naux tories,  pour  le  Times  et  le  Standard  entre  autres,  un  sujet  de 
nouvelles  plaisanteries.  «  Il  est  clair,  disait  le  Times  un  jour,  que  si 
l'occupation  des  Marquises  ou  d'Otaïti  pouvait  avoir  quelques  avan- 
tages politiques  ou  commerciaux,  l'Angleterre  ou  les  États-Unis  au- 
raient devancé  la  France;  mais  cette  occupation  est  bonne  tout  au 
plus  à  donner  aux  ministres  français  l'occasion  de  conférer  quelques 
emplois  et  de  faire  quelques  phrases  un  peu  ronflantes.  »  —  «  Il  se- 
rait étrange,  ajoutait-il  un  autre  jour,  qu'une  nation  qui  possède  au 
moins  une  province  dans  chaque  mer  et  sur  chaque  continent  vînt 
à  se  quereller  avec  la  France  au  sujet  d'un  petit  potager  (kifchen 
garden)  dans  l'Océan  Pacifique.  »  —  Puis  le  Standard,  organe  par- 
ticulier de  sir  Robert  Peel,  prétendait  que,  «  loin  de  voir  avec  peine 
l'occupation  par  la  France  de  quelques  îles  dans  l'Océan  Pacifique, 
l'Angleterre  devait  s'en  réjouir.  Ce  sont  des  otages  de  paix,  car  il  est 
évident  que  dans  les  six  premiers  mois  de  la  guerre  l'Angleterre  s'en 
emparerait.  »  D'après  cela,  il  n'est  pas  surprenant  que  les  plaintes 


860  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

(le  la  reine  Pomaré  à  sa  très  chère  sœur  et  amie  aient  été  peu  écou- 
tées, que  lord  Lansdowne,  comme  lord  Aberdeen,  se  soit  hâté  de 
déclarer  «  qu'il  voyait  sans  aucune  espèce  d'inquiétude  la  domina- 
tion française  à  Otaïti,  »  que  l'affaire  enfin  ait  obtenu  dans  le  parle- 
ment tout  juste  le  degré  d'attention  qu'elle  méritait,  cinq  minutes  de 
conversation. 

A  l'intérieur,  le  succès  de  sir  Robert  Peel  pendant  cette  première 
partie  de  la  session  fut  un  peu  plus  contesté.  Personne  n'a  oublié  les 
mesures  si  hardies  et  si  importantes  par  lesquelles  il  avait,  en  1842, 
signalé  son  avènement  et  assuré  son  pouvoir.  Mais  ces  mesures  de- 
vaient, par  leur  nature  même,  froisser  bien  des  intérêts,  exciter 
bien  des  craintes,  tromper  bien  des  espérances.  C'est  ce  qui  arriva, 
et  en  passant  de  la  théorie  à  la  pratique,  la  taxe  du  revenu  notam- 
ment parut  plus  dure  et  plus  arbitraire  qu'on  ne  l'avait  supposé.  Le 
commerce  et  l'industrie,  d'ailleurs,  continuaient  à  languir,  la  détresse 
du  pays  ne  diminuait  pas,  et  les  tableaux  trimestriels  du  revenu  pu- 
blic jusqu'alors  publiés  indiquaient  que  les  calculs  de  sir  Robert  Peel 
étaient  loin  de  se  réaliser,  et  qu'au  lieu  de  l'excédant  prévu  il  y 
aurait  encore  un  déficit.  La  partie  agricole  du  nouveau  tarif  sur- 
tout entretenait  à  un  assez  haut  degré  l'agitation  des  esprits.  D'un 
côté,  la  ligue  contre  la  loi  des  céréales,  dirigée  par  l'habile  et  infati- 
gable M.  Cobden ,  s'étendait  sur  tout  le  pays,  enrôlant  partout  des 
associés  et  levant  des  impôts  sous  forme  de  souscription  ;  de  l'autre, 
des  réunions  agricoles  avaient  lieu  où  les  hommes  qui,  aux  dernières 
élections,  avaient  soutenu  sir  Robert  Peel  se  plaignaient  amèrement 
d'avoir  été  trompés  par  lui  et  par  leurs  représentans.  cr  Mieux  eût 
valu  cent  fois,  disaient-ils,  que  nous  restassions  en  minorité.  Sir 
Robert  Peel,  aidé  par  la  chambre  des  lords,  eût  alors  empêché  les 
whigs  de  faire  ce  qu'il  a  fait  lui-môme,  grâce  à  nos  votes,  grâce  au 
pouvoir  dont  nous  l'avons  investi.  »  A  cela  les  amis  des  fermiers 
[farmers\friends]  répondaient  en  général  d'un  ton  humble  qu'ils  re- 
grettaient bien  ce  qui  s'était  passé,  mais  qu'ils  n'avaient  pu  faire 
autrement.  Il  y  en  eut  pourtant  qui  prirent  leur  parti,  et  qui  brave- 
ment se  déclarèrent  convertis  à  la  Uberté  du  commerce  en  présence 
môme  du  concurrent  qu'ils  avaient  mis  à  la  porte  à  ce  litre.  C'est  ce 
qu'on  vit  notamment  à  un  grand  meeting  du  comté  de  Somerset,  et 
cela  valut  aux  membres  actuels,  MM.  Acland  et  Dickinson ,  quelques 
compUmens  ironiques  de  l'ancien  membre,  M.  Sanford,  non  réélu 
en  1842.  «  Je  savais  bien,  dit  celui-ci,  que  nos  heureux  concurrens 
en  viendraient  là;  mais  je  dois  convenir  qu'ils  se  sont  exécutés  plus 


LE  ROYAUME-UNI  ET  LE  MINISTÈRE  PEEL.  861 

vite  et  plus  complètement  que  je  ne  le  prévoyais.  »  Ailleurs  M.  Go- 
ring,  tory,  alla  plus  loin  encore,  et  déclara  que  les  lois  des  céréales 
devaient  bientôt  périr.  Dans  d'autres  réunions,  au  contraire,  une 
vive  résistance  parut  se  préparer,  et  les  représentans  firent,  aux  dé- 
pens de  sir  Robert  Peel,  leur  paix  avec  les  représentés. 

De  tout  cela  il  résulte  qu'au  moment  où  s'ouvrit  la  session  beau- 
coup de  doutes  existaient  soit  sur  les  intentions  de  sir  Robert  Peel, 
soit  sur  celles  de  son  parti  dans  la  cbambre.  Selon  les  uns,  il  devait 
faire  un  pas  de  plus  vers  la  liberté  commerciale;  selon  les  autres,  son 
parti  entendait  lui  signifier  que,  s'il  ne  changeait  pas  d'allure,  il 
cesserait  de  le  suivre.  Dès  le  premier  jour,  sir  Robert  Peel  mit  fin  à 
toutes  ces  conjectures  en  déclarant,  avec  l'approbation  de  ses  amis, 
qu'il  maintenait  sans  plus  et  sans  moins  ce  qu'il  avait  fait  l'an  der- 
nier. ((  Je  ne  suis  pas  lié  d'une  manière  indissoluble,  ajouta-t-il,  à  la 
loi  des  céréales  actuelle;  mais  je  pense  que  l'épreuve  n'est  pas  faite, 
et  qu'il  est  juste  qu'elle  se  fasse  avant  toute  nouvelle  réforme.  » 

Cette  attitude  de  sir  Robert  Peel  et  de  ses  amis  était  peu  encoura- 
geante pour  l'opposition;  mais  on  sait  en  Angleterre  qu'un  parti  ne 
se  soutient  pas  par  le  silence,  et  qu'en  face  de  la  majorité  qui  gou- 
verne il  doit  toujours  y  avoir  une  minorité  qui  expose  ses  griefs, 
développe  sa  politique,  et  prépare  ainsi  l'avenir.  Il  fut  donc  résolu 
au  sein  du  parti  whig  qu'un  grand  débat  aurait  lieu  où,  pour  l'in- 
struction du  pays,  toutes  les  opinions  pourraient  librement  se  pro- 
duire, et  lord  Howick,  un  des  membres  les  plus  consciencieux  et  les 
plus  éclairés  de  ce  parti,  fut  chargé  d'ouvrir  ce  débat  en  demandant 
une  enquête  sur  l'état  du  pays.  Loi  des  céréales,  Uberté  du  com- 
merce, budget  whig  et  budget  tory,  traités  de  commerce,  tout  prit 
place  dans  la  discussion,  qui  n'occupa  pas  moins  de  six  longues 
séances;  cependant,  malgré  l'intervention  des  principaux  orateurs, 
elle  fut  traînante,  pénible,  et  ne  se  releva  un  jour  que  par  un  singulier 
incident.  C'était  peu  de  temps  après  l'assassinat  de  M.  Drummond, 
secrétaire  de  sir  Robert  Peel.  Or,  dans  un  discours  plein  de  violence 
et  d'éloquence,  M.  Cobden  ayant  dit  que  sir  Robert  Peel  était  indi- 
viduellement responsable  de  la  détresse  du  pays,  celui-ci  se  leva,  et 
d'un  ton  fort  ému  signala  cette  phrase  à  la  chambre  comme  une  me- 
nace personnelle.  Aussitôt  son  parti,  qui  pourtant  avait  entendu  sans 
murmures  les  paroles  de  M.  Cobden,  s'ébranla  tout  entier  et  fît  re- 
tentir de  longues  acclamations  les  voûtes  de  la  salle.  C*est  tout  au 
plus  si  on  permit  à  M.  Cobden  étonné,  indigné,  quelques  paroles 
d'explication.  Après  ce  mouvement  dramatique,  sir  Robert  Peel  se 


862  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

retourna  contre  les  wliigs  et  recommença  leur  procès  en  homme 
qui  connaît  ses  juges  et  qui  est  sûr  de  l'arrêt.  Une  faible  réplique 
de  lord  John  Russell  termina  le  débat,  et  la  majorité  fut  de  396 
contre  281.  C'était  une  majorité  plus  forte  que  toutes  celles  de  l'an 
passé. 

A  la  chambre  des  lords,  il  y  eut  une  double  tentative  contre  la  loi 
des  céréales,  l'une  au  nom  des  anciens  tarifs  par  lord  Stanhope, 
l'autre  au  nom  de  la  liberté  du  commerce  par  lord  Monteagle 
f  M.  Spring-Rice.)  Lord  Ripon  répondit  au  premier,  qui  attribuait 
au  tarif  nouveau  toute  la  détresse  du  pays ,  et  lui  rappela  plaisam- 
ment que  l'an  dernier  il  avait  été  «  dans  l'agonie  de  la  peur  [in  the 
agony  of  fear)  au  sujet  de  l'importation  des  cochons.  Cependant, 
ajouta-t-il,  il  n'en  est  entré  que  trois  cent  quinze.»  La  motion  de 
lord  Stanhope  fut  rejetée  par  25  voix  contre  4.  Quant  à  celle  de  lord 
Monteagle,  les  whigs  et  lord  Rrougham  l'appuyèrent;  mais  elle  ne 
réunit  que  78  voix  contre  200.  Ainsi,  malgré  les  attaques  du  dehors, 
le  terme  moyen  de  18i2  était  victorieux  dans  les  deux  chambres. 

Il  y  eut  encore  sur  quelques  points  quelques  escarmouches  entre 
le  ministère  et  les  diverses  oppositions.  Ce  fut  un  jour  M.  Duncombe 
qui,  accusant  lord  Abinger  d'avoir  conduit  le  procès  des  chartistes 
avec  passion  et  partialité,  demanda  qu'un  comité  choisi  de  la  cham- 
bre examinât  sa  conduite  judiciaire;  mais  lord  John  Russell  s'unit  h 
l'attorney  général  et  à  sir  James  Graharn  pour  faire  rejeter  cette  mo^ 
tion,,qui  sur  301  voix  n'en  réunit  que  73.  Puis  ce  fut  lord  John  Rus- 
sell lui-même  qui  dénonça  comme  inconstitutionnelle  la  nomina- 
tion d'un  membre  du  cabinet,  le  duc  de  Wellington,  aux  fonctions 
de  commandant  en  chef  de  l'armée;  mais  sir  Robert  Peel  ayant,  au 
nom  de  tout  le  ministère,  pris  la  responsabilité  de  cette  nomination, 
lord  John  Russell  n'osa  pas  provoquer  un  vote.  Ce  fut  M.  Ward  qui 
proposa  d'examiner  les  charges  particulières  qui  pèsent  sur  la  terre, 
afin,  tout  le  monde  le  comprit,  d'arriver  à  prouver  que  ces  charges 
n'avaient  rien  qui  motivât  une  protection  spéciale;  mais  cette  ma- 
nière détournée  de  revenir  à  la  loi;  des  céréales  n'eut  d'autre  résultat 
que  d'amener  une  assez  vive  discussion.  Ce  fut  lord  Ashley  qui  de- 
manda l'abolition  du  commerce  de  l'opium;  mais  à  la  prière  de  sir 
Robert  Peel,  qui  promit  de  s'occuper  de  la  question ,  lord.  Ashley  re- 
tira sa  motion.  Ce  fut  M.  Charles  Ruller  qui,  dans  un  discours  très 
étendu,  très  instructif,  développa  ses  idées  sur  l'organisation  systé- 
matique d'une  vaste  colonisation  ;  mais  lord  Stanley  fit  observer  que 
ce  serait  éveiller  des  espérances  qu'on  ne  saurait  réaliser,  et  M.  Bullcr 


LE  ROY  ACME-UNI  ET  LE  MINISTÈRE   PEEL.  863 

n'insista  pas  pour  le  moment.  Ce  fut  enfin  M.  Walter,  propriétaire 
du  Times,  qui,  soutenu  par  MM.  Ferrand,  Wakley  et  Stuart  Wortley, 
fit  une  nouvelle  passe  d'armes  contre  l'ennemie  qu'il  poursuit  depuis 
plusieurs  années,  la  nouvelle  loi  des  pauvres;  mais  126  voix  contre 
58  donnèrent  raison  à  la  coalition  des  whigs  et  des  tories  modérés 
contre  la  coalition  des  tories  exaltés  et  des  radicaux.  Peu  de  jours 
après,  l'élection  de  M.  Walter  à  Nottinghai^  était  annulée  pour  cor- 
ruption, et  son  fils  battu  par  M.  Gisborne,  à  1839  voix  contre  1718. 
Beaucoup  de  personnes  pensent  que  ces  divers  incidens  n'ont  pas 
été  étrangers  à  la  nouvelle  marche  du  Ti7nes  et  à  la  guerre  toute 
personnelle  qu'il  déclara  à  sir  Robert  Peel. 

Voici  donc  en  résumé  quelle  était,  au  moment  de  la  vacance  de 
Pâques,  la  situation  du  cabinet.  Sa  politique  en  Chine  et  dans  l'Af- 
ghanistan avait  obtenu  l'approbation  éclatante  des  deux  chambres, 
qui  de  plus  lui  avaient  toutes  deux  voté  des  remerciemens  pour 
le  traité  américain.  Les  affaires  de  France  s'arrangeaient  à  son  gré, 
et  il  pouvait  dire,  sans  crainte  d'être  contredit,  qu'il  était  parvenu  à 
apaiser  l'irritation  créée  par  lord  Palmerston ,  et  à  rétablir  la  bonne 
intelligence  entre  les  deux  gouvernemens.  A  l'intérieur,  une  majo- 
rité plus  forte,  plus  compacte  que  jamais,  venait  sanctionner  ses  me- 
sures de  l'an  dernier  et  faire  taire  les  dernières  rancunes  auxquelles 
ces  mesures  avaient  donné  heu.  Whigs  et  tories,  en  un  mot  tous 
les  journaux  s'accordaient  à  signaler  la  tranquillité  dans  les  évène- 
mens,  l'apathie  et  l'indifférence  dans  les  esprits.  Il  n'y  avait  pas, 
selon  les  uns  comme  selon  les  autres,  une  question  dans  l'air,  et  la 
chambre  des  communes,  presque  déserte,  témoignait  assez  de  la  con- 
fiance du  parti  ministériel,  du  découragement  de  l'opposition.  Moins 
d'un  mois  après,  la  chance  avait  tourné. 

Le  premier  échec  du  ministère  lui  vint  d'un  projet  qui  au  début 
lui  avait  valu,  dans  la  chambre  des  communes,  des  complimens  una- 
nimes. Avant  la  vacance ,  lord  Ashley  ayant  proposé  de  voter  une 
adresse  à  la  couronne  pour  que  des  moyens  fussent  pris  de  répandre 
dans  les  classes  ouvrières  les  bienfaits  d'une  éducation  morale  et 
religieuse;  sir  James  Graham  s'associa  à  la  pensée  de  lord  Ashley  et 
annonça  immédiatement  un  bill  destiné  à  la  réaliser.  D'après  ce  bill, 
les  enfans  de  huit  à  treize  ans  employés  dans  les  manufactures  de- 
vaient ne  travailler  que  six  heures  et  demie  par  jour,  et  en  passer  trois 
à  l'école.  L'état  en  outre  consentait  à  payer  les  deux  tiers  de  la  con- 
struction des  écoles,  l'autre  tiers  restant  à  la  charge  des  souscriptions 
particulières.  Quant  aux  dépenses  d'entretien,  elles  devaient  être 


864  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

fournies  partie  par  une  faible  rétribution  des  élèves,  partie  par  une 
taxe  paroissiale;  l'école  d'ailleurs  devait  être  administrée  par  une 
commission  de  sept  membres,  à  savoir,  le  pasteur,  deux  marguiiliers 
[church  ivardens)y  et  quatre  personnes  à  la  nomination  des  magis- 
trats. C'est  à  la  commission  ainsi  constituée  qu'il  appartenait  de 
nommer  les  instituteurs  avec  l'approbation  de  l'évéque.  Il  restait 
enfin  bien  entendu  qu'aucun  enfimt  ne  serait  tenu  d'assister  au  ser- 
vice anglican  ou  de  recevoir  de  l'instituteur  l'instruction  religieuse. 
Les  dissidens  et  les  catholiques  avaient  ainsi,  selon  sir  James  Grahara, 
une  garantie  complète  contre  tout  esprit  de  prosélytisme. 

Après  cet  exposé,  il  y  eut  dans  la  chambre  un  concert  d'applaudis- 
semens.  Lord  John  Russell  et  lord  Sandon ,  M.  Ewart  et  sir  Charles 
Burrell  s'unirent  pour  promettre  que  dans  une  cause  aussi  sainte 
chacun  déposerait  tout  esprit  de  parti.  Quelques-uns  prévirent  bien 
que  les  opinions  exclusives  et  intolérantes  se  plaindraient,  et  que 
le  bill  passerait  aux  yeux  des  uns  pour  destructif  de  la  prépondé- 
rance anglicane,  aux  yeux  des  autres  pour  un  nouveau  moyen  de 
fortifier  cette  prépondérance;  mais,  dit  lord  John  Russell,  «nous 
ne  devons  pas  nous  arrêter  à  cela.  »  Un  membre,  sir  Robert  Inglis , 
protesta  pourtant  en  faveur  du  prosélytisme,  et  soutint  qu'on  n'avait 
pas  le  droit  de  le  supprimer.  Sir  Robert  Inglis  fut  seul ,  et  l'on  put 
croire  que  le  bill  passerait  à  l'unanimité. 

Même  mouvement  dans  la  presse  que  dans  la  chambre.  A  l'exem- 
ple de  sir  Robert  Inglis,  le  John  Bull  déclara  que  jamais  plus  grand 
mal  n'avait  été  fait  depuis  Jacques  II,  et  qu'en  ne  reconnaissant 
plus  l'église  anglicane  comme  la  seule  et  véritable  église,  on  ouvrait 
la  porte  à  toutes  les  erreurs,  à  toutes  les  impiétés,  dont  le  nom  est 
légion,  ce  II  faut,  ajoutait  le  John  Bull,  avoir  le  courage  de  proclamer 
qu'on  ne  peut  recevoir  l'instruction  séculière  dans  les  écoles  natio- 
nales sans  y  recevoir  en  même  temps  l'instruction  religieuse  selon 
l'église  anglicane.  »  Mais,  à  cette  exception  près,  il  n'y  eut  qu'une 
voix  dans  la  presse.  Le  Morning-Chronicle  lui-même,  organe  spécial 
de  lord  Palmerston,  fit  trêve  un  moment  à  son  intraitable  opposition. 

Malheureusement  pour  le  ministère,  les  dissidens,  notamment  les 
wesleiens,  ne  furent  pas  du  même  avis.  Malgré  les  déclarations 
tolérantes  de  sir  James  Graham,  malgré  même  le  chagrin  de  sir  Ro- 
bert Inglis,  ils  virent  deux  choses  dans  le  projet ,  l'une  que  la  com- 
mission de  surveillance  donnait  en  fait  la  majorité  au  pasteur  an- 
glican, l'autre  que  tous  les  instituteurs  choisis  par  la  commission  et 
;îpprouvés  par  Tévôquc  appartiendraient  nécessairement  à  l'église 


LE  ROYAUME-UNI  ET  LE  MINISTÈRE  PEEL.  865 

établie.  Ils  commencèrent  donc  5  se  récrier,  et,  dès  la  seconde  lec- 
ture du  bill,  M.  Hawes,  M.  Hume,  M.  Cobden,  déclarèrent  en  leur 
nom  que  le  bill  constituait  la  prépondérance  anglicane,  et  qu'ils  ne 
pouvaient  l'accepter.  Après  la  vacance  de  Pâques,  ce  fut  bien  pis. 
Avec  l'ardeur  et  l'activité  que  donne  la  foi  religieuse,  les  dissidens 
surent  en  quinze  jours  organiser  une  opposition  formidable  et  pré- 
parer plusieurs  milliers  de  pétitions  revêtues  de  2,015,607  signa- 
tures. Il  y  eut  à  Leeds  seulement  50  pétitions  dont  une  portait 
22,000  signatures.  Il  y  en  eut  dans  le  Lincolnshire  369  avec  132,000 
signatures.  A  Londres,  en  trois  jours,  une  pétition  fut  signée  par 
20,994  jeunes  gens.  A  Liverpool,  il  y  eut  2  pétitions,  l'une  pour  le 
bill  avec  6,700  signatures,  l'autre  contre  avec  20,000.  Ce  fut  en  un 
mot  un  des  plus  grands  mouvemens  de  ce  genre  qui  se  fussent  ja- 
mais vus.  Aussi,  le  jour  où  le  bill  dut  être  repris  en  comité,  l'anti- 
chambre [the  lobby]  de  la  salle  des  séances  et  la  salle  elle-même 
présentaient-elles  le  plus  étrange  spectacle.  L'antichambre  était  en- 
combrée de  ballots  apportés  par  des  portefaix,  et  à  chaque  instant 
un  membre  nouveau  entrait  dans  la  salle  traînant  après  lui  des 
liasses  énormes  et  s'asseyant  à  côté  ou  dessus  pour  attendre  son 
tour.  A  lui  seul,  M.  Hawes  présenta  500  pétitions,  et  M.  Hindley 
500.  A  son  tour,  sir  Robert  Inglis  en  apporta  une  du  clergé  de 
Kipon,  pour  demander  que  le  bill  maintînt  bien  évidemment  la  su- 
prématie de  l'église;  mais  ce  fut  la  seule  dans  ce  sens. 

En  présence  d'une  telle  opposition,  le  ministère  ne  pouvait  main- 
tenir son  projet.  Il  essaya  de  le  modifier  et  de  satisfaire  aux  princi- 
pales réclamations  des  dissidens.  Sir  James  Graham  proposa  dans 
ce  but  plusieurs  clauses  nouvelles  pour  consacrer  plus  nettement  le 
droit  des  dissidens  et  des  catholiques,  soit  d'envoyer  leurs  enfans  à 
d'autres  écoles,  soit  de  leur  faire  donner  à  part  l'instruction  reli- 
gieuse. Il  modifia  aussi  la  commission  de  surveillance  en  ce  sens 
qu'elle  dut  se  composer,  1°  du  pasteur,  2°  d'un  commissaire  choisi 
par  lui,  3°  d'un  commissaire  choisi  par  les  souscripteurs,  4°  de 
quatre  commissaires  nommés  par  tous  ceux  qui  paient  les  taxes  pa- 
roissiales, chacun  mettant  deux  noms  seulement  sur  son  bulletin, 
afin  que  la  minorité  fût  représentée.  Sir  James  Graham  termina  en 
faisant  un  appel  éloquent  à  l'union  et  h  la  tolérance,  a  Ferons-nous 
dire  aux  païens,  s'écria-t-il,  voyez  comme  ces  chrétiens  se  détestent 
et  se  méprisent  mutuellement?  Le  gouvernement  présente  la  branche 
d'olivier.  Une  législature  chrétienne  la  repoussera-t-elle?  » 

C'étaient,  lord  John  Russell  en  convint,  un  beau  langage  et  de 

TOME  IV.  5G 


HETUE  DES   DEUX  MONDES. 

grandes  concessions;  tout  cela  cependant  n'aboutit  qu'à  mécontenter 
l'église  sans  contenter  les  dissidens.  L'église  se  dit  presque  trahie. 
Les  dissidens  se  réunirent,  discutèrent  entre  eux  les  amendemens 
proposés,  et  finirent  par  émettre  une  déclaration  collective  qui  con- 
damnait absolument  le  bill.  Ce  qu'il  y  a  de  curieux,  c'est  qu'un  de 
leurs  principaux  argumens  fut  le  progrès  des  doctrines  puséistes  dans 
l'anglicanisme,  et  la  tendance  manifeste  de  ces  doctrines  vers  le  ca- 
tholicisme. L'embarras  du  gouvernement  alla  ainsi  augmentant,  et 
il  ne  diminua  pas  le  jour  où  M.  Roebuck,  se  fondant  sur  l'esprit  d'in- 
tolérance presque  également  manifesté  par  l'église  établie  et  par  les 
sectes  dissidentes,  proposa  de  déclarer  que  a  l'éducation  nationale 
doit  être  purement  séculière.  »  La  motion  fut  appuyée  par  M.  Shiel, 
qui,  rappelant  que  «  l'arc-en-ciel  envoyé  par  Dieu  aux  hommes 
comme  signe  de  sa  bonté  se  compose  de  plusieurs  nuances  toutes 
égales  entre  elles,  »  en  conclut  poétiquement  «  qu'aucune  religion 
n'a  le  droit  de  dominer  les  autres;  »  mais  elle  eut  pour  adversaires 
d'une  part  le  gouvernement,  de  l'autre  M.  Hawes,  organe  des  sectes 
dissidentes,  et  fut  rejetée  par  156  voix  contre  60. 

Après  tant  d'échecs,  il  ne  restait  plus  au  ministère  qu'à  laisser 
tomber  son  bill,  et  c'est  ce  qu'il  fit.  Quelques  jours  après,  M.  Christie, 
passant  de  l'instruction  primaire  à  l'instruction  supérieure,  propo- 
sait, avec  l'appui  de  lord  John  Russell,  de  M.  Roebuck,  de  M.  Wyse, 
l'abolition  des  sermens  qui  excluent  les  catholiques  et  les  dissidens 
des  grades  universitaires  à  Oxford  et  à  Cambridge.  On  fit  à  ce  sujet 
remarquer  que  la  législation  sur  la  matière  n'était  pas  plus  consé- 
quente que  juste.  Ainsi,  à  Oxford,  l'exclusion  est  complète,  et  on  ne 
peut  prendre  aucun  degré  sans  souscrire  les  trente-neuf  articles.  A 
Cambridge,  les  catholiques  et  les  dissidens  sont  admis  à  prendre 
leurs  degrés,  mais  sans  pouvoir  aspirer  aux  honneurs  universitaires. 
\  cela,  lord  Stanley,  sir  Robert  Inglis  et  M.  Shaw\répondirent  qu'Ox- 
ford et  Cambridge  étaient  des  établissemens  ecclésiastiques  soutenus 
par  des  revenus  privés,  et  que  la  nouvelle  université  de  Londres 
était  là  pour  ceux  que  n'admettaient  pas  les  deux  autres.  Malgré  ces 
observations  qui,  il  y  a  quinze  ans,  auraient  entraîné  la  chambre  en- 
tière, il  y  eut  105  voix  pour  la  motion  et  175  contre. 

Dans  un  moment  où  le  parti  qui  a  perdu  la  restauration  tend  si 
étrangement  en  France  à  déséculariser  l'instruction  publique,  c'est 
à-dire  à  détruire  l'œuvre  des  derniers  siècles,  et  surtout  des  cinquante 
dernières  années,  il  est  bon  de  signaler  en  Angleterre  un  effort  tout 
contraire,  et  de  montrer  quelle  est  dans  ce  pays,  malgré  de  grandes 


LE  ROYAUME-UNI  ET  LE  MINISTÈRE  PEEL.  867 

difficultés  et  des  préjugés  enracinés,  la  marche  des  idées.  Long- 
temps en  Angleterre  l'instruction  séculière  a  été  purement  et  sim- 
plement subordonnée  à  l'instruction  religieuse,  non  dans  un  sens 
large  et  philosophique,  mais  dans  un  sens  exclusif  et  étroit.  La 
liberté  ensuite  est  venue,  et  maintenant  on  aspire  à  l'égalité. 

Trois  autres  bills  auxquels  le  ministère  attachait  de  l'importance 
partagèrent  d'ailleurs  le  sort  du  bill  de  l'éducation  des  classes  ou- 
vrières, et  furent  abandonnés  avant  la  Gn  de  la  session.  Ce  sont  le 
bill  pour  amender  la  loi  des  pauvres,  le  bill  sur  les  cours  de  comté, 
et  le  bill  sur  les  cours  ecclésiastiques.  Comme  le  bill  d'éducation,  ce 
dernier  subit  plusieurs  discussions  et  périt  sous  les  coups  d'une 
double  opposition.  Il  s'agissait ,  conformément  à  l'avis  d'une  com- 
mission d'évôques  et  de  jurisconsultes  distingués  formée  en  1832, 
de  supprimer  trois  cent  quatre-vingts  cours  ecclésiastiques  qui,  ré- 
pandues dans  tous  les  diocèses,  connaissent  des  affaires  testamen- 
taires et  matrimoniales,  et  de  les  remplacer  par  une  cour  unique. 
Mais  d'une  part  sir  Robert  Inglis,  le  colonel  Sibthorp  et  tout  le  parti 
ultra-angHcan  s'indignèrent  qu'on  osât  toucher  à  des  cours  contem- 
poraines de  la  conquête,  et  qui,  à  ce  titre  comme  en  raison  de  leur 
spécialité,  méritaient  le  plus  profond  respect.  D'un  autre  côté,  quel- 
ques radicaux,  entre  autres  M.  Duncombe,  prétendirent  que  le  bill 
était  impuissant,  ridicule,  et  n'atteignait  pas  à  la  racine  du  mal.  Sou- 
tenu par  les  whigs  et  par  MM.  Hume  et  Roebuck,  le  ministère  obtint 
pourtant  la  seconde  lecture  à  186  voix  contre  104;  mais,  à  force  de 
modifier  le  bill  pour  le  rendre  moins  désagréable  à  ses  amis,  il  finit 
par  le  priver  de  toute  valeur  et  de  toute  vitalité.  Le  parti  libéral  lui 
retira  donc  son  appui,  et  un  ajournement  indéfini  vint  en  faire 
justice. 

Peu  s'en  fallut  que  le  bill  sur  le  blé  du  Canada  ne  devînt  pour  le 
cabinet  l'occasion  d'une  défaite  plus  sérieuse.  Rien  de  plus  simple 
au  fond  que  la  question.  Dans  fancien  état  de  choses,  le  blé  amé- 
ricain entrait  sans  droit  au  Canada,  et  le  blé  du  Canada  entrait  en 
Angleterre,. moyennant  un  droit  variable  de  1  à  5  sh.Or,  en  1842,  la 
législature  canadienne,  d'accord  avec  le  ministère  anglais,  décida 
que  désormais,  si  le  parlement  impérial  y  consentait,  le  blé  améri- 
cain paierait  3  sh.  au  Canada,  et  le  blé  canadien  1  sh.  en  Angle- 
terre, d'où  il  résultait  qu'en  définitive  le  blé  américain  pourrait 
pénétrer  en  Angleterre  moyennant  un  droit  fixe  de  4  sh.  au  lieu 
d'un  droit  variable  de  1  à  5.  C'est  ce  vote  qu'il  s'agissait  de  confir- 
mer, et  comme  dès  l'année  précédente  lord  Stanley  avait  annoncé  f  in- 

56. 


REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

tention  du  gouvernement  sans  qu'une  seule  voix  la  combattît,  on  de- 
vait penser  que  la  chose  irait  toute  seule.  Néanmoins  M.  Cobden  et 
la  ligue  qu'il  dirige  s'étant  avisés  de  célébrer  ce  bill  comme  un  grand 
triomphe  pour  leurs  doctrines  et  un  premier  pas  vers  l'établissement 
du  droit  fixe,  le  parti  agricole  prit  feu ,  et  plusieurs  meetings  eurent 
lieu,  entre  autres  dans  le  Buckinghamshire,  pour  condamner  comme 
fatal  à  l'agriculture  le  projet  ministériel.  En  vain  lord  Stanley  dé- 
pensa-t-il  son  talent  à  prouver  que  ce  projet  n'avait  aucune  impor- 
tance pour  TAngleterre,  mais  beaucoup  pour  le  Canada.  L'effroi  fit 
tous  les  jours  de  nouveaux  progrès,  et  il  devint  évident  que  plusieurs 
membres  ministériels  voteraient  ce  jour-là  contre  le  ministère.  Les 
whigs,  qui  n'étaient  pas  heureux  depuis  le  début  de  la  session,  vou- 
lurent, de  leur  côté,  profiter  de  l'occasion ,  et  firent  proposer  par 
M.  Labouchère  un  amendement  qui  partageait  la  question  en  deux, 
approuvant  la  réduction  à  1  sh.  sur  le  blé  canadien ,  désapprouvant 
l'établissement  d'un  droit  de  3  sh.  sur  le  blé  américain.  C'était  pour 
les  whigs  un  jeu  habile  si  ce  n'est  très  loyal.  Ils  perdirent  pourtant 
la  partie,  d'une  part,  parce  que  plusieurs  partisans  de  la  liberté  du 
commerce  refusèrent  de  les  aider,  de  l'autre,  parce  qu'au  moment 
du  danger  sir  Robert  Peel  réunit  les  tories  au  Carltonclub,  et  leur 
déclara  nettement  que  son  honneur  étant  engagé  au  succès  du  bill, 
il  tomberait  avec  lui.  Il  ajouta  que  mettre  un  veto  sur  une  mesure 
adoptée  à  l'unanimité  par  la  législature  canadienne,  c'était  témoigner 
à  cette  législature  un  mépris  qui  serait  vivement  ressenti  et  provo- 
quer de  nouveaux  troubles. 

C'étaient  de  grands  moyens  pour  un  bien  petit  vote.  Aussi  sir  Ro- 
bert Peel  et  lord  Stanley  réussirent-ils  à  faire  rejeter  l'amendement 
Labouchère  à  344  voix  contre  156.  Le  bill  passa  ensuite  dans  les 
deux  chambres  non  sans  protestation,  mais  sans  difficulté. 

Malgré  ce  succès  partiel  et  chèrement  acheté,  il  faut  compter  la 
question  des  céréales  comme  une  de  celles  qui ,  dans  la  seconde 
partie  de  la  session,  tournèrent  contre  le  cabinet.  Dans  le  parlement, 
il  ne  perdit  rien,  et  M.  Villiers,  ayant  fait  sa  motion  annuelle  pour 
l'abolition  de  tout  droit  sur  les  céréales,  cette  motion  fut  rejetée  par 
381  voix  contre  125.  Hors  du  parlement,  il  en  fut  tout  autrement. 
Depuis  que  M.  Cobden,  riche  manufacturier  du  Lancashire,  s'était  mis 
à  la  tête  de  la  ligue  contre  la  loi  des  céréales,  cette  ligue,  on  le  sait, 
avait  fait  des  progrès  considérables  et  menacé  sérieusement  la  quié- 
tude des  propriétaires  fonciers.  Depuis  quelque  temps,  d'ailleurs, 
M.  Cobden  ne  s'adressait  plus  seulement  aux  classes  industrielles. 


LE  ROYAUME-UNI  ET  LE  MINISTÈRE  PEEL.  869 

mais  aussi  aux  fermiers  qui,  selon  lui,  ne  devaient  pas  être  con- 
fondus avec  les  propriétaires.  Courant  de  ville  en  ville,  de  marché 
en  marché,  et  organisant  partout  des  meetings  :  «Venez  à  nous, 
criait-il  aux  fermiers  un  peu  surpris  d'abord;  venez  à  nous,  nous 
sommes  vos  véritables  amis.  Quel  est  en  effet  le  résultat  de  la  taxe 
des  céréales  et  de  cette  fameuse  échelle  mobile  qu'on  vous  présente 
comme  votre  ancre  de  salut?  C'est  d'une  part  d'augmenter  le  fermage 
que  vous  payez  aux  propriétaires ,  de  l'autre  d'introduire  dans  les 
prix  agricoles  une  déplorable  mobilité.  Venez  à  nous,  et  nous  vous 
aiderons  à  obtenir  ce  que  vous  désirez  le  plus,  des  fermages  moins 
élevés  et  des  prix  aussi  flxes  que  la  nature  le  permet.  » 

Ce  langage  ne  pouvait  manquer  d'être  écouté.  11  le  fut  à  tel  point, 
que,  dans  plusieurs  localités,  les  fermiers  donnèrent  la  main  à 
M.  Cobden  et  s'enrôlèrent  dans  l'association.  On  peut  soupçonner 
que  cette  situation  nouvelle  des  esprits  n'échappait  pas  à  sir  Robert 
Peel,  quand  il  saisit  l'occasion  d'un  mot  peut-être  imprudent  pour  si- 
gnaler au  pays  M.  Cobden,  et  la  ligue  en  sa  personne,  comme  ne  recu- 
lant pas  même  devant  l'assassinat.  Cependant,  si  tel  était  son  calcul, 
l'événement  ne  le  justifia  pas.  De  toutes  parts,  en  effet,  eurent  lieu 
des  meetings  et  des  adresses  à  M.  Cobden  pour  le  laver  de  l'injure 
qui  lui  était  faite,  pour  l'encourager  et  le  soutenir  dans  la  lutte. 
Manchester,  notamment,  donna  une  grande  fête  en  l'honneur  de  la 
liberté  commerciale,  et  au  sortir  de  cette  fête,  une  adresse  revêtue 
de  11,372  signatures  vint  assurer  M.  Cobden  de  la  confiance  illimitée 
et  du  respect  profond  des  ouvriers.  Il  serait  beaucoup  trop  long 
d'énumérer  toutes  les  réunions  où  depuis  l'attaque  de  sir  Robert 
Peel  parut  et  parla  l'infatigable  M.  Cobden.  Il  suffit  de  dire  qu'il  se 
montra  l'O'Connell  de  la  liberté  du  commerce,  et  que  ses  succès  dé- 
passèrent toute  attente.  Aussi,  sur  plusieurs  points,  des  propriétaires 
influens,  des  membres  du  parlement  même,  crurent-ils  devoir  venir 
sur  les  hustings  lutter  avec  M.  Cobden ,  et  proposer  des  résolutions 
contraires  aux  siennes;  mais  presque  toujours  ils  furent  battus.  C'est 
ce  qui  arriva  notoirement  à  Essex,  où  sir  John  Tyrrel  et  M.  Ferrand 
n'eurent  de  leur  côté  que  le  tiers  des  fermiers  présens. 

Fort  de  ces  marques  de  sympathie ,  le  chef  de  la  ligue  redoubla 
chaque  jour  de  véhémence,  même  au  sein  du  parlement,  où  il  prouva 
que  les  coups  de  sir  Robert  Peel  avaient  été  loin  de  l'abattre.  Qu'on 
suppose  dans  notre  chambre  des  députés,  toute  démocratique  qu'elle 
est,  un  orateur  venant  du  ton  le  plus  vif  tonner  contre  les  proprié- 
taires fonciers,  et  les  accuser  en^propres  termes  «  de  piller  les  con- 


870  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

sommateurs  et  les  fermiers  eux-mêmes  pour  remplir  leurs  poches!» 
Qu'on  suppose  cet  orateur  s'écriant  :  ce  Je  ne  veux  pas  supprimer  vos 
rentes;  je  veux  que  vous  ayez  des  rentes,  mais  ne  venez  pas  les  aug- 
menter ici  aux  dépens  du  paysl  »  Qu'on  le  suppose  enfin  faisant  un 
appel  brûlant  à  toutes  les  misères,  et  déclarant  que,  «  grâce  à  la  loi 
oppressive  récemment  votée  par  les  chambres ,  sept  à  huit  millions 
d'hommes  sont  sans  pain  et  vont  mourir  de  faim!  »  Croit-on  qu'un 
tel  langage  fut  paisiblement  écouté?  Voilà  pourtant  ce  que,  grâce  à 
l'admirable  liberté  de  parole  qui  existe  en  Angleterre,  une  assemblée 
fort  aristocratique  entendit  sans  se  plaindre,  lors  du  débat  sur  la 
motion  Yilliers. 

Si  la  ligue  n'est  pas  encore  puissante  dans  le  parlement,  elle  tend 
au  reste  à  le  devenir,  et  dans  les  élections  partielles  qui  ont  eu  lieu 
depuis  quelques  mois,  ses  succès  ont  été  grands.  Ainsi,  à  Durham, 
un  membre  tory  a  été  remplacé  par  M.  Bright,  quaker  et  lieutenant 
de  M.  Cobden.  A  Londres,  le  candidat  de  l'opposition,  M.  Pattison, 
n'a  pas  hésité  à  arborer  ouvertement  le  drapeau  de  la  ligue,  qui  ou- 
vertement aussi  lui  a  prêté  son  appui,  et  M.  Pattison  l'a  emporté  sur 
son  compétiteur,  M.  Baring,  de  près  de  200  voix  (6532  contre  6367). 
A  Kendal,  la  ligue  a  pris  sous  sa  protection  et  fait  rentrer  dans  le 
parlement  M.  Warburton.  A  Salisbury  enfin,  forteresse  de  l'anglica- 
nisme et  de  l'agriculture,  son  candidat,  M.  Bouverie,  n'a  échoué  que 
de  47  voix.  Toutefois ,  ce  qui  est  plus  caractéristique  encore ,  c'est 
la  déclaration  de  lord  Spencer,  jadis  lord  Althorp,  qui,  sorti  de  la  vie 
pohtique  en  1834,  au  moment  de  la  chute  du  premier  ministère  Mel- 
bourne, vient  d'y  rentrer  en  se  prononçant  formellement  contre  tout 
droit  sur  les  céréales.  Il  n'est  pas  d'homme,  on  le  sait,  qui  de  1830 
k  1834 ,  ait  joui  de  plus  de  considération  et  de  plus  d'autorité  dans 
la  chambre  des  communes.  Son  adhésion  sinon  à  la  ligue,  du  moins 
aux  doctrines  qu'elle  professe ,  est  donc  un  événement. 

Depuis  deux  mois,  d'ailleurs,  les  meetings  locaux  et  partiels  n'ont 
plus  suffi  à  l'ardeur  de  M.  Cobden ,  et,  comme  O'Connell  encore,  en 
revenant  de  pérorer  dans  les  comtés,  il  a  voulu  trouver  au  centre 
même  un  meeting  qui  fût  en  quelque  sorte  la  tête  de  tous  les  autres. 
Le  théâtre  de  Covent-Garden  a  donc  été  loué  par  la  ligue,  et  de  temps 
à  autre  il  s'y  donne,  en  présence  d'un  immense  auditoire,  des  repré- 
sentations solennelles.  Les  premiers  sujets  sont  toujours  M.  Cobden 
et  après  lui  M.  Bright;  mais  il  y  a  aussi  des  débutans  qui  promet- 
tent, et  qui,  si  on  les  laisse  faire,  iront  loin.  Voici,  par  exemple, 
quelques  passages  d*un  discours  prononcé  par  M.  Fox  au  mois  d'oc- 


LE   ROYA^ttE^ÇNI  BT  LE   MINISTÈRE   PEEL.  871 

tobre  dernier  :  a  Si  l'on  voulait  faire  apparaître  dans  ce  grand  théâtre 
le  mal  affreux  que  fait  la  loi  des  céréales,  ce  n'est  pas  unq  assemblée 
comme  celle-ci  qu'il  faudrait  y  rassembler.  Il  faudrait  pénétrer  dans 
les  ruelles  et  dans  les  allées ,  dans  les  greniers  et  dans  les  caves  de 
cette  immense  métropole;  il  faudrait  en  tirer,  pûles  et  déguenillés, 
leurs  misérables  et  faméliques  habitans.  Oh!  nous  pourrions  tout 
remplir  ici ,  loges ,  parterre ,  galeries ,  de  leurs  formes  amaigries  et 
rachitiques,  de  leurs  joues  livides  et  creuses,  de  leurs  regards  ternes 
et  fixes,  et  où  peut-être  brillent  d'un  sombre  éclat  les  plus  violentes 
passions.  Nous  pourrions  ainsi  montrer  un  spectacle  qui  glacerait 
d'effroi  les  cœurs  les  plus  courageux  et  amollirait  les  plus  durs,  un 
spectacle  que  nous  ferions  voir  au  premier  ministre  du  pays  en  lui 
disant  :  «  Regarde,  délégué  de  sa  majesté,  chef  des  législateurs,  con- 
«  servateur  des  institutions ,  regarde  cette  masse  de  misères;  voilà 
«  ce  que  tes  lois,  ton  pouvoir,  s'ils  n'en  sont  pas  les  auteurs,  n'ont 
«  su  ni  empêcher,  ni  guérir.  »  Et  s'il  objectait  qu'il  y  a  toujours  eu 
delà  pauvreté  dans  le  monde  :  «  Hypocrite,  lui  répondrions-nous, 
«  avant  de  parler  ainsi ,  brise  les  chaînes  de  l'industrie ,  ôte  de  la 
«  coupe  de  la  pauvreté  la  dernière  goutte  de  poison  du  monopole, 
((  rends  au  travail  le  plein  exercice  de  tous  ses  droits,  et  si  la  pauvreté 
«  persiste  ensuite,  dis  que  ce  n'est  pas  ta  faute.  »  —  Est-il  besoin 
d'ajouter  qu'au  théâtre  de  Covent-Garden ,  ces  paroles ,  d'une  élo- 
quence assez  digne  du  lieu,  furent  couvertes  d'applaudissemens? 

Dans  la  même  séance ,  que  présidaient  le  comité  et  les  membres 
principaux  de  la  ligue,  M.  Cobden  fit  un  discours  moins  emphatique, 
mais  plus  concluant.  Ainsi  il  commença  par  rendre  compte  des  tra- 
vaux et  des  dépenses  de  la  ligue  jusqu'à  ce  jour.  De  ce  compte  il 
résulte  que,  depuis  le  dernier  appel,  les  souscriptions  ont  monté  à 
50,290  livres  et  la  dépense  à  4.7,814.  Moyennant  cette  somme ,  la 
ligue  a  distribué  des  pamphlets  dans  26  comtés  contenant  300,000  élec- 
teurs, et  dans  187  bourgs  en  contenant  400,000.  Elle  a  entretenu 
500  agens  qui  ont  visité  tous  ces  électeurs  et  leur  ont  remis  les  pam- 
phlets. Quatre  millions  de  pamphlets  enfin  ont  été  répandus  parmi 
les  non-électeurs,  de  sorte  que  le  nombre  total  des  pamphlets  dis- 
tribués par  la  ligue  est  de  9  millions,  pesant  ensemble  100  tonnes. 
De  plus,  M.  Cobden  a  tenu  des  meetings  dans  26  comtés,  et  tous, 
excepté  un  seul,  celui  d'Huntingdon,  se  sont  prononcés  pour  la 
liberté  du  commerce.  Des  députations  ont  en  outre  été  envoyées  à 
156  meetings,  et  une  correspondance  active  a  été  entretenue.  Mais 
tout  cela  ne  suffit  pas,  et  la  ligue  veut  pousser  plus  loin  ses  efforts 


872  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

et  son  action.  Ainsi  elle  va  se  procurer  un  exemplaire  des  listes  élec- 
torales dans  tous  les  bourgs  et  comtés,  et  ouvrir  une  correspondance 
avec  tous  les  électeurs  des  localités  où  il  y  a  quelque  chose  h  faire. 
Elle  est  d'ailleurs  décidée  à  ne  plus  adresser  de  pétitions  à  la  chambre 
des  communes  actuelle,  mais  à  supplier  la  reine  de  vouloir  bien 
dissoudre  un  parlement  qui,  «  comme  toute  chose  engendrée  par  la 
corruption,  doit  vivre  peu  de  temps.  »  Pour  tout  cela,  une  nouvelle 
souscription  est  nécessaire,  et  la  ligue  demande  100,000  livres  sterl. 
On  a  lu  dernièrement  dans  les  journaux  qu'à  Manchester  seule- 
ment, pour  répondre  à  cet  appel,  une  somme  de  12,000  livres  a  été 
recueillie  en  une  demi-heure. 

La  ligue  contre  la  loi  des  céréales,  avec  son  chef  et  son  comité, 
avec  ses  séances  de  Covent-Garden ,  avec  ses  meetings  locaux  ,  avec 
ses  100  tonnes  de  pamphlets  et  les  500  agens  chargés  de  les  répandre, 
avec  son  intervention  publique  dans  les  élections,  avec  ses  corres- 
pondances individuelles,  avec  l'impôt  considérable  qu'elle  lève  et 
qu'elle  distribue  à  son  gré,  est  donc  devenue  une  puissance  du  pre- 
mier ordre,  et  que  sir  Robert  Peel  ne  désarmera  pas  plus  par  quel- 
ques vives  attaques  dans  le  parlement  que  par  de  beaux  discours  «nr 
les  améliorations  agricoles  à  Tamworth  et  ailleurs.  Aussi  les  tories 
commencent-ils  à  s'en  préoccuper  sérieusement  et  à  se  demander  si 
les  prochaines  élections  tourneront  comme  les  précédentes.  En  atten- 
dant, il  devient  chaque  jour  plus  évident  que  la  transaction  de  Tan 
dernier  sur  la  question  des  céréales  n'est  pas  destinée  à  vivre  long- 
temps, et  le  ministère ,  auteur  de  cette  transaction,  s'en  trouve  né- 
cessairement affaibli. 

C'est  aussi  dans  la  seconde  partie  de  la  session  que  le  chancelier 
de  l'échiquier  dut  présenter  l'ensemble  de  son  budget  et  constater 
ainsi  des  mécomptes  assez  nombreux.  La  dépense  totale  pour  l'an- 
née 1842-43  était  évaluée  à  51  millions  380,000  livres,  sur  laquelle 
somme  il  ressortait  une  économie  de  222,000 livres.  Jusqu'ici  rien  de 
mieux;  mais  le  tableau  des  recettes  était  beaucoup  moins  riant.  Ainsi 
le  déficit  était,  sur  les  douanes,  de  750,000  livres;  sur  l'accise,  de 
1  million  200,000  livres;  sur  le  timbre  et  les  taxes  diverses,  de 
590,000  livres;  sur  les  terres  de  la  couronne,  de  30,000  livres;  sur  la 
poste  seulement,  il  y  avait  un  excédant  de  100,000  livres.  A  la  vé- 
rité, grâce  à  l'encaissement  d'une  somme  de  750,000  livres,  payée 
pour  la  rançon  de  Canton,  grâce  en  outre  à  quelques  autres  n- 
couvremens,  le  déficit  se  trouvait  ramené  au  chiffre  de  1  million 
290,000  livres;  mais  il  s'augmentait  d'une  différence  assez  notable 


LE   ROYAUME-UNI  ET  LE  MINISTÈRE  PEEL.  873 

(1  million  200,000  à  1  million  300,000  livres)  entre  l'évaluation  du 
produit  de  Yincome-tax  et  les  taxes  perçues.  Toute  compensation  faite 
et  malgré  le  versement  chinois,  il  existait  donc,  au  lieu  d'un  excé- 
dant de  500,000  livres  annoncé  par  sir  Robert  Peel,  un  déficit  appa- 
rent de  2  millions  400,000  livres  à  peu  près.  Et  ce  qu'il  y  a  de  plus 
fâcheux,  c'est  que  les  taxes  nouvelles  étaient  peu  productives.  Ainsi 
la  taxe  de  l'exportation  de  la  houille,  si  vivement  combattue  l'an 
dernier,  n'avait  fait  qu'arrêter  l'essor  de  cette  industrie  sans  presque 
rien  produire.  Le  droit  sur  les  spiritueux  irlandais,  imposé  en  échange 
de  la  taxe  du  revenu  et  évalué  à  250,000  livres,  n'avait  eu  d'autre 
résultat  que  de  créer  une  énorme  contrebande  et  de  diminuer  de 
7,000  livres  le  droit  antérieurement  existant.  Les  abaissemens  de 
tarif  aussi  avaient  réduit  plus  qu'on  ne  l'avait  supposé  le  produit  gé- 
néral des  douanes.  Enfin,  tous  les  calculs  de  l'an  dernier  paraissaient 
dérangés. 

Il  est  vrai  qu'en  ce  qui  concerne  Yincome-tax,  beaucoup  de  droits 
non  perçus  étaient  constatés  et  devaient,  en  définitive,  combler  le 
vide.  Ici  même,  loin  qu'il  y  eût  mécompte,  il  y  avait  surplus,  et, 
toute  déduction  faite,  le  produit  réel  de  Yincome-tax,  au  heu  de 
3,775,000  liv.  sterl.,  montait  à  5,500,000  liv.  sterl.,  dont  voici  le 
détail  : 

10  Revenu  foncier 2,230,000  liv.  st. 

2»  Profits  des  fermiers 330,000 

3»  Fonds  publics 800,000 

4.0  Profits  commerciaux  et  industriels.    .    .  1,492,000 
50  Salaires  de  fonctionnaires  publics.     .    .  2i8,000 

6»  Income-tax  en  Ecosse 400,000 


5,500,000  liv.  st. 


dont  il  faut  déduire,  pour  causes  diverses,  400,000  liv.  sterl.  à  peu 
près.  Mais,  selon  l'opposition ,  cette  pléthore  de  Yincome-tax  était  un 
grief  de  plus  contre  le  cabinet,  qui  corrigeait  ainsi  une  erreur  par 
une  autre  erreur. 

A  vrai  dire,  l'attaque,  quand  on  la  poussait  jusque-là,  n'était  pas 
très  bien  fondée,  et  sir  Robert  Peel  en  eut  aisément  raison.  Plus,  en 
effet,  on  faisait  ressortir  le  déficit  des  douanes,  de  l'accise,  des  taxes 
diverses,  plus  on  prouvait  la  nécessité  absolue  de  Yincome-tax,  plus 
on  donnait  raison  à  l'homme  d'état  qui,  sans  s'arrêter  à  de  vains 
palliatifs,  avait  osé  tailler  dans  le  vif.  Or,  de  ce  côté,  le  succès  était 
complet,  puisqu'on  reconnaissait  que  le  surplus  de  Yincome-tax  suf- 


874  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Tirait  pour  compenser  les  autres  diminutions  et  pour  remettre,  une 
fois  la  transition  opérée,  le  budget  en  équilibre.  Sur  un  seul  point, 
la  taxe  nouvelle  des  spiritueux  en  Irlande ,  le  ministère  était  évi- 
demment en  défaut;  mais  sur  ce  point  il  s'exécuta  de  bonne  grâce, 
et  consentit  à  renoncer  à  cette  taxe.  Quant  au  droit  de  l'exportation 
des  houilles,  sir  Robert  Peel  combattit  et  fit  rejeter,  à  187  voix 
contre  i2i,  la  motion  de  lord  Howick,  qui  tendait  à  le  supprimer 
également. 
Voici  d'ailleurs  le  résumé  du  budget  de  1842-43  : 

Les  dépenses  diverses  comprises  au  budget 
montent  à 49,387,000  liv.  st. 

Les  recettes  sont  évaluées  ainsi  qu'il  suit  : 

l»  Douanes 19,000,000 

2»  Excise 13,000,000 

3°  Timbre  ,  etc 7,000,000 

40  Taxes 2,400,000 

5°  Postes 600,000   }  50,150,000  liv.  st. 

60  Propriétés  de  la  couronne.  .    .    .  130,000 

70  Diverses 250,000 

80  Chine 870,000 

30  Taxe  du  revenu 5,100,000 

Outre  les  870,000  liv.  st.  portées  au  budget,  la  Chine  doit  verser 
une  somme  de  2,000,000  liv.  st.;  mais  cette  somme  a  son  emploi  à 
part,  savoir  : 

Pour  le  paiement  de  l'opium  confisqué 1 ,250,000  Ht.  st. 

Pour  remboursement  à  la  compagnie  des  Indes  pour 
la  guerre  de  Chine 800,000 

En  déflnitive,  l'Angleterre  a  dépensé  pour  la  guerre  de  Chine 
4,200,000  liv.  st.,  et  n*a  encore  reçu  pour  son  propre  compte  que 
500,000  liv.  st.  d'une  part  et  870,000  de  l'autre. 

Si  ce  budget  n'est  pas  très  brillant,  il  n'est  pas  non  plus  alarmant, 
pourvu  toutefois  que  les  prévisions  ministérielles  ne  soient  pas  dé- 
çues, comme  l'an  dernier.  Or,  le  dernier  compte-rendu  trimestriel 
manifeste  déjà  une  amélioration  notable,  et  qui  probablement  ne 
.s'arrêtera  pas. 

Outre  le  budget,  le  bill  du  Canada  et  deux  mesures  de  circon- 
stance dont  il  sera  question  plus  tard,  voici  en  résuwié  les  seulsW 


LE  BOYAUxME-UNI  ET  LE  MINISTÈRE  PEEL.  875 

ministériels  de  quelque  valeur  qui,  pendant  le  cours  d'une  très 
longue  session ,  aient  été  votés  par  les  chambres  : 

1°  Un  biU  sur  l'enregistrement  des  électeurs,  qui  transporte  aux 
cours  de  justice  le  droit  d'apprécier  en  dernier  ressort  la  capacité 
électorale.  Ce  bill  fut  vivement  combattu  par  lord  John  Russell  et 
M.  Wilde,  comme  portant  atteinte  aux  privilèges  du  parlement;  mais 
plusieurs  radicaux  s'unirent  à  sir  Robert  Peel,  et  il  passa  à  une 
grande  majorité. 

2°  Un  bill  qui ,  par  une  meilleure  application  des  fonds  ecclésias- 
tiques, permet  d'augmenter  le  nombre  des  ministres  actifs.  D'ac- 
cord avec  le  ministère  sur  le  but,  sir  Robert  Inglis  et  le  parti  ultra- 
anglican voulaient  qu'on  y  arrivât  par  d'autres  moyens,  et  que  l'état 
se  chargeât  de  payer  les  ministres  nouveaux  et  les  églises  dont  Ils 
auraient  besoin.  Aussi  firent-ils  retentir  la  chambre  des  communes 
de  leurs  gémissemens.  Les  whigs  et  les  radicaux,  au  contraire,  ap- 
puyaient la  proposition  du  cabinet. 

3"  Un  bill  pour  réformer  la  loi  des  pauvres  d'Irlande,  cette  loi 
qui,  comme  on  l'a  dit  justement,  a  donne  à  un  chien  affamé  le  droit 
de  couper  un  morceau  de  sa  propre  queue  et  de  le  manger.  »  Par  ce 
bill,  les  plus  pauvres  des  Irlandais  seront  exempts  de  la  taxe,  et  ceux 
qui  auraient  besoin  de  recevoir  l'aumône  ne  seront  plus  tenus  de  la 
faire.  Ce  n'est  là  qu'un  palliatif  insignifiant. 

4°  Un  bill  pour  régulariser  les  mariages  célébrés  par  les  ministres 
presbytériens  en  Irlande  entre  presbytériens  et  anglicans,  les  juges 
anglais  ayant,  par  une  nouvelle  interprétation  de  l'ancienne  loi,  dé- 
claré ces  mariages  invalides. 

5"  Un  bill  pour  permettre  l'exportation  des  machines.  Ce  bill  valut 
au  nouveau  président  du  bureau  de  commerce,  M.  Gladstone,  l'hon- 
neur d'une  vive  attaque  du  vieux  parti  prohibitif,  ce  M.  Gladstone, 
s'écria  l'un  d'eux,  le  colonel  Sibthorp,  sera  bientôt  le  président  de 
la  liberté  du  commerce.  »  C'est  un  titre  que  M.  Gladstone,  l'un  des 
membres  les  plus  distingués  du  ministère,  s'efforcera  sans  doute  de 
mériter,  si  les  préjugés  de  son  parti  ne  paralysent  pas  ses  projets. 
On  lui  doit  déjà  cette  j ustice,  qu'il  a  fait  plus  dans  cette  voie  qu'aucun 
de  ses  prédécesseurs. 

6°  Un  bill  qui  mobilise  une  portion  des  vétérans  de  Chelsea  et  les 
met  à  la  disposition  des  magistrats  pour  le  maintien  de  l'ordre  pu- 
blic. Ce  fut  la  dernière  discussion  un  peu  vive  de  la  session,  et  quel- 
ques radicaux,  MM.  Duncombe,  Hume,  Williams,  etc.,  s'y  distin- 
guèrent par  la  violence  et  la  persévérance  de  leurs  attaques.  Ainsi, 


I 


OT6  BEVUE  DES  DEUX  MONDES. 

bien  que  lord  Palmerston  et  M.  Macaulay  eux-mêmes  votassent  avec 
le  cabinet,  M.  Duncombe  et  ses  amis  usèrent  des  formes  de  la  cham- 
bre pour  empêcher  le  vote  deux  ou  trois  fois  de  suite.  Il  fallut  pour- 
tant qu'ils  cédassent  à  la  fin ,  et  le  ministère  obtint  ses  vétérans. 

7°  Un  bill  proposé  par  lord  Brougham  et  qui  interdit,  sous  les 
peines  les  plus  sévères,  aux  capitaux  anglais  toute  coopération  à  la 
traite  des  noirs. 

Enfin  le  ministère  laissa  passer,  bien  qu'en  l'amendant  fortement, 
un  bill  proposé  par  lord  Campbell,  et  qui  tendait  à  introduire  un  peu 
d'ordre  et  de  logique  dans  la  vieille  législation  du  libelle.  Tel  qu'il 
est,  ce  bill  passe  encore  pour  un  des  meilleurs  fruits  de  la  session; 
mais  les  whigs  font  remarquer  avec  orgueil  qu'il  leur  appartient,  et 
que  le  ministère  n'a  fait  que  le  mutiler. 

En  présence  d'échecs  si  graves  et  de  succès  si  insignifians,  il  n'est 
pas  étonnant  que  les  whigs  relèvent  la  tête,  et  qu'ils  rappellent  avec 
affectation  d'une  part  les  revues  annuelles  de  lord  Lyndhurst  sous 
le  ministère  Melbourne,  de  l'autre  les  promesses  de  sir  Robert  Peel 
lorsqu'il  arriva  au  pouvoir.  On  sait  que  sous  le  ministère  Melbourne 
lord  Lyndhurst  ne  manquait  jamais,  à  la  fin  de  la  session,  de  dissé- 
quer d'une  main  impitoyable  tous  les  actes  des  whigs  depuis  une 
année,  et  de  signaler  leurs  défaites.  On  sait  que  cette  impuissance 
législative  était  surtout  attribuée  par  lord  Lyndhurst  et  par  le  parti 
tory  tout  entier  au  désaccord  qui  existait  alors  entre  les  deux  cham- 
bres. On  sait  enfin  que  sir  Robert  Peel  fit  à  ïamworth  et  ailleurs  un 
tableau  pompeux  de  toutes  les  mesures  utiles  qui  pourraient  être 
réalisées  lorsque  la  bonne  harmonie  entre  les  pouvoirs  serait  rétablie 
et  que  la  machine  constitutionnelle  aurait  repris  son  jeu  régulier. 
Or,  maintenant  on  demande  à  lord  Lyndhurst  ce  qu'il  pense  du  pro- 
duit net  de  la  dernière  session,  au  parti  tory  ce  que  le  pays  gagne 
au  rétablissement  du  bon  accord  entre  les  chambres,  à  sir  Robert 
Peel  enfin  ce  qu'il  a  fait  des  énormes  majorités  qui  l'ont  soutenu  et 
le  soutiennent  encore  dans  les  deux  chambres.  Et  ce  langage,  ce  ne 
sont  pas  seulement  les  feuilles  de  l'opposition  qui  le  tieiment,  c'est 
aussi  le  Times^  le  Morning-Herald,  le  Morning-Posty  c'est-à-dire,  le 
Standard  excepté,  tous  les  principaux  journaux  tories.  Il  est  vrai  que 
dans  une  Revue  considérable  qui  appuie  le  cabinet  on  établit  que  les 
meilleures  sessions  sont  celles  qui  produisent  le  moins;  mais  ce  n'est 
pas  ainsi  qu'on  parlait  l'an  dernier,  et  il  est  trop  clair  que  cette  opi- 
nion, peu  favorable  au  gouvernement  représentatif,  est  la  dernière 
ressource  d'une  polémique  aux  abois. 


LE  ROYAUME-UNI  ET  LE  MINISTÈRE  PEEL.  877 

Sur  le  terrain  des  affaires  étrangères,  le  ministère  tory,  il  faut  en 
convenir,  maintint  mieux  sa  position,  et  rien  ne  vint  positivement 
effacer  les  échecs  considérables  qu'il  avait  fait  subir  à  lord  Palmer- 
ston.  Cependant  là  encore  il  fut  moins  heureux  pendant  la  seconde 
partie  de  la  session.  Ainsi  c'est  dans  la  seconde  partie  de  la  session 
que  le  protégé  de  l'Angleterre,  Espartero,  fut  chassé  d'Espagne  avec 
si  peu  de  gloire,  et  dut  échanger  les  honneurs  de  la  régence  contre 
ceux  d'une  adresse  de  la  corporation  de  Londres  et  de  l'accolade  du 
lord-maire.  C'est  pendant  la  seconde  partie  de  la  session  que  lord 
EHenborough,  démentant  toute  sa  politique  de  paix  et  de  modéra- 
tion ,  s'empara  violemment  du  Scinde  sur  des  prétextes  qui  firent 
dire  au  Times  comme  au  Chronicle  que  «  la  routine  ordinaire  de 
ruse,  de  conquête  et  de  spoliation  avait  été  suivie,  et  que  l'œuvre 
commencée  par  la  perfidie  venait  d'être  consommée  par  la  violence.  » 
C'est  enfin  dans  la  seconde  partie  de  la  session  que  les  affaires  de 
Servie  donnèrent  lieu  à  un  débat  où  lord  Palmerston  reprit  ses  avan- 
tages en  accusant  le  gouvernement  de  faiblesse  et  de  malhabileté;  et 
dans  ce  débat  lord  Palmerston  eut  pour  associé  son  plus  constant 
adversaire,  M.  d'Israeli,  qui  condamna  la  conduite  du  ministre 
<c  comme  pitoyable  et  comme  fondée  sur  une  ignorance  dont  il  n'y  a 
pas  de  précédent.  »  C'était,  pour  un  membre  tory,  une  vive  parole, 
et  elle  fut  vivement  relevée  par  lord  Sandon ,  qui  s'étonna  que  «  der- 
rière le  banc  de  la  trésorerie  on  traitât  le  gouvernement  d'une  ma- 
nière si  insultante;  »  mais  M.  d'Israeli  eut  de  son  côté  d'autres  tories, 
notamment  M.  Milnes,  qui,  récemment  revenu  d'Orient,  lui  prêta 
l'appui  de  son  expérience  personnelle  et  de  son  jugement  exercé. 

Je  ne  dis  rien  du  Canada,  dont,  pendant  les  derniers  mois  de  la 
session,  la  situation  parut  aussi  s'embrouiller.  En  donnant  sir  Charles 
Metcalfe  pour  successeur  à  sir  Charles  Bagot ,  le  gouvernement  avait 
positivement  approuvé  l'opinion  vraiment  libérale  et  constitution- 
nelle de  ce  dernier.  Néanmoins,  du  moment  que  les  deux  Canadas 
restaient  unis  et  devenaient  vraiment  égaux,  il  est  clair  que  le  siège 
du  gouvernement  ne  devait  être  placé  ni  à  Kingston  ni  à  Québec,  et 
que  Montréal  se  trouvait  naturellement  désigné.  C'est  ce  que  pensa 
sir  Charles  Metcalfe,  et  l'on  croyait  l'affaire  terminée,  quand  on 
apprit  un  jour  que  la  race  anglaise  livrait  une  dernière  bataille  pour 
son  ancienne  prééminence,  et  qu'entre  l'assemblée  élective  et  le 
conseil  législatif,  espèce  de  sénat  choisi  par  le  gouverneur,  il  y  avait 
dissidence  et  conflit.  Si  l'on  en  croit  les  dernières  nouvelles,  ce  con- 
flit est  au  moment  de  finir  par  la  démission  d'une  portion  du  parti 


S78  REVUE  DES  DEDX  aïONDES. 

anglais,  et  la  bonne  cause  triomphera.  Cependant  il  est  possible 
qu'il  en  résulte  pour  le  cabinet  quelques  embarras  sérieux. 

En  somme,  si  sir  Robert  Peel  a  bien  terminé  les  affaires  mal 
commencées  par  ses  prédécesseurs,  et  s'est  fait  ainsi  beaucoup  d'hon- 
neur, il  n'est  pas  certain  que,  pour  les  affaires  qu'il  a  entamées 
lui-même,  il  soit  aussi  heureux.  En  général,  on  lui  reproche  de  ne 
pas  assez  s'occuper  de  l'extérieur,  et  de  trop  s'en  rapporter  à  lord 
Aberdeen.  S'il  en  était  ainsi,  ce  serait  une  faute  que  plus  tard  il  pour- 
rait payer  cher. 

Il  faut  arriver  maintenant  à  deux  questions  beaucoup  plus  impor- 
tantes et  qui  pèsent  tristement  sur  le  ministère  Peel  en  1843.  Je 
veux  parler  de  la  scission  qui  s'est  opérée  au  mois  de  mai  dernier 
dans  l'égUse  d'Ecosse,  et  des  progrès  inattendus  de  l'agitation  en 
Irlande. 

Il  y  aurait  une  étude  curieuse  à  faire  du  mouvement  rehgieux  en 
Angleterre  depuis  quelques  années.  C'est  en  effet  un  spectacle  sin- 
gulier et  instructif  que  celui  de  ces  deux  églises  établies,  dont  l'une 
se  brise  avec  éclat  à  la  suite  d'une  crise  qui  a  duré  huit  années, 
tandis  que  l'autre  est  intérieurement  travaillée  par  un  schisme  qui 
déjà  a  conquis  le  tiers  de  l'université  d'Oxford,  et  qui  menace  de 
substituer  l'anglicanisme  de  Laud  à  celui  de  Cranmer.  A  Edimbourg, 
l'homme  le  plus  éminent  de  l'église  écossaise,  le  docteur  Chalmers, 
rompant  à  la  tête  de  cinq  cents  ministres  toute  relation  entre  l'église 
et  l'état,  et  constituant  une  église  nouvelle  d'après  les  principes  du 
calvinisme  le  plus  pur;  à  Oxford,  un  professeur  distingué,  le  doc- 
teur Pusey,  suspendu  de  ses  fonctions  par  l'autorité  supérieure  de 
l'université,  comme  inclinant  au  catholicisme,  et  ce  professeur  vive- 
ment soutenu  dans  sa  disgrâce  par  une  foule  de  membres  de  la 
haute  aristocratie,  parmi  lesquels  on  remarque  lord  Dungannon, 
lord  Courtney,  le  juge  Coleridge,  et  M.  Gladstone,  membre  du  ca- 
binet; puis,  au  milieu  de  tous  ces  débats  intérieurs,  les  dissidens  de 
toute  espèce  faisant  des  progrès  incontestables,  et ,  comme  à  propos 
du  bill  sur  l'éducation,  forçant  le  gouvernement  à  capituler  quand 
le  gouvernement  n'a  pas  eu  soin  de  s'entendre  d'avance  avec  eux  : 
voilà  quels  seraient  les  traits  principaux  du  tableau.  Mais  c'est  là 
un  sujet  trop  vaste,  trop  intéressant,  pour  qu'on  le  traite  incidem- 
ment, et  je  me  renferme,  quant  à  présent,  dans  la  question  poli- 
tique. Il  serait  pourtant  impossible  de  bien  comprendre  cette  ques- 
tion sans  quelques  explications  préliminaires. 
On  sait  que,  vers  la  fin  du  xvii«  siècle,  l'église  d'Ecosse,  après 


LE  ROYAUME-UNI   EX  LE  MINISTÈRE  PEEL.  9S9 

une  lutte  héroïque  et  sanglante ,  parvint  à  se  constituer  de  la  ma- 
nière la  plus  démocratique.  Des  pasteurs  choisis  ou  approuvés  par 
les  fidèles  eux-mêmes,  et  toute  autorité,  toute  juridiction,  exercées 
par  des  assemblées  religieuses  et  électives  sous  le  nom  de  presby- 
tère, synode  et  assemblée  générale,  voilà  quel  était  l'état  des  choses 
en  1706,  au  moment  de  l'union.  Or  l'acte  d'union  eut  soin  de  con- 
firmer dans  toute  leur  étendue  les  privilèges  et  prérogatives  de 
l'église.  Comme  néanmoins  chaque  bénéfice  avait  un  presbytère  et 
un  revenu  garantis  par  l'état,  ce  mélange  du  spirituel  et  du  tem- 
porel altéra  là  comme  ailleurs  l'indépendance  de  l'église  et  facilita 
certains  empiôtemens  de  l'autorité  civile.  C'est  ce  qui  explique  l'in- 
différence singulière  avec  laquelle  les  successeurs  de  John  Knox 
acceptèrent  en  1711  un  statut  de  la  reine  Anne  qui  consacrait  le 
patronage ,  c'est-à-dire  le  droit  attribué  à  certains  propriétaires  de 
choisir  les  ministres  de  certaines  paroisses  au  lieu  et  place  de  la  com- 
munauté. Le  choix  du  pasteur  devenait  ainsi  une  propriété  et  de- 
vait, à  ce  titre,  échapper  aux  cours  ecclésiastiques  et  rentrer  dans 
le  domaine  des  tribunaux  civils. 

Telle  fut  pendant  tout  le  dernier  siècle  la  situation  de  l'église  écos- 
saise. Vers  1750,  quelques  ministres  pourtant  avisèrent  que  cette  si- 
tuation n'était  ni  bien  libre  ni  bien  digne,  et,  se  retirant  de  l'associa- 
tion générale,  ces  ministres  formèrent  une  petite  éghse  à  part  dont  le 
principe  fut  la  séparation  absolue  de  l'église  et  de  l'état.  Malgré  des 
tiraillemens  inévitables,  la  machine  d'ailleurs  continua  à  fonctionner, 
et  entre  les  tribunaux  civils  d'une  part  et  les  presbytères,  les  synodes 
et  les  assemblées  générales  de  l'autre,  il  n'y  eut,  jusqu'en  1834,  aucun 
de  ces  conflits  qui  produisent  des  crises;  mais  en  1834  tout  changea. 
Le  zèle  religieux  à  cette  époque  s'était  réveillé,  et  dans  plusieurs  loca- 
ntés  les  ministres  choisis  par  les  patrons,  conformément  au  statut  de  la 
reine  Anne,  n'avaient  point  obtenu  l'assentiment  de  la  communauté. 
Le  patronage  commença  donc  à  être  attaqué  comme  une  dérogation 
funeste  aux  anciennes  libertés  de  l'église,  et  comme  une  immixtion 
impie  des  intérêts  temporels  dans  les  affaires  religieuses.  L'assem- 
blée générale,  qui  se  compose  du  corps  des  ministres  à  bénéfice  et 
d'un  certain  nombre  de  délégués  des  anciens,  partagea  ces  senti- 
mens,  et,  sur  la  proposition  du  docteur  Chalmers,  adopta  à  une  forte 
majorité  ce  qu'on  a  appelé  la  loi  du  veto.  D'après  cette  loi,  le  patro- 
nage subsistait;  mais  le  ministre  choisi  par  le  patron  devait  en  outre 
obtenir  l'assentiment  des  communians.  S'il  ne  l'obtenait  pas,  tout 
était  fini,  et  le  patron  devait  faire  un  autre  choix.  C'était,  on  le  com- 


880  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

prend  facilement,  frapper  au  cœur  le  droit  de  patronage  tout  eu  pa- 
raissant le  maintenir.  Aussi,  à  dater  de  ce  jour,  une  lutte  sérieuse 
s'établit-elle  entre  les  presbytères  et  les  patrons.  «  La  loi  du  vetOy 
disaient  ceux-ci ,  est  h  la  fois  illégale  et  injuste.  Elle  est  illégale,  car 
l'assemblée  générale  du  clergé  ne  compte  pas  au  nombre  de  ses  pré- 
rogatives celle  de  réformer  un  statut  impérial.  Elle  est  injuste,  car 
elle  viole  les  droits  de  la  propriété  pour  remédier  à  des  abus  qui 
n'existent  pas.  De  quoi  en  effet  peut  se  plaindre  l'église?  Les  patrons 
à  la  vérité  choisissent  les  ministres;  mais  ils  les  choisissent  parmi  les 
hommes  que  les  cours  ecclésiastiques  ont  reconnus  dignes  par  leur 
moralité,  par  leur  science,  par  leur  doctrine,  de  prêcher  la  parole  de 
Dieu.  Voilà  une  première  garantie;  il  y  en  a  encore  une  seconde. 
Quand  un  pasteur  est  choisi  par  le  patron,  avant  son  installation, 
tout  communiant  est  admis  à  soutenir  et  à  prouver  devant  les  cours 
ecclésiastiques  que ,  sous  le  rapport  de  sa  morahté,  de  sa  science  ou 
de  sa  doctrine,  ce  pasteur  est  inhabile  à  remplir  ses  fonctions,  et  si 
les  cours  ecclésiastiques  en  jugent  ainsi,  l'installation  n'a  pas  Heu. 
Toutes  les  craintes  que  l'on  soulève,  tous  les  scrupules  que  l'on  ma- 
nifeste sont  donc  mal  fondés,  et  c'est  d'une  pure  usurpation  qu'il 
s'agit.  » 

A  cela  les  non-iatrusionistes  répondaient  «  qu'en  réduisant  le  droit 
des  fidèles  au  droit  de  comparaître  devant  les  cours  ecclésiastiques 
et  d'y  présenter  leurs  réclamations  sur  certains  points  déterminés, 
les  patrons  méconnaissaient  à  la  fois  les  anciens  privilèges  de  l'église 
et  le  véritable  caractère  de  la  mission  que  les  pasteurs  ont  à  rem- 
plir. Outre  l'aptitude  qui  lui  est  personnelle  et  qui  le  suit  partout,  il 
faut  que  le  pasteur  ait  certaines  qualités  spéciales  qui  lui  donnent 
action  sur  la  communauté  même  dont  il  est  appelé  à  devenir  le 
guide.  Ainsi  on  peut  comprendre  un  homme  très  moral,  très  savant, 
très  orthodoxe,  et  qui,  par  cela  seul  qu'il  n'aura  pas  la  confiance 
de  telle  ou  telle  paroisse,  laissera  périr  les  âmes  qu'il  est  appelé 
à  sauver.  La  conséquence,  c'est  que,  conformément  aux  anciens 
principes,  les  communians  doivent,  sinon  choisir  leur  pasteur,  du 
moins  l'agréer.  L'assemblée  générale,  en  remettant  ces  principes  en 
vigueur,  n'a  point  outrepassé  ses  droits,  mais  accompli  son  devoir.» 

11  est  bon  de  dire  tout  de  suite  que,  dès  1838  ou  1839,  une  opi- 
nion mixte  essaya  de  se  faire  place  entre  ces  deux  opinions  absolues. 
Selon  cette  opinion,  dont  lord  Aberdeen,  zélé  presbytérien  lui-même, 
se  Ut  l'organe  à  la  chambre  des  lords ,  il  appartenait  au  patron  de 
nommer,  aux  fidèles  de  faire  des  objections,  à  l'église  de  décider. 


LE  ROYAUME-UNI  ET  LE  MINISTÈRE  PEEL.  881 

Quand  un  ministre  était  choisi  par  le  patron,  tout  fidèle  pouvait  donc 
s'opposer  à  son  installation ,  et  faire  valoir  les  motifs  quelconques 
qui  le  rendaient  inhabile  à  remplir  ses  fonctions  soit  partout,  soit 
spécialement  dans  la  paroisse  dont  on  voulait  lui  confier  la  direc- 
tion. Un  débat  contradictoire  s'établissait  alors  entre  les  opposans  et 
le  pasteur  devant  le  presbytère  d'abord ,  puis  en  cas  d'appel  devant 
le  synode,  puis  devant  l'assemblée  générale  en  dernier  ressort.  Ainsi 
se  trouvaient  conciliés,  selon  lord  Aberdeen,  les  droits  des  patrons 
et  ceux  de  l'église;  malheureusement  ni  l'église  ni  les  patrons  n'ac- 
ceptèrent la  transaction. 

La  lutte  continua  donc,  et  passa  bientôt  des  paroles  aux  actes. 
Ainsi,  dans  de  nombreuses  localités,  le  patron  nomma  en  vertu  du 
statut  de  la  reine  Anne,  et  les  communians,  en  vertu  de  la  loi  du 
veto,  refusèrent  d'accepter  le  ministre  nommé.  Les  patrons  alors 
s'adressèrent  aux  tribunaux  civils,  qui  les  soutinrent,  et  les  commu- 
nians, aux  cours  ecclésiastiques,  qui  leur  donnèrent  gain  de  cause. 
On  vit  ainsi  dans  la  même  paroisse  deux  ministres,  l'un,  du  choix  du 
patron,  interdit  par  les  cours  ecclésiastiques,  l'autre,  du  choix  des 
communians,  interdit  par  les  tribunaux  civils.  C'est  ce  qui  arriva 
notamment  à  Strathbogie  et  à  Auchteracter,  deux  noms  qui  dans 
cette  longue  querelle  ont  été  souvent  prononcés.  Est-il  besoin  de 
dire  à  combien  d'abus  et  d'inconvéniens  pouvait  donner  lieu  cette 
étrange  et  réciproque  interdiction? 

Cependant  le  patron  d' Auchteracter,  le  comte  de  KinnouU,  résolut 
de  pousser  l'affaire  à  bout,  et  de  faire  vider  définitivement  la  ques- 
tion. Le  ministre  choisi  par  lui  ayant  été  éconduit,  conformément  à 
la  loi  du  vetOy  il  actionna  le  presbytère  devant  les  tribunaux  civils,  et 
demanda  des  dommages  intérêts  pour  le  tort  qu'on  lui  avait  fait.  Les 
tribunaux  civils  prononcèrent  en  sa  faveur,  et  condamnèrent  le  pres- 
bytère à  lui  payer  16,000  livres  sterhng.  Le  presbytère  en  ayant  ap- 
pelé, l'affaire  vint  en  définitive  à  la  chambre  des  lords,  qui  jugea 
comme  les  tribunaux  civils.  A  dater  de  ce  moment,  tout  espoir  de  rap- 
prochement s'évanouit,  et  il  fut  clair  que  la  séparation  s'accomplirait; 
mais  s'accomplirait-elle  par  la  majorité  ou  par  la  minorité?  En  d'au- 
tres termes,  l'assemblée  générale  du  clergé,  qui  à  2  voix  contre  1 
avait  jusqu'ici  maintenu  la  loi  du  veto,  persisterait-elle  dans  cette 
résolution,  quand  il  lui  serait  démontré  que  l'état  tiendrait  bon? 
Voilà  la  question  qui  restait  à  résoudre. 

Pour  qui  connaît  l'esprit  humain,  il  est  évident  que  la  résistance 
chaque  jour  plus  décidée  de  l'état  et  des  tribunaux  civils  devait  pro- 

TOME  IV.  67 


882  REVUE  DES  DEUX  MOxNDES. 

duire  deux  effets  contradictoires,  effrayer  et  courber  quelques  âmes 
faibles,  irriter  et  pousser  à  bout  les  esprits  les  plus  fermes  et  les  plus 
convaincus.  Par  degrés  donc,  les  principaux  des  non-intrusionistes 
avaient  jeté  au  vent  toute  idée  de  transaction ,  et  augmenté  leurs 
prétentions.  Ainsi,  en  1834,  la  loi  du  veto  leur  suffisait.  En  18il  et 
18i2,  ils  demandaient  expressément  l'abolition  du  patronage  et  la 
destruction  de  toute  juridiction  civile  dans  les  matières  religieuses. 
Dans  l'assemblée  de  1842,  deux  propositions  dans  ce  sens  furent 
même  faites  parle  docteur  Chalmers,  et  adoptées,  l'une  par  216  voix 
contre  147,  l'autre  par  241  contre  110.  C'est  ainsi  que  se  posa  la 
question  lors  du  renouvellement  de  l'assemblée  générale,  et  il  fat 
bientôt  aisé  de  juger  qu'à  ce  moment  suprême  plusieurs  des  anciens 
non-intrusionistes  s'apprêtaient  à  changer  d'opinion.  Il  se  forma  donc 
au  sein  des  presbytères  un  tiers-parti  qui,  se  rattachant  à  l'ancienne 
opinion  de  lord  Aberdeen,  se  mit  en  rapport  avec  le  ministère,  et 
promit,  si  cette  opinion  était  définitivement  adoptée  par  le  gouver- 
nement, l'abrogation  de  la  loi  du  veto.  L'arrangement  ainsi  conclu, 
la  majorité  se  déplaça ,  et  les  non-intrusionistes  n'eurent  plus  qu'à 
se  soumettre  ou  à  se  retirer.  C'est  à  ce  dernier  parti  qu'ils  s'arrê- 
tèrent, et  le  18  mai,  jour  de  la  réunion  de  l'assemblée  générale,  on 
vit  le  tiers  à  peu  près  des  membres  présens  faire  entendre  par  la 
bouche  de  l'ancien  modérateur  (président  )  une  protestation  solen- 
nelle contre  le  patronage,  et  sortir  en  procession  de  la  salle  des 
séances,  pour  aller,  à  travers  une  foule  silencieuse,  se  constituer  en 
église  libre.  Ainsi,  pour  obéir  à  ce  qu'ils  regardaient  comme  un  de- 
voir de  conscience ,  et  pour  maintenir  la  vieille  indépendance  pres- 
bytérienne, 450  à  500  ministres  renoncèrent  volontairement  à  leur 
temple,  à  leur  presbytère,  à  leur  revenu,  et  entrèrent,  jeunes  et 
vieux,  valides  et  infirmes,  dans  une  carrière  qu'ils  savaient  hérissée 
de  difficultés  et  pleine  de  souffrances.  C'est  là,  quelque  opinion 
qu'on  puisse  avoir  du  fond  de  la  querelle,  un  admirable  spectacle,  un 
spectacle  qui  dans  ce  temps  d'égoïsme  et  d'engourdissement  moral 
doit  assurer  à  ceux  qui  l'ont  donné  le  respect  et  la  sympathie  de  tous 
les  esprits  élevés. 

Depuis  ce  moment,  les  choses  ont  marché,  comme  on  pouvait  s'y 
attendre.  D'un  côté,  l'assemblée  générale  a  rapporté  la  loi  du  veto, 
et  a  reconnu  dans  les  questions  qui  touchent  au  patronage  la  supré- 
matie des  tribunaux  civils.  De  l'autre,  l'église  libre,  soutenue  parles 
presbytériens  d'Irlande  et  par  les  dissidens  d'Angleterre ,  a  travaillé 
sans  reliiche  à  se  procurer  les  moyens  matériels  de  ne  pas  faire  faute  à 


LE  IIOYAIME-UNI  ET   LE  3ilMSTtRE   PEEL.  883 

ceux  qui  l'ont  suivie;  mais  elle  rencontre  de  grands  obstacles,  et  ne  par- 
vient pas  toujours  à  les  surmonter.  Ainsi,  pour  satisfaire  aux  besoins 
religieux  du  pays,  illui  faudrait  700  églises,  qui  coûteraient  à  con- 
struire 350,000  liv.  st.  Jusqu'ici,  elle  a  réuni  206,702  liv.  st.,  sans 
compter,  pour  fonds  d'entretien  [sustentation  fund] y  28,206  liv.  st.  qui, 
partagées  entre  les  ministres  séparés,  leur  donnent  à  peu  près  60  liv. 
sterling  par  personne.  Malheureusement  les  difficultés  financières 
ne  sont  pas  les  seules,  et  il  en  est  qui  tiennent  à  la  constitution  delà 
propriété  en  Angleterre.  Dans  certains  districts,  dans  certains  comtc^s 
même,  la  terre  appartient  tout  entière  à  des  propriétaires  opposés 
à  la  nouvelle  église,  et  qui  refusent  absolument  de  lui  en  vendre  ou 
de  lui  en  louer  un  morceau.  La  nouvelle  église  alors  a  recours  h 
divers  expédiens.  Ainsi,  elle  construit  des  tentes  qu'elle  dresse  sur 
les  routes  et  où  elle  célèbre  l'office  divin.  Elle  a  aussi  acheté  plu- 
sieurs vieux  bâtimens  qui  parcourent  les  lacs,  pénètrent  dans  les 
golfes,  et  qui  jetant  l'ancre  de  temps  en  temps,  le  long  de  la  côte, 
offrent  aux  fidèles  des  églises  flottantes.  Cependant  tout  annonce  que 
cette  situation  précaire  ne  durera  pas.  Déjà  les  justes  réclamations 
de  la  nouvelle  église,  soutenues  par  l'opinion  pubUque,  ont  vaincu 
la  résistance  du  duc  de  Sutherland,  qui,  seul  propriétaire,  ou  peu 
s'en  faut,  du  comté  qui  porte  son  nom,  avait  d'abord  refusé  de  l'y 
laisser  entrer.  Comme  d'ailleurs  les  populations  paraissent  beaucoup 
plus  favorables  à  la  nouvelle  église  qu'à  l'ancienne,  il  est  possible  que 
bientôt  l'Ecosse ,  comme  l'Irlande,  offre  l'anomaUe  de  deux  églises  : 
l'une,  celle  d'une  faible  minorité,  établie  et  richement  dotée;  l'autre, 
celle  d'une  majorité  immense,  sans  autre  ressource  que  des  sous- 
criptions volontaires.  Il  y  a  là  un  danger  sur  lequel  il  est  impossible 
que  les  hommes  qui  gouvernent  l'Angleterre  n'aient  pas  porté  leur 
attention. 

Il  serait  certainement  injuste  de  chercher  un  grief  contre  le  mi- 
nistère dans  une  crise  préparée  depuis  neuf  ans,  et  qui  eût  éclaté 
sous  les  whigs  comme  sous  les  tories.  Cependant  pour  le  vulgaire,  on 
le  sait ,  les^  hommes  politiques  sont  responsables  de  leurs  malheurs 
aussi  bien  que  de  leurs  fautes,  et  c'est  un  malheur  pour  le  ministère 
Peel  d'avoir  assisté  sans  pouvoir  l'empêcher  à  la  ruine  du  vieil  éta- 
blissement écossais.  Quand  les  whigs  lui  reprochent  de  n'avoir  rien 
fait  pour  s'y  opposer,  ils  n'ont  pas  d'ailleurs  tout^à-fait  tort.  Ainsi , 
avant  le  18  mai,  lord  Campbell  dans  la  chambre  des  lords,  M.  Fox- 
Maule  dans  la  chambre  des  communes ,  voulurent  soulever  la  ques- 
tion; mais  le  ministère,  qui  était  alors  en  négociation  avec  le  tiers ~ 

57. 


884  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

parti,  espérait  qu'une  fois  la  majorité  conquise  dans  l'assemblée 
générale,  la  minorité  se  soumettrait.  Il  refusa  donc  la  discussion ,  et 
ne  fit  aucun  effort  parlementaire  pour  prévenir  la  séparation.  — 
Après  le  18  mai,  il  avait  un  engagement  à  tenir,  et  il  le  tint  en  re- 
produisant l'ancienne  transaction  de  lord  Aberdeen.  C'était  malheu- 
reusement, comme  on  le  fit  justement  observer,  fermer  la  porte  de 
l'écurie  après  que  le  cheval  avait  été  volé.  La  transaction  de  lord  Aber- 
deen fut  d'ailleurs  loin  d'obtenir,  soit  dans  le  parlement,  soit  dans 
l'assemblée  du  clergé,  un  assentiment  unanime.  Elle  fut  vivement 
attaquée  à  la  chambre  des  lords  par  lord  Roseberry,  qui  déclara 
qu  elle  violait  les  droits  du  peuple,  et  par  lord  Campbell ,  lord  Broug- 
ham  et  lord  Cottenham ,  qui  pensèrent  au  contraire  qu'en  accordant 
aux  communians  le  droit  illimité  d'objection  et  aux  ecclésiastiques 
le  jugement  définitif,  elle  rétablissait  la  loi  du  veto  sous  un  autre 
nom.  A  la  chambre  des  communes,  MM.  Rutherford  et  Fox-Maule, 
au  nom  des  non-intrusionistes,  lord  John  Russell  dans  l'intérêt  de 
l'union  de  l'église  et  de  l'état,  s'accordèrent,  bien  que  fort  divisés 
au  fond,  pour  blâmer  l'énorme  pouvoir  dont  le  bill  investissait  les 
cours  ecclésiastiques;  et  de  cet  accord  il  résulta  que  le  bill,  malgré 
les  efforts  de  sir  Robert  Peel  et  de  sir  James  Graham,  ne  passa  qu'à 
une  majorité  de  18  voix;  98  contre  80.  —  A  l'assemblée  générale, 
d'un  autre  côté,  il  entraîna  quelques  nouvelles  séparations,  tout  en 
mécontentant  le  parti  qui  avait  constamment  lutté  pour  le  droit  des 
patrons.  Il  ne  paraît  pas  d'ailleurs  que  partout  la  querelle  doive  se 
vider  pacifiquement,  et  déjà,  depuis  le  bill,  plus  d'un  ministre  léga- 
lement institué  a  trouvé  ses  nouveaux  paroissiens  en  armes  et  dé- 
cidés à  s'opposer  par  la  force  à  son  installation.  Si  cette  manière 
d'exercer  le  veto  remplace  l'autre,  il  est  facile  de  prévoir  ce  que  de- 
viendra le  droit  des  patrons. 

Quoi  qu'il  en  soit,  les  évènemens  d'Ecosse,  bien  que  graves  en 
eux-mêmes  et  défavorables  au  cabinet,  n'ont  rien ,  quant  à  présent, 
qui  menace  son  existence.  Il  en  est  autrement  des  évènemens  d'Ir- 
lande, qui  depuis  six  mois  fixent  si  vivement  l'attention. 

Quand  en  1841  sir  Robert  Peel  monta  au  pouvoir,  tous  ceux  qui 
connaissent  l'Irlande  crurent  et  dirent  que,  comme  sir  Robert  Peel 
l'avait  annoncé  lui-même  en  1835,  ce  serait  là  sa  grande  difficulté. 
C'est  en  effet  à  sa  haine  pour  l'Irlande  que  le  parti  dont  sir  Robert 
Peel  est  le  chef  avait  dû  sa  récente  popularité  en  Angleterre  et  ses 
succès  électoraux.  Il  y  avait  dès-lors  lieu  de  penser  qu'à  l'avènement 
de  ce  parti  l'Irlande  se  sentirait  blessée  jusque  dans  ses  entrailles, 


LE  ROYAUME-UNI  ET  LE  MINISTÈRE  PEEL.  885 

et  que  l'homme  extraordinaire  en  qui  elle  se  personnifie,  reprenant 
son  rôle  de  grand  agitateur,  se  trouverait  bientôt,  comme  en  1829, 
à  la  tête  d'une  nation  ulcérée  et  frémissante.  Au  lieu  de  cela,  par 
une  anomalie  inexplicable,  l'Irlande  parut  voir  avec  tranquillité, 
presque  avec  indifférence,  la  formation  du  nouveau  cabinet.  En  vain 
les  hommes  qu'elle  avait  appris  à  regarder  comme  ses  ennemis  les 
plus  acharnés,  lord  Lyndhurst  et  lord  Stanley,  firent  partie  de  ce 
cabinet;  en  vain  même  d'autres  hommes  plus  rapprochés  d'elle,  et  à 
ce  titre  plus  odieux  encore,  M.  Jackson,  M.  Lefroy,  occupèrent  sous 
ses  yeux  de  hauts  emplois  judiciaires  :  rien  ne  sembla  faire  effet;  c'est 
tout  au  plus  si  la  voix  d'O'Connell,  élu  lord-maire,  trouva  quelques 
échos  dans  le  pays.  La  voix  d'O'Connell  d'ailleurs  avait  elle-même 
perdu  beaucoup  de  sa  force  et  de  son  éclat.  Ce  n'était  plus  celle  du 
tribun  fougueux  et  éloquent  qui  avait  donné  l'émancipation  à  son 
pays,  mais  plutôt  celle  d'un  magistrat  épuisé,  désabusé,  et  tendant 
au  repos. 

Telle  était  l'Irlande  il  y  a  un  an ,  et,  je  le  répète,  ceux  qui  croient 
la  connaître  cherchaient  en  vain  à  la  comprendre.  On  pense  bien  d'ail- 
leurs que  cette  situation  était  pour  le  ministère  et  pour  ses  partisans 
un  grand  sujet  d'orgueil  et  de  triomphe,  (c  Les  whigs,  disaient-ils, 
prétendaient  qu'ils  étaient  seuls  capables  de  gouverner  l'Irlande,  et 
que  le  jour  où  les  tories  arriveraient  au  pouvoir  ce  pays  se  soulève- 
rait tout  entier.  Qu'en  pensent  les  whigs  maintenant?  Les  concessions 
honteuses  que  les  whigs  faisaient  aux  agitateurs,  les  tories  ne  les  ont 
point  faites,  et  ils  ont  rompu  le  contrat  immoral  qui  liait  le  gouver- 
nement au  chef  des  papistes.  Cependant  l'Irlande  est  plus  paisible, 
plus  satisfaite  qu'elle  ne  l'a  jamais  été,  et  le  chef  des  papistes  lui- 
même  paraît  désespérer  du  succès.  Ainsi ,  la  grande  difliculté  de  sir 
Robert  Peel,  cette  difficulté  si  souvent  citée,  s'est  évanouie  rien  qu'à 
la  regarder.  » 

A  ces  provocations  les  whigs  ne  répondaient  rien ,  parce  qu'ils  ne 
savaient  que  répondre,  et  l'Irlande  ne  figurait  plus  guère  que  pour 
mémoire  parmi  leurs  moyens  d'opposition.  C'était  même  une  sorte 
de  mot  d'ordre  que  la  question  irlandaise  devait  cesser  d'être  une 
question  de  parti,  et  qu'il  convenait  de  travailler  en  commun  à 
l'amélioration  morale  et  matérielle  de  ce  malheureux  pays.  Quant  au 
rappel  de  l'union ,  c'était  pour  les  journaux  de  toutes  les  opinions  un 
sujet  habituel  de  raillerie  et  de  mépris,  et  quand,  dans  les  premiers 
jours  de  janvier  dernier,  O'Connell  salua  la  nouvelle  année  du  nom 
de  l'année  du  rappel,  ce  fut  à  Londres  un  éclat  de  rire  universel  qui, 


S86  REVDB  DES  DEUX  MONDES. 

malgré  des  symptômes  précurseurs  assez  graves,  se  prolongea  jus- 
qu'en mai.  Ainsi,  le  17  janvier,  un  journal  whig,  le  Globe,  publiait 
un  long  article  sur  la  folie  du  rappel  et  sur  la  chute  complète  de  ce 
ridicule  projet.  «M.  O'Connell,  ajoutait-il,  ne  peut  tarder  à  y  re- 
noncer. »  Deux  jours  après,  un  journal  tory,  le  Standard,  cherchant 
sur  quelle  question  l'opposition  dans  l'adresse  pouvait  proposer  un 
amendement:  «Est-ce,  disait-il,  sur  l'Irlande,  lorsque  la  politique 
des  lords  de  Grey  et  Elliott  a  si  parfaitement  réussi  à  détruire 
O'Connell  et  le  rappel.  »  Le  18  mars  enfln,  un  journal  radical,  le 
Sun,  se  moquait  du  rappel  et  de  M.  O'Connell,  gravement  occupé, 
un  tablier  de  cuir  autour  du  corps  et  une  truelle  à  la  main,  à  poser 
la  première  pierre  de  la  future  chambre  des  communes  irlandaises, 
a  N'est-il  pas  déplorable,  disait  le  Sun  à  ce  sujet,  qu'un  homme 
comme  M.  O'Connell  s'amuse  ainsi  à  poursuivre  un  fantôme  ridicule, 
au  lieu  de  se  rendre  utile  à  son  pays?  »  Dans  le  parlement  d'ailleurs, 
jusqu'aux  premiers  jours  de  mai ,  il  ne  se  prononça  pas  une  parole 
qui  témoignât  de  la  plus  légère  inquiétude.  L'Irlande  était  et  devait 
rester  tranquille.  C'était  entre  tous  les  hommes  politiques  une  chose 
parfaitement  entendue. 

A  Dublin,  la  confiance  n'était  guère  moins  grande,  même  au 
commencement  de  mars,  quand  M.  O'Connell  fit  voter  le  rappel 
par  la  corporation  de  Dublin  à  la  majorité  de  kk  voix  contre  15. 
«  M.  O'Connell,  dit  alors  l'alderman  Butt,  ne  fait  une  telle  motion 
«  que  pour  ranimer  tant  soit  peu  une  question  qui  meurt  d'inani- 
«  tion,  une  question  dont  la  situation  est  désespérée,  et  qui  ne  peut 
«  vivre  un  mois  encore.  »  Au  lieu  d'ouvrir  les  yeux  au  danger,  les 
ultra-protestans  d'ailleurs  continuaient  à  se  plaindre  du  gouverne- 
ment et  à  lui  reprocher  ses  ménagemens  pour  les  catholiques.  Ainsi 
la  feuille  orangiste  de  l'Ulster  accusait  amèrement  sir  Robert  Peel 
et  lord  Elliott  ce  de  s'être  attachés  au  char  du  papisme,  de  mépriser 
le  protestantisme  et  de  calomnier  le  clergé.  »  Ainsi  la  société  de 
l'éducation  ecclésiastique  [church  éducation  society)  dénonçait  le 
ministère,  à  cause  de  son  plan  d'éducation,  comme  impie  et  presque 
comme  athée.  Ainsi  encore  l'organe  le  plus  influent  des  protestans, 
le  Dublin  Erening-Mail,  demandait  «  si,  après  tout,  le  rappel  ne 
serait  pas  plus  favorable  au  protestantisme  que  l'état  actuel.  »  N'est-il 
pas  évident  que  le  parti  ultra-protestant  était  loin  de  soupçonner  le 
véritable  état  des  esprits  et  de  prévoir  la  lutte  qui  se  préparait? 

Je  vais  plus  loin ,  et  je  suis  disposé  à  croire  qu'à  cette  époque 
O'Connell  lui-même  n'avait  pas  le  sentiment  de  sa  force  et  du  grand 


LE  ROYAUME-UNI  ET  LE  MINISTÈRE  PEEL.  887 

rôle  qu'il  allait  jouer.  J'en  trouve  la  preuve  dans  ses  lettres,  dans  ses 
adresses  au  peuple  irlandais,  dans  ses  discours  au  sein  de  l'associa- 
tion. Ce  n'est  pas  qu'il  manquât  une  seule  occasion  de  protester  en 
faveur  du  rappel,  et  de  le  présenter  comme  le  véritable,  comme  le 
seul  remède  aux  maux  invétérés  du  pays;  ce  n'est  pas  non  plus  qu'il 
ne  répétât  chaque  jour  avec  affectation  qu'il  était  sûr  de  son  fait,  et 
que  le  rappel  aurait  lieu  :  mais  il  reconnaissait  que  le  remède  était 
d'une  application  difficile  et  pouvait  se  faire  attendre  long-temps.  Il 
laissait  entendre  en  outre  que,  si  l'Angleterre  le  voulait  bien ,  peut- 
être  y  aurait-il  encore  moyen  de  s'arranger.  En  un  mot,  on  pouvait 
conclure  de  plusieurs  de  ses  paroles  que  le  rappel  alors  était  pour 
lui  plutôt  un  moyen  qu'un  but,  et  que  ce  moyen  même  il  n'y  comp- 
tait pas  outre  mesure. 

Quoi  qu'il  en  soit,  après  un  sommeil  d'une  année,  le  grand  agita- 
teur venait  de  se  réveiller  plus  infatigable,  plus  énergique,  plus  éton- 
nant que  jamais.  Aujourd'hui  c'était  un  livre  pour  dénoncer  à  l'Eu- 
rope et  surtout  à  l'Irlande  toutes  les  injustices,  tous  les  vices,  tous 
les  crimes  de  la  domination  anglaise  depuis  le  roi  Henri  II.  Demain 
c'était  une  adresse  pour  promettre  au  nom  du  parlement  national 
l'extinction  totale  de  la  dîme,  l'établissement  d'une  tenure  fixe  en 
faveur  des  fermiers,  l'encouragement  et  la  protection  des  manufac- 
tures nationales,  l'abolition  de  la  loi  des  pauvres ,  l'extension  de  la 
franchise  électorale  et  le  scrutin  secret.  Puis  à  chaque  séance  de 
l'association  on  l'entendait  gémir  sur  les  malheurs  de  son  pays,  et  lui 
promettre  justice  complète,  s'il  savait  la  demander  avec  ensemble  et 
constance.  Jusqu'à  la  fin  de  mars  pourtant  le  pays  ne  bougea  pas; 
mais  pendant  ce  temps  la  mine  se  creusait  et  se  chargeait,  de  sorte 
que  vers  le  mois  d'avril  il  suffisait  d'une  étincelle  pour  qu'elle  fît 
explosion.  Un  jour,  dans  une  petite  ville  de  l'ouest,  l'étincelle  jaillit, 
et  dix  meetings,  en  moins  d'un  mois,  apprirent  à  l'Angleterre  étonnée 
qu'O'Connell  et  le  rappel  n'avaient  rien  de  ridicule,  et  qu'un  grand 
péril  était  près. 

Il  est  curieux  d'observer  quelle  fut,  à  cette  nouvelle,  l'attitude 
des  divers  partis.  Le  parti  orangiste,  comme  on  devait  s'y  attendre, 
prit  l'initiative,  et  le  même  jour  (au  commencement  de  mai)  lord 
lloden,  à  la  chambre  des  lords,  lord  Jocelyn,  son  fils,  à  la  chambre  des 
communes ,  interpellèrent  le  cabinet  sur  les  moyens  qu'il  comptait 
employer  pour  arrêter  l'agitation.  Le  cabinet,  avec  qui  selon  toute 
apparence  l'interpellation  avait  été  concertée,  répondit  qu'il  main- 
tiendrait à  tout  prix  l'union  des  deux  pays,  et  que  la  reine  y  était  ré- 


888  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

solue,  mais  qu'il  n'était  pas  encore  nécessaire  de  solliciter  de  nou- 
veaux pouvoirs.  Ce  fut  le  premier  coup  frappé  parle  gouvernement. 
Le  second  consista  dans  la  révocation  de  plusieurs  juges  de  paix  qui 
avaient  assisté  et  pris  part  à  des  meetings  en  faveur  du  rappel.  Puis , 
cela  fait,  le  cabinet  se  croisa  les  bras  et  mit  la  tête  à  la  fenêtre,  at- 
tendant que  le  feu  s'éteignît  de  lui-même,  et  que  l'agitation  tombât. 
Mais  il  s'en  faut  que  son  parti  tout  entier  éprouvât  la  même  quiétude. 

Dès  ce  moment,  on  put  remarquer  parmi  les  tories  deux  tendances 
bien  distinctes,  celle  des  hommes  modérés  qui  approuvaient  la  con- 
duite du  ministère  et  comptaient  sur  le  temps,  celle  des  hommes 
plus  ardens  qui  appelaient  à  grands  cris  des  mesures  énergiques. 
Quant  aux  wbigs,  c'est  avec  une  joie  mal  déguisée  qu'ils  aperçurent 
enfin  en  Irlande  un  sujet  sérieux  et  durable  d'opposition.  On  les  vit 
donc  d'une  part  reprendre  leur  ancien  thème  et  comparer  l'Irlande 
sous  lord  Melbourne  à  l'Irlande  sous  sir  Robert  Peel,  de  l'autre  chi- 
caner le  cabinet  soit  sur  l'emploi  du  nom  de  la  reine  dans  le  débat, 
soit  sur  la  révocation  des  juges  de  paix  avant  qu'aucun  avis  préa- 
lable leur  eût  été  donné.  A  ce  sujet,  la  légalité  même  des  meetings 
fut  à  plusieurs  reprises  débattue  dans  les  deux  chambres,  et  toujours 
résolue  d'une  manière  affirmative.  «  Quant  au  rappel  de  l'union,  dit 
lord  John  Russell,  sans  que  sir  Robert  Peel  le  contredît,  c'est  une 
question  ouverte  au  débat  et  sujette  à  révision,  comme  tous  les  actes 
de  la  législature.  »  A  la  chambre  des  lords,  lord  Campbell  et  lord 
Clanricarde  parlèrent  dans  le  même  sens,  et  le  duc  de  Wellington 
resta,  comme  sir  Robert  Peel,  silencieux  sur  son  banc. 

L'attitude  et  le  langage  des  journaux ,  un  seul  excepté,  furent, 
avec  plus  de  vivacité,  ceux  du  parti  qu'ils  représentent.  Selon  le 
Standard,  organe  spécial  du  cabinet,  l'agitation  irlandaise  était  peu 
à  craindre,  et  il  eût  suffi  des  deux  comtés  protestans  de  Down  et 
d'Antrim  pour  la  mettre  à  la  raison;  mais  il  valait  mieux  la  laisser 
s'user  d'elle-même.  Selon  le  Morning-Post,  organe  des  ultra-tories, 
tout  tenait  à  la  politique  inerte  et  faible  du  ministère.  Selon  le  Mor- 
ning-Chronicle,  organe  des  whigs,  la  chute  de  lord  Melbourne  avait 
produit  tout  le  mal.  Selon  le  Sun  y  organe  des  radicaux,  les  demi- 
mesures  ne  pouvaient  plus  suffire,  et,  pour  rétablir  l'ordre  en  Irlande, 
il  fallait  détruire  l'église  établie  et  effacer  ainsi  la  grande  tache  {the 
great  blot)  dans  ce  pays.  Quant  au  TimeSy  qui  plus  tard  devait  plus 
que  le  Morning-Post  pousser  aux  mesures  violentes,  il  publia  alors 
plusieurs  articles  que  les  whigs,  et  même  les  radicaux ,  n'auraient  pas 
désavoués,  a  Quand  sir  Robert  Peel,  dit-il,  est  arrivé  aux  affaires, 


LE  ROYAUME-UNI  ET  LE  MINISTÈRE  PEEL.  889 

l'Irlande  était  paisible,  et  O'Connell  était  réduit  au  rôle  misérable 
d'un  vieux  charlatan  en  enfance.  On  ne  parlait  du  rappel  que  pour 
en  rire,  et  tout  tendait  à  la  conciliation.  Aujourd'hui  l'Irlande  s'agite 
d'une  manière  formidable.  O'Connell  est  redevenu  un  géant,  et  le 
rappel  est  menaçant.  Comment  s'en  étonner  en  présence  de  la  con- 
duite du  ministère  et  de  son  vice-roi,  lord  de  Grey?  Qu'on  cite  de- 
puis dix-huit  mois  un  acte,  un  seul,  qui  ait  pu  satisfaire  le  pays? 
O'Connell  pourtant  faisait  la  partie  belle  à  sir  Robert  Peel,  quand  il 
lui  disait  qu'il  n'avait  pas,  quant  à  lui,  plus  de  goût  pour  les  whigs 
que  pour  les  tories,  et  que  son  appui  appartiendrait  à  toute  adminis- 
tration qui  rendrait  justice  à  l'Irlande.  Rien  de  plus  clair,  de  plus 
raisonnable,  de  plus  généreux  que  ce  langage.  Comment  sir  Robert 
Peel  y  a-t-il  répondu?  Par  quelques  paroles  évasives.  Mais  en  même 
temps  il  s'est  hâté  de  nommer  aux  places  les  plus  hautes  et  les  plus 
lucratives  les  ennemis  connus  de  l'Irlande.  Pas  un  catholique  qui, 
sous  son  administration,  ait  obtenu  la  plus  légère  faveur.  On  dirait 
en  un  mot  que  sir  Robert  Peel  n'a  eu  d'autre  pensée  que  celle  d'étayer 
le  système  pourri  de  l'orangisme.  Est-il  étonnant  que  l'Irlande  ait 
ressenti  ce  traitement  insultant,  et  qu'au  calme  ait  succédé  l'agita- 
tion? Si  l'on  veut  empêcher  le  rappel  de  l'union ,  il  faut  suivre  un 
tout  autre  système,  et  s'occuper  sérieusement  de  conciliation.  Cela 
est  plus  juste  que  de  supprimer  des  meetings  ou  de  destituer  des 
magistrats;  cela  est  plus  sûr  que  d'employer  la  force,  comme  des  amis 
imprudens  le  conseillent  au  cabinet.  » 

Je  me  suis  arrêté  sur  cette  opinion  du  TimeSy  bien  que  rétractée 
plus  tard,  parce  qu'elle  produisit  alors  une  grande  impression.  En 
supposant  qu'elle  fût  partagée  par  quelques  amis  du  cabinet,  la  ma- 
jorité dès-lors  se  divisait  en  trois  fractions,  l'une  en  faveur  de  l'im- 
mobilité, l'autre  en  faveur  de  la  coercition,  la  troisième  d'une  sage 
conciliation. 

Que  faisait  cependant  O'Connell?  A  près  de  soixante -dix  ans, 
O'Connell,  avec  la  vigueur  de  la  jeunesse  et  plus  d'expérience,  com- 
mençait une  campagne  sans  exemple  et  dont  n'approche  pas  celle 
même  de  1829.  Tempérant  par  l'habileté  du  vieux  légiste  la  har- 
diesse du  tribun,  il  s'établissait  d'abord  sur  un  terrain  solide,  et  pre- 
nait l'association  centrale  de  Dublin  pour  base  d'opération.  C'est  là 
qu'il  préparait  ses  moyens  de  défense  et  d'attaque,  qu'il  essayait 
l'effet  de  ses  argumens,  qu'il  donnait  le  mot  d'ordre  à  ses  lieutenans. 
C'est  là  qu'après  avoir  annoncé  qu'il  jugeait  inutile  d'aller  prendre 
sa  place  à  la  chambre  des  communes,  il  tennit  séance  à  lui  tout  seul 


890  HE  VUE  DES  DBtTX  MONDES. 

et  répondait  chaque  jour  aux  discours  parlementaires  et  aux  articles 
de  journaux.  C'est  là  qu'il  versait  l'impôt  volontaire  du  rappel,  impôt 
toujours  croissant,  et  qui,  de  100  livres  sterling  à  peu  près  par  se- 
maine, ne  tarda  pas  à  monter  jusqu'à  plus  de  2,000.  C'est  de  là  enfin 
qu'il  partait  pour  aller,  dans  l'intervalle  de  deux  séances,  présider 
sur  divers  points  du  pays  à  quatre  ou  cinq  meetings,  et  prononcer 
huit  ou  dix  discours.  Puis  c'est  là  qu'il  revenait  raconter  ce  qu'il 
avait  fait,  et  étonner  ses  amis  comme  ses  ennemis  par  le  spectacle  de 
sa  merveilleuse  activité. 

Il  serait  impossible  de  suivre  O'Connell  dans  les  trente-sept  mee- 
tings auxquels  il  assista  dans  l'espace  de  quatre  mois  environ;  mais 
au  milieu  de  diversités  nombreuses,  il  y  a  dans  ces  meetings  quelque 
chose  d'invariable  qu'il  est  facile  de  faire  ressortir.  Ainsi  ce  sont 
toujours  des  populations  immenses  qui  se  pressent  sur  le  passage 
d'O'Connell;  ce  sont  des  feux  de  joie  qui  brillent  sur  les  montagnes 
à  son  approche;  ce  sont  des  arcs-de-triomphe  et  des  couronnes  qui 
l'attendent;  ce  sont  des  processions  et  des  cavalcades  avec  musique 
et  drapeaux  qui  se  portent  à  sa  rencontre;  puis  ce  sont  deux  réu- 
nions, l'une  en  plein  air,  dans  un  lieu  consacré  autant  que  possible 
par  quelque  souvenir  historique,  l'autre  à  table,  sous  une  vaste  tente 
décorée  d'emblèmes  nationaux.  Ce  sont  enfin  deux  discours  du  libé- 
rateur qui  roulent  toujours  sur  le  même  sujet  et  s'adressent  aux 
mêmes  passions.  O'Connell  en  effet  n'est  point  un  littérateur  qui 
s'inquiète  du  jugement  des  connaisseurs  et  qui  craint  de  se  répéter. 
C'est  à  la  fois  un  tribun  qui  veut  remuer  le  peuple,  un  avocat  qui 
veut  mettre  la  loi  de  son  côté.  Le  peuple  et  la  loi,  voilà  ses  deux 
pensées,  celles  qui  le  préoccupent  uniquement.  De  là  un  mélange 
singulier  de  violence  et  de  prudence,  de  passion  et  de  sang-froid, 
d'emportement  et  de  retenue;  de  là  aussi  une  certaine  uniformité, 
soit  dans  les  moyens  qu'il  emploie,  soit  dans  les  paroles  qu'il  pro- 
nonce. S'il  a  trouvé  une  allusion  qui  a  porté  coup,  un  mouvemerjt 
qui  a  réussi,  un  mot  qui  a  frappé  juste  et  fort,  pourquoi  ne  s'en  ser- 
virait-il pas  une  seconde  fois  en  présence  d'un  auditoire  nouveau? 
Mais  en  même  temps  quelle  verve  admirable,  quelle  riche  imagina- 
tion, quel  esprit  fécond  et  vigoureux!  Pas  une  circonstance  locale 
qu'il  n'exploite,  pas  un  incident  dont  il  ne  tire  parti,  pas  une  inter- 
pellation partie  de  la  foule  qu'il  ne  relève  et  ne  tourne  à  son  profit. 
On  lui  reproche  quelquefois  d'être  trop  poétique  dans  ses  descrip- 
tions, trop  déclamatoire  dans  ses  imprécations,  trop  bouffon  dans  ses 
plaisanteries,  trop  injurieux  dans  ses  attaques;  mais  on  oublie  qu'il 


LE  ROYAUME-UNI  ET  LE  MINISTÈRE  PEEL.  891 

parle  à  un  peuple  crédule,  enthousiaste,  enfant,  à  un  peuple  qui 
veut  être  successivement  ébloui,  ému,  amusé.  Pour  le  paysan  irlan- 
dais qui  vient  écouter  O'Connell,  ses  défauts  sont  des  qualités  et 
font  une  partie  de  sa  puissance.  Aussi,  pour  trouver  exemple  d'une 
pareille  action  sur  les  hommes,  faut-il  peut-être  remonter  aux 
grandes  prédications  du  moyen-âge.  Ces  cent  ou  deux  cent  mille  Ir- 
landais qui  couvrent  la  colline  où  se  dressent  les  hustings,  O'Connell 
les  tient  dans  sa  main  et  les  conduit  comme  il  lui  plaît.  On  les  voit, 
selon  qu'il  les  y  invite,  rire  et  pleurer,  crier  et  se  taire,  s'agiter  et 
se  calmer,  ce  Les  repealers,  dit-il  un  jour  au  dîner  d'Athlone,  se  sont 
réunis  pour  être  libres  ou  mourir.  »  Aussitôt  l'assemblée  entière  se 
lève,  agite  ses  chapeaux,  et  pousse  de  longues  acclamations.  Mais 
O'Connell  reprenant  :  «  Toute  réflexion  faite,  on  peut  mettre  la  mort 
hors  de  question.  Pour  moi,  j'ai  toujours  eu  pour  principe  de  pré- 
férer un  patriote  vivant  à  un  cimetière  plein  de  patriotes  morts.  » 
Et  à  ces  mots  l'assemblée  entière  se  met  à  rire  et  se  rassied  tran- 
quillement. c(  Un  ministre  de  notre  reine  adorée,  dit-il  ailleurs,  sir 
James  Graham,  a  osé  dire,  le  coquin,  que  les  catholiques  sont  des 
parjures,  et  son  discours  a  été  reçu  dans  la  chambre  des  communes 
par  des  acclamations  bestiales  !  —  Une  voix  dans  la  foule  :  Oh  !  les 
chiens  de  Saxons!  —  O'Connell  reprenant:  Oui,  mais  ce  sont  ces 
chiens-là  qui  font  des  lois  pour  vous.  Le  souffrirez-vous  plus  long- 
temps? (Acclamation  générale.)  Voyez  leur  justice.  Cork  a  750,000  ha- 
bitans  et  deux  représentans.  Galles  a  800,000  habitans  et  vingt-neuf 
représentans.  Un  Gallois  vaut-il  quatorze  et  demi  d'entre  vous?  — 
Une  voix  :  Pardieu  non.  —.  O'Connell  :  Je  ne  pense  pas  qu'un  Gallois 
battît  quatorze  et  demi  d'entre  vous.  —  Une  voix  ;  Pas  un  demi.  — 
O'Connell  :  Je  crois,  moi,  qu'un  d'entre  vous,  avec  un  bon  bâton, 
battrait  quatorze  et  demi  d'entre  eux;  mais  il  ne  s'agit  pas  de  se 
battre  :  nous  sommes  trop  nombreux  et  l'Angleterre  est  trop  faible 
pour  qu'on  ose  nous  attaquer.  Quant  à  nous,  nous  n'attaquons  per- 
sonne; nous  voulons  justice,  et  nous  l'obtiendrons  pacifiquement.  Il 
est  un  bruit  que  John  Bull  comprend ,  celui  des  shillings.  Croyez- 
moi,  les  3,000  livres  sterling  de  la  semaine  dernière  (rente  pour  le 
rappel)  l'auront  fait  réfléchir.  )) 

C'est  ainsi  qu'O'Connell  joue  sans  cesse  avec  son  auditoire,  exci- 
tant ses  passions  et  les  retenant,  et  le  faisant  passer  à  volonté  de  la 
crainte  à  la  sécurité,  de  la  colère  à  l'hilarité.  Dans  un  morceau  vrai- 
ment éloquent  où  il  parle  des  services  qu'il  a  rendus  à  son  pays  et 
du  peu  de  temps  qui  lui  reste  à  vivre  :  «  Je  mourrai,  dit  O'Connell, 


892  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

avec  le  sentiment  orgueilleux  d'être  le  seul  homme  de  mon  temps 
qui,  pendant  quarante  ans  de  suite,  ait  obtenu  la  confiance  illimitée 
de  ses  concitoyens.  »  Cela  est  vrai,  et  cela  suffirait  au  besoin  pour 
assurer  à  O'Connell  une  grande  place  dans  l'histoire  de  son  pays. 

Il  faut  d'ailleurs  en  convenir,  jamais  orateur  populaire  n'eut  sous 
la  main  plus  de  cordes  à  faire  vibrer.  Lors  de  la  première  agitation, 
en  1828  et  1829,  c'est  surtout  aux  sentimens  religieux  qu'il  s'adres- 
sait. C'est  aujourd'hui  aux  sentimens  nationaux,  et  partout  il  trouve 
des  cœurs  qui  répondent  à  ses  provocations.  Nous  sourions  quand 
dans  son  enthousiasme  national  O'Connell  se  prosterne  en  même 
temps  devant  la  beauté  incomparable  des  lacs  et  des  montagnes  de 
la  verte  Erin,  devant  les  charmes  irrésistibles  de  ses  femmes  et  de 
ses  filles;  quand  il  pleure  d'attendrissement  sur  les  félicités  dont 
jouissait  son  île  chérie  sous  quelques  monarques  inconnus  et  pro- 
blématiques; quand  en  un  mot,  systématiquement  et  avec  un  orgueil 
toujours  nouveau,  il  proclame  la  supériorité  de  l'Irlande  sur  tous  les 
pays  du  monde,  et  celle  de  la  partie  de  l'Irlande  où  il  se  trouve  sur 
toutes  les  autres  parties  du  pays.  Tâchons  cependant  de  nous  mettre 
à  la  place  de  ce  peuple  humilié,  opprimé,  avili  pendant  tant  de  siècles, 
et  jugeons  de  l'effet  que  de  telles  flatteries  doivent  produire.  O'Con- 
nell, d'ailleurs,  sait  fort  bien  descendre  sur  la  terre  et  parler  inté- 
rêts. L'Irlande,  répète-t-il  chaque  jour,  a  des  fleuves  larges  et  pro- 
fonds, des  fleuves  qui  pourraient  donner  passage  à  tout  le  commerce 
du  monde.  Elle  a  un  sol  fécond  et  facile  à  cultiver,  elle  a  une  popu- 
lation laborieuse,  intelligente,  vertueuse;  mais  elle  a  en  même  temps 
des  maîtres  qui  l'exploitent,  et  ses  fleuves  portent  à  peine  quelques 
vaisseaux  :  son  sol  reste  sans  culture,  ou  ne  produit  que  pour  l'étran- 
ger; sa  population  meurt  de  faim.  Puis,  il  dénonce  l'union,  l'odieuse 
union  comme  la  cause  unique  de  toutes  ces  misères.  «  Les  tyrans, 
s'écrie-t-il,  nous  laissent  le  sel  et  les  pommes  de  terre;  ils  emportent 
le  bœuf,  le  mouton,  le  porc,  la  laine,  le  blé,  tout  ce  qui  est  bon. 
Voilà  l'union.  Cette  union,  lord  Byron  l'a  justement  comparée  à  celle 
du  requin  et  de  sa  proie.  L'un  dévore  l'autre,  et  cela  fait  une  union.» 

Ce  n'est  point,  au  reste,  d'un  seul  coup  que  l'agitation  de  1843 
arriva  à  son  dernier  terme,  et  il  est  curieux  d'en  suivre  le  dévelop- 
pement et  les  phases  diverses.  Au  début,  elle  ne  sortait  guère  du 
lieu  commun  et  du  cercle  ordinaire  des  récriminations  et  des  per- 
sonnalités. Ainsi  tt  lord  Stanley  était  un  maniaque ,  lord  Brougham 
un  vil  apostat,  sir  Robert  Peel  et  sir  Graham  deux  audacieux  coquins 
qui,  par  un  mensonge  public,  voulaient  compromettre  une  reine 


LE  ROYAUME-UNI  ET  LE   MLMSTÈRE  PEEL.  893 

adorée  et  lui  faire  perdre  l'amour  de  ses  fldèles  Irlandais.  Mais  les 
Irlandais  n'étaient  pas  dupes;  ils  savaient  que  la  reine  gémissait  sous 
le  poids  de  la  plus  dure  oppression,  et,  quoi  qu'on  lui  fît  dire,  elle  ne 
cesserait  pas  d'être  le  pouls  du  cœur  [the  puise  ofthe  heart]  de  l'Ir- 
lande. Les  whigs,  d'ailleurs,  valaient  encore  moins  que  les  tories,  et 
lord  John  Russell  était  un  ennemi  plus  dangereux  que  le  duc  de 
Wellington.  »  Bientôt  le  grand  agitateur  ne  s'arrêta  pas  là,  et  après 
la  destitution  des  juges  de  paix  membres  de  l'association,  ce  n'est 
plus  à  quelques  hommes  qu'il  visa,  mais  à  l'Angleterre  elle-même. 
S'emparant  avec  audace  et  habileté  d'un  mot  de  lord  Lyndhurst  : 
«  On  nous  a  dit,  s'écria-t-il,  que  nous  sommes  étrangers  par  la  race, 
par  la  langue,  par  la  religion.  On  a  dit  vrai,  et,  loin  de  blâmer  lord 
Lyndhurst,  je  le  remercie.  Oui,  nous  sommes  étrangers  à  l'Angle- 
terre, et,  quand  nous  luttons  contre  elle,  c'est  une  tyrannie  étrangère 
que  nous  voulons  secouer.  »  Une  fois  sur  ce  terrain,  O'Connell  n'en 
bougea  plus,  et  le  mépris  du  Saxon,  la  haine  au  Saxon  devinrent 
l'inépuisable  sujet  de  ses  allocutions  passionnées.  C'est  alors  qu'on  le 
vit  chaque  jour  étaler  avec  complaisance,  aux  yeux  du  monde,  les 
faiblesses,  les  échecs,  les  inquiétudes  de  TAngleterre,  et  compter  ses 
ennemis.  C'est  alors  qu'on  l'entendit  énumérer  avec  le  ton  de  la  me- 
nace les  forces  physiques  dont  il  pouvait  disposer,  et  répéter  vingt 
fois  qu'à  Waterloo  le  duc  de  Wellington  n'avait  pas  une  telle  armée. 
«  Nous  n'attaquons  pas;  mais  si  l'on  nous  attaque,  il  n'est  pas  un  de 
nous  qui  ne  soit  prêt  à  mourir  pour  son  pays.  Pour  moi,  je  réponds 
que  jamais  les  Saxons  ne  me  fouleront  aux  pieds,  ou  du  moins  qu'ils 
ne  fouleront  que  mon  cadavre.  Qu'on  se  rassure  pourtant,  les  Saxons 
savent  que  l'Irlande  de  1843  n'est  plus  celle  de  1798;  ils  savent  qu'elle 
est  forte,  pleine  d'enthousiasme,  et  que  ses  femmes  suffiraient  pour 
mettre  en  fuite  l'armée  qu'on  enverrait  pour  la  soumettre.  Ils  savent 
aussi  que  l'Amérique,  que  la  France  nous  regardent  et  se  tiennent 
prêtes  à  venir  à  notre  secours.  C'est  pourquoi  les  Cromwell  du  jour 
n'oseront  pas  recommencer  leurs  menaces.  Le  duc  de  Wellington 
va,  dit-on,  envoyer  en  Irlande  30,000  soldats  anglais.  Tant  mieux; 
ce  sont  30,000  shillings  par  jour  que  l'Irlande  gagnera.  Vivent  les 
soldats  anglais,  les  plus  braves  soldats  du  monde  I  N'est-il  pas  scan- 
daleux qu'ils  ne  puissent  pas ,  comme  en  France ,  arriver  au  grade 
d'officier?  Il  est  d'ailleurs  absurde  de  dire  que  le  rappel  de  l'union 
n'aura  pas  lieu,  parce  que,  dans  aucun  cas,  la  chambre  des  lords  n'y 
consentira.  La  chambre  des  lords  est  prudente,  et  il  ne  faudrait  pour 
la  déterminer  qu'une  menace  de  la  France,  de  l'Amérique  ou  de  la 


894  REVCE  DES  DEUX  MONDES. 

Russie.  John  BoU  est  assez  entêté,  mais  quand  il  a  peur  il  est  de 
banne  composition.  En  1782,  les  volontaires  demandèrent,  d'une 
certaine  façon,  l'indépendance  de  la  législature  irlandaise.  John  Bull 
comprit  et  céda.  En  1792,  quand  Billy  Egan  présenta  une  pétition 
en  faveur  àes  catholiques ,  cette  pétition  fut  d'abord  jetée  ignomi- 
nieusement à  la  .porte  de  la  chambre;  mais  peu  de  temps  après  Du- 
mouriez  vainquit  à  Jemmapes,  et  .lohn  Bull  s'empressa  de  faire  quel- 
que chose  pour  les  catholiques.  L'Iiistoire  d'Angleterre  est  pleine  de 
semblables  exemples.  L'Irlande  est  lasse  de  l'oppression  saxonne; 
qu'elle  le  dise  bien  haut,  et  l'oppression  saxonne  disparaîtra.  Après 
tant  de  siècle*  d'esclavage,  il  est  temps  enfin  que  l'Irlande  appar- 
tienne aux  Irlandais.  »  Qu'on  ajoute  à  cela  un  art  merveilleux  pour 
dresser  successivement  les  hustings  sur  tous  les  lieux  qui  pouvaient 
réveiller  dans  le  cœur  de  l'Irlande  quelques  souvenirs  de  victoire  ou 
de  massacre;  qu'on  ajoute  aussi  des  précautions  infinies  pour  se  mettre 
en  règle  avec  la  loi,  et  l'on  aura  une  idée  assez  exacte  de  la  conduite 
et  du  langage  d'O'Connell  pendant  cette  période  de  l'agitation. 

Après  avoir  dénoncé  l'union  comme  inique  et  funeste,  il  restait  à 
O'Conndl  un  dernier  pas  à  faire  :  c'était  de  la  déclarer  nulle  et  non 
obligatoire.  Ce  dernier  pas,  le  plus  décisif  de  tous,  il  le  fit  au  meeting 
de  Tara,  en  présence  d'un  concours  immense  de  peuple,  sur  une 
colHne  où  la  tradition  dit  que  les  rois  d'Irlande  étaient  jadis  élus  et 
prêtaient  serment  de  défendre  leur  terre  natale  contre  les  Danois  ou 
tous  autres  étrangers.  Du  haut  de  cette  colline  sainte,  O'Connell,  au 
nom  de  Dieu,  proclama  donc  la  nullité  de  l'union,  1"  parce  que  le 
parlement  irlandais  n'avait  pas  plus  le  droit  d'abdiquer  en  faveur  de 
l'Angleterre  qu'en  faveur  de  l'Amérique  ou  de  la  France;  2"  parce 
que  pour  arracher  l'union  au  pays,  il  a  fallu  fomenter  des  insurrec- 
tions, anéantir  le  droit  de  pétition,  dépenser  3  millions  275,000  Kv. 
sterling;  3"  parce  qu'elle  a  chargé  l'Irlande  d'une  dette  qui  n'était  pas 
la  sienne,  parce  qu'elle  a  détruit  le  commerce  et  l'industrie,  parce 
que  les  Anglais,  qui  jamais  n'ont  tenu  leurs  promesses,  ont  manqué 
aux  conditions  même  qu'ils  avaient  dictées;  parce  qu'aujourd'hui 
encore  elle  impose  h  la  majorité  du  peuple  irlandais  le  paiement  d'un 
culte  qu'il  ne  croit  pas  vrai.  Puis,  s'adressant  à  la  multitude  qui  l'en- 
tourait :  c(  Que  ceux,  s'écria-t-il ,  qui  croient  l'union  nulle  veuillent 
bien  lever  la  main.  »  Il  va  sans  dire  que  toutes  les  miûm  se  levèrent, 
et  que  l'assemblée  se  sépara  au  milieu  du  plus  vif  enthousiasme. 

C'est  là  ce  qu'on  peut  appeler  la  troisième  période  de  l'agitation. 
A  dater  de  ce  jour,  aux  menaces,  aux  injures  contre  le  Saxon,  se 


LE  ROYArME-CNl  ET  LE  MINISTÈRE  PEEL.  895 

joignirent  de  longues  et  brûlantes  dissertations  sur  la  nullité  radicale 
de  l'union,  et,  à  l'appui  de  ses  propres  argumens,  O'Connell  ne  cessa 
d'invoquer  l'autorité  des  plus  illustres  patriotes,  des  plus  savans  juris- 
consultes de  l'Irlande  à  l'époque  de  l'union.  Il  rappela  que  Grattau 
et  Plunkett,  Saurin  et  Bushe,  ceux-là  whigs,  ceux-ci  tories,  s'étaient, 
en  1800,  réunis  pour  déclarer  que  l'acte  d'union  ne  pouvait  lier  l'Ir- 
lande, et  qu'elle  aurait  droit  de  le  briser  le  jour  où  elle  en  aurait  la 
force  et  la  volonté. 

Ce  n'est  pas  tout,  et  après  tant  de  discours  O'Connell  sentit  que 
le  moment  était  venu  de  frapper  l'opinion  publique  par  quelques 
actes.  Il  imagina  donc,  d'une  part,  de  constituer  dans  toutes  les  par- 
ties de  l'Irlande  des  tribunaux  volontaires  qui  prononceraient  à  titre 
d'arbitres  sur  les  contestations  qui  leur  seraient  soumises;  de  l'autre, 
de  réunir  à  Dublin  trois  cents  gentlemen  qui,  venus  des  villes  et  des 
comtés,  apporteraient  chacun  une  contribution  de  cent  livres  sterl., 
et  s'occuperaient  publiquement  des  intérêts  du  pays.  «  Ce  ne  seront, 
dit-il  en  expliquant  son  projet,  ni  des  délégués,  ni  des  représentans; 
mais  rien  ne  les  empêche  de  se  dissoudre  après  leur  première  séance 
et  de  se  reconstituer  le  lendemain,  par  exemple  pour  dîner  ensemble. 
Personne  ne  sera  obligé  d'obéir  aux  résolutions  qu'ils  prendront,  de 
même  que  personne  n  était  obligé ^  en  1780,  d' obéir  au  congrès  amé- 
ricain. »  Et  comme  quelques-uns  de  ses  amis  semblaient  craindre 
que  Xattorney-général  n'intervînt  :  «  Soyez  tranquilles ,  répéta-t-il  à 
plusieurs  reprises,  je  suis  un  vieux  pilote  qui  connaît  les  brisans,  et 
je  sais  mon  métier  mieux  que  tous  ces  gens-là.  Avec  mes  arbitres  et 
mes  trois  cents  gentlemen  à  Dublin,  j'enlève  aux  Saxons  la  puissance 
judiciaire  et  la  puissance  législative;  mais  je  le  fais  de  telle  sorte  que 
personne  n'a  rien  à  dire,  et  qu'aucune  loi  n'est  violée.  »  Enfln,  pour 
que  sa  pensée  fût  parfaitement  comprise,  en  même  temps  qu'il  con- 
voquait les  trois  cents  gentlemen,  il  proposait  un  plan  complet  pour 
la  réorganisation  du  parlement  irlandais,  mais  en  faisant  remarquer 
avec  une  certaine  affectation  ironique  que  c(  c'était  là  une  mesure 
tout-à-fait  distincte  et  qui  n'avait  aucun  rapport  avec  la  première.  » 

Pour  compléter  ce  tableau,  il  me  reste  à  parler  du  corps  puissant 
d'auxiliaires  qui,  pendant  toute  cette  campagne,  prêta  au  grand  agi- 
tateur un  énergique  appui.  Que  le  clergé  catholique  sympathisât  avec 
O'Connell  et  fût  au  fond  du  cœur  favorable  au  rappel  de  l'union , 
personne  n'en  doutait;  mais,  pendant  plusieurs  années,  il  avait  cru 
devoir  se  renfermer  dans  une  certaine  réserve.  Ce  fut  donc  un  grand 
jour  pour  O'Connell  que  celui  où,  par  Korganc  de  ses  évêques,  il 


REVUE  DES  DEUX  MOINES. 

sortit  de  son  silence  et  adopta,  presque  unanimement,  la  cause  du 
rappel.  Une  fois  entré  dans  cette  voie,  il  y  marcha  d'ailleurs  avec  une 
ardeur  sans  égale,  et  O'Connell  ne  parut  plus  guère  en  public  qu'un  ou 
deux  évêques  à  ses  côtés.  Tous  sans  doute  ne  parlèrent  pas  avec  au- 
tant de  violence  que  le  docteur  Higgins,  qui  le  premier  déclara  que, 
malgré  les  efforts  d'une  aristocratie  corrompue,  le  clergé  irlandais 
tout  entier  se  dévouerait  au  rappel  de  l'union,  a  Si  les  ministres, 
dit-il,  nous  empêchent  de  prêcher  le  rappel  en  plein  air  et  en  plein 
jour,  nous  nous  retirerons  dans  nos  chapelles,  et,  suspendant  toute 
autre  instruction,  nous  apprendrons  au  peuple  à  maudire  l'union. 
S'ils  assiègent  nos  temples  et  mêlent  leurs  espions  à  notre  troupeau, 
nous  préparerons  notre  troupeau  pour  de  telles  circonstances;  et  si, 
à  cause  de  cela,  ils  nous  envoient  à  l'échafaud,  en  mourant  pour  notre 
pays,  nous  léguerons  nos  griefs  à  nos  successeurs.  »  On  comprend 
quelle  impression  devait  produire  ce  langage  et  quel  parti  O'Connell 
savait  en  tirer,  a  Que  pouvez-vous  craindre?  n'ai  je  pas  l'appui  de 
votre  saint  clergé?  les  prêtres  consacrés  de  l'Irlande  ne  sont-ils  pas 
à  mes  côtés  pour  sanctifier  mes  efforts  par  leurs  bénédictions?  S'il 
s'agissait  de  violer  une  loi,  de  commettre  un  péché,  est-ce  que  votre 
vénérable  archevêque  me  donnerait  ici  la  main?  »  C'est  ainsi  que 
parlait  O'Connell,  et  ce  qu'il  disait,  la  voix  respectée  du  ministre  de 
Dieu  venait  aussitôt  le  répéter  et  le  consacrer. 

Pendant  ces  six  mois  d'agitation,  il  n'y  eut  donc  pas  un  sentiment 
élevé  qui  ne  fût  remué  en  Irlande,  pas  une  plaie  qui  ne  fût  irritée, 
pas  un  intérêt  qui  ne  fût  exploité.  S'il  y  a  quelque  chose  de  surpre- 
nant, ce  n'est  certes  pas  que  l'Irlande  ait  répondu  à  tant  d'appels, 
c'est  bien  plutôt  que,  sous  l'influence  d'excitations  si  vives  et  si  di- 
verses, elle  ne  se  soit  pas  précipitée,  comme  en  1798,  dans  une  san- 
glante insurrection.  Mais  le  sort  de  lord  Edouard  Fitzgerald  n'avait 
aucun  attrait  pour  O'Connell ,  et  il  prêchait  l'ordre  avec  autant  d'ar- 
deur que  le  rappel  de  l'union,  a  Si  l'agitation  reste  légale  et  paisible, 
le  rappel  est  certain.  Il  échappera  infailliblement,  si  nous  frappons 
le  premier  coup.  Quiconque  commet  la  moindre  violence  est  donc 
Tennemi  du  rappel  et  de  son  pays.  »  Et  là-dessus  ce  peuple  irrité, 
affamé,  rentrait  tranquillement  dans  sa  pauvre  cabane,  le  cœur 
plein  de  haine  pour  les  Saxons,  mais  décidé  à  suivre  en  tout  les  con- 
seils du  libérateur.  Un  jour  pourtant,  dans  la  petite  ville  d'Ahas- 
craghy  les  magistrats  ayant  fait  détruire  un  arc-de-triomphe  élevé 
en  l'honneur  d'O'Connell ,  il  en  résulta  une  rixe  où  quelques  agens 
de  police  furent  maltraités.  C'était  un  péché  bien  eicusable;  mais 


LE  ROYAUME-UNI  ET  LE  MINISTÈRE  PEEL.  897 

O'Connell  n'en  jugea  pas  ainsi,  et,  dans  son  indignation  vraie  ou 
teinte,  il  fit  décider  par  l'association  que  les  habitans  d'Ahascragh 
étaient  des  traîtres  et  devaient  être  rayés  de  la  carte  de  l'Irlande. 
Heureusement  pour  la  géographie,  il  consentit  à  les  y  rétablir,  après 
que ,  par  l'organe  de  lord  French ,  ils  eurent  humblement  imploré 
leur  pardon. 

On  a  calculé  qu'en  prenant  pour  vrais  les  chiffres  officiels  de  l'as- 
sociation, près  de  neuf  millions  d'Irlandais  auraient,  en  1843,  pris 
part  aux  meetings  et  applaudi  O'Connell.  Or  la  population  tout  en- 
tière n'est  que  de  huit  millions  à  peu  près.  Il  y  a  donc  exagération 
évidente;  mais  qu'on  réduise  les  neuf  millions  à  trois,  et  qu'on  dise 
si  ce  n'est  pas  un  phénomène  bien  étrange  que  celui  de  telles  masses 
d'hommes  réunies,  agitées  en  tout  sens,  sans  qu'il  en  résulte  un 
désordre  ou  une  violence.  Qu'on  dise  si  O'Connell  n'a  pas  raison 
d'être  fier  de  la  puissance  qu'il  exerce  et  de  l'obéissance  qu'il  ob- 
tient. Comme  il  arrive  toujours,  derrière  lui  d'ailleurs  se  trouvaient 
des  hommes  plus  ardens,  plus  impatiens,  et  qui  ne  paraissaient  pas 
craindre  au  même  point  une  prise  d'armes.  Je  ne  parle  pas  de  Tom 
Steele,  si  singulièrement  nommé  «  le  pacificateur  en  chef.  »  Pour 
un  pacificateur,  Tom  Steele  a  souvent  la  parole  un  peu  vive,  quand 
il  dit  par  exemple  «  qu'il  y  a  en  Angleterre  une  paire  de  singes  qu'on 
nomme  Peel  et  Wellington ,  et  que  ces  meurtriers  vagabonds  ont 
envoyé  lord  de  Grey  pour  faire  peur  à  l'Irlande  avec  ses  moustaches 
graissées.  »  Mais  Tom  Steele  a  pour  O'Connell,  qu'il  appelle  tantôt 
Moïse,  tantôt  le  grand-père,  un  respect  vraiment  filial,  et  il  suffit 
d'une  petite  réprimande  paternelle  pour  qu'il  rentre  dans  l'ordre. 
Il  n'en  est  pas  tout-h-fait  de  même  de  deux  journaux  nouvellement 
établis  à  Dublin,  la  Nation  et  le  Pilote.  Pendant  toute  la  crise,  ces 
deux  journaux  ne  cessèrent  de  glorifier  en  vers  et  en  prose  l'insur- 
rection de  1798,  et  de  contrarier  ainsi  la  tactique  prudente  d'O'Con- 
nell.  Cette  tactique  prévalut  pourtant,  et  le  petit  trouble  d'Ahascragh 
reste  le  seul  que  l'on  puisse  citer. 

Que  faisaient  cependant  les  ultra-protestans  et  les  orangistes?  Dans 
le  nord,  ils  s'agitaient  encore  un  peu ,  et  tenaient  de  temps  en  temps 
à  huis  clos  quelques  meetings  dont,  comme  à  l'ordinaire,  le  papisme 
faisait  tout  les  frais.  Partout  ailleurs  ils  gardaient  un  silence  modeste 
et  qui  contrastait  avec  la  violence  de  leur  langage  en  1842.  Le  gou- 
vernement, naguère  attaqué  par  eux  avec  tant  d'amertume,  était 
devenu  leur  ancre  de  salut,  et  lord  Roden,  un  de  leurs  chefs,  les 
engageait  à  prouver  leur  confiance  dans  le  ministère  en  s'abste- 
TOME  iv.  58 


898  RBVUE   DES  I>ECX  MONDES. 

nant  des  processions  ordinaires  et  en  renonçant  à  toute  espèce  de 
meetings.  Plus  tard  pourtant,  lord  Roden  se  lassa  de  son  inaction, 
et  donna  son  assentiment  à  un  grand  meeting  à  Belfast  où  devaient 
se  réunir  les  délégués  des  divers  comités  protestans;  mais  lord  Lon- 
donderry,  habituellement  moins  modéré,  intervint,  et  établit  dans  une 
lettre  fort  raisonnable  que  ce  meeting  ne  ferait  qu'entretenir  l'agi- 
tation. Le  meeting  fut  donc  abandonné.  A  l'exception  d'un  meeting 
à  Dublin  où  l'alderman  Butt  prouva  victorieusement  que  l'état  de 
choses  actuel  était  dû  aux  ménagemens  du  ministère  pour  le  pape, 
tout  se  borna  de  ce  côté  à  quelques  articles  de  journaux.  VEve- 
ning  Mail,^dx  exemple,  s'indigna  beaucoup  qu'on  voulût  élever  une 
statue  de  bronze  au  libérateur,  et  déclara  qu'on  n'avait  rien  vu  de 
plus  impie,  de  plus  abominable  depuis  Nabuchodonosor.  Cependant 
YEvening  Mail  lui-même  s'abstint  de  provocations  trop  violentes  et 
laissa  échapper  quelquefois  le  mot  de  conciliation. 

O'Connell  plus  puissant  que  jamais  et  le  clergé  catholique  devenu 
partout  son  allié  ardent  et  actif,  la  population  irlandaise  presque 
entière  convaincue  que  le  rappel  de  l'union  guérirait  tous  ses  maux 
et  pénétrée  de  cette  idée  que  secouer  le  joug  du  Saxon  c'était  assurer 
son  bien-être  tout  en  vengeant  plusieurs  siècles  d'oppression  et 
d'humiliation  nationale;  puis,  pour  organiser,  pour  gouverner  l'agi- 
tation, une  assemblée  hebdomadaire  percevant  des  impôts  et  don- 
nant partout  le  mot  d'ordre,  des  tribunaux  volontaires  institués  dans 
l'intention  avouée  d'arracher  à  l'Angleterre  l'administration  de  la 
justice;  bientôt  enfin  une  chambre  que  son  créateur  comparait  lui- 
môme  au  congrès  américain  pendant  la  guerre  de  l'indépendance  : 
voilà  ce  que  l'Irlande  était  devenue  en  trois  mois,  après  un  an  de 
calme  et  de  confiance,  quand  déjà  on  s'enorgueillissait  de  l'avoir  si 
facilement  pacifiée  et  soumise.  Il  faut  à  présent  repasser  le  détroit  et 
voir  quel  effet  produisit  sur  le  parlement  et  sur  la  presse  cette  situa- 
tion singuHère. 

Il  y  a  d'abord  une  remarque  importante  à  faire.  Pendant  que  l'Ir- 
lande était  paisible,  personne,  pas  plus  les  whigs  que  les  tories,  pas 
plus  les  radicaux  que  les  whigs,  ne  s'occupait  en  Angleterre  de  ses 
griefs  et  de  ses  souffrances.  La  question  irlandaise  avait  cessé  d'être 
un  moyen  utile  d'opposition.  Dès-lors  la  question  irlandaise  était 
oubliée  de  tout  le  monde,  si  ce  n'est  des  membres  irlandais  eux- 
mêmes.  Dès  que  l'Irlande  s'agita  et  menaça  sérieusement,  il  en  fut 
autrement,  et  les  défenseurs  pleins  de  sympathie  et  de  zèle  ne  lui 
manquèrent  pas.  La  première  occasion  qui  se  présenta  fut  celle  du 


LE  ROYAUME-UNI  ET  LE  MINISTERE  PEEL.  809 

bill  des  armes.  Ce  bill,  qui  soumet  à  de  certaines  restrictions  et  à  un 
certain  contrôle  la  possession  des  armes  à  feu  et  des  munitions  de 
guerre  en  Irlande,  existe  depuis  180T,  et  n'a  cessé,  pendant  près  de 
quarante  ans,  d'être  renouvelé  par  toutes  les  administrations,  entre 
autres  par  celle  de  lord  Melbourne.  Les  wbigs  n'auraient  donc  guère 
pu  le  combattre,  si,  pour  le  rendre  plus  efficace,  le  gouvernement 
n'avait  cru  devoir  y  ajouter  quelques  clauses,  une,  entre  autres,  qui 
décidait  que  les  armes  recevraient  une  certaine  marque.  C'est  sur 
cette  marque  que  s'appuyèrent  les  whigs  pour  protester  contre  la 
tyrannie  des  tories.  Unis  aux  radicaux,  ils  combattirent  donc  pied  à 
pied  ce  malheureux  bill,  qui  ne  put  passer  qu'après  avoir  occupé 
vingt  séances  et  donné  lieu  à  cinquante-une  divisions.  Ils  soutinrent 
aussi  M.  O'Brien ,  qui  demandait  une  enquête  sur  l'état  de  l'Irlande, 
et  dont  la  motion  ne  fut  rejetée  qu'à  243  voix  contre  164;  mais  leur 
zèle  n'alla  pas  jusqu'à  tenir  compagnie  à  M.  Ward,  qui,  tranchant 
dans  le  vif,  proposa  nettement  de  partager  les  revenus  anglicans 
entre  l'église  anglicane,  l'église  presbytérienne  et  l'église  catholique, 
proportionnellement  au  nombre  des  fidèles  attachés  à  chaque  culte. 
Le  jour  où  se  discutait  cette  motion,  les  whigs  s'absentèrent  et  la 
laissèrent  périr  d'inanition. 

Quoi  qu'il  en  soit,  le  bill  des  armes,  la  motion  O'Brien,  la  motion 
Ward  et  les  interpellations  au  sujet  des  évènemens  qui  se  passaient 
en  Irlande  permirent  d'examiner  la  question  irlandaise  sous  toutes 
ses  faces,  et  forcèrent  chaque  parti  à  s'expliquer  nettement.  Écar- 
tant tous  les  incidens  qui  souvent  rendirent  le  débat  si  orageux  et  si 
dramatique,  allons  donc  au  fond  des  choses,  et  voyons  ce  que  peu- 
vent ou  veulent  offrir  à  l'Irlande  les  radicaux,  les  whigs  et  les  tories. 

Il  est  d'abord  un  point  sur  lequel  radicaux,  whigs  et  tories  se 
montrèrent  parfaitement  d'accord,  la  nécessité  absolue  de  maintenir 
l'union;  mais,  comme  le  fit  très  justement  observer  M.  Shiel,  il  y  a 
quelque  chose  de  plus  important  que  de  déclarer  le  rappel  impossi- 
ble :  c'est  de  faire  qu'il  le  soit  en  détruisant  les  griefs  sur  lesquels  il 
s'appuie,  ik  Rappeler  C union ^  rétablir  ïheptarchie!  on  nous  oppose 
sans  cesse  cette  parole  ironique  deCanning,  s'écria-t-il  un  jour  dans 
un  de  ses  plus  brillans  discours;  c'est  à  merveille.  Supposez  néanmoins 
un  parlement  impérial  qui,  les  yeux  fixés  sur  une  vieille  carte,  fasse 
certaines  lois  pour  le  royaume  de  Kent  et  certaines  autres  pour  le 
royaume  de  Mercie;  supposez  que  dans  Essex  il  y  ait  une  franchise 
municipale  et  dans  Sussex  une  franchise  différente;  supposez  que 
dans  le  reste  de  l'île  le  bill  des  droits  soit  inviolable  et  qu'il  ne  le  soit 

58. 


900  REVCE  DES  DEUX  MONDES. 

pas  dans  Northumberland ,  pensez-vous  que  le  cri  de  «  rétablir  l'hep- 
tarchie  »  fût  aussi  absurde  qu'il  l'est  aujourd'hui?  »  Or,  personne  ne 
peut  nier  sérieusement  que  cette  situation  anormale,  injurieuse, 
n'existe  pour  l'Irlande.  Que  veut-on  faire  pour  y  remédier?  Voilà 
toute  la  question. 

Dans  l'état  auquel  plusieurs  siècles  d'injustice  et  d'oppression  ont 
réduit  l'Irlande,  il  s'y  est  développé,  je  le  crains,  des  maux  auxquels 
ni  la  législation  la  plus  bienveillante  ni  le  rappel  de  l'union  ne  pour- 
raient remédier.  Mais  l'Irlande  aussi  a  des  griefs  faciles  à  définir, 
faciles  à  saisir.  J'en  trouve  la  liste  dans  une  adresse  au  peuple  an- 
glais, signée  au  mois  d'août  dernier  par  trente  membres  irlandais  de 
la  chambre  des  communes,  adresse  pleine  de  mesure  et  qui  mérite 
la  plus  sérieuse  attention.  Après  avoir  établi  que  depuis  bien  des 
siècles  l'Angleterre  gouverne  l'Irlande,  et  que  sur  l'Angleterre  par 
conséquent  pèse  toute  la  responsabilité  de  l'état  de  choses  actuel, 
voici  comment  s'expriment  les  trente  signataires  : 

«  Notre  condition  sociale  est  pleine  d'élémens  de  discorde.  Les 
rapports  entre  propriétaire  et  fermier,  dérangés  comme  ils  l'ont  été 
par  une  législation  vicieuse ,  manquent  de  cette  confiance  mutuelle 
qui  est  si  essentielle  au  développement  d'une  industrie  productive. 
La  population  ouvrière,  incapable  de  trouver  du  travail,  vit  sur  la 
dernière  limite  de  la  plus  extrême  pauvreté.  Malgré  notre  union  avec 
une  nation  qui  se  vante  d'être  la  plus  éclairée ,  la  plus  puissante  du 
monde,  notre  commerce,  nos  manufactures,  nos  pêcheries,  nos 
mines,  notre  agriculture,  attestent,  par  leur  situation  languissante  et 
négligée,  les  effets  désastreux  d'un  mauvais  gouvernement. 

c(  Un  établissement  ecclésiastique  est  maintenu  à  grands  frais  pour 
l'avantage  exclusif  d'un  dixième  de  la  nation.  Notre  représentation 
dans  la  législature  est  injustement  hors  de  toute  proportion  avec  la 
population  et  la  richesse  de  l'Irlande.  Nos  franchises  parlementaires 
sont  insuffisantes  pour  assurer  la  représentation  exacte  des  opinions 
et  des  intérêts  de  la  masse  de  la  nation.  Nos  droits  municipaux  sont 
plus  restreints  que  les  vôtres.  Toutes  nos  libertés  sont  limitées  par 
des  restrictions  inutiles  et  irritantes.  L'épuisement  financier  qui  ré- 
sulte de  l'absentéisme  est  aggravé  par  la  manière  dont  le  produit  des 
impôts  est  appliqué.  Un  esprit  d'exclusion  anti-catholique  et  anti- 
irlandais  préside  à  la  distribution  des  emplois  officiels.  Nos  besoins 
locaux  ne  sont  pas  sérieusement  pris  en  considération  dans  le  parle- 
ment impérial.  Cependant  nos  institutions  fiscales  et  administratives 
nous  refusent  le  moyen  de  faire  nous-mêmes  nos  affaires  locales. 


LE  ROYAUME-UNI  ET  LE  MINISTÈRE  PEEL.  901 

Nous  nous  sommes  vainement  adressés  à  la  législature  pour  obtenir 
justice.  Nos  plaintes  ne  sont  pas  écoutées,  nos  remontrances  sont 
vaines.  Nous  nous  adressons  maintenant  à  ce  tribunal  plus  élevé  de 
l'opinion  publique,  qui  crée  et  renverse  les  parlemens  et  les  minis- 
tères ,  et  nous  le  supplions  de  venir  à  notre  secours. 

«  Nous  demandons  au  nom  de  notre  pays  l'adoption  de  mesures 
calculées  pour  l'amélioration  de  la  condition  des  classes  ouvrières  et 
pour  le  développement  de  la  richesse  de  l'Irlande.  Nous  demandons 
une  égalité  complète,  en  ce  qui  concerne  l'église  et  l'instruction  pu- 
blique, entre  les  diverses  communautés  religieuses  qui  se  partagent 
l'Irlande.  Nous  demandons  une  représentation  plus  large  dans  la  lé- 
gislature. Nous  demandons  des  franchises  qui  conduisent  à  l'expres- 
sion vraie  et  complète  de  l'opinion  publique.  Nous  demandons  l'as- 
similation des  libertés  municipales  dans  les  deux  royaumes.  Nous 
demandons  que  l'Irlande  participe  plus  largement  au  bénéfice  des 
dépenses  publiques.  Nous  demandons ,  en  ce  qui  concerne  l'admi- 
nistration, que  la  profession  de  la  foi  catholique  ne  soit  plus  un  motif 
d'exclusion  virtuelle,  comme  elle  a  cessé  d'en  être  un  d'exclusion 
légale.  Nous  demandons  que,  dans  l'administration  générale  des 
affaires,  les  Irlandais  aient  une  part  proportionnée  à  la  part  que  prend 
l'Irlande  à  la  grandeur  de  l'empire.  Nous  demandons  que  le  soin  de 
nos  intérêts  locaux  soit,  autant  que  possible,  confié  à  ceux  qui  sont 
identifiés  avec  eux.  Refusant  enfin  de  reconnaître  en  vous  aucun 
titre  supérieur  à  l'exercice  des  droits  politiques,  nous  demandons 
égalité  parfaite,  comme  la  seule  base  légitime  sur  laquelle  l'union 
puisse  s'appuyer  solidement.  Tant  que  l'Irlande  ne  l'aura  pas  obte- 
nue, rien  ne  la  fera  renoncer  à  la  lutte  qu'elle  soutient  contre  l'in- 
justice et  le  mauvais  gouvernement.  » 

Qu'on  lise  tous  les  discours,  toutes  les  adresses  d'O'Connell  aux 
Irlandais,  et,  sous  des  formes  plus  vives,  on  y  trouvera  les  mêmes 
plaintes.  Voyons  maintenant  ce  qu'en  pensent  les  radicaux,  les  whigs 
et  les  tories. 

Pour  les  radicaux,  point  de  difficulté.  Ce  que  demandent  les  trente 
membres  irlandais ,  ils  l'accorderaient  volontiers ,  si  du  moins  on  en 
juge  par  leur  langage.  Ainsi  c'est  M.  Charles  Buller,  radical  modéré, 
qui  déclare  «  que  depuis  deux  siècles  le  gouvernement  anglais  en 
Irlande  a  été  le  scandale  de  l'Europe,  et  que  l'église  établie  est  un 
outrage  au  peuple  et  une  insulte  au  bon  sens.  »  C'est  M.  Ward  qui, 
en  présentant  sa  motion,  fait  le  procès  de  l'établissement  anglican, 
et  le  signale  comme  la  cause  principale,  si  ce  n'est  unique,  des  maux 


902  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

du.  pays.  C'est  enfin  M.  Roebuck  qui  ne  craint  pas  de  signaler  l'église 
établie  «  comme  une  abomination  qui  rend  le  peuple  fou ,  comme  un 
cancer  qui  fait  pénétrer  dans  tout  le  corps  social  son  infection  et  sa 
putridité.  »  C'est  enfin  au  dehors  Y  Examiner,  c'est  fe  Sun  qui  mar- 
chent dans  la  môme  voie.  Mais  les  radicaux,  on  le  sait,  sont  une 
faible  minorité,  et  ce  n'est  point  de  leur  côté  qu'incline  l'esprit  pu- 
blic en  ce  moment. 

Quant  aux  whigs,  il  faut  le  reconnaître  sans  hésiter,  ils  ont  raison 
quand  à  l'agitation  actuelle  de  l'Irlande  ils  opposent  le  calme  dont 
elle  a  joui  sous  leur  dernier  ministère.  Ils  ont  raison  quand  ils  rap- 
pellent ce  qu'ils  ont  fait,  ce  qu'ils  ont  voulu  faire  pour  ce  malheu- 
reux pays.  Ils  ont  raison  quand  aux  injures  qu'O'Connell  juge  à 
propos  de  leur  adresser  aujourd'hui  ils  répondent  par  les  éloges  dont 
il  les  accablait  la  veille  encore  du  jour  où  ils  perdirent  le  pouvoir. 
Sur  tout  cela,  dans  les  divers  débats  qui  eurent  lieu,  plusieurs  whigs, 
lord  John  Russell  notamment,  trouvèrent  des  paroles  pleines  de  sim- 
plicité, de  vérité,  de  dignité.  Est-ce  assez?  et  quelque  bienveil- 
lance, quelque  impartialité  dans  l'administration  suffiraient-elles 
aujourd'hui  pour  pacifier  l'Irlande?  Personne  ne  le  pense.  C'est 
pourtant  là,  à  peu  de  chose  près,  tout  ce  que  les  whigs  ont  à  offrir. 
Un  jour  lord  John  Russell  se  hasarde  jusqu'à  dire  que  «  l'Irlande  est 
loin  d'avoir  obtenu  justice  entière,  que  l'état  présent  de  l'établisse- 
ment anglican  ne  peut  pas  durer,  que  les  droits  civils  des  deux  peu- 
ples doivent  être  égalisés,  et  le  culte  de  la  majorité  mis  au  niveau 
de  celui  de  la  minorité.  »  Puis,  cela  dit,  il  s'arrête,  et  se  garde  bien 
d'indiquer  comment  il  s'y  prendrait  pour  réaliser  un  tel  progrès. 
Mais  voici  à  côté  de  lui  lord  Palmerston  qui ,  plus  hardi  et  plus  con- 
fiant, explique  comment  l'égalité  civile  et  religieuse,  en  ce  qui  con- 
cerne rirkmde,  est  entendue  par  les  whigs.  L'Irlande,  selon  lord 
Palmerston ,  désire  trois  choses  : 

!•»  Une  loi  nouvelle  qui,  modifiant  les  rapports  du  propriétaire  et 
du  paysan ,  établisse  une  tenure  fixe  et  indemnise  obligatoirement 
le  fermier  de  toutes  ses  dépenses.  Lord  Palmerston  pense  que  ce 
serait  là  une  sorte  de  confiscation.  Tout  ce  qu'il  y  a  à  faire,  c'est 
d'engager  les  propriétaires  à  user  plus  doucement  de  leurs  droits. 

2"»  La  destruction  de  l'établissement  protestant.  Lord  Palmerston 
ne  peut  s'y  associer,  et  craint  en  outre  que  le  moment  ne  soit  passé 
d'attacher  à  l'état,  par  un  salaire,  le  clergé  catholique;  mais  on  peut 
autoriser  les  propriétaires  catholiques  ou  protesta ns  à  doter  les  prê- 
tres catholiques  de  quelques  morceaux  de  terre  d'une  étendue  mo- 


LE  ROYAUMB-UM  ET  LE  MLMSTEllE  PEEL.  903 

dérée  à  titre  de  glèbe ,  et  de  quelques  maisons  à  titre  de  presby- 
tère. 

3»  La  réforme  parlementaire  et  municipale.  Lord  Palmerston  n'en 
est  pas  d'avis;  mais  il  est  aisé,  en  refaisant  la  loi  d'enregistrement 
électoral,  d'augmenter  jusqu'à  un  certain  point  le  nombre  des  élec- 
teurs. 

Ainsi  de  bons  conseils  aux  propriétaires ,  la  faculté  pour  les  ca- 
tholiques de  faire,  à  leurs  frais,  cadeau  à  leurs  prêtres  de  terres  et 
de  maisons  d'une  étendue  modérée,  tout  en  continuant  de  payer  l'éta- 
blissement anglican;  enfin  la  réforme  d'une  loi  de  procédure  :  voilà 
tout  ce  que  les  whigs  tiennent  en  réserve  pour  la  pacification  de  l'Ir- 
lande. N'est-ce  pas  une  dérision?  et  lord  Stanley,  après  cela,  n'est-il 
pas  en  droit  de  les  railler  un  peu?  Voici  au* reste  comme,  après  le 
programme  de  lord  Palmerston,  le  Tablet,  organe  spécial  des  catho- 
liques en  Angleterre,  appréciait  la  conduite  des  whigs  :  «  Quant  aux 
whigs,  rien  de  plus  risible  que  leur  conduite.  Un  de  ces  jours,  ils  en- 
verront aux  journaux  un  avertissement  ainsi  conçu  :  On  demande  une 
politique  d'opposition  pour  V Irlande,  Ils  sont  très  forts  sur  les  peut- 
être  et  les  presque.  Ils  parlent  haut  et  large,  mais  sans  rien  dire.  Ils 
insinuent  de  grandes  espérances  et  de  petits  doutes.  Ils  paraissent 
désireux  d'avancer,  et  non  moins  désireux  de  battre  en  retraite.  Ils 
sont  pour  aller  en  avant  et  pour  rester  en  place  à  la  fois.  En  un  mot, 
ils  font  tous  leurs  efforts  pour  prouver  à  l'Irlande  que  ses  affections 
sont  mal  placées,  et  qu'elle  les  doit  à  leurs  petites  personnes  et  au  petit 
parti  dans  lequel  leur  petite  fortune  est  si  heureusement  embarquée- 
Présomption  et  fatuité  que  tout  cela  !  »  Le  jugement  est  sévère,  mais 
il  n'est  pas  dénué  de  toute  vérité.  Encore  une  fois  ce  sera  pour  le 
dernier  ministère  wliig  un  éternel  honneur  que  d'avoir  gouverné 
l'Irlande  modérément,  pacifiquement,  avec  bienveillance  et  impar- 
tialité; mais  les  temps  sont  changés,  et  l'Irlande  ne  veut  plus  être 
arbitrairement  ballottée,  selon  les  vicissitudes  ministérielles  en  An- 
gleterre, de  la  justice  à  l'injustice,  de  la  douceur  à  la  violence.  Ce  qu'il 
lui  faut,  ce  sont  des  institutions  qui,  sous  tous  les  ministères,  lui 
assurent  l'équité  qu'elle  a  droit  d'attendre,  et  l'égalité  qu'elle  ré- 
clame. Les  whigs  ne  redeviendront  plus  ses  hommes,  tant  qu'ils  lui 
refuseront  ces  institutions. 

Quand  les  whigs,  membres  de  l'opposition,  promettent  si  peu,  ce 
serait  miracle  que  les  tories  au  pouvoir  fussent  plus  généreux.  Ceux 
qui,  de  leur  cabinet  en  France,  s'étonnent  que  sir  Robert  Peel  hé- 
site à  rendre  pleine  justice  à  l'Irlande  ne  prouvent  donc  qu'une  chose. 


904  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

c'est  qu'ils  n'ont  pas  la  plus  légère  idée  de  l'état  des  esprits  et  des 
partis  dans  la  Grande-Bretagne.  A  vrai  dire,  sur  cette  question 
comme  sur  beaucoup  d'autres,  il  n'y  a  entre  les  whigs  et  les  tories 
modérés  qu'une  imperceptible  différence  dans  les  opinions.  Ce  sont 
les  situations  qui  diffèrent,  et  les  situations,  à  mesure  que  les  évè- 
nemens  deviennent  plus  graves,  tendent  à  se  rapprocber.  Comme 
lord  Palmerston ,  sir  Robert  Peel  blâme  donc  certains  propriétaires 
de  leur  dureté,  et,  de  plus,  il  institue  une  commission  pour  exa- 
miner s'il  est  possible  d'améliorer  les  rapports  actuels  entre  eux  et 
leurs  fermiers.  Comme  lord  Palmerston ,  sir  Robert  Peel  paraît  fort 
disposé  à  bien  traiter,  tout  en  maintenant  l'établissement  anglican, 
le  clergé  catholique,  et  à  lui  donner  de  nouveaux  moyens  d'exis- 
tence. Comme  lord  Palmerston  enfin,  sir  Robert  Peel  consent  volon- 
tiers à  réviser  la  loi  d'enregistrement  électoral  et  à  prévenir  ainsi  la 
diminution  graduelle  du  nombre  des  votans;  mais,  comme  lord  Pal- 
merston, sir  Robert  Peel  est  forcé  par  l'opinion  publique,  si  ce  n'est 
par  la  sienne  propre,  de  s'arrêter  là.  En  somme,  quand  les  whigs 
reprochent  aux  tories  de  ne  rien  faire,  ils  ont  raison.  Quand  les  tories 
se  moquent  du  programme  des  whigs,  ils  n'ont  pas  tort.  J'ajoute 
que  ce  n'est  la  faute  ni  des  uns  ni  des  autres ,  mais  celle  du  pays 
même  qu'ils  aspirent  à  gouverner,  et  dont  les  préjugés  pèsent  en- 
core sur  eux. 

Il  est  pourtant  un  fait  très  curieux  et  qui  ne  doit  pas  passer  ina- 
perçu. Jusqu'à  la  dernière  agitation,  sir  Robert  Peel  était,  relati- 
vement à  l'Irlande,  l'homme  le  plus  libéral  de  son  parti.  Il  a  cessé 
d'en  être  ainsi,  et,  derrière  même  les  bancs  où  il  siège,  une  petite 
fraction  d'hommes  d'esprit  qui  a  pris  ou  reçu  le  nom  déjeune  An- 
gleterre vient ,  du  premier  bond ,  de  dépasser  lord  John  Russell  et 
lord  Palmerston.  Cette  petite  fraction,  dont  M.  d'Israeli  peut  être 
considéré  comme  le  chef,  est  peu  nombreuse  et  ne  se  compose 
guère  encore,  outre  M.  d'Israeli,  que  de  lord  John  Manners,  de 
M.  Smythe,  de  M.  Cochrane,  et  quelquefois  de  M.  Milnes.  Or  tous, 
lors  de  la  motion  sur  l'état  de  l'Irlande,  s'accordèrent  pour  déclarer 
qu'il  fallait  entrer,  à  l'égard  de  l'Irlande,  dans  une  voie  toute  nou- 
velle. Tous  en  outre,  à  l'exception  de  M.  Milnes,  votèrent  contre  le 
cabinet  dans  cette  occasion  solennelle.  Un  autre  membre  tory  que 
son  âge  empêche  de  comprendre  dans  la  jeune  Angleterre,  le  capi- 
taine Rous,  alla  plus  loin,  et  dit  fort  nettement  que  l'établissement 
angUcan  en  Irlande  lui  paraissait  scandaleux.  Avant  le  vote  sur  lo 
bill  des  armes  enfin,  M.  d'Israeli  prit  la  parole,  et,  reconnaissant  la 


LE  ROYAUME-UNI  ET  LE  MINISTÈRE  PEEL.  905 

légitimité  des  griefs  de  l'Irlande,  taxa  la  politique  ministérielle  de 
grossière  imbécillité  (gross  imbecillity).  Ce  fut,  on  le  pense  bien,  un 
grand  scandale,  et  la  jeune  Angleterre  eut  de  vertes  remontrances 
à  subir.  «  Ces  messieurs,  lui  dit  le  Times,  trouvent  qu'on  n'a  pas 
assez  fait  pour  l'Irlande;  et  quand  on  s'étonne  d'entendre  des  tories 
parler  ainsi,  ils  prétendent  que  c'est  la  vieille  politique  tory  qu'ils 
soutiennent,  et  qu'il  y  a  deux  siècles  les  catholiques  irlandais  com- 
battaient pour  les  saines  doctrines  avec  les  tories  contre  les  radi- 
caux. C'est  là  un  point  de  vue  historique ,  non  politique,  et  malgré 
toutes  ses  ressources,  la  jeune  Angleterre  aura  peine  à  faire  d'O'Con- 
nell  un  cavalier.  » 

Que  sur  ce  point  la  jeune  Angleterre  ait  raison  ou  tort,  et  que  le 
parti  tory,  en  persécutant  odieusement  depuis  deux  siècles  les  ca- 
tholiques irlandais,  ait  été  ou  non  fidèle  à  ses  précédens,  conséquent 
avec  ses  principes,  cela  importe  peu.  Ce  qui  importe,  c'est  que  voici 
au  sein  même  du  parti  tory  quelques  hommes  qui  ont  de  l'avenir  et 
qui  se  prononcent  pour  l'Irlande.  Malheureusement  ce  n'est  pas  de 
ce  côté  que  vinrent  pendant  cette  partie  de  la  session  les  embarras 
de  sir  Robert  Peel.  Sir  Robert  Peel  ne  croyait  pas  que  pour  le  mo- 
ment du  moins  il  y  eût  aucune  concession  nouvelle  à  faire  à  l'Ir- 
lande; mais  il  croyait  encore  moins  qu'il  convînt  de  demander  au 
parlement  des  pouvoirs  extraordinaires  et  d'employer  la  force  contre 
O'Connell  et  ses  meetings.  Bien  que  l'agitation  fît  des  progrès  vi- 
sibles, il  persistait  donc  dans  son  système  de  temporisation.  Or,  ce 
système  devenait  chaque  jour  plus  insupportable  à  ses  amis,  et  leur 
mécontentement,  contenu  dans  le  parlement,  fit  bientôt  explosion 
dans  la  presse.  C'est  alors  que  le  plus  influent  des  journaux  tories, 
le  Times,  passa  subitement  de  la  conciliation  à. la  répression  éner- 
gique, et  publia  contre  l'Irlande  et  sir  Robert  Peel  à  la  fois  les  ar- 
ticles les  plus  violens.  Selon  ce  journal,  il  n'y  avait  point  de  compro- 
mis possible  avec  une  tourbe  rebelle  dont  l'idolâtrie  politique  n'avait 
d'égale  que  son  idolâtrie  religieuse,  et  la  politique  inerte  de  sir  Ro- 
bert Peel  touchait  à  la  trahison.  «  Le  discours  de  sir  Robert  Peel, 
disait  le  Morning-Post  le  lendemain  d'un  grand  débat,  est  respec- 
table par  sa  longueur,  méthodique  dans  son  arrangement,  débité 
avec  une  grande  suavité  de  voix  et  de  gestes,  plein  de  doutes,  gros 
de  craintes,  mais  déplorablement  privé  de  toute  vigueur  et  de  déter- 
mination. »  Et  pendant  que  toute  la  presse  tory,  le  Standard  excepté, 
parlait  sur  ce  ton,  il  y  avait  de  sourds  murmures  dans  les  deux  cham- 
bres. Sir  Robert  Peel  pourtant  ne  se  laissa  pas  déborder,  et  tout  ce 


006  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

qu'on  put  obtenir  de  lui,  ce  fut,  le  jour  de  la  clôture  de  la  session, 
une  déclaration  modérée  de  la  reine  contre  le  rappel;  mais  il  est  dif- 
ficile de  croire  que  cette  attitude  de  son  parti  n'ait  pas  agi  secrète- 
ment sur  son  esprit  et  contribué  fortement  aux  mesures  qu'il  crut 
devoir  prendre  plus  tard. 

Il  est  inutile  de  dire  que  la  confiance  d'O'Connell  croissait  en  raison 
de  la  patience  de  sir  Robert  Peel.  En  même  temps  que  son  tribunal 
arbitral  tenait  ses  premières  séances  et  que  son  congrès  s'organisait, 
il  publia  donc  une  longue  adresse  au  peuple  irlandais,  qui  commen- 
çait par  dire  que  «  rien  dans  fhistoire  de  l'humanité  ne  peut  se  com- 
parer aux  crimes  de  f  Angleterre  à  l'égard  de  l'Irlande,  »  et  qui  finis- 
sait par  déclarer  c<  qu'il  n'y  a  rien  à  attendre  d'un  pays  bigot  et 
oppresseur,  rien  d'un  parlement  corrompu  et  vendu,  et  queflrlande 
ne  doit  plus  compter  que  sur  elle-même.  »  Puis  à  Mullinghmast,  dans 
un  lieu  où  la  tradition  place  le  massacre  de  quatre  cents  chefs  irlan- 
dais, on  le  vit  paraître  en  robe  de  velours  rouge  et  le  bonnet  national 
sur  la  tête,  suivi  de  la  majorité  de  la  corporation  de  Dublin  en  cos- 
tume officiel.  Là,  après  une  description  déchirante  des  quatre  cents 
chefs  irlandais  égorgés  par  la  trahison  anglaise  à  la  suite  d'un  ban- 
quet amical  :  cr  0  Angleterre!  Angleterre!  s'écria-t-il ,  tes  crimes 
ont  comblé  la  mesure,  et  le  jour  de  la  vengeance  de  Dieu  ne  saurait 
être  loin.  Quant  à  toi,  Irlande,  tu  as  des  jours  de  gloire  devant  toi.  » 
La  séance  se  termina  par  fadoption  d'une  résolution  portant  en 
termes  formels  a  qu'aucun  pouvoir  sur  la  terre,  si  ce  n'est  le  parle- 
ment irlandais,  n'a  le  droit  de  faire  des  lois  pour  flrlande.  »  Le  len- 
demain, le  journal  la  Nation  publiait  un  article  dont  voici  un  court 
fragment  :  «  N'y  a-t-il  rien  qui  parle  au  cœur  de  l'Irlande  dans  les 
autels  souillés  et  renversés,  dans  les  paroles  données  et  retirées,  dans 
fhéroïsme  si  souvent  trahi  et  martyrisé  par  l'artifice,  par  la  four- 
berie, par  la  férocité  du  Saxon?  Quel  est  donc  sur  cette  terre  dé- 
solée le  lieu  où  le  Saxon  n'ait  pas  laissé  l'empreinte  honteuse  de  la 
débauche,  de  la  rapine,  du  crime?...  Mais  cela,  dit-on,  veut  dire  sé- 
paration. C'est  à  ceux  qui  le  disent  à  changer  la  parole  en  acte.»  Les 
choses  en  étaient  là  quand  le  gouvernement  se  décida  à  intervenir 
en  défendant  par  une  proclamation  un  nouveau  meeting,  qui  devait 
avoir  lieu  aux  portes  de  Dublin,  sur  une  colline  où,  dit-on,  le  Solon 
irlandais,  le  grand  Brian  Boromhc,  périt  en  lOU  à  l'âge  de  quatre- 
vingt-quatre  ans,  en  combattant  les  Danois.  Peu  de  jours  après,  des 
poursuites  étaient  intentées  contre  O'Connell  et  ses  principaux  as- 
sociés. 


LE  ROYAUME-CNI  ET  LE  MINISTÈRE  PEEL.  907 

Dans  un  autre  pays  et  avec  un  autre  chef,  cet  acte  décisif  du  gou~ 
Terneraent  eût  été,  selon  toute  apparence,  le  signal  d'une  sanglante 
insurrection;  mais  il  suffisait  de  connaître  O'Connell  pour  être  cer- 
tain, non  qu'elle  n'aurait  pas  lieu ,  mais  qu'il  ferait  tout  au  monde 
pour  s'y  opposer.  Depuis  ce  moment,  O'Connell  n'a  eu  qu'une  pen- 
sée, prévenir  un  soulèvement  et  transporter  la  lutte  sur  le  terrain 
légal.  Une  heure  après  la  proclamation  du  lord-lieutenant,  il  en  pa- 
raissait donc  une  d'O'Connell  qui,  tout  en  la  déclarant  illégale,  or- 
donnait d'y  obéir.  Puis,  tandis  que  quelques  régimens  anglais,  sou- 
tenus par  une  imposante  artillerie,  occupaient  les  abords  de  la  colline' 
de  Cloutarf,  on  voyait  les  lieutenans  d'O'Connell,  Tom  Steele  en  tète, 
courir  les  chemins  une  branche  d'olivier  à  la  main,  et  congédier  les 
bandes  de  paysans  irlandais  qui,  de  toutes  parts,  s'acheminaient  vers 
le  lieu  du  meeting.  Dans  l'association  même  où  il  obtenait  facilement 
un  vote  de  confiance  illimitée,  O'Connell  mesurait  son  langage,  mo- 
dérait ses  prétentions,  et  parlait  presque  conciliation.  «  Le  mot  basy 
appliqué  dans  une  adresse  au  gouvernement  anglais,  était  trop  vif,  il 
fallait  le  modifier.  Puisque  le  mot  saxon  blessait  des  hommes  bien 
intentionnés,  il  ne  demandait  pas  mieux  que  d'y  renoncer.  Surtout, 
quelle  que  fûtfissue  du  procès,  pas  de  désordre,  pas  de  violence,  pas 
de  rébellion.  On  devait  se  soumettre  à  tout  ce  qui  avait  l'apparence, 
rien  que  fapparence  delà  légalité.  »  Et  comme  de  tels  conseils  n'étaient 
pas  du  goût  de  tout  le  monde,  O'Connell,  pour  les  appuyer,  prenait 
d'étranges  engagemens.  «  Que  flrlande  reste  paisible  pendant  six 
mois,  s'écriait-il,  et  si  alors  elle  n'obtient  pas  le  rappel,  je  consens  à 
porter  ma  tête  sur  féchafaud.  »  Dans  cette  mesure,  d'ailleurs,  il  était 
loin  de  rester  inactif.  Ainsi  il  faisait  blâmer  par  la  corporation  de  Du- 
blin, à  la  majorité  de  38  voix  contre  9  la  proclamation  du  lord-lieute- 
nant; ainsi  il  ouvrait  avec  pompe  la  salle  des  séances  du  futur  parle- 
ment irlandais,  et  y  installait  l'association.  Ainsi,  dans  un  seul  jour, 
il  assistait  à  sept  ou  huit  meetings  locaux  dans  la  ville  de  Dublin,  et 
partout  il  recueillait  les  témoignages  les  plus  vifs  de  f  affection ,  de 
la  confiance  de  ses  concitoyens.  Ainsi  il  annonçait  qu'à  la  place  des 
meetings  monstres  il  y  aurait  en  Irlande  des  meetings  simultanés 
dans  toutes  les  paroisses  le  jour  qui  serait  ultérieurement  fixé.  On  a 
fait  grand  bruit  en  Angleterre  et  ailleurs  de  ce  changement  de  ton, 
et  pendant  plusieurs  jours  la  presse  tory  s'est  donné  le  plaisir  de 
mettre  en  regard  les  défis  orgueilleux  du  mois  d'août  et  les  conseils 
modestes  du  mois  de  novembre.  On  a  demandé  à  O'Connell  ce 
qu'étaient  devenues  les  femmes  qui  devaient  mettre  en  fuite  farmée 


908  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

saxonne,  et  ce  qu'il  comptait  faire  de  sa  fameuse  brigade  irlandaise. 
On  lui  a  demandé  quand  il  mourrait  pour  son  pays,  et  quel  jour  les 
oppresseurs  de  l'Irlande  auraient  occasion  de  fouler  aux  pieds  son 
cadavre.  Le  Standard,  d'ordinaire  plus  modéré,  a  même  été  jusqu'à 
prononcer  les  mots  de  lâcheté  puante.  C'est  encore  là  mal  con- 
naître et  mal  juger  O'Connell.  O'Connell  (  et  il  n'est  pas  le  seul  ) 
a  pour  principe  que  les  paroles  d'hier  ne  doivent  avoir  aucune  in- 
fluence sur  celles  d'aujourd'hui,  et  que  ce  qu'il  y  a  de  plus  absurde 
au  monde,  c'est  de  vouloir  être  et  paraître  conséquent.  Dire  chaque 
jour  ce  qui  convient  à  la  situation,  voilà  sa  règle  et  sa  loi.  C'est  ce 
qui  fait  qu'il  passe  si  facilement  de  l'éloge  à  l'injure,  et  que  les  mêmes 
hommes  sont  successivement  dans  sa  bouche,  sans  qu'ils  aient 
changé,  excellens  et  détestables.  C'est  ce  qui  fait  que  tour  à  tour  il 
menace  et  prie,  prêche  pour  l'agitation  et  pour  le  repos,  employant 
selon  les  temps  et  les  lieux  un  langage  violent  ou  modéré.  C'est  ce 
qui  fait,  en  un  mot,  que  lorsqu'une  conduite  ne  lui  semble  plus  ap- 
plicable, il  en  prend  une  autre,  sans  embarras  et  sans  hésitation, 
sauf  à  revenir  plus  tard  à  la  première.  Cela  sans  doute  a  de  graves 
inconvéniens;  mais  il  ne  faut  pas  oubUer  ce  qu'est  O'Connell,  ce  qu'il 
tente  et  sur  qui  il  doit  agir.  Il  ne  faut  pas  oublier  surtout  que,  s'il 
y  a  peu  d'unité  dans  son  langage  et  sa  conduite  de  chaque  jour,  il  y 
en  a  une  admirable  dans  sa  vie,  consacrée  tout  entière  à  l'émancipa- 
tion de  son  pays.  On  a  vu  certes  dans  le  monde  des  patriotes  dont  les 
actes  et  les  paroles  inspiraient  au  premier  abord  plus  de  sympathie, 
plus  de  respect;  on  en  a  vu  qui  savaient  mieux  veiller  sur  eux-mêmes 
et  se  maintenir  irréprochables  :  qu'on  en  cite  un  seul  qui  par  des 
moyens  purement  pacifiques  ait  tant  fait  pour  ses  concitoyens,  tant 
fait  pour  la  cause  de  la  justice  et  de  la  civilisation!  Pour  moi,  je 
Tavoue,  je  ne  me  sens  pas  le  courage  de  relever  les  fautes  d'un  tel 
homme.  Je  me  reproche  bien  plutôt,  après  avoir  eu  l'honneur  de  le 
voir  de  près  en  1826,  de  ne  l'avoir  pas  alors  estimé  à  toute  sa  valeur 
et  placé  assez  haut. 

Si,  comme  à  Clontarf,  O'Connell  réussit  toujours  à  contenir  des 
passions  frémissantes  et  à  présenter  constamment  à  l'Angleterre  le  ^ 
spectacle  d'une  force  immense  qui  se  modère,  O'Connell  d'ailleurs 
aura  donné  une  preuve  de  sa  puissance  plus  grande  et  plus  belle 
que  toutes  les  autres,  et,  loin  de  perdre  du  terrain ,  il  pourra  bien  en 
gagner.  Qu'on  voie  déjà  ce  qui  se  passe.  Depuis  le  procès,  pas  un 
de  ses  soldats  n'a  déserté,  et  plusieurs  hommes  distingués  sont  ve- 
nus se  joindre  à  lui ,  entre  autres  M.  O'Brien ,  membre  du  parlement 


LE  ROYAUxME-UNI  ET  LE  MINISTÈRE  PEEL.  909 

pour  Limerick,  et  l'évêque  Slattery,  qui  jusqu^alors  avait  voulu  rester 
entièrement  étranger  à  l'agitation .  Cependant  ce  qu'il  y  a  de  plus  signi- 
catif,  c'est  ce  qui  s'est  passé  le  19  novembre  dans  tous  les  paroisses 
de  l'Irlande.  On  sait  qu'outre  la  rente  du  rappel ,  l'Irlande  paie  vo- 
lontairement à  O'Connell  une  liste  civile  pour  le  dédommager  de  ses 
sacrifices,  pour  le  récompenser  de  ses  services.  Or,  cette  liste  civile, 
qui  depuis  quelques  années  était  de  15,000  livres  à  peu  près,  s'élè- 
vera cette  année  à  30,000  livres  au  moins.  A  Dublin  seulement,  on 
a  recueilli  plus  de  4,000  livres,  au  lieu  de  1,660,  moyenne  des  cinq 
années  précédentes.  Cela  ne  donne  pas  à  croire  que  la  popularité  du 
srand  agitateur  tende  à  diminuer. 

On  sait  comment  s'est  terminé  le  premier  acte  du  drame  judiciaire 
qui  depuis  six  semaines  a  remplacé  le  drame  populaire.  Après  une 
lutte  assez  vive  et  des  succès  variés  sur  le  terrain  de  la  procédure,  le 
procès  a  été  renvoyé  au  15  janvier,  et  les  accusés  auront  l'avantage 
des  nouvelles  listes  du  jury.  Qu'en  arrivera-t-il?  Personne  ne  peut  le 
dire,  jusqu'à  ce  que  le  jury  soit  constitué.  Mais  tel  est  l'état  du  pays, 
telles  sont  les  inimitiés  profondes  qui  le  divisent,  qu'une  fois  le  jury 
sur  son  banc  il  deviendra  facile  de  prévoir  un  acquittement  ou  une 
condamnation.  Comme,  pour  condamner  aussi  bien  que  pour  absou- 
dre, l'unanimité  est  nécessaire,  il  n'est  même  pas  impossible  qu'un 
catholique  ou  un  orangiste  obstiné  empêche  tout  verdict,  et  force  de 
remettre  le  procès  à  une  autre  session.  Quoi  qu'il  en  soit,  ni  O'Con- 
nell par  un  acquittement,  ni  le  gouvernement  par  une  condamna- 
tion, n'aura  gagné  sa  cause  ni  terminé  son  œuvre.  O'Connell  ac- 
quitté, ce  sera  une  grande  joie,  un  grand  triomphe  pour  l'Irlande; 
mais  le  rappel  de  l'union  sera  bien  loin  encore.  O'Connell  condamné, 
la  vieille  Angleterre  battra  des  mains;  mais  l'agitation  ne  sera  pas 
vaincue.  Si  l'on  en  croit  un  correspondant  très  intelligent  du  Mor- 
ning-Chronicle y  qui  a  dernièrement  parcouru  l'Irlande,  l'idée  du 
rappel  de  l'union  a  jeté  des  racines  bien  plus  profondes  qu'on  ne  le 
croit,  et  le  peuple  est  convaincu  qu'il  lui  suffira  de  se  lever  en  masse 
à  un  jour  donné  pour  reconquérir  ses  droits  et  passer  de  la  pauvreté 
h  l'aisance.  Les  phrases  d'O'Connell  sur  la  tyrannie  du  Saxon,  sur  le 
parlement  national,  sur  l'inhumanité  des  propriétaires,  se  mêlent 
donc  partout  à  toutes  les  transactions,  et  sont  devenues  un  lieu 
commun.  D'un  autre  côté,  le  clergé  agit  sourdement  plus  encore  que 
pubHquement.  Après  la  messe,  comme  en  avait  menacé  le  docteur 
Higgins,  on  renvoie  les  femmes  et  les  enfans;  les  hommes  restent, 
et  le  prêtre  les  excite  à  mourir,  s'il  le  faut,  pour  leur  foi  et  leur  pays. 


910  KEVUE  DES  DEUX  MONDES. 

C'est  sans  doute  cette  action  iormidabîe  du  cierge  qui  inspire  à  quel- 
ques tories  l'idée  de  le  gagner  par  un  salaire,  dût-il  en  coûter  un 
million  sterling;  mais,  outre  que  pour  !e  parti  dévot  ce  serait  une 
horrible  impiété,  le  clergé  lui-même  s'y  refuse,  et  ces  jours  derniers 
les  archevêques  et  évêques  catholiques  réunis  à  Dublin  ont  renou- 
velé à  cet  égard  leurs  déclarations  de  1837  et  1841.  Le  lendemain, 
deux  adresses  étaient  votées  dans  l'association ,  l'une  par  les  catho- 
Uques,  l'autre  par  les  protestans,  pour  les  féliciter  de  cette  noble 
conduite.  Le  clergé  paraît  donc  résolu  à  tenir  bon  pour  le  rappel,  et 
s'il  tient  bon,  on  ne  comprend  pas  bien  comment  le  peuple  céderait. 

Il  y  a  pourtant  contre  le  rappel  de  l'union  un  argument  décisif, 
c'est  qu'il  est  impossible,  du  moins  comme  O'Connell  l'entend,  et 
sans  une  guerre  sanglante  et  acharnée.  Bien  peu  de  mots,  je  pense, 
sufflront  pour  le  prouver. 

Pendant  long-temps,  non  l'Irlande,  mais  les  Anglais  établis  en 
Irlande,  ont  eu  un  parlement  distinct  et  séparé.  En  vertu  d'une  loi 
passée  sous  Henri  VII,  par  le  vice-roi  Poyning,  ce  parlement  était 
subordonné  au  parlement  anglais,  à  peu  près  comme  le  sont  au- 
jourd'hui les  conseils  coloniaux.  En  1782,  au  milieu  des  embarras 
de  l'Angleterre,  la  grande  association  des  volontaires  demanda  l'in- 
dépendance parlementaire  les  armes  à  la  main,  et  l'indépendance 
parlementaire  fut  votée.  Néanmoins  les  ministres  anglais  conser- 
vèrent la  sanction  des  lois,  le  choix  du  vice-roi  et  du  secrétaire  pour 
l'Irlande.  L'Irlande  eut  donc  un  pouvoir  législatif  et  un  pouvoir  exé- 
cutif qui  ne  dépendaient  point  l'un  de  l'autre.  Pour  remédier  à  cette 
détestable  combinaison,  il  n'y  avait  qu'un  moyen,  la  corruption. 
C'est  celui  qu'employèrent  les  ministres  anglais,  et  pendant  dix-huit 
ans,  en  achetant  à  beaux  deniers  comptant  la  majorité  dans  les 
chambres,  on  maintint  à  peu  près  l'harmonie.  Voilà  ce  qu'en  1801 
l'union  enleva  à  l'Irlande,  et  l'on  ne  peut  croire  qu'O'Connell  ail 
l'envie  de  le  lui  rendre.  Que  demande-t-il  donc?  Est-ce  un  parle- 
ment fédéral,  c'est-à-dire  un  parlement  qui  ferait  les  affaires  spé- 
ciales de  l'Irlande,  tandis  que  le  parlement  impérial,  comme  U 
congrès  américain,  déciderait  toutes  les  questions  générales  et  com- 
muies?  C'est  l'idée  émise  par  M.  Sharman  Crawford;  mais  OConnel 
l'a  souvent  combattue  et  n'a  pas  eu  de  peine  à  démontrer  quelle  es 
inadmissible.  Comment  en  effet  et  par  qui  s'opérerait  la  séparatioi 
entre  les  questions  d'intérêt  purement  irlandais  et  les  question 
d'intérêt  britannique?  La  question  religieuse,  par  exemple,  serait-eH( 
classée  dans  l'une  ou  dans  l'autre  catégorie?  En  vérité,  cela  ne  mérH<i 


LE  ROYAUME-UNI  ET  LE  MINISTERE  PEEL.  911 

pas  qu'on  s'y  arrête  un  moment.  Ce  que  demande  l'Irlande,  c'est 
donc  un  parlement  véritable  avec  toutes  les  garanties,  toutes  les  pré- 
rogatives du  parlement  anglais. 

Or,  un  tel  parlement,  les  deux  couronnes  restassent-elles  sur  une 
môme  tête,  c'est  la  séparation.  O'Connell,  surtout  quand  il  veut 
gagner  quelques  partisans  en  Angleterre,  se  débat  contre  cette  con- 
séquence inévitable  du  rappel,  et  M.  Sturge  de  Birmingham,  lui 
ayant  écrit  que  les  réformistes  anglais  étaient  prêts  à  s'unir  à  lui,  s'il 
prouvait  bien  clairement  que  son  plan  ne  conduit  pas  à  la  sépara- 
tion, il  entasse  sophismes  sur  sophismes  pour  démontrer  à  M.  Sturge 
qu'il  peut,  en  toute  sûreté  de  conscience,  se  faire  repealer.  ce  Ce 
que  les  repealers  veulent,  dit-il,  c'est  que  l'Irlande,  pour  toutes  les 
affaires  irlandaises,  ait  un  parlement  souverain.  Quant  aux  ques- 
tions de  paix  ou  de  guerre,  quant  aux  traités  avec  les  puissances 
étrangères,  elles  appartiennent,  en  vertu  de  la  constitution  même, 
à  la  prérogative  royale.  »  Quelle  singulière  argutie!  O'Connell, 
membre  de  la  chambre  des  communes,  ignore-t-il  que  dans  le  gou- 
vernement représentatif  la  prérogative  royale  s'exerce  par  le  conseil 
et  sous  le  contre-seing  de  ministres  responsables  que  le  parlement 
fait  ou  défait?  En  Angleterre,  sir  Robert  Peel  a  la  majorité  et  est 
premier  ministre;  en  Irlande,  O'Connell  aurait  la  majorité  et  serait 
premier  ministre.  Il  se  pourrait  donc  que  la  même  prérogative  royale 
conseillée  par  sir  Robert  Peel  en  Angleterre,  et  par  O'Connell  en 
Irlande,  voulut  ici  la  paix  et  là  la  guerre,  ici  l'exclusion  absolue  des 
produits  français  ou  allemands,  là  un  traité  de  commerce  avec  la 
France  ou  avec  l'Allemagne.  Il  n'y  aurait  qu'un  moyen  d'éviter  de 
tels  conflits,  ce  serait  que  l'Irlande  se  contentât  de  gérer  tant  bien 
que  mal  quelques  affaires  locales,  et  renonçât  à  exercer  la  moindre 
influence  sur  les  grandes  questions  qui  font  la  gloire  ou  la  honte,  la 
richesse  ou  la  misère  des  nations.  Ce  serait  descendre  au  lieu  de 
monter,  et  se  ravaler  au  rôle  d'une  colonie  exploitée  par  la  métro- 
pole, au  lieu  de  s'élever  à  celui  d'un  pays  indépendant. 

Au  surplus,  O'Connell  l'a  dit  lui-même,  ce  qu'il  lui  faut  pour  l'Ir- 
lande, c'est  la  situation  de  la  Norwége.  Or,  tout  le  monde  sait  que 
l'union  de  la  Norwége  et  de  la  Suède  n'est  qu'une  union  purement 
nominale,  et  que  le  roi  n'a  qu'un  vote  suspensif  sur  les  lois  votées 
par  le  storthing. 

Il  n'est  donc  possible  de  tromper  personne;  c'est  d'une  séparation 
réelle  qu'il  s'agit.  Or,  ni  l'Angleterre  ni  même  le  nord  de  l'Irlande 
ne  peut  y  consentir  sans  un  honteux  suicide.  O'Connell,  depuis  quel- 


ili 


912  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

que  temps,  se  donne  beaucoup  de  peine  pour  prouver  aux  protestans 
irlandais  que  dans  le  parlement  national  ils  n'ont  rien  à  redouter,  et 
que  le  rappel  de  l'union  ne  leur  serait  guère  moins  favorable  qu'à 
leurs  frères  catholiques.  «  Que  pouvez-vous  craindre?  leur  dit-il  de 
sa  voix  la  plus  tendre;  outre  que  la  religion  catholique  n'a  jamais  été 
persécutrice,  n'aurez-vous  pas  au  moins  deux  pouvoirs  protestans  sur 
trois,  la  reine  et  la  chambre  des  lords?  »  Mais  les  protestans  irlandais, 
qui  savent  parfaitement  que  le  gouvernement  n'est  pas  mis  aux  voix 
entre  les  trois  pouvoirs,  soupçonnent  que  la  chambre  des  communes 
à  elle  seule  pourrait  avoir  plus  d'influence  que  les  deux  autres.  Us 
résistent  donc,  à  peu  d'exceptions  près,  aux  avances  d'O'Connell,  et 
se  tiennent  prêts,  s'il  le  faut,  à  combattre  pour  l'union.  Ainsi,  guerre 
avec  l'Angleterre,  qui  ne  veut  pas  descendre  au  rang  de  puissance 
secondaire ,  et  qui  au  besoin  y  emploiera  toutes  ses  forces;  guerre 
avec  les  protestans  irlandais,  qui,  riches  et  organisés,  prêteront  à 
l'Angleterre  un  énergique  appui  :  voilà  par  quelles  phases  le  rappel 
de  l'union  doit  passer. 

Est-il  bien  établi  d'ailleurs  que  le  rappel  de  l'union  dût  guérir  les 
maux  de  l'Irlande?  Dans  uri  de  ses  derniers  discours,  O'Connell  a 
découvert  tout  à  coup  contre  les  propriétaires  un  nouveau  chef  d'ac- 
cusation, tt  Si  la  population,  dit-il,  eut  continué  à  croître  dans  la  même 
propoition  que  précédemment,  elle  aurait  augmenté  de  700,000  âmes 
depuis  dix  ans.  Or,  elle  est  à  peu  près  restée  stationnaire.  Ce  sont 
donc  700,000  créatures  humaines  qu'ont  assassinées  les  propriétaires.  » 
Et  dans  le  même  discours,  le  même  O'Connell  rappelle  que,  «d'après 
la  dernière  enquête  sur  les  pauvres,  il  y  a  en  Irlande  2,385,000  per- 
sonnes sans  aucune  espèce  de  ressources  pendant  la  plus  grande 
partie  de  l'année!  »  O'Connell,  qui  paraît  moins  au  courant  de  l'éco- 
nomie politique  que  de  la  loi,  voudrait,  à  ce  qu'il  paraît,  qu'il  y  en  eût 
700,000  de  plus.  Sans  entrer  dans  de  longs  développemens  et  sans 
remonter  à  l'origine  du  mal,  on  peut  affirmer,  comme  un  fait  incon- 
testable, que  la  misère  actuelle  de  l'Irlande  tient  surtout  à  ce  que  la 
population  s'y  trouve  hors  de  toute  proportion  avec  ses  moyens 
d'existence.  On  peut  affirmer  également  que,  pour  remédier  à  cet 
état,  il  est  fort  désirable  que  des  capitaux  étrangers  viennent  ac- 
croître la  richesse  du  pays,  tandis  que  la  population  resterait  station- 
naire. Or,  croit-on  que  le  rappel  de  l'union  pût  contribuer  à  cet 
heureux  résultat?  N'est-il  pas  à  craindre  au  contraire  que  les  capitaux 
anglais,  les  seuls  qui  soient  disponibles,  ne  s'éloignassent  plus  que 
jamais,  et  que  l'Irlande  ne  restât  avec  sa  pauvreté,  presque  sans 


LE   ROYAUME-UNI  ET  LE   MINISTÈRE  PEEL.  913 

espoir  d'en  sortir.  Lorsqu'O'Connell  parle  aux  métiers  de  Dublin,  il 
lui  est  facile  de  les  éblouir  par  le  tableau  brillant  des  maisons  qu'ils 
auront  à  construire,  à  décorer,  à  meubler  pour  les  membres  du  par- 
lement irlandais;  mais  cela  se  réduit  à  peu  de  chose,  et  Dublin  n'est 
pas  toute  l'Irlande.  Quant  aux  absentées  y  l'impôt  annuel  qu'ils  tirent 
de  l'Irlande  est  certainement  fort  lourd,  mais  partagé  entre  8  mil- 
lions de  pauvres,  le  produit  de  cet  impôt  ne  les  enrichirait  pas  beau- 
coup. Lord  Brougham  a  donc  raison  de  dire  que  l'argent  des  Saxons 
est  plus  que  jamais  nécessaire  au  bien-être  des  Celtes,  et  que  ceux 
qui  l'empêchent  d'entrer  ou  de  se  fixer  dans  ce  triste  pays  sont 
coupables  de  toutes  ses  souffrances.  Cependant  lord  Brougham  a 
tort  quand  c'est  à  l'agitation  qu'il  s'en  prend.  L'agitation  de  1829 
empêchait  les  capitaux  anglais  de  pénétrer  en  Irlande  tout  aussi 
bien  que  l'agitation  de  1843.  Si  j'ai  bonne  mémoire,  lord  Brougham 
pourtant  la  trouvait  excellente,  et  s'associait  puissamment  aux  agi- 
tateurs, dont  les  griefs  lui  paraissaient  légitimes.  Ils  l'étaient  en 
effet,  mais  ceux  d'aujourd'hui  ne  le  sont-ils  pas  également?  Qu'on 
fasse  droit  aux  griefs  de  1843  comme  on  a  fait  droit  à  ceux  de  1829, 
et  si  l'agitation  persiste  ensuite,  on  fera  bien  de  la  dénoncer  comme 
barbare  et  comme  funeste.  Jusque-là  ses  erreurs  même  seront  excu- 
sables, et,  si  elle  poursuit  une  chimère,  ce  n'est  point  cette  chimère 
qu'il  faut  injurier,  mais  l'indigne  politique  qui  l'a  enfantée  et  qui 
la  soutient  encore  aujourd'hui. 

Ainsi,  je  le  répète,  il  me  paraît  douteux  que  le  rappel  de  l'union 
produisît  pour  l'Irlande  les  bons  effets  qu'elle  en  attend.  Il  me  paraît 
certain  qu'elle  ne  saurait  l'obtenir  sans  un  effort  désespéré,  et  qui 
probablement,  comme  celui  de  1798,  tournerait  contre  elle.  C'est  une 
double  raison  de  désirer  que  prompte  et  bonne  justice  lui  soit  faite. 

Quand  il  représente  le  rappel  de  l'union  comme. si  simple,  si  facile, 
si  profitable,  O'Connell  est-il  donc  de  mauvaise  foi?  Je  ne  sais,  et  je 
regarde  comme  très  possible  qu'il  se  fasse  illusion  à  lui-même,  et 
qu'après  avoir  pris  au  début  le  rappel  comme  un  moyen ,  il  ait  fini 
par  y  voir  un  but  glorieux.  Quoi  qu'il  en  soit,  on  aurait  tort  de  lui 
reprocher  de  viser  trop  haut  et  de  demander  trop.  Quand  il  s'agit  de 
rirlande,  l'Angleterre  a  l'oreille  dure,  et  pour  se  faire  entendre  il 
faut  crier  un  peu.  Si  l'Irlande  obtient  jamais  justice,  ce  ne  sera, 
comme  en  1782,  comme  en  1829,  qu'en  face  d'un  danger  grave, 
imminent.  O'Connell  le  sait,  et  il  agit  en  conséquence.  Ce  n'est  déjà 
pas  si  peu  de  chose  que  d'avoir  en  quelques  mois  rétabli  la  question 
irlandaise  au  premier  rang  des  questions  politiques;  ce  n'est  pas  si 

TOME  IV.  ^^ 


91^  REVGE  DES  BfilJX  MONDES. 

peu  de  chose  que  d'avoir  amené  les  radicaux  à  se  prononcer  énergi- 
quement  contre  toutes  les  iniquités  dont  l'Irlande  est  victime,  les 
whigs  à  proclamer,  bien  qu'avec  hésitation  et  ambiguïté,  le  principe 
de  l'égalité  civile,  politique  et  religieuse  entre  les  deux  pays,  une 
fraction  des  tories  à  reconnaître  que  les  griefs  de  l'Irlande  sont  fon- 
dés pour  la  plupart,  le  ministère  enfin,  ce  ministère  dont  lord  Lynd- 
hurst  et  lord  Stanley  font  partie ,  à  promettre  quelques  mesures  de 
conciliation ,  et  à  instituer,  pour  commencer,  une  enquête  solennelle 
sur  les  rapports  du  propriétaire  et  du  fermier.  O'Connell  a  mille  fois 
raison  quand  il  s'enorgueillit  d'un  tel  changement  et  qu'il  l'attribue 
à  l'agitation  dont  il  est  l'ame.  «  Quand  nous  nous  comportions  bieny 
dit-il ,  et  que  nous  gardions  un  silence  modeste,  on  nous  dédaignait 
et  on  riait  de  nos  souffrances.  Depuis  que  nous  nous  comportons 
mal  et  que  nous  devenons  importuns  et  hargneux,  on  s'occupe  de 
nous  et  on  reconnaît  que  nous  n'avons  pas  tort  de  nous  plaindre. 
Qui  donc,  au  commencement  de  la  session,  eût  osé  parler  comme 
M.  Roebuck,  comme  M.  Ward  l'ont  fait,  de  l'église  établie?  Qui, 
sans  soulever  la  chambre  entière,  eût  pu  en  signaler  les  abomina- 
tions et  les  monstruosités?  Voilà  ce  que  nous  avons  gagné  à  montrer 
un  peu  les  dents.  Pour  moi,  je  m'engage  à  persévérer  dans  ma  mau- 
vaise conduite  jusqu'à  ce  qu'elle  ait  produit  tout  son  effet.  »  Est-ce 
la  faute  d'O'Connell  ou  de  l'Angleterre  si  ces  paroles  sont  exacte- 
ment vraies,  et  s'il  est  impossible  d'y  répondre? 

Qu'O'Connell  soit  acquitté  ou  condamné,  la  situation  de  l'Irlande 
est  très  grave,  et  l'année  1844  verra  peut-être  éclater  dans  ce  pays 
des  évènemens  considérables.  Dernièrement,  un  ?-(?pe«/^r  déterminé, 
M.  Gonner,  s'est  fait  expulser  de  l'association  pour  avoir  fait  la  pro- 
position peu  légale  de  ne  payer  ni  rente,  ni  dîme,  ni  taxe  quelconque 
jusqu'à  ce  que  justice  ait  été  rendue  à  l'Irlande.  Néanmoins  ce  sont 
là  de  ces  idées  qui  font  leur  chemin  sourdement  et  qui  peuvent  ur 
beau  jour  s'emparer  du  pays  tout  entier.  N'a-t-on  pas  vu  déjà,  dans 
le  comté  de  Carlow  et  ailleurs,  des  bandes  de  paysans  venir  la  nuit 
couper  et  enlever  les  récoltes  saisies  pour  rente  due  aux  proprié- 
taires? N'a-t-on  pas  vu  recommencer  dans  le  comté  de  Tipperary 
quelques-uns  de  ces  désordres  agraires  qui  si  souvent  déjà  ont  en- 
sanglanté l'Irlande?  Wkiteboisme,  ribbonisme,  toutes  ces  associa- 
tions funestes  de  la  fin  du  dernier  siècle,  tendent  à  se  former  de 
nouveau,  et  O'Connell  est  obligé  de  les  dénoncer  chaque  jour  a» 
pays  comme  les  plus  grands  ennemis  du  rappel. 

Parmi  les  moyens  paciftque»  indi<fués  par  O'Conwell ,  n'e»€st-il 


LE  ROYAUME-UNI  ET  LE   ML>«STÈ11E   PEEL.  915 

pas  d'ailleurs  quelques-uns  qui  peuvent  conduire  loin,  celui  par 
exemple  de  laisser  pourrir  sur  pied  les  récoltes  destinées  à  l'expor- 
tation ,  et  celui  de  ne  consommer  aucun  article  frappé  d'un  droit 
d'excisé?  Ajoutez  que,  depuis  les  poursuites,  les  orangistes,  naguère 
abattus,  relèvent  la  tête  et  recommencent  leurs  folies.  Ainsi,  dans 
le  courant  de  novembre,  ils  se  réunissaient  à  Dublin  dans  une  salle 
dont  les  murs  étaient  ornés  de  devises  telles  que  celles-ci  :  Ascen- 
dant protestant.  —  Point  de  papisme.  —  Point  de  concession.  — 
Restauration  des  évéchés  supprimés.  —  Éducation  évan^jélique.  — 
Rappel  du  bill  d'émancipation,  etc.  Les  journaux  ultra-protestans 
aussi  se  remettent  à  vomir  les  injures  les  plus  grossières  contre  les 
prêtres  catholiques,  ces  coquins  en  surplis.  Ce  sont  là  sans  doute  di'^ 
excès  dont  gémit  le  gouvernement,  mais  des  excès  qui  portent  coup, 
et  qui  rendent  chaque  jour  la  conciliation  plus  difficile.  Le  sort  des 
deux  grandes  associations  politiques  qui  se  disputent  le  pouvoir  en 
Angleterre,  c'est  de  s'appuyer  nécessairement  en  Irlande  sur  deux 
partis  dont  elles  diffèrent  profondément  et  qu'elles  n'aiment  pas,  le 
parti  catholique  pour  les  whigs,  le  parti  orangiste  pour  les  tories. 
Lord  Grey  en  1831 ,  sir  Robert  Peel  en  18il,  ont  voulu  s'affranclîir 
de  cette  nécessité  et  constituer  en  Irlande  une  sorte  de  juste-milieu. 
Le  premier  y  a  succombé,  le  second  semble  y  succomber  en  ce  mo- 
ment. Or,  le  gouvernement  pur  et  simple  des  orangistes  en  Irlande, 
c'est  une  insurrection. 

En  Ecosse^  la  ruine  du  vieil  établissement  presbytérien,  en  Irlande 
une  agitation  formidable,  dans  le  pays  de  Galles  les  exploits  étranges 
de  miss  Rebecca  et  l'espèce  de  guerre  sociale  qui  en  est  la  suite , 
dans  lAngleterre  proprement  dite  enfin,  les  classes  ouvrières  à  peine 
remises  encore  de  la  dernière  crise  industrielle  et  livrées  à  une 
sourde  fermentation ,  voilà  la  situation  du  royaume-uni  pendant  la 
seconde  année  du  ministère  Peel.  Il  y  a  pourtant,  en  ce  qui  touche 
l'industrie  en  Angleterre,  une  certaine  amélioration  depuis  l'an  der- 
nier, et  les  chartistes  sont  loin  d'être  en  progrès.  Au  commencement 
de  l'année,  on  avait  fait  grand  bruit  d'un  congrès  national  pour  le 
suffrage  universel  [national  complète  suffrage  conférence],  qui  devait 
se  réunir  à  Birmingham  sous  la  présidence  de  M.  Sturge.  Au  jour 
dit,  trois  cents  délégués  en  effet  vinrent  prendre  séance,  et  M.  Sturge 
put  croire  qu'il  allait  jouer  le  rôle  d'O'Connell;  mais,  au  moment  où 
il  venait  de  lire  le  projet  de  réforme  préparé  par  le  comité,  M.  Lo- 
Tett,  chartiste,  se  leva  et  proposa  comme  amendement  la  charte  du 
peuple,  qui  fut  votée  par  193  voix  contre  94.  Une  scission  eut  lieu 

59. 


916  BEVUE  DES  DEUX  MONDES. 

aussitôt,  et  cette  tentative  pour  réunir  dans  un  effort  commun  la 
classe  ouvrière  et  la  classe  moyenne  échoua  complètement.  Aujour- 
d'hui, M.  Sturge  et  son  parti  annoncent  l'intention  de  se  rallier  au 
plan  de  M.  Sharman  Crawford,  qui  consiste  purement  et  simplement 
à  arrêter  la  marche  du  gouvernement  dans  la  prochaine  session  par 
des  amendemens  systématiques;  mais,  bien  que  le  règlement  anglais 
se  prête  assez  à  ce  plan,  il  doit,  dans  l'exécution,  rencontrer  bien  des 
difficultés.  Quant  à  l'union  nationale  de  Birmingham,  ressuscitée 
dernièrement  par  M.  Thomas  Atwood ,  il  est  difficile  de  prendre  fort 
au  sérieux  une  société  qui,  sans  s'expUquer  sur  aucune  question,  se 
borne  à  déclarer  «qu'elle  rend  le  gouvernement  responsable  du  bien- 
être  du  peuple,  et  que  son  principe  est  de  combattre  tout  ministère 
qui  n'assurera  pas  à  tout  citoyen  la  nourriture,  le  vêtement  et  le 
logement  convenables.  »  Cela  veut  dire  que  M.  Atwood  et  ses  amis 
seront  de  l'opposition  sous  les  whigs  comme  sous  les  tories,  sous  les 
radicaux  comme  sous  les  whigs.  Il  n'y  a  rien  là  de  fort  inquiétant 
pour  sir  Robert  Peel ,  et  la  figue  contre  les  céréales  doit  le  préoc- 
cuper un  peu  plus. 

J'ai  tâché  de  présenter  avec  exactitude  le  bilan  complet  du  mi- 
nistère Peel  en  1843,  et  je  ne  crois  pas  en  avoir  rien  supprimé. 
J'ajoute  que,  malgré  le  peu  d'influence  des  journaux  sur  l'opinion , 
il  est  grave  de  les  avoir  à  peu  près  tous  contre  soi ,  depuis  le  Times 
jusqu'au  Morning-Chronicle,  depuis  le  Po5^  jusqu'au  Swn.  a  Chef  im- 
puissant d'une  administration  stérile,  homme  d'état  dont  toute  la 
vie  s'est  passée  à  faire  sauter  ses  propres  opinions  et  à  détruire  son 
propre  parti,  trompeur  général,  second  Espartero,  ministre  qui  a 
commencé  avec  le  prestige  de  Pitt  et  qui  finit  avec  le  ridicule  de 
lord  Sidmouth,  vieux  radeau  poussé  çà  et  là  par  les  bourrasques  de 
la  chambre  des  communes,  sans  boussole,  sans  carte  et  sans  pilote, 
vrai  cercueil  de  Mahomet  suspendu  et  soutenu  dans  les  airs  par  l'at- 
traction des  places  et  l'antagonisme  des  intérêts  :  »  voilà  quelques 
échantillons  des  aménités  par  lesquelles  tories ,  whigs  et  radicaux 
essaient  maintenant  de  battre  en  brèche  sir  Robert  Peel  et  son  ca- 
binet. Ce  n'est,  si  l'on  veut,  qu'un  symptôme;  toutefois  ce  symptôme 
prouve  évidemment  que,  depuis  quelques  mois,  le  chef  du  parti  con- 
servateur a  notablement  baissé  dans  l'opinion  de  son  pays. 

Malgré  tout  cela,  je  n'hésite  pas  à  dire  que  sir  Robert  Peel  est  le 
seul  homme  qui  puisse  en  ce  moment  gouverner  l'Angleterre.  Il  a 
subi  des  échecs,  cela  est  vrai;  mais  l'œuvre  de  la  session  précédente 
était  assez  considérable  pour  que  la  balance  penche  encore  de  son 


LE  ROYAUME-UNI  ET  LE  MINISTÈRE   PEEL.  917 

côté.  Quant  à  l'extérieur,  l'Angleterre  n'a  jamais  été  plus  puissante, 
et  ce  n'est  point  sous  le  ministère  de  sir  Robert  Peel  qu'une  feuille 
ministérielle  en  sera  réduite  aux  aveux  humilians  qui,  dans  d'autres 
pays,  paraissent  si  peu  coûter.  On  dit,  et  peut-être  on  a  raison,  que 
sir  Robert  Peel  appartient  plutôt  à  la  classe  des  hommes  d'affaires 
qu'à  celle  de  ces  hommes  d'état  consommés  dont  lord  Chatam,  Pitt 
et  Fox  sont  les  types  immortels.  On  ajoute  que,  plein  de  ressources, 
de  dextérité  et  de  sang-froid  dans  les  temps  ordinaires,  il  n'a  pas  en 
lui-même  tout  ce  qu'il  faut  pour  maîtriser  les  grands  évènemens. 
Cela  est  possible,  bien  que  rien  encore  ne  le  prouve;  mais  si,  aux 
qualités  éminentes  qu'il  possède,  sir  Robert  Peel  joignait  celles  qu'on 
lui  refuse,  il  surpasserait  tous  ses  prédécesseurs.  Chef  d'opposition 
ou  premier  ministre,  sir  Robert  Peel  a  du  moins  un  double  mérite 
qu'on  ne  saurait  lui  contester,  celui  d'apercevoir  à  propos  quelles 
concessions  les  circonstances  exigent,  celui  de  les  faire  après  les 
avoir  aperçues,  hardiment  et  sans  hésitation. 

Qu'on  examine  d'ailleurs  de  près  la  réaction  dont  on  parle,  et  on 
verra  que  jusqu'ici  elle  n'a  pas  jeté  de  bien  profondes  racines.  Au 
fond,  sir  Robert  Peel  est,  sur  la  plupart  des  questions,  plus  libéral 
que  son  pays,  et  si  l'Angleterre  faisait  un  signe,  c'est  avec  joie  qu'il 
entrerait  plus  avant  dans  la  voie  féconde  des  réformes.  Malheureu- 
sement il  y  a  en  Angleterre  une  force  de  résistance  que  le  bruit  de  la 
presse  et  des  meetings  fait  quelquefois  oublier,  mais  qui  se  retrouve 
toujours.  C'est  cette  force  de  résistance  qui ,  tout  en  soutenant  sir 
Robert  Peel,  lui  fait  souvent  obstacle.  Reste  l'Irlande,  où  sa  situation 
est  loin  d'être  aussi  bonne.  Néanmoins,  après  la  marche  que  suivent 
les  évènemens,  il  est  possible  que  toutes  les  combinaisons  ordinaires 
s'évanouissent,  et  que  la  question  se  pose  entre  une  répression 
énergique  et  une  justice  complète.  Or,  pour  la  répression  énergi- 
que, sir  Robert  Peel,  s'il  y  est  contraint,  peut  compter  en  Angle- 
terre sur  une  imposante  majorité.  Pour  la  justice  complète,  s'il  ve- 
nait à  s'y  décider,  personne  n'aurait  plus  de  force  et  d'autorité. 
Malheureusement ,  jusqu'à  présent,  les  radicaux  seuls  y  inclinent. 
N'est-il  pas  possible  pourtant  qu'en  présence  d'un  danger  pressant, 
sir  Robert  Peel  se  souvînt  de  1829?  Ce  serait  assurément  le  plus 
grand  acte  de  sa  vie  et  la  plus  belle  réponse  qu'il  pût  faire  à  ceux 
qui  le  déclarent  frappé  désormais  d'impuissance  et  d'inertie. 

Il  est  d'ailleurs  une  question  qu'il  faut  bien  s'adresser,  et  qui  ne 
laisse  pas  d'être  importante.  Où  sont  les  successeurs  actuels  de  sir 
Robert  Peel?  Les  radicaux  sont  hors  de  cause,  et  les  whigs,  bien  que 


918  REVUE  DÈS  DEUX  MONDES. 

leur  partie  soit  moins  mauvaise  que  l'an  dëruier,  ont  encore  beau- 
coup à  faire  oublier.  Depuis  une  récente  maladie,  lord  Melbourne 
paraît  avoir  renoncé  à  la  direction  du  parti  whig  dans  la  chambre  des 
lords,  et  il  est  remplacé  par  lord  Lansdowne,  un  des  hommes  les 
meilleurs,  les  plus  éclairés,  les  plus  vraiment  libéraux  que  possède 
^'Angleterre;  mais  les  whigs,  que  leur  ancien  ami  lord  Brougham  a 
définitivement  abandonnés,  sont  plus  faibles  que  jamais  dans  la 
chambre  des  lords,  où  ils  parviennent  à  peine  à  réunir,  dans  les 
grands  jours,  du  quart  au  tiers  des  voix.  A  la  chambre  des  communes, 
ils  ont  toujours  pour  chef  lord  John  Russell,  dont  le  noble  caractère 
et  l'esprit  ferme  et  calme  sont  justement  respectés  de  tous  les  partis; 
mais,  outre  que  les  tories  possèdent  dans  la  chambre  des  communes 
une  imposante  majorité,  les  évènemens  de  la  dernière  session  sont 
loin  d'avoir  renoué  l'alliance  des  radicaux  et  des  whigs.  Or,  sans 
cette  alliance,  l'opposition,  divisée  en  petites  fractions  hostiles  l'une 
à  l'autre,  est  évidemmeilt  réduite  à  l'impuissance.  Malgré  son  acti- 
vité et  son  talent,  qui  gagne  chaque  jour,  lord  Palmerston  d'ailleurs 
est  et  sera  long-temps  pour  le  parti  whig  un  embarras  et  une  diffi- 
culté grave.  Écarter  un  homme  de  cette  valeur  comme  on  a  écarté 
lord  Brougham  à  une  autre  époque,  c'est  s'exposer  à  de  dangereuses 
représailles  et  donner  un  exemple  filcheux.  Lui  rendre  le  ministère 
des  affaires  étrangères,  c'est  rentrer  dans  la  politique  tracassière, 
étourdie,  qui  a  fait  périr  une  armée  dans  les  défilés  de  l'Afghanistan 
et  failli  allumer  en  Europe  une  guerre  générale,  dans  cette  poli- 
tique que  les  radicaux  détestent  plus  encore  que  les  tories,  et  que, 
dans  la  dernière  session,  M.  Roebuck  caractérisa  si  plaisamment 
quand  il  compara  lord  Palmerston  à  une  allumette  chimique.  Lord 
Palmerston,  en  1840,  a  fait  bien  du  mal  à  la  France,  mais,  par  un 
juste  retour,  il  n'en  a  pas  moins  fait  à  son  parti,  et  le  souvenir  de  sa 
conduite  à  cette  fatale  époque  s'élèvera  long-temps  contre  lui  comme 
un  obstacle  infranchissable.  Il  n'est  pas  un  radical,  pas  un  whîg 
modéré,  qui  ne  le  sache  et  n'en  gémisse. 

Quoi  qu'il  en  soit,  un  ministère  vit  autant  de  l'impuissance  de  ses 
ennemis  que  de  sa  propre  puissance,  et  cette  force  négative,  tout  le 
monde  en  convient,  est  loin  de  manquer  aujourd'hui  au  ministère 
tory.  Quant  au  parti  tory  lui-même,  il  renferme  certainement  bien 
des  mécontens ,  et  de  temps  en  temps  il  en  sort  de  sourds  murmures 
qui  font  croire  à  la  révolte;  mais  toute  révolte  a  besoin  d'un  chef,  et 
le  chef  n'y  est  pas.  Le  vieux  parti  tory,  celui  du  duc  de  Buckin- 
gham,  du  colonel  Sibthorp  et  de  sir  Robert  Inglis,  repose  en  paix  de- 


LE  ROYACMB-UM  BT  LB  MINISTERE  PEEL. 

puis  loDg-temps  dans  la  tombe  de  lord  Eldon.  Reste  la  jeune  Angle- 
terre pour  qui  le  Quarterly  Review  affecte  un  injuste  dédain,  mais  qui, 
très  peu  nombreuse  dans  la  chambre  et  sans  un  programme  encore 
bien  arrêté,  n'est  certes  pas  en  situation  de  prendre  le  pouvoir.  La 
jeune  Angleterre,  d'ailleurs  fort  aristocrate  dans  ses  habitudes  et 
puseyiste  dans  ses  croyances,  blesse  beaucoup  de  susceptibilités  re- 
ligieuses ou  politiques,  et  suscite  sur  tous  les  bancs  d'assez  vives 
inimitiés.  A  vrai  dire,  dans  la  jeune  Angleterre,  un  seul  homme 
pouvait  porter  ombrage  à  sir  Robert  Peel ,  et  se  poser  comme  son 
rival  ou  comme  son  successeur,  M.  Gladstone,  et  c'est  là  le  rôle  que 
rêvaient  pour  lui  bon  nombre  de  ses  amis.  M.  Gladstone,  qui,  en 
défendant  l'an  dernier  le  nouveau  tarif  avec  un  talent  supérieur, 
s'était  pleinement  associé  à  la  politique  de  sir  Robert  Peel,  fait  au- 
jourd'hui partie  du  cabinet ,  et  ne  paraît  pas  disposé  à  courir  de  nou- 
velles chances. 

Pas  plus  parmi  les  tories  que  parmi  les  whigs  et  les  radicaux,  on 
ne  peut  donc  apercevoir  en  ce  moment  un  danger  sérieux  pour  le 
cabinet  dont  sir  Robert  Peel  est  le  chef.  Maintenant  est-il  vrai, 
comme  on  le  répète  de  temps  en  temps,  que  ce  cabinet  soit  divisé, 
et  que  lord  Stanley  par  exemple ,  le  premier  après  sir  Robert  Peel, 
soit  las  du  rang  qu'il  tient?  Est-il  vrai  que,  pour  en  occuper  un  plus 
élevé,  il  conspire  en  secret  contre  son  chef,  soit  avec  ses  anciens 
amis  les  whigs,  soit  avec  les  ultra-tories?  Pour  qui  connaît  lord 
Stanley,  c'est  là  une  absurde,  une  indigne  calomnie.  Le  jour  où  lord 
Stanley  cesserait  d'être  d'accord  avec  sir  Robert  Peel,  il  ferait  ce 
qu'il  a  fait  en  1833.  Il  le  dirait  tout  haut ,  à  ses  risques  et  périls,  et 
reprendrait  sa  place  sur  les  bancs  de  l'opposition.  D'ailleurs,  rien  n'in- 
dique qu'une  telle  scission  se  prépare;  si  elle  devait  arriver,  ce  se- 
rait peut-être  le  jour  où  sir  Robert  Peel,  cédant  à  la  nécessité,  sa- 
crifierait l'église  d'Irlande.  Ce  jour-là,  au  reste,  ce  n'est  point  avec 
$es  anciens  amis  que  lord  Stanley  irait  s'asseoir  :  c'est  aux  ultra-to- 
ries qu'il  rendrait  une  tête,  mais  sans  pouvoir  leur  rendre  en  même 
temps  la  vie  qui  les  a  quittés. 

J'ai  épuisé  toutes  les  hypothèses,  et  il  n'en  est  pas  une  qui  ne  me 
fesse  croire  à  la  durée  du  ministère  Peel.  Il  est  bien  évident  pour- 
tant que  des  évènemens  nouveaux  peuvent  survenir,  et  que  je  ne 
tiens  pas  compte  de  l'imprévu.  Du  reste,  en  Angleterre,  on  le  sait,  l'im- 
prévu joue  un  bien  plus  petit  rôle  qu'en  France,  où  presque  toujours 
arrive  le  contraire  de  ce  qui  devrait  arriver.  En  France,  depuis  quel- 
ques années  surtout,  les  ministères  vivent  quand  tout  paraît  les 


9*20  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

condamner,  et  meurent  quand  il  semble  que  rien  ne  les  menace.  Si, 
dans  l'intervalle  des  sessions,  une  question  a  vivement  ému  l'opi- 
nion publique ,  c'est  une  raison  pour  qu'elle  passe  à  peu  près  ina- 
perçue dans  les  chambres;  si  une  autre  question  surgit  à  l'improviste 
et  sans  que  personne  y  ait  pensé,  c'est  une  raison  pour  qu'elle  gros- 
sisse outre  mesure.  Entre  le  ministère  et  l'opposition,  il  y  a  toujours 
d'ailleurs  en  France  des  hommes  dont  le  métier  est  d'empêcher  que 
le  débat  ne  se  vide  simplement  et  clairement.  Grâce  à  ces  hommes, 
pour  peu  qu'ils  soient  avertis,  l'ambiguité  envahit  toutes  les  discus- 
sions, tous  les  votes,  et  leur  triomphe  est  de  faire  que  le  lendemain 
d'une  bataille,  personne  ne  sache  exactement  s'il  est  vainqueur  ou 
vaincu.  Et  cependant,  comme  ces  hommes  font  l'appoint  néces- 
saire, on  se  voit  forcé  des  deux  parts  de  se  plier  à  leurs  équivoques, 
et  d'accepter  leurs  sous-entendus.  Rien  de  tout  cela  en  Angleterre, 
où  le  gouvernement  représentatif  est  quelque  chose  de  sérieux  et 
de  réel.  Presque  toujours  on  peut  donc  prévoir,  deux  mois  avant  une 
session,  ce  qui  s'y  passera;  deux  jours  avant  un  vote,  quel  sera  le 
chiffre  de  la  majorité  et  de  la  minorité. 

Une  reine  qui,  comprenant  et  pratiquant  la  loi  du  gouvernement 
représentatif,  accepte  les  ministres  de  la  majorité  sans  travailler  sous 
main  à  les  détruire;  un  parti  vainqueur  qui,  au  lieu  de  se  dissoudre 
misérablement  le  lendemain  de  la  victoire,  se  tient  uni  et  donne  à 
ses  chefs  toute  la  force  dont  ils  ont  besoin;  un  parti  vaincu,  qui, 
loin  de  se  décourager  et  de  compter  sur  le  hasard,  travaille  active- 
ment, constamment,  à  reprendre  l'avantage,  et  combat  quatre  ans  à 
l'avance  pour  préparer  un  succès  dont  il  n'est  rien  moins  que  cer- 
tain; puis,  au-dessous,  un  pays  qui  connaît  ses  droits  et  qui  en  use, 
qui  chérit  ses  libertés  et  qui  force  à  les  respecter,  un  pays  chez  qui 
l'amour  du  bien-être  matériel  ne  détruit  pas  tout  sentiment  de  la 
dignité  nationale  ou  individuelle  :  voilà  le  spectacle  que  nous  offre 
l'Angleterre.  Il  y  a  quelques  mois,  la  reine  constitutionnelle  de  cette 
nation  puissante  est  venue  en  France,  et  les  hommes  d'état  qui  nous 
gouvernent  ont,  dit-on,  manifesté  au  sujet  de  cette  visite  une  joie 
un  peu  puérile.  Pour  moi,  j'ai  du  droit  que  mon  pays  a  exercé 
en  1830  une  opinion  trop  haute  pour  partager  ce  sentiment  et  pour 
croire  que  ce  droit  ait  besoin  de  je  ne  sais  quelle  consécration.  Je 
n'ai  point  non  plus  oublié  1840,  et,  si  l'échec  national  que  l'Angle- 
terre nous  a  fait  subir  à  cette  époque  doit  être  effacé,  c'est,  à  mon 
sens,  par  quelque  chose  de  mieux  que  par  une  visite  royale.  Il  est 
pourtant  possible  que  des  intérêts  communs  renouent  dans  une  cer- 


LE  ROYAUME-UNI  ET  LE   KINISTËRE  PEEL.  921 

taine  mesure  l'alliance  si  déplorablement  rompue  à  cette  époque.  Il 
est  possible  que,  contre  l'ambition  gigantesque  d'une  autre  puis- 
sance, cette  alliance  devienne  nécessaire  et  porte  de  meilleurs  fruits 
que  par  le  passé.  Cependant  gardons-nous  d'oublier  que,  dans  toute 
association  où  se  trouve  l'Angleterre,  la  part  du  lion  est  bientôt  faite. 
Or,  comment  la  part  du  lion  ne  se  ferait-elle  pas  si ,  à  côté  d'un  sys- 
tème complet  et  vigoureux,  la  France  ne  peut  placer  ni  les  ressources 
des  monarchies  absolues  ni  celles  des  gouvernemens  représentatifs; 
si,  ballottée  entre  deux  tendances  contraires,  elle  emprunte  à  cha- 
cune ce  qu'elle  a  d'énervant  et  de  mauvais;  si  la  direction  de  ses 
affaires  n'a  ni  la  force  qui  naît  du  mystère  et  de  l'unité,  ni  la  puis- 
sance qui  se  puise  dans  le  mouvement  libre  et  énergique  de  l'opinion 
nationale?  Dans  de  telles  conditions,  on  n'a  guère  moins  à  perdre 
avec  ses  alliés  qu'avec  ses  ennemis,  et  par  les  uns  comme  par  les 
autres  on  descend  inévitablement  à  ce  rang  où  nous  plaçait  récem- 
ment une  feuille  ministérielle.  Entre  nos  hommes  d'état  et  sir  Robert 
Peel  je  ne  veux  faire  aucune  comparaison;  mais  si  sir  Robert  Peel 
est  un  ministre  qui  honore  l'Angleterre,  ce  n'est  point  seulement  à 
cause  de  ses  qualités  personnelles  :  c'est  aussi  et  plus  encore  à  cause 
des  forces  qui  le  secondent,  des  points  d'appui  qu'il  trouve  autour 
de  lui,  en  un  mot,  de  cet  admirable  mécanisme  qui,  obéissant  i\ 
l'impulsion  libre  du  pays,  l'a  porté  au  pouvoir,  et  dont  il  dispose 
aujourd'hui.  Tout  cela,  la  révolution  de  1830  nous  l'avait  promis,  et 
la  constitution  nous  le  donne.  Si  nous  le  laissons  échapper,  c'est 
notre  faute,  et  nous  méritons  bien  notre  sort. 

En  résumé,  sir  Robert  Peel  est  moins  fort  que  l'an  passé.  Je  crois 
qu'il  l'est  encore  assez  pour  triompher  des  attaques  de  ses  ennemis, 
et,  ce  qui  est  plus  difficile,  de  la  malveillance  de  ses  amis.  A  vrai  dire, 
il  n'a  qu'un  adversaire  redoutable,  O'Connell,  qui,  pendant  quatre 
années,  a  maintenu  un  ministère  que  l'Angleterre  voulait  renverser, 
et  qui  peut-être  en  renversera  un  que  l'Angleterre  veut  maintenir. 
Ce  serait  un  premier  châtiment  pour  l'Angleterre,  et  pour  l'Irlande 
une  première  réparation. 

P.   DUVERGIER  DE  HaURANNE. 


DU  CARTÉSIANISME 


DE  L'ECLECTISME. 


!.—>£<«  Cartésiiinisme  ou  la  Vérttabte  RénovaUou  des  Sciences, 

PAR  M.   BOBDAS-DEMOULIN. 

il.  —  BiMoire  et  Critique  de  la  RévolutioH  Cartésienne, 

PAR  M.   FRArfCISQUE  BOULLIER. 
OCTRAGES  COURONNÉS  PAR  L'IHSTITIJT. 


Le  moment  est  critique  pour  la  philosophie  européenne.  Elle 
trouve  des  obstacles  et  des  inimitiés  dans  les  dispositions  les  plus 
contradictoires.  Les  langueurs  et  les  dédains  d'une  sceptique  indif- 
férence ne  lui  sont  pas  moins  hostiles  que  l'orgueil  de  l'industria- 
lisme. De  Tautre  côté  du  Rhin ,  l'entraînement  de  beaucoup  d'esprits 
vers  le  mysticisme,  en  France  l'ambition  et  l'intolérance  de  l'église, 
suscitent  à  la  philosophie  beaucoup  d'écueils  et  d'embarras.  Ce  que 
des  écoles  triomphantes  croyaient  avoir  résolu  est  remis  en  ques- 
tion :  on  s'évertue  sur  les  mômes  problèmes  que  semblaient  avoir 
remués  nos  devanciers  d'une  manière  efficace.  On  dirait  que  la  vérité, 
comme  une  autre  Eurydice,  nous  a  été  ravie,  et  qu'il  faille  prononcer 


DU  CARTÉSIANISME  ET  DE  L'ÉCLECTISME.  023 

au  sujet  des  fatigues  de  l'esprit  humain  le  mot  du  poète  sur  la  des- 
cente d'Orphée  aux  enfers  : 

Ibi  omnis 
Effusus  labor. 

En  est-il  ainsi?  La  pensée  spéculative  s'agite-t-elle  dans  une  im- 
puissance toujours  nouvelle  et  toujours  irréparable?  Non,  car  de  la 
comparaison  des  systèmes  de  la  philosophie  antique  avec  ceux  de  la 
philosophie  moderne,  il  ressort  que,  si  dans  l'antiquité  l'individualité 
des  penseurs  était  plus  forte,  dans  les  temps  modernes  les  résultats 
de  la  pensée  sont  meilleurs.  Les  philosophes  contemporains  du  poly- 
théisme eurent  à  déployer  plus  de  vigueur  et  d'originalité  que  les 
philosophes  modernes  ;  l'initiative  leur  échut  en  partage.  Se  figure- 
t-on  quels  plaisirs  d'intelligence  dut  goûter  Anaxagore  lorsque,  s'in- 
spirant  de  ses  propres  méditations  et  de  certains  pressentimens 
qu'eurent  avant  lui  quelques-uns,  11  posa  nettement  ce  principe,  que 
l'esprit  est  la  force  motrice  des  choses!  Voilà,  au  milieu  de  la  plura- 
lité des  dieux,  l'unité  de  l'esprit  érigée  en  souveraine  maîtresse  :  à 
ce  culte,  Anaxagore  convie  Périclès,  le  chef  de  la  république,  le  poète 
Euripide,  qui  a  l'audace  de  mettre  dans  la  bouche  de  sa  muse  tra- 
gique quelques-uns  des  secrets  de  la  philosophie,  et  Archélaiis  le 
physicien,  qui,  un  des  premiers  en  face  du  monde  visible,  parla  de 
l'infini.  Ainsi  la  politique,  la  poésie,  la  science  de  la  nature,  trou- 
vaient leur  point  d'appui  dans  une  grande  et  neuve  métaphysique. 

La  rapidité  avec  laquelle  l'esprit  grec  parcourut  toutes  les  ques- 
tions philosophiques  est  merveilleuse.  Déjà  tout  avait  été  agité  quand 
vinrent  Aristote  et  Platon.  Avant  eux,  d'immenses  travaux  avaient 
été  accomplis  avec  cette  prompte  vigueur  qu'a  toujours  l'humanité 
dans  les  époques  primesautières.  Les  opinions  de  Cratyle  et  d'Hera- 
clite, les  traditions  de  Pythagore,  les  enseignemens  de  Socrate,  four- 
nirent à  Platon  les  élémens  d'une  philosophie  qui  garda  son  nom 
parce  qu'il  y  mit  l'empreinte  d'une  imagination  divine.  Avec  Aris- 
tote, la  critique  domina  partout,  dans  la  politique,  dans  la  littérature, 
dans  l'histoire  de  la  philosophie,  dans  l'étude  de  la  nature,  enfin 
dans  la  science  même  des  principes  constitutifs  de  l'esprit  humain. 
Avançons  encore,  et  dans  Zenon  de  Cittium,  dans  son  école,  dans 
l'illustre  série  des  stoïques  depuis  Chrysippe  jusqu'à  Sénèque,  Épic- 
tète  et  Marc-Aurèle,  nous  trouvons  un  enseignement  encyclopédique 
où  toutes  les  notions  physiques  et  morales  découlent  d'un  panthéisme 
idéaliste  qui  identifiait  la  vertu  et  la  science.  Cependant,  quelque 


924>  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

temps  avant  l'apparition  de  Zenon,  Épicure  s'était  mis  à  la  recherche 
du  bonheur  et  de  l'utile.  Nous  n'aurons  garde  de  nous  compromettre 
ici  par  l'éloge  d'Épicure,  dont  se  sont  chargés  d'ailleurs  Gassendi, 
Molière  et  Bentham. 

Que  restait-il  aux  modernes,  après  d'aussi  abondantes  moissons 
dans  le  champ  des  idées?  Il  faut  rendre  cette  justice  au  génie  mo- 
derne, qu'il  a  débuté  par  l'admiration  des  anciens.  La  révolte  n'est 
venue  qu'après  l'enthousiasme.  C'est  à  ces  deux  dispositions  contra- 
dictoires que  les  modernes  doivent  leurs  progrès. 

Ils  doivent  aux  anciens  la  connaissance  des  nombreux  écueils  où 
ceux-ci,  en  dépit  de  leur  vigueur,  ont  fait  naufrage,  et  la  possibilité 
de  poser  les  questions  les  plus  difûciles  d'une  façon  plus  claire.  Cette 
position  plus  avancée  des  problèmes  n'en  est  pas  encore  la  solution, 
mais  elle  y  achemine  les  esprits.  Voilà  ces  résultats  meilleurs  dont 
nous  parlions  :  quant  à  l'originalité  individuelle,  il  serait  insensé  d'en 
disputer  la  palme  aux  anciens.  En  effet,  il  a  été  donné  à  la  Grèce 
d'identifier  son  génie  avec  la  philosophie  môme  de  l'esprit  humain, 
et  de  rester  dans  l'histoire  l'immortelle  patrie  des  idées. 

En  veut-on  une  preuve  actuelle  et  flagrante?  De  l'autre  côté  du 
Rhin,  le  plus  grand  événement  philosophique  est  le  débat  entre 
M.  Schelling  et  l'école  de  Hegel.  Or,  dans  ce  débat,  c'est  l'esprit  de 
Platon  et  l'esprit  d'Aristote  qui  luttent  ensemble.  Platon  s'est  tou- 
jours proposé  de  rattacher  ses  opinions  et  ses  principes  aux  croyances 
religieuses,  aux  traditions  sacrées  les  plus  antiques  et  les  plus  pro- 
fondes. Il  accepte  ces  croyances  et  ces  traditions  comme  des  faits 
supérieurs  aux  spéculations  de  l'esprit,  et  avec  lesquels  la  raison 
humaine  est  heureuse  de  se  trouver  d'accord.  Schelling  est  aujour- 
d'hui dans  les  mêmes  voies  :  lui  aussi  travaille  à  la  concordance  de 
son  système  avec  les  traditions  et  les  croyances  religieuses,  et  il  in- 
cline à  reconnaître  dans  la  révélation  chrétienne  un  fait  primitif, 
fondamental  et  souverain,  qu'il  faut  maintenir  au-dessus  de  toute 
discussion.  Après  Platon,  Aristote,  tout  en  déclarant  que  l'ami  de 
la  philosophie  est  aussi  celui  des  mythes  y  a  élevé  au-dessus  de  tous  les 
faits  une  philosophie  première,  science  des  premiers  principes, 
science  de  l'être,  science  de  l'inteUigence  et  de  l'intelligible  tout  à  la 
fois.  Avec  le  système  d'Aristote,  tous  les  faits,  quels  qu'ils  soient, 
trouvent  leur  explication  dans  l'entendement,  puissance  passive  qui 
prend  toutes  les  formes,  reçoit  toutes  les  idées,  et  ils  trouvent  leur 
raison  dans  l'intelligence  absolue,  activité  créatrice  qui  pousse  l'ac- 
tion jusqu'à  la  pensée  de  la  pensée.  Hegel  a  de  nos  jours  reproduit 


DU  CARTÉSIANISME  ET  DE  L*ÉCLECTISME.  925 

cette  doctrine  avec  une  admirable  énergie,  et  son  école,  qui  professe 
pour  la  théodicée  du  christianisme  un  respect  intelligent,  a  l'ambi- 
tion d'en  donner  une  profonde  et  philosophique  explication.  Ainsi 
donc,  devant  l'Évangile  comme  en  face  de  la  mythologie  grecque, 
c'est  encore  le  génie  de  Platon  et  celui  d'Aristote  qui  se  font  la 
guerre,  parce  que  la  nature  des  choses  ne  change  pas,  parce  que  le 
fond  du  débat  est  toujours  le  même  entre  les  élans  de  l'imagination 
et  de  la  foi  et  les  exigences  absolues  de  la  science  et  de  la  pensée. 
Plus  âgé  que  Parmenide  lorsque  celui-ci  vint  à  Athènes  pour  les 
grandes  panathénées,  Schelling,  qui,  à  soixante-dix  ans,  professe 
aujourd'hui  la  philosophie  à  Berlin,  n'a  pas  craint  d'exposer  sa  vieil- 
lesse aux  contradictions  les  plus  ardentes.  Peut-être  toutefois,  quand 
il  se  détermina  à  quitter  Munich  pour  la  capitale  de  la  Prusse,  ne 
se  faisait-il  pas  une  assez  juste  idée  de  toutes  les  inimitiés  philoso- 
phiques qui  l'attendaient.  Quand  il  arriva,  il  fut  reçu  copime  il  de- 
vait l'être,  et  ses  adversaires  eurent  le  bon  goût  et  l'habileté  de  garder 
un  silence  profond.  Il  put  annoncer  sans  opposition  aucune  qu'il 
venait  sur  un  théâtre  nouveau  rendre  à  la  philosophie  de  plus  im- 
portans  services  qu'il  n'avait  fait  jusqu'à  présent  (1).  On  prit  note 
de  cette  grande  promesse,  et  on  écouta.  Peu  à  peu,  la  foule  d'élite 
qui  s'était  pressée  au  cours  du  doyen  de  la  philosophie  européenne 
s'éclaircit  :  on  s'apercevait  que  les  nouveautés  promises  ne  venaient 
pas.  Les  disciples  de  Hegel  se  regardaient  avec  une  satisfaction  qui 
consentit  quelque  temps  encore  à  rester  silencieuse.  Cependant 
toutes  les  paroles  qui  tombaient  de  la  bouche  de  Schelling  étaient 
recueillies  avec  soin.  Enfln  les  attaques  commencèrent.  Au  milieu 
de  l'été  de  1842,  un  professeur  de  l'université  de  Berlin,  M.  Mi- 
chelet,  hégélien  érudit,  ouvrit  un  cours  sur  les  derniers  développe- 
mens  de  la  philosophie  allemande;  c'était  pour  faire  l'histoire  de  la 
lutte  entre  Schelling  et  l'école  de  Hegel,  et  cela  se  passait  à  quelques 
pas  de  la  salle  où  professait  Schelling.  Noble  exemple  de  la  liberté 
académique.  Dans  les  premiers  mois  de  cette  année,  M.  Michelet  a 
livré  ce  cours  à  la  publicité  (2) .  La  polémique  contre  Schelling  en  est 
l'intérêt  principal.  C'est  aux  premiers  écrits  de  son  illustre  adversaire 
que  M.  Michelet  demande  ses  plus  puissans  moyens  de  réfutation. 
Schelling,  pour  échapper  au  reproche  d'avoir  changé,  prétend  que 
sa  philosophie  actuelle  est  un  développement  ultérieur  de  son  sys- 

(1)  Discours  d'ouverture  prononcé  le  15  novembre  1841. 

(2)  Entwickelungsgeschichte  der  neuestenDeutschen Philosophie,  vouD'  C-L. 
Michelet;  Berlin ,  1843. 


^iSlè  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

tèrae.  Il  a  débuté  par  une  philosophie  négative  qui  devait  le  conduire 
à  une  philosophie  positive.  L'erreur  de  Hegel,  toujours  suivant 
M.  ScheUing,  serait  d'avoir  pris  pour  un  résultat  déGnitif  ce  qui 
n'était  qu'une  préparation.  M.  Michelet  s'élève  avec  chaleur  contre 
de  semblables  prétentions,  ce  Je  défendrai,  dit-il,  le  système  de  Schel- 
ling  contre  lui-même;  ce  système  ne  saurait  être  considéré  comme 
une  capricieuse  création  de  jeunesse;  il  appartient  à  l'histoire  de  la 
philosophie,  à  la  nation  allemande;  il  est  la  base  du  développement 
scientifique  qui  fait  notre  vie  (1).»  Le  disciple  de  Hegel  montre  avec 
amertume  Schelling  sorti  des  grandes  directions  de  la  philosophie 
pour  tomber  dans  un  mysticisme  confus,  et  ayant  renoncé  depuis 
long-temps  à  rien  publier,  parce  qu'il  ne  s'entend  plus  avec  lui- 
même.  Il  semble  que,  pour  éclater  contre  Schelling,  on  n'attendait 
que  le  signal  donné  par  un  professeur  même  de  l'université  de 
Berlin.  On  vit  alors  s'élever  à  l'horizon  comme  un  essaim  de  réfu- 
tations et  de  critiques  dont  nous  ne  saurions  songer  à  donner  une 
indication  même  sommaire  (2).  Cependant  il  est  impossible  de  passer 
sous  silence  la  publication  du  docteur  Paulus,  qui  a  si  fort  affligé 
Schelling.  Avec  Paulus  reparaît  dans  l'arène  ce  rationalisme  intrai- 
table qui  fit  5  Heidelberg,  il  y  a  plus  de  vingt  ans,  une  si  rude  guerre 
à  Creuzer  et  à  Gœrres.  Alors  c'était  Henri  Voss  qui  dénonçait  à  l'Al- 
lemagne le  mysticisme  de  ceux  qui  écrivaient  l'histoire  des  religions 
sous  l'inspiration  de  la  philosophie  mise  au  monde  par  Schelling. 
Aujourd'hui  le  vieil  ami  de  Voss  reprend  les  armes,  et  cette  fois  c'est 
pour  combattre  Schelling  lui-même.  Paulus  nous  rend  les  volumi- 
neuses discussions  du  moyen-âge.  Dans  un  énorme  volume  de  huit 
cents  pages,  il  suit  la  pensée  de  Schelling  depuis  les  premiers  débuts 
du  successeur  de  Fichte;  il  apprécie  le  premier  caractère  de  sa  phi- 
losophie, les  variations  de  son  système;  il  insiste  sur  les  magnifiques 
promesses  par  lesquelles  Schelling  a  ouvert  son  cours  de  1841  ;  i 
expose  les  idées  actuelles  du  professeur,  il  le  cite  in  extenso;  enfin 
il  poursuit  les  principes  du  rival  de  Hegel  dans  toutes  leurs  applica- 
tions (3).  La  polémique  de  Paulus  est  aussi  virulente  que  diffuse,  et 
elle  va  presque  jusqu'à  l'injure.  Le  vieux  rationaliste  de  Heidelberg 

t{i)  EntwickelungsgeschiclUe,  etc.,  p.  182. 

(2)  Dans  un  de  ces  &ssais  ayant  pour  titre  :  Beleuchtung  der  neutn  Schelling»-' 
chen  Lehre,  von  Alexis  Schmidt,  Berlin,  1843,  nous  avons  trouvé  d'assez  curieuses 
excursions  sur  le  terrain  de  la  théologie. 

(3)  Die  endlich  offcnbar  gewordene  positive  Philosophie  der  Offenbarung; 
Darm.stadt,  18i3. 


DU  CARTÉSIANISME  ET  DE  L'ÉCLECTISME.  Wf 

«'«st  proposé  de  prouver  l'impuissance  de  Scbelling  à  doter  la  phi- 
k)Sophie  de  résultafts  nouveaux  et  bons,  et  H  lui  tn*ie  : 

Quid  tanto  dignum  feret  hic  promissor  liiatu? 

Schelling  ne  répondra  pas.  Non-seulement  il  a  résolu  de  s'abstenir 
de  toute  polémique,  mais  il  est  fort  probable  que  ses  livres  dogma- 
tiques tant  annoncés  ne  paraîtront  qu'après  sa  mort.  En  attendant, 
fl  y  a  ceci  de  bizarre,  que  le  représentant  le  plus  célèbre  de  la  philoso- 
phie européenne  est  désavoué  par  les  philosophes  et  revendiqué  par 
les  croyans  et  les  mystiques.  Il  est  à  nous,  disent  de  l'autre  côté  du 
Rhin  les  théologiens  et  les  piétistes.  Il  a  perdu  le  sens  philosophique, 
répondent  les  disciples  de  Kant,  de  Fichte  et  de  Hegel.  On  ne  peut 
méconnaître  que  la  singulière  situation  de  Scbelling  ne  soit  un  sujet 
de  triomphe  pour  le  mysticisme. 

Mais  nous  n'avons  pas  le  dessein  de  parler  aujourd'hui  de  la  phi- 
losophie allemande  :  c'est  l'éclectisme  français  surtout,  dans  son  ap'- 
plication  à  l'histoire  des  systèmes,  qui  nous  occupera;  nous  considé- 
rerons notamment  le  cartésianisme. 

Quand,  du  haut  d'un  système  dans  lequel  on  a  foi,  on  considère 
l'histoire  de  la  philosophie,  on  est  frappé  de  l'unité  rigoureuse  qui 
la  constitue  et  des  lois  nécessaires  qui  président  à  ses  développe- 
mens.  On  comprend  tout  ce  qu'il  y  a  de  providentiellement  fatal 
dans  la  chaîne  sacrée  des  conceptions  humaines  et  dans  l'apparition 
successive  des  grands  philosophes,  ces  héros  de  la  pensée.  Nous 
sommes  là  dans  le  monde  des  idées,  et  le  hasard  n'y  prévaut  pas. 
C'est  un  plaisir  vraiment  rationnel  de  voir  la  pensée  vivante  de  son 
temps,  produite  au  jour  par  les  travaux  et  par  les  révolutions  du  passé, 
les  couronner  comme  une  conclusion  légitime  et  féconde.  L'esprit 
philosophique  n'était  pas  en  France  à  cette  hauteur,  quand,  il  y  a 
trente-deux  ans,  on  s'y  mit  à  s'enquérir  un  peu  des  systèmes  qui  ne 
concordaient  pas  avec  l'école  de  Condillac.  La  philosophie  écossaise 
fut  le  premier  objet  d'une  curiosité  encore  timide.  Elle  était  d'ail- 
leurs dans  une  sorte  de  proportion  avec  les  forces  de  ceux  qui  s'aven- 
turaient en  dehors  des  routes  battues.  L'essor  philosophique  ne  s'é- 
levait pas  alors  bien  haut,  et  l'école  écossaise  fut  considérée  comme 
un  abri  commode  entre  les  bas-fonds  du  sensualisme  qu'on  voulait 
quitter  et  les  hauteurs  du  spiritualisme  qui  paraissaient  encore  inac- 
cessibles. On  commença  donc  par  se  loger  dans  cet  asile  qui  s'offrait 
à  propos  :  peut-être  seulement  y  fit-on  un  séjour  trop  long.  Nous 
avons  été  toujours  étonné  qu'un  esprit  aussi  énergique  dans  sa  so- 


9â8  REVrE  DES  DEUX  MONDES. 

briété  que  celui  de  Jouffroy  ait  consenti  si  long-temps  à  s'effacer 
devant  les  écossais,  qui,  à  coup  sûr,  ne  lui  étaient  pas  supérieurs. 
Quoi  qu'il  en  soit,  l'école  d'Edimbourg  fut  la  première  pierre  de 
l'éclectisme. 

La  seconde  fut  le  kantisme.  Cette  fois,  l'enseignement  que  nous 
demandions  à  la  raison  philosophique  d'un  autre  peuple  était  vrai- 
ment substantiel.  Jusqu'à  quel  point  l'esprit  humain  a-t-il  le  droit 
d'être  dogmatique?  Telle  est  la  question  fondamentale  approfondie 
par  Kant,  et  dont  l'examen  était  opportun  pour  le  génie  français  en 
quête  d'un  système.  Dans  le  pays  de  Kant,  on  profita  de  ses  Criti- 
ques sans  s'arrêter  à  ses  conclusions,  qui  inclinaient  trop  au  scepti- 
cisme. Tout  en  procédant  du  philosophe  de  Kœnigsberg ,  Fichte, 
Schelling  et  Hegel  se  crurent  en  droit  de  le  contredire,  en  fondant 
un  dogmatisme  nouveau.  Nous  regrettons  qu'une  fois  engagé  dans 
l'examen  de  la  pensée  allemande,  l'éclectisme  n'ait  pas  outrepassé 
l'étude  de  Kant.  Il  s'est  arrêté  à  l'exposition  du  drame  métaphysique 
joué  au-delà  du  Rhin. 

Il  n'est  pas  fort  surprenant  qu'au  sein  de  l'éclectisme  on  n'ait 
songé  à  Descartes  qu'après  avoir  étudié  Reid  et  Kant.  Dans  les  pre- 
miers momens  de  la  réaction  contre  Condillac,  on  manquait  de  la 
force  nécessaire  pour  atteindre  jusqu'au  cartésianisme,  et  ce  ne  fut 
qu'un  peu  plus  tard  qu'on  put  sentir  la  valeur  du  spiritualisme  du 
XVII®  siècle.  En  1824,  M.  Cousin  commença  de  publier  une  édition 
complète  de  Descartes.  Depuis  cette  époque.  Descartes  a  été  l'objet 
d'une  attention  persévérante  de  la  part  de  tous  ceux  qui  font  de  la 
philosophie  une  sérieuse  étude.  Sur  ce  point,  il  y  a  eu  abondance 
d'analyses,  d'expositions,  d'appréciations  partielles,  de  jugemens 
généraux.  Enfin,  il  y  a  deux  ans,  l'Académie  des  Sciences  morales, 
où  domine  l'éclectisme,  mit  la  question  du  cartésianisme  au  con- 
cours. Elle  demanda  qu'on  déterminât  le  caractère  et  qu'on  recher- 
chât les  conséquences  de  la  philosophie  de  Descartes,  qu'on  appré- 
ciât particulièrement  l'influence  de  ce  système  sur  celui  de  Spinoza 
et  celui  de  Malebranche,  qu'on  assignât  le  rôle  et  la  place  de  Leib- 
nitz  dans  le  mouvement  cartésien,  enfin  qu'on  fît  la  part  des  erreurs 
et  des  vérités  dans  ce  glorieux  héritage.  Il  est  évident  qu'un  pareil 
programme  ne  pouvait  avoir  été  tracé  que  par  des  hommes  ayant  fail 
de  Descartes  une  longue  étude  et  professant  sur  les  questions  capi- 
tales de  son  système  des  opinions  arrêtées.  Aussi  notre  étonnement 
m*a  pas  été  médiocre  quand  nous  avons  vu  M.  Huet,  qui  s'est  fail 
l'éditeur  du  livre  de  M.  Rordas-Demoulin ,  parler  de  ce  lauréat 


DU  CARTÉSIANISME  ET  DE  L*ÉCLECTISME.  929 

comme  si  celui-ci  avait  le  premier,  dans  le  xix*  siècle,  restauré  Des- 
cartes. Or,  depuis  près  de  vingt  ans,  la  philosophie  de  Descartes  est 
présente  à  tous  les  esprits.  Pour  le  prouver,  je  ne  produirai  qu'un 
nom  que  je  ne  prendrai  pas  parmi  les  vivans;  c'est  celui  de  Jouffroy. 
Qui  plus  tôt,  qui  plus  souvent  et  mieux  parla  de  Descartes?  Dans  un 
remarquable  fragment  édité  en  18*25,  sur  le  spiritualisme  et  le  ma- 
térialisme, Jouffroy,  traitant  d'une  manière  approfondie  de  la  révo- 
lution philosophique  du  xvir  siècle ,  disait  :  «  Le  Discours  sur  la 
Méthode  est  la  préface  de  la  philosophie  moderne;  les  Méditations 
en  sont  le  premier  chapitre.  »  Il  faut  donc  que  M.  Huet  renonce 
pour  M.  Bordas-Demouhn  à  la  gloire  d'avoir  découvert  Descartes. 

Pourquoi  M.  Huet  a-t-il  cru  nécessaire  de  se  faire  l'introducteur 
de  M.  Bordas-Demoulin  dans  le  monde  philosophique?  Il  nous 
semble  que  le  suffrage  de  l'Institut  était  le  meilleur  des  laisser- 
passer.  D'ailleurs  on  a  pu  remarquer  que  les  assertions  de  M.  Huet 
ont  besoin  d'être  contrôlées.  Dans  un  discours  préliminaire,  il  insiste 
sur  la  nécessité  de  la  réformation  de  la  philosophie,  et  il  nous  in- 
dique le  réformateur  :  c'est  M.  Bordas-Demoulin.  Avant  de  vérifier 
l'exactitude  d'une  proposition  aussi  énorme,  nous  dirons  un  mot, 
un  seul,  sur  le  morceau  composé  par  M.  Huet,  ancien  élève  de 
l'Université  de  Paris,  aujourd'hui  professeur  à  Gand.  Dans  le  do- 
maine de  la  science  et  de  la  pensée,  nous  concevons  tous  les  désirs 
de  rénovation  qui  peuvent  tourmenter  surtout  de  jeunes  esprits  as- 
pirant avec  ardeur  au  vrai.  Bien  d'étonnant,  si  les  solutions  données 
ne  les  satisfont  pas  et  si  une  invincible  inquiétude  les  pousse  à  se 
frayer  des  voies  nouvelles.  Mais  la  première  condition  de  ces  révoltes 
et  de  ces  mouvemens  est  une  complète  indépendance.  La  cause  de 
la  philosophie  ne  compose  pas  avec  des  intérêts  d'un  autre  ordre,  et 
elle  est  étrangère  à  tout  autre  sentiment  que  la  Sainte  ambition  des 
idées.  Il  peut  être  fort  avantageux  à  M.  Huet,  qui  professe  aujour- 
d'hui à  Gand  sous  la  haute  surveillance  du  catholicisme  belge,  de 
parler  comme  il  l'a  fait  du  péché  originel  et  de  tonner  contre  le  ratio- 
nalisme; seulement  nous  n'aurons  pas  la  simphcité  de  prendre  cette 
tactique,  cette  souplesse  pour  les  symptômes  d'un  mouvement  scien- 
tifique dont  il  y  ait  à  tenir  compte. 

Descartes  fut  admiré  et  suivi  par  son  siècle,  non  parce  qu'il  s'in- 
surgea contre  Aristote,  d'autres  l'avaient  fait  avant  lui,  mais  parce 
qu'à  la  philosophie  dont  il  vint  prononcer  la  déchéance  il  substitua 
sur-le-champ  un  système  complet.  Il  se  trouva  que  l'homme  qui  nia 
tpute  la  science  reconnue  de  son  temps,  avec  une  si  inflexible  clarté, 

TOME  IV.  60 


930  REVUE   1>ES   I>EITX  MONDES. 

était  doué  du  génie  le  plus  affîrmatif  et  le  plus  dogmatique.  Débu- 
tant par  l'équation  sublime  de  la  vie  et  de  la  pensée  (1),  Descartes 
voit  la  meilleure  preuve  de  l'existence  de  Dieu  dans  l'idée  de  sa 
perfection;  puis  de  cette  métaphysique  et  de  cette  théodioée  il  passe 
vivement  à  l'étude  de  l'univers  qu'il  renouvelle  avec  la  même  puis- 
sance. C'est  par  cette  verve  créatrice  qu'il  s'empara  si  fort  de  Fes- 
prit  de  ses  contemporains.  Après  avoir  douté  de  tout ,  Descartes  ne 
douta  plus  de  rien,  et  il  régna  avec  une  autorité  aussi  despotique 
que  cet  Aristote  qu'il  avait  jeté  bas  du  trône.  Il  imposa  la  foi  la  plus 
entière  aux  incrédules  qu'il  avait  faits  lui-même,  et  qui  passèrent 
d'un  joug  à  un  autre.  C'est  ainsi  que  se  comporte  l'humanité.  Il  créa 
trois  élémens  pour  expliquer  le  monde,  et  la  nature  ne  fut  plus  ad- 
mise qu'à  servir  de  justification  à  ses  hypothèses.  C'est  précisément 
l'audace  de  ce  dogmatisme  qui  charma  toutes  les  têtes  :  on  raffola 
des  tourbillons,  on  en  parla  jusque  dans  les  ruelles.  Le  cartésianisme 
était  considéré  comme  donnant  sur  tout,  sur  l'homme,  sur  Dieu, 
sur  le  monde,  d'infaillibles  lumières;  on  l'acceptait  tout  d'une  pièce  : 
c'était  comme  au  moyen- âge  un  ars  magna  et  generalis.  Ajoutons 
aussi  que  Descartes  se  montra  animé  de  cette  fierté  altière  qui  sied 
si  bien  à  un  chef  d'école  :  il  avait  un  mépris  naturel  pour  tout  ce 
qui  n'était  pas  sa  pensée,  et  il  dédaigna  tous  ses  contemporains,  jus- 
qu'à Galilée  lui-même.  Enfin,  avec  tant  d'orgueil  dans  l'esprit,  il  avait 
beaucoup  de  politique  dans  sa  conduite.  Il  se  tint  également  éloigné 
des  discussions  religieuses  et  des  affaires  publiques  :  pour  ne  pas 
manquer  l'unique  intérêt  de  sa  vie,  le  succès  de  son  système,  il  sut 
ménager  toutes  les  puissances  établies.  Il  était  en  bons  termes  avec 
le  cardinal  de  Mazarin ,  il  chercha  à  capter  la  Sorbonne  par  une  dé- 
dicace habile,  il  n'épargna  rien  pour  dissiper  les  ombrages  des  jé- 
suites, et  il  se  garda  de  contredire  Rome,  lorsqu'elle  décréta  l'immo- 
biUté  de  la  terre.  Grâce  à  cette  sagesse,  Descartes  vivait  paisible,  et 
ses  idées  circulaient  impunément.  Quand  les  agressions  de  quelques 
théologiens  de  Hollande  furent  parvenues  à  troubler  la  tranquillité 
dont  il  jouissait  près  de  La  Haye  dans  sa  retraite  d'Egmond,  où  l'a- 
mitié de  la  princesse  palatine  Elisabeth  venait  l'honorer,  il  se  trouva 
à  point  nommé  une  reine  pour  offrir  au  philosophe  un  glorieux  asile 
qu'il  accepta  plutôt  par  orgueil  que  par  nécessité.  Descartes  n'était 
pas  fâché  d'opposer  aux  clameurs  de  ses  ennemis  d'Utrecht  et  de 

(1)  Le  mot  célèbre  :  Je  pensât  donc  je  suis,  n'est  pas  un  argument,  mais  une 
affirmation,  il  n'y  a  pas  à  insister  sur  ce  point,  depuis  long-temps  reconnu. 


DU  CARTÉSIANISME  ET  DE  L'ÉCLECTISME.  931 

Leyde  le  suffrage  de  Christine  de  Suède.  Quand  il  mourut,  son  sys- 
tème était  la  loi  philosophique  de  l'Europe. 

A  force  d'étudier  Descartes,  on  dirait  que  M.  Bordas-Demoulin  est 
arrivé  parfois  à  penser  qu'il  lui  ressemblait.  Il  affecte  les  allures  d'un 
génie  contempteur  et  solitaire  :  sa  discussion  est  amère  etsans  révé- 
rence pour  les  plus  grands  noms.  A  l'entendre,  Locke  débite  des  pué- 
rilités et  il  appelle  cela  philosopher;  Kant  a  l'habitude  de  renchérir 
sur  les  erreurs  qu'il  veut  combattre;  Fénelon  est  un  faux  mystique; 
Bacon,  Gassendi,  sont  les  fléaux  de  la  métaphysique;  enfin,  en  enfan- 
tant la  logique ,  Aristote  a  exterminé  la  philosophie,  et  sa  métaphy- 
sique n'est  qu'un  recueil  d'abstractions  creuses,  de  classifications 
arbitraires,  et  de  misérables  subtilités.  Quand  on  parle  ainsi,  ou  on 
est  sa  propre  dupe,  ou  on  prétend  duper  les  autres.  Si  l'on  affiche  un 
pareil  mépris  pour  de  grandes  inteUigences,  afin  de  donner  de  soi 
une  plus  haute  idée,  le  calcul  est  aussi  faux  que  misérable;  si,  au 
contraire,  celui  qui  parle  ainsi  a  le  malheur,  dans  cette  circonstance, 
de  penser  ce  qu'il  dit,  évidemment  son  esprit,  tout  en  se  montrant 
sur  certains  points  sain  et  vigoureux,  sur  d'autres  est  faible  et  malade. 

On  comprendra  maintenant  de  quelle  immense  ambition  est  pos- 
sédé M.  Bordas-Demoulin.  Il  proclame  sans  détour  que,  s'il  a  pu 
juger  le  x\iv  siècle,  c'est  qu'il  s'est  placé  au-dessus  de  lui,  en  re- 
nouvelant la  théorie  des  idées.  Sa  prétention  en  effet  est  d'avoir 
trouvé  deux  théories  destinées  à  changer  la  face  du  monde  métaphy- 
sique ,  celle  de  l'infini  et  celle  de  la  substance.  Par  quelle  manie  fâ- 
cheuse un  homme  de  talent,  au  heu  de  se  contenter  de  l'estime  qui 
lui  est  due  et  que  nul  ne  songe  à  lui  refuser,  réclame-t-il  d'un  ton 
impérieux  la  palme  du  génie?  M.  Bordas-Demoulin  est  un  écrivain 
philosophe  distingué;  il  doit  à  de  savantes  excursions  dans  les  ma- 
thématiques et  dans  la  physique  d'avoir  pu  donner  de  grands  aspects 
à  son  exposition  du  cartésianisme;  sa  pensée  a  de  la  force,  et  il  n'est 
pas  rare  de  sentir  dans  son  style  une  passion  sincère  et  contenue  qui 
l'anime  et  le  colore.  Ces  qualités  sont  précieuses;  toutefois  entre  elles 
et  le  génie  il  y  a  un  abîme,  et  pour  le  franchir  ce  n'est  pas  assez 
de  l'orgueil. 

(c  Archimède ,  pour  tirer  le  globe  terrestre  de  sa  place  et  le  trans- 
porter en  un  autre  lieu,  dit  Descartes  dans  sa  seconde  Méditation ^ 
ne  demandait  rien  qu'un  point  qui  fût  ferme  et  immobile;  ainsi, 
j'aurai  droit  de  concevoir  de  hautes  espérances,  si  je  suis  assez 
heureux  pour  trouver  seulement  une  chose  qui  soit  certaine  et  in- 
dubitable. »  Ce  point,  cette  chose,  Descartes  les  a  trouvés  dans  l'es- 

60. 


932  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

prit  humain.  Je  suis  une  chose  qui  pense,  voilà  pour  lui  le  premier 
fondement  de  la  certitude.  C'est  ainsi  que  dans  la  première  partie 
du  XVII'  siècle  commença  véritablement  l'ère  de  la  philosophie  mo- 
derne. Jusqu'alors,  ce  qu'on  appelait  la  philosophie  n'avait  été  qu'un 
long  commentaire  du  péripatétisme  couronné  par  des  conclusions 
chrétiennes  :  on  avait  employé  des  siècles  à  ménager  un  compromis 
entre  Aristote  et  saint  Augustin.  Enfin,  avec  Descartes,  la  pensée, 
s'affranchissant  de  cette  double  tradition ,  s'affirma  dans  son  indé- 
pendance et  son  autorité.  Cette  liberté  fut  féconde.  Elle  suscita  des 
penseurs  qui,  par  leur  apparition  presque  simultanée,  formèrent, 
dans  un  court  espace  de  temps,  comme  un  grand  cycle  philoso- 
phique. Cinquante  ans  après  la  mort  de  Descartes,  qui  fut  comme  un 
point  d'intersection  entre  les  deux  moitiés  du  xvii^  siècle  (1),  la  phi- 
losophie moderne  était  fondée  d'une  manière  inébranlable  par  Spi- 
noza ,  Malebranche ,  Locke  et  Leibnitz ,  illustre  postérité  de  l'auteur 
des  Méditations  et  des  Principes,  radieuse  constellation. 

Nous  ne  savons  rien  de  plus  intéressant  à  contempler  dans  l'his- 
toire des  idées  que  l'éveil  donné  au  génie  de  Spinoza  par  l'initiative 
de  Descartes.  La  vigoureuse  netteté  du  bon  sens  français  provoque 
aux  spéculations  philosophiques  la  pensée  d'un  juif  solitaire.  Ici 
encore  l'esprit  de  l'Occident  vient  exciter  le  génie  oriental.  Descartes 
avait  établi  le  dualisme  de  l'ame  et  du  corps,  de  l'esprit  et  de  la  ma- 
tière; Spinoza  enseigne  l'identité  du  fini  et  de  l'infini  dans  une  unité 
suprême ,  et  dans  un  dieu  qui  ne  se  distingue  pas  des  deux  termes 
dont  il  est  l'éternelle  harmonie.  C'est  en  affirmant  la  pensée  dans  son 
individualité  qui  contient  à  la  fois  l'homme  et  Dieu,  que  Descartej 
conduisit  Spinoza  à  conclure  que  Dieu  était  à  la  fois  la  chose  qui 
pense  par  excellence  et  la  chose  étendue.  Ainsi ,  la  grande  doctrine 
de  la  substance  unique  déposée  depuis  des  siècles  dans  les  traditions 
de  la  synagogue  et  des  religions  orientales  revenait  à  la  lumière  par 
une  irrésistible  évocation,  et  la  solidarité  de  la  pensée  humaine  don- 
nait de  sa  force  et  de  sa  permanence  un  témoignage  nouveau. 

M.  Bordas-Demoulin  reconnaît  bien  que  Descartes  a  suscité  Spi- 
noza; cependant  il  ne  consacre  à  l'exposition  du  système  de  ce  der- 
nier que  quatre  pages  :  en  vérité,  ce  n'est  pas  assez  quand  on  entre- 
prend de  tracer  l'histoire  de  la  métaphysique  au  xvii*  siècle.  Après 
avoir  énoncé  la  doctrine  de  la  substance  unique,  M.  Bordas-Demoulin 
ajoute  :  «  Les  choses  particulières  ne  sont  que  des  affections,  des 

(1)  Descartes  mourut  en  1650. 


DU  CARTÉSIANISME  ET  DE  L'ÉCLECTISME.  933 

modiOcations  qui  expriment  les  attributs  de  Dieu  d'une  manière  cer- 
taine et  déterminée.  C'est  pourquoi  Spinoza  avoue  sans  détour  que 
l'esprit  humain  est  une  partie  de  l'intelligence  infinie ,  et  qu'il  n'y  a 
ni  bien  ni  mal  en  soi.  »  Cette  brièveté  touche  à  l'injustice,  car  elle 
doit  nécessairement  donner  au  lecteur  une  idée  fausse  du  système 
de  Spinoza. 

Il  semblerait,  d'après  les  paroles  que  nous  avons  citées,  que  Spi- 
noza ne  reconnaissait  ni  bien  ni  mal  moral  ;  or,  cela  n'est  pas.  Spinoza, 
dans  son  Éthique,  s'élève  contre  la  manie  qui  travaille  l'homme  de 
prêter  à  Dieu  ses  manières  de  voir  et  de  sentir.  L'homme  se  fait 
centre  de  l'univers,  et  dans  les  jugemens  qu'il  porte  il  met  les  affec- 
tions de  son  imagination  à  la  place  des  choses.  C'est  ce  que  condamne 
Spinoza ,  et  c'est  en  ce  sens  qu'il  ne  reconnaît  pas  le  bien  et  le  mal 
tel  que  se  le  représente  le  vulgaire.  Voilà  la  partie  négative.  Mainte- 
nant entrons  dans  le  dogme  du  spinozisme.  L'esprit  humain ,  partie 
de  l'intelligence  infinie,  doit  se  proposer  de  s'en  approcher  le  plus  pos- 
sible. Le  bonheur  et  la  liberté  de  l'homme  consistent  dans  un  constant 
et  éternel  amour  de  Dieu.  Cet  amour  de  l'intelligence  humaine  pour 
Dieu  devient  une  partie  de  l'amour  infini  par  lequel  Dieu  s'aime 
lui-même,  et,  de  son  côté,  l'entendement  de  l'homme  est  arrivé  à 
sa  perfection ,  parce  qu'il  comprend  Dieu  et  tous  ses  attributs.  C'est 
par  un  retour  à  Dieu  que  l'esprit  de  l'homme  acquiert  sur  ses  pas- 
sions une  puissance  souveraine ,  et  ne  conçoit  plus  les  choses  que 
frappées  d'un  caractère  d'éternité,  suh  specie  œterni.  Alors  s'élève 
dans  l'ame  de  l'homme  une  joie  divine,  et  tous  ses  désirs  proviennent 
de  la  raison.  L'homme  libre  rejette  loin  de  lui  la  pensée  de  la  mort, 
et  sa  sagesse  est  une  perpétuelle  méditation  de  la  vie ,  et  ejus  sa- 
pientia  non  mortiSy  sed  vitœ  meditatio  est.  Ainsi  identité  du  bonheur 
et  de  la  vertu,  identité  de  la  liberté  humaine  et  de  la  volonté  divine, 
identité  de  la  vie  terrestre  avec  l'éternité  de  l'univers,  voilà  la  morale 
de  Spinoza.  Évoquons  nos  souvenirs.  N'avons-nous  pas  déjà  vu  quel- 
que chose  de  semblable  dans  l'histoire  des  idées  humaines?  Plutarque 
et  Stobée  ne  nous  ont-ils  pas  appris  que  c'était  là  à  peu  près  le  fond 
de  la  morale  du  portique?  Par  sa  métaphysique,  Spinoza  touche  à 
l'Orient  et  à  Moïse;  par  sa  morale,  il  donne  la  main  à  Zenon,  à 
Chrysippe ,  à  tous  les  grands  stoïciens.  Oui ,  il  y  a  eu  dans  tous  les 
temps  de  fortes  âmes  qui  ont  dédaigné  les  illusions  et  les  promesses 
dont  la  foule  a  besoin,  et  qui,  se  considérant  comme  partie  inté- 
grante de  l'ordre  éternel  des  choses,  ont  placé  leur  bonheur  et  leur 
vertu  dans  l'exécution  libre  et  désintéressée  des  décrets  de  Dieu.  Sur 


934  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

ces  âmes ,  ce  qui  trouble  si  fort  les  autres  hommes  a  peu  de  prise , 
car  dans  les  profondeurs  de  la  pensée  elles  trouvent  la  paix. 

La  morale  de  Spinoza  n'est  pas  celle  du  christianisme ,  mais  elle  a 
sa  grandeur  et  sa  beauté.  C'est  ce  que  ne  doit  pas  méconnaître  au- 
jourd'hui un  écrivain  philosophe,  à  quelque  école  qu'il  appartienne. 
Jusqu'à  la  fin  du  xviii^  siècle,  la  doctrine  de  Spinoza  fut  peu  connue. 
Ceux  qui  l'avaient  critiquée  le  plus  vivement  n'en  avaient  donné 
qu'une  idée  fausse,  presque  toujours  par  impuissance,  quelquefois 
par  perfidie.  Enfin,  en  1785,  Jacobi  publia  ses  lettres  sur  la  doctrine 
de  Spinoza.  Depuis  cette  époque,  il  ne  fut  plus  permis  en  Allemagne 
de  ne  pas  comprendre  ou  de  calomnier  le  philosophe  d'Amsterdam. 
Aujourd'hui,  en  France,  le  jour  de  la  justice  s'est  aussi  levé  pour 
l'auteur  de  V Ethique.  Un  jeune  et  savant  professeur  de  l'Université, 
M.  Emile  Saisset,  a  donné  des  œuvres  de  Spinoza  une  traduction  où 
se  rencontrent  l'exactitude  philosophique  et  l'élégance  littéraire. 
Grâce  à  ce  travail  que  rehausse  encore  une  introduction  lumineuse, 
on  ne  comptera  plus  les  personnes  qui  auront  lu  Spinoza,  et  ce  phi- 
losophe sera  dans  toutes  les  mains  comme  Malebranche  et  Locke.  Ce 
qui  frappera  surtout,  nous  le  croyons,  les  esprits  qui  feront  connais- 
sance avec  ce  penseur,  c'est  sa  puissance  de  concentration.  Des  prin- 
cipes que  vous  voyez  épars  chez  beaucoup  de  philosophes  sont  ras- 
semblés par  Spinoza  avec  une  fermeté  féconde,  et  il  en  tire  des 
conséquences  et  des  applications  nouvelles ,  ou  qui  du  moins  avant 
lui  n'avaient  été  entrevues  que  confusément.  En  ce  sens ,  Spinoza 
est  un  merveilleux  artiste  dans  le  monde  des  idées.  En  effet,  sous 
les  apparences  de  sa  méthode  géométrique,  il  y  a  un  art  infini,  et 
nous  ne  craindrons  pas  de  le  dire,  une  chaleur  vivifiante.  On  croyait 
n'être  aux  prises  qu'avec  un  démonstrateur,  et  on  se  trouve  en  face 
d'une  personnalité  ardente  qui  vous  émeut  en  vous  illuminant.  Voilà 
pourquoi  dès  l'origine  Spinoza  eut  des  sectateurs  silencieux,  mais 
dévoués.  Ce  n'est  pas  une  des  moindres  singularités  de  la  destinée 
et  du  génie  de  cet  homme  extraordinaire,  que  sa  métaphysique  pro- 
voque la  foi  et  l'enthousiasme  comme  une  religion. 

Autant  M.  Bordas-Demoulin  est  insuffisant  sur  le  compte  de  Spi- 
noza ,  autant  il  a  d'ampleur  et  de  solidité  quand  il  parle  de  Male- 
branche. Il  l'a  fortement  étudié,  il  connaît  toutes  les  profondeurs,  il 
juge  les  inconséquences  de  cette  belle  imagination  philosophique,  il 
peint  Malebranche  se  débattant  violemment  contre  le  panthéisme; 
mais  il  a  beau  faire,  remarque  M.  Bordas-Demoulin,  le  panthéisme 
l'envahit  et  le  déborde  de  tous  côtés,  il  sort  par  tous  les  points  de  son 


DU  CARTÉSIANISME  ET  DE   L'ÉCLECTISME.  935 

système.  C'est  un  des  endroits  les  meilleurs  du  livre  de  M.  Demoulin 
que  celui  où  il  montre  l'auteur  de  la  Recherche  de  la  vérité  attaqué 
par  deux  formidables  adversaires,  Arnauld  et  Leibnitz.  C'est  15  de  la 
bonne  critique  philosophique.  Arnauld  et  Leibnitz  triomphent  quand 
ils  signalent  les  faiblesses  et  les  erreurs  du  système  de  la  vision  en 
Dieu;  mais  les  opinions  qu'ils  y  substituent  sont  vulnérables,  et  c'est 
ce  que  démontre  M.  Bordas-Demoulin  avec  une  nerveuse  et  pres- 
sante logique. 

Malebranche  est,  pour  ainsi  dire,  un  néo-platonicien  de  la  grande 
époque  alexandrine  égaré  dans  les  temps  modernes.  Il  eut  une  foi 
sincère  dans  l'orthodoxie  chrétienne,  et  en  cela  il  était  bien  différent 
de  Descartes;  mais  une  imagination  qu'il  ne  pouvait  maîtriser  l'em- 
portait dans  des  visions  qui  eurent  de  frappantes  analogies  avec  des 
théories  contemporaines  de  la  formation  du  dogme  catholique.  Aussi 
Malebranche  fut-il  combattu  tant  au  nom  de  la  foi  qu'au  nom  de  la 
raison,  et  sa  vie  fut  une  polémique  continuelle,  en  dépit  de  la  dou- 
ceur de  son  caractère,  en  dépit  de  son  amour  du  silence  et  de  la 
paix.  Vers  la  fln  de  ses  jours ,  l'auteur  de  la  Recherche  de  la  vérité 
trouva  non  pas  un  adversaire ,  mais  un  curieux  incommode  dans  un 
jeune  savant  qui  débutait  alors  et  qui  fut  depuis  secrétaire  perpétuel 
de  l'Académie  des  sciences.  Dortous  de  Mairan,  dans  sa  première 
jeunesse,  avait  été  conduit  par  un  de  ses  parens  chez  le  père  Male- 
branche ,  et  il  avait  reçu  du  célèbre  oratorien ,  comme  il  le  dit  lui- 
même,  plusieurs  instructions  de  mathématique  et  de  physique.  Plus 
tard,  il  passa  de  la  lecture  de  Descartes,  de  Malebranche  et  de  Pascal 
à  celle  de  Spinoza;  il  médita  surtout  Y  Ethique,  dont  la  forme  abstraite, 
concise  et  géométrique  le  frappa  vivement,  et  il  lui  arriva  de  ne 
pas  savoir  comment  rompre  la  chaîne  des  démonstrations  spino- 
zistes.  Mairan  imagina  de  s'adresser  à  Malebranche  pour  qu'il  voulût 
bien  lui  faire  toucher  au  doigt  les  paralogismes  de  X Ethique.  C'est 
avec  une  répugnance  visible  que  Malebranche  s'engagea  dans  une 
correspondance  à  ce  sujet.  Ses  réponses  ne  satisfaisaient  pas  Mai- 
ran, qui,  avec  l'indiscrète  franchise  d'un  jeune  homme,  en  signalait 
l'insuffisance  pour  renverser  les  démonstrations  de  Spinoza.  Male- 
branche eut  encore  la  patience  de  revenir  à  la  charge,  mais  sans 
plus  de  succès  sur  l'esprit  de  Mairan,  qui  lui  adressa  une  réfutation 
en  forme  de  la  théorie  que  le  métaphysicien  de  l'Oratoire  opposait 
à  celle  du  philosophe  panthéiste.  Cette  fois  Malebranche  pria  Mairan 
de  trouver  bon  qu'i/^  cessent  de  travailler  inutilement.  Il  dit  à  son 
jeune  correspondant  qu'il  n'espérait  pas  pouvoir  le  dissuader  de  ses 


930  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

sentimens  par  de  courtes  réponses.  Il  ajoutait  que  Tame  ne  se  con- 
naît nullement  elle-même,  et  surtout  qu'étant  finie,  elle  peut  encore 
moins  connaître  les  attributs  de  Tinfini.  Comment  donc  faire  sur 
cela  des  démonstrations?  «  Pour  moi,  disait  Malebranclie  en  termi- 
nant, je  ne  bâtis  que  sur  les  dogmes  de  la  foi,  dans  les  choses  qui  la 
regardent,  parce  que  je  suis  certain,  par  mille  raisons,  qu'ils  sont 
solidement  posés.  Si  j'ai  découvert  quelques  vérités  théologiques,  je 
le  dois  principalement  à  ces  dogmes,  sans  lesquels  je  me  serais  égaré 
comme  plusieurs  autres  qui  ne  se  sont  pas  assez  défiés  d'eux-mêmes. 
Je  prie  Jésus-Christ,  qui  est  notre  sagesse  et  notre  lumière,  et  sans 
lequel  nous  ne  pouvons  rien,  qu'il  vous  découvre  les  vérités  qui  vous 
sont  nécessaires  pour  vous  conduire  dans  la  voie  qui  conduit  à  la 
possession  des  vrais  biens  (1).  »  C'était  un  an  avant  sa  mort  que  le 
vieux  Malebranche  se  réfugiait  ainsi  dans  la  foi.  A  cette  ame  con- 
templative la  controverse  convenait  alors  moins  que  jamîiis.  Dans  la 
jeunesse,  dans  l'âge  mûr,  on  discute,  on  combat  avec  pétulance, 
avec  énergie.  A  ces  deux  époques  de  la  vie,  la  polémique  est  une 
source  d'émotions,  elle  exerce  vos  forces,  elle  justifie  vos  idées;  mais 
plus  tard,  mais  près  de  la  tombe,  le  dédain  des  jugemens  d'autrui 
s'empare  de  l'ame,  qui  n'a  plus  d'autre  souci  que  de  recueillir  toutes 
ses  puissances  pour  mieux  quitter  la  terre. 

Nous  blâmons  le  mépris  que  M.  Bordas-Demoulin  prodigue  à  Locke, 
et  voici  pourquoi.  Quand  un  homme  a  fait  avec  un  livre  une  impres- 
sion profonde  sur  l'Europe  et  fondé  une  école,  il  est  impossible  que 
dans  l'homme  et  dans  le  livre  il  n'y  ait  point  de  la  puissance  et  de  la 
vérité.  C'est  une  mauvaise  manière  que  de  juger  uniquement  les 
choses  humaines  par  leurs  défauts  et  par  les  côtés  qui  vous  blessent. 
Locke  n'a  pas  de  rigueur  dans  la  pensée,  mais  il  a  de  l'étendue;  il 
n'a  pas  l'art  de  systématiser  tout  ce  qu'il  voit,  mais  il  aperçoit  beau- 
coup. On  a  déjà  remarqué  que,  pour  lui,  la  sensation  n'est  pas  la 
source  unique  des  connaissances,  et  qu'à  côté  de  la  sensation  il  avait 
mis  la  réflexion.  Or  il  y  a  dans  V Essai  sur  l'entendement  humain 
quelque  chose  de  plus  décisif.  Dans  le  quatrième  livre,  qui  est  con- 
sacré tout  entier  à  la  théorie  de  la  connaissance,  Locke  établit 
expressément  que  nous  avons  la  connaissance  de  notre  propre  exis- 
tence par  intuition,  celle  de  l'existence  de  Dieu  par  démonstration, 
et  celle  d'autres  choses  par  sensation.  Plus  loin,  il  s'attache  à  démon- 

(l)  Celte  correspondance,  d'un  véritable  intérêt  pour  l'histoire  de  la  philoso- 
phie, a  été  publiée  pour  la  première  fois  en  1841,  sur  les  manuscrits  originaux,  pai 
M.  Feuillet  de  Conches. 


DU  CARTÉSIAMSME  ET  DE  L'ÉCLECTISME.  937 

trer  que  le  plus  haut  degré  de  notre  connaissance  est  l'intuition  sans 
raisonnement.  C'est  là  le  plus  haut  point  de  la  certitude  humaine. 
Comment,  dans  l'homme  qui  parle  ainsi,  méconnaître  un  spiritua- 
liste,  et  un  spiritualiste  d'autant  plus  remarquable,  que,  tout  en  pro- 
fessant, d'après  Descartes,  que  l'entendement  est  à  lui  seul  une 
source  d'idées,  Locke  approfondissait  la  théorie  de  la  sensation. 
L'originalité  de  Locke  est  d'avoir  étudié  la  partie  sensible  de  l'homme 
sans  ressembler  à  Gassendi;  sa  faiblesse  est  surtout  dans  l'inexacti- 
tude, dans  l'impropriété  de  sa  phraséologie  philosophique.  Hume  a 
remarqué  avec  raison  que  le  mot  idée  est  employé  par  Locke  dans 
un  sens  vague  et  multiple,  qu'il  désigne  à  la  fois  les  perceptions,  les 
sensations,  les  passions  et  les  pensées.  Cette  confusion  a  enfanté 
bien  des  malentendus,  et,  dans  un  métaphysicien,  elle  est  un  défaut 
fâcheux.  Néanmoins  la  critique  philosophique,  pour  rester  équitable, 
doit  mettre  dans  la  balance  les  qualités  grandes  et  solides  qui  font 
contrepoids.  M.  Bordas-Demoulin  aurait  pu  se  rappeler  aussi  que 
l'injustice  envers  Locke  n'avait  plus  le  mérite  de  la  nouveauté  depuis 
que  M.  de  Maistre  avait  lancé  contre  le  sage  d'Oxford  une  de  ses 
plus  virulentes  diatribes. 

Le  plus  important  contradicteur  de  Descartes  fut  Leibnitz,  qui 
porta  dans  ce  rôle  non-seulement  la  vigueur  de  son  génie,  mais  une 
véritable  passion.  L'espèce  de  dictature  que  Descartes  exerçait  sur 
les  intelligences  de  son  siècle  lui  était  insupportable.  Il  écrivait  un 
jour  à  l'abbé  Nicaise  :  «  Je  ne  sais  ce  qu'on  doit  attendre  d'un  livre 
intitulé  :  Conjuration  contre  Descartes.  Il  faut  que  l'auteur  du  livre 
s'imagine  que  Descartes  est  devenu  le  souverain  de  l'empire  de  la 
philosophie,  à  peu  près  comme  le  dictateur  César  l'était  de  celui  de 
Rome.  »  Leibnitz  se  considérait  aussi  comme  appelé  à  défendre  le 
christianisme  contre  les  opinions  de  Descartes.  Dans  une  autre  lettre 
à  l'abbé  Nicaise,  nous  trouvons  cette  phrase  :  «  On  peut  dire  que 
Spinoza  n'a  fait  que  cultiver  certaines  semences  de  la  philosophie  de 
M.  Descartes,  de  sorte  que  je  crois  qu'il  importe  effectivement  pour 
la  religion  et  la  piété  que  cette  philosophie  soit  châtiée  par  le  retran- 
chement des  erreurs  qui  sont  mêlées  avec  la  vérité.  »  Voilà  les  deux 
sentiraens  qui  ont  excité  Leibnitz  à  combattre  Descaries,  l'amour  de 
la  gloire,  le  désir  d'étabhr  la  conformité  de  la  foi  avec  la  raison. 

Leibnitz  a  fait  la  guerre  à  Descartes  non-seulement  avec  ses  pro- 
pres forces,  mais  avec  toutes  celles  que  pouvait  lui  prêter  la  science 
du  passé.  Il  créa  un  système,  et  il  fit  reparaître  sur  la  scène  l'histoire 
de  ia  philosophie.  Un  mot  sur  le  système. 


9ti  RBVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Ce  qui  avait  le  plus  choqué  Leiboitz  dans  la  philosophie  de  Des- 
cartes, c'était  la  passivité  des  substances.  Bescartes  n'avait  pas  ab- 
sorbé la  matière  dans  l'esprit,  mais  il  avait  fait  l'esprit  aussi  passif 
que  la  matière.  Leibnitz  voulut  renverser  ce  système  d'un  seul  coup 
d'autorité  et  de  génie,  et  il  affirma  l'activité  des  substances.  Pour  lui, 
tous  les  êtres  possibles  sont  des  forces,  des  causes.  Le  monde  est 
l'agrégation  de  ces  causes  et  de  ces  forces.  On  pourrait  dire  que  le 
système  des  monades  de  Leibnitz  est  une  sorte  de  polythéisme  mé- 
taphysique. 

La  liberté,  si  compromise,  suivant  plusieurs,  par  Descar tes  et  Spi- 
noza, est  donc  sauvée  par  Leibnitz?  Non,  et  la  voilà  encore  une  fois 
subordonnée  aux  convenances  de  l'ordre  et  de  l'unité;  car  enfin 
toutes  ces  substances  ont  sans  doute  une  action  les  unes  sur  les 
autres,  l'esprit  et  la  matière  s'influencent  mutuellement,  et  toutes 
les  forces  éparses  dans  l'univers  sont  aux  prises.  Qui  nous  préser- 
vera de  l'anarchie?  Une  harmonie  divine.  Ici  tout  change;  en  effet, 
de  la  sphère  de  la  liberté  nous  tombons  sous  l'empire  d'une  fatalité 
providentielle  et  absolue.  Voici  comment.  Les  substances  sont  ac- 
tives, de  plus  elles  sont  indépendantes  :  c'est-à-dire  que,  suivant 
ï^eibnitz,  et  non  pas  suivant  la  réalité,  elles  n'agissent  pas  les  unes 
sur  les  autres.  C'est  Dieu  (pour  le  coup,  voilà  bien  Deus  ex  ma- 
china !)y  c'est  Dieu  qui  a  réglé  d'avance  tous  les  rapports,  et  qui 
gouverne  le  monde  par  une  harmonie  préétablie. 

L'histoire  des  idées,  comme  toutes  les  autres  histoires,  offre  des 
accidens  comiques.  Leibnitz,  qui  avait  voulu,  dans  l'intérêt  de  la 
religion ,  châtier  le  système  de  Descartes  par  le  retranchement  de  ses 
erreurs,  arrive  de  conséquence  en  conséquence  à  sa  célèbre  con- 
clusion de  l'optimisme  :  c'est-à-dire  qu'il  ôte  à  Dieu  toute  liberté, 
car  il  déclare  que  Dieu  n'a  pu  faire  que  ce  qu'il  a  fait ,  et  qu'il  a 
tout  fait  pour  le  mieux.  Dieu,  en  vertu  même  de  sa  raison  divine,  a 
été  obligé  de  former  le  meilleur  univers  possible.  Et  cependant,  avec 
son  optimisme,  Leibnitz  se  croyait  chrétien  ! 

Si  Leibnitz  parvint,  vers  la  fin  du  xvii*'  siècle,  à  contrebalancer 
l'irifluence  de  Descartes,  ce  n'est  pas  tant  par  ses  idées  dogmatiques 
que  par  sa  vaste  et  intelligente  érudition  dans  l'histoire  de  la  philo^ 
Sophie.  Descartes,  Malebranche  et  Locke,  chacun  par  des  motifs  et 
dans  des  degrés  différens,  avaient  inspiré  à  leurs  contemporains  un 
certain  mépris  de  la  sagesse  antique.  Leibnitz  la  remit  en  honneur. 
Ce  grand  esprit  n'accepta  pas  le  rôle  usé  de  la  révolte  coiJtre  Aris- 
tote.  M.  Bordas-Dcmoiiliii  prétend  que  Leibnitz  dw  s'occupa  de  lo- 


DU  CARTÉSIANISME  ET   DE  L'ÉCLECTISME.  939 

gique  que  pour  opposer  Aristote  à  Descartes  et  se  parer  du  titre  de 
savant  universel  (1).  Dans  ces  paroles  il  y  a  une  grande  légèreté. 
Comment  M.  Demoulin,  qui  a  beaucoup  lu  Leibniz,  ne  s'est-il  pas 
rappelé  le  premier  chapitre  des  Nouveaux  Essais  sur  Ventendement 
humain,  où  l'un  des  interlocuteurs,  Théophile,  parle  ainsi  :  a  II  faut 
que  je  vous  dise  pour  nouvelle  que  je  ne  suis  plus  cartésien,  et  que 
cependant  je  suis  plus  éloigné  que  jamais  de  votre  Gassendi,  dont 
je  reconnais  d'ailleurs  le  savoir  et  le  mérite?  J'ai  été  frappé  d'un 
nouveau  système  dont  j'ai  lu  quelque  chose  dans  les  journaux  des 
savans  de  Paris,  de  Leipzig  et  de  Hollande ,  et  dans  le  merveilleux 
dictionnaire  de  M.  Bayle,  article  de  Rorarius.  Depuis,  je  crois  voir 
une  nouvelle  face  de  l'intérieur  des  choses.  Ce  système  paraît  allier 
Platon  avec  Démocrite,  Aristote  avec  Descartes,  les  scolastiques  avec 
les  modernes,  la  théologie  et  la  morale  avec  la  raison.  Il  semble  qu'il 
prend  le  meilleur  de  tous  côtés,  et  que  puis  après  il  va  plus  loin 
qu'on  n'est  allé  encore.  »  Voilà  la  clé  de  la  philosophie  leibnitzienne. 
Cette  philosophie,  dans  la  pensée  de  son  auteur,  était  la  conclusion 
pacifique  du  mouvement  insurrectionnel  de  Descartes;  elle  était 
aussi  la  résurrection  nécessaire  des  résultats  de  la  sagesse  antique, 
laissée  dans  un  injurieux  oubli;  elle  était  enfin  une  prétention  hardie 
à  des  résultats  meilleurs.  C'est  la  destinée  de  tous  les  novateurs 
d'être  à  moitié  suivis,  à  moitié  contredits  par  des  éclectiques.  Après 
Aristote  et  Platon,  quelle  nuée  de  conciliateurs!  Leibnitz,  qui  vaut 
bien  à  lui  seul  une  armée  de  philosophes,  entreprend  de  terminer 
la  révolution  cartésienne  par  une  transaction  qu'il  estime  satisfaire 
aux  prétentions  légitimes  de  tous  les  grands  systèmes  aussi  bien 
qu'à  toutes  les  exigences  de  la  raison  et  de  la  foi.  La  transaction  a 
été  déchirée  par  Kant,  qui  a  joué  dans  le  dernier  siècle  un  rôle 
révolutionnaire  analogue  à  celui  de  Descartes,  et  nous  avons  vu  de 
nos  jours  Hegel,  reprenant  par  d'autres  voies  l'œuvre  de  Leibnitz, 
développer  un  système  avec  lequel  il  ambitionnait  d'embrasser  et 
de  concilier  tout.  Quant  à  Schelling,  il  est  probable  qu'il  finira 
comme  Malebranche,  sans  vouloir  discuter,  et  dans  le  sein  de  la  foi. 
M.  Bordas-Demoulin  a  méconnu  les  raisons  de  premier  ordre  pour 
lesquelles  Leibnitz  s'est  tant  occupé  d'Aristote  et  de  toute  l'antiquité, 
mais  hâtons-nous  de  dire  qu'à  cette  méprise,  à  cette  lacune  il  y  a 
dans  son  livre  d'heureuses  compensations.  La  critique  de  la  mona- 
dologie  est  pleine  de  profondeur.  L'influence  que  les  théories  de 

(1)  Tome  II,  page  *U. 


940  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Malebranche  exercèrent  sur  l'esprit  de  Leibnitz,  quand  celui-ci  créa 
son  système  des  monades,  est  indiquée  avec  une  sagacité  mordante. 
Dans  un  excellent  chapitre,  consacré  à  l'exposition  de  l'optimisme, 
M.  Demoulin ,  pour  mieux  combattre  Malebranche  et  Leibnitz,  qui 
arrivent  à  détruire  la  liberté  de  Dieu,  appelle  à  son  aide  Bossuet  et 
Fénelon.  Descartes,  en  mettant  sa  politique  à  s'abstenir  de  toute 
excursion  dans  les  matières  religieuses,  avait,  par  cette  prudence 
non  moins  que  par  son  génie,  mérité  l'estime  de  Bossuet,  qui  pla- 
çait le  Discours  sur  la  Méthode  au-dessus  de  toutes  les  productions 
philosophiques  de  son  siècle.  On  chercha  bien  à  inspirer  à  l'évêque 
de  Meaux  des  doutes  sur  la  sincérité  de  l'orthodoxie  de  Descartes; 
mais  Bossuet,  avec  son  admirable  bon  sens,  trouvait  juste  et  habile 
de  ne  pas  condamner  un  philosophe  qui  avait  su  éviter  toute  censure, 
et  garder  sur  les  sujets  théologiques  un  respectueux  silence  (1).  A 
l'égard  de  Malebranche,  la  conduite  de  Bossuet  fut  autre.  Quand  le 
célèbre  prêtre  de  l'Oratoire  eut  publié  son  Traité  de  la  Nature  et  de 
la  Graccy  Bossuet,  qu'effraya  la  théologie  du  métaphysicien,  sut  dé- 
terminer Arnauld  à  le  combattre ,  et  il  encouragea  Fénelon  à  entrer 
aussi  dans  la  lice.  C'était  avant  la  grande  querelle  du  quiétisme.  La 
réfutation  que  rédigea  Fénelon  du  système  de  Malebranche  sur  la 
nature  et  la  grâce  fut  revue  par  Bossuet,  qui  prit  ainsi  une  part  de 
responsabilité  dans  ce  remarquable  travail.  Rien  ne  paraissait  plus 
dangereux  à  cet  inébranlable  soutien  de  l'orthodoxie  que  les  sub- 
tiles imaginations  de  l'oratorien  philosophe.  Nous  en  trouvons  une 
frappante  et  dernière  preuve  dans  ce  qu'écrivait  Bossuet  à  un  jeune 
homme  qui  n'avait  pas  craint  de  s'ouvrir  à  lui  de  son  enthousiasme 
pour  Malebranche.  «  Un  grand  nombre  de  jeunes  gens  se  laissent 
flatter  à  ces  nouveautés,  répondait  Bossuet.  Je  me  trompe  fort,  ou  je 
vois  un  grand  parti  se  former  contre  l'église ,  et  il  éclatera  en  son 
temps,  si  de  bonne  heure  on  ne  cherche  à  s'entendre  avant  de  s'en- 
gager tout-à-fait.  »  Ainsi  Bossuet  à  la  fin  de  sa  vie  pressentait  que 
l'esprit  novateur  allait  frapper  à  la  porte  du  sanctuaire  :  il  y  a  sou- 
vent bien  de  l'amertume  dans  la  prévoyance  du  génie. 

La  philosophie  de  Descartes  n'est  donc  pas,  comme  le  prétendent 
plusieurs,  une  philosophie  chrétienne?  Éclaircissons  ce  point.  Des- 
cartes a  fondé  un  spiritualisme  puissant  qu'il  importe  de  caractériser 
avec  précision.  L'audacieux  et  habile  auteur  des  Méditations  ^  en 

(1)  Voyez  la  Correspondance  de  Bossuet,  tome  XXXVII  de  Tédition  de  Ver- 
sailles, et  une  lettre  nouvellement  publiée,  adressée  par  rillustre  prélat  à  M.  Pas- 
tel ,  docteur  de  Sorbonne. 


DU  CARTÉSIANISME  ET  DE  L*ÉCLECTISME.  941 

offrant  son  livre  à  la  Sorbonne,  s*appuyait  sur  cette  parole  de  saint 
Paul  aux  Romains,  que  ce  qui  se  pouvait  connaître  de  Dieu  avait  été 
manifesté  aux  hommes,  et  il  en  tirait  cette  conclusion,  que  tout  ce 
qui  peut  se  savoir  de  Dieu  peut  être  montré  par  des  raisons  qu'il  n'est 
pas  besoin  de  tirer  d ailleurs  que  de  nous-mêmes,  et  de  la  simple  con- 
sidération de  la  nature  de  notre  esprit  (1).  On  ne  pouvait  d'une  ma- 
nière plus  adroite  cacher  Tabîme  qui  sépare  l'Évangile  du  rationa- 
lisme; mais  Descartes  abusait  des  paroles  de  saint  Paul.  Qu'a  dit 
vraiment  l'apôtre?  Ceci  :  «La  colère  divine  a  éclaté  contre  l'impiété 
et  l'injustice  des  hommes,  parce  que,  Dieu  s'étant  fait  connaître  à  eux 
naturellement,  ils  n'ont  pas  fait  usage  de  cette  connaissance;  ils  se 
sont  égarés  dans  leurs  vains  raisonnemens ,  leur  cœur  insensé  a  été 
rempli  de  ténèbres,  ils  sont  devenus  fous  en  s'appelant  sages.  Alors 
Dieu  les  a  livrés  à  leurs  désirs  impurs,  à  leur  sens  réprouvé  (2).  »  Et 
quelle  a  été  la  conséquence  de  ce  triste  état  de  l'humanité?  C'est 
que  Dieu  a  résolu  d'intervenir  lui-même  au  milieu  des  désordres  de 
l'homme,  et  de  porter  remède  à  l'insuffisance  des  lumières  naturelles 
par  la  lumière  de  sa  parole.  Voilà  le  fondement  du  christianisme. 
Loin  donc  que  saint  Paul  puisse  être  invoqué  pour  étabUr  la  puis- 
sance de  la  raison  humaine,  c'est  dans  les  écrits  du  grand  apôtre 
qu'elle  est  le  plus  condamnée,  car  elle  y  est  toujours  humiliée  de- 
vant la  grâce  et  devant  la  foi.  Laissons  donc  de  côté  la  tactique  de 
Descartes,  pour  ne  voir  que  sa  doctrine.  Il  donne  à  la  démonstra- 
tion de  Dieu  un  éclat  nouveau,  mais  uniquement  par  les  forces  vives 
de  la  raison.  Au  milieu  de  l'Europe  catholique  et  protestante,  Des- 
cartes établit  un  rationalisme  formidable  et  fécond  :  il  est  bien  moins 
chrétien  que  Platon,  il  est  aussi  anti-chrétien  qu'Aristote,  puisqu'il 
enfante  Spinoza. 

Nous  n'ignorons  pas  que  beaucoup  de  personnes  inclinent  à  con- 
clure que  Descartes  est  un  philosophe  chrétien ,  parce  qu'il  est  au 
plus  haut  degré  philosophe  spiritualiste.  Là  est  l'erreur.  Il  y  a  beau- 
coup de  façons  d'être  spiritualiste;  il  n'y  en  a  qu'une  d'être  chrétien, 
c'est  de  mettre  avec  saint  Paul  au  pied  de  la  croix  tous  les  doctes 
raisonnemens  de  la  sagesse  humaine.  Rendons  cette  justice  aux  jé- 
suites, qu'ils  comprirent  de  fort  bonne  heure  tout  ce  que  la  philoso- 
phie de  Descartes  avait  de  contraire  à  la  religion  révélée.  La  com- 
pagnie qui  fut  instituée  pour  combattre  Luther  devait  la  première 

(1)  Èpître  à  MM.  les  doyens  et  docteurs  de  la  sacrée  Faculté  de  théologie  de 
Paris. 
(2}  Épltre  de  saint  Paul  aux  Romains,  chap.  i. 


942  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

suspecter  Descaries.  Plus  tard,  au  sein  de  !a  société,  on  a  pu  changer 
d'avis,  on  a  pu  vouloir  s'emparer  de  la  doctrine  qu'on  craignait  pour 
la  dénaturer  et  s'en  servir;  mais  cette  polilique  n'efface  pas  le  pre- 
mier jugement,  qui  témoigne  de  la  pénétration  des  jésuites. 

En  effet,  qui  a  fondé  dans  le  monde  moderne  l'autorité  du  sens 
individuel,  si  ce  n'est  Descartes?  Cependant,  de  son  côté,  lîossuet 
nous  enseigne  que  le  propre  du  catholique  est  de  préférer  à  ses  sen- 
timens  le  sentiment  commun  de  toute  l'église.  Le  rationalisme  mo- 
derne a  pour  père  l'auteur  des  Méditations,  Nous  conseillons  à  quel- 
ques écrivains  qui  ont  prétendu  faire  de  Descartes  un  philosophe 
catholique  de  revenir  sur  cette  canonisation  singulière. 

Quel  contraste  entre  Descartes  et  Malebranche!  «  Les  passions 
sont  toutes  bonnes  de  leur  nature,  dit  Descartes  (1),  et  nous  n'avons 
rien  à  éviter  que  leurs  mauvais  usages  ou  leurs  excès,  contre  les- 
quels les  remèdes  que  j'ai  expliqués  pourraient  suffire ,  si  chacun 
avait  assez  de  soin  de  les  pratiquer.  »  Cependant  j'entends  Male- 
branche qui  s'écrie  :  «  La  nature  est  présentement  corrompue;  le 
corps  agit  avec  trop  de  force  sur  l'esprit.  Au  lieu  de  lui  représenter 

ses  besoins  avec  respect,  il  le  tyrannise  et  l'arrache  à  Dieu Sans 

faire  une  plus  longue  déduction  de  nos  misères,  j'avoue  que  l'homme 
est  corrompu  en  toutes  ses  parties  depuis  la  ciiute  (2).  »  Pour  Des- 
cartes, l'union  de  lame  et  du  corps  est  la  loi  de  l'homme;  pour  Male- 
branche, elle  en  est  la  dégradation.  La  morale  de  l'un  est  toute 
rationaliste,  celle  de  l'autre  toute  mystique.  Descartes  nous  enseigne 
que  nous  devons  développer  notre  nature  tout  entière,  nos  passions 
non  moins  que  notre,  esprit.  A  son  école,  l'homme  apprend  à  bien 
employer  ses  passions,  à  s'en  rendre  maître,  enfin  à  les  ménager 
avec  tant  d'adresse,  que  les  maux  qu'elles  causent  sont  fort  suppor- 
tables, et  même  quon  tire  de  la  joie  de  tous  (3).  Malebranche ,  au 
contraire,  avertit  l'homme  qu'il  est  en  épreuve  dans  son  corps,  et  que 
cette  épreuve  est  rude  [k).  La  vie  est  un  combat  dans  lequel  nous  nt 
pouvons  rien  sans  l'assistance  de  la  grâce  divine.  Notre  nature  n'est 
que  corruption  et  faiblesse  :  nous  devons  méditer  constamment  sur 
notre  indignité  et  sur  la  nécessité  absolue  d'un  médiateur  qui  nous 
en  relève  et  nous  en  rachète. 
C'est  surtout  avec  Malebranche  que  M.  Bordas-Demoulin  est  car-' 

i 

(1)  Les  Passions  de  VÂme,  troisième  partie,  article  ccxi. 
(8)  De  la  Recherche  de  la  Vérité,  liv.  y  des  Passions,  chap.  i. 

(3)  Derniers  niots  du  Traité  des  Passions. 

(4)  Méditations  chrétiennes,  20«  méUilation. 


DU  CARTÉSIANISME  ET  DE  L'ÉCLECTISME.  943 

tésien.  A  peine  indique-t-il  les  tendances  exclusivement  rationa- 
listes de  Descartes,  ce  qui  est  une  notaWe  omission,  et  il  abonde 
tout-à-fait  dans  la  doctrine  du  péché  originel  avec  Malebranche  et 
Pascal.  Il  imite  les  procédés  du  métaphysicien  de  l'Oratoire,  qui  aime 
à  passer  de  la  question  de  la  grâce  à  des  problèmes  de  géométrie  et 
de  mathématiques.  Si  M.  Bordas-Demoulin  eût  senti  plus  profondé- 
ment le  caractère  absolu  et  inflexible  du  rationalisme  de  Descartes, 
il  n'eût  pas  imaginé  qu'on  pût  remplir  les  lacunes  ou  redresser  let 
erreurs  de  ce  rationalisme  avec  la  manière  de  philosopher  de  Pascal. 
L'auteur  des  Méditations  et  l'auteur  des  Pensées  marchent  dans  des 
voies  trop  opposées  pour  qu'on  puisse  songer  à  ménager  entre  eux, 
nous  ne  disons  pas  une  réconcihation,  mais  une  rencontre;  ils  com- 
prennent Dieu  différemment,  ils  pensent  de  l'homme  des  choses 
contraires;  l'un  exalte  la  raison  avec  une  tranquille  fierté,  l'autre 
travaille  à  l'humilier  avec  un  sombre  désespoir;  Descartes  enfin 
ignore  et  dédaigne  la  tradition ,  Pascal ,  après  des  révoltes  doulou- 
reuses ,  s'y  soumet. 

L'ordre  suivant  lequel  les  questions  se  produisent  dans  le  livre  de 
M.  Bordas-Demoulin  pourrait  être  meilleur.  Dans  un  travail  consacré 
à  l'auteur  du  Discours  sur  la  Méthode,  on  était  en  droit  d'attendre 
une  génération  des  idées  plus  méthodique.  Nous  pouvons ,  après 
cette  critique,  rendre  une  justice  éclatante  à  la  partie  de  l'ouvrage 
de  M.  Demoulin  consacrée  à  la  physique  et  aux  mathématiques.  On 
comprendra  que  nous  ne  parlons  pas  ici  de  certains  débats  que 
M.  Bordas-Demoulin  ne  craint  pas  d'instituer  avec  des  hommes 
comme  Laplace,  M.  Biot.  Nous  ne  sommes  pas  juge  de  ces  témérités. 
Nous  louons  l'exposition  des  travaux  de  Descartes  en  physique  et  en 
géométrie,  parce  que  presque  toujours  elle  est  claire,  accessible  à 
tous  les  esprits,  parfois  écrite  avec  une  admiration  chaleureuse  qui 
s'élève  à  l'éloquence.  L'auteur  réussit  à  donner  à  ses  lecteurs  cette 
conviction ,  que  c'est  bien  Descartes  qui  a  introduit  l'idée  réelle  de  la 
mécanique  du  monde  dans  l'esprit  humain. 

Nous  ne  saurions  prendre  congé  de  M.  Bordas-Demoulin  sans 
parler  de  quelques  points  qu'il  nous  donne  pour  des  idées  d«  génie. 
C'est  aux  mathématiciens  de  juger  sa  métaphysique  du  calcul  diffé- 
rentiel, et  sa  prétention  de  présenter  le  premier  la  solution  du  pro- 
blème posé  par  les  principes  de  ce  calcul.  Puisse  seulement  sou 
originalité  en  mathématiques  se  trouver  de  meilleur  aloi  que  ses  dé- 
couvertes en  philosophie!  Parlons  un  peu  de  la  substance. 

Jusqu'à  présent,  nous  résumons  ici  1a  pensée  de  M.  Bordas-De- 


9^4  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

moulin,  la  constitution  de  la  substance  a  été  méconnue;  on  l'a  tou- 
jours placée  exclusivement  dans  la  force  ou  dans  la  quantité.  Ni  la 
quantité  ni  la  force  n'ont  encore  été  profondément  sondées.  La  dé- 
pendance de  la  force  et  de  la  quantité  n'a  pas  encore  été  comprise. 
Malebranche  a  failli  la  saisir  par  l'étendue  intelligible  qu'il  met  en 
Dieu,  mais  il  laisse  échapper  la  vérité  qu'il  touche.  Il  y  a  deux  élé- 
mens ,  la  vie  et  l'étendue ,  la  force  et  la  quantité ,  la  perfection  et  la 
grandeur.  Considère-t-on  les  êtres?  Dans  chacun ,  il  y  a  de  l'étendue, 
et,  en  tant  qu'étendue,  il  répond  aux  idées  de  grandeur.  Considère- 
t-on  les  actes  de  la  pensée?  Dans  chacun,  il  y  a  des  idées  de  gran- 
deur, mais  aussi  il  y  a  des  idées  de  perfection ,  et  il  faut  distinguer 
les  actes  où  les  idées  de  grandeur  n'entrent  qu'afln  d'aider  les  idées 
de  perfection  à  se  produire,  de  ceux  où  elles  entrent  afin  de  se  pro- 
duire elles-mêmes.  Pour  ne  pas  faire  cette  distinction,  il  arrive 
qu'on  traite  les  idées  de  perfection  à  la  manière  des  idées  de  gran- 
deur, et  qu'on  dénature,  qu'on  renverse  les  sciences  qui  en  dépen- 
dent. Les  idées  de  perfection  échappent  à  la  compréhension  rigou- 
reuse du  symbole,  de  la  lettre ,  des  chiffres,  parce  que  la  force  n'est 
pas,  comme  la  quantité,  divisible  par  essence  en  parties  égales.  — 
Voilà  ce  que  M.  Bordas-Demoulin  appelle  une  théorie  neuve  et  vé- 
ritable de  la  substance.  L'auteur  signale  avec  raison  deux  ordres 
d'idées  et  de  faits,  et  nous  ne  nous  élèverons  pas  contre  une  dis- 
tinction sur  laquelle  nous  avons  nous-même  plusieurs  fois  insisté.  II 
y  a  plusieurs  années,  nous  écrivions  ces  lignes  :  a  La  confusion  de 
la  vérité  géométrique  et  de  la  vérité  morale  est  dangereuse,  car  elle 
fausse  et  pervertit  de  nobles  efforts.  Dans  l'ordre  géométrique,  tout 
se  démontre,  parce  que  tout  se  calcule  et  se  mesure,  et  la  science 
produit  une  certitude  qui  porte  toujours  avec  elle  sa  démonstration. 
Dans  l'ordre  moral,  l'esprit  conçoit,  il  induit,  il  croit,  et  la  science 
produit  une  certitude  qui,  pour  exister,  ne  peut  se  passer  ni  de  foi, 
ni  d'espérance.  Si  vous  portez  dans  l'ordre  moral  les  exigences  de 
l'ordre  géométrique,  vous  le  détruisez  tout  entier,  et  vous  douterez 
de  tout,  parce  que  vous  serez  dans  l'impuissance  de  rien  affirmer 
mathématiquement....  Reprocher  à  l'idéalisme  d'être  destitué  delà 
certitude  mathématique  est  d'un  esprit  peu  scientifique.  La  religion 
et  la  philosophie  sont  en  dehors  des  formules  logiques  par  lesquelles 
nous  nombrons  et  mesurons  les  choses  (1).  »  Voilà,  ce  nous  semble, 
en  d'autres  termes,  la  même  distinction  qu'a  établie  M.  Bordas-De- 

(1)  Préface  générale  des  Ètudet  d'histoire  et  de  philosophie,  1836. 


DU  CARTÉSIANISME  ET  DE  L'ÉCLECTISME.  945 

raoulin.  Maintenant,  cette  distinction  constitue-t-elle  une  théorie? 
Nullement.  Observer  les  faits,  puis  les  expliquer  sont  deux  degrés 
dans  la  connaissance  des  choses  qu'il  importe  de  ne  pas  confondre. 

Que  penser  de  Pythagore,  qui  définit  l'ameun  nombre  qui  se  meut 
de  lui-même?  Que  dire  de  M.  de  Maistre,  qui  appelle  le  nombre  le 
miroir  de  l'intelligence?  Enfin  quel  sens  donner  à  cette  parole  de 
Novalis  :  «  Le  véritable  mathématicien  est  enthousiaste  per  se;  sans 
enthousiasme,  point  de  mathématiques?»  Aux  yeux  de  ces  pen- 
seurs, la  nature  complexe  de  l'homme  doit  se  résoudre  dans  une 
unité  suprême.  Ils  étaient  les  représenta ns  d'une  grande  doctrine, 
d'une  doctrine  éternelle  sous  la  variété  des  symboles  religieux ,  et 
au  milieu  de  la  multiplicité  des  écoles  philosophiques.  Suivant  cette 
doctrine,  tant  que  l'entendement  ne  franchit  pas  certains  degrés, 
l'ordre  moral  et  l'ordre  géométrique  sont  distincts.  Alors  le  senti- 
ment et  la  raison  ont  chacun  leur  domaine.  Il  y  a  dans  ce  dualisme 
de  grands  développemens  pour  l'esprit  et  pour  le  cœur.  L'esprit 
établit  des  démonstrations  puissantes,  le  cœur  se  nourrit  de  croyances 
sublimes.  Eh  bien!  il  est  une  sphère  encore  supérieure,  c'est  celle 
de  la  vision  pure  de  l'intelligence.  Celui  qui  a  la  force  de  s'y  élever  et 
d'y  vivre  plane  au-dessus  des  contradictions  de  la  raison  et  du  sen- 
timent, il  comprend  l'identité  de  l'idée  et  du  nombre,  de  la  méta- 
physique et  des  mathématiques,  et  il  est  en  communion  avec  l'unité 
suprême  qui  est  substance,  force  et  vérité. 

Voilà  une  théorie.  M.  Bordas-Demoulin  ne  s'en  fait-il  pas  lui- 
même  l'interprète  involontaire  et  incomplet,  quand,  dans  son  cha- 
pitre sur  \ infini ,  il  dit  :  «  Si  la  pensée  s'empare  des  infinis  relatifs, 
ils  la  remplissent  tout  entière,  et  l'infini  absolu  lui  échappe;  si  elle 
atteint  l'infini  absolu,  il  lui  dérobe  les  infinis  relatifs.  »  En  effet,  où 
trouver  l'infini  absolu,  si  ce  n'est  à  travers  l'identité  suprême  du 
nombre  et  de  l'idée?  Dans  son  chapitre  sur  la  substance,  M.  Bordas- 
Demoulin  est  la  dupe  d'une  illusion,  quand  il  croit  élever  une  théorie; 
et  dans  son  chapitre  sur  V infini ,  il  semble  détruire  lui-môme  une 
partie  des  choses  avancées  au  sujet  de  la  substance. 

Résumons  nos  critiques.  Dans  M.  Bordas-Demoulin,  il  faut  distin- 
guer l'historien  du  cartésianisme  d'avec  l'homme  qui  prétend  au  rôle 
de  métaphysicien  créateur.  Nous  n'insisterons  pas  davantage  sur  les 
prétentions  du  métaphysicien  aspirant  au  génie  :  ce  serait  inutile  et 
cruel.  Nous  aimons  mieux  caractériser  le  talent  de  l'historien  du  car- 
tésianisme, de  l'écrivain  philosophe.  Ce  talent  a  de  l'éclat  et  de  la 
forcé  par  saillies,  mais  il  est  foncièrement  inégal.  L'auteur,  mal- 

TOME  lY.  61 


^46  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

^é  l'évidente  sincérité  et  l'incontestable  profondeur  de  ses  études» 
«e  semble  pas  toujours  s'être  assez  assimilé  les  sujets  qu'il  traite  : 
aussi  parfois  manque-t-il  de  cette  fermeté  lumineuse  que  donne 
seule  l'égale  compréhension  du  tout.  Souvent  aussi ,  s'il  veut  faire 
connaître  les  opinions  d'un  philosophe  ou  d'un  savant,  au  lieu  de  les 
analyser  d'une  manière  substantielle  et  rapide,  M.  Bordas-Demoulin 
prodigue  les  citations  in  extenso,  et  de  cette  manière  il  altère  l'unité 
de  sa  composition.  Puisqu'il  a  beaucoup  vécu  avec  le  xvir  siècle, 
M.  Demoulin  aurait  pu  apprendre  dans,  Bossuet  l'art  de  ne  faire  que 
des  citations  décisives,  habilement  coupées,  et  s'incorporant  avec  le 
texte  de  l'écrivain  qui  s'en  autorise.  Il  suffit  d'ailleurs  d'un  mot, 
d'un  tour  de  phrase,  pour  faire  comprendre  aux  doctes  qu'on  a  puisé 
à  telle  source. 

En  un  mot,  le  livre  sur  le  cartésianisme  est  un  remarquable  début 
4ans  les  sciences  philosophiques.  Ceux  qui  le  liront  avec  l'atten- 
tion qu'il  mérite  seront  touchés,  nous  n'en  doutons  pas,  par  la  vi- 
gueur d'esprit  de  l'écrivain  et  par  l'élévation  de  son  style,  qui  a 
quelque  chose  de  traditionnel  et  de  classique.  Maintenant,  où  ira 
l'auteur?  Restera-t-il  un  cartésien  de  l'école  de  Malebranche?  Dans 
un  court  avertissement,  M.  Bordas-Demoulin  fait  pressentir  qu'ii 
pourrait  avoir  d'autres  travaux  à  communiquer  au  public.  La  critique 
ne  saurait  donner  une  meilleure  preuve  d'estime  à  l'auteur  qu'eu 
lui  conseillant  une  sévère  révision  de  ses  opinions,  de  ses  préjugés, 
une  délibération  nouvelle  et  profonde  sur  la  nature  et  la  portée  de 
ses  doctrines  philosophiques. 

Dans  le  concours  ouvert  au  sujet  du  cartésianisme,  l'Académie 
des  Sciences  morales  et  politiques  a  été  juste  en  décernant  la  moitié, 
du  prix  à  M.  Francisque  Boullier.  Cet  honorable  professeur  à  la 
faculté  des  lettres  de  Lyon  a  su  embrasser  tous  les  faits  qui  se  ratta- 
chent d'une  manière  plus  ou  moins  directe  à  la  révolution  carté- 
sienne. Il  s'est  occupé  avec  soin  non-seulement  des  philosophes 
illustres,  mais  des  hommes  secondaires  qui  eurent  dans  leur  temps 
leur  mérite  et  leur  emploi.  Dans  l'époque  antérieure  à  Descartçs, 
M.  Boullier  n'a  pas  voulu  négliger  la  mémoire  de  Bernardino  Telesio 
et  de  François  Patrizzi,  ces  adversaires  si  passionnés  d'Aristote,  l.ç 
second  surtout  :  avec  le  même  esprit  de  justice,  il  a  donné  une  place 
dans  la  rénovation  cartésienne  à  des  hommes  comme  Louis  de  la 
Forge,  Geulincx  et  Clauberg.  Sylvain ^egis  ne  pouvait  être  oublié, 
car  il  est  le  plus  connu  des  cartésiens  du  second  ordre,  et  Fontenelle 
lui  a  consacré  un  de  ses  éloges.  M.  Boullier  est  par-dessus  tout  exact, 


DU   CAUTÉSlA7«nsKrÈ  ET  ©E  L'B(îtECTlSME.  94*7 

méthodique,  et  il  aspire  à  être  complet.  V Histoire  de  la  révolution 
cartésienne  n'est  pas  un  livre  qui  puisse  aittirer  les  regards  par  rédat 
du  st}le  ou  la  hardiesse  des  pensées  :  c'est  un  travail  consciencieux, 
substantiel,  c'est  une  de  ces  compositions  modestes  et  solides  qui 
commandent  l'estime. 

Soldat  discipliné  de  l'éclectisme,  M.  Boollier  en  professe  toutes  les 
opinions.  Les  critiques  qu'il  adresse  à  la  métaphysique  de  Descartes 
lui  sont  inspirées  par  la  psychologie  de  l'école  à  laquelle  il  appar- 
tient. Malheureusement  cette  partie  du  mémoire  de  M.  BouIIrer  n'a 
pas  assez  d'ampleur  et  de  détails  :  c'est  fâcheux,  car  là  était  l'intérêt 
actuel  et  philosophique  de  la  question. 

En  faisant  la  critique  du  cartésianisme,  l'éclectisme  s'est  trouvé 
conduit  à  affirmer  de  plus  en  plus  son  caractère  exclusivement  psy- 
chologique (1).  Jamais  entre  deux  écoles  l'opposition  ne  fut  plus  sail- 
lante. On  pourrait  dire  que  le  procédé  de  Descartes  a  été  surtout  de 
calquer  la  nature  humaine  sur  la  nature  divine.  Quand  il  a  affirme 
l'identité  de  la  pensée  et  de  la  vie,  Descartes  se  plonge  dans  la  mé- 
ditation de  Dieu,  et  c'est  avec  ce  qu'il  y  trouve  qu'il  se  représente 
la  nature  humaine.  L'éclectisme  a  renversé  le  procédé ,  il  étudie 
l'homme,  il  s'attache  exclusivement  à  l'observation  du  moi;  quand 
enfin  il  se  détermine  à  contempler  Dieu,  il  lui  arrive  de  construire 
une  théodicée  avec  des  faits  psychologiques,  et  la  volonté  divine  se 
trouve  calquée  sur  la  Yolonté  humaine. 

L'éclectisme  donne  une  grande  preuve  d'impartialité,  et  presque 
à  ses  dépens,  quand  il  met  en  lumière  le  cartésianisme.  En  effet, 
exciter  les  esprits  à  l'étude  d'hommes  tels  que  Descartes,  Spirioza, 
Leibnitz,  c'est  faire  reparaître  l'ontologie  sur  le  premier  plan  de  la 
scène,  et  dès- lors  il  est  inévitable  que  de  nouveaux  déhats  s'élèvent. 
On  n'échappe  pas  d'ailleurs  au  mouvement  de  son  siècle.  Les  intel- 
ligences, les  imaginations  sont  tourmentées  de  je  ne  sais  quelle  pas- 
sion pour  les  choses  religieuses  et  divines.  Les  uns  frappent  h  la 
porte  du  sanctuaire,  les  autres  à  celle  de  l'école.  Malheur  à  la  philo- 
sophie qui  s'effraierait  de  cette  curiosité,  et  ne  serait  pas  en  mesure 
de  la  satisfaire!  La  science  ne  saurait  vouloir  ni  éluder  les  questions, 
ni  circonscrire  l'activité  de  l'esprit.  Son  rôle  est  sévère,  sa  mission 
««iguste  :  elle  tire  son  autorité  de  sa  sincérité  incorruptible.  A  ceux 


(1)  Sur  ce  point,  il  faut  consulter,  indépendamment  du  travail  de  M.  Bonllier, 
le  Rapport,  fort  remarquable,  présenté  par  M.  Damiron,  an  nom  de  la  section  de 
pbilàëopbië,  Bur  la  qoéstion  du  cartésianisme. 

61. 


948  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

qui  lui  demandent  la  vérité,  elle  la  doit  entière  avec  ses  horizons 
infinis  et  ses  inflexibles  réalités. 

De  notables  services  ont  été  rendus  aux  sciences  philosophiques 
par  l'éclectisme.  L'antiquité  remise  en  honneur,  l'histoire  de  la  phi- 
losophie embrassée  dans  toute  son  étendue,  plusieurs  des  parties  de 
cette  histoire  exposées  avec  éloquence  et  profondeur,  la  méthode 
d*observation  appliquée  avec  sagacité,  des  faits  psychologiques  érigés 
en  système,  sinon  sur  d'inébranlables  fondemens,  du  moins  avec  une 
ingénieuse  habileté,  voilà  des  résultats  qui  assurent  à  ceux  qui  ont 
su  les  obtenir  une  place  tout-à-fait  honorable  dans  le  développement 
intellectuel  de  notre  époque.  Il  ne  s'agit  ici  ni  de  dénigrer  ni  de 
flatter  personne,  mais  de  dire  ce  qu'on  sent  être  le  vrai.  Maintenant 
le  premier  regard  que  nous  jetons  autour  de  nous  nous  avertit  que 
sur  beaucoup  de  points  les  fondemens  de  la  certitude  sont  ébranlés. 
Des  notions  qu'on  avait  réputées  solides  chancellent;  certaines 
idées  s'obscurcissent;  chez  beaucoup,  la  raison  doute  d'elle-même. 
Il  y  a  là  un  mal  réel  auquel  il  faut  remédier  énergiquement.  Or 
les  défaillances  de  l'esprit  ne  sauraient  avoir  d'autre  médecin  que 
l'esprit  lui-même,  qui  ne  peut  tirer  que  de  son  propre  fonds  ce  qui 
lui  est  nécessaire  pour  sa  guérison,  sa  force  et  sa  grandeur.  Si  donc 
dans  notre  siècle  la  philosophie  a  fait  quelque  chose,  il  lui  reste 
beaucoup  à  faire. 

Parmi  les  pensées  détachées  de  Goethe  qui  n'ont  été  connues  qu'a- 
près sa  mort,  nous  trouvons  celle-ci  :  t(  Il  ne  peut  y  avoir  de  philo- 
sophie éclectique,  mais  seulement  des  philosophes  éclectiques.  » 
Quel  est  le  sens  véritable  de  cette  sentence?  Aux  yeux  de  Goethe, 
Vhistoire  de  l'éclectisme  pouvait  se  résumer  dans  cette  phrase  :  Tôt 
capita^  tôt  sensus.  En  eff'et,  comme  le  propre  des  éclectiques  est 
de  choisir  eux-mêmes  dans  toutes  les  doctrines  ce  qui  leur  convient, 
il  suit  qu'un  éclectique,  en  vertu  même  de  son  principe,  ne  saurait 
s'identifier  avec  la  pensée,  avec  le  choix  d'un  autre  éclectique. 

L'écueil  de  l'éclectisme  est  celui-ci  :  c'est  la  difficulté  qu'il  éprouve 
nécessairement  pour  aboutir  au  dogmatisme.  Nous  ne  disons  point 
que  la  difficulté  soit  insurmontable.  Leibnitz  et  Hegel  en  ont  triom- 
phé jusqu'à  un  certain  point;  mais  il  est  évident  que,  si  le  vrai  dog- 
matisme est  le  résultat  simple  d'une  affirmation  primordiale,  il  doit 
rencontrer  dans  les  conditions  même  des  tendances  éclectiques  les 
plus  sérieux  obstacles.  C'est  dans  la  nature  des  choses,  et  il  n'y  a  là 
de  la  faute  de  personne. 

Interrogeons  l'histoire  des  idées,  nous  verrons  l'esprit  humain 


DU  CARTÉSIANISME  ET  DE  L'ÉCLECTISME.  949 

s'enthousiasmer  pour  un  système,  puis  en  prendre  dégoût;  nous  le 
verrons  môme  à  certaines  époques  témoigner  une  sorte  de  dédain 
général  s'adressant  à  tous  les  systèmes.  Cette  disposition  n'est  pas 
durable;  bientôt  l'indestructible  vocation  de  l'esprit  humain  pour  le 
dogmatisme  se  fait  jour  et  reparaît  avec  une  ambition,  avec  une 
énergie  nouvelle.  Aussi,  tout  en  se  préoccupant  comme  il  convient 
des  tendances  sceptiques  qui  peuvent  de  nos  jours  énerver  les  âmes 
et  troubler  les  esprits,  on  ne  doit  pas  en  concevoir  une  découra- 
geante inquiétude.  Il  n'y  a  pas  pour  le  scepticisme  de  triomphe 
éternel;  autrement  il  faudrait  fermer  le  livre  de  l'histoire  et  de  la 
vie.  L'esprit  de  l'homme  revient  au  goût  du  vrai,  ainsi  qu'à  la  con- 
viction qu'il  est  doué  de  la  puissance  nécessaire  pour  le  trouver.  On 
peut  même,  à  certains  symptômes,  reconnaître  aujourd'hui  une  ten- 
dance assez  générale  à  se  mettre  à  la  recherche  de  solutions  plus 
positives  et  plus  satisfaisantes  que  les  solutions  connues.  Il  doit  être 
en  effet  dans  la  destinée  de  l'éclectisme  de  donner  naissance  à  des 
développemens  divers  qui  le  contredisent  sur  des  points  essentiels. 
Ces  contradictions,  par  lesquelles  marche  la  science,  sont  honora- 
bles pour  ceux  qui  en  sont  l'objet,  car  elles  prouvent  qu'ils  ont  mis 
les  armes  à  la  main  à  ceux  qui  les  combattent. 

Puissions-nous  ne  pas  nous  abuser  en  espérant  que  dans  l'avenir 
le  mouvement  philosophique  aura  un  autre  caractère  que  les  travaux 
accomplis!  Ces  travaux,  nous  le  répétons,  ont  été  utiles,  méritoires; 
quelques-uns  sont  excellens.  Maintenant  d'autres  besoins  deman- 
dent d'autres  efforts.  Nous  voudrions  aujourd'hui  voir  sur  le  premier 
plan  plutôt  la  pensée  individuelle  que  l'érudition  et  l'histoire.  Ce 
qui  se  passe  n'est-il  pas  fait  pour  ranimer  l'ardeur  de  l'esprit,  pour 
l'exciter  à  user  de  toutes  ses  forces?  On  dirait  comme  une  conspi- 
ration générale  contre  la  raison  humaine  :  nous  ne  croyons  pas  que 
depuis  le  xvr  siècle  elle  ait  jamais  été  plus  assaillie,  plus  accusée. 
Dans  la  patrie  de  Kant  domine  le  mysticisme,  ou,  pour  parler  le  lan- 
gage du  pays,  le  supernaturalisme,  avec  d'autant  plus  de  puissance 
qu'il  déploie  un  grand  appareil  métaphysique  et  une  vaste  érudi- 
tion. Ici  c'est  à  moins  de  frais  que  la  raison  est  poursuivie  :  on  lui 
reproche  son  impuissance  sans  se  mettre  en  peine  de  la  prouver, 
mais  en  revanche  la  déclamation  s'emporte  parfois  jusqu'à  la  fureur. 
Il  semblerait  que  le  caractère  spiritualiste  des  opinions  philosophi- 
ques de  notre  âge  devrait  tempérer  la  passion  des  défenseurs  offi- 
ciels et  officieux  de  la  religion  et  de  f  église.  Détrompez-vous  :  le 
spiritualisme  de  notre  époque  est  réputé  par  eux  plus  dangereux 


950  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

que  le  matérialisme  du  siècle  dernier.  Il  faudrait  désespérer  des 
destinées  de  la  philosophie,  si  ces  attaques  et  ces  injustices  n'inspi- 
raient pas  à  ses  représentans  une  foi  plus  vive  dans  la  puissance  et 
dans  les  droits  de  la  raison  calomniée.  C'est  cette  foi  qui  fit  au 
XVII*  siècle  la  grandeur  du  cartésianisme,  c'est  elle  qui  alors  gagnait 
à  la  philosophie  tant  de  disciples  et  d'adhérens.  Ajoutez  à  cette  foi 
vivifiante  l'étendue  de  la  doctrine  de  Descartes,  la  multiplicité  des 
objets  auxquels  elle  s'appliquait,  et  vous  aurez  trouvé  les  deux 
causes  de  l'immense  autorité  qu'elle  exerça.  Le  médecin ,  le  physio- 
logiste, l'astronome,  le  physicien,  le  géomètre,  le  moraliste,  ren- 
contraient dans  la  science  qu'ils  cultivaient  la  trace  de  Descartes ,  et 
il  fallait  bien  que  chacun  d'eux  tînt  compte  de  cette  impérieuse  et 
féconde  intervention.  A  défaut  d'un  de  ces  grands  systèmes  qui  em- 
brassent tout,  nous  voudrions  qu'en  France  l'esprit  philosophique, 
ayant  la  conviction  de  sa  force,  voulût  porter  partout  son  influence, 
mettre  son  empreinte  partout.  Les  sciences,  les  lettres,  la  politique, 
offrent  à  l'esprit  philosophique  des  régions  à  fertiliser.  En  vain 
l'industrialisme  affirme  qu'il  est  à  lui  seul  toute  sagesse;  quand 
l'homme  avec  le  fer,  le  feu,  l'air  et  la  vapeur,  aura  épuisé  la  docilité  de 
la  matière,  il  se  retrouvera  toujours  le  même,  et  il  devra  toujours 
apprendre  à  se  gouverner  lui  et  les  autres.  Depuis  vingt  ans,  l'ima- 
gination a  régné  sans  contrepoids  dans  les  lettres  et  dans  les  arts , 
on  a  eu  pour  la  forme  et  pour  la  fantaisie  des  adorations  sans  réserve 
et  sans  frein.  Pourquoi  donc  aujourd'hui ,  autour  des  idoles  qu'on 
encensait  naguère,  s'est-il  fait  tant  de  solitude  et  de  silence?  C'est 
qu'on  a  compris  que  dans  beaucoup  de  ces  simulacres  l'esprit  n'ha- 
bitait pas;  aussi  les  seuls  artistes  qui  n'avaient  pas  fait  divorce  avec 
la  pensée,  avec  la  raison,  n'ont  pas  perdu  la  faveur  de  la  foule,  et, 
ce  qui  vaut  mieux  encore,  leur  propre  estime.  Ainsi  donc  l'état  des 
croyances  religieuses  en  Europe,  le  matérialisme  politique,  dans  les 
lettres  et  dans  les  arts  une  décadence  passagère,  tout  vient  provo- 
quer la  philosophie  à  de  nouveaux  travaux.  Cet  appel  sera  compris. 
En  face  des  attaques  et  des  clameurs  d'un  fanatisme  aveugle,  au 
milieu  de  l'apathie  des  uns,  de  la  déroute  des  autres,  sachons  main- 
tenir l'esprit  philosophique  dans  sa  liberté,  le  développer  dans  sa 
force.  En  dépit  de  toutes  les  déclamations  et  de  toutes  les  folies, 
la  France  sera  toujours  comme  le  sol  natal  de  la  raison ,  et  l'arbre 
de  la  science  ne  sera  pas  déraciné. 

Lerminier. 


yiiin    I  II    II  jijj 


MOUVEMENT 


DES  PEUPLES  SLAVES. 


1»VUJBL  FASSE,  UEURS  TEBTDANCES  NOITVXIJ^^. 


^VJ^  PB  H.  |UÇKIBWI«. 


Les  peuples  slaves  prés^enteat  un  des  plus  grands  spectacles  de  notre 
époque.  Ils  n'ont  long-temps  joué  qu'un  rôle  secondaire,  restante  l'écart, 
ébauchant  leur  tardive  civilisation,  et  sans  influence  au  dehors;  mais  pour 
eux  aussi,  depuis  un  demi-siècle,  tout  a  bien  changé.  L'empire  russe  s'étend 
sans  mesure;  il  touche  aux  frontières  de  l'Allemagne  et  à  celles  de  la  Chine, 
aux  portes  de  l'Inde  et  à  la  Perse  ;  il  menace  l'Occident ,  convoite  Con- 
stgptinople,  et  dispute  l'Asie  aux  Anglais.  Tout  autour  du  colosse,  en 
Bohême,  sur  les  bords  du  Danube,  dans  les  Krapaks  et  les  montagnes  illy- 
riennes,  les  Slaves  étaient  dans  l'abaissement.  Courbés  sous  des  dominations 
étrangères,  ils  demeuraient  muets  et  oubliés  :  ils  se  relèvent  aujourd'hui. 
Ceux  de  l'Autriche  cessent  d'être  une  foule  obscure  et  sans  physionomie;  ils 
redeviennent  une  i?ati.on.  Us  réclament  lj[iUA-,liiJi^<:ie  tonjbée  m  désuétude;  ils 


952  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

remettent  en  honneur  leurs  anciennes  coutumes;  ils  rapprennent  leurs 
vieilles  chansons.  Savans,  publicistes,  poètes,  attisent  dans  les  cœurs  le  pa- 
triotisme, et  provoquent  une  insurrection  paciflque,  mais  résolue,  contre  l'in- 
fluence allemande.  Les  peuples  les  plus  braves  de  la  Turquie,  Bosniaques, 
Serbes,  Albanais,  sont  Slaves;  le  même  désir  d'indépendance  les  anime; 
ils  sentent  leur  force  et  la  faiblesse  de  leurs  maîtres,  et  ils  s'agitent  comme 
un  camp  au  réveil.  La  Pologne  enfin,  que  l'on  croyait  perdue,  grandit  de 
cœur  dans  son  martyre;  elle  garde  une  indestructible  espérance,  et  cette  géné- 
reuse nation  tombée,  mais  non  pas  déchue,  donne,  en  ce  siècle  de  calcul  et 
d'égoïsme,  l'exemple  de  l'enthousiasme  et  du  dévouement.  Ainsi,  des  bords 
d&  la  mer  Blanche  aux  falaises  de  l'Adriatique ,  et  des  Alpes  orientales  à 
l'Oural,  les  peuples  sont  ébranlés  :  ici,  c'est  un  empire  qui  marche  à  la  souve- 
raineté du  monde;  là,  une  infortune  héroïque;  ailleurs,  des  vaincus  qui  fré- 
missent contre  le  joug  ou  l'ont  déjà  secoué,  et  partout  également  une  émo- 
tion profonde,  l'élan  vers  des  destinées  nouvelles,  une  solennelle  attente  de 
l'avenir.  Une  race  entière  prend  son  essor.  C'est  là  plus  qu'un  événement 
politique;  c'est  aussi  une  révolution  morale  qui  semble  commencer  dans  une 
moitié  de  l'Europe. 

La  question  slave  touche  à  toutes  les  grandes  questions  de  l'époque.  On  la 
connaît  mal  cependant.  On  s'est  peu  occupé  encore  de  ces  nouveaux  arrivans 
de  l'histoire,  restés  en  partie  à  demi  barbares,  et  dont  les  plus  avancés  s'em- 
pressaient hier  à  nous  copier.  Tout  se  passe  d'ailleurs  avec  tant  de  mystère 
dans  ce  monde  slave,  si  différent  et  pourtant  si  voisin  du  nôtre.  Quelquefois 
un  bruit  nous  en  arrive;  puis  tout  redevient  silencieux,  jusqu'à  ce  qu'un  évé- 
nement soudain  nous  apprenne  en  éclatant  ce  qui  se  préparait,  à  notre  insu, 
parmi  ces  peuples.  L'attention  se  tourne  enfin  sérieusement  vers  eux;  on  les 
visite,  on  s'informe  avec  curiosité  de  tout  ce  qui  les  regarde,  on  commence  à 
apprendre  leurs  langues,  et  les  gouvernemens  sentent  le  devoir  de  favoriser 
des  études  dont  l'intérêt  devient  général. 

Dans  plusieurs  universités  d'Allemagne,  à  Berlin,  à  Breslau,  à  Leipzig,  à 
Erlangen,  on  a  fondé  des  chaires  de  littérature  slave.  Le  collège  de  France 
en  possède  une  depuis  trois  ans,  et  c'est  la  plus  importante  de  celles  qu'on 
a  créées;  elle  excite  les  vives  espérances  des  Slaves;  elle  est  presqu'une  insti- 
tution nationale  pour  eux.  On  y  a  appelé  M.  Mickiewicz,  leur  premier  poète, 
et  cette  chaire  est  la  seule  où  ils  puissent  s'expliquer  avec  une  entière  IVan- 
chise.  Sur  leur  immense  territoire,  il  n'y  a  pas  une  place  où  la  parole  soit 
libre.  L'Autriche  a  sa  censure,  et  la  Russie  n'est  qu'une  vaste  bastille.  Le  gou- 
vernement russe  mutile  les  documens,  ordonne  le  mensonge,  impose  le  si- 
lence. Il  n'est  pas  permis  de  dire  la  vérité  sur  la  maison  régnante.  Karamsin 
était  trop  honnête  homme  pour  en  écrire  l'histoire,  même  sous  Alexandre; 
1  n'a  conduit  son  ouvrage  que  jusqu'à  l'avènement  des  Romanow.  On  n'ose, 
dans  les  collèges,  parler  des  faits  les  plus  notoires.  Il  y  est  convenu,  par 
exemple,  de  dire  que  Paul  mourut  d'apoplexie,  quand  personne  n'ignore  sa 
fin  tragique.  Un  professeur  racontait  un  jour  cette  mort,  les  larmes  aux  yeux, 


h 


MOUVEMENT  DES  PEUPLES  SLAVES.  953 

et  il  porta  la  main  à  sa  cravate  avec  un  geste  expressif,  tout  en  répétant  le 
mensonge  officiel.  Ce  geste  fit  le  tour  des  lycées  russes.  Maintenant  les  Slaves 
ont  reçu  de  la  France  une  tribune  européenne.  C'est  dans  la  salle  où  professe 
M.  Mickiewicz  que  pour  la  première  fois  se  fait  entendre  librement  leur  voix. 
Cette  étroite  enceinte  est  pour  eux  une  précieuse  conquête,  et  on  y  rencontre, 
à  côté  de  la  jeunesse  de  nos  écoles,  des  émigrés  polonais,  russes,  bohèmes', 
illyriens. 

L'enseignement  du  professeur  ne  frappe  pas  moins  que  l'auditoire  par  sa 
physionomie  étrangère.  M.  Mickiewicz  est  un  esprit  d'une  autre  race  que  la 
nôtre.  Il  a  l'imagination  tournée  à  la  parabole,  naïve  et  fière,  un  enthou- 
siasme que  n'a  pas  affaissé  le  doute  séculaire  de  l'Occident,  un  mysticisme 
viril  et  affectueux  qui  commande  l'action  en  exaltant  le  patriotisme.  L'origi- 
nalité qui  distingue  M.  Mickiewicz  ne  lui  appartient  pas  tout  entière  :  elle 
est  celle  du  génie  slave,  et  produit  cette  vive  impression  que  donnent  au 
voyageur  des  sites  où  tout  est  nouveau  pour  lui.  On  regrette  cependant  que 
la  hardiesse  de  la  pensée  soit  quelquefois  impatiente  et  téméraire  chez  M.  Mic- 
kiewicz. Il  a  trop  besoin  de  foi  pour  s'arrêter  toujours  quand  il  le  faudrait. 
Il  aurait  sans  cela  été  moins  entraîné  aux  espérances  prématurées  qui  agitent 
une  partie  de  l'émigration  polonaise.  Nous  ne  saurions  partager  toutes  ses 
idées;  mais  alors  même  qu'on  se  sépare  le  plus  de  lui,  on  reconnaît  à  sa 
parole  élevée  sans  emphase,  énergique  sans  effort,  cette  sévère  autorité  que 
la  plus  belle  éloquence  ne  donne  pas,  et  que  possède  l'homme  le  plus  simple, 
si  le  devoir  est  son  soin  suprême.  C'est  un  entier  oubli  de  l'effet  :  jamais  le 
moi,  et  toujours  l'homme,  et  l'on  est  heureux,  en  écoutant  M.  Mickiewicz, 
de  se  sentir  sous  l'influence  d'un  noble  caractère. 

Depuis  l'ouverture  de  son  cours,  M.  Mickiewicz  a  esquissé  le  tableau  com- 
plet de  l'histoire  et  de  la  littérature  slaves.  On  a  publié  en  polonais  les  leçons 
des  deux  premières  années ,  et  l'on  vient  de  les  traduire  en  allemand  .•  nous 
espérons  que  nous  ne  tarderons  pas  trop  à  les  posséder  en  français.  Ce  livre 
est  le  plus  important  qui  ait  paru  sur  les  Slaves.  On  est,  à  sa  lecture,  comme 
transporté  dans  leur  patrie.  On  visite  les  diètes  orageuses  de  la  Pologne,  le 
Kremlin  plein  de  supplices,  la  chaumière  du  serf,  le  château  du  seigneur, 
les  rochers  illyriens,  les  forêts  qui  résonnent  du  bourdonnement  des  abeilles 
et  du  chant  des  oiseaux,  les  steppes  silencieuses.  On  assiste  aux  grandes  épo- 
ques des  Slaves,  à  leurs  luttes  contre  l'Asie,  à  leurs  querelles  intestines,  et 
l'on  entend ,  au-dessus  de  ces  bruits  de  guerre,  des  voix  harmonieuses,  des 
chants  de  triomphe  ou  de  deuil  qui  se  succèdent  comme  ceux  d'une  vaste 
épopée  nationale;  poésie  généreuse,  tendre,  héroïque,  qui  respire  l'air  libre 
des  campagnes,  et  unit  aux  magnificences  orientales  l'énergie  du  Nord. 

M.  Mickiewicz  a  mieux  que  personne  surpris  le  secret  des  peuples  slaves; 
il  n'a  pas  saisi  seulement  leur  physionomie,  il  a  pénétré  jusqu'à  l'ame.  On  est 
frappé  de  voir  combien  ils  nous  ressemblent  peu.  Tant  qu'on  n'est  pas  averti 
de  cette  différence,  on  se  trompe  singulièrement  sur  leurs  affaires;  on  a  beau 
chercher  à  suivre  leurs  mouvemens ,  on  n'en  devine  pas  plus  la  directio» 


954  REVUE  DES  DÉ«X  STONÎ^i. 

qu'on  ne  comprendrait  les  marches  et  contt-e-marcheS  d*iine  arfnéc  quand  o^ 
ignorerait  la  manœuvre  qu'elle  exécute.  Nous  n'avions  guère  jusqu'ici  qu« 
de  vagues  et  inexactes  notions  sur  les  Slaves.  Nous  ferons  connaître,  d'après 
M.  Mickiewicz ,  leur  génie,  leurs  institutions,  et  les  influences  qui  ont  agi 
sur  eux.  Nous  interrogerons  même  avec  lui  l'époque  primitive;  cette  étude 
nous  donnera  de  précieuses  lumières.  Il  est  resté  jusqu'à  ce  jour  de  nom- 
breuses coutumes  de  ces  temps  anciens,  et  le  caractère  national ,  malgré  tout 
ce  qui  l'a  altéré,  est  au  fond  demeuré  le  même,  surtout  chez  le  peuple.  Main- 
tenant les  Slaves,  après  avoir  imité  l'Europe  et  l'Asie,  semblent  vouloir  rede- 
venir eux-mêmes.  Aussi  étudient-ils  avec  passion  leurs  origines,  et  le  zèîe 
qu'ils  mettent  à  ces  recherches  montre  assez  qu'elles  cachent  pour  eux  quel- 
que puissant  intérêt  patriotique.  Une  fois  que  nous  connaîtrons  l'esprit  qui 
anime  les  Slaves  et  les  idées  qui  les  gouvernent,  nous  serons  en  état  déjuger 
ce  qui  se  passe  aujourd'hui  parmi  eux.  Leurs  tendances  nous  éclaireront  sur 
la  mission  qu'ils  ont  reçue,  et  nous  pourrons  entrevoir  l'avenir  que  la  Provi- 
dence leur  réserve. 

Partout  où  ils  sont  soumis  à  une  race  étrangère,  en  Autriche,  en  Turquie, 
ils  finiront  sans  doute  par  s'affranchir.  Il  est  probable  aussi  que  les  Russtes 
s'étendront  encore  en  Asie.  Mais  la  Pologne  se  relèvera-t-elle  ?  la  Russie  par- 
viendra-t-elle  à  dominer  en  Europe  ?  sera-t-elle  toujours  elle-même  courbée 
sous  le  despotisme  des  tsars?  ou  bien,  comme  plusieurs  raisons  portent  à  le 
présumer,  tandis  que  l'Occident  se  transforme ,  se  prépare-t-il  aussi  parmi 
les  Slaves  une  révolution  pareille  qui  ferait  d'eux  les  auxiliaires  de  la  liberté? 
Nous  examinerons  ces  hautes  questions,  et  nous  chercherons  à  y  répondre. 


I.  —  ÉPOQUE  PRtMti'IVE. 

L'instinct  mystérieux  qui  enseigne  aux  oiseaux  les  routes  de  l'air  et  guide 
les  peuples  aux  pays  qui  leur  sont  préparés  conduisit,  à  une  époque  ignorée, 
bien  des  siècles  avant  Jésus-Christ,  les  Slaves  du  fond  de  l'Asie  aux  plaines 
de  l'Europe  orientale.  Ils  se  sont  répandus  plus  loin  :  on  retrouve  leurs  ves- 
tiges dans  la  Belgique,  dans  la  Vendée,  jusqu'en  Angleterre;  mais,  refoulés 
bientôt  par  les  Celtes  et  les  Germains ,  plus  puissamment  organisés ,  ils  se 
sont  concentrés  autour  des  Krapaks.  Au  pied  de  ces  monts  se  déroulent  des 
plaines  immenses  que  la  charrue  sillonne  aisément.  Le  commerce  n'est  pas 
provoqué  dans  ces  contrées  par  des  mers  ou  des  fleuves  faciles;  elles  atten- 
daient un  peuple  de  laboureurs ,  et  le  Slave  est  né  pour  les  soins  de  l'agri- 
culture. Tandis  que  le  Bédouin  ne  peut  quitter  sa  vie  errante,  le  Slave,  devenu 
maître  de  vastes  steppes,  ne  les  a  jamais  traversées  qu'avec  un  secret  effroi, 
et  il  s'y  est  établi  sans  se  faire  nomade.  II  n'aime  pas  davantage  les  villes;  il 
lui  faut  la  campagne;  non  pas  la  métairie,  mais  le  village. 

L'organisation  primitive  des  Slaves  offre  un  spectacle  unique,  qui  ne  peut 
s'expliquer  que  par  leur  religion.  Ils  adoraient  un  dieu  suprême  et  rémuué- 


MOUVEMENT  DES  PEUPLES  SLAVES.  955 

rateur,  croyaient  à  rimmortalité  de  l'ame,  et  reconnaissaient  un  esprit  déchu 
dieu  noir  qui  combattait  le  dieu  blanc.  Du  reste,  ils  n'avaient  pas  l'idée 
d'une  révélation;  ils  n'ont  point  eu  de  prophètes,  et  aucun  messie  ne  les  a 
visités.  La  simplicité  de  cette  religion  prouve  la  haute  antiquité  des  Slaves; 
ces  peuples  se  sont  constitués  avant  la  crise  qui  a  produit  les  mytholg^ies  ils 
conservèrent  pures  les  traditions  de  l'âge  patriarcal.  Ils  en  avaient  surtout  re- 
tenu les  rites  domestiques  et  agricoles.  Dans  leurs  fêtes,  ils  célébraient  les 
esprits  des  aïeux  et  les  divinités  des  champs.  La  vie  de  famille  et  les  travaux 
de  la  campagne  étaient,  jusque  dans  leurs  moindres  détails,  réglés  avec  une 
rigueur  liturgique.  Repas,  vêtemens,  habitation ,  labour,  semailles  et  mois- 
son, heures,  journées,  saisons,  rien  n'était  indifférent,  tout  avait  un  sens 
mystique. 

Les  Slaves  ne  pouvaient  avoir  de  prêtres;  un  sacerdoce  suppose  une  révé- 
lation. Ils  n'avaient  non  plus  ni  seigneurs,  ni  rois.  Certains  hommes  étaient, 
chez  les  anciens,  élevés  au-dessus  du  peuple,  parce  qu'on  les  croyait  issus 
des  dieux,  et  les  Slaves  n'avaient  pas  de  mythologie.  Ils  étaient,  à  cause  de 
leur  dogme,  tous  égaux  et  frères,  et  chacun  égal  à  tous.  Dans  leurs  assem- 
blées générales,  dans  les  assises  du  jury  (1),  et  plus  tard  dans  les  diètes  po- 
lonaises, le  consentement  unanime  était  nécessaire;  on  ne  pouvait  prendre 
une  décision  dès  qu'une  voix  s'y  opposait.  C'est  là  un  principe  essentiel  du 
droit  slave. 

Lorsqu'un  village  comptait  plusieurs  familles  de  plus  de  sept  membres, 
et  qu'une  année  fertile  donnait  double  ou  quadruple  récolte,  il  fondait  une 
colonie.  Les  vieillards  déterminaient,  d'après  les  anciennes  coutumes,  le 
départ,  la  route,  le  terme  du  voyage.  Arrivés  sur  leurs  nouvelles  terres,  les 
émigrans  attelaient  un  bœuf  blanc  et  un  bœuf  noir,  et  le  sillon  tracé  était 
la  limite  légale.  La  colonie  s'appelait  swoboda  ou  sloboda  (liberté).  Il  s'y 
trouvait  un  bois  sacré  pour  les  cérémonies  religieuses,  les  assises  du  jury, 
€t  la  discussion  des  affaires  publiques.  En  cas  d'invasion,  on  coupait  des 
rameaux  des  arbres  sacrés  et  on  les  envoyait  aux  voisins ,  qui  accouraient 
à  ce  signal.  A  côté  du  bois,  une  enceinte  fortifiée  servait  de  refuge  contre  les 
attaques  imprévues.  Une  troisième  place  correspondait  au  mont  Palatin  de 
Rome;  c'était  là  que  s'offraient  les  sacrifices;  là  aussi  plus  tard  on  exécuta 
les  criminels  et  on  brûla  les  cadavres.  On  réservait  une  terre  communale , 
que  tous  les  colons  devaient  cultiver.  Les  récoltes  s'emmagasinaient  dans  des 
greniers  publics  et  servaient  à  défrayer  les  hommes  qui  formaient  la  milice 
et  à  nourrir  le  peuple  dans  les  temps  de  famine.  Le  reste  du  territoire  se  par- 
tageait en  lots  égaux;  chaque  ménage  en  recevait  un  plutôt  en  usufruit  qw'en. 
propriété;  il  ne  pouvait  ni  le  vendre,  ni  l'aliéner,  ni  l'augmenter.  Chaque 
n)ënage  se  bâtissait  aussi  une  maison  de  bois.  Les  vieillards  désignaient  le 

(I)  Les  Saxons  et  les  Anglais  se  disputent  l'honneur  d'avoir  créé  le  jury.  Des 
deux  côtés,  on  a  lort.  Le  jury  est  une  institution  slave,  que  les  Saxons  ont  adoptée 
très  anciennement,  et  transportée  en  Angleterre. 


956  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

jour  et  l'heure  où  on  devait  abattre  l'arbre;  toujours  cet  arbre  avait  la  même 
grandeur,  et  la  maison,  la  même  dimension.  L'avidité  de  l'homme  était  con- 
tenue ainsi  dans  de  justes  bornes  (1).  Les  Slaves  voyaient  d'ailleurs  un  péché 
dans  la  propriété;  ils  ne  s'appropriaient  jamais  rien  sans  des  rites  expiatoires, 
afin  que  cette  impiété  ne  leur  attirât  pas  malheur.  Le  mariage  était  également 
une  souillure  à  leurs  yeux;  ils  en  croyaient  le  premier  fruit  frappé  de  malé- 
diction, et  mettaient  même  à  mort  les  premiers-nés  de  certains  animaux 
domestiques.  Les  Serbes  appellent  encore  aujourd'hui  l'aîné  le  premier  fils  du 
péché.  Le  cadet,  comme  le  plus  pur,  avait  la  meilleure  part  des  bénédictions 
paternelles;  à  la  mort  du  père,  il  succédait  à  ses  droits  sur  le  domaine  d« 
famille,  et,  si  ses  frères  étaient  trop  nombreux  pour  rester  avec  lui,  ils  allaient 
former  un  nouvel  établissement. 

Ainsi  les  Slaves  couvrirent  peu  à  peu  de  vastes  contrées  de  leurs  petites  co- 
lonies. Ce  n'était  pas  une  conquête  à  main  armée;  c'était  un  progrès  lent, 
continuel,  une  invasion  pacifique  des  terres  labourables.  Ces  camps  agricoles 
n'étaient  point  unis  par  des  intérêts  communs;  ils  n'avaient  d'autres  rapports 
que  ceux  de  bon  voisinage.  Les  premiers  Slaves  ne  surent  point  former  d'états, 
ils  ne  se  liguèrent  jamais  pour  de  grandes  expéditions,  ils  n'élevèrent  pas 
de  monumens,  ils  ne  composèrent  point  de  vastes  poèmes.  Tout  entiers  aux 
soins  de  leurs  champs,  ils  bornaient  leur  pensée  aux  limites  d'un  village;  mais 
chez  aucun  autre  peuple  les  villages  n'eurent  d'aussi  belles  institutions.  De 
l'Oder  au  Volga,  entre  les  tribus  guerrières  de  la  Germanie  et  les  farouches 
nomades  des  steppes ,  cette  partie  du  Nord  offrait  une  sorte  d'idylle  sociale  : 
un  peuple  paysan ,  juste,  bon ,  paisible ,  en  cultivait  les  plaines.  Dans  l'en- 
ceinte de  la  sloboda  se  cachait  une  vie  fraternelle  et  heureuse.  Les  Slaves, 
libres,  joyeux,  insoucians,  mêlaient  leurs  travaux  de  chants  et  de  danses.  On 
ne  voyait  parmi  eux  ni  riches,  ni  pauvres;  ils  avaient  peu  de  besoins,  igno- 
raient l'ambition,  et  exerçaient  la  plus  cordiale  hospitalité.  Quand  ils  allaient 
travailler,  ils  laissaient  leurs  maisons  ouvertes  pour  que  le  voyageur  pût  y 
Irouver  asile  et  nourriture,  et  l'étranger  qui  traversait  leurs  campagnes  était 


(t)  Il  est  resté  quelque  chose  de  cet  esprit.  Les  Slaves  n'ont  pas  le  jaloux  et  cu- 
pide égoïsme  de  la  propriété,  qui  est  uue  des  plaies  de  notre  Occident.  On  ne  voit 
ni  haies  ni  murs  dans  les  campagnes;  les  propriétés  ne  sont  séparées  que  par  une 
bande  de  gazon.  Ce  serait  un  grand  crime  à  l'homme  d'y  toucher;  mais  les  animaux 
peuvent  en  manger  l'herbe,  et,  quand  les  blés  sont  hauts,  les  vaches  broutent  à 
la  file  l'étroite  limite.  On  craint  si  fort  d'entamer  du  soc  ce  ruban  vert,  que  presque 
partout  il  s'est  beaucoup  élargi.  Les  terres  sont  en  jachère  tous  les  deux  ans;  elles 
deviennent  alors  communes,  et  chacun  peut  y  faire  pâturer  librement  son  bétail. 
Les  paysans  observent  encore  les  anciens  rites  dans  la  construction  de  leurs  mai- 
sons. Si  l'un  d'eux,  opprimé  par  son  seigneur,  s'enfuit,  pas  un  de  ses  voisins  ne 
voudra  s'emparer  de  sa  propriété;  coutume  d'une  haute  moralité  qui  abolit  toute 
idée  de  conflbcalion  et  empêche  de  profiter  du  malheur  de  son  prochain.  Les  procès 
sont  très  rares,  et  l'hospitalité  est  sans  bornes. 


MOUVEMENT  DES  PEUPLES  SLAVES. 

charmé  de  cette  vie  facile  et  gaie ,  de  ces  mœurs  douces  et  sympathiques,  de 
cet  accueil  bienveillant. 

Mais  l'homme  n'est  pas  fait  pour  se  reposer  sous  les  ombrages  du  verger 
paternel;  un  tranquille  bonheur  ne  lui  est  pas  permis.  Ces  temps  anciens 
curent  aussi  leurs  alarmes  et  leurs  infortunes.  Les  fêtes  rustiques  des  Slaves 
étaient  souvent  troublées.  Une  grande  calamité  frappa  ce  peuple  et  le  punit 
de  son  organisation  imparfaite.  Les  Slaves,  dispersés  en  une  multitude  de  co- 
lonies, purent  être  séparément  attaqués  et  conquis.  Il  leur  fut  impossible  d'ar- 
rêter les  flots  des  envahisseurs  et  de  se  maintenir  indépendans;  ils  se  virent 
traînés  en  esclavage  chez  tous  les  peuples  de  l'Europe,  et  le  mot  même  d'esclave 
chez  les  Romains  et  au  moyen-âge  fut  pris  du  nom  de  cette  race,  qui  subit  plu- 
sieurs fois  de  dures  servitudes.  Enlevés  de  leurs  villages,  les  Slaves  étaient  con- 
duits aux  cités  romaines  et  y  menaient  une  vie  misérable  dans  le  regret  du 
bonheur  perdu.  Deux  chefs-d'œuvre  delà  statuaire  antique  attestent  encore  ces 
souffrances.  Le  Scythe  esclave  est  évidemment  un  Slave;  on  le  reconnaît  à 
l'angle  facial.  Le  front  déprimé  et  chauve  annonce  de  longues  méditations, 
la  joue  est  creuse,  le  regard  terne;  rien  n'égale  l'expression  de  la  bouche.  Cet 
homme  paraît  regarder  sa  victime  et  sentir  le  malheur  d'être  obligé  de  la 
torturer.  Il  se  résigne  cependant;  il  est  effrayé  et  triste.  Le  Gladiateur  mou- 
rant qsX  un  type  encore  plus  sublime  des  mêmes  douleurs.  Byron,  le  premier, 
reconnut  en  lui  un  Slave.  Son  génie  devina  mieux  que  le  goût  de  Winckelmann 
et  la  science  de  Visconti.  Ce  gladiateur  expire  sur  l'arène  du  cirque  de  Rome. 
Son  sang  commence  à  couler  à  rares  et  grosses  gouttes  qui  ressemblent,  dit 
le  poète ,  à  ces  gouttes  qui  tombent  avant  Torage.  Il  ne  s'occupe  pas  de  ce 
qui  l'entoure,  il  ne  voit  plus  les  spectateurs,  il  ne  semble  pas  même  animé  de 
colère  ou  de  honte,  il  est  en  extase;  à  ce  moment  suprême,  il  se  rappelle  sa 
hutte  au  bord  du  Danube,  au  milieu  d'une  prairie,  dont  on  l'a  arraché.  C'est 
la  figure  la  plus  tragique  de  l'art  ancien. 

Pendant  plus  de  mille  ans,  les  Slaves  menèrent  la  vie  que  nous  venons 
d'esquisser.  Cette  époque  d'unité  confuse  s'est  passée  sans  évènemens  et  n'a 
pas  d'histoire.  Les  colons  firent  chaque  année  leurs  semailles  et  leurs  mois- 
sons; il  n'y  a,  sauf  de  fréquens  esclavages,  pas  d'autre  nouvelle  à  donner 
d'eux.  Mais  au  yV  siècle  après  Jésus-Christ,  une  crise  s'opère,  et  les  Slaves 
se  séparent  en  peuples  divers,  qui  ont  chacun  leur  génie,  leur  langue,  leur 
histoire,  leur  littérature. 

La  Russie  se  développa  surtout  dans  sa  lutte  contre  les  Mongols.  Après 
deux  siècles  d'humiliante  servitude,  elle  parvint  à  chasser  les  nomades.  Née 
sous  l'inspiration  de  cette  résistance  long-temps  malheureuse,  la  poésie  russe 
est  grave,  triste,  pénétrée  de  religion,  mais  d'une  religion  qui  prie  pour  la 
terre  plus  que  pour  le  ciel;  elle  rêve  pourtant  déjà  la  force,  la  puissance  et 
l'empire,  et  se  tient  prosternée  devant  la  majesté  du  tsar.  La  poésie  polonaise 
est  bien  différente;  le  patriotisme  en  est  l'ame.  Le  poète  polonais  célèbre 
plus  souvent  que  le  roi  les  héros  qui  ont  bien  mérité  de  la  république.  La 


958  REVUE  DES  DBl?X  MONDES. 

patrie  a  ses  plus  beaux  chants  et  ses  plus  saintes  pensées;  elle  est  pour  lui 
un  nom  magique,  plus  doux  même  que  celui  de  l'amour. 

Entre  les  Mongols  et  les  Turcs,  les  Russes  et  les  Polonais,  s'étendent  de 
vagues  espaces,  immense  steppe,  grand  chemin  d'Asie  en  Europe,  route  d«s 
contagions,  des  armées  d'insectes,  des  invasions  nomades,  champ  de  bataille 
où  se  sont  mêlés  dans  le  sang  les  peuples  de  l'Orient  et  de  l'Occident,  pays 
connu  sous  les  noms  divers  de  petite  Russie,  de  petite  Pologne  ou  d'Ukraine. 
Cette  terre,  souvent  dépeuplée,  d'une  végétation  vigoureuse ,  couverte  de 
hautes  herbes,  est,  comme  dit  un  poète,  labourée  par  le  pied  des  ciievaux, 
engraissée  de  corps  morts,  arrosée  d'une  fine  pluie  de  sang,  qui  fait  germer 
une  vaste  moisson  de  tristesse.  Les  Cosaques  l'habitent  maintenant.  D'ori- 
gines confuses  et  diverses,  ils  parlent  une  langue  intermédiaire  entre  le  russe 
«t. le  polonais,  et  ont  servi  d'abord  pour  les  Polonais,  puis  pour  les  Russes, 
quelquefois  même  pour  les  Turcs.  Leur  littérature  a  subi  plus  d'une  influence 
aussi-  Leurs  chants  sont  surtout  des  chants  de  guerre,  d'une  énergique 
beauté.  Le  poète  cosaque,  assis  devant  sa  hutte  de  joncs,  près  de  son  cheval 
qui  broute,  égare  sa  vue  sur  la  steppe  verdoyante;  il  évoque  les  ombres  des 
anciens  chefe ,  il  rêve  aux  combats  du  désert ,  et  ses  chants  héroïques  sont 
répétée  avec  enthousiasme  par  tous  les  peuples  slaves. 

En  franchissant  le  Danube,  on  trouve  les  Slaves  répandus  jusqu'aux  mon- 
tagnes de  la  Macédoine.  C'est  chez  ces  voisins  de  la  Grèe^  que  la  civilisation 
pénétra  d'abord  :  ils  restèrent  pourtant  bien  au-dessous  des  autres  Slaves,  et 
cela  s'explique  aisément.  La  plaine,  grande  route  des  migrations  qui  remon- 
taient la  vallée  du  Danube,  était  sans  cesse  balayée  par  de  nouveaux  arrivans. 
Les  montagnards  gardèrent  seuls  la  pureté  de  leur  sang  dans  des  retraites 
d'une  facile  défense,  et  leurs  chansons  ont  conservé  le  souvenir  de  leurs  aven- 
tures et  de  leurs  guerres.  Dans  ces  contrées  sauvages,  la  vie  est  pauvre  et 
rude;  la  tranquillité,  continuellement  menacée.  Les  vallées  forment  autant 
decaatons  qui  communiquent  difficilement.  La  religion  même  devint  une 
soturce  de  discordes,  parce  que  ces  tribus  reçurent  le  christianisme  à  l'épo- 
que du  schisme  d'Orient.  Une  nationalité  commune  aurait  peut-être  fini  par 
les  unir;  mais  la  civilisation  étrangère  s'était  imposée  de  bonne  heure  à  ces 
peuples,  et,  sans  |)ouvoir  leur  communiquer  une  sève  vivifiante,  n'avait  fait  que 
contrarier  leur  libre  développement.  A  la  fin  du  xiii^  siècle  toutefois,  les  Serbes 
furent  sur  le  point  d'unir  tous  ces  petits  états  sous  une  même  domination, 
lorsque  cet  empire  naissant  fut  détruit  par  les  Turcs  dans  une  seule  bataille. 
La  noblesse  et  le  clergé  durent  émigrer  ;  ils  emportèrent  avec  eux  sans  retour 
la  richesse,  la  science  et  les  souvenirs  traditionnels.  Le  pauvre  peuple  resta 
seul  avec  son  deuil,  et  son  esprit  s'y  est  fixé  pour  jamais;  aucune  pensée  n'est 
venue  l'en  distraire,  aucune  espérance  ne  l'a  détourné  vers  l'avenir;  il  est 
demeuré  inconsolable,  Aujourd'imi  encore,  les  Serbes  versent  des  larmes  en 
passant  sur  les  funestes  champs  de  Kossovo.  Leur  haute  poésie  ne  fait  que 
moduler  cette  longue  plainte;  elle  pleui?e  les  héros  tombés  dans  une  journée 


MOUVEMENT  DES  PEUPLES  SLAVES.  95^ 

maudite;  tout  le  reste  s'est  effacé  de  sa  triste  mémoire.  Mais  les  Serbes  oa 
une  poésie  familière,  belle  de  grâce,  de  modestie  et  de  noblesse.  Ce  sont  de 
suaves  motifs,  de  mélodieuses  improvisations,  que  les  jeunes  gens  et  les 
jeunes  filles  essaient  ensemble ,  arôme  délicat  d'ames  poétiques  et  chastes. 
Ces  chansons  sont  d'une  exquise  perfection ,  et  il  serait  aussi  impossible  d'e» 
imiter  la  virginale  candeur  que  de  contrefaire  le  geste  naïf  d'un  enfant. 

Les  Bohèmes  offrent  un  tout  autre  spectacle.  Les  montagnes  qui  les  entou- 
rent leur  assurèrent  un  long  repos,  pendant  que  les  contrées  voisines  étaient 
désolées  par  les  flots  encore  émus  de  l'invasion.  Cette  position  favorable  leur 
permit  de  bonne  heure  un  développement  assez  avancé.  Au  xi*  siècle,  ils 
ont  l'hérédité  du  trône  par  primogéniture,  et  cherchent  à  établir  l'indivisibi- 
lité des  terres  du  royaume.  Un  siècle  auparavant,  ils  écrivaient  déjà  des  ou- 
vrages en  tschèque.  Cependant,  malgré  cette  paix  et  peut-être  même  à  cause 
d'une  trop  molle  sécurité,  il  y  a  dans  cette  littérature  je  ne  sais  quoi  de  morne- 
•et  de  froid ,  et  un  germe  de  destruction  dans  ce  peuple,  qui  long-temps  n'a 
pu  deviner  sa  mission ,  tandis  que  la  Russie ,  sous  la  pression  mongole, 
et  la  Pologne,  électrisée  par  les  Turcs,  se  développaient  puissamment.  Ce 
n'est  pas  que  cette  littérature  soit  pauvre  ;  bien  au  contraire.  Les  Bohèmes, 
ont  plus  écrit  que  tous  les  autres  Slaves  réunis,  mais  leurs  volumineux 
ouvrages  manquent  d'originalité.  Après  avoir  imité  les  Allemands ,  ils  ont 
voulu  s'affranchir  de  ce  joug.  Malheureusement  ils  ont  défendu  leur  race 
plutôt  que  l'esprit  national  ;  ils  ont  eu  recours  aux  lois  et  aux  armes;  ils  ont 
prohibé  la  langue  étrangère,  au  lieu  d'assurer  à  la  leur  la  préséance  du 
génie.  On  les  a  vus  apporter  la  même  étroitesse  dans  la  religion ,  dont  le 
fanatisme  a  été  chez  eux  tout  national  aussi.  Aujourd'hui  pourtant  ils  sem- 
blent mieux  comprendre  leur  rôle,  et  reconnaissent  la  place  qui  leur  est 
assignée  parmi  les  Slaves.  Dégoûtés  des  luttes  politiques  ^  religieuses,  leurs 
savans  étudient  le  passé  pour  y  trouver  des  liens  capables  de  réunir  touç 
les  Slaves  en  une  même  famille.  Ce  ne  sont  pas  des  antiquaires  froidement 
curieux  d'une  vaine  érudition.  Un  enthousiasme  presque  religieux  fait  des^ 
Bohèmes  les  apôtres  de  la  nationalité  slave;  un  esprit  guerrier  et  poétique 
les  anime;  c'est  la  ferveur  d'une  croisade.  Écrivant  toutes  les  langues,  ils^ 
traduisent  pour  les  Serbes  les  chants  polonais,  pour  les  Polonais  les  épopées, 
serbes,  et  leurs  versions  latines  font  connaître  ces  trésors  de  poésie  à  l'Europe 
civilisée.  Les  Polonais  et  les  Russes ,  en  hostilité  ouverte,  se  supposent  tou- 
jours des  arrière-pensées  :  ils  ne  se  défient  pas  d'un  peuple  qui  élève  la  science 
au-dessus  des  passions  du  jour.  Si  on  peut  reprocher  quelquefois  aux  écri- 
vains bohèmes  de  s'attacher  trop  encore  aux  formes  de  la  nationalité,  et  de 
ne  pas  assez  tenir  compte  de  l'esprit  qui  en  est  la  vie,  ils  n'en  demeurent  pas. 
moins  reconnus  et  respectés  comme  les  patriarches  de  la  science  slave. 

L'élude  des  peuples  slaves  permet  de  saisir  entre  eux  et  les  peuples  de 
l'Occident  de  curieux  rapports  à  côté  de  notables  différences.  La  Serbie  a ,. 
comme  l'Espagne ,  défendu  la  chrétienté  contre  les  musulmans  ;  elle  a  été 
malheureuse,  mais  elle  n'a  pas  montré  moins  de  courage  que  les  vainqueurs^ 


960  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

des  Maures,  et  ses  épopées  rappellent  les  romances  du  Cid.  La  Pologne  est 
sœur  de  la  France  :  elle  n'a  pas  attendu  pour  combattre  l'heure  de  son  propre 
danger;  elle  n'a  pas  songé  à  son  existence  seulement ,  elle  a  cherché  au  loin 
l'honneur  sur  tous  les  champs  de  bataille;  elle  est  généreusement  accourue 
à  la  défense  de  l'Europe,  et  de  ses  conquêtes  elle  n'a  conservé  qu'un  sou- 
venir immense,  elle  n'a  laissé  en  liéritage  à  ses  enfans  qu'une  grande  sym- 
pathie. La  Bohême,  comme  l'Allemagne,  est  lente,  laborieuse,  fidèle  au 
passé,  enthousiaste  des  idées  abstraites.  La  Russie  ressemble  à  l'Angleterre  : 
toutes  deux  ont  été  modifiées  par  l'invasion  normande,  et  lui  doivent  leur 
persévérance,  leur  patience,  leur  promptitude;  toutes  deux  convoitent  l'em- 
pire universel ,  et  dans  les  momens  décisifs  elles  se  sont  toujours  rappro- 
chées, malgré  cette  égale  ambition. 

Voilà  donc  cinq  langues ,  cinq  littératures ,  cinq  peuples  différens;  mais 
on  peut  simplifier  l'histoire  slave.  L'événement  principal  en  est  l'antago- 
nisme de  la  Russie  et  de  la  Pologne.  Elles  se  sont  disputé  le  sceptre  de  l'Eu- 
rope orientale,  et  ont  entraîné  dans  leur  querelle  les  Slaves  de  la  Bohême, 
du  Danube  et  des  steppes.  On  n'a  pas  encore  compris  ce  qu'a  d'implacable 
ce  combat  à  outrance,  cette  Thébaïde  séculaire.  La  Russie  et  la  Pologne  ne 
sont  pas  seulement  deux  états  :  ce  sont  deux  pôles  d'un  même  monde,  deux 
idées  contraires  lancées  au  milieu  des  peuples  slaves,  qui  gravitent  tantôt 
vers  l'une,  tantôt  vers  l'autre.  Cette  dualité  a  des  racines  profondes;  elle 
agissait  déjà  sans  doute  secrètement  à  l'époque  d'unité  confuse,  où  l'on  ne 
voyait  que  communes  partout  semblables;  car,  aussitôt  après,  la  langue  se 
divise  brusquement  en  deux  dialectes,  qui  donnent  naissance  chacun  à  de 
nombreux  idiomes.  Chacun  de  ces  dialectes  a  été  déterminé  et  fixé  par  les 
idées  politiques,  morales  et  religieuses  dont  les  Russes  et  les  Polonais  sont 
les  représentans.  Ainsi  partout,  dans  la  langue,  dans  l'alphabet  même, 
comme  dans  la  religion  et  le  gouvernement,  se  manifeste  l'hostilité  qui  par- 
tage le  monde  slave.  Ce  sont  les  causes  de  cette  inimitié  profonde,  c'est  ce 
secret  de  la  Russie  et  de  la  Pologne  qu'il  nous  faut  pénétrer. 


II.   —   RUSSIE. 

'-'  Les  Slaves  étaient  incapables  de  s'élever  d'eux-mêmes  à  Tunité;  ils  avaient 
besoin ,  pour  se  former  en  états,  d'être  aidés  par  le  génie  d'une  autre  race. 
Des  tribus  guerrières  vinrent,  à  l'époque  des  grandes  invasions,  les  soumettre, 
et  leur  donner  l'organisation  politique.  Les  pirates  normands  s'emparèrent 
des  plaines  russes.  Ils  venaient  de  la  Scandinavie  et  pénétraient  par  les 
fleuves  dans  l'intérieur  des  terres.  Leurs  chefs  exerçaient  une  autorité  incon- 
testée, et  surent  attirer  tout  le  pouvoir  à  eux.  Les  Lèques  et  les  Tschèques 
fondèrent  en  même  temps  les  royaumes  de  Pologne  et  de  Bohême.  Ces  peuples 
cavaliers  descendaient  du  Caucase,  et  avaient  pris  par  les  steppes  sans  plan 
/)ien  arrêté.  Ils  formaient  une  aristocratie  fière,  turbulente^  indisciplinable. 


MOUVEMENT  DES  PEUPLES  SLAVES.  %1 

Us  choisissaient  leur  roi  dans  une  famille  privilégiée ,  et  la  couronne  était 
souvent  le  prix  de  la  course  à  cheval. 

Voilà  donc  les  Slaves  constitués  en  états  sous  l'influence  étrangère.  T.a  vie 
n'était  plus  comme  autrefois  dispersée  également  sur  tous  les  points  du  ter- 
ritoire. La  Pologne  et  la  Russie  étaient  des  corps  bien  organisés,  avec  un 
cœur  et  des  vertèbres;  le  christianisme  vint  souffler  en  eux  l'esprit.  La  Po- 
logne devint  catholique,  la  Russie  grecque.  Les  circonstances  de  la  conver- 
sion, le  caractère  du  clergé,  le  rapport  de  l'église  au  pouvoir  temporel,  tout 
fut  contraire  dans  les  deux  pays.  Les  Polonais,  vivement  pressés  par  l'empire 
germanique,  qui  faisait  la  croisade  contre  les  païens  du  Nord,  avaient  intérêt 
à  se  faire  baptiser.  Les  Allemands  cessaient  dès-lors  leurs  attaques,  et  la  Po- 
logne était  délivrée  de  ses  plus  redoutables  ennemis.  La  Russie,  au  contraire, 
faisait  trembler  les  empereurs  de  Constantinople,  qui  cherchèrent  à  convertir 
les  pirates  normands  pour  cimenter  la  bonne  intelligence.  Le  catholicisme 
mwr'n  l'Occident  à  la  Pologne;  la  Russie,  devenue  grecque,  se  tourna  vers 
l'Orient.  L'église  catholique  demeura  indépendante  du  pouvoir  temporel,  eut 
des  tribuns  pour  toutes  les  libertés,  et  compta  autrefois  parmi  ses  moines  et 
ses  prêtres  des  hommes  généreux  qui  cherchèrent  à  introduire  l'esprit  chré- 
tien dans  les  institutions  sociales.  L'église  grecque,  isolée  par  le  schisme,  se 
trouva  à  la  merci  du  prince,  qui  lui  interdit  d'abord  les  discussions  théolo- 
giques; bientôt,  par  une  conséquence  nécessaire,  il  lui  retira  la  prédication, 
enfin  la  liberté  d'écrire.  Elle  fut  réduite  au  silence,  et  loin  de  protéger  les 
peuples  contre  le  despotisme,  elle  devint  une  proie  et  une  force  pour  lui. 

Mais  l'invasion  des  Mongols  fut  l'événement  qui  eut  sur  la  Russie  l'in- 
fluence la  plus  décisive  et  la  plus  profonde.  Au  milieu  de  l'Asie  s'élève  un 
immense  plateau  caché  derrière  les  pics  étincelans  de  l'Himalaya  et  les  blancs 
sommets  de  l'Altaï,  triste  steppe  coupée  de  déserts  de  pierres,  et  battue  par 
les  tempêtes  d'un  ciel  inclément.  Là,  durant  des  siècles,  des  hordes  farou- 
ches comme  leur  patrie  se  promènent  au-dessus  des  empires  qui  les  igno- 
rent et  qu'elles  doivent  punir.  Ce  sont  les  Huns  d'Attila  et  les  Mongols 
de  Tschinguis-Khan.  A  leurs  traits,  à  leur  caractère,  on  peut  reconnaître 
cette  race  finnoise  qui  a  reçu  les  steppes  en  héritage.  Endurcis  aux  privations 
et  aux  intempéries,  exercés  aux  manœuvres  et  aux  campemens,  prêts  à  mar- 
cher au  premier  signal,  les  Mongols  vivaient  enrégimentés,  et  naissaient  pour 
ainsi  dire  tout  disciplinés.  Us  avaient  un  courage  féroce,  perfide,  sans  géné- 
rosité, moins  de  la  bravoure  qu'un  instinct  carnassier,  et  de  grands  capitaines 
pour  conduire  leurs  bandes  affamées.  Ces  pâtres  cavaliers  étaient  soumis  à 
des  chefs  qui  exerçaient  le  despotisme  militaire  le  plus  absolu.  Sans  mémoire 
de  l'infini,  l'ame  froide  et  grossière,  ils  manquaient  d'instinct  religieux.  Ce 
peuple,  qui  n'avait  de  culte  que  pour  la  force,  de  génie  que  pour  la  destruc- 
tion, d'imagination  que  pour  les  supplices,  semblait  formé  pour  être  le  fléau 
de  Dieu. 

De  vieilles  rivalités  divisaient  les  Mongols  et  les  empêchaient  de  tenter 

62 


TOME  IT. 


962  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

aucune  grande  entreprise,  lorsque  tout  à  coup,  dans  les  premières  années  du 
xiii*  siècle,  sans  que  rien  eût  préparé  l'événement,  sans  que  les  haines  se 
fussent  calmées,  par  le  seul  ascendant  d'une  ame  puissante,  ces  hordes  se 
réunissent  sous  Tschinguis-Khan ,  et  se  précipitent  à  sa  voix  sur  le  monde. 
C'est  là  une  de  ces  apparitions  dont  on  ne  peut  trouver  la  cause  ici-bas  et  qui 
élèvent  la  pensée  plus  haut  que  la  terre.  L'histoire  de  Tschinguis-Khan  est 
d'une  sauvage  grandeur.  Orphelin  à  treize  ans,  abandonné  de  ceux  dont  il 
devait  être  le  chef,  il  mène  d'abord  une  vie  errante  et  fugitive.  Il  se  voit  enfin 
à  la  tête  de  quelques  hordes,  joint  et  bat  ses  ennemis  près  de  la  Baldjouna. 
Il  y  avait  une  forêt  sur  les  bords  de  la  rivière  :  il  alluma  de  grands  feux ,  et 
fît  bouillir  ses  prisonniers  dans  quatre-vingts  chaudières.  Ce  succès  commença 
sa  fortune.  Poussé  par  une  inquiétude  d'agir  qui  ne  lui  laissait  pas  de  repos, 
Tschinguis-Khan  guerroya  dans  les  steppes  jusqu'à  ce  qu'il  en  eût  soumis 
toutes  les  tribus.  De  formidables  multitudes,  pour  la  première  fois  réunies, 
s'ébranlent  à  sa  parole  :  on  les  dirait  animées  de  son  ame  et  transportées 
avec  lui  d'une  froide  colère  contre  les  peuples.  Elles  demandent  des  con- 
quêtes. Tschinguis-Khan  se  retire  sur  une  haute  montagne,  s'agenouille,  met 
sa  ceinture  sur  son  cou ,  invoque  l'esprit  du  ciel ,  puis  redescend ,  et  montre 
à  ses  hordes  le  chemin  de  la  Chine.  En  quelques  semaines,  les  Mongols 
eurent  mis  les  provinces  septentrionales  à  feu  et  à  sang.  Ils  se  retirent  en- 
suite, traversent  leurs  steppes ,  et  arrivent  sur  les  confins  de  la  Kharisraie. 
Tschinguis-Khan,  encore  cette  fois,  se  retire  seul  sur  une  cime,  et  y  passe 
trois  jours  et  trois  nuits  en  jeûne  et  en  prières.  Le  sultan  de  Kharismie,  saisi 
de  terreur,  cherche  en  vain  dans  tout  son  empire  un  asile  :  poursuivi ,  tra- 
qué, il  ne  cesse  de  fuir.  Tschinguis-Khan  s'attache  à  ses  pas,  le  harcèle,  le 
serre,  et  les  chevaux  mongols  arrivent  sur  le  rivage  de  la  Caspienne  au  mo- 
ment où  le  sultan,  jusqu'alors  tant  de  fois  victorieux,  se  jetait  dans  une 
barque  pour  aller  mourir  sur  une  petite  île  inhabitée.  Les  cruautés  des  Mon- 
gols furent  affreuses;  ils  ne  laissèrent,  au  lieu  d'un  pays  populeux,  qu'un 
désert  blanchi  d'ossemens.  Tschinguis-Khan,  comme  étonné  lui-même  de  ses 
fureurs,  sentait  en  elles  un  aiguillon  divin,  un  ordre  d'en  haut;  il  se  croyait 
envoyé  pour  châtier  les  hommes,  et  se  proclamait  le  grand  justicier  du  monde. 
Tschinguis-Khan  pénètre  dans  l'Inde,  puis  revient  sur  ses  pas,  traverse  une 
seconde  fois  toute  l'Asie,  redescend  en  Chine,  et  ravage  de  nouvelles  pro- 
vinces. Il  y  en  eut  où  il  ne  s'échappa  qu'un  ou  deux  habitans  sur  cent.  Les 
Mongols  eurent  un  instant  l'idée  de  raser  toutes  les  villes  et  de  détruire  les 
cultures  :  ils  auraient  voulu  changer  le  monde  en  un  grand  pâturage.  Tschin- 
guis-Khan abandonna  ce  projet.  Il  mourut  bientôt  après,  au  milieu  de  ses 
victoires,  après  avoir  versé  plus  de  sang  que  Rome  dans  toutes  ses  guerres. 
Ses  obsèques  furent  dignes  de  lui.  On  transporta  ses  restes  au  fond  de  la 
Mongolie,  et  le  cortège  massacra  tous  les  êtres  vivans  qu'il  rencontra  sur  la 
route,  hommes,  femmes,  enfans,  animaux.  C'était ,  disait-on ,  pour  que  per- 
sonne ne  pût  répandre  la  triste  nouvelle.  Les  chefs  mongols  accoururent  de 


MOUVEMENT  DES  PEUPLES  SLAVBS.  963 

tous  les  bouts  de  l'Asie  honorer  leur  maître  par  de  longues  lamentations. 
Tschinguis-Kiian  fut  inhumé  sur  une  montagne,  au  pied  d'un  grand  arbre 
isolé.  Un  jour,  à  la  chasse,  il  s'était  reposé  à  cette  place;  il  y  passa  quelques 
momens  dans  une  douce  rêverie,  et  dit  en  se  levant  qu'il  voulait  être  enterré  - 
là.  Quel  songe  de  paix  avait  donc  visité  le  cruel  ravageur? 

L'impulsion  était  donnée;  les  fils  de  Tschinguis-Khan  achevèrent  en  quel- 
ques années  la  conquête  de  l'Asie  et  d'une  moitié  de  l'Europe.  Leur  empire, 
le  plus  colossal  qui  ait  existé,  s'étendait  de  la  Baltique  à  l'Océan  oriental,  et 
du  Kamtschatka  au  Bengale.  Rien  ne  donne  l'idée  de  la  rapidité  et  de  l'éten- 
due de  leurs  courses.  Les  khans  mongols  embrassaient  quelquefois  une  ligne 
de  deux  mille  lieues  dans  leurs  opérations  stratégiques,  donnant  en  même 
temps  à  leurs  généraux  l'ordre  d'attaquer  le  Japon,  et  de  poursuivre  le  roi 
de  Hongrie  sur  une  île  de  l'Adriatique.  Leur  front  de  bataille  balayait  une 
moitié  du  monde.  Quand  les  Mongols  envahissaient  un  pays,  ils  pénétraient 
par  plusieurs  points  à  la  fois,  dévastant  méthodiquement  les  cultures,  et  fai- 
sant main  basse  sur  le  peuple  des  campagnes.  Jamais  une  grande  ville,  qu'elle 
eût  même  ouvert  ses  portes  sur-le-champ,  n'était  épargnée.  Quand  du  haut 
des  murailles  les  habitans  voyaient  s'approcher  les  cruels  cavaliers,  c'en  était 
fait  d'eux.  La  ville  prise,  les  Mongols  convoquaient  la  population.  Alors  se 
passait  une  scène  d'enfer  :  à  la  vue  de  tous,  on  torturait  les  riches,  on  violait 
les  femmes,  puis  on  les  égorgeait  avec  les  vieillards  et  les  enfans.  Les  hommes 
valides,  traînés  devant  la  place  voisine,  devaient  livrer,  jour  et  nuit ,  un  assaut 
continuel;  après  le  siège,  on  les  massacrait.  C'étaient  là  les  fêtes  des  Mongols. 
Tschinguis-Khan  demandait  un  jour  à  Bourgoudji,  l'un  de  ses  premiers  offi- 
ciers, quel  était,  selon  lui,  le  plus  grand  plaisir  de  l'homme.  «  C'est,  répon- 
iit-il ,  d'aller  à  la  chasse,  un  jour  de  printemps,  sur  un  beau  cheval ,  tenant 
lu  poing  un  épervier,  et  de  le  voir  abattre  sa  proie.  »  Les  autres  généraux 
'urent  du  même  avis.  «  ISon,  reprit  Tschinguis-Khan,  la  plus  vive  jouissance 
'st  de  vaincre  ses  ennemis,  de  les  chasser  devant  soi ,  de  leur  ravir  ce  qu'ils 
)0ssèdent ,  de  voir  les  personnes  qui  leur  sont  chères  le  visage  baigné  de 
armes,  de  monter  leurs  chevaux,  de  presser  dans  ses  bras  leurs  filles  et  leurs 
emmes.  » 

Aussi,  quand  les  Mongols  se  répandirent  sur  le  monde,  ce  fut  une  calamité 
ans  nom.  Les  peuples  attendaient  dans  la  stupeur;  toute  force  défaillait,  les 
irmées  se  débandaient ,  les  rois  s'enfuyaient  aux  îles  de  la  mer.  On  se  croyait 
ux  désolations  des  derniers  jours,  aux  victoires  de  l'antéchrist,  aux  appro- 
hes  du  jugement.  Tschinguis-Khan  imprima  l'épouvante  dans  l'ame  des 
teuples;  il  régna  en  les  faisant  trembler,  et  fonda  son  empire  sur  l'univer- 
elle  terreur.  La  Russie,  déchirée  par  d'interminables  discordes ,  ne  put  re- 
tousser les  Mongols.  Pendant  deux  siècles,  ils  pesèrent  de  tout  leur  poids  sur 
Ite.  lisse  maintinrent  plus  long-temps  dans  d'autres  pays;  mais  nulle  part 
Is  n'ont  exercé  une  aussi  durable  action.  Ailleurs,  en  Perse,  dans  l'Inde,  à  la 
;hine,  ils  se  laissèrent  bien  vite  amollir  par  leclimat  et  la  civilisation ,  et , 

62. 


96^  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

après  leur  expulsion,  il  n'est  pas  resté  trace  d'eux.  La  Russie  était  à  demi  bar- 
bare; les  Mongols  y  trouvaientdes  steppes,  ils  y  ont  gardé  les  mœurs  nomades, 
et  leur  rude  génie,  au  lieu  de  subir  l'influence  du  peuple  vaincu,  a  pénétré 
le  génie  russe,  qui  porte  encore  la  puissante  empreinte  de  leur  domination. 

Les  ducs  de  Moscou  furent  les  premiers  à  se  soumettre.  C'étaient  eux  qui 
devaient  unir  par  commander  à  tout  l'empire.  Leur  pouvoir  était  plus  éner- 
giquement  constitué  que  celui  des  autres  princes  russes.  Ils  régnaient  dans 
le  pays  forestier,  où  les  Finnois  étaient  très  nombreux.  Les  Finnois-piétons, 
répandus  de  la  mer  Blanche  à  la  Russie  centrale,  ont,  comme  leurs  frères 
d'Asie,  les  Finnois-cavaliers,  l'ame  servile  et  cruelle.  Les  grands-ducs  s'aidè- 
rent de  l'esprit  de  cette  race  pour  s'élever  à  l'autocratie.  La  domination  des 
nomades  favorisa  cette  tendance.  Le  peuple  haïssait  les  divisions  qui  l'avaient 
perdu;  il  sentait  le  besoin  d'unité  pour  s'affranchir,  et  mettait  son  espoir  dans 
la  force  du  prince.  Les  grands-ducs  passaient  leur  vie  dans  la  tente  du  khan, 
elle  devint  leur  école;  ils  s'initièrent  à  l'esprit  mongol,  et  en  prirent  les  ha- 
bitudes. Profitant  habilement  de  leur  rapport  avec  les  nomades ,  ils  se  char- 
gèrent de  prélever  pour  eux  le  tribut  sur  toutes  les  provinces,  et  devinrent 
les  percepteurs  généraux  de  la  Russie.  Plus  tard,  ils  se  firent  les  justiciers  de 
la  horde  et  punirent  les  rebelles.  Tout  conspirait  donc  pour  développer  à  Mos- 
cou le  pouvoir  absolu ,  et  pour  étendre  l'autorité  des  ducs  forestiers  sur  la 
Russie  entière.  Cette  longue  humiliation  des  Russes  ne  fut  pas  sans  quelque 
grandeur.  La  résistance  était  sourde,  timide,  mais  persévérante,  et  malgré 
ses  hésitations  et  ses  frayeurs,  la  nation  semblait  assurée  de  sa  cause.  Enfin 
peu  à  peu  les  nomades  se  retirèrent;  le  duché  de  Moscou ,  avec  toute  la  ven- 
geance d'une  colère  long-temps  comprimée,  s'attacha  aux  pas  des  Mongols, 
les  poursuivit  jusque  dans  leurs  solitudes  asiatiques,  et  la  Russie  délivrée  se 
constitua. 

Ivan-le-Cruel  inaugure  cette  époque.  Il  vint  au  monde  au  moment  où  une 
épouvantable  tempête  ébranlait  Moscou.  Il  perdit  son  père  de  bonne  heure 
Les  factions  rivales  se  disputèrent  avec  acharnement  le  pouvoir  sous  la  ré- 
gence de  sa  mère ,  et  le  Kremlin  fut  ensanglanté  par  des  révolutions  de  pa- 
lais. Plus  d'une  fois  le  petit  Ivan  vit  ses  favoris  arrachés  de  ses  bras  et  con- 
duits au  supplice  malgré  ses  cris  et  ses  larmes.  Souvent  on  le  réveillait  la  nuit, 
et  il  assistait,  tout  tremblant,  aux  querelles  violentes  des  boyards.  Il  prit,  dans 
les  terreurs  continuelles  de  ses  premières  années,  l'habitude  de  la  cruauté  et 
la  haine  de  ceux  qui  l'entouraient.  Sa  mère  mourut  empoisonnée,  et  la  fa- 
mille des  Schouiski  gouverna  la  cour.  La  faction  rivale  excita  le  tsar  à  jouir 
en  maître  du  pouvoir.  Ivan,  âgé  de  treize  ans,  avait  déjà  assez  de  dissimula- 
tion pour  cacher  son  ressentiment.  Il  invite  tous  les  boyards  à  une  grand* 
fête,  les  reçoit  à  sa  table,  et  au  milieu  des  réjouissances  déclare  tout  à  coup 
qu'il  est  temps  de  punir  les  traîtres.  Il  désigne  le  puissant  Schouiski,  et  et 
boyard,  jeté  par  les  fenêtres,  est  livré  aux  chiens. 

Ivan,  délivré  du  joug  des  boyards,  s'essayait  déjà  au  crime  et  à  la  tyrannie, 


MOUVEMENT  DES  PEUPLES  SLAVES.  965 

lorsqu'un  prêtre,  nommé  Sylvestre ,  tenta  de  le  convertir.  Il  pénètre  auprès 
du  tsar,  lui  reproche  ses  crimes,  lui  ordonne  de  faire  pénitence  pour  conjurer 
la  colère  de  Dieu.  Aux  paroles  du  saint  homme,  Ivan  fond  en  larmes,  et 
s'écrie  qu'il  veut  s'amender.  Il  prend  Sylvestre  pour  confesseur,  et  donne  la 
direction  des  affaires  à  un  jeune  boyard  aussi  distingué  par  sa  piété  que  par 
ses  talens,  Adacheff ,  que  les  chroniqueurs  regardent  comme  un  ange  des- 
cendu du  ciel  pour  défendre  le  peuple.  Pendant  treize  ans ,  le  tsar  fut  un 
homme  nouveau;  il  se  montra  juste,  bon,  redoutable  seulement  aux  ennemis 
de  la  Russie.  Ce  fut  une  époque  de  félicité  et  de  gloire.  Moscou  n'avait  ja- 
mais été  plus  heureux,  et  les  Mongols  perdirent  les  royaumes  de  Kasan  et 
d'Astracan. 

Après  une  grave  maladie,  un  changement  fâcheux  se  manifesta  dans  les 
dispositions  d'Ivan  :  il  se  mit  à  fuir  sa  cour,  à  préférer  la  solitude,  à  mon- 
trer de  l'aigreur  à  Sylvestre  et  à  Adacheff.  Il  ne  tarda  pas  à  se  débarrasser 
d'eux,  et  fit  périr  dans  les  tourmens  les  boyards  dont  la  vertu  l'incommodait. 
Bientôt,  se  plaignant  d'être  trahi,  délaissé,  il  quitta  Moscou  et  voulut  résigner 
le  gouvernement.  Il  se  retira  au  milieu  des  forêts,  dans  son  repaire  d'Alexan- 
drowski ,  écrivant  de  cette  affreuse  résidence  qu'il  abandonne  ses  perfides 
sujets  à  eux-mêmes.  Le  peuple,  saisi  de  douleur,  pleure,  sanglotte,  crie  qu'on 
est  perdu,  que  Moscou  ne  peut  subsister  sans  maître.  Les  boyards  et  les 
prêtres  se  rendent  auprès  d'Ivan,  se  jettent  à  ses  pieds  ,  et  le  conjurent  avec 
larmes  de  vouloir  bien  les  châtier,  de  ne  les  pas  épargner,  mais  de  revenir  et 
de  défendre  l'église  contre  les  infidèles.  Le  tsar  exige  le  droit  de  disposer  d« 
la  vie  et  de  la  fortune  de  ses  sujets  sans  plus  entendre  les  intercessions  du 
clergé.  Il  crée  aussi  un  corps  de  légionnaires  dont  il  fait  sa  garde,  et  leur 
donne  pour  insignes  une  tête  de  chien  et  un  balai,  parce  qu'ils  doivent  mordre 
les  ennemis  du  tsar  et  balayer  la  Russie.  Il  est  impossible  de  dire  le  malheur 
des  villes  qui  servaient  de  résidence  à  ces  féroces  satellites.  Elles  étaient 
complètement  dévastées,  et  Moscou  fut  bientôt  entouré  de  déserts. 

Ivan  chercha  alors,  à  l'étonnement  de  tous,  un  saint  homme  pour  l'évêché 
de  Moscou.  Dans  une  île  sauvage  de  la  mer  Blanche  vivait  un  moine  nommé 
Philippe,  célèbre  par  sa  rigidité  et  sa  science.  Ivan  le  nomma  métropolitain; 
c'était  pour  le  perdre.  Dans  une  occasion  solennelle ,  Philippe  lui  reprocha 
publiquement  ses  crimes.  Ivan  le  fit  tuer  avec  tous  ses  parens  et  ses  amis,  et 
ordonna  un  massacre  général  dans  les  villages  qui  leur  appartenaient. 

Ivan  avait  poursuivi  de  sa  haine  les  boyards  et  le  clergé  :  il  lui  restait  à  dé- 
truire les  communes.  Le  tsar  détestait  les  habitans  de  Nowgorod,  de  Tver,  de 
Pskoff.  Ces  villes  avaient  depuis  long-temps  perdu  leurs  libertés;  mais  il  y  avait, 
disait-on,  des  gens  qui  les  regrettaient.  Un  misérable  vint  accuser  les  Nowgo- 
rodiens  de  vouloir  livrer  leur  ville  à  la  Pologne.  Le  tsar,  sur  cette  absurde 
calomnie,  se  met  en  marche  avec  son  infernale  légion.  Partout  ses  soldats 
mettaient  à  feu  et  à  sang  les  villes  et  les  villages  qu'ils  traversaient,  et  quand 
on  demandait  aux  légionnaires  pourquoi  ils  exterminaient  des  peuples  paisi- 
bles, ils  répondaient,  comme  les  Mongols,  que,  l'expédition  devant  se  faire 


966  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

ett  secret,  il  ne  fallait  laisser  personne  pour  en  porter  la  nouvelle.  Ivan  fai- 
sait même,  dans  sa  fureur,  égorger  les  animaux,  comme  si  rien  de  vivant  ne 
devait  demeurer  sur  son  passage.  Il  arrive  devant  Nowgorod.  Le  métropo- 
litain vient  à  sa  rencontre  avec  la  croix  et  les  bannières  sacrées  pour  apaiser  sa 
colère.  Ivan  lui  répond  qu'il  est  un  hypocrite  et  devrait  porter  la  croix  dans 
son  cœur  et  non  dans  ses  mains.  Les  soldats  se  ruent  sur  la  ville.  Le  tsar  fit 
massacrer  cent  mille  personnes.  Ce  qui  échappa  tomba  dans  une  espèce  de 
folie  particulière.  Ces  pauvres  gens  passaient  leur  vie  à  creuser  des  trous  dans 
la  terre  et  à  chercher  des  cadavres;  ils  ne  parlaient  que  de  meurtres,  couraient 
presque  nus  dans  les  rues  désertes,  et  mouraient  de  froid  et  de  misère.  Ivan 
marche  ensuite  sur  Pskoff;  il  s'arrête  sur  une  hauteur  en  vue  de  la  ville, 
qu'il  menace  du  geste.  Pskoff  était  dans  l'épouvante.  L'évêque  ordonne  de 
faire  sonner  toutes  les  cloches,  et  de  célébrer  dans  toutes  les  églises  la  der- 
nière messe  des  morts.  Le  son  des  cloches  fit  une  singulière  impression  sur 
le  tyran;  il  se  rappela  une  circonstance  de  sa  jeunesse,  se  retira  tout  troublé, 
et  la  ville  fut  miraculeusement  épargnée. 

Ivan ,  de  retour  à  Moscou ,  se  reput  de  cruautés  nouvelles.  Il  érigea  des 
gibets  en  permanence  sur  la  place  publique;  il  faisait  bouillir  dans  de  grandes 
cuves,  ou  cuire  dans  des  poêles,  les  moines  et  les  favoris  disgraciés.  On  cou- 
pait aux  malheureux  condamnés  le  corps,  membre  après  membre;  on  les 
sciait  en  deux  avec  des  cordes,  on  les  écorchait  vifs,  et  le  tyran  assistait  à  ces 
horribles  supplices.  Par  une  singulière  coïncidence,  ce  fut  sous  Ivan  que  la 
Sibérie,  cette  triste  prison  qui  attendait  les  victimes  des  tsars,  fut  conquise 
par  quelques  aventuriers  cosaques.  Une  telle  fortune  était  digne  de  lui. 

Ivan  finit  par  tuer  son  fils  de  sa  propre  main.  Ce  jeune  prince,  corrompu 
€t  féroce  comme  son  père,  le  priait  de  lui  permettre  de  marcher  contre  les  Po- 
lonais. Ivan  vit  dans  cette  demande  une  espèce  d'insubordination ,  et  d'un 
coup  furieux  de  bâton  fendit  le  crâne  de  son  fils.  Le  tsar  mourut  sans  donner 
le  moindre  signe  de  repentir.  Au  moment  d'expirer,  il  fit  reculer  d'épou- 
vante, par  sa  lubricité,  sa  belle-fille,  qui  s'était  approchée  de  son  lit.  Mais 
ce  qui  surprendra  plus  que  tout  le  reste,  le  peuple,  à  la  nouvelle  de  sa  mort, 
courut  par  la  ville  en  poussant  des  cris  et  en  versant  des  larmes;  les  familles 
des  boyards  suppliciés  se  lamentaient  et  prenaient  le  deuil  ;  tout  le  monde 
paraissait  inconsolable. 

Loin  de  rien  exagérer  dans  ce  récit,  nous  avons  fait  grâce  de  traits  affreux, 
que  l'on  peut  trouver  dans  Karamsin,  l'historien  officiel  de  la  Russie,  et  Ka- 
ramsin  lui-même  dit  qu'il  en  épargne  beaucoup  à  ses  lecteurs.  On  reste  con- 
fondu devant  cette  longue  suite  de  crimes.  Dans  cet  excès  de  perversité ,  on 
ne  reconnaît  plus  l'homme;  on  dirait  une  démence  sortie  de  l'enfer.  Cest 
pourtant  cet  insensé  qui  a  fondé  la  puissance  russe.  Il  a  fait  pour  elle  plus 
encore  peut-être  que  Pierre-le-Graud;  ce  fou  a  eu  presque  du  génie,  à  coup 
sûr  une  profonde  habileté.  Il  semble  d'abord  impossible  de  pénétrer  cette 
ame  sinistré  :  l'énigme  s'explique  pourtant.  Depuis  des  siècles,  ce  malheur 
se  préparait.  L'esprit  sombre  et  cruel  qui  hantait  les  forêts  finnoises  et  les 


MODVïMENT  DES  PEltPLES  SLAVES.  ^ 

Steppes  mongoles  a  yisité  aussi  le  Kremlin  :  il  a  sévi  dans  Ivan,  et  fait  éclater 
en  lui  ses  tempêtes.  On  ne  trouve  d'abord  point  de  motif  aux  massacres  du 
tsar.  On  ne  sait  quelle  rage  irrite  ce  maniaque  contre  son  empire.  On  s'étonne 
et  l'on  s'effraie  de  le  voir  changer  en  déserts  des  provinces  paisibles  et  des 
filles  fidèles  :  il  obéissait  cependant  toujours,  dans  ses  frénésies,  à  une  haute 
raison  politique,  ou ,  si  Ton  préfère ,  à  un  savant  instinct.  Il  rend  muette 
l'église,  en  tuant  Sylvestre  et  Philippe;  il  se  débarrasse  de  la  noblesse,  en 
exterminant  les  boyards;  il  porte  un  coup  mortel  aux  communes,  en  frappant 
Twer  et  Nowgorod.  Il  humilia  donc  ou  anéantit  tout  ce  qui  avait  quelque 
indépendance ,  et  constitua  le  pouvoir  absolu  avec  une  vigueur  extraordi- 
naire. Il  détruisit  toutes  les  forces  slaves  et  mongolisa  la  Russie.  Ivan  est 
le  plus  achevé  des  tyrans;  il  les  résume  tous.  Il  apparaît  léger  et  débauché 
comme  Néron,  stupide  et  féroce  comme  Caligula,  dissimulé  et  dévot  comme 
Louis  XI.  On  trouve  dans  ses  lettres  des  expressions  à  la  Tibère,  le  bavardage 
cafard  de  Cromwell ,  quelquefois  aussi  le  style  précis  et  mielleux  de  Robes- 
pierre déclamant  contre  la  peine  de  mort.  Comme  Tschinguis-Khan  surtout, 
il  sanctionna  par  l'épouvante  son  despotisme.  Il  inspira  une  si  profonde 
terreur,  qu'elle  a  passé  dans  le  sang  des  générations,  et  pour  des  siècles  elle 
est  devenue  comme  l'ame  de  la  Russie. 

Les  sentimens  du  peuple  ne  furent  pas  moins  contre  nature  que  ceux  du 
prince.  Ni  le  déshonneur  des  femmes  traînées  au  lit  du  tyran,  ni  les  atrocités 
les  plus  révoltantes,  rien  ne  souleva  l'indignation.  Il  ne  se  forma  aucune  ten- 
tative contre  les  jours  d'Ivan.  Ce  n'était  pas  lâcheté  :  non;  les  Moscovites 
adoraient,  dans  l'épouvante ,  ce  maître  terrible.  Les  boyards  expiraient  au 
milieu  des  tortures  en  priant  Dieu  pour  lui.  On  se  désola  quand  il  quitta 
Moscou;  il  fut  universellement  pleuré  à  sa  mort.  Cela  bouleverse  nos  pensées. 
Ce  peuple  était  en  délire  comme  son  prince.  L'influence  finnoise ,  l'effroi  de 
l'anarchie,  lui  donnaient  une  effrénée  passion  de  servitude. 

Pierre-le-Grand  vint  achever  l'œuvre  d'Ivan.  Il  détruisit  ce  qui  restait  de 
vie  slave  et  de  liberté,  asservit  entièrement  l'église,  et  arma  de  nouvelles  res- 
sources le  despotisme  moscovite.  Ce  ne  fut  pas  dans  un  autre  but  qu'il 
introduisit  en  Russie  la  tactique,  les  formes  administratives,  les  sciences 
et  les  arts  de  l'Occident.  Il  ne  demandait  à  l'Europe  que  des  chefs  de  bu- 
reau, un  état-major  et  des  ingénieurs.  Il  ne  voulait  pas  élever  son  peuple  à 
une  vie  supérieure;  il  ne  cherchait  que  des  procédés  plus  habiles  de  gouver- 
nement et  des  moyens  de  conquêtes,  la  force,  en  un  mot ,  et  non  pas  la  civi- 
lisation. 

Comme  Ivan,  Pierre  vint  au  monde  au  moment  d'un  violent  orage,  et 
passa  ses  premières  années  dans  un  palais  sans  cesse  troublé  par  de  tragi- 
ques rivalités.  Le  spectacle  des  factions  lui  donna  le  mépris  des  hommes  et 
le  goiit  du  sang.  On  sait  comment  Pierre  débuta  dans  son  œuvre.  Il  détruisit 
les  strelitz,  milice  turbulente  qui  se  mêlait  des  affaires  du  palais.  Des  mil- 
liers d'hommes  périrent  dans  d'affreux  tourmens.  Pierre  montra  dans  ces 
terribles  exécutions  le  génie  cruel  d'Ivan;  il  s'exerçait  à  trancher  lui-même 


968  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

les  têtes;  il  faisait  aussi  éventrer  devant  lui  les  seigneurs  et  les  paysans,  et 
les  médecins  lui  expliquaient  l'anatomie,  dont  il  était  grand  admirateur. 

Pierre  avait  un  profond  dédain  de  ce  qui  était  russe.  Usages,  lois,  langue 
même,  il  voulait  tout  détruire.  Il  poursuivit  ce  dessein  jusque  dans  les 
moindres  détails  avec  une  inflexible  logique  et  une  brutale  rigueur.  Les 
hommes  furent  obligés  de  se  couper  la  barbe.  Les  femmes  reçurent  l'ordre 
de  suivre  les  modes  étrangères.  Pierre  alla  jusqu'à  prescrire  le  mouvement 
de  tête  et  de  bras  qu'elles  devaient  faire  en  entrant  dans  un  salon,  et  le  mot 
allemand  que  l'étiquette  nouvelle  obligeait  à  prononcer.  Il  réforma  aussi, 
d'après  les  idées  européennes,  le  code,  les  impôts,  les  finances,  les  tribunaux, 
et  substitua  la  procédure  secrète  au  jury,  infatigable  qu'il  était  à  abolir  les 
coutumes  slaves. 

Le  tsar  professait  également  un  souverain  mépris  pour  l'église;  elle  tomba, 
sous  ses  insultes,  dans  la  dernière  abjection.  Pierre,  dans  ses  lettres,  ne  dé- 
signe jamais  les  prêtres  que  par  l'expression  de  barbes  de  bouc.  Les  évêques 
vinrent,  après  la  mort  du  patriarche,  lui  demander  d'en  nommer  un  nou- 
veau :  il  refusa,  et  répondit  en  frappant  sur  son  front  :  «  Voici  votre  pa- 
triarche, votre  pape  et  votre  Dieu.  »  Il  y  gagna  d'être  le  chef  spirituel  de 
l'empire;  les  consciences  lui  furent  asservies;  l'homme  devint  tout  entier 
esclave,  et  même  dans  la  prière,  ce  suprême  asile  de  la  liberté,  il  se  trouva 
sous  le  despotisme  du  tsar.  Pierre  confisqua  tous  les  biens  du  clergé.  Il  sen- 
tait une  répulsion  instinctive  contre  les  moines.  Que  voulait  dire  en  Russie 
un  homme  qui  ne  sert  pas  l'empereur,  qui  a  un  autre  chef,  pauvre,  content 
de  son  indigence,  indifférent  à  la  faveur  ou  à  la  colère  du  prince,  craignant 
Dieu  seul.?  Il  est  dans  une  sorte  d'insubordination.  —  Un  évêque,  docile  instru- 
ment du  tsar,  engageait  les  moines  à  s'occuper  de  jardinage,  à  soigner  les 
malades,  surtout  à  se  bien  garder  de  scruter  les  mystères  de  la  foi.  «  Pourquoi 
apprendre  ?  pourquoi  lire  ?  Le  petit  recueil  que  vous  avez  contient  tout  ce  qu'il 
vous  faut  savoir.  »  Pierre  défendit  aux  religieux  d'écrire  des  chroniques;  il 
leur  interdit  même  d'avoir  des  plumes  et  de  l'encre  sans  une  permission 
expresse  de  l'évêque. 

L'empereur  dénationalisait  la  Russie,  imposait  violemment  les  coutumes 
européennes,  transportait  la  capitale  au  milieu  des  tourbières  de  la  Neva, 
créait  un  port  et  une  flotte  sur  la  Baltique,  et  tout  ployait  sous  son  énergie, 
lorsqu'il  rencontra  chez  son  fils  une  résistance  imprévue.  Il  brisa  l'obstacle. 
Cette  triste  histoire  n'a  pas  encore  été  comprise.  Les  Russes  n'osent  pas  la 
révéler  :  les  actes  officiels  en  sont  soigneusement  renfermés  dans  les  ar- 
chives secrètes.  Les  étrangers,  flattant  le  pouvoir,  ont  fait  d'Alexis  un  fou 
et  un  imbécile.  Cette  lutte  n'est  pas  seulement  celle  du  tsar  et  de  son  fils; 
la  tragédie  est  plus  vaste  :  c'est  le  génie  slave  qui  se  débat  en  vain  une  der- 
nière fois  contre  le  despotisme  moscovite.  Alexis,  dans  son  malheur,  repré- 
sente tout  un  peuple. 

Alexis,  né  de  la  première  femme  de  Pierre,  était  Russe  par  caractère  et 
par  éducation.  Sa  mère  l'éleva  dans  la  dévotion.  Il  s'entourait  de  moines;  il 


MOUVEMENT  DES  PEUPLES  SLAVES.  969 

aimait  les  contes  populaires;  il  recherchait  tout  ce  qui  était  slave.  Cette  pauvre 
ame  était  saisie  d'effroi  à  la  vue  de  ce  qui  se  faisait  eu  Russie.  Alexis  éprou- 
vait une  terreur  instinctive  à  l'approche  de  son  père,  qu'il  voyait  acharné  à 
détruire  la  législation  et  la  religion  du  pays.  Il  s'enfermait  et  pleurait  avec 
sa  mère,  quelques  prêtres  et  quelques  amis,  sur  le  sort  de  l'empire.  Mais 
Pierre  ne  le  laissait  pas  tranquille;  il  voulait,  à  toute  force,  le  soumettre  à 
ses  plans.  Alexis  s'enfuit  pour  échapper  à  cette  persécution.  Pierre  lui  adresse 
d'abord  des  lettres  sévères  et  menaçantes;  tout  d'un  coup,  il  devient  tendre, 
presse  son  fils  de  revenir,  promet  de  tout  oublier,  et  jure  par  le  saint-sacre- 
ment de  ne  lui  faire  aucun  mal.  Alexis  croit  son  père  et  rentre  en  Russie. 
Il  est  aussitôt  saisi  et  mis  en  jugement.  Rien  de  plus  effroyable  que  sa  procé- 
dure. Pierre  exige,  en  qualité  de  patriarche,  la  confession  d'Alexis.  Ce  mal- 
heureux Slave,  résigné  et  patient  comme  sa  race,  reconnaît  le  pouvoir  spirituel 
du  tsar,  et  confesse  ses  péchés.  Il  s'était  surpris  quelquefois  désirant  la  mort 
de  son  père  :  il  avoua  toutes  ses  pensées  secrètes.  On  s'arma  contre  lui  de 
cette  sincérité,  et  on  le  condamna  pour  une  tentation  à  laquelle  il  avait  résisté, 
pour  un  de  ces  coupables  vœux  qui  traversent  même  l'esprit  des  saints.  Pierre 
ajouta  l'hypocrisie  au  crime.  Il  fit  semblant  de  commuer  la  peine  du  prince 
en  une  détention  perpétuelle,  et  le  même  jour,  il  donna,  de  sa  main,  à  Alexis 
un  breuvage  empoisonné. 

Pierre  compléta  l'œuvre  politique  des  tsars  en  organisant  l'armée  russe. 
Ce  fut  là  sa  création  la  plus  puissante.  L'armée  russe  ne  ressemble  à  aucune 
autre.  Les  paysans  de  Moscou,  d'Arkangel,  de  Nowgorod,  en  formèrent  le 
noyau.  Ce  sont  des  hommes  de  race  finno-slave,  grands  et  robustes.  Ils  ont 
une  intelligence  étonnante  et  le  cœur  sec.  Leur  regard  offre  quelque  chose 
d'extraordinaire.  Quand  on  observe  attentivement  leurs  yeux,  on  s'effraie  de 
n'y  pas  trouver  de  fond.  La  lumière  en  est  vive  et  froide  :  on  dirait  la  trans- 
parence d'un  glaçon  brillant.  Les  Slaves  du  midi,  en  entrant  dans  les  cadres 
de  l'armée,  prenaient  le  caractère  des  Slaves  du  nord.  Il  s'est  formé  ainsi 
une  population  militaire  à  part.  Les  soldats,  recrutés  pour  vingt-cinq  à  trente 
ans,  ne  revoient  plus  leur  village;  ils  en  oublient  les  mœtirs  et  les  traditions, 
et  n'ont  plus  que  leur  régiment  pour  patrie.  Les  régimens  sont  éternels  dans 
l'armée  russe.  Ceux  que  Pierre  a  créés  subsistent  toujours  avec  les  mêmes 
noms,  ils  ont  conservé  la  plupart  leurs  vieux  drapeaux,  et  souvent,  dit-on, 
les  mêmes  armes.  On  a  vu  plusieurs  fois  sur  les  champs  de  bataille  les  soldats 
russes  abandonner  leurs  blessés  pour  sauver  les  casques  et  les  sabres.  Pierre 
donna  à  la  discipline  cette  sanction  de  terreur  qui  n'a  cessé  d'entourer  le  sou- 
verain moscovite.  Cette  terreur  descend  du  tsar  aux  généraux,  aux  officiers, 
aux  soldats.  La  crainte  est  une  émotion  physique,  la  terreur  un  ébranlement 
de  l'ame,  et  tout  ce  qui  met  l'a  me  en  mouvement  donne  une  force  immense.  La 
discipline  russe  produit  des  miracles.  L'armée  se  trouvait  une  fois  décimée 
par  la  contagion  :  le  général  défendit  par  un  ukase  aux  soldats  de  tomber  ma- 
lades; ceux  qui  désobéirent  furent  enterrés  vifs.  L'épouvante  fit  cesser  le  fléau. 
Au  siège  d'Ismail,  on  prit  pour  l'escalade  des  échelles  trop  courtes.  Les  pre- 


970  RBVUE  DES  DEUX  MONDES. 

mières  conipagnies  qui  montent  sont  cuJbujt^  dans  le  fossé.  Une  nouvelle 
troupe  s'avance  :  quelqu'un  crie  à  l'officier  qu'elle  périra  sûrement,  qu'il  doit 
attendre.  L'officier  refuse,  n'ayant  poiftt  d^e,  aQntr^rordfe,  et  continue  froide- 
ment sa  marche,  certain  d'être  précipité  aveCitiOug  §es  liomnies.— Les  colonnes 
russes  s'avancent  ^silencieuses,  résolues,  incapables  d'hésiter,  poussées  par 
une  irrésistible  fatalité;  aucun  péril  ne  les  arrête;  l'ordre  du  chef  est  pour 
elles  le  destin.  On  peut  battre  cette  armée,  on  ne  peut  la  vaincre.  Le  cou- 
rage, la  tactique,  le  talent,  ne  suffisent  pas  pour  en  triompher.  Il  faut  lutter 
avec  elle  d'énergie  intérieure,  et  opposer  à  la  terreur  qui  lui  donne  l'élan  la 
seule  force  plus  grande,  l'enthousiasme,  comme  la  France  de  Napoléon,  ou 
la  Pologne  dans  ses  jours  de  vertu. 

Pierre-le-Grand  enrôla  dans  la  hiérarchie  militaire  tous  les  fonctionnaires 
civils,  le  clergé  même,  afin  de  mieux  le  désarmer  et  l'asservir.  Les  évêques 
eurent  le  grade  de  généraux,  les  archimandrites  celui  d'officiers-généraux, 
et  ainsi  de  suite.  Celui  qui  n'a  pas  de  grade,  en  Russie  n'a  pas  d'existence  so- 
ciale; même  s'il  est  riche,  il  ne  trouve  pas  de  position  et  demeure  sans  em- 
ploi comme  un  homme  inutile.  La  nation  est  dans  l'armée.  La  Russie  n'est 
qu'un  vaste  camp;  elle  offre  l'étonnant  spectacle  d'un  peuple  agricole,  d'une 
nation  slave,  d'un  état  européen  qui  se  gouverne  comme  une  horde  tartare. 

JXous  ne  suivrons  pas  plus  loin  l'histoire  russe;  nous  en  saisissons  mainte- 
nant l'esprit;  nous  ne  voulions  pas  davantage.  Les  évènemens  ont  travaillé, 
depuis  des  siècles,  à  donner  au  tsar  une  conviction  qu'une  théorie  seule  n'au- 
rait jamais  eu  la  force  d'inculquer,  à  savoir  qu'il  est  au-dessus  de  toute  loi, 
de  toute  charte,  de  tout  titre ,  qu'il  porte  en  lui  la  source  même  du  pou- 
voir. Comme  Dieu,  il  est  monarque  absolu,  infaillible,  souverain  même  des 
âmes,  et  partout  présent  par  son  autorité.  Seulement,  au  lieu  de  régner  par 
l'amour,  il  commande  par  la  terreur,  et  s'entoure  de  supplices  et  d'ombre. 
Ce  maître  inexorable  est  trop  au-dessus  des  autres  hommes  pour  être  leur 
pareil,  il  n'a  point  de  semblables,  et  dans  ce  superbe  isolement  il  est  puni 
par  de  secrètes  épouvantes,  hanté  par  des  fantômes  de  trahison ,  quelquefois 
frappé  de  délire.  Tel  est  cet  être  exceptionnel ,  immense,  infortuné,  terrible. 

Ce  dieu  terrestre  a  soixante  millions  de  sujets,  ou  mieux  de  créatures  qui  ne 
respirent  que  par  lui  et  pour  lui,  et  lui  vouent  un  culte  mêlé  de  terreur.  Chose 
étonnante  !  ce  lourd  despotisme  n'énerve  et  n'engourdit  point.  Il  donne  à  ces 
multitudes  obéissantes  une  rude  énergie,  il  allume  en  elles  une  fièvre  d'am- 
bition qui  ne  cesse  de  les  stimuler.  Les  Russes  sont  au  même  niveau  devant 
eur  maître,  tous  également  néant  à  ses  yeux;  mais  une  hiérarchie  savante 
les  échelonne  entre  eux.  Point  de  noblesse;  à  la  place,  une  infinité  de  grades, 
et  comme  le  tsar  abaisse  ou  élève  à  son  gré,  et  que  l'homme  esclave  veut  se 
dédommager  de  son  abaissement  par  des  titres,  cette  foule  brûle  d?une  avide 
soif  d'avancement.  Toutes  ces  prétentions  ennemies  redoublent  ensemble  de 
zèle  pour  le  tsar;  ces  jalouses  rivalités  sont  enrégimentées  sous  ses  ordres,  et 
ces  haines  dociles  entretiennent  sans  trouble  une  perpétuelle  fernjentation. 
Mois  leg.gpn^reux  seutfi/iitjus  n/e  sont  prt&p.^rMii^  ils  atïiancljissenit  l'ameiei 


MOUVEMENT  DES  PEUPLES  SLAVES.  971 

la  pousseraient  à  la  révolte.  Si  quelqu'un  s'indigne  des  crimes  qui  souillent 
ce  régime,  il  doit  étouffer  dans  son  cœur  justice  et  pitié;  aussi  bien  serait-il 
impuissant.  La  vérité  n'est  pas  tolérée  non  plus  :  le  tsar  espionne  partout. 
Le  silence  pèse  depuis  des  siècles  sur  ce  triste  empire;  silence  affreux,  car 
ces  douleurs  et  ces  ambitions  muettes  n'en  sont  que  plus  après. 

Encore  une  fois,  nous  n'exagérons  rien.  Il  y  eut  sans  doute  en  Russie 
quelques  princes  justes  et  bons,  dont  le  caractère  était  en  opposition  avec  l'es- 
prit du  gouvernement;  mais  ils  finirent  par  céder  à  Tinfluence  d'une  vieille 
tradition,  ou  devinrent  les  victimes  de  leur  résistance.  En  vain  voudrait-on 
le  dissimuler  :  aucune  histoire  n'est  sombre  comme  celle  de  la  Russie.  On  fré- 
mit au  spectacle  qu'elle  déroule.  Mais  quelle  force  !  la  force  de  la  passion  ;  pas- 
sion du  commandement  chez  le  tsar,  ferveur  de  la  servitude  dans  le  peuple. 
L'autocratie  est  le  paroxisme  de  la  tyrannie  prolongé  pendant  des  siècles. 

M.  Mickiewicz  a  appelé  la  Russie  une  convention  en  permanence.  Ceci 
semble  d'abord  bien  hasardé.  Malgré  les  différences,  et  il  est  superflu  de 
les  signaler,  il  y  a  cependant  plus  d'une  analogie.  L'orgie  de  la  liberté  ne 
fut  pas  sans  ressembler  à  celle  du  despotisme.  Ici  et  là,  également  terreur  et 
esprit  de  ruine.  Les  tsars  n'ont  organisé,  comme  la  montagne,  qu'une  for- 
midable puissance  de  destruction.  La^conquête  indéfinie  est  le  mot  d'ordre 
de  leur  empire.  Les  doctrines  dont  relevait  la  convention,  par  plus  d'un 
point,  se  rapprochent  du  système  russe.  La  philosophie  du  xviii^  siècle  était 
fort  en  vogue  à  Saint-Pétersbourg.  Le  pouvoir  absolu  craint  peu  le  matéria- 
lisme. Les  philosophes  sapaient  la  religion  ;  mais  les  tsars  avaient  depuis 
long-temps  avili  l'église  et  retiré  toute  influence  au  clergé.  Aussi  Voltaire, 
dans  sa  vieillesse,  se  prit  d'une  vive  sympathie  pour  la  Russie,  et  félicitait 
cet  heureux  pays  de  ne  pas  connaître  d'abbés.  Tandis  que  les  philosophes 
attaquaient  la  sévérité  des  mœurs,  la  licence  était  érigée  en  système  à  la  cour 
de  Catherine.  Le  mariage  mystérieux  de  la  pensée  moscovite  et  de  l'esprit 
encyclopédiste  se  fit  dans  cette  femme,  pleine  de  sagacité  et  de  finesse,  froide 
de  cœur  et  sensuelle,  qui  unissait  le  génie  d'une  civilisation  raffinée  et  égoïste 
à  la  cruauté  et  au  despotisme  des  chefs  mongols,  et  préside,  avec  Ivan  et 
Pierre,  aux  destinées  de  l'autocratie. 

Ce  pouvoir  qui  règne  au  dedans  par  la  terreur  menace  tout  au  dehors.  La 
Russie  est  redoutable  moins  encore  par  son  étendue  que  par  l'esprit  qui 
l'anime.  Il  y  a  une  grande  différence  entre  le  tsar  et  les  autres  monarques.  Sou 
autorité  réside  en  lui-même;  elle  est  absolue  au  sens  propre  du  mot.  Les  autres 
souverains  en  appellent  à  quelque  pacte  pour  établir  leurs  droits;  toujours  un 
principe  les  domine.  Le  tsar  seul  n'a  rien  au-dessus  de  lui.  Il  est  l'incarnation 
du  pouvoir  sur  la  terre;  il  a  donc  droit  au  commandement  du  monde,  et 
aucun  trône  n'est  à  la  hauteur  du  sien.  Les  Russes  le  croient  ainsi.  Le  petit 
peuple  serait  scandalisé  si  son  maître  s'avisait  d'avouer  publiquement  qu'il 
n'est  que  l'égal  des  autres  princes;  il  est  persuadé  que  le  tsar  a  juridiction 
sur  eux,  et  peut,  à  son  gré,  les  déporter  en  Sibérie.  L'armée,  par  la  même 
superstition,  se  regarde  comme  la  seule  armée  véritable,  et  voit  dans  les 


972  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

troupes  qui  la  combattent  des  traîtres  et  des  insurgés.  La  nation  entière  se 
promet  un  empire  sans  limites.  «  A  quoi  bon  des  alliances  ?  dit-elle  fièrement 
avec  son  poète  Djerzawine.  Nous  n'en  avons  pas  besoin.  Fais  un  pas,  ô  Russe! 
un  pas  encore,  et  l'univers  est  à  toi.  »  Ces  espérances  ne  sont  pas  nées  d'au- 
jourd'hui. Les  Russes  étaient  encore  cachés  dans  les  forêts  de  la  Moscovie, 
faibles,  humiliés  par  les  Mongols,  que  déjà  ils  faisaient  un  rêve  superbe  et  ne 
doutaient  pas  de  leur  grandeur  future.  Cette  foi  est  inséparable  de  l'autocratie. 
On  ne  peut  croire  au  tsar  sans  croire  que  le  monde  lui  appartient.  Aussi  les 
Russes  sont-ils  à  la  fois  le  plus  esclave  et  le  plus  orgueilleux  des  peuples. 

L'Asie  ne  leur  suffit  pas.  Le  tsar  agite  les  Slaves  de  l'Autriche  et  de  la 
Turquie,  et  s'annonce  comme  le  chef  de  leur  race,  le  seul  qui  puisse  la  con- 
duire à  de  grandes  destinées.  Il  se  donne  auprès  des  chrétiens  grecs  pour 
leur  pontife  et  leur  défenseur.  Par  les  alliances  et  mille  sourdes  menées,  il 
prend  partout  pied  en  Allemagne,  et  toujours  avec  je  ne  sais  quoi  de  iiautain 
qui  subjugue  et  devrait  avertir.  Son  influence  pénètre  plus  loin.  A  Paris 
même,  il  a  ses  cercles  dévoués,  ses  journalistes,  ses  agens.  Tant  que  l'esprit 
de  l'autocratie  animera  la  Russie,  elle  ne  voudra  jamais  s'arrêter;  elle  sera 
entraînée  à  tout  envahir,  et  méditera,  quoi  qu'elle  dise,  la  guerre  contre  le 
reste  du  monde.  Cette  politique  agressive  est  d'autant  plus  redoutable,  qu'elle 
a,  pour  servir  un  dessein  arrêté  depuis  des  siècles,  l'élan  national,  la  force 
militaire,  un  impénétrable  secret,  et  la  plus  habile  diplomatie.  Elle  est  pa- 
tiente parce  qu'elle  se  sent  forte,  perfide,  car  elle  ne  prend  au  sérieux  la  légi- 
timité d'aucune  puissance,  altière,  astucieuse,  persévérante,  insatiable.  Rome 
autrefois  fut  ainsi  l'ennemie  de  tous  les  peuples;  elle  leur  ravit  la  liberté,  et 
dès  son  humble  origine  se  crut  appelée  à  les  dominer. 


III.    —    LA  POLOGNE. 

La  Russie  s'est  formée  à  l'école  des  Mongols;  la  Rohême  a  imité  l'Alle- 
magne; la  Pologne,  au  centre  des  états  slaves,  était  plus  à  l'abri  des  influences 
étrangères;  seule,  parmi  eux,  elle  est  demeurée  fidèle  au  génie  national. 

La  Pologne  devint  une  démocratie  nobiliaire.  La  langue  ici  nous  trahit. 
Le  français  n'a  pas  de  mot  pour  désigner  cet  ordre  équestre  qui  formait  la 
république.  Noblesse  éveille  une  idée  fausse  :  il  n'y  eut  en  Pologne  rien  de 
.pareil  à  la  féodalité,  ni  droit  d'aînesse,  ni  hiérarchie.  Les  Lèques  prirent  pour 
eux  les  redevances  que  les  Slaves  payaient  à  leurs  miliciens,  et  se  chargèrent 
en  retour  de  défendre  le  pays.  Ils  devinrent  chefs  militaires  et  civils  de  la 
commune;  ils  en  furent  les  gérans  et  plus  tard  les  possesseurs.  Dans  l'ori- 
gine, les  paysans  étaient  assujétis  à  des  corvées  sans  être  serfs,  et  vivaient 
familièrement  avec  leurs  seigneurs.  Les  Lèques  se  mêlèrent  aux  Slaves  et 
adoptèrent  leurs  coutumes.  L'ordre  équestre  s'organisa  comme  la  commune 
primitive  :  seulement  la  patrie  remplaça  pour  lui  la  sloboda.  11  réserva  d'a- 
bord, sous  le  nom  de  starosties,  une  partie  du  territoire,  le  quart  de  la  Pc- 


MOUVEMENT  DES  PEUPLES  SLAVES.  973 

logne,  que  Ton  distribuait,  en  fiefs  viagers,  aux  plus  illustres  guerriers, 
pour  leur  donner  les  moyens  de  servir  l'état.  Les  gentilshommes,  du  reste, 
s'estimaient,  comme  les  colons  slaves,  tenanciers  plutôt  que  propriétaires  de 
leurs  domaines  privés.  Ils  les  avaient  reçus  de  la  patrie,  qui  seule  en  avait  la 
vraie  possession,  et  ils  furent  toujours,  pour  son  service,  prodigues  de  leurs 
biens,  croyant  moins  faire  en  cela  une  action  généreuse  que  payer  une  juste 
dette. 

A  l'exemple  aussi  des  colons  slaves,  ils  étaient  tous  égaux  et  frères,  et 
chacun  l'égal  de  tous.  Ce  n'était  point,  comme  dans  les  démocraties  modernes, 
le  peuple  qui  était  souverain;  c'était  chaque  citoyen.  Chacun  possédait  la 
patrie  tout  entière  à  soi ,  sans  partage,  exerçait  sur  elle  une  sorte  de  droit 
absolu,  et  était  grand  de  toute  la  grandeur  de  la  Pologne.  Le  veto  d'un  seul 
paralysait  la  volonté  publique.  Dans  les  dangers  extrêmes,  les  citoyens  pou- 
vaient se  liguer  sous  serment  pour  sauver  leur  patrie;  la  majorité  faisait 
alors  loi  entre  eux,  mais  c'était,  à  leurs  yeux,  une  tyrannie  passagère,  comme 
la  dictature  à  Rome.  Dès  que  la  république  revenait  à  une  situation  régu- 
lière, les  décrets  d'une  confédération  devaient,  pour  garder  force,  être  ac- 
ceptés par  une  diète  unanime.  Les  droits  qui  exaltaient  à  ce  point  la  puis- 
sance individuelle  réprimaient  en  même  temps  l'égoïsme.  La  république  ne 
pouvait  subsister  qu'à  force  d'abnégation.  L'ordre  et  le  concert  ne  se  main- 
tenaient que  par  l'universel  dévouement.  L'esprit  de  sacrifice  était  le  secret 
d'état  de  la  Pologne. 

C'était,  en  toutes  choses,  un  service  de  franche  et  bonne  volonté.  Rien  ne 
se  faisait  par  contrainte.  Point  de  trésor;  on.s'imposait  volontairement  dans 
les  besoins  de  l'état.  Point  de  troupes  permanentes;  mais  des  armées  sur- 
gissaient au  premier  appel  de  la  patrie.  Point  de  dignités  héréditaires;  la 
royauté  même  était  élective.  Point  de  fonctions  salariées;  les  charges  obli- 
gaient  au  contraire  à  de  grandes  dépenses.  Les  ambassades  surtout  étaient 
onéreuses.  L'ambassadeur  défrayait  s  on  cortège,  faisait  des  présens  aux 
puissances  étrangères ,  et  donnait  à  la  république  ceux  qu'il  recevait.  Il  se 
ruinait  quelquefois  en  nobles  folies  pour  soutenir  l'honneur  de  la  Pologne. 
Ou  ne  connaissait  pas  non  plus  les  tribunaux  permanens.  On  se  réunissait  en 
Jury  pour  juger  les  causes,  et  des  hommes  zélés  allaient  s'emparer  du  cou- 
pable. 

Chaque  citoyen  devait  donc,  si  j'ose  le  dire,  se  dépenser  tout  entier,  cœur, 
sang  et  fortune,  pour  son  pays.  Les  institutions  travaillaient  toutes  à  le 
former  au  sacrifice  en  même  temps  qu'à  la  liberté.  Elles  ne  ressemblaient  à 
celles  d'aucun  autre  peuple  :  les  plus  belles  en  ce  sens  qu'elles  proposaient 
une  vie  idéale  de  fraternité  et  de  dévouement;  les  plus  défectueuses  aussi, 
car  l'anarchie  était  inévitable  dès  que  la  vertu  faiblissait. 

Bien  différent  de  ce  libéralisme  étroit  qui  rend  l'homme  médiocre,  et  ne 
faisant  de  lui  qu'une  fraction  de  la  foule,  le  provoque  à  l'égoïsme,  la  liberté 
polonaise  donnait  à  l'homme  une  dignité  infinie,  commandait  le  renonce- 
ment, et  allumait  ainsi  la  pensée  de  Dieu  dans  le  peuple.  Par  le  bienfait  des 


$94.  REVUE  »ES  DECX  MONDES. 

coutumes  publiques,  par  une  suite  de  glorieux  exemples,  par  rhal)itude  de 
lougs  siècles,  l'enthousiasme  est  devenu  l'ame  de  la  Pologne,  comme  la  terrear 
estrame  de  la  Russie.  Le  tsar  est  t<yut  en  Russie;  h  patrie,  tout  en  Pologne. 
Nulle  part  elle  n'a  imposé  autant  de  devoirs,  ni  inspiré  un  amour  aussi  fer- 
vent, aussi  religieux.  Elle  est,  pour  les  Polonais,  plus  que  le  sol  natal;  elle 
€St  surtout  cette  société  idéale  que  veulent  édifier  les  institutions  publiques. 
Ce  culte  de  la  patrie  est  aussi  généreux  que  fidèle.  Le  Polonais  veut  pour  elle 
l'indépendance  et  non  pas  les  conquêtes,  l'honneur  plutôt  que  l'empire.  Il  se 
vante  de  n'avoir  jamais  attaqué  le  premier,  et  son  patriotisme  est,  plus  que 
nul  autre,  pur  de  haine,  dévoué,  chevaleresque. 

Aux  grandes  occasions,  la  Pologne  entière  était  convoquée,  et  c'était  alors 
qu'éclatait  le  mieux  l'esprit  national.  Tout  le  pays  était  en  mouvement;  on 
eût  dit  uue  levée  en  masse  :  le  Livouien  arrivait  dans  son  carrosse,  escorté 
de  fantassins  allemands  portant  la  carabine  à  mèche;  le  Cosaque  se  précipitait 
à  cheval  des  bords  du  Dnieper;  palatins,  starostes,  castellans,  accouraient 
avec  leurs  hommes ,  gens  de  bonne  mine  et  de  bonne  maison ,  bannière  en 
tête.  Il  venait  ainsi  jusqu'à  plus  de  cent  mille  nobles,  étrange  parlement  qui 
campait  sur  les  bords  de  la  Vistule.  Cette  assemblée  de  gentilshommes,  ar- 
dente, mobile,  fougueuse,  unissait  à  la  fierté  aristocratique  le  sentiment  po- 
pulaire. Ils  délibéraient  à  cheval,  en  armes,  et  supportaient  mal  les  longs  dis- 
cours. Aux  allocutions  des  orateurs  se  mêlaient  les  hennissemens  des  chevaux, 
souvent  aussi  la  musique  des  balles.  Il  fallait  avoir  parole  et  main  promptes; 
à  la  moindre  provocation ,  chacun  de  prendre  ses  pistolets  à  l'arçon;  une  étin- 
celle allumait  les  colères,  et  c'était  alors  une  mêlée  à  grands  coups  de  sabre.  On 
aimait  ces  allures  martiales  de  la  discussion;  l'éloquence  avait  peu  de  prises, 
la  réflexion  moins  encore.  Tout  se  faisait  par  élan  de  cœur  dans  cette  foule 
héroïque.  Quelquefois  un  mot  imprévu,  jeté  par  une  voix  dans  l'orage,  était 
répété  d'acclamation.  Ces  entraînemens  semblaient  un  ordre  de  l'esprit  saint. 
L'enthousiasme  servait  de  tactique;  une  inspiration  soudaine  pouvait  seule 
maîtriser  ce  superbe  désordre. 

Ce  fut  sous  les  Jagellons  que  la  Pologne  brilla  de  tout  son  éclat.  La  dynastie 
des  Piasts  s'était  éteinte;  on  appela  le  roi  de  Hongrie  au  trône.  Il  laissa  deux 
filles,  et  Tune  d'elles  fut  proclamée  reine.  C'était  une  jeune  princesse  de  qua- 
torze ans,  d'une  merveilleuse  beauté  et  d'une  grande  piété.  Elle  avait  été 
autrefois  fiancée  à  un  seigneur  allemand,  jeune,  beau  et  vaillant;  mais  le 
duc  de  Lithuauie,  charmé  par  tout  ce  qu'on  lui  disait  d'elle,  envoya  demander 
€a  main.  Il  était  païen,  âgé,  et,  comme  tous  les  siens,  cruel  et  farouche. 
La  jeune  reine,  effrayée,  ne  voulait  pas  entendre  parler  de  cette  union.  La 
noblesse  et  le  clergé  lui  représentèrent  que  ce  sacrifice  gagnerait  à  la  foi 
les  païens  du  Nord  et  rendrait  à  la  Pologne  des  milliers  de  captifs  gardés 
dans  d'impénétrables  forêts.  La  sainte  jeune  fille  se  résigna  et  fut  bénie. 
Le  duc  la  rendit  heureuse  :  il  sembla  avoir,  après  son  baptême,  abjuré 
son  ancien  caractère;  il  s'attacha  les  Polonais  par  sa  clémence  et  par  l'oubli 
des  injures,  et  fut  le  modèle  d'un  prince  chrétien ,  miséricordieux  et  paternel. 


MOUVEMENT  DES  PEUPLES  SLAVES.  975 

Ses  successeurs  suivirent  tous  son  exemple  :  on  ne  trouve  pas  ailleurs  une 
telle  suite  de  bous  princes.  Durant  deux  siècles,  on  n'a  pu  accuser  les  Jagel- 
lons  d'aucune  mauvaise  action  commise  par  intérêt  personnel  et  dynastique. 
L'influence  exercée  par  ces  princes  généreux  fut  salutaire  pour  la  Pologne. 
Les  courses  conquérantes  des  Lithuaniens  cessèrent,  ils  furent  unis  aux 
Polonais,  et,  grâce  à  l'habileté  et  à  la  douceur  des  Jagellons,  la  fusion  des 
deux  peuples  ne  coûta  pas  une  goutte  de  sang.  L'ordre  teutonique,  croisé 
contre  les  païens  du  Kord ,  vit  ses  progrès  arrêtés  par  cette  conversion ,  et  ce 
Toisin  dangereux  ne  tarda  pas  à  être  réduit.  Les  Jagellons  réunissent  aussi 
plus  d'une  fois  à  leur  couronne  celles  de  Bohême  et  de  Hongrie,  disposent  de 
la  Moldavie  et  de  la  Yalachie,  battent  les  Tartares  et  les  Russes,  poussent 
jusqu'en  Crimée  et  jusqu'à  Moscou ,  et  défendent  la  chrétienté  contre  les 
Turcs.  Avec  eux,  la  Pologne  tient  le  sceptre  des  pays  slaves.  Cette  époque 
est  également  illustrée  par  les  lettres.  La  Pologne  compte  alors  avec  orgueil 
ses  poètes,  ses  historiens,  ses  orateurs,  ses  savans.  L'université  de  Cracovie 
est  fondée,  et  Copernic  lui  donne  une  célébrité  européenne. 

La  Pologne  avait  trop  de  bonheur  ;  elle  voulut  jouir  au  lieu  de  s'éleyer 
toujours  plus  près  de  son  idéal  :  ce  fut  ce  qui  la  perdit.  Les  gentilshommes  me- 
naient une  vie  heureuse,  brillante,  chevaleresque,  vie  de  château ,  de  chasse 
et  de  guerre.  De  la  Baltique  à  la  mer  Noire,  toutes  les  familles  se  connais- 
saient. C'était  une  parenté  qui  étendait  son  réseau  sur  la  Pologne  entière. 
L'hospitalité  resserrait  encore  ces  liens.  Jamais  il  n'y  eut  si  franche  cama- 
raderie. On  pleurait  de  joie,  on  s'embrassait  en  se  rencontrant.  Mais  qu'il 
était  facile  de  troubler  cette  fête!  La  Pologne  ne  subsistait  que  par  l'esprit 
de  sacrifice;  sous  l'influence  des  plaisirs,  elle  s'en  déshabitua.  L'égoïsme  et 
l'orgueil  prirent  les  nobles.  Us  n'étaient,  dans  l'origine,  qu'une  confrérie 
militaire  et  patriotique;  ils  se  parquèrent  comme  une  caste,  et  rien  n'était 
plus  contraire  au  génie  slave  et  à  leur  institution  primitive.  Fiers  de  leur 
nombre,  de  leur  gloire,  de  leurs  libertés,  ils  fermèrent  jalousement  l'accès  de 
leur  ordre,  jusque-là  très  facile,  se  firent  concéder  de  nouveaux  privilèges, 
annulèrent  la  royauté,  écrasèrent  sans  pitié  le  pauvre  paysan,  forcèrent  les 
bourgeois  à  vendre  leurs  terres,  avec  défense  d'en  acquérir  à  l'avenir,  et 
interdirent  aux  évêques  de  recevoir  dans  les  ordres  un  homme  qui  ne  fût  pas 
noble.  Un  abîme  sépara  en  deux  la  nation  :  d'un  côté,  une  multitude  esclave, 
dépouillée,  malheureuse,  toujours  plus  ennemie  de  ses  oppresseurs;  de 
l'autre,  l'ordre  équestre,  hautain ,  dissipé,  factieux  :  aristocratie  remuante 
et  dégénérée.  11  y  avait  là  injustice  cruelle  et  menaçant  péril. 

Diverses  causes  hâtèrent  le  déclin  de  la  Pologne.  La  dynastie  des  Jagellons 
s'éteignit,  et  les  désordres  des  élections  recommencèrent.  La  réforme  pénétra 
dans  le  pays,  amenant  avec  elle  les  sectes  et  les  disputes.  Un  traître  dont  le 
nom  est  maudit  par  la  Pologne,  Sicinski ,  nonce  d'Oupita ,  fit  faire  à  sa  nation 
le  dernier  pas  vers  la  ruine.  Il  prononça  le  veto  qui  arrêtait  les  délibérations, 
mot  que  depuis  des  siècles  on  n'avait  pas  entendu.  Dès  que  l'usage  de  ce 
droit  terrible  s'introduisait,  les  diètes  unanimes  devenaient  impossibles,  le 


976  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

gouvernement  était  suspendu  de  par  la  constitution ,  l'anarchie  sanctionnée 
par  la  loi.  Il  semble  que  la  Pologne  aurait  dû  renoncer  à  des  institutions 
trop  généreuses  pour  elle,  cependant  elle  persista  à  les  garder;  aussi  bien 
n'aurait-elle  rien  gagné  à  adopter  des  lois  étrangères.  L'enthousiasme  était 
si  bien  son  ame,  qu'elle  devait  périr  une  fois  cette  flamme  éteinte.  La  Po- 
logne n  aurait  pu  se  façonner  à  une  constitution  fondée  sur  un  autre  prin- 
cipe. 11  n'y  avait  point  de  ressources  pour  elle  ailleurs,  et  sa  chute  ne  fut 
retardée  que  par  les  retours  passagers  de  la  nation  à  l'enthousiasme,  ou  par 
les  efforts  de  quelques  grands  citoyens  animés  de  cette  vertu  polonaise. 

Le  mal  s'était  déclaré  sous  le  dernier  des  Jagellons,  Sigismond- Auguste, 
qui  descendit  au  tombeau  l'amertume  dans  l'ame.  De  funestes  pressenti- 
mens  l'accablaient ,  et,  quand  on  lui  demandait  de  désigner  son  successeur, 
il  montrait  tristement  le  Nord.  La  Russie,  en  effet,  grandissait  dans  ses 
déserts.  Ivan  lui  donnait  la  force  avec  l'unité,  et  cette  puissance  épiait  déjà 
la  Pologne,  espérant  bien  en  faire  un  jour  sa  proie.  A  l'époque  des  premiers 
désordres,  une  voix  solennelle  se  fit  entendre.  Un  prêtre  éloquent,  Scarga, 
apparut  pour  rappeler  la  Pologne  au  devoir;  on  aurait  dit  que  la  conscience 
publique  avertissait  les  citoyens  par  sa  bouche  avant  qu'il  fût  trop  tard ,  et 
annonçait  d'inévitables  malheurs,  si  l'on  s'égarait  davantage.  Mais  tout  fut 
inutile.  Scarga  ne  cessait  d'exhorter  les  Polonais  au  patriotisme,  il  les  con- 
jurait de  laisser  les  querelles,  il  tançait  une  noblesse  turbulente,  il  défendait 
contre  elle  la  royauté  et  le  malheureux  paysan;  il  combattait  aussi  la  réforme 
de  toute  sa  puissance.  C'est  surtout  dans  les  sermons  politiques  qu'il  pro- 
nonçait à  l'ouverture  des  diètes  qu'éclate  son  véhément  génie.  Les  nonces, 
presque  tous  protestans,  haïssaient  Scarga.  Ces  hommes  fiers  l'interrom- 
paient souvent  par  des  murmures;  ils  se  tenaient  debout  devant  l'autel,  et 
quand  le  prêtre  élevait  l'hostie,  ils  affectaient  d'agiter  leurs  bonnets  sur- 
montés d'une  aigrette  en  diamans.  Scarga  reçut  un  jour  un  soufflet,  au 
sortir  de  l'église;  on  voulut  même  l'assassiner.  Il  disait  sans  peur  à  ses  en- 
nemis irrités  les  vérités  les  plus  dures,  et  telle  était  sa  force,  que  souvent 
il  les  maîtrisait..  Comme  les  prophètes  hébreux  qui  prédisaient  à  Jérusalem 
les  verges  et  les  bénédictions,  qui  saluaient  avec  ravissement  ses  triomphes 
et  tout  à  coup  pleuraient  ses  désolations,  Scarga  aussi  bénit  et  maudit,  exalte 
et  humilie,  célèbre  et  menace  à  la  fois.  Telle  est  sa  sublime  éloquence.  C'est 
la  ferveur  de  la  justice,  l'esprit  de  pénitence,  le  zèle  d'un  patriotisme  tout 
pénétré  de  Dieu;  aucun  soin  de  plaire,  nulle  division,  nul  artiCce,  toujours 
un  discours  qui  jaillit  des  profondeurs  de  l'ame. 

La  Pologne  était  alors  glorieuse  et  puissante;  mais  les  prospérités  pré- 
sentes n'aveuglaient  point  Scarga.  11  voyait  les  anciennes  vertus  déchoir,  et 
il  déclarait  des  châtimens  certains.  Il  peignit  l'infortune  future  de  sa  patrie 
avec  une  vérité  si  frappante,  qu'il  semble  y  avoir  assisté  en  esprit  :  «  L'en- 
nemi qui  épie  l'occasion  de  vous  écraser,  disait-il ,  s'avancera  vers  vous,  et 
vous  saisissant  par  votre  côté  faible,  mettant  la  main  sur  vos  discordes, 
il  s'écriera  :  Maintenant  que  leur  cœur  n'est  pas  d'accord  avec  lui-même. 


MOUVEMENT  DES  PEUPLES  SLAVES.  977 

ils  sont  perdus!  Leur  pied  glisse,  ils  tombent,  nous  n'avons  qu'à  les  dé- 
vorer. Ces  libertés  dont  vous  êtes  si  fiers  deviendront  la  fable  de  la  pos- 
térité et  la  risée  du  monde.  Les  vastes  états  mariés  à  la  Pologne  vont  s'en 
détacher,  vos  dissensions  ayant  brisé  les  liens  mystérieux  qui  les  unissaient. 
Votre  patrie  restera  comme  une  butte  de  gardien  placée  près  d'un  jardin 
dont  on  aura  cueilli  tous  les  fruits,  une  butte  désormais  inutile,  qui  s'écroule 
abandonnée  à  la  fureur  des  tempêtes  d'biver.  Votre  race,  vous  la  verrez  dé- 
générer, et  les  restes  s'en  iront  dispersés  par  le  monde,  et  vous  serez  con- 
damnés à  subir  une  métamorphose  horrible,  forcés  à  prendre  la  nature  et  les 
habitudes  d'un  peuple  qui  vous  hait  et  qui  vous  méprise.  Ne  craignez  pas  la 
guerre  et  les  invasions,  vous  périrez  par  vos  discordes  intérieures.  « 

Un  jour,  Scarga  est  interrompu  par  l'arrivée  du  courrier  qui  apportait  la 
nouvelle  d'une  brillante  victoire  remportée  sur  les  Suédois.  On  se  jette  à  ge- 
noux; il  entonne  le  Te  Deum,  puis  il  s'arrête  comme  frappé  d'une  vision,  et, 
dans  un  trouble  pathétique,  il  profère  cette  plainte  :  «  Qui  me  donnera  assez 
de  force  pour  pleurer  jour  et  nuit  les  malheurs  de  mon  peuple  ^  Tu  es  donc  de- 
venue veuve,  belle  terre ,  mère  de  tant  d'enfans  !  Je  te  vois  dans  la  captivité,  ô 
royaume  orgueilleux!  tu  te  lamentes  sur  tes  fils,  tu  ne  trouves  personne  qui 
veuille  te  consoler.  Tes  anciens  amis  te  trahissent  et  te  repoussent.  Tes 
princes,  tes  guerriers,  chassés  comme  un  troupeau,  traversent  la  terre  sans 
s'arrêter  et  sans  trouver  de  pâturages.  Nos  églises,  nos  autels,  sont  livrés  à 
l'ennemi  :  le  glaive  se  dresse  devant  nous;  la  misère  nous  attend  au  dehors, 
et  cependant  le  Seigneur  dit  :  —  Allez!  allez  toujours!  —  Mais  où  irons- 
nous.  Seigneur.^  —  Allez  mourir,  vous  qui  devez  mourir!  allez  souffrir,  vous 
qui  devez  souffrir!  »  On  n'entend  pas  sans  émotion  ces  paroles;  elles  reten- 
tirent vainement ,  il  y  a  trois  siècles  :  aujourd'hui  la  douleur  de  tout  un 
peuple  leur  répond. 

Un  siècle  plus  tard,  la  Pologne  fut  envahie  de  tous  côtés  et  un  moment 
effacée  de  la  carte.  Les  Russes  prirent  Smolensk  et  Polotsk;  les  Cosaques  se 
détachèrent  de  la  république;  le  prince  de  Transylvanie  entra  dans  Cracovie; 
les  Suédois  s'avancèrent  jusqu'au  cœur  du  pays.  La  noblesse,  mécontente  du 
roi,  arbora  les  couleurs  de  la  Suède.  Jean-Casimir,  abandonné,  passa  la  fron- 
tière et  se  cacha  en  Silésie.  Un  prêtre  héroïque  resta  seul  fidèle  à  sa  patrie. 
Dans  le  diocèse  de  Cracovie  s'élève,  au  milieu  de  vastes  plaines,  une  petite 
montagne  appelée  Clermont  {Clarus  Mons).  C'est  là  qu'est  bâti  le  couvent 
fortifié  de  Yasna-Gova,  célèbre  dans  les  pays  slaves  par  une  image  miracu- 
leuse de  la  Vierge.  On  y  vient  de  tous  côtés  en  pèlerinage,  et  d'immenses  tré- 
sors s'y  trouvaient  alors  accumulés.  De  toute  la  Pologne,  il  ne  restait  de 
libre  que  ce  rocher.  Un  détachement  suédois  crut  s'en  emparer  par  un  coup 
demain;  mais  il  s'y  trouva  un  homme  contre  lequel  devait  se  briser  la  for- 
lune  de  la  Suède,  le  prieur  Augustin  Kordecki. 

Le  général  Miller,  apprenant  la  résistance  du  couvent,  arrive  avec  huit 
mille  hommes  et  vingt  canons  de  campagne.  Il  n'y  avait  dans  le  fort  que 

TOME  IV.  63 


9tB  ftEVUE  DES  DEUX  MONDES. 

soixante-huit  moines,  cent  soixante  soldats,  et  cinquante  nobles  avec  leui's 
familles,  en  tout  quatre  cents  hommes  en  état  de  porter  les  armes.  D'après  la 
loi  martiale  de  l'époque,  une  garnison  qui  défendait  une  place  incapable  de 
résister  était  passée  au  fil  de  l'épée.  Les  Suédois  étaient  très  cruels,  et  détes- 
taient particulièrement  les  moines.  Les  religieux  savaient  donc  ce  qui  les 
attendait.  Il  y  avait  aussi  dans  la  forteresse  une  foule  de  femmes,  de  vieil- 
lards et  d'enfans,  accourus  de  tous  cotés  pour  se  mettre  à  l'abri  des  violences 
de  la  soldatesque.  Le  général  fit  ouvrir  la  tranchée.  Toutes  les  espérances 
humaines  des  moines  reposaient  sur  la  petite  armée  du  général  Tscharneski; 
mais  ce  corps,  après  avoir  quitté  Cracovie  sur  la  foi  d'un  armistice,  fut  assailli 
et  désarmé.  On  amena  ces  troupes  en  triomphe  sous  les  yeux  des  assiégés.  A 
cette  vue,  la  garnison  perdit  courage,  se  révolta,  et  demanda  au  prieur  de 
capituler.  Kordecki  fit  arrêter  le  commandant,  chassa  quelques  canonniers, 
envoya  dans  chaque  détachement  des  théologiens  éloquens  pour  ranimer  les 
soldats,  augmenta  la  solde  de  la  troupe  et  lui  fît  de  nouveau  jurer  fidélité. 
Ces  mesures  prises,  Kordecki  soutint  un  nouvel  assaut.  Au  plus  fort  de  la 
canonnade,  pendant  que  les  soldats  faisaient  leur  service,  les  uns  auprès  des 
canons ,  les  autres  sur  les  toits  pour  empêcher  l'incendie,  tout  à  coup  une 
musique  céleste  retentit  au  haut  des  airs  comme  un  hosanna  de  victoire. 
L'orchestre  et  les  chantres  du  couvent  étaient  montés  au  sommet  de  la  tour 
et  entonnaient,  par-dessus  le  bruit  du  combat,  le  cantique  de  la  Vierge. 
Cette  musique  donna  aux  Polonais  joie  et  ardeur;  elle  empêcha  aussi  les 
blasphèmes  des  Suédois  d'arriver  aux  oreilles  des  femmes,  et  Ton  décida  que 
le  même  hymne  serait  entonné  sur  la  tour  aux  heures  du  plus  grand  danger. 
Le  général  suédois  fit  alors  venir  de  l'artillerie  de  siège.  Les  nobles  eux- 
mêmes  perdirent  tout  espoir  et  voulurent  à  leur  tour  capituler.  Ils  menacè- 
rent plusieurs  fois  de  quitter  le  couvent.  DeS  nouvelles  désolantes  arrivaient 
de  toutes  parts.  Les  moines  les  plus  jeunes,  dont  la  foi  était  moins  éprouvée, 
finirent  aussi  par  trouver  la  défense  impossible.  Enfin  les  nobles  de  la  pro- 
vince accoururent  redemander  leurs  femmes  et  leurs  enfans  pour  les  sauver 
des  périls  d'une  prise  d'assaut.  Kordecki  eut  encore  à  résister  aux  cris  et 
aux  larmes  de  ceux  qui  venaient  réclamer  leurs  familles.  Il  eut  la  force  de  ne 
pas  fléchir.  II  prévoyait  que,  si  quelqu'un  s'éloignait  de  la  forteresse,  les 
soldats  perdraient  toute  confiance.  Il  ne  laissa  sortir  personne.  Ce  courage 
étonnait  les  ennemis.  Le  général  Miller,  qui  se  moquait  des  miracles,  croyait 
à  la  magie-,  il  avait  peur  des  visions,  et  prenait  les  moines  pour  des  sorciers. 
Les  Cosaques  et  les  Polonais  qui  servaient  avec  les  Suédois  cherchaient,  après 
les  assauts,  à  obtenir  l'entrée  du  couvent  pour  faire  leurs  dévotions  à  la 
Vierge.  Enfin  on  apprit  un  jour  de  fête  que  Tscharneski  faisait  quelques  ten- 
tatives pour  chasser  les  Suédois  de  la  grande  Pologne,  que  le  roi  passait  la 
frontière,  que  les  soldats ,  honteux  de  voir  une  petite  forteresse  résister  plu- 
sieurs mois,  quittaient  le  drapeau  ennemi.  Des  troupes  s'avancèrent  au 
secours  du  couvent,  et  Miller  dut  lever  le  siège  après  des  pertes  considérables. 


MOUV^ME^NT  KÏS  PEUPLES  SLAVES.  079 

Rordecki  montre  ce  que  peut  un  cœur  simple  et  grand.  Il  ne  voulut  en  rien 
transiger  avec  le  devoir;  ce  fut  là  sa  force.  Son  courage  humble  et  calme  n'a 
rien  d'humain  :  la  foi  en  a  le  secret.  De  toute  une  grande  nation  abattue  Kor- 
decki  était  seul  resté  debout.  La  Providence  épuisa  en  vaiii  contre  lui  toutes 
les  tentations.  Soldats,  nobles,  jeunes  moines  l'abandonnent;  il  ne  lui  restait 
que  quelques  vieillards  :  Kordecki  demeura  inébranlable  sur  son  rocher,  te- 
nant haut  déployée  la  bannière  de  la  patrie,  le  cœur  assuré,  le  regard  élevé 
au  ciel.  Il  évoqua  par  un  exemple  héroïque  l'esprit  national ,  et  de  son  ame 
rayonna  un  enthousiasme  qui  anima  ses  compagnons,  troubla  les  ennemis, 
se  répandit  au  loin,  et  électrisa  enfin  toute  la  Pologne. 

Il  s'écoule  encore,  après  ces  guerres,  un  siècle  de  facile  bonheur  et  de  relâ- 
chement. La  Pologne  finit  par  tomber  au  dernier  degré  d'abaissement.  C'est 
un  chaos  de  partis,  de  luttes,  de  petites  révolutions  qui  croisent  leurs  désor- 
dres. L'ambition  divise  les  grandes  familles.  La  Prusse,  la  France,  la  Russie, 
intriguent.  Stanislas  n'est  que  l'amant  faible  et  joué  de  Catherine  :  en  réalité, 
c'est  elle  qui  règne  à  Varsovie.  Son  insolent  ambassadeur,  Repnin,  affiche 
son  mépris  pour  un  peuple  humilié.  Les  soldats  russes  occupent  les  villes, 
cernent  les  diètes  de  leurs  baïonnettes,  saisissent  les  citoyens  les  plus  cou- 
rageux, et  les  déportent  en  Sibérie.  Jamais  plus  fière  nation  ne  fut  plus  ou- 
tragée. La  Pologne  frémissait  de  colère,  mais  l'anarchie  paralysait  ses  forces. 
L'excès  de  la  honte  fit  enfin  éclater  l'indignation  et  le  désespoir.  Quelques 
généreux  citoyens  se  confédérèrent.  Ils  n'étaient  qu'une  poignée,  sans  canons, 
sans  forteresse,  sans  discipline.  Ils  ne  calculent  pas  ce  qu'ils  peuvent,  ils  ne 
pensent  qu'au  devoir,  et  ils  forment  le  projet  d'écraser  les  Russes.  Cette  fois 
encore  des  prêtres  sont  à  la  tête  du  mouvement.  Les  évêques  de  Çracovie  et 
de  Kamienski  le  préparent.  Le  père  Marc,  que  le  peuple  vénérait  comme  un 
saint,  vient  à  Bar  bénir  les  confédérés,  et  prêche  le  soulèvement  dans  la 
province.  La  Pologne  entière  fut  émue.  Partout  il  se  formait  des  associations 
armées.  C'étaient  des  corps  de  deux,  trois,  quatre  cents  cavaliers^  qui  par- 
fouraient  les  vastes  plaines  de  la  Pologne,  de  Kiew  jusqu'en  Prusse,  de  la 
Baltique  à  la  mer  Noire.  Les  Russes  tenaient  les  villes  et  les  forteresses;  leur 
centre  d'opération  était  à  Varsovie.  ïls  pouvaient  ainsi, facilement  couper  les 
communications,  attaquer  les  partis  détachés,  et  suivre  un  plan  régulier. 
Leurs  cruautés  furent  affreuses;  ils  brûlèrent  des  milliers  de  villages,  et  les 
populations,  sans  abri,  erraient  misérablement  dans  les  campagnes.  Mais 
cette  conduite  ne  fit  qu'exaspérer  les  victimes.  Les  confédérés,  harcelés  sur 
tous  les  points,  ne  cessaient  de  se  renforcer.  Les  hommes  allaient  les  joindre 
dans  les  forêts,  les  dames  envoyaient  leurs  bijoux  aux  sultanes  pour  les  inté- 
resser à  la  cause  de  la  Pologne.  Les  héros  de  la  confédération  faisaient  des 
prodiges  de  valeur.  L'histoire  de  cette  guerre  semble  un  roman  épique  plein 
d'aventures  extraordinaires  et  d'incroyables  prouesses.  Pulawski,  le  plus 
brave  des  confédérés,  montra  la  plus  téméraire  audace.  On  le  craignait  si  fort 
qu'on  lui  offrit  l'amnistie,  et  qu'on  lui  promit  même  de  retirer  les  troupes 

63. 


980  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

russes  de  la  Pologne.  Il  répondit  qu'il  irait  alors  les  chercher  à  Saint-Péters- 
bourg. Il  finit  par  être  pris  dans  une  rencontre  où ,  les  siens  lui  criant  de  se 
retirer,  il  se  jeta  seul  sur  l'ennemi.  Un  autre  confédéré,  Beriiowski,  pris 
aussi  dans  un  combat,  envoyé  à  l'extrémité  de  la  Sibérie,  se  conjura  avec  les 
déportés,  chassa  la  garnison,  força  les  pauvres  Kamtschadales  à  jurer  fidélité 
à  la  Pologne,  et  défendit  six  mois  sa  conquête  contre  les  régimens  russes. 
Obligé  enfin  de  céder  au  nombre,  il  se  jette  sur  un  mauvais  navire  avec  ses 
compagnons,  cherche  le  passage  du  Nord ,  et  navigue  avec  bonheur  sur  ces 
mers  inconnues.  Repoussé  par  les  glaces,  il  revient  vers  le  midi ,  découvre 
plusieurs  îles,  aborde  au  Japon,  à  Formose,  aux  Grandes-Indes,  trouve  une 
frégate,  arrive  en  France,  donne  au  gouvernement  des  nouvelles  des  confé- 
dérés, le  sollicite  en  leur  faveur,  et  dépose  les  archives  du  Kamtschatka  à 
Paris,  où  elles  se  trouvent  encore.  Elles  contenaient  un  projet  d'invasion  de 
la  Chine  par  les  Russes,  et  on  envoya  cette  pièce  à  Pékin. 

L'Europe  entière  commençait  à  s'intéresser  aux  confédérés;  l'incendie  qu'ils 
avaient  allumé  se  propageait  au  loin.  Les  Tartares  et  les  Turcs  furent  en- 
traînés à  la  guerre,  la  Grèce  s'agitait,  tout  l'Orient  était  en  feu.  La  Pologne 
montrait  ce  que  l'amour  exalté  de  la  patrie  peut  faire  de  miracles.  Mais  la 
pensée  d'indépendance  et  l'enthousiasme  qui  l'inspiraient  menaçaient  la  poli- 
tique des  états  voisins.  Le  gouvernement  militaire  de  la  Prusse,  le  despotisme 
du  tsar,  la  police  de  l'Autriche,  avaient  à  craindre  le  périlleux  exemple  que 
donnait  la  république.  Frédéric  comprit  le  danger;  il  communiqua  ses  inquié- 
tudes à  Marie-Thérèse,  et  ils  conçurent  avec  Catherine  l'idée  de  démembrer 
la  Pologne.  On  sait  comment  leur  projet  s'accomplit;  cent  mille  Autrichiens 
et  Prussiens  cernèrent  ce  malheureux  pays.  Après  des  combats  meurtriers,  on 
délogea  les  confédérés  de  leurs  positions,  et  Ton  finit  par  donner  ordre  de 
poursuivre  et  juger  comme  des  brigands  ceux  qui  gardaient  les  armes.  Ainsi 
s'acheva  le  plus  grand  crime  de  l'histoire  moderne.  La  Prusse,  que  la  Pologne 
avait  épargnée  sous  les  Jagelions,  l'Autriche,  que  Sobieski  avait  sauvée  de- 
vant Vienne,  se  réunirent  à  la  Russie  pour  accabler  un  peuple  généreux  qui 
avait  été  leur  bienfaiteur,  et  elles  l'assassinèrent  lâchement.  Ce  n'était  pas 
seulement  une  riche  dépouille  qu'elles  avaient  convoitée;  elles  avaient  voulu 
éteindre  le  vaste  foyer  de  liberté  qui  brillait  au  centre  de  l'Europe  absolutiste; 
elles  espéraient  tuer  la  Pologne  corps  et  ame.  Cette  héroïque  nation  essaya  de 
se  relever,  mais  ce  fut  en  vain;  toutes  les  fois  son  martyre  recommença  plus 
cruel.  Voici  bientôt  un  siècle  qu'il  dure,  et  cependant  la  Pologne  n'a  pas  cessé 
d'espérer. 

IV.   —  ÉPOQUE   NAPOLÉONIENNE. 

La  révolution  française  et  Napoléon  ouvrent  aux  Slaves  comme  une  ère 
nouvelle.  Alors  pour  la  première  fois,  ces  peuples  entrent  en  relation  étroite 
avecrOccident,  sortent  de  leurs  limites,  et  se  promènent  en  armes  d'un  bout 


MOUVEMENT  DES  PEUPLES  SLAVES.  981 

de  l'Europe  à  Tautre.  Toujours  leurs  vieilles  haines  les  divisent.  La  lutte 
recommence  entre  la  Russie  et  la  Pologne;  dans  les  guerres  de  la  république 
et  de  Fempire,  les  deux  nations  suivent  des  drapeaux  ennemis  et  ne  cessent 
de  se  combattre. 

La  révolution  se  propageait  et  triomphait  de  tous  les  obstacles  lorsque 
Paul  monta  sur  le  trône  des  tsars.  Ce  prince  était,  par  nature,  par  éducation, 
par  position,  demeuré  séquestré  de  la  cour.  Sa  mère  le  détestait  et  l'entou- 
rait d'espions.  Paul  avait  passé  sa  jeunesse  dans  la  solitude;  son  ame  géné- 
reuse et  forte  s'y  développa;  il  prit  en  aversion  l'injustice  dont  il  était  victime 
lui-même,  et  les  crimes  qu'il  voyait  commettre.  Paul  observa  les  progrès  de 
la  révolution  en  philosophe.  Les  légitimistes  avaient  trouvé  hospitalité  sur 
le  sol  russe;  il  les  connut,  embrassa  leur  système,  et  se  crut  le  représentant 
du  droit  divin  outragé.  A  la  mort  de  Catherine,  il  prit  tranquillement  pos- 
session de  l'empire.  Il  ne  s'était  jusqu'alors  jamais  mêlé  de  gouvernement; 
mais,  comme  Sixte-Quint,  il  parut  tout  d'un  coup  rajeuni,  et  même  plus 
haut  de  taille.  On  a  souvent  parlé  des  singulières  manies  de  Paul;  M.  Mic- 
kiewicz  en  donne  une  explication  ingénieuse  et  nouvelle.  Jamais  monarque 
n'affecta  un  tel  orgueil  dans  sa  démarche.  11  voulait  relever  en  sa  personne 
le  principe  de  l'autorité,  renversé  en  France.  On  voit  cependant  que  bientôt 
il  commença  à  douter,  car  il  se  rejeta  sur  les  formes.  Il  publia  une  série  d'ukases 
pour  inculquer  au  peuple  le  culte  de  la  majesté  impériale.  On  dut,  au  passage 
du  tsar,  se  prosterner,  descendre  de  cheval  ou  de  voiture,  jeter  bas  sa  four- 
rure, et  même  s'agenouiller  dans  la  boue  ou  la  neige. 

Paul  envoya  contre  la  France  Souwarow,  qui  d'instinct  haïssait  aussi  la 
révolution.  D'une  ame  haute  et  ferme,  Souwarow  se  distingua  d'abord  dans 
la  guerre  de  sept  ans  et  contre  les  Turcs;  il  prit  ensuite  Praga,  et  porta  le 
dernier  coup  à  la  Pologne.  Il  a  été  jugé  sévèrement  par  les  étrangers,  qui, 
le  trouvaient  bizarre',  rustique,  affecté.  Souwarow  avait  cependant  reçu  une 
éducation  soignée;  il  possédait  plusieurs  langues,  mais  il  dédaignait  de  les 
parler.  Il  ne  pouvait  souffrir  ce  qui  était  convenance  et  étiquette;  il  avait 
la  bonhomie  et  la  simplicité  slaves,  et  un  profond  sentiment  religieux  lui 
donnait  une  aveugle  confiance  dans  le  succès.  11  cherchait  la  victoire  dans 
l'enthousiasme  de  ses  soldats,  comprenait  leur  manière  de  voir  et  de  sentir, 
et  savait  employer  leur  langage.  Souvent  il  leur  parlait  en  vers;  plusieurs  de 
ses  proclamations  sont  en  assonances  ou  en  rimes  que  l'on  peut  trouver  ridi- 
cules, mais  qui  ont  produit  un  grand  effet  sur  ses  troupes.  Une  fois,  au  siège 
d'Ismaïl ,  il  fit  appeler  ses  soldats;  au  lieu  d'un  ordre  du  jour  éloquent ,  il 
leur  adressa  seulement  ces  paroles  :  «  Soldats  !  à  minuit  vous  me  verrez  me 
lever,  vous  ferez  de  même;  puis  je  ferai  ma  prière,  et  vous  ferez  de  même; 
puis  je  me  laverai,  et  vous  ne  le  ferez  pas,  parce  que  vous  n'en  avez  pas  le 
temps;  puis  vous  me  verrez  m'asseoir  par  terre  et  chanter  comme  un  coq  trois 
fois  (ici  il  imita  le  cri  du  coq);  ce  sera  le  signal  du  combat.  »  Il  prit  Ismail. 
Souwarow  lisait  l'Évangile  aux  soldats  et  faisait  souvent,  dans  le  camp, 
les  fonctions  de  prédicateur.  Cette  foi  fervente  ne  lui  donnait  que  plus  de 


982  REV*UE  DES  DEUX  MONDES. 

liaiue  pour  la  révolution,  et  quand  on  lui  amenait  des  généraux  français 
prisonniers,  il  leur  faisait  subir  des  fumigations  comme  aux  pestiférés.  Il  ado- 
rait la  personne  de  l'empereur;  il  s'inclinait  devant  le  prétendant,  faisant  le 
signe  de  la  croix,  et  baisant  le  pan  de  son  habit.  Ce  que  Paul  voulait  accon)plir 
par  la  politique  et  la  religion,  Souwarow  le  voulait  accomplir  par  les  armes. 

Le  malheur  devait  frapper  ces  deux  hommes.  Souwarow  tomba  victime  de 
ce  despotisme  qu'il  servait  de  toute  son  ardeur.  Paul  venait,  par  un  ukase, 
de  le  déclarer  le  plus  grand  général  de  l'univers ,  et  lui  ordonnait  de  faire 
une  entrée  triomphale,  lorsque  tout  à  coup  il  se  courrouce  et  le  disgracie 
pour  une  légère  infraction  à  la  discipline.  Souwarow  rentra  solitaire  à  Saint- 
Pétersbourg;  il  se  vit  abandonné  de  tout  le  monde;  on  craignait  de  prononcer 
son  nom;  ses  amis  même  l'évitaient;  il  ne  put  supporter  la  défaveur  impé- 
riale; le  chagrin  le  fit  tomber  malade,  et  il  ne  tarda  pas  à  mourir. 

A  cette  époque  aussi ,  une  immense  réaction  s'opérait  chez  Paul.  Il  s'a- 
perçut que  les  légitimistes  l'exploitaient,  et  n'avaient  aucune  foi  en  leur 
système.  Paul  voulait  le  réaliser  dans  toute  sa  rigueur.  Représentant  d'une 
cause  religieuse,  il  tenait  sévèrement  la  main  à  l'accomplissement  des  devoirs 
religieux.  Il  forçait  les  légitimistes  à  se  confesser,  et  il  ordonna  aux  prêtres 
de  ne  leur  donner  l'absolution  qu'après  s'être  assurés  de  leur  componction. 
Les  légitimistes,  qui  parlaient  sans  cesse  de  catholicisme,  se  moquaient  de 
ces  pratiques  à  la  cour  de  Mittau.  Il  l'apprit,  leur  refusa  tout  secours,  et  re- 
tira au  prétendant  sa  pension. 

Lorsqu'il  traitait  avec  les  rois  étrangers ,  il  proposait  de  réintégrer  les 
princes  dépossédés.  On  dit  même  qu'il  rêvait  quelquefois  le  rétablissement 
de  la  Pologne,  pour  restaurer  la  justice  politique  sur  la  terre;  mais  l'ambas- 
sadeur d'Autriche  laissa  entrevoir  que  son  gouvernement  profiterait  des  cir- 
constances pour  s'emparer  du  royaume  sarde  et  de  la  république  de  Gênes, 
et  ne  se  soucierait  même  pas  beaucoup  de  rendre  au  pape  ses  états.  Paul 
voulut  aussi  devenir  chef  de  tous  les  ordres  de  chevalerie.  Il  créa  une  foule 
de  nobles,  de  ducs,  de  princes,  et  se  proclama,  quoique  schismatique,  grand- 
maître  de  Malte.  Le  pape  s'accommoda  de  cette  bizarrerie,  et  Paul  vit  qu'il 
tenait  plus  à  son  territoire  qu'à  la  stricte  observation  des  statuts  de  l'ordre. 
L'empereur  douta  alors  du  pape,  des  rois,  de  tous  les  systèmes  et  même 
de  la  religion.  Cet  honnête  homme,  dans  ses  tristes  rêveries,  ne  savait  plu* 
ce  qu'il  devait  entreprendre,  et,  transporté  de  colère,  il  se  vengeait  de  ses. 
mécomptes  sur  les  individus,  cassait  les  généraux,  disgraciait  ses  favoris,  et 
quelquefois  même  envoyait  des  régimens  entiers  en  Sibérie.  Personne  n'était 
plus  en  sûreté,  et  les  violens  caprices  de  Paul  devaient  amener  sa  fin  tragique. 

L'avènement  d'Alexandre  éveilla  les  plus  vives  espérances.  Ce  prince  était 
un  Slave,  qui  avait  quelquefois,  par  tradition,  des  mouvemens  mongols,  et 
en  même  temps  ressentait  de  la  sympathie  pour  tout  ce  qui  est  élevé.  Malheu* 
reusement  la  force  d'action  lui  manquait  :  l'énergie  passive  lui  tenait  seule 
lieu  de  fermeté.  Élevé  dans  les  idées  du  xviii'"  siècle,  il  était  libéral  à  la 
manière  de  l'époque;  mais,  comme  souverain,  il  laissajt  les  affaires  aller  leur 


MOUVEMENT  DES  PEUPLES  SLAVES.  983 

train ,  et  n'eut  jamais  la  puissance  de  leur  imprimer  une  direction  nouvelle. 
Alexandre,  à  Tilsitt,  sembla  se  rapprocher  de  la  France;  une  question  cepen- 
dant ne  pouvait  se  résoudre ,  celle  de  la  Pologne.  Alexandre  allait  jusqu'à 
offrir  des  provinces  de  la  Turquie  à  Napoléon,  à  condition  que  le  démembre- 
ment serait  confirmé.  Napoléon ,  prêt  à  des  sacrifices  pour  gagner  l'alliance 
russe,  afin  de  comprimer  l'Angleterre,  n'a  jamais  voulu  abandonner  décidé- 
ment la  Pologne,  et,  s'il  ne  rétablit  pas  la  république,  il  créa  du  moins  le 
■duché  de  Varsovie. 

Les  Polonais  avaient  salué  avec  transport  la  révolution.  Leurs  émigrés 
s'étaient  mis  au  service  de  la  république  française.  Les  légions  polonaises, 
détruites  dans  des  combats  journaliers,  s'étaient  trois  fois  reformées.  Elles 
espéraient  enfin  se  frayer  un  chemin  vers  la  Pologne.  Bonaparte  marchait 
sur  Vienne  après  ses  victoires  d'Italie;  Dombrowski ,  le  chef  intrépide  des 
légions,  l'engageait  à  appeler  à  l'indépendance  les  Slaves  de  l'Autriche,  et 
l'assurait  qu'il  soulèverait  ainsi  la  moitié  de  ses  provinces;  mais  l'heure  de 
ce  vieil  empire  n'avait  pas  sonné.  Le  projet  était  aussi  bien  conçu  que  hardi. 
Bonaparte  cependant  ne  le  comprit  pas,  et  tout  à  coup  négocia  la  paix.  Les 
Polonais  avaient  plus  que  personne  souffert  de  la  guerre;  mais  en  apprenant 
qu'elle  allait  cesser,  ils  ressentirent  une  affreuse  douleur;  plusieurs  même 
•devinrent  fous  à  cette  nouvelle,  car  la  Pologne  n'attendait  son  rétablissement 
que  du  conflit  européen.  Cependant,  quand  le  génie  de  Napoléon  se  fut  révélé 
tout  entier,  la  Pologne  espéra  de  nouveau;  elle  devina  qu'une  immense  for- 
tune était  attachée  à  cet  homme,  et  se  dévoua  à  lui.  Les  personnages  les  plus 
iionnêtes  de  l'ancien  régime  ne  comprenaient  rien  à  ces  sentimens.  Rosciusko, 
Lubomirski,  le  prince  Adam  Czartoriski ,  demandaient  à  Napoléon  des  ga- 
ranties. Ils  voulaient  lui  extorquer  la  promesse  formelle  du  rétablissement 
de  la  république,  et  avertissaient  leurs  compatriotes  de  n'avoir  pas  une  foi 
aussi  aveugle  en  lui.  Le  duché  était  en  effet  exposée  une  ruine  financière  et 
agricole,  payait  des  impôts  énormes,  et  entretenait  une  nombreuse  armée. 
Malgré  tout  cela ,  les  Polonais  tenaient  fermement  à  l'idée  napoléonienne. 
Après  leur  longue  anarchie,  ils  se  trouvaient  enfin  .entraînés  par  un  même 
enthousiasme.  Us  ne  se  divisaient  plus  pour  des  théories  politiques,  des  plans 
de  réformes,  des  intérêts  de  factions,  stériles  disputes  qui  les  avaient  perdus. 
L'union  et  la  confiance  étaient  revenues.  Aussi  ne  regrettaient-ils  ni  leur 
argent  ni  leur  sang.  Joseph  Poniatowski  comprit  les  instincts  de  sa  nation. 
Il  fut  souvent  tenté  par  la  Russie,  mais  il  resta  jusqu'au  bout  fidèle  à  Napo- 
léon, et  il  est  devenu  par  cette  loyauté  le  héros  chéri  du  peuple,  quoiqu'on 
ait  à  lui  reprocher  des  fautes  politiques  et  qu'il  fût  loin  d'être  un  grand  tac- 
ticien. 

L'influence  de  Napoléon  sur  la  Russie  s'explique  par  des  causes  toutes 
contraires;  il  agit  sur  les  Russes  par  l'épouvante.  Comme  le  tsar,  il  préten- 
dait à  la  domination  universelle,  il  y  marchait  armé  d'une  force  souveraine, 
il  y  semblait  prédestiné.  Les  paysans  et  les  soldats  russes  furent,  à  ce  spec- 
.tacle,  troublés  dans  la  foi  qu'ils  pynjpiU  en  leur  maître.  Ils  ne  purent  s'e^- 


984  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

pliquer  que  par  un  pouvoir  magique  et  infernal  ce  formidable  rival  du  tsar. 
Ils  étaient  persuadés  qu'il  changeait  de  forme  à  son  gré.  On  rapporte  à  ce 
sujet  de  curieuses  légendes.  L'une  d'elles,  par  exemple,  raconte  le  combat 
singulier  de  Souwarow  et  de  Napoléon.  L'empereur  prit  la  forme  d'un  lion, 
Souwarow  se  hâta  de  la  prendre  aussi.  Napoléon  alors  se  change  en  aigle. 
Souwarow  voulut  se  faire  aigle  bicéphale;  il  en  demanda  la  permission  à 
Paul,  qui  punit  cette  hardiesse  en  le  dégradant.  Aux  yeux  du  peuple,  Napo- 
léon était  l'esprit  de  l'abîme,  l'antechrist  annoncé  dans  l'Apocalypse.  Cette 
opinion  était  même  répandue  parmi  les  Russes  éclairés,  et  Djerzawine  fit 
dans  ce  sens  la  plus  belle,  la  plus  inspirée  de  ses  odes.  De  tels  faits  méritent 
leur  place  dans  l'histoire;  rien  ne  montre  mieux  l'effroi  qu'un  seul  homme 
causait  à  un  vaste  empire. 

Napoléon  porta  encore  un  autre  coup  à  l'autocratie.  Il  a  forcé  le  gouverne- 
ment russe  à  prononcer  certaines  paroles  qui  sont  comme  une  abjuration  du 
despotisme.  Pour  la  première  fois,  en  1812,  lorsqu'eut  lieu  la  solennelle 
rencontre  de  Napoléon  et  de  la  Russie,  le  tsar  n'a  plus  commandé  par  la 
terreur;  il  fit  appel  aux  sentimens  généreux,  il  souleva  la  nation  au  nom  de 
la  religion  et  de  la  patrie.  Auparavant,  ce  nom  de  patrie,  oleczestivo ^  qui 
enthousiasma  en  1812  les  paysans  russes,  ne  se  trouve  dans  aucune  pièce 
officielle.  La  Russie  fut  aussi  saisie  alors  d'une  profonde  émotion  religieuse. 
Quand  un  hiver  terrible  se  leva  comme  le  fléau  de  Dieu  contre  Napoléon,  le 
peuple  ne  s'enorgueillit  point  ;  il  reconnut  dans  sa  victoire  le  secours  d'en 
haut,  il  attribua  tout  à  la  Providence,  et  disait,  dans  son  langage  naïf,  que 
deux  généraux  de  Dieu,  son  excellence  le  général  Moroz  et  son  excellence  le 
général  Golod  (la  Faim  et  le  Froid),  avaient  détruit  les  armées  françaises. 
Alexandre  aussi  n'a  cessé  de  protester  contre  les  félicitations  de  son  sénat. 
Il  vit  dans  la  délivrance  de  l'empire  l'intervention  immédiate  de  Dieu ,  et 
s'humilia  devant  lui.  Dès  cette  époque,  il  devint  sincèrement  pieux.  Cette 
inspiration  patriotique  et  religieuse  devait  être  mortelle  à  la  tradition  mon- 
gole. Des  flammes  de  Moscou,  la  cité  sainte,  sortit  l'esprit  d'une  Russie  nou- 
velle, et  c'est  en  1812  que  commencèrent  à  se  fqrmer  les  sentimens  qui  écla- 
tèrent dans  la  conspiration  de  1825. 

Napoléon  a  exercé  une  profonde  influence  sur  les  Slaves,  plus  encore  par 
sa  personne  que  par  sa  politique,  et  à  cet  égard  il  n'est  pas  sans  intérêt  de 
connaître  les  vues  de  RI.  Mickiewicz  sur  ce  puissant  génie.  L'éloquent  pro- 
fesseur semble  ici  l'interprète  de  l'enthousiasme  polonais.  Napoléon,  selon 
lui,  n'a  point  été  enfanté  par  la  révolution;  il  demeura  étranger  aux  passions 
de  son  époque.  Il  n'est  pas  même  de  l'Occident;  il  semble  plutôt  relever  de 
cet  auguste  Orient  vers  lequel  l'attirait  une  secrète  sympathie.  La  génération 
formée  par  les  encyclopédistes  voulait  tout  analyser,  tout  comprendre.  Il  n'y 
avait  plus  pour  elle  de  mystère,  d'infini.  Alors  vint  un  homme  inexplicable 
qui  tirait  toute  sa  force  de  lui-même,  qui  en  répandait  les  torrens  autour  de 
lui,  faisait  sortir  des  armées  de  terre,  poussait  les  nations  les  unes  sur  les 
autres,  et  pouvait  à  son  gré  remplir  le  monde  d'évènemens  imprévus.  Napo- 


MOUVEMENT  DES  PEUPLES  SLAVES.  985 

léon,  parle  spectacle  de  son  prodigieux  génie,  imposa  violemment  l'admira- 
tion à  l'Europe,  qui  commençait  à  en  devenir  incapable.  L'Angleterre,  mal- 
gré sa  haine,  ne  put  s'empêclier  de  rendre  à  Napoléon  un  magniOque  hom- 
mage. Byron  salua  de  son  enthousiasme  cette  volonté  superbe  et  solitaire, 
souveraine  et  mystérieuse  comme  la  fatalité.  Elle  fut  l'orage  qui  fit  vibrer  sa 
lyre.  Dans  Lara ,  Manfred ,  le  Corsaire,  dans  ces  héros  dont  personne  ne  con- 
naît l'origine  et  n'a  pénétré  le  secret,  dans  ces  sombres  et  hautaines  figures, 
si  puissantes  de  commandement  et  de  tristesse,  on  retrouve  mêlés  ensemble, 
en  une  seule  ame,  la  force  du  dominateur  du  siècle  et  les  désespoirs  du  poète. 
Goethe,  cet  esprit  si  sage,  n'osait  presque  pas  parler  de  Napoléon.  Sa  véné- 
ration pour  lui  était  si  profonde,  qu'il  ne  prononçait  qu'avec  respect,  au 
milieu  de  l'Allemagne  humiliée,  un  nom  qu'elle  détestait.  Jean  Mùller,  le 
célèbre  historien,  qui  consuma  sa  vie  à  combattre  l'influence  française,  et 
servit  dans  ce  but  la  Prusse  et  l'Autriche ,  après  un  premier  entretien  avec 
Napoléon,  reconnut  en  lui  l'homme  du  destin.  Plus  tard,  quand  la  crainte 
ne  troubla  plus  le  monde,  il  n'y  eut  partout  qu'un  même  sentiment ,  l'admi- 
ration fut  universelle.  Napoléon  fit  triompher  la  révolution  française,  mais 
il  la  domina.  Il  ne  voulut  pas  comme  elle  rompre  avec  l'histoire;  il  renoua 
la  tradition  brisée  du  genre  humain ,  il  rattacha  l'avenir  au  passé;  par  ses 
guerres  gigantesques,  il  mêla  tous  les  peuples  de  l'Europe,  il  rapprocha 
l'Orient  de  l'Occident,  il  prépara  l'unité  future  du  monde.  Tout  cela  n'était 
point  dans  les  instincts  du  xviii^  siècle.  Puis,  quand  il  eut  disparu,  son 
œuvre  ne  périt  point;  les  peuples  la  continuèrent;  ils  étaient  entrés  sur  ses 
traces  dans  une  ère  nouvelle. 

Ce  brillant  tableau  semblera  plutôt  une  transfiguration  qu'un  portrait. 
Quand  un  grand  homme  apparaît,  tous  les  yeux  s'attachent  sur  lui  :  mais 
combien  peu  le  voient  de  même!  L'homme  d'état  médite  le  profond  poli- 
tique ,  le  tacticien  étudie  le  fameux  capitaine,  le  poète  contemple  ce  que  le 
caractère  a  d'idéal,  l'œuvre  de  magnifique  et  d'éternel.  Le  peuple,  par  un 
instinct  qui  n'est  pas  sans  justesse,  reconnaît  un  bienfaiteur  dans  l'illustre 
envoyé  de  la  Providence;  il  lui  pardonne,  se  sent  pieusement  épris,  l'élève 
sur  le  piédestal ,  et  lui  compose  de  fables  et  de  légendes  une  merveilleuse 
épopée.  Puis  le  moraliste  austère  et  l'observateur  sceptique  des  choses  hu- 
maines (  ils  se  rencontrent  souvent)  viennent  dissiper  le  prestige,  et  montrent 
sans  pitié  l'innnense  égoïsme  que  masque  tant  de  gloire.  Les  valets  de 
chambre  ne  manquent  jamais  non  plus  au  héros;  ils  affluent  autour  de  lui, 
et  nous  racontent  ses  petitesses.  De  toutes  ces  rumeurs  si  diverses  se  compose 
la  renommée,  et  la  vérité  aussi,  qui,  après  quelques  querelles,  finissent  d'ha- 
bitude par  devenir  bonnes  sœurs. 


989  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 


V.  —  COUCLUStON. 

Maintenant  que  nous  connaissons  les  peuples  slaves,  nous  pouvons  inter* 
roger  leur  avenir.  Nous  devons  ici  quitter  M.  Mickiewicz.  Dans  ses  dernières 
leçons,  il  a  parlé  des  destinées  futures  des  Slaves;  jamais  il  ne  s'est  élevé  à 
une  plus  hautç  éloquence;  mais  on  regrettait  de  le  voir  toujours  davantage 
entraîné  vers  de  fallacieuses  espérances  auxquelles  il  n'avait  pas  fait  encore 
de  si  directes  allusions. 

Si  l'on  arrête  ses  regards  sur  les  deux  grandes  nations  slaves,  la  question 
d'avenir  paraît  d'avance  résolue.  Jamais  la  Pologne  n'a  semblé  plus  faible,  ni 
la  Russie  plus  puissante.  La  Russie  fait  des  progrès  inquiétans.  Une  politique 
qui  se  tient  sur  la  défensive  ou  s'enferme  dans  les  frontières  d'un  peuple 
est  sans  force  contre  elle.  Le  tsar  a  en  lui-même  une  énergie  de  comman- 
dement qui  l'entraîne  à  la  conquête  du  monde.  Il  faut,  pour  le  combattre  à 
armes  égales,  une  idée  souveraine  qui  veuille  aussi  tout  se  soumettre.  L'Oc- 
cident la  cherche  depuis  la  révolution;  mais  nous  sommes  encore  perdus  dans 
une  incertitude  immense,  vivant  au  jour  le  jour,  sans  principe  arrêté,  à  la 
merci  des  évènemens.  La  Russie  a  beau  jeu  devant  ces  hésitations.  Quoi  qu'il 
en  soit,  le  despotisme  ne  peut  plus  garder  la  victoire.  Déjà,  à  qui  observe 
bien,  l'autocratie  offre  des  signes  de  décrépitude.  Un  danger  obscur,  méprisé, 
formidable  pourtant,  la  menace.  Elle  n'a  cessé  de  persécuter  les  instincts 
slaves  sans  réussir  à  les  arracher  du  cœur  du  peuple.  Ils  persistent,  chez  le 
paysan  surtout,  comprimés  et  vivaces.  Il  semble  qu'on  ne  soit  plus  dans  l'em- 
pire d'Ivan  et  de  Pierre  quand  on  visite  les  campagnes  de  la  Russie.  Au  lieu 
d'une  société  disciplinée  militairement,  on  rencontre  un  peuple  bon,  paisible, 
hospitalier,  passionné  de  danse  et  de  musique,  qui  n'est  pas  fait 'pour  vivre 
de  terreur.  On  voit  assis  aux  portes  des  cabanes  de  majestueux  vieillards  à 
barbe  blanche  que  l'on  prendrait  pour  les  patriarches  de  la  slohoda;  ils  en 
ont  gardé  les  secrets  agricoles,  les  traditions,  les  contes,  et,  par  eux,  l'esprit 
de  ces  temps  anciens  s'est  transmis  jusqu'à  nos  jours,  de  génération  en  gé- 
nération. Les  villages  rappellent  ceux  des  colons  slaves;  ce  sont  les  mêmes 
mœurs;  le  caractère  primitif  est  cependant  altéré  par  l'influence  de  l'auto- 
cratie. Le  paysan  russe  est  dissimulé  en  même  temps  qu'affable,  et  malgré 
sa  douceur  native,  il  a  des  accès  de  cruauté;  puis  le  bonheur  a  disparu.  Ses 
chants  vifs  et  mélancoliques  trahissent  un  cœur  fait  pour  la  joie  et  accablé 
de  tristesse.  Il  est  malheureux,  non  point  par  misère;  il  est  généralement 
plus  à  l'aise  que  nos  ouvriers;  c'est  son  ame  qui  souffre.  Il  se  console  quel- 
quefois eu  pensant  que  ses  fils  enrégimentés  font  trembler  l'Europe;  mais  il 
finira  par  se  lasser  d'un  orgueil  national  qu'il  paie  si  cher,  car  ses  besoins 
les  plus  profonds  ne  sont  pas  satisfaits;  cette  douleur  travaille  à  le  désaffec- 
tionner  de  son  gouvernement,  et  prend  plus  de  force  à  une  époque  où  par- 
tout se  réveille  le  génie  slave. 


MOUVEMENT  DES  PEUPLES  SLAVES.  ^87 

L'églrte  a  été  enchaînée  en  Russie;  le  clergé,  avili,  ignorant,  forcé  de  se 
livrer  à  des  travaux  manuels  pour  gagner  chétivement  sa  vie,  n'est  plus  res- 
pecté. Il  n'a  plus  même  le  droit  de  donner  l'enseignement  religieux.  Qu'en 
est -il  résulté?  Le  peuple,  privé  d'instruction  chrétienne,  se  livre  à  tous  les 
caprices  de  son  imagination  mystique;  mille  sectes  se  forment,  et  des  plus 
étranges.  L'église  grecque  est  morte  depuis  des  siècles,  et  ce  vaste  corps  sans 
vie  va  se  décomposant.  Comme  on  envoie  les  sectaires  en  Sibérie,  les  sei- 
gneurs cachent  le  mal  aussi  long-temps  que  possible,  pour  ne  pas  perdre  leurs 
paysans.  L'hérésie  gagne  néanmoins,  elle  s'étend,  et  quand  elle  éclate,  il 
faut  renoncer  à  punir  :  les  coupables  sont  trop  nombreux.  Ainsi  cet  empire 
qui  se  vante  de  son  unité  est  sourdement  miné  par  l'anarchie  religieuse,  et, 
d'après  l'opinion  des  Russes  éclairés,  c'est  là  un  de  ses  grands  périls. 

Pierre  a  ouvert  la  Russie  à  l'Europe.  11  ne  voulait  que  gagner  des  res- 
sources pour  le  despotisme;  les  idées  libérales  ont  pénétré  aussi.  Elles  se 
répandent  et  discréditent  le  pouvoir  absolu;  elles  se  glissent  jusque  dans 
l'armée,  dont  elles  atteignent  la  sévère  discipline.  Les  généraux  obéissent, 
mais  ce  n'est  plus  toujours  aveuglément;  ils  sentent  le  besoin  de  justifier 
devant  leur  conscience  les  ordres  qu'ils  ont  reçus.  L'empereur  lui-même  se 
prend  quelquefois  à  n'être  plus  assuré  de  son  droit  et  à  douter  du  dogme 
moscovite.  L'autocratie  donc,  malgré  son  appareil  imposant,  ses  succès,  et 
ce  qui  lui  reste  de  forces,  décline  en  réalité. 

Que  fait  la  Pologne  tandis  que  la  Russie  est  secrètement  ébranlée  ?  L'élite 
de  la  nation  est  déportée  en  Sibérie,  ensevelie  dans  les  casemates  de  Saint- 
Pétersbourg,  dispersée  dans  les  pays  étrangers.  Et  quel  triste  spectacle  offre 
la  terre  polonaise!  Les  châteaux  de  la  noblesse  sont  déserts.  Le  vieux  paysan 
qui  abat  les  arbres  dans  la  forêt  se  souvient  qu'il  ne  devrait  pas  travailler 
seul;  il  pense  à  ses  fils  tués  dans  les  victoires  de  l'insurrection,  et  il  s'arrête 
pour  pleurer  et  s'agenouiller.  Les  mains  sont  désarmées,  les  écoles  fermées, 
la  religion,  la  langue  même,  poursuivies  comme  rebelles;  les  emplois,  donnés 
aux  Russes;  partout  des  espions,  et  la  prison,  le  knout,  le  gibet,  punissent 
le  moindre  signe  de  patriotisme.  Cependant  la  Pologne  ne  perd  point  cou- 
rage; elle  garde  un  espoir  indestructible  que  se  transmettent  comme  un  dépôt 
sacré  ses  générations  de  martyrs.  Il  lui  est  bon  d'être  ainsi  frappée.  Depuis 
qu'elle  ne  s'amollit  plus  aux  plaisirs,  elle  retrouve  l'esprit  de  sacrifice  et 
l'exaltation  qui  font  sa  force.  Cette  énergie  nouvelle  ne  peut  encore  éclater  en 
Pologne;  elle  y  demeure  cachée  dans  les  cœurs.  Les  âmes  sont  puissamment 
travaillées.  La  Pologne  semble  tranquille;  celui  qui  la  visite  pourrait  croire 
la  nation  abattue  et  résignée  à  son  humiliation;  mais  sMl  pénétrait  les  se- 
crètes pensées  du  peuple,  il  verrait  l'effervescence  qui  l'agite.  Un  fait  re- 
marquable en  est  l'indice.  Un  gentilhomme  de  Lithuanie,  M.  Towianski, 
vint  en  France,  il  y  a  bientôt  trois  ans;  jusqu'alors  il  avait  vécu  sur  ses  terres, 
honoré  pour  sa  piété,  et  chéri  de  ses  paj^sans;  son  ame  s'était  échauffée  à  la 
vue  des  souffrances  de  la  Pologne,  il  crut  entendre  dans  les  luttes  delà  prière 
des  promesses  divines,  et  recevoir  un  ordre  d'en  haut.  Il  partit  pour  obéir  ù 


988  •  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

cet  appel  mystérieux.  Arrivé  à  Paris,  il  convoqua  les  Polonais,  et  leur  an- 
nonça qu'il  avait  mission  céleste  pour  les  ramener  dans  leur  patrie  et  la  dé- 
livrer avec  eux.  Bientôt  plusieurs  crurent  en  lui.  M.  Towianski  ne  s'était 
encore  fait  connaître  par  rien;  mais  il  n'est  point  un  liomme  ordinaire;  il  a 
une  foi  contagieuse  en  son  œuvre ,  de  l'éloquence ,  force  et  douceur,  et  un 
magique  ascendant  sur  les  âmes,  auxquelles  il  donne  paix  et  exaltation.  Il 
s'adressait  d'ailleurs  à  des  émigrés  consumés  du  regret  de  leur  patrie,  et 
dont  plusieurs  vivaient  dans  l'attente  d'un  secours  providentiel.  Ses  disciples 
forment  une  école  croisée  pour  affranchir  la  Pologne ,  et  née  sous  l'influence 
de  la  douleur  nationale,  du  mysticisme  slave,  et  des  idées  qui  remuent  le 
siècle.  Ce  patriotisme  brûlant  se  fait  ainsi  jour  sur  la  terre  étrangère,  et  ins- 
pire aux  poètes  de  l'exil  des  chants  magnifiques,  les  plus  beaux  que  la  Pologne 
ait  entendus.  Cette  poésie  est  un  événement  important.  Elle  ne  s'amuse  point 
aux  jeux  brillans  de  l'imagination  :  elle  veut  préparer  des  vengeurs;  elle  pro- 
voque aux  généreuses  audaces,  elle  anime  les  volontés  au  devoir  et  à  l'héroïsme; 
elle  est  austère  et  pieuse.  Le  poète  polonais  pleure  une  tragique  infortune, 
mais  il  ne  s'abandonne  point  aux  lâches  plaintes  des  souffrances  égoïstes;  il 
ne  voit  plus  de  secours  ici  bas;  mais  il  regarde  en  haut,  et  la  douleur  lui 
apprend  le  renoncement  et  la  foi.  C'est  à  ces  chants  qu'il  faut  demander  ce 
que  pense  la  Pologne.  Cette  poésie  est  aujourd'hui  la  seule  voix  de  la  nation; 
elle  nous  apprend  que  les  Polonais  ont  moins  que  jamais  renoncé  à  l'insur- 
rection; elle  nous  annonce  aussi  qu'un  grand  changement  s'est  accompli 
parmi  eux. 

La  Pologne,  victime  de  la  violence  et  de  l'égoïsme,  a  pris  au  sérieux  la 
justice  et  la  fraternité;  elle  reconnaît  qu'elle  y  manqua  en  retenant  les  paysans 
dans  une  dure  servitude.  Ses  poètes  se  montrent  émus  de  sympathie  pour  le 
pauvre  peuple;  ils  se  plaisent  à  célébrer  ses  vertus ,  et  veulent  la  liberté  pour 
lui.  Ceux  qui  rêvent  la  résurrection  de  l'ancienne  Pologne  se  font  illusion  : 
c'est  chose  impossible.  La  royauté  a  péri  dans  l'incurie.  La  noblesse  s'est  dis- 
créditée par  son  orgueil  et  son  anarchie;  elle  s'est  porté  le  dernier  coup  en 
1830,  lorsqu'elle  ruina  tout  par  ses  discordes.  Une  puissance  nouvelle  lui 
succède;  le  peuple  s'est  émancipé.  Le  désastre  national  a  éveillé  en  lui  le 
patriotisme  qu'avait  assoupi  l'oppression  de  l'ordre  équestre.  Il  a  combattu 
s  ur  les  champs  de  bataille  de  l'insurrection ,  et  a  conquis  ses  droits  par  son 
dévouement  à  la  cause  publique. 

C'est  après  le  démembrement  accompli  par  l'Autriche,  la  Russie  et  la 
Prusse,  que  pour  la  première  fois  un  bourgeois  apparaît  dans  l'histoire  de 
Pologne,  nous  voulons  parler  du  cordonnier  Kilinski.  Cet  homme  simple 
exerçait  une  grande  influence  sur  les  chefs  d'ateliers  et  les  ouvriers ,  qui  le 
savaient  patriote.  Lors  des  troubles  de  Varsovie,  il  fut  mandé  devant  Repnin. 
Le  prince,  que  chacun  craignait,  s'étonna  de  voir  cet  artisan  se  présenter  à 
lui  d'un  air  calme  et  fier.  11  crut  que  Kilinski  ignorait  à  qui  il  parlait;  il 
entr'ouvrit  son  manteau,  et,  montrant  tous  ses  ordres:  «  Regarde,  dit-il, 
bourgeois,  et  tremble.  —Monseigneur,  répond  Kilinski,  je  vois  chaque  nuit 


MOUVEMENT  DES  PEUPLES  SLAVES.  98î) 

au  ciel  d'innombrables  étoiles,  et  je  ne  tremble  pas.  «  Quand  éclata  l'insur- 
rection de  Kosciusko,  Kilinski  fit  une  confession  générale  de  ses  péchés, 
communia  avec  larmes,  et  prit  ensuite  congé  de  ses  enfans  et  de  sa  femme, 
l'œil  sec  et  le  cœur  ferme.  Il  montra  la  plus  grande  valeur.  Il  a  laissé  des 
mémoires  où  respire  sa  belle  ame;  il  cherche  à  atténuer  ses  faits  d'armes;  on 
ne  surprend  en  lui  ni  haine  ni  esprit  de  vengeance;  il  regrette  de  verser  le 
sang;  il  aurait  seulement  voulu,  comme  il  le  dit  avec  bonhomie,  effrayer  les 
ennemis  pour  les  faire  fuir. 

Dans  la  dernière  insurrection ,  ce  furent  les  paysans  qui  se  battirent  le 
mieux.  Ils  accouraient  de  toutes  parts.  Un  jour,  on  en  renvoya  quinze  mille 
faute  d'armes  à  leur  donner.  S'il  s'était  trouvé  un  homme  pour  diriger  leur 
élan,  il  se  fût  fait  des  miracles.  Les  paysans  ont  pris  rang  dans  la  nation 
par  l'enthousiasme  qu'ils  montrèrent  alors.  Les  autres  classes  apprennent  à 
les  aimer  et  à  les  estimer  depuis  les  services  qu'ils  ont  rendus,  et  compren- 
nent qu'ils  feront  désormais  la  plus  grande  force  de  la  Pologne.  Une  ancienne 
prophétie  populaire  annonce  qu'un  jour  les  paysans  seront  rois,  et  ils  croient 
eux-mêmes  que  cette  promesse  se  réalisera  bientôt.  Lorsque  Chlopicki  fut 
élu  généralissime,  ils  virent  dans  son  nom  (I)  un  heureux  présage  pour 
eux,  et  disaient  dans  leur  joie  naïve  qu'un  des  leurs  était  enfin  à  la  tête  de  la 
nation. 

Ainsi  la  Pologne  a  fait  depuis  le  démembrement  un  progrès  important. 
Au  lieu  de  n'être  qu'une  aristocratie  dégénérée,  elle  est  devenue  une  nation. 
Elle  n'a  jamais  eu  autant  de  génie,  ni  plus  de  vertu.  On  peut  prévoir  qu'elle 
se  relèvera.  Un  peuple  condamné  à  périr  est  toujours  un  peuple  épuisé,  et  l'é- 
preuve est  salutaire  quand  elle  ne  brise  pas.  L'empereur  de  Russie  semble 
n'être  pas  rassuré.  Ses  rigueurs  redoublées  trahissent  des  craintes.  La  Polo- 
gne frémit,  et  il  sait  qu'il  n'a  pas  de  plus  dangereuse  ennemie.  Lorsqu'en 
1830  arriva  à  Saint-Pétersbourg  la  nouvelle  de  l'insurrection ,  Nicolas  dis- 
parut un  jour  entier.  Ses  courtisans  inquiets  ne  pouvaient  le  trouver.  On  le 
découvrit  enfin  dans  la  chapelle  du  palais;  il  y  avait  passé  plusieurs  heures, 
seul,  à  genoux. 

Mais  le  duel  de  la  Pologne  et  de  la  Russie  ne  durera  pas  toujours.  Les 
Slaves  ne  seront  pas  éternellement  divisés.  L'impulsion  qui  porte  aujourd'hui 
les  peuples  à  se  rapprocher  agit  puissamment  sur  eux,  et  l'unité  de  race  les 
sollicite  à  l'unité  politique.  Ce  fut  en  Rohême  que  l'on  vit  les  premiers  signes 
de  cette  tendance  nouvelle.  Ce  pays,  neutre  entre  la  Russie  et  la  Pologne,  pres- 
que étranger  a  la  grande  querelle  slave,  était  bien  placé  pour  parler  d'union.  Il 
avait  à  lutter  contre  l'influence  allemande.  L'Autriche  voulait  le  germaniser. 
Il  fallait  aux  Bohèmes,  pour  repousser  cet  effort  d'une  race  étrangère,  résister 
au  nom  de  leur  race.  L'opposition  dut  se  dissimuler,  et  prit  le  masque  d'une 
érudition  désintéressée.  Les  Bohèmes  étudièrent  les  anciennes  institutions 
des  Slaves,  leurs  langues,  leurs  littératures,  montrèrent  l'originalité  de  leur 

(1  )  Chlopf  paysan  :  chlopicki,  paysanesque,  si  l'on  ose  ainsi  dire, 


990  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

génie,  multiplièrent  les  preuves  de  leur  commune  origine,  et  surent  éveîïler 
par  ces  recherches  l'enthousiasme  pour  une  race  qu'ils  voyaient  humiliée, 
persécutée,  et  qu'ils  aimaient  avec  une  sorte  de  religion .  Il  s'est  formé  ainsi  à 
Prague  une  école  dont  l'importance  grandit  chaque  jour,  et  dont  les  travaux 
sont  autant  de  plaidoyers  déguisés  pour  l'union  slave. 

Ces  idées  n'auraient  cependant  pas  atteint  et  ému  les  masses,  si  elles  étalent 
demeurées  à  l'état  de  doctrine  savante.  Le  démembrement  de  la  Pologne  fit 
plus  pour  les  populariser  que  les  publications  des  antiquaires  bohèmes. Quand 
les  Slaves  de  l'Autriche  se  rencontrèrent  sous  les  mêmes  drapeaux  avec  des 
soldats  polonais,  ils  furent  étonnés  de  comprendre  leur  langue;  depuis  long- 
temps, ils  avaient  presque  oublié,  dans  la  diversité  des  destinées,  les  peuples 
dont  les  Krapaks  les  séparent;  ils  se  souvinrent  alors  de  ces  frères  avecles- 
quels  ils  avaient  des  rapports  plus  naturels  qu'avec  l'empire  d'Allemagne. 
Cette  pensée  devait  porter  ses  fruits.  Le  partage  de  la  Pologne  eut  un  autre 
résultat  bien  inattendu.  Les  nombreux  Polonais  exilés  en  Russie  s'aperçurent 
que  les  Russes  souffraient  comme  eux  de  l'autocratie,  et  rien  ne  rapproche 
autant  qu'une  même  infortune.  La  Sibérie  aussi  fut  le  témoin  de  cette  ré- 
conciliation. Des  milliers  de  gentilshommes  polonais  y  ont  été  déportés 
depuis  le  commencement  des  guerres  de  Catherine  et  de  Stanislas.  Ces 
mornes  déserts,  patrie  de  la  douleur,  voient  une  grande  œuvre  se  préparer 
dans  les  larmes  et  le  mystère.  Là,  Russe  et  Polonais  se  pardonnent;  victimes 
du  même  despotisme,  ils  ne  forment  plus  qu'une  seule  nation,  qui  s'appelle 
la  nation  malheureuse;  ils  s'assistent  et  se  consolent,  et  quand  l'un  d'eux 
quitte  cet  affreux  exil ,  ses  compagnons  le  fêtent,  et  lui  font  dans  leur  pau- 
vreté quelque  cadeau  pour  le  voyage.  Ce  sont  là  des  souvenirs  qui  ne  se  per- 
dent pas.  Russe  et  Polonais  de  retour  savent  qu'ils  ne  sont  pas  nécessaire- 
ment ennemis,  et  que  le  pouvoir  qui  les  frappe  tous  les  deux  est  aussi  celui 
qui  les  a  fait  se  haïr. 

Ce  fut  en  1825  que  ces  sentimens  se  firent  jour  pour  la  première  fois.  Des 
Russes  et  des  Polonais  conspirèrent  ensemble  pour  renverser  l'autocratie.  Ils 
avaient  encore  un  autre  projet;  car  on  trouva  parmi  les  objets  saisis  un  énorme 
<îachet  aux  armes  des  douze  peuples  slaves.  A  cette  vue,  les  juges  éclatèrent 
de  rire,  tant  l'idée  leur  parut  chimérique;  depuis  lors  elle  a  fait  des  progrès 
qui  forcent  à  la  prendre  au  sérieux.  Des  hommes  éminensla  partagent.  Des 
sociétés  secrètes  s'organisent  pour  la  propager.  Elle  se  répand  toujours  plus. 
Entre  les  peuples  slaves  les  ressentimens  diminuent,  la  sympathie  croît. 
L'intérêt  dirige  aussi  leurs  pensées  vers  l'union,  qui  leur  offrirait  les  plus 
grands  avantages.  Ils  ne  peuvent  s'empêcher  de  voir  que  s'ils  joignaient  un 
jour  leurs  forces,  s'ils  réussissaient  à  se  confédérer,  ils  formeraient  le  premier 
empire  d'Europe. 

Deux  obstacles  empêchaient  jusqu'à  présent  les  peuples  slaves  d'y  songer  : 
ils  n'avaient  pas  de  relation  entre  eux,  vivaient  séparés,  et  s'ignoraient  mu- 
tuellement; mais  les  communications  sont  maintenant  faciles  et  fréquentes. 
Les  Slaves  du  midi  et  du  nord ,  de  l'orient  et  de  Toccident ,  sont  sans  doute 


MOUVEMENT  DES  PEUPJ.ES  SLAVES.  99 

devenus  très  divers;  toutefois,  en  se  visitant,  ils  ne  peuvent  manquer  de 
reconnaître  à  mille  signes  leur  parenté;  la  race,  la  langue,  le  caractère,  les 
mœurs,  les  rapprochent  et  les  distinguent  profondément  des  peuples  qui  les 
entourent,  ou  qui  sont  enclavés  au  milieu  d'eux.  Puis  les  influences  et  les 
dominations  étrangères  que  les  Slaves  subissent  encore  les  ont  divisés  en 
camps  hostiles;  aujourd'hui  elles  s'affaiblissent,  et  ils  retournent  à  leur  propre 
génie.  La  vie  commune  qui  les  animait  avant  tous  ces  esclavages  se  rallume, 
ils  marchent  à  la  fois  à  l'unité  et  à  une  rénovation  sociale. 

L'idée  de  l'union  slave  grandira,  car  elle  est  fondée  sur  la  nature  des  choses; 
elle  n'est  donc  point  un  piège  de  la  Russie  pour  attirer  l'Europe  orientale 
sous  sa  domination.  L'empereur  de  Russie  voit  la  puissance  de  ce  mouve- 
ment et  cherche  à  le  détourner  à  son  profit.  Il  décore  les  sa  vans  bohèmes; 
il  promet  aux  Slaves  l'unité  sous  sa  protection  ;  il  ourdit  mille  intrigues,  et 
ses  agens  sont  infatigables.  Les  Slaves  ne  se  laisseront  pas  abuser.  Ils  n'ont 
pas  de  plus  terrible  ennemi  que  les  tsars  ;  leur  nationalité  ou  l'autocratie 
doit  périr;  elles  sont  irréconciliables;  l'une  est  nécessairement  la  ruine  de 
l'autre.  Les  Slaves  sont  agités  par  une  sourde  et  profonde  émotion  popu- 
laire, dont  l'instinct  déjouera  des  artifices  de  cabinet. 

Les  Slaves  se  distinguent  par  la  cordialité,  la  bonhomie,  l'hospitalité;  ils 
•nt  le  génie  de  la  musique  et  de  la  poésie;  ils  aiment  la  magnificence,  les 
fêtes  et  les  repas;  leur  ame  est  chaleureuse  et  enthousiaste.  Aucun  peuple  n'a 
autant  l'esprit  de  fraternité;  ils  se  sont  toujours  salués  du  nom  de  frères,  et 
n'ont  pas  même  de  mot  dans  leur  langue  pour  désigner  une  caste.  Un  pro- 
fond mysticisme  s'allie  chez  eux  au  génie  politique.  Ce  mysticisme  ressemble 
bien  peu  à  celui  de  l'Allemagne  ou  de  l'Inde;  il  n'a  rien  de  rêveur  ni  de 
contemplatif;  il  prescrit  le  dévouement,  il  est  mâle  et  tendre;  il  ne  dédaigne 
point  la  terre ,  il  cherche  à  la  conquérir  à  la  pensée  divine;  il  voit  dans  la 
patrie  une  sainte  institution,  il  inspire  pour  elle  une  fervente  piété;  il  forme 
des  citoyens,  non  des  anachorètes,  et  il  est  fait  pour  les  assemblées  publi- 
ques plutôt  que  pour  les  extases  du  désert.  Le  premier  besoin  [des  Slaves 
est  celui  d'un  gouvernement  humain  et  sympathique.  Le  despotisme  n'est 
pas  uniquement  pour  eux  le  pouvoir  arbitraire  d'un  seul;  c'est  tout  gouver- 
nement sans  amour,  quelles  qu'en  soient  du  reste  les  formes. 

Les  peuples  de  l'Occident  arrivent  à  la  même  pensée  :  les  principes  chré- 
tiens de  justice  et  de  fraternité  ont  fini  par  s'imposer  aux  esprits  et  par  de- 
venir la  raison  universelle.  On  s'est  alors  aperçu  qu'ils  ne  sont  pas  réalisés 
dans  la  société.  Le  malaise  durera  autant  que  la  contradiction;  le  repos  nous 
sera  refusé  jusqu'à  ce  qu'elle  soit  effacée.  Ce  moment  était  inévitable.  Une 
religion,  sous  peine  d'abdiquer,  prétend  à  l'empire  absolu.  Comme  Dieu, 
elle  est  tout  ou  rien.  L'Évangile  n'était  jusqu'ici  qu'une  loi  privée,  il  doit 
devenir  loi  publique;  il  fait  effort  pour  régénérer  l'état,  après  avoir  régénéré 
la  famille.  Ce  qui  se  passe  dans  le  secret  des  consciences  et  sur  la  scène  po- 
litique, l'essor  de  l'industrie  aussi  bien  que  la  crise  religieuse,  le  scepticisme 
qui  désaffectionne  des  choses  anciennes,  et  les  pressentimens  unanimes,  tout 


992  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

annonce  cette  vaste  et  bienfaisante  révolution.  Mais  que  d'angoisses  nous 
traverserons  avant  de  toucher  la  terre  promise  !  Combien  s'égarent  qui  vou- 
laient nous  y  conduire!  Trop  souvent  les  apôtres  de  la  charité  nouvelle  ont 
le  langage  de  la  haine,  trop  souvent  ils  prêchent  la  licence  des  mœurs ,  trop 
souvent  ils  réhabilitent  la  chair  et  le  sang.  On  parle  avec  emphase  de  l'huma- 
nité, et  l'on  a  moins  de  religion  pour  la  patrie,  et  les  liens  de  la  famille  se 
relâchent.  On  voit  avec  tristesse  et  frayeur  le  christianisme  abandonner  les 
cœurs  à  mesure  qu'il  pénètre  dans  les  institutions;  la  conscience  individuelle 
s'obscurcit  lorsque  la  conscience  publique  s'éclaire;  les  dévouemens  pro- 
chains et  difficiles  sont  négligés  pour  les  lointaines  et  commodes  affections, 
et  les  âmes  s'affaissent  toujours  plus  vers  la  terre.  On  reconnaît  là  le  déclin 
moral,  le  dérèglement  de  pensée,  qui  suivent  toujours  la  chute  des  croyances. 
Il  nous  a  fallu  accomplir  une  terrible  destruction ,  et  cette  œuvre  nous  a 
épuisés.  Il  est  resté  dans  notre  air  je  ne  sais  quel  souffle  de  mort,  quelle 
haleine  du  tombeau.  Nous  avons  besoin  de  secours,  nous  cherchons  avec 
inquiétude  d'où  il  nous  viendra. 

C'est  alors  que  surgit  une  famille  de  peuples  dont  tous  les  instincts  récla- 
ment un  ordre  nouveau.  Elle  n'est  pas  obligée,  comme  nous,  pour  y  arriver, 
de  renier  son  passé,  de  se  détacher  violemment  de  sa  tradition,  de  se  perdre 
dans  un  doute  immense  qui  lui  ôte  la  force  de  créer.  Il  lui  faut  seulement 
retourner  à  ses  vieilles  coutumes,  se  retremper  dans  ses  origines,  appeler  sur 
elle  l'esprit  des  ancêtres,  rejeter  les  servitudes  étrangères,  développer  son  or- 
ganisation primitive.  En  même  temps  les  Slaves  n'ont  pas  nos  erreurs.  Dans 
toutes  les  classes  ,  chez  le  gentilhomme,  le  paysan,  le  bourgeois,  on  trouve 
la  vénération  flliale,  l'amour  fraternel,  toutes  les  piétés  domestiques.  Le  pa- 
triotisme n'est  pas  moins  une  vertu  de  ces  peuples.  Il  en  pénètre  la  vie  entière, 
il  en  est  la  grande  passion.  Jamais  les  Slaves  ne  seront  cosmopolites.  Ils  ne  se 
montrent  pas  patriotes  seulement  dans  les  affaires  publiques;  ils  le  sont  par- 
tout, dans  la  science,  la  poésie,  la  religion  même.  Les  Slaves  ont  aussi  un 
austère  sentiment  du  devoir;  ils  sont  demeurés  jeunes  et  robustes,  ils  ont 
gardé  leur  verte  énergie.  La  société  officielle  russe  est  très  corrompue,  les 
débris  de  la  noblesse  polonaise  sont  en  grande  partie  voltairiens;  mais  ce  n'est 
jaas  là  le  vrai  peuple  slave.  Il  faut  le  chercher  dans  les  campagnes  de  la  Russie 
^et  de  la  Pologne,  dans  les  rochers  de  l'Illyrie,  dans  les  vallées  de  la  Bohême. 
On  le  trouve  là  avec  toutes  ses  vertus  nationales.  Ce  peuple  si  noblement 
doué  n'a  guère  rien  fait  encore.  Autour  de  lui,  en  Asie,  en  Europe,  les  em- 
pires, les  religions,  les  civilisations  se  sont  succédé,  le  travail  de  l'homme  a 
été  prodigieux.  Mais  aujourd'hui  les  Slaves  quittent  leur  inertie;  ils  se  sen- 
tent appelés  soudain  à  quelque  chose  de  grand.  Maintenant  aussi  ne  s'élabore- 
t-il  pas  dans  la  douleur  une  Europe  nouvelle  qui  seule  les  satisfera  et  qui 
semble  avoir  besoin  d'eux. î>  N'y  a-t-il  pas  là  une  harmonie  providentielle,  et 
n'est-on  pas  conduit  à  penser  que  les  Slaves  étaient  réservés  pour  la  révolu- 
tion qui  se  prépare  ? 

JLes  apparences  ne  justifient  guère  «ncore  «es  prévisions.  Les  Slaves  sont 


MOUVEMENT  DES  PEUPLES  SLAVES.  993 

partout  courbés  sous  le  despotisme,  et  leur  seul  représentant  politique  est 
l'autocratie;  mais  cela  ne  doit  pas  faire  illusion.  Ce  peuple,  enfermé  dans  les 
frontières  du  pouvoir  absolu ,  a  pourtant  le  génie  de  la  liberté;  les  colons 
de  la  slohoda,  l'ancienne  Bohême,  l'ancienne  Russie,  la  république  des 
Cosaques,  et  jusqu'à  nos  jours,  la  Pologne,  les  fières  tribus  du  Monté- 
négro et  de  la  Serbie  le  prouvent  assez.  Les  Slaves  forment  une  vaste 
opposition  contre  leurs  gouvernemens.  Déjà  tous  ces  gouvernemens  sont 
ébranlés;  la  Turquie  menace  ruine;  l'Autriche  a  plus  d'un  péril  à  redouter. 
La  puissante  autocratie  russe  n'a  plus  la  même  force.  Cet  arbre  qui  porte  si 
haut  la  tête ,  si  loin  ses  rameaux ,  n'a  pas  de  racines  profondes  dans  le  sol 
national,  et  l'orage  s'amasse  contre  lui.  Quels  que  soient  les  évènemens  et  la 
durée  de  la  lutte,  les  Slaves  ont  pour  eux  l'avenir.  Autrement  ils  auraient  en 
vain  reçu  dans  leur  caractère  et  leurs  institutions  primitives  les  germes  d'une 
société  libre  et  fraternelle.  Ils  ne  sont  pas  destinés  à  s'armer  contre  l'Occi- 
dent pour  le  replonger  dans  la  barbarie;  ils  doivent  travailler  de  concert 
avec  lui.  Ils  furent  autrefois  notre  boulevard  contre  les  invasions  des  IMon- 
gols  et  des  Turcs;  ils  ont  à  pénétrer  maintenant  dans  l'Orient  pour  lui  donner 
la  civilisation  chrétienne.  Telle  paraît  être  leur  vraie  mission,  et  aucun  peuple 
n'a  fait  défaut  à  la  sienne. 

On  comprend,  de  ce  point  de  vue,  pourquoi  les  Slaves  se  sont  tenus  jusqu'à 
cejour  à  Técart.  Leur  temps  n'était  pas  venu.  Ils  devaient  attendre  que  l'hu- 
manité fût  mûre  pour  le  progrès  qui  va  s'accomplir.  Ces  longs  siècles  pour- 
tant n'ont  pas  été  perdus.  Les  Slaves  ont  été  exercés  par  beaucoup  de  souf- 
frances. Aucune  race  n'a  été  ainsi  flagellée.  D'abord  de  fréquens  esclavages, 
puis  l'invasion  mongole,  le  deuil  inconsolable  des  Serbes,  la  catastrophe  des 
Bohèmes,  le  martyre  de  la  Pologne,  le  joug  qu'appesantit  sur  la  Russie  un 
cruel  despotisme:  que  de  douleurs!  quelles  rudes  expériences!  Ils  vont  enfin 
recueillir  les  fruits  de  cette  sévère  éducation.  Les  peuples  du  Midi  ont  com- 
mencé l'histoire  de  l'Europe;  les  Germains  ont  apparu  avec  le  christianisme; 
l'époque  qui  s'ouvre  est  marquée  par  l'avènement  des  Slaves. 

A.  Lebbe. 


TOilE  IV. 


64 


ÉTUDES 


SUR  L'ANGLETERRE. 


m.' 
LIVERPOOL. 


L'aspect  de  Liverpool  ne  rappelle  celui  d'aucune  autre  ville  mari- 
time. Ce  n'est  ni  un  port  extérieur  (out-port)  caché  dans  quelque 
repli  de  la  côte,  ni  un  de  ces  ports  intérieurs  que  forme  l'estuaire 
des  grands  fleuves.  Liverpool  tient  encore  à  la  Mersey,  et  touche 
presque  à  l'Océan.  Au  point  de  jonction  des  eaux  se  dresse  une  bat- 
terie, la  seule  défense  qui  protège  tant  de  richesses  accumulées.  H 
semble  que  ces  canons  ne  soient  là  que  pour  la  forme,  et  que  l'on 
ne  puisse  plus  croire  à  la  guerre  quand  on  a  retiré  de  tels  avantages 
de  la  paix.  La  ville,  vue  du  rivage,  est  assise  en  amphithéâtre  sur  la 
pente  d'une  colline.  La  rivière  est  comme  l'arène  de  ce  cirque  com- 
mercial ,  le  grand  chemin  de  la  navigation  sur  lequel ,  au  milieu 

(1)  Voyez  le  premier  article  sur  Liverpool,  dans  la  précédente  livraison. 


LIVERPOOL.  995 

des  vaisseaux  qui  entrent  et  de  ceux  qui  sortent ,  la  scène  change  k 
chaque  instant.  Au  premier  plan,  l'on  aperçoit  les  docks,  longue 
ligne  de  bassins  bordés  de  granit  et  parallèles  au  fleuve.  Là  se  pres- 
sent, chacun  à  son  rang,  les  navires  de  long  cours,  les  bateaux  à  va- 
peur et  les  bâtimens  du  cabotage.  Leurs  mâts  innombrables,  chargés 
de  voiles  et  de  cordages ,  forment  une  sorte  de  rideau  derrière  le- 
quel s'agite  en  bon  ordre  l'essaim  des  spéculateurs  et  des  ouvriers. 
En  face  des  docks  s'élèvent  de  vastes  maisons  à  six  ou  sept  étages 
qui  occupent  les  quais  et  les  rues  adjacentes;  c'est  là  que  sont  dé- 
posées les  marchandises,  au  sortir  des  vaisseaux.  Un  peu  plus  haut, 
on  rencontre  la  bourse  et  la  douane,  lieux  de  réunion  et  de  contrôle, 
auxquels  aboutissent  les  principales  artères  de  la  cité,  et  où,  pen- 
dant quelques  heures  de  la  journée,  on  brasse  les  affaires  par  mil- 
lions. Vers  le  milieu  de  la  ville,  et  devant  le  splendide  portique  du 
chemin  de  fer,  se  dressent  deux  moulins  à  vent  qui  semblent  être 
restés  là  pour  marquerles  anciennes  limites  de  Liverpool.  Le  chemin 
de  fer  descend  jusqu'à  Lime-Street  par  un  tunnell  qui  porte  les  voya- 
geurs au  centre  des  quartiers  du  luxe  et  des  affaires;  un  autre  tun- 
nell^ qui  traverse  toute  la  ville,  conduit  les  marchandises  jusqu'au 
dock  du  Roi  [King's-Dock],  Au  nord  de  la  ville  sont  les  usines,  les 
rues  habitées  par  la  populace,  et  la  prison;  à  l'est,  sur  la  hauteur,  la 
maison  de  charité  et  les  hôpitaux.  La  partie  méridionale  de  la  ville, 
habitée  au  commencement  du  siècle  par  les  riches  marchands,  est 
aujourd'hui  presque  déserte;  les  boutiques  et  le  tumulte,  gagnant 
les  rues  hautes  à  mesure  que  la  population  augmentait ,  les  en  ont 
chassés.  Ils  ont  transporté  leur  domicile  dans  les  campagnes  des  en- 
virons. Les  négocians  passent  à  Liverpool  cinq  à  six  heures  de  la 
journée;  ils  y  tiennent  leurs  comptoirs,  comme  font  les  capitalistes 
de  Londres  dans  la  Cité.  Mais  c'est  hors  de  la  ville  qu'ils  vont  res- 
pirer et  vivre.  Insensiblement  la  classe  moyenne  en  Angleterre,  à 
l'exemple  de  l'aristocratie,  émigré  ainsi  vers  les  champs.  Les  villes, 
abandonnées  aux  classes  inférieures,  deviennent  l'asile  exclusif  d'une 
infime  et  turbulente  démocratie. 

Les  monumens  de  Liverpool  sont  ses  docks  et  ses  ouvrages  hy- 
drauliques, dont  l'entretien  annuel  exige  une  dépense  de  2  millions. 
Il  n'y  faut  chercher  ni  temples  magnifiques,  ni  théâtres,  ni  musées. 
Les  maîtres  de  cet  immense  marché  sont  des  parvenus  de  la  veille, 
qui  n'ont  pas  eu  le  temps  de  contracter  les  goûts  d*une  aristocratie, 
et  qui  ne  connaissent  ni  l'élégance  des  mœurs  ni  les  besoins  de  l'es- 
prit. Ce  sera  beaucoup  si  la  pensée  religieuse  ennoblit  ces  rudes  na- 

64. 


996  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

tures,  et  leur  arrache  des  écoles,  des  institutions  de  prévoyance,  des 
établissemens  de  charité. 

Rien  n'est  plus  triste  à  voir  que  Liverpool.  Une  ville  de  briques, 
rembrunie  par  le  temps,  se  détache  encore  avec  majesté  sur  un  ciel 
du  midi.  Voyez  Toulouse  :  la  sombre  cité  a  sa  poésie  qui  parle  à 
l'imagination  comme  un  drame  dans  la  vie  réelle;  mais  sous  le  climat 
de  l'Angleterre,  une  ville  née  d'hier  prend  aussitôt  cette  livrée  de  la 
vieillesse.  Sa  physionomie  est  quelque  chose  d'informe  et  de  lugubre 
qui  attriste  sans  faire  penser.  Le  brouillard  et  la  fumée  retombent 
en  colonnes  funèbres  sur  les  rues.  Les  maisons  suent  l'humidité.  Les 
hommes,  vêtus  de  noir,  sont  silencieux  etraides.  On  dirait  que  cette 
atmosphère  opaque  glace  la  parole  ainsi  que  la  joie. 

Qui  veut  connaître  Liverpool  doit  y  descendre  le  soir,  à  la  clarté 
du  gaz  qui  en  illumine  les  rues.  Le  jour,  chacun  vaque  à  ses  affaires 
avec  une  activité  fébrile  et  qui  ne  se  laisse  pas  détourner;  les  hommes 
sont  tous  des  manœuvres  ou  des  chiffres,  et  le  mouvement  les 
étourdit  comme  d'autres  l'inaction.  Dès  que  la  nuit  arrive,  la  ville  se 
réveille  et  s'anime  pour  quelques  heures.  Le  travail  a  cessé  partout; 
la  population  ne  songe  plus  qu'au  plaisir.  Si  ce  n'est  pas  la  gaieté  de 
Naples,  c'est  peut-être  le  même  empressement.  Liverpool  avait  ses 
théâtres  en  plein  vent,  devant  lesquels  le  peuple  s'assemblait  comme 
dans  une  ville  italienne;  mais  les  mœurs  anglaises  ne  s'accommodent 
pas  des  spectacles  à  bon  marché  [penny  théâtres),  et  la  corporation 
municipale  les  a  interdits.  La  foule  est  donc  réduite  à  circuler  devant 
les  boutiques,  dont  elle  admire  le  luxe,  ou  à  s'enivrer  phlegmati- 
quement  dans  les  cabarets;  ceux  qui  ont  la  bourse  mieux  garnie 
entrent  en  conversation  avec  les  prostituées  dans  les  carrefours,  ou 
se  mêlent  aux  habitués  des  salons,  qui  sont  des  espèces  de  théâtres- 
cafés;  les  plus  rangés  vont  assister  à  quelque  meeting  religieux,  phi- 
lantropique  ou  politique,  et  se  dédommager  par  d'interminables  dis- 
cours du  silence  de  la  journée. 

Ce  phénomène  d'une  ville  anglaise  en  liesse  est  particulièrement 
visible  le  samedi  soir.  Le  samedi  soir  est  chaque  semaine,  à  Liver- 
pool, ce  que  la  matinée  du  mercredi  des  Cendres  est  une  fois  par 
année  dans  les  états  catholiques  du  continent.  Qu'on  se  figure  une 
bacchanale  sur  le  seuil  d'un  édifice  consacré  à  la  religion.  Ce  jour-là, 
les  ouvriers  et  les  matelots  ont  reçu  leur  paie;  les  négocians  et  les 
commis,  ayant  réglé  leurs  écritures,  ont  du  loisir  à  dépenser.  Qui 
profitera  de  ces  dispositions  libérales,  sinon  les  cabaretiers,  les  bou- 
tiquiers, les  filles  de  joie  et  les  voleurs?  Jusqu'à  minuit,  les  magasins 


IIVERPOOL.  997 

sont  ouverts  et  resplendissent  de  lumière.  Les  revendeurs,  criant 
leurs  denrées,  font  un  sabbat  à  ne  pas  s'entendre.  Les  enfans  vous 
courent  à  travers  les  jambes;  les  femmes  vont  régler  chez  les  détail- 
lans  les  comptes  de  la  semaine  et  acheter  à  crédit  les  provisions  de 
celle  qui  suivra;  les  hommes  remplissent  les  palais  du  gin ,  s'enivrent 
et  se  battent  dans  les  rues.  Les  prostituées  sortent  par  essaims,  et 
arrêtent  les  passans  presque  de  vive  force  dans  leurs  filets  de  chair. 
Les  filous,  disposés  par  bandes,  font  la  presse  au  milieu  de  la  foule  af- 
fairée, cherchant  leur  bien  dans  les  poches  d'autrui.  La  police  enfin, 
surveillant  cette  agitation  universelle,  est  obligée  de  multiplier  ses 
mouvemens.  Je  plains  l'étranger  qui  se  jetterait  seul  en  observateur 
au  miUeu  d'une  telle  orgie.  Il  éprouverait  un  isolement  plein  d'effroi, 
comme  s'il  était  placé  entre  deux  armées  prêtes  à  combattre.  Traqué 
par  la  Vénus  impudique,  coudoyé  par  les  ivrognes  et  renversé  par 
les  voleurs,  les  agens  de  police  ne  le  relèveraient  pas;  ce  jour-là  et  à 
cette  heure,  la  surveillance  de  répression  fait  oublier  la  surveillance 
de  protection.  Mais,  minuit  sonnant,  l'orgie  s'arrête  :  toutes  les  portes 
se  referment,  et  le  peuple  commence  à  se  recueillir.  C'est  dimanche. 
On  n'entend  bientôt  plus  dans  les  rues  que  le  sifflet  des  malfaiteurs 
qui  s'appellent,  et  le  bâton  ferré  des  inspecteurs  de  police  qui  retentit 
sur  le  pavé  pour  avertir  les  agens  de  veiller  et  d'être  attentifs. 

J'ai  parcouru  la  nuit  les  divers  quartiers  de  Liverpool,  accompagné 
du  surintendant  de  la  police,  M.  Whitty,  qui  avait  bien  voulu  me 
servir  de  guide.  Cette  reconnaissance,  que  j'ai  faite  dans  les  princi- 
pales cités  de  l'Angleterre  et  de  l'Ecosse,  ne  serait  pas  possible  en 
France.  La  police,  chez  nous,  est  une  institution  que  l'on  tolère  de 
peur  d'un  plus  grand  mal,  mais  que  l'on  envisage  avec  un  certain 
mépris.  Cela  tient  sans  doute  à  la  nature  des  moyens  qu'elle  emploie, 
et  qui  font  qu'on  lui  sait  peu  de  gré  des  services  qu'elle  rend.  En 
Angleterre,  la  police  n'a  pas  d'agens  secrets,  et  elle  ne  dénonce  per- 
sonne. Chargée  de  réprimer  les  délits  et  de  protéger  les  citoyens  hon- 
nêtes, gardienne  des  personnes  et  des  propriétés,  elle  est  considérée 
comme  une  véritable  magistrature.  Le  peuple  la  respecte  partout; 
dans  quelques  villes,  ce  respect  va  jusqu'à  l'affection.  C'est  ce  que  l'on 
peut  voir  à  Glasgow,  ville  pourtant  bien  turbulente,  où  les  querelles 
entre  les  ouvriers  vont  jusqu'à  l'assassinat.  Là,  dans  les  plus  affreux 
quartiers,  dans  ces  vjynds  tristement  célèbres  par  l'insalubrité,  par 
la  misère  et  par  le  crime,  j'ai  entendu  avec  émotion  la  populace 
s'écrier,  sur  les  pas  du  surintendant  de  la  police  qui  m'en  faisait  les 
honneurs  :  «t  Longue  vie  au  capitaine  Miller!  Dieu  vous  bénisse,  ca- 


'WB  revue  des  deux  mondes. 

|)ïtaine  Miller!  [long  life  to  captain  Miller!  God  bless  you,  captam 
Miller  !  )  »  Que  M.  Delessert  visite  la  place  Maubert  ou  le  quartier  des 
tïalles,  il  n*y  recueillera  pas  un  salut. 

La  police  n'exerce  pas  à  Liverpool  le  même  empire  qu'à  Glasgow. 
Elle  est  cependant  bien  accueillie  partout,  et  le  chef  de  ce  corps  ne 
craint  pas  de  s'aventurer,  suivi  d'un  seul  homme ,  dans  les  endroits 
les  plus  suspects.  M.  Whitty,  qui  a  vu  Paris  et  qui  sait  ce  qu'il  y  a 
d'instruction  dans  l'étude  comparée  des  grandes  villes ,  voulut  me 
faire  connaître,  sous  leur  aspect  le  plus  intime,  les  basses  régions  de 
Liverpool. 

Nous  visitâmes  d'abord  les  rues  situées  entre  Park-Lme  et  Wap- 
ping^  quartier  voisin  des  docks,  et  principalement  habité  par  les  ou- 
vriers irlandais.  Il  était  neuf  heures  du  soir;  les  enfans  jouaient  par 
troupes  sur  la  chaussée ,  aux  dernières  lueurs  du  crépuscule ,  et  les 
femmes,  sur  la  porte  des  maisons,  aspiraient  un  air  plus  pur  que 
celui  de  leurs  étroits  taudis.  Nous  parcourions  Croshie-Street ,  une 
de  ces  rues  où  la  fièvre  règne  dans  toutes  les  saisons  de  l'année.  Je 
m'attendais  à  des  apparences  plus  choquantes.  Sans  doute,  l'état  de 
la  voie  publique  atteste,  comme  à  White-Chapel  et  à  Bethnal-Green, 
l'incurie  de  l'autorité  municipale  :  les  immondices  de  toute  nature 
restent,  la  semaine  entière,  étalées  en  plein  air,  et  les  rues  n'ont 
pas  d'égouts  (1),  ce  qui,  dans  une  ville  anglaise,  a  de  bien  autres 
conséquences  que  dans  une  ville  française,  oîi  les  conduits  souterrains 
sont  destinés  uniquement  à  faciliter  l'écoulement  des  eaux.  Cepen- 
dant on  n'y  rencontre  pas,  comme  dans  ces  quartiers  de  Londres 
qui  semblent  abandonnés  de  Dieu  et  des  hommes,  des  familles  en- 
tières pourrissant  entre  les  quatres  planches  d'une  étable,  ou  rongées 
par  une  misère  qui  défie  toute  description.  Parmi  les  mauvais  côtés 

(1)  «  Depuis  douze  ans,  la  paroisse  de  Liverpool  a  consacré  à  la  conslruction  des 
éçouts  plus  de  100,000  liv.  st.;  mais  ces  égouts  sont  de  grandes  artères  établies  dans 
les  principales  rues  :  le  bienfait  de  celte  mesure  n'a  été  étendu  qu'à  un  petit 
nombre  de  rues  secondaires  {hye  streets),  habitées  par  les  classes  ouvrières.  J'es- 
time le  nombre  des  rues  habitées  à  566,  ayant  une  étendue  de  101,290  yardê  ou 
4'environ  57  milles  et  demi,  dont  235,  ayant  une  étendue  de  25  milles  et  demi, 
sont  pourvues  d'égouts  dans  toute  leur  longueur  ou  dans  une  partie  de  leur  lon- 
gueur. Malheureusement  ces  25  milles  et  demi  sont  répartis  d'une  manière  inégale 
entre  les  diverses  classes  de  la  population ,  car,  tandis  que  sur  2i3  rues,  ayant  ub« 
étendue  de  20  milles,  habitées  surtout  par  des  ouvriers,  56  seulement  sont  pourvues 
d'égouts  sur  une  étendue  de  4  milles,  la  proportion  des  égouts,  dans  les  323  rues 
habitées  par  les  autres  classes,  est  de  21  milles  et  demi  sur  37  et  demi.  »  (Duncan, 
On  the  physical  causes  ofthe  mortality  in  Liverpool.) 


LIVERPOOL.  999 

de  Liverpool,  la  pauvreté  n'est  pas,  à  beaucoup  près,  le  plus  sai- 
sissant. 

Les  logemens  des  ouvriers  à  Liverpool  sont  encore  plus  insalubres 
qu'ils  ne  sont  misérables.  Leurs  familles  vivent,  en  majeure  partie, 
dans  des  caves  [cellars)  ou  dans  des  cours  fermées,  et  manquent 
d'air  avant  de  manquer  de  pain.  On  compte  sept  mille  caves  habitées 
par  plus  de  vingt  mille  personnes;  cinquante  à  soixante  mille  per- 
sonnes peuplent  les  arrière-cours. 

Les  caves  dans  lesquelles  végètent  les  tisserands  de  la  Picardie  et 
de  la  Flandre  sont  des  habitations  de  luxe  auprès  de  celles  que  re- 
cherche la  population  irlandaise  à  Liverpool.  Celles-ci  sont  des  espèces 
de  trous  de  dix  à  douze  pieds  carrés  de  surface,  ayant  souvent  moins 
de  six  pieds  anglais  de  hauteur,  en  sorte  qu'il  est  difficile  à  un  homme 
de  s'y  tenir  debout.  Ces  tanières  n'ont  pas  de  fenêtres;  l'air  et  la 
lumière  n'y  pénètrent  que  par  la  porte  dont  la  partie  supérieure  est 
généralement  au  niveau  de  la  rue.  On  y  descend,  comme  dans  un 
puits,  par  une  échelle  ou  par  un  escalier  presque  droit.  L'eau,  la 
poussière  et  la  boue  s'accumulent  au  fond  ;  comme  le  sol  est  rare- 
ment parqueté,  et  qu'aucune  espèce  de  ventilation  n'y  est  possible , 
il  y  règne  une  épaisse  humidité.  Dans  quelques  endroits,  la  cave  a 
deux  compartimens,  dont  le  second,  qui  sert  de  chambre  à  coucher, 
ne  reçoit  de  jour  que  par  le  premier.  Chacune  est  habitée  par  trois, 
quatre  et  jusqu'à  cinq  personnes.  Le  loyer  coûte  deux  shellings  par 
semaine,  ou  plus  de  130  francs  par  an.  A  ce  prix,  on  peut  avoir  une 
chambre  au  premier  étage,  quand  on  loue  à  la  semaine,  et  une 
maison  tout  entière,  quand  on  loue  à  l'année.  Un  père  de  famille  à 
qui  je  demandais  l'explication  de  cette  préférence  des  classes  labo- 
rieuses pour  les  logemens  souterrains  me  répondit  :  «  Je  suis  plus 
près  de  la  rue  pour  mes  enfans.  » 

Les  enfans  des  ouvriers  passent,  en  effet,  dans  la  rue  les  jour- 
nées et  même  une  partie  des  nuits.  Sans  ces  habitudes  d'une  vie 
tout  extérieure,  la  jeunesse,  déjà  si  pâle  et  si  peu  agréable  de  formes 
à  Liverpool,  s'étiolerait  bien  davantage.  Mais  l'éducation  qui  se  fait 
sur  le  pavé  a  aussi  ses  dangers.  L'existence  des  Anglais  étant  plus 
intérieure  et  moins  sociable  que  celle  d'aucun  autre  peuple ,  il  s'en- 
suit que  l'on  ne  rencontre  guère  habituellement  dans  les  rues  que 
les  hommes  qui  sont  en  lutte  avec  les  lois.  Voilà  les  instituteurs  qui 
élèvent  les  enfans  du  peuple;  l'école,  ou  plutôt  le  champ  d'expé- 
riences, ce  sont  les  docks,  où  ces  petits  larrons  s'exercent  à  pillei 
la  marchandise  déposée  sur  les  quais.  En  1836,  et  dans  un  rapport 


1000  I^EVUE  DES  DEUX  MONDES. 

du  comité  de  police,  on  comptait  600  voleurs,  dont  le  pillage  des 
docks  faisait  la  spécialité,  et  qui  avaient  pour  aides-manœuvres  1,200 
enfans. 

Ln  autre  trait  distinctif  de  Liverpool  est  la  construction  de  ces 
cours  fermées  qui  doublent  en  quelque  sorte  les  rues.  Elles  se  com- 
posent de  deux  rangs  de  maisons  à  trois  étages  d'élévation,  qui  se 
font  face  et  qui  sont  adossées  à  d'autres  maisons.  Un  espace,  qui 
varie  de  six  à  quinze  pieds,  sépare  les  deux  côtés,  et  la  cour  ne 
communique  avec  la  rue  que  par  un  étroit  corridor  sous  lequel  on 
entre  en  se  baissant  comme  par  la  porte  d'une  prison.  L'air  empesté 
que  l'on  respire  au  fond  de  ces  abîmes  ne  se  renouvelle  jamais.  Pour 
achever  d'épaissir  les  émanations  fétides  qui  s'en  exhalent,  les  ha- 
bitans  ont  coutume  d'entasser  dans  un  coin  de  la  cour  les  débris  de 
leur  ménage,  et  lorsque  ceux-ci  sont  des  Irlandais  pur  sang,  comme 
dans  le  quartier  du  Vauxhall,  il  s'y  joint  l'odeur  des  porcs  qu'ils 
engraissent,  ou  des  ânes  qu'ils  introduisent  jusque  dans  leur  chambre 
à  coucher  (1).  Il  y  a  près  de  2,500  cours  à  Liverpool,  et  chacune 
renferme  en  moyenne  6  à  8  maisons;  ainsi,  la  moitié  des  maisons 
de  la  ville  (Liverpool  a  32,000  maisons)  se  trouve  dans  ces  condi- 
tions déplorables  de  salubrité. 

Une  maison  de  trois  étages,  et  par  conséquent  de  trois  chambres, 
se  loue  5  ou  6  liv.  sterl.  dans  une  cour  fermée;  une  habitation  de 
la  même  grandeur  vaut  le  double  et  souvent  le  triple  de  ce  prix  dans 
une  rue.  Tout  ce  qu'il  y  a  d'ouvriers  et  d'employés  à  Liverpool  ha- 
bite donc  les  caves  ou  les  cours,  et  souvent,  par  un  ralfinement 
d'économie  et  de  patience,  des  caves  dans  les  cours.  Une  clause  des 
règlemens  municipaux  interdit  aux  propriétaires  de  maisons  de  con- 
sacrer l'appartement  souterrain  à  l'habitation  des  hommes;  mais, 
par  la  cupidité  des  uns  et  par  l'insouciance  des  autres,  ce  règlement 
est  resté  sans  application.  C'est  dans  les  caves  que  se  tiennent  la 
plupart  des  écoles  où  l'on  reçoit  les  petits  enfans.  Les  caves  servent 
d'hôtels  garnis  aux  Irlandais  de  passage,  aux  musiciens  ambulans, 
aux  mendians  et  aux  vagabonds.  Ceux  qui  ont  le  moyen  de  payer 
'îp^wte  (6  sols)  par  nuit  sont  admis  à  prendre  place  dans  un  des 
cinq  ou  six  lits  que  renferme  l'unique  chambre  de  chaque  étage,  un 

(1)  M  Dans  une  maison  située  dans  une  cour  de  Tliomas-Street ,  un  malade  était 
dans  un  coin  de  la  chambre,  couché  sur  un  tas  de  paille;  dans  lautre  coin,  un 
ine  était  commodément  établi.  Sous  la  fenêtre,  on  ajiercevait  le  tas  de  fumier  qm- 
l'une  aidait  à  ramasser  dans  U  rue.  »  ^Rapport  de  M.  Duncaii,  ^anttary  condiliou 
•fworking  classes.) 


LIVERPOOL.  1001 

rideau  séparant  les  femmes  des  hommes.  Pour  les  moins  mai^ni- 
flques,  on  étend  de  la  paille  dans  une  cave,  et  l'on  y  entasse  pêle- 
mêle  autant  d'êtres  humains  que  ce  bouge  en  peut  contenir;  mais 
aussi  le  prix  n'est  que  d'un  penny. 

Entre  la  bourse  et  la  prison ,  un  pâté  de  rues  étroites  et  de  cours 
infectes,  dont  Ray-Street  et  Highjicld-Street  sont  les  plus  connues,  est 
le  quartier-général  des  receleurs  et  des  gens  sans  aveu.  11  n'y  a  pas 
de  jour  où  la  police  n'ait  quelque  descente  à  y  faire,  et  le  bruit  des 
rixes  qui  éclatent  à  chaque  instant  avertit  au  loin  les  gens  honnêtes 
d'éviter  un  endroit  aussi  impur. 

Ce  soir-là,  par  extraordinaire,  la  cour  des  miracles  de  Liverpool 
était  d'un  calme  désespérant.  Lorsque  nous  atteignîmes  Highfield- 
Street,  les  habitans  du  lieu  étaient  rentrés  chez  eux  comme  de  bons 
bourgeois.  On  n'apercevait  dans  la  rue  qu'une  seule  maison  éclairée 
à  cette  heure  :  c'étaient  une  trentaine  d'Irlandais  rassemblés  pour 
veiller  devant  le  corps  d'un  enfant,  et  qui,  dans  leur  dévotion  su- 
perstitieuse, célébraient  dans  une  chambre  ouverte,  à  la  clarté  des 
flambeaux,  les  rites  à  demi  païens  de  leur  pays.  Cependant  les  loca- 
taires attardés  arrivaient  un  à  un,  et,  voyant  des  étrangers,  ils  se 
glissaient  en  silence  le  long  des  murs;  les  portes  entrebâillées  èe 
refermaient  aussitôt  derrière  eux. 

J'aurais  craint  de  porter  mes  regards  au-delà,  car  je  me  rappelais 
que  tout  Anglais  considère  la  maison  qu'il  habite  comme  un  château- 
fort,  où  nul  ne  doit  pénétrer  sans  son  consentement;  mais  la  police 
a  des  privilèges,  même  sur  cette  terre  de  liberté.  Toutes  les  portes 
auxquelles  M.  Whitty  frappa  s'ouvrirent  sans  délai;  partout  l'hôte 
ou  l'hôtesse  mit  le  plus  grand  empressement  à  nous  montrer  le  logis 
jusque  dans  ses  moindres  détails;  et  couché  ou  à  demi  vêtu,  homme 
ou  femme,  malfaiteur,  vagabond  ou  mendiant,,  pas  un  des  singu- 
liers habitans  de  Highjield-Street  ne  parut  contrarié  de  notre  visite. 
Je  ne  décrirai  pas  l'ameublement  de  ces  garnis;  des  hommes  vêtus 
de  haillons  pendant  le  jour  trouvent  très  naturel  qu'on  leur  donne 
des  haillons  pour  couverture  pendant  la  nuit.  Tout  ce  monde-là  sem- 
blait reposer  à  son  aise;  souvent  cinquante  personnes  étaient  amas- 
sées dans  un  espace  qui  ne  contenait  de  l'air  respirable  que  pour  huit 
ou  dix. Voici,  au  surplus,  le  type  des  garnis  souterrains  tels  qu'on 
peut  les  voir  à  Liverpool  et  à  Manchester.  Le  logis  se  compose  de 
trois  pièces  :  une  avant-cave,  qui  sert  à  la  fois  de  cuisine,  de  salle  à 
manger  et  de  chambre  à  coucher,  puis  deux  arrière-caves,  dans 
chacune  desquelles  sont  deux  lits  juxta-posés.  La  pièce  principale 


lOOâ  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

recoitle  jour  par  la  porte,  et  à  ce  luxe  de  lumière  elle  joint  un  cer- 
tain luxe  d'ameublement,  car  les  lits  ont  des  rideaux;  les  autres  ne 
sont  éclairées  que  par  un  étroit  soupirail ,  et  les  habitués  y  reposent 
mollement  sur  des  paillasses  que  supportent  des  bois  à  demi  pourris, 
et  qui  ont  pour  toute  couverture  des  chiffons  cousus.  Là,  sur  les  six 
grabats,  18  et  souvent  20  personnes  passent  la  nuit,  dans  ces  trous 
dont  chacun  n'a  pas  plus  de  8  pieds  carrés,  sur  une  élévation  moyenne 
de  6  à  7  pieds.  Autant  vaudrait  coucher  à  la  belle  étoile,  au  milieu 
des  marais  Pontins. 

Le  caractère  essentiellement  nomade  de  cette  population  atténue, 
à  quelques  égards,  les  conséquences  d'un  pareil  régime.  Liverpool 
€st  une  ville  de  passage  et  de  rendez-vous  incessamment  battue  par 
le  flux  et  par  le  reflux  des  émigrans,  où  les  couches  inférieures  de  la 
société  n'ont  pas  le  temps  de  se  fixer,  où  le  domicile  et  la  famille 
n'existent  pas  en  réalité.  Entrez  dans  le  ivork-house  de  Liverpool; 
sur  1,534  pauvres  qu'il  renfermait  au  22  juillet,  l'on  comptait 
346  hommes,  tous  avancés  en  âge;  712  femmes,  la  plupart  jeunes 
encore,  et  476  filles  ou  garçons.  Ainsi,  les  femmes  et  les  enfans  for- 
ment les  77  centièmes  des  pauvres  secourus;  à  Manchester,  la  pro- 
portion n'est  que  de  70  pour  100.  Dans  la  prison,  sur  4,560  détenus, 
il  est  entré,  en  1842,  1,678  femmes,  soit  37  pour  100  du  nombre 
total.  A  Manchester,  les  femmes  ne  comptent  parmi  les  détenus  que 
dans  la  proportion  de  20  à  25  pour  100.  Cette  différence  tient  sans 
doute  à  ce  que  le  travail  dans  un  port  de  mer  n'offre  pas  les  mêmes 
ressources  aux  femmes  et  aux  enfans  que  dans  une  ville  d'industrie. 
«  Il  y  a  bien  peu  d'ateliers  à  Liverpool  où  l'on  puisse  employer  les 
enfans  (1),  »  dit  le  commissaire  du  gouvernement,  M.  Austin.  Ce- 
pendant le  grand  nombre  des  femmes  et  des  enfans  qui  tombent  à 
la  charge  de  la  paroisse  ou  qui  sont  entraînés  à  commettre  des  délits 
vient  surtout  de  l'abandon  dans  lequel  les  hommes  laissent  leurs  fa- 
milles, soit  qu'ils  aillent  à  la  mer,  soit  qu'ils  mènent,  dans  l'intérieur 
de  l'Angleterre,  cette  vie  errante  qui  a  fait  donner  à  une  certaine 
classe  d'ouvriers  le  surnom  de  navigateurs. 

Pour  bien  comprendre  Liverpool,  il  faut  visiter  l'asile  de  nuU 
[night  astjlum)  à  l'heure  où  commence  l'interrogatoire  des  pauvres 
qui  demandent  à  être  admis.  Il  est  situé  dans  Wauxhall-Hoadj  au 
centre  du  quartier  le  plus  misérable  comme  le  plus  malsain,  et  à 
quelques  pas  des  fonderies  et  autres  usines  qui  vomissent,  du  matin 
» 

(I)  thxldren's  employment  commission. 


LIVEUPOOL.  10013 

au  soir,  autour  de  l'édifice,  des  tourbillons  de  fumée.  Rien  de  plus 
triste  que  les  abords  de  cet  établissement;  rien  de  plus  négligé  que 
l'administration.  Les  fondateurs  de  l'œuvre  ne  prennent  pas  la  peine, 
comme  cela  se  pratique  en  Ecosse,  d'examiner  eux-mêmes  les  mal- 
heureux qui  se  présentent;  ils  délèguent  ce  soin  au  gardien  de  la 
maison,  vieillard  asthmatique  et  morose  qui  s'en  acquite  en  fonc- 
tionnaire salarié.  A  Edimbourg,  les  pauvres  admis  sont  aussitôt 
plongés  dans  un  bain;  ils  reçoivent  ensuite  une  portion  de  gruau,  et 
la  nourriture  spirituelle  leur  est  donnée  par  le  chapelain  avant  l'beure 
du  repos.  Ici,  nulle  trace  de  chanté  ni  envers  l'ame,  ni  envers  le 
corps,  et  en  retour  point  de  respect  pour  l'autorité  de  la  maison.  0» 
entre  le  chapeau  sur  la  tête,  on  siffle,  on  chante,  on  crie,  on  se  dis- 
pute dans  les  chambres;  il  ne  saurait  être  question  de  propreté  ni  de 
décence,  là  où  trois  rangs  de  lits  (1)  sont  superposés  l'un  à  l'autre 
comme  dans  l'entrepont  d'un  vaisseau. 

Malgré  ce  défaut  de  règle  et  de  comfort,  il  y  a  toujours  foule 
aux  portes.  En  1842,  l'asile  a  reçu  15,817  individus  qui  ont  donné 
37,54-4  journées  de  présence,  ou  103  individus  par  nuit.  Ce  nombre 
augmente  en  hiver  et  diminue  en  été,  jusqu'à  présenter  une  moyenne 
de  125  en  janvier  et  de  77  en  juin.  Parmi  les  15,817  individus  admis 
en  1842  figuraient  1,246  matelots,  9,643  ouvriers  ou  journaliers, 
2,880  femmes,  et  2,046  enfans. 

De  huit  heures  du  soir  à  onze  heures,  j'assistai  à  la  réception  des^ 
pauvres  sans  asile,  prenant  note  des  motifs  qu'ils  faisaient  valoir 
pour  obtenir  un  gîte  pendant  la  nuit.  Il  s'en  présenta  78,  hommes,^ 
femmes  ou  enfans.  Voici  les  cas  sommairement  rappelés. 

Un  matelot  avec  une  jambe  de  bois,  chassé,  faute  de  paiement,  du  garni  o» 
il  logeait. 

Le  cuisinier  d'un  vaisseau,  depuis  deux  jours  à  Liverpool,  sans  ressource, 
allant  à  Belfast. 

Un  journalier  de  Matyport,  cherchant  du  travail. 

Un  moissonneur  {harvest-man)^  retoijfnant  de  Stockport  en  Irlande. 

Une  femme  écossaise,  venant  de  Manchester  à  la  recherche  de  son  mari. 

Une  femme  avec  un  enfant  naturel ,  renvoyée  de  la  maison  de  charité  de- 
puis deux  jours. 

La  femme  d'un  matelot  absent,  chassée,  faute  de  paiement,  du  logement 
qu'elle  occupait. 

Une  femme  venant  de  Halifax  pour  chercher  du  travail. 

(1)^  Ces  lits  triples,  que  ron,reH;ouve  aussi  dans  les  prisons,  sont  appelés  6erfA** 


1004  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Un  enfant  de  quatorze  ans  venant  du  comté  de  Stafford  pour  s'embarquer. 

Une  femme,  renvoyée  du  logement  qu'elle  occupait  à  Leeds. 

Une  jeune  fille ,  qui  travaillait  dans  une  fabrique  de  Manchester,  allant  à 
la  recherche  de  sa  sœur. 

Une  Irlandaise,  qui  était  depuis  deux  mois  et  demi  à  Liverpool. 

Une  femme  de  Dublin,  sans  ressource,  prétendant  qu'on  lui  a  volé  5  livres 
sterling  sur  le  paquebot. 

Un  matelot  américain  de  Savannah ,  depuis  cinq  semaines  à  Liverpool. 

Mari  et  femme,  venant  de  Nottingham,  tisserands  de  leur  état,  allant  à 
Dublin. 

Une  Irlandaise,  avec  trois  enfans,  à  la  recherche  de  son  mari. 

Deux  enfans  de  quatorze  ans,  arrivant,  l'un  de  Glasgow,  l'autre  de  Newry, 
et  que  Ton  a  ramassés  dans  les  rues. 

Une  femme  de  Liverpool,  abandonnée  par  son  mari. 

Un  matelot,  sortant  de  l'hôpital. 

Enfin,  des  soldats  congédiés,  des  ouvriers  de  Macclesfield,  de  Birmingham, 
de  Warrîngton  ou  de  Londres,  cherchant,  les  uns  de  l'ouvrage,  les  autres 
un  navire  qui  les  reçoive  en  qualité  de  matelots,  et  parmi  ces  derniers  un 
jeune  fileur  de  Manchester,  qui  arrivait,  par  une  pluie  battante,  nu-pieds, 
couvert  à  peine  d'un  pantalon  et  d'une  chemise,  trempé  jusqu'aux  os,  trem- 
blant de  tous  ses  membres,  après  avoir  parcouru  cette  distance  de  36  milles, 
et  qui  allait  se  coucher  sans  un  morceau  de  pain ,  en  attendant  que  le  capi- 
taine de  quelque  navire  lui  permît  par  charité  de  s'embarquer. 

Ainsi,  dans  la  détresse  qui  pèse  depuis  quelques  années  sur  le 
travail,  les  hommes  vont  de  la  terre  à  la  mer,  et  du  commerce  aux 
manufactures,  et  Liverpool  est  le  lieu  où  se  font  ces  perpétuels  revi- 
reraens. 

Une  autre  conséquence  de  la  nature  flottante  de  la  population  à 
Liverpool  est  la  multiplicité  des  lieux  de  divertissement  et  de  dé- 
bauche, des  salons,  des  cabarets  et  des  maisons  de  prostitution,  avec 
leur  cortège  obligé  de  vols  et  d'excès.  Suivant  un  document  publié 
en  1836,  il  existait  à  Liverpool  1,600  débits  de  liqueurs  spiritueuses 
[public  houses),  70  restaurans  de  bas-étage  [taps],  585  débits  de 
bière,  20  salons,  et  300  maisons  qui  renfermaient  1,200  prostituées. 
Le  nombre  des  débitans  de  genièvre  et  de  whiskey  a  quelque  peu 
diminué  depuis  les  prédications  du  père  Mathieu,  qui  ont  ramené 
au  régime  de  l'eau  pure  et  du  thé  une  certaine  quantité  d'Irlandais. 
Liverpool  en  renferme  cependant  proportionnellement  plus  que  Lon- 
dres, et  les  comptoirs  du  gin  y  sont  tout  aussi  brillans.  Dans  ces 
longues  salles  où  l'on  a  prodigué  les  glaces,  les  dorures  et  la  lumière, 
les  tonneaux  sont  rangés  d'un  côté,  et  de  l'autre  les  hommes,  les 


LIVERPOOL.  1005 

femmes,  les  enfans,  assis  par  centaines  sur  des  bancs  où  ils  savou- 
rent avec  un  plaisir  morne  les  illusions  contenues  dans  un  verre 
d'eau  de  feu.  Je  ne  sais  pas  de  plus  affligeant  contraste  que  celui 
d'une  population  en  guenilles  s'enivrant  dans  un  palais.  Et  comment 
les  enfans  ne  seraient-ils  pas  initiés,  dès  leur  bas  âge,  aux  mêmes 
excès  que  leurs  parens?  Quand  il  n'y  a  pas  de  pain  dans  la  maison  ni 
de  chaleur  au  foyer,  le  père  de  famille  les  envoie ,  avec  son  dernier 
penny,  chercher  du  genièvre  ou  du  whiskey,  et  ceux-ci  doivent  pren- 
dre une  bien  haute  idée  d'un  genre  de  consolation  auquel  on  sacrifie 
tout! 

Les  salons  sont  des  lieux  de  réunion  qui  forment  un  café  au  rez- 
de-chaussée,  et  au  premier  étage  une  salle  de  théâtre,  de  danse  ou 
de  concert.  Ces  établissemens  se  multiplient  aujourd'hui  dans  toutes 
les  villes;  il  y  en  a  pour  tous  les  goûts  et  pour  tous  les  rangs  de  la 
société.  Les  salons  fréquentés  par  les  commis  [clerks]  et  par  les 
marchands  ont  un  certain  air  de  bonne  compagnie;  les  femmes  n'y 
sont  pas  admises,  et  pendant  que  les  habitués  boivent,  le  proprié- 
taire chante  ou  exécute  au  piano  les  airs  des  opéras  nouveaux.  Dans 
quelques  autres,  des  couples,  qui  viennent  de  se  former  au  coin  de 
la  rue,  assistent  conjugalement  à  des  scènes  de  mimique  ou  de  ven- 
triloquie.  Un  de  ces  établissemens  est  tenu  par  un  gros  homme  de 
bonne  humeur,  qui  passa  long-temps  pour  la  fleur  des  pugilistes,  et 
que  l'Angleterre  boxante  avait  élu  pour  son  champion  officiel,  James 
Ward;  il  achève,  dans  cette  spéculation  que  son  nom  fait  prospérer, 
une  fortune  commencée  dans  les  combats  singuliers  et  dans  les  paris. 
Ailleurs,  on  ne  reçoit  que  des  matelots,  et  quand  ils  ont  échauffé 
leur  imagination  à  boire  du  grog,  dans  les  stalles  du  rez-de-chaussée, 
on  leur  sert  au  premier  étage  des  parades  militaires  et  des  farces 
appropriées  à  leur  goûts  grossiers.  Les  filous  de  profession  ont  aussi 
leurs  amusemens  publics.  J'en  ai  vu  deux  ou  trois  cents  dans  une 
salle  assez  semblable  au  Café  des  Aveugles,  où  on  les  régalait  de 
chansons  grivoises  et  de  vaudevilles  salés;  mais  le  lieu,  malgré  une 
sorte  d'ordre  apparent,  n'avait  rien  de  bien  sûr,  et  je  n'y  restai  que 
le  temps  de  me  faire  désigner,  parmi  ces  visages  sinistres,  les  habi- 
tués les  plus  réguliers  de  la  prison. 

Le  nombre  des  prostituées  va  croissant  à  Liverpool  comme  à  Lon- 
dres. A  ne  consulter  que  les  dOcumens  officiels,  il  était  de  1,902  au 
1"  janvier  1838,  de  1,695  en  1839,  de  2,394  en  1840,  de  2,683  en 
1841,  et  de  2,900  en  1842.  Les  comptes-rendus  de  la  police  signa- 
lent 770  maisons  suspectes,  246  garnis  fréquentés  par  les  mendians, 


1006  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

et  93  maisons  de  recel.  Voilà  ce  que  la  police  sait,  mais  elle  ne  sait 
pas  tout.  Sans  aller  au-delà  du  vice  constaté,  l'on  voit  que  Liverpoo^ 
dépasse  Londres  môme;  ce  qui  semble  indiquer  que  les  causes  de 
dépravation  sont  pareilles  dans  les  deux  villes,  et  que  ces  causer 
rencontrent  à  Londres,  au  foyer  même  de  la  civilisation,  des  contre- 
poids dont  Liverpool  est  dépourvu. 

Le  nombre  des  personnes  arrêtées  en  1842  a  été  à  Liverpool  de 
15,900.  Dans  ce  total  figurent  les  délits  de  simple  police,  tels  que 
l'ivrognerie  et  les  désordres  commis  dans  les  rues.  Voici  les  princi- 
paux chapitres  de  ce  budget  criminel  : 

DÉUTS  CONTRE  LES  PERSONNES  ET  CONTRE  l'ORDRE. 

PRÉVENUS. 

Heurtre  et  tentative  de  meurtre 8 

Violences  avec  effusion  de  sang 20 

Tentative  de  viol,  bigamie,  etc 33 

Rixes  et  violences  {common  assaults) 965 

Violences  commises  contre  les  agens  de  rautorité.  508 

Tapage  dans  les  rues 770 

Tapage  fait  par  des  prosiituées 387 

Ivresse  et  désordre v    .    .    .  2,880 

Prostituées  dans  cet  état .  902 

Simple  ivresse 2,976 

Mendicité 334 

DÉLITS  CONTRE  LES  PROPRIÉTÉS. 

Incendie 4 

Vols  avec  violence  ou  avec  effraction 119 

Vols  simples 3,105 

Filouteries 517 

Faux. 14 

Escroqueries 231 

Vols  commis  par  des  prostituées 528 

Recel 242 

Gens  suspects  arrêtés  au  moment  de  voler.  ...  712 

Contrebande 106 

Le  trait  le  plus  sombre  du  tableau  est  dans  ce  fait  que,  sur  6,202 
prévenus  de  délits  graves  (félonies),  on  en  comptait  2,197  de  dix- 
huit  ans  et  au-dessous,  et  dans  cet  autre,  que  les  femmes  y  figurent 
à  raison  de  30  pour  100. 

Les  vols  de  toute  nature  sont  à  peu  près  aussi  nombreux  à  Liver- 
pool, dans  une  population  de  300,000  âmes,  que  dans  le  départe- 


LIVERPOOL.  1007 

ment  de  la  Seine,  peuplé  de  1,200,000  habitans.  Toutefois,  suivant  un 
calcul  fait  par  l'habile  gouverneur  de  la  prison,  M.  Highton,  les  dè- 
linquans  nés  à  Liverpool  ne  fourniraient  à  la  somme  des  arrestations 
qu  un  contingent  de  37  pour  100.  Il  en  résulte  que  si,  dans  l'échelle 
de  la  criminalité,  les  villes  de  commerce  et  de  passage  tiennent  le 
premier  rang,  elles  doivent  être  considérées  plutôt  comme  le  rendez- 
vous  que  comme  le  foyer  de  la  corruption. 

Le  capitaine  Miller  a  publié,  dans  une  brochure  intéressante  (1), 
une  comparaison  entre  les  principales  villes  du  royaume-uni ,  sous 
le  rapport  des  désordres  qui  s'y  commettent.Ce  rapprochement  prend 
pour  point  de  départ  Tannée  1839,  et  le  résultat  présente  1  délin- 
quant sur  24  1/4  habitans  à  Londres,  1  sur  7  à  Dublin,  1  sur  16  à 
Liverpool,  1  sur  22  3/4  à  Glasgow.  La  proportion  était  à  Manchester, 
en  1840,  de  1  sur  22  habitans,  et  de  1  sur  14  à  Edimbourg  en  1841. 
On  voit  que,  par  une  exception  qui  n'appartient  qu'à  l'Angleterre, 
la  métropole  britannique,  malgré  l'effrayante  accumulation  qui  s'y 
fait  des  crimes  et  des  délits,  n'est  pas  encore  le  théâtre  où  le  mal  se 
déploie  avec  le  plus  de  puissance  ni  de  liberté. 

L'institution  d'une  police  sévère  n*a  pas  été  sans  influence  sur  la 
masse  des  déhts.  On  sait  déjà  que  les  malfaiteurs  anglais,  depuis 
qu'ils  trouvent  les  villes  mieux  défendues  contre  leurs  déprédations, 
se  rabattent  sur  les  campagnes.  Cette  émigration  paraît  avoir  été  par- 
ticulièrement sensible  à  Liverpool,  qu'un  millier  de  voleurs  émérites 
ont  quittée  de  leur  propre  mouvement.  Depuis  leur  retraite,  le  nom- 
hre  des  vols  a  beaucoup  diminué.  En  1838,  les  rapports  municipaux 
signalaient  482  vols  avec  violence  ou  avec  effraction,  3,600  vols  sim- 
ples, 844  vols  commis  par  des  prostituées,  et  2,480  gens  sans  aveu 
arrêtés  au  moment  de  commettre  des  vols.  La  réduction ,  sur  ces 
quatre  chapitres,  a  été  en  quatre  années  de  27  pour  100.  L'action 
d'une  force  répressive  ne  saurait  aller  au-delà;  c'est  par  d'autres 
institutions  et  par  d'autres  influences  qu'il  faut  pourvoir  à  la  réforme 
des  mœurs. 

La  police  de  Liverpool  est  organisée  sur  le  même  T)lan  que  celle 
de  Londres,  qui  a  servi  de  modèle  à  toutes  les  grandes  villes  du 
royaume-uni.  En  France,  vous  rencontrez  jusque  dans  les  moindres 
villages  l'uniforme  du  gendarme  qui  représente  l'ordre  public.  En 
Angleterre,  la  police  rurale  n'existe  pas,  à  proprement  parler;  le 
ministère  whig  a  vainement  tenté  d'introduire  cette  machine  répres- 

(!)  Paper  s  relative  to  the  state  of  crime  in  the  àity  ùfùlasgow. 


1008  REVDE   DES  DEUX  MONDES. 

sive  qui  est  un  des  plus  beaux  produits  de  notre  centralisation.  En 
revanche,  la  police  urbaine  de  l'autre  côté  du  détroit  a  une  supé- 
riorité décidée,  et  nous  gagnerions  à  l'imiter.  Il  vaut  donc  la  peine 
d'expliquer  cette  organisation,  qui  est,  à  mon  sens,  le  chef-d'œuvre 
administratif  de  sir  Robert  Peel. 

L'effet  utile  de  la  force  publique  dépend  non-seulement  de  l'or- 
ganisation qu'on  lui  donne,  mais  de  la  direction  qu'elle  reçoit.  S'il 
fallait  en  juger  par  le  nombre  des  hommes  que  l'autorité  tient  sur 
pied,  Paris  devrait  être  la  ville  la  mieux  gardée  dans  le  monde  entier. 
Sans  compter  12  h  15,000  hommes  de  garnison ,  et  un  million  de 
gardes  nationaux  de  service  appuyés  sur  une  réserve  de  60,000,  le 
préfet  de  police  a  sous  ses  ordres  a  une  garde  municipale  de  plus  de 
2,500  fantassins  et  400  cavaliers,  un  corps  de  sapeurs-pompiers  de 
830  hommes,  des  bureaux  où  travaillent  tout  le  jour  et  souvent  la  nuit 
près  de  300  employés,  un  service  extérieur  de  commissaires,  d'inspec- 
teurs, de  sergens  de  ville,  d'agens  de  tous  ordres,  qui  comprend  plus 
de  2,000  personnes  (1).  »  Ce  personnel,  tout  nombreux  qu'il  est,  ne 
fait  pas  régner  à  Paris  une  sécurité  plus  grande  que  celle  dont  on 
jouit  dans  les  autres  capitales  de  l'Europe;  il  ne  nous  met  pas  à  l'abri 
des  émeutes,  et  les  efforts  de  la  surveillance  quotidienne  ne  pa- 
raissent pas  tenir  en  échec,  autant  qu'il  le  faudrait,  l'audace  des 
malfaiteurs.  A  Londres,  la  garnison  se  compose  de  trois  ou  quatre 
régimens  de  la  garde,  qui  ne  servent  qu'à  parader  devant  les  casernes 
et  les  palais  royaux.  La  force  de  la  police  municipale,  en  y  compre- 
nant celle  de  la  Cité,  est  d'environ  5,000  constables,  sergens  et  in- 
specteurs. Ce  corps  maintient  l'ordre  au  sein  de  la  nombreuse  po- 
pulation et  dans  l'immense  étendue  que  renferme  la  métropole.  Bien 
loin  d'être  insufflsant,  il  fournit  des  détachemens  que  l'on  envoie, 
par  les  chemins  de  fer,  au  premier  bruit  d'une  émeute,  à  Birmin- 
gham, à  Manchester,  dans  le  pays  de  Galles,  sur  tous  les  points  me- 
nacés. A  Liverpool,  malgré  tant  d'élémens  de  désordre,  et  bien  que 
la  police  ait  à  contenir,  sans  l'assistance  d'une  garnison,  la  foule  re- 
muante des  Ir||indais  ainsi  que  7  à  8,000  matelots ,  elle  ne  compte 
pas  plus  de  600  hommes  dans  ses  rangs. 

Je  sais  ce  que  l'on  peut  dire  sur  la  différence  des  populations,  et 
je  ne  conteste  pas  qu'avec  les  habitudes  militaires  du  peuple  français 
la  force  publique  doive  affecter  des  proportions  plus  imposantes  que 

(1)  Voir  dans  la  Revue  des  Deux  Mondes,  no  du  1"  décembre  18i2,un  article 
très  remarquable  de  M.  Vivien,  ancien  préfet  de  police  et  ancien  garde-des-sceaux. 


LIVERPOOL.  1009 

dans  un  pays  où  10,000  hommes  prennent  la  fuite  devant  un  esca- 
dron de  dragons;  mais  les  crises  dans  lesquelles  on  peut  avoir  à  d(V 
ployer  cet  appareil  de  baïonnettes  et  de  canons  sont  heureusement 
fort  rares,  et  les  circonstances  qui  appellent  surtout  la  surveillance 
de  Tautorité  ne  présentent  pas  en  Angleterre  moins  d'obstacles  k 
surmonter  qu'ailleurs.  Toutes  choses  égales,  il  paraît  évident  que  la 
police  produit  chez  nos  voisins  tout  ce  qu'elle  peut  produire,  tandis 
que  chez  nous  la  moitié  de  la  force  disponible  ne  reçoit  aucun  emploi. 

Cette  inégalité  dans  les  résultats  obtenus  tient  uniquement  à  la 
différence  des  systèmes.  La  police,  en  xVngleterre,  ne  procède  pas 
du  même  principe  qu'en  France;  elle  ne  relève  pas  de  la  même  au- 
torité, et  elle  n'a  pas  la  même  organisation. 

En  France,  un  agent  de  police  voit  ses  devoirs  bornés  à  la  répres- 
sion des  délits  et  des  contraventions;  il  ne  se  regarde  pas  comme 
chargé  d'un  autre  mandat.  Protéger  les-honnétes  gens  n'est  pas  son 
affaire;  les  coquins  tombent  seuls  sous  sa  juridiction.  Il  ne  prévient 
et  n'empêche  aucun  mal,  il  se  borne  à  le  réprimer  en  prêtant  main- 
forte  à  la  loi.  De  là  son  ton  acerbe,  son  regard  insolent  et  quelquefois 
provocateur;  de  là  l'épée  qu'il  porte  au  côté.  C'est  une  machine  à 
procès-verbaux  et  un  instrument  d'arrestation,  rien  de  plus,  mais 
aussi  rien  de  moins. 

L'officier  de  police  [polie eman),  en  Angleterre,  a  des  devoirs  beau- 
coup plus  étendus;  il  est  chargé,  il  répond  de  la  sûreté  des  per- 
sonnes et  de  celle  des  propriétés.  Autant  il  doit  se  montrer  vigilant 
et  vigoureux  dans  la  répression  des  délits,  autant  on  lui  recommande 
d'être  bienveillant,  prévenant  et  soigneux  des  intérêts  de  la  com- 
munauté. Il  se  considère  comme  l'ennemi  des  coquins  et  comme  Je 
serviteur  des  honnêtes  gens.  A  toute  heure  du, jour  et  de  la  nuit, 
vous  le  trouvez  sur  votre  chemin  qui  vous  donne  le  nom  des  rues , 
Tadresse  des  habitais,  en  un  mot,  les  renseignemens  qui  vous  peu- 
vent être  utiles.  Il  ferme  la  porte  de  votre  maison,  si  vous  l'avez 
laissée  ouverte,  vous  avertit  en  cas  d'incendie  ou  d'eff'raction ,  et 
donne  le  signal  des  secours;  vous  ramène  ou  conduit  au  poste  votre 
enfant  égaré,  écarte  tout  embarras  et  tout  danger  de  la  voie  publique, 
veille  enfin  pour  vous  et  sur  vou^. 

Si  la  police  commande  aux  citoyens  en  France,  et  si  elle  les  sert 
en  Angleterre,  cela  vient  peut-être  de  ce  qu'elle  procède  ici  du 
pouvoir  municipal,  et  là  du  pouvoir  central.  A  Paris,  le  préfet  de 
police  est  le  représentant  direct  de  l'autorité  ministérielle.  Dans  les 
départemens,  le  maire  de  chaque  commune,  étant  nommé  par  le 

TOME  IV.  <>5 


1010  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

ministre  de  l'intérieur  ou  par  le  préfet,  ne  dirige  la  police  commu- 
nale que  par  une  délégation  du  pouvoir  exécutif  et  sous  le  contrôle 
immédiat  du  préfet;  et  comment  une  police  qui  ne  relève  pas  des 
habitans  se  croirait-elle  tenue  de  les  ménager  ou  de  prendre  leurs 
intérêts?  Dans  la  Grande-Bretagne,  au  contraire,  les  maires,  étant 
les  élus  de  la  cité ,  en  ont  le  gouvernement  sans  réserve;  l'autorité 
centrale  n'intervient  qu'au  défaut  de  l'autorité  municipale ,  et  pour 
ajouter  aux  forces  des  localités  la  puissance  de  l'état. 

Dans  l'exercice  de  la  surveillance,  la  police  française  emploie  des 
agens  secrets  et  des  agens  publics;  ceux-ci  sont  les  seuls  dont  la 
police  anglaise  admette  le  concours.  «  La  police  de  sûreté,  dit  M.  Vi- 
vien (1),  comprend  des  agens  publics  et  des  agens  secrets;  les  pre- 
miers surveillent  les  voleurs  sans  se  joindre  à  eux;  les  seconds  s'en 
approchent  davantage ,  et,  sans  jamais,  en  aucune  façon,  de  lom 
ni  de  près,  tremper  dans  leurs  méfaits,  ils  les  rencontrent,  les  con- 
naissent personnellement,  et  peuvent  avec  exactitude  révéler  les 
noms,  les  caractères  de  ces  misérables,  sauvages  égarés  au  milieu 
de  la  civilisation...  »  Et  ailleurs  :  «  La  préfecture  de  police  a»  cessé 
depuis  long-temps  d'employer  des  repris  de  justice  dans  les  brigades 
de  sûreté.  Toutefois,  il  est  impossible  de  renoncer  entièrement  aux 
services  de  cette  classe  d'hommes,  et  des  agens  mêlés  à  la  vie  et  aux 
habitudes  des  malfaiteurs  ne  peuvent  se  recommander  par  la  pureté 
du  caractère  et  la  dignité  des  mœurs,  w 

Certes,  si  l'on  tient  à  conserver  la  tradition  d'une  police  secrète, 
M.  Vivien  a  raison ,  on  doit  se  résigner  à  l'emploi  des  hommes  qui 
ne  se  recommandent  ni  par  la  pureté  du  caractère  y  ni  par  la  dignité 
des  moeurs.  II  faut  avoir  trempé  dans  le  crime  pour  faire  métier  de 
la  délation  et  de  la  trahison  ;  ces  basses  œuvres  de  la  police  ne  con- 
viennent qu'à  des  mains  déjà  souillées.  Mais  une  police  secrète  est-elle 
nécessaire  au  maintien  de  l'ordre  pubhc?  Pour  ma  part,  je  ne  le 
pense  pas.  Je  crois  même  que,  si  le  nom  seul  de  la  police  est  devenu 
un  opprobre  en  France,  cela  tient  à  la  nature  mystérieuse  des 
moyens  et  au  caractère  peu  moral  des  agens  qu'elle  a  employés, 
tandis  que,  si  la  police  est  universellement  respectée  en  Angleterre, 
on  peut  sans  hésitation  attribuer  sa  popularité  à  la  franchise  et  à  la 
dignité  de  ses  procédés.  Tous  les  hommes  qui  ont  de  l'expérience  en 
cette  matière,  M.  Miller  à  Glasgow,  M.  Whitty  à  Liverpool,  M.  Bes- 
wick  à  Manchester,  sont  les  adversaires  les  plus  déterminés  de  te 

(1)  Revue  des  Deux  Mondât,  article  déjà  cité. 


LlVEltPOOL.  lOil 

police  secrète.  Ils  s'applaudissent  de  n'y  avoir  jamais  eu  recours, 
et  ils  trouvent,  dans  rempressenoient  que  mettent  tous  les  citoyens  à 
leur  donner  des  indications  et  des  renseignemens  sur  les  délits  ainsi 
que  sur  les  auteurs  des  délits,  une  assistance  qu'aucune  brigade 
secrète  n'aurait  pu  leur  prêter. 

La  méthode  de  surveillance  exercée  chez  nous  laisse  encore  beau- 
coup à  désirer.  Notre  police  procède  comme  une  armée  en  cam- 
pagne; elle  établit  des  postes  de  loin  en  loin,  et  pousse  par  moment 
des  reconnaissances,  des  expéditions  sur  le  territoire  ennemi.  Écou- 
tons le  partisan  avoué  de  ce  système,  M.  Vivien  :  «  La  nuit,  les  agens 
de  sûreté  se  répandent  dans  les  rues,  et  par  petits  groupes,  bien 
armés,  bien  résolus,  ils  parcourent  les  lieux  les  plus  déserts,  les  plus 
propres  à  tenter  l'audace  des  malfaiteurs;  ils  se  glissent  dans  l'ombre, 
sans  bruit,  se  blottissent  le  long  des  maisons,  arrêtent  l'individu  qu'ils 
trouvent  porteur  de  paquets  suspects,  ou  même  embarrassé  dans  su 
contenance,  et  jugent,  d'après  ses  réponses,  s'ils  doivent  lui  laisser 
continuer  sa  marche,  le  reconduire  au  domicile  qu'il  s'est  donné,  ou 
le  conduire  en  lieu  sûr.  La  garde  municipale  leur  prête  assistance 
pour  ces  courses  nocturnes,  et  des  patrouilles,  où  les  pas  n'ont  point 
de  bruit  et  les  uniformes  point  d'éclat,  saisissent  aussi  et  les  indi- 
vidus prêts  à  commettre  un  crime,  et  ceux  qui  emportent  dans  les 
ténèbres  les  produits  du  crime  déjà  commis.  » 

Ainsi  la  surveillance  de  la  police  française  est  ambulante,  et  la  pa- 
trouille en  est  le  type  vrai.  A  Londres,  à  Liverpool,  et  dans  les  autres 
villes  de  la  Grande-Bretagne,  la  surveillance  est  stationnaire  et  à 
poste  fixe,  système  qui  paraît  tout  à  la  fois  exiger  des  forces  moin- 
dres et  avoir  plus  d'efficacité. 

La  police  de  Liverpool  se  compose,  comme  je  l'ai  dit,  d'environ 
600  hommes,  dont  les  mouvemens  sont  dirigés  par  un  constable 
chei  [head  constable]  ou  surintendant.  Cette  force  doit  suffire  à  des 
attributions  très  étendues.  Elle  se  partage  naturellement  en  deux 
services,  le  service  civil  et  le  service  criminel.  Le  premier  comprend 
la  brigade  des  fremen,  ou  préposés  aux  incendies,  institution  ana- 
logue à  celle  de  nos  sapeurs-pompiers,  et  les  inspecteurs  des  mar- 
chés, de  l'éclairage,  ainsi  que  de  la  voirie;  la  seconde  renferme  les 
agens  préposés  à  la  sûreté  publique,  les  gardes  de  jour  (  day  watch- 
men)  et  les  gardes  de  nuit  [night  ivatchmen),  environ  500  hommes, 
dont  la  moitié  seulement  sont  sur  pied  à  la  fois. 

Les  agens  de  la  police  criminelle,  les  policemen  proprement  dits, 
observent  une  discipline  toute  militaire.  Pour  faciliter  la  surveil- 

65. 


1012  REVUE  DÈS  DEUX  MONDES. 

lance,  la  ville  a  été  partagée  en  deux  grandes  divisions,  la  division 
du  nord  et  celle  du  sud.  Chaque  division,  placée  sous  les  ordres  d'un 
lieutenant,  se  partage  elle-même  en  sections;  chaque  section  est 
commandée  par  un  sergent  et  comprend  plusieurs  quartiers,  en  an- 
glais beatSy  dont  chacun  est  mis  sous  la  garde  d'un  watchman.  Le 
quartier  assigné  à  un  garde  est  comme  un  pâté  de  rues  et  de  mai- 
sons, et  doit  avoir  une  étendue  qui  permette  à  l'agent  d'en  visiter 
tous  les  points  dans  une  demi-heure  en  se  promenant  à  pas  lents.  On 
lui  remet,  au  moment  où  il  commence  cette  faction  de  douze  heures, 
une  carte  exacte  de  son  district,  en  lui  recommandant  d'apprendre 
à  connaître  ceux  qui  l'habitent  à  leur  figure  et  par  leur  nom.  Le 
jour,  il  ne  porte  pas  d'autre  arme  qu'un  bâton  court;  la  nuit,  on  y 
ajoute  une  lanterne,  une  crécelle,  une  cape  et  une  espèce  de  poi- 
gnard (twitch).  C'est  à  lui  de  surveiller  les  gens  suspects,  de  s'as- 
surer que  les  portes  et  les  fenêtres  ne  restent  pas  ouvertes;  en  cas  de 
délit,  de  tumulte  ou  d'incendie,  il  doit  donner  l'alarme  avant  de  se 
porter  au  secours.  On  le  rend  responsable,  et  l'on  récompense  moins 
ceux  qui  ont  appréhendé  quelque  malfaiteur  que  ceux  sur  le  terri- 
toire desquels  aucun  délit  n'a  été  commis  (1). 

Les  sergens,  les  lieutenans  et  le  surintendant  lui-même  font  des 
rondes  de  jour  et  de  nuit  pour  s'assurer  que  les  constables  sont  à 
leur  poste,  et  que  leur  vigilance  n'a  pas  été  en  défaut.  Tout  garde 
surpris  en  état  d'ivresse,  endormi,  fumant  ou  en  conversation  avec 
une  femme,  est  renvoyé  sur  l'heure.  En  même  temps  qu'on  leur 
ordonne  d'agir,  en  cas  de  nécessité,  avec  décision  et  avec  énergie, 
on  leur  recommande  de  ne  pas  se  mêler  de  toutes  choses,  de  n'être 
pas  tracassiers,  de  parler  toujours  avec  politesse,  et  de  rester  maî- 
tres d'eux-mêmes  lors  même  qu'ils  sont  provoqués. 

Un  certain  nombre  d'hommes  est  tenu  en  réserve  la  nuit  dans  les 
grandes  stations,  le  jour  au  bureau  de  la  police  et  dans  l'enceinte  du 
tribunal,  afin  d'exécuter  les  ordres  des  magistrats,  et  de  se  porter 
partout  où  l'intérêt  de  la  sécurité  publique  pourra  les  appeler.  Liver- 
pool  a  cinq  grandes  stations  de  police.  Chacun  de  ces  postes  com- 
prend un  hangar  où  les  constables  se  livrent  aux  évolutions  mili- 
taires et  sont  passés  en  revue  par  leurs  chefs;  un  bureau  où  l'on 
enregistre  les  ordres  du  jour,  où  l'on  tient  note  de  la  conduite  des 
agens  et  des  arrestations;  deux  chambres  de  force  ou  cachots  [locks- 

{i)  «  The  absence  of  crime  will  be  considered  the  best  proof  of  the  efficiency  of 
the  police.  »  {Régulations  and  instructions.) 


LIVERPOOL.  1013 

«/)),  l'un  pour  les  hommes,  l'autre  pour  les  femmes,  dans  lesquels 
on  enferme  jusqu'à  l'heure  de  l'audience  les  personnes  arrêtées  pen- 
dant la  nuit.  Ces  violons  y  comme  on  les  appellerait  en  France,  sont 
des  bouges  affreux  qui  ne  reçoivent  l'air  et  la  lumière  que  par  un 
étroit  soupirail.  On  devrait  du  moins  les  convertir  en  cellules ,  afm 
qu'un  honnête  homme,  que  l'on  a  ramassé  ivre  dans  la  rue,  ne  fût 
plus  exposé  à  passer  la  nuit  côte  à  côte  d'un  malfaiteur. 

Ce  qui  ajoute  à  l'excellence  de  cette  organisation ,  c'est  le  scru- 
pule que  l'on  apporte  dans  le  choix  des  hommes.  La  police  prend  ses 
agens  dans  la  classe  des  sous-ofQciers  qui  ont  obtenu  leur  congé, 
ou  parmi  les  ouvriers  qui  ont  quelque  instruction,  et  qui  sont  dési- 
gnés par  leurs  bons  antécédens.  Comme  on  exige  aussi  la  force  phy- 
sique et  une  taille  élevée,  il  en  résulte  que  les  constables  de  la  nou- 
velle police  sont  bien  réellement  la  fleur  de  la  population.  Règle 
générale,  un  policeman  sans  armes  vaut  deux  hommes;  trois  cents 
policemen  armés  contiennent  une  ville  soulevée.  Je  ne  connais, 
quant  à  moi,  que  la  garde  municipale  de  Paris,  ce  corps  admirable 
entre  tous  les  corps  d'éhte,  que  l'on  puisse  comparer  aux  consta- 
bles de  Londres,  de  Liverpool  et  de  Glasgow. 

La  police,  dans  les  villes  de  l'Angleterre,  est  une  institution  com- 
plète, qui  a  ses  tribunaux  ainsi  que  ses  hommes  d'action.  Les  tribu- 
naux de  police  sont  investis  des  pouvoirs  les  plus  divers  comme  les 
plus  étendus  :  le  magistrat  est  à  la  fois  juge  de  paix,  juge  d'instruc- 
tion, juge  de  simple  police,  et  arbitre  de  certains  intérêts  ou  privi- 
lèges municipaux.  Les  lois  lui  allouent  un  traitement  proportionné 
à  l'importance  de  ses  fonctions,  et  au  temps  qu'il  est  obligé  d'y  con- 
sacrer. C'est  une  exception  toute  récente  aux  usages  de  ce  gouverne- 
ment aristocratique,  dans  lequel  les  fonctions  du  juge  de  paix  sont 
gratuites  et  appartiennent ,  comme  un  droit  seigneurial,  aux  grands 
propriétaires  du  sol.  Par  une  autre  exception  non  moins  remar- 
quable, le  commissaire  de  police  (police  commissionner),  qui  enre- 
gistre les  plaintes  et  qui  expose  les  faits  de  chaque  cause  devant  le 
tribunal,  est  un  homme  de  loi,  et  donne  des  consultations  gratuites. 
EnGn,  la  procédure  est  simple  et  le  résultat  prompt.  Voilà  des  inno- 
vations dont  le  succès  peut  paraître  extraordinaire,  si  l'on  considère 
le  parfait  contentement  d'esprit  avec  lequel  la  nation  anglaise  se 
laisse,  depuis  huit  cents  ans,  mener  par  les  juges  et  exploiter  par  les 
avocats.  Liverpool  n'a  qu'un  tribunal  de  police;  Manchester  en  a 
deux ,  et  Londres  neuf,  sans  compter  ceux  de  la  Cité. 

Entrons  dans  le  prétoire.  Le  tribunal  de  police  à  Liverpool  est 


10,14.  REVUE  DES  DEUX   MODES. 

une  vaste  salle  partagée  en  deux  enceintes,  Tune  à  l'usage  exclusif 
de  la  justice,  l'autre  pour  le  public.  Le  juge  occupe  un  siège  élev6 
sur  une  estrade;  devant  lui,  mais  à  un  rang  inférieur,  sont  le  com- 
missaire de  police  qui  fait  fonction  de  ministère  public,  le  greffier 
qui  enregistre  les  dépositions,  et  le  trésorier  qui  reçoit  les  amendes. 
En  face  et  au  milieu  de  la  salle  se  dresse  la  tribune  où  comparais- 
sent les  prévenus;  elle  communique  avec  la  geôle  par  un  passage 
souterrain.  A  la  droite  du  juge,  les  agens  de  police  occupent  les 
bancs  devant  lesquels  est  placée  la  tribune  [box)  des  témoins;  ceux 
de  gauche  sont  réservés  aux  parties  civiles.  Le  public  se  presse  au 
fond  de  la  salle  sur  l'amphithéâtre  qui  lui  est  destiné.  Il  y  a  toujours 
foule,  et  quelle  foule!  Les  assistans  de  la  veille  seront  à  coup  sûr 
les  patiens  du  lendemain. 

Dans  l'ordre  des  décisions,  on  appelle  d'abord  les  contrevenans 
aux  règlemens  municipaux ,  ensuite  les  prévenus  de  crimes  et  de 
délits,  et  en  troisième  lieu  les  contestations  civiles;  ajoutez  que  le 
magistrat  donne  ou  refuse  l'autorisation  d'ouvrir  un  cabaret  ou  un 
salon,  et  cela  d'après  les  renseignemens  qui  lui  sont  remis;  enfln  il 
entend  les  personnes  qui  demandent  à  en  citer  d'autres  pour  obtenir 
le  recouvrement  d'une  créance  ou  pour  faire  fixer  leurs  droits.  Un 
seul  juge,  dans  une  même  séance,  a  souvent  plus  de  cent  cas  à  dé- 
cider. 

La  procédure  en  matière  criminelle  ou  correctionnelle  est,  quoi- 
que sommaire,  environnée  de  toutes  les  garanties.  A  Paris,  un  in- 
culpé en  état  d'arrestation  attend  souvent  trois  jours  avant  que  le- 
juge  d'instruction  puisse  examiner  les  charges  qui  pèsent  sur  lui  et 
convertir  le  mandat  d'amener  en  mandat  de  dépôt  ou  ordonner  la 
mise  en  liberté.  Encore  cette  procédure  se  passe-t-elle  entièrement 
à  huis-clos,  le  prisonnier  n'ayant  d'autre  refuge  que  les  lumières  et 
l'équité  du  magistrat  instructeur.  A  Liverpool,  ainsi  que  dans  les 
autres  villes  de  l'Angleterre,  tout  constable  peut  mettre  en  liberté 
sous  caution,  à  l'instant  même  où  il  est  arrêté,  un  prévenu  qui  n'est 
inculpé  que  d'un  léger  délit.  Dans  tous  les  cas,  le  prévenu  arrêté  la 
veille  ou  dans  la  nuit  a  la  certitude  d'être  interrogé  et  entendu  le 
lendemain.  L'instruction  se  fait  sous  les  yeux  du  public.  Le  com- 
missaire de  police  ou  le  greffier  ayant  expliqué  en  peu  de  mots  les 
circonstances  et  les  motifs  de  l'arrestation,  le  juge  demande  à  l'in- 
culpé son  nom  et  sa  profession;  si  le  prévenu  a  eu  déjà  affaire  Ix  la 
justice,  le  greffier  de  la  geôle  rappelle  ses  antécédens.  Viennent  en- 
suite les  dépositions  des  témoins;  ceux-ci,  et  les  agens  de  la  police 


LIVERPOOL.  1015 

comme  les  autres ,  prêtent  serment  sur  l'Évangile  de  dire  la  vérité 
sans  haine  et  sans  passion.  Quand  ils  ont  déposé,  le  conseil  du  pré- 
venu leur  fait  subir  un  contre-interrogatoire  par  lequel  il  cherche, 
dans  l'intérêt  de  la  défense,  à  les  mettre  en  contradiction  avec  eux- 
mêmes.  Le  prévenu  est  enfin  invité  à  dire  ce  qu'il  juge  utile  de 
dire,  et,  s'il  préfère  garder  le  silence,  on  respecte  sa  détermination, 
selon  le  principe  de  la  jurisprudence  anglaise  qui  porte  que  nul  n'est 
forcé  de  s'accuser.  Dans  le  cas  où  le  délit  commis  est  du  ressort  des 
assises,  le  juge,  après  avoir  fait  lire  le  procès-verbal  des  dépositions 
au  prévenu  qui  en  conteste  ou  en  reconnaît  l'exactitude,  l'envoie  dans 
la  prison  du  comté  pour  y  attendre  que  le  grand  jury  prononce  défi- 
nitivement sur  l'accusation.  Si  l'offense  est  légère,  le  juge  décide 
lui-même  en  dernier  ressort,  acquitte  ou  condamne;  mais  la  con- 
damnation n'excède  jamais  une  amende  de  10  liv.  sterl.  ou  un  em- 
prisonnement de  six  mois.  Toute  cette  procédure  n'a  pas  duré  plus 
de  dix  minutes,  et  souvent  elle  en  prend  moins  de  cinq.  C'est  la  jus- 
tice expéditive  du  cadi,  entourée  des  formes  tutélaires  qui  tiennent 
au  progrès  même  de  la  civilisation. 

C'est  en  assistant  aux  audiences  de  ces  tribunaux  que  l'on  apprend 
à  connaître  les  élémens  dont  se  composent  les  populations  urbaines. 
La  scène  est  à  la  fois  plus  étendue  et  plus  variée  que  dans  l'enceinte 
de  nos  tribunaux  correctionnels.  Il  semble  que  l'on  ait  agité  la  so- 
ciété jusque  dans  ses  abîmes  les  plus  secrets  pour  faire  monter 
l'écume  à  la  surface.  Toutes  les'  figures  qui  passent  devant  l'obser- 
vateur portent  le  stigmate  fortement  marqué  des  habitudes  de  la 
vie.  Les  filles  pubHques  saisies  dans  quelque  tumulte  de  nuit  sont 
des  créatures  à  peine  vêtues,  aux  traits  avinés  et  d'une  malpropreté 
repoussante.  Auprès  des  vagabonds  et  des  mendians  d'aujourd'hui, 
ceux  que  le  pinceau  d'Hogarth  a  immortahsés  pourraient  passer  pour 
des  grands  seigneurs.  Les  prêteurs  sur  gage  (pawn-brokers),  classe 
nombreuse  en  Angleterre  et  surtout  en  Ecosse,  ont  un  type  parti- 
culier de  physionomie  qui  tient  du  hibou  et  du  vautour,  mélange 
d'hypocrisie  et  de  rapacité.  Les  voleurs  expérimentés  sont  gens  dont 
la  figure  ne  trahit  aucune  émotion,  qui  refusent  communément  de 
répondre  au  juge,  et  ne  paient  l'avocat  que  pour  embarrasser  les  té- 
moins; mais,  quand  ils  ont  perdu  l'espoir  d'échapper  à  toute  puni- 
tion, leur  insolence  et  leur  férocité  naturelle  se  donnent  carrière.  Il 
en  est  qui  passent  alternativement  de  la  prison  au  ivork-house,  et 
qui  ne  se  gênent  pa's  pour  traiter  les  administrateurs  [relieving  offi- 
cers)  de  coquins,  pour  les  frapper  même,  lorsque  ceux-ci  leur  refu- 


1016  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

sent  des  secours  dont  ils  ont  cent  fois  abusé.  Les  vagabonds  irlan- 
dais tranchent  sur  les  autres,  et  ont  le  privilège  d'égayer  l'auditoire 
par  la  vivacité  de  leur  pantomime  ainsi  que  par  la  naïveté  de  leurs 
réponses;  peuple  enfant  que  ses  conquérans  ont  mis  sous  la  rade 
tutelle  de  la  misère  et  de  l'oppression.  Les  seules  personnes  d'une 
apparence  un  peu  décente  qui  figurent  devant  le  tribunal  sont  les 
gentlemen  que  Ton  a  trouvés  ivres  dans  les  rues,  et  qui  en  sont  quittes 
pour  payer  l'amende  en  refusant  de  faire  connaître  leur  nom,  et  les 
entrepreneurs  de  cabarets  ou  de  salons  qui  ont  la  prétention,  en 
fermant  les  yeux  sur  les  désordres  commis  dans  leurs  établissemens, 
de  préserver  intact  leur  caractère  personnel  [respectability]. 

Dans  cette  besogne,  qui  a  ses  difficultés  comme  ses  dégoûts,  l'au- 
torité du  magistrat  est  ce  qui  étonne  le  plus.  Il  doit  ce  respect  du 
public  non  moins  à  sa  qualité  de  jurisconsulte  éminent  qu'à  l'équité 
habituelle  de  ses  décisions.  M.  Jardine  à  Bow-Street  (tribunal  de 
Londres),  M.  Rushton  à  Liverpool,  et  M.  Maulde  à  Manchester,  sont 
des  juges  que  tout  le  monde  s'honorerait  d'avoir  pour  collègues,  et 
qui  figureraient  avec  distinction  sur  le  banc  de  la  reine,  à  West- 
minster. Toutes  les  misères  qui  appellent  l'attention  des  magistrats 
ne  sont  pas  de  nature  à  provoquer  des  sentences  rigoureuses;  ils 
ont  souvent  aussi  à  faire  acte  d'humanité.  A  Glasgow,  la  police  est 
chargée  en  hiver  de  quêter  pour  les  ouvriers  nécessiteux.  A  Liver- 
pool, elle  intervient  pour  obtenir  le  passage  gratuit  sur  quelque  navire 
en  faveur  des  malheureux  qui  désirent  rentrer  dans  la  paroisse  où  ils 
sont  nés.  A  Londres,  elle  reçoit  les  dons  volontaires  du  riche  et  les 
distribue  aux  familles  sans  ressource,  dont  la  charité  légale  n'a  pas 
prévu  ou  n'a  pas  soulagé  le  dénuement. 

Liverpool  est  peut-être  la  ville  où  le  tribunal  de  simple  police  est 
le  plus  surchargé  d'affaires  graves;  c'est  pourtant  celle  où  les  acquit- 
temens  ont  Ueu  dans  la  plus  forte  proportion.  L'encombrement  des 
prisons  gêne  la  liberté  du  juge;  celui-ci  condamne  le  moins  qu'il 
peut,  ne  sachant  où  placer  les  détenus.  La  maison  d'arrêt  [lock-up) 
en  contient  cinquante  à  soixante,  et  la  geôle  en  renferme  près  de  huit 
cents.  Cette  prison,  construite  sur  les  plans  d'Howard,  a  eu  beau 
s'étendre  et  resserrer  l'espace  accordé  à  chaque  détenu  :  le  crime  a 
marché  d'un  tel  pas,  que  la  fréquence  même  lui  assure  aujourd'hui 
une  sorte  d'impunité. 

Cet  accroissement  dans  le  nombre  des  délits  à  Liverpool  peut  s'ex- 
pliquer, indépendamment  des  raisons  générales,  par  la  même  cause 
qui  a  produit  l'augmentation  de  la  mortalité,  je  veux  dire  parla  den- 


LIVERPOOL.  1017 

site  de  la  population.  Liverpool  n'est  pas  la  ville  qui  présente  la  plus 
grande  somme  de  misère ,  mais  c'est  assurément  celle  que  le  vice 
infecte  au  plus  haut  degré  et  celle  où  la  mortalité  est  la  plus  grande. 

A  Londres,  l'insalubrité  des  quartiers  pauvres  se  trouve  compensée 
en  quelque  sorte  par  la  salubrité  des  quartiers  riches.  Si  la  mort  est 
prompte  à  White-Chapel ,  la  vie  est  facile  et  longue  dans  le  West- 
End.  Mais  à  Liverpool,  il  n'y  a  pas  de  quartiers  salubres.  La  ville  est 
ramassée  sur  elle-même  :  32,000  maisons  dans  un  espace  de  deux 
milles  carrés  I  Comme  si  les  quartiers  bas  ne  lui  semblaient  ni  assez 
obscurs,  ni  assez  humides,  le  peuple  y  vit  dans  des  caves,  ou  dans 
des  cours  qui  ne  voient  pas  le  soleil.  Dans  les  quartiers  élevés,  les 
rues  et  les  maisons  ont  envahi  le  terrain  libre  :  il  n'y  a  ni  places,  ni 
squares,  ni  arbres,  ni  verdure,  ni  eaux,  rien  de  ce  qui  peut  récréer 
la  vue  et  rafraîchir  les  sens.  On  dirait  que  les  habitans  qui  viennent 
s'entasser  à  Liverpool  ont  jugé  suffisans  pour  chacun  d'eux,  durant 
leur  vie,  les  six  pieds  d'air  et  de  sol  que  mesure  un  tombeau. 

Dans  une  brochure  pleine  d'intérêt,  le  docteur  Duncan,  observa- 
teur scrupuleux  et  compétent,  précise  la  densité  de  la  population  (i 
Liverpool  et  montre  les  tristes  conséquences  qui  dérivent  de  cette 
agglomération  de  tant  d'êtres  vivans.  Je  ne  puis  mieux  faire  que  de 
suivre,  en  les  résumant,  des  données  dont  l'administration  supé- 
rieure a  reconnu  l'exactitude ,  et  qu'elle  reproduit  dans  ses  publica- 
tions (1). 

La  densité  de  la  population  en  Angleterre  [England  and  Wales] 
est  en  raison  de  275  habitans  par  mille  carré,  si  l'on  fait  masse  des 
habitans  des  villes  avec  ceux  des  campagnes.  Si  l'on  ne  prend  que 
ceux  des  villes,  la  population,  calculée  d'après  vingt-une  des  princi- 
pales cités,  est  de  5,0'»5  habitans  par  mille  carré.  En  se  bornant  à 
cinq  ou  six  grandes  villes,  la  densité  augmente;  elle  est,  par  mille 
carré,  de  20,892  habitans  à  Leeds,  de  27,423  à  Londres,  de  33,669  à 
Birmingham,  de  83,224  à  Manchester,  et  de  100,899  à  Liverpool. 
Enfin,  dans  ces  villes  elles-mêmes,  certains  quartiers  agglomèrent  la 
foule.  M.  Farr  cite  un  district  de  Londres  qui  renferme  243,000  ha- 
bitans par  mille  géographique  carré,  et  M.  Duncan,  un  district  de 
Liverpool  peuplé  de  12,000  personnes,  qui  donnerait  par  mille  géo- 
graphique carré  460,000  habitans. 

(1)  Voir  le  curieux  rapport  de  M.  Chadwick ,  secrétaire  de  la  commission  des 
pauvres,  On  sanitary  condition  oflabouring  classes;  3  vol.  in-8». 


1018  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

La  mortalité  se  mesure  partout  à  la  densité  des  agglomérations. 
Elle  est  annuellement,  en  Angleterre,  de  1  habitant  sur  5i  91/100 
dans  les  districts  ruraux,  et  de  1  sur  38  16/100  dans  les  districts  ur- 
bains. A  Londres,  on  compte  un  décès  sur  37  38/100  habitans;  à 
Birmingham,  1  sur  36  79/100;  à  Leeds,  1  sur  36  73/100;  à  Sheflîeld, 
1  sur  32  92/100;  à  Bristol,  1  sur  32  38/100;  à  Manchester,  1  sur 
29  64/100;  à  Liverpool,  1  sur  28  75/100.  La  durée  moyenne  de  la  vie 
est  de  26  ans  et  demi  à  Londres,  de  21  ans  à  Leeds,  de  20  ans  à 
Manchester,  et  de  17  ans  à  Liverpool. 

Le  docteur  Watt  (1)  a  démontré  que  les  mêmes  faits  avaient  eu  à 
Glasgow  les  mêmes  conséquences.  En  1831,  la  population  de  Glasgow 
était  de  202,426  personnes,  et  la  mortalité  dans  la  ville  n'excédait 
pas  la  proportion  de  1  décès  sur  41  47/100  habitans.  En  1841,  la  po- 
pulation s'élevait  à  282,134  personnes;  mais  on  comptait  aussi  1  décès 
sur  30  41/100  habitans ,  proportion  qui  se  rapproche  plus  que  celle 
d'aucune  autre  ville  de  la  mortalité  de  Manchester  et  de  Liverpool. 

Le  docteur  Duncan  explique  comment  l'air  de  Liverpool,  vicié  par 
cette  agglomération  contre  nature ,  devient  une  sorte  de  poison  qui 
agit  tantôt  en  engendrant  des  épidémies,  tantôt  en  affaiblissant  les 
constitutions  et  en  les  prédisposant  ainsi  à  toutes  les  maladies.  Les 
cas  de  fièvre,  y  compris  le  typhus,  sont  infiniment  plus  nombreux  à 
Liverpool  que  dans  le  reste  du  royaume,  et  M.  Duncan  calcule  que 
1  habitant  sur  55  y  paie  tribut.  Il  meurt  annuellement  à  Liverpool 
1,800  personnes  de  la  fièvre,  et  la  proportion  des  décès  qui  provien- 
nent de  cette  cause  au  nombre  total  des  décès,  étant  à  Birmingham 
de  4  10/100  pour  100  et  à  Londres  de  4  83/100  pour  100,  est  de 
6  78/100  pour  100  à  Liverpool.  Même  résultat  pour  les  maladies 
de  consomption.  Le  nombre  des  personnes  qui  sont  emportées  par 
ce  mal  terrible  est  de  22,027  à  Londres  ou  de  13  39/100  pour  100  du 
nombre  des  décès;  à  Liverpool,  il  est  de  4,120  ou  de  18  31/000  p.  100 
du  nombre  des  décès. 

Mais  le  fait  le  plus  affligeant  de  cette  funèbre  énumération,  c'est 
la  mortalité  qui  se  déclare  parmi  lés  enfans.  53  sur  100  meurent 
avant  d'avoir  atteint  leur  cinquième  année,  et  ils  meurent  presque 
tous  dans  les  convulsions,  à  ce  point  que  les  décès  provenant  de 
cette  cause  sont  dans  la  proportion  de  14  79/100  pour  100  au  nombre 
total.  Quelle  barbare  imprévoyance  que  de  tolérer  ces  entassemens 

(1)  Glasgow  mortaîUy  hill. 


LIVERPOOL.  1019 

pestilentiels  des  populations ,  qui  ont  pour  effet  nécessaire  la  mort 
d'un  enfant  sur  deux! 

M.  Duncan  n'a  pas  de  peine  à  établir  que  les  classes  pauvres,  étant 
les  plus  mal  logées  et  les  plus  agglomérées,  sont  aussi  celles  que  le 
poison  atmosphérique  épargne  le  moins.  Ainsi,  dans  les  rues  étroites 
qui  avoisinent  la  bourse  et  Castle-Street,  et  où  l'espace  n'est  que  de 
17  îjnrds  carrés  par  habitant,  la  fièvre  en  attaque  1  sur  32,  tandis 
que  dans  le  quartier  de  Rodnetj-Street ,  où  chaque  habitant  jouit  d'un 
espace  de  57  yards  carrés,  la  fièvre  n'en  frappe  que  1  sur  237.  Le 
district  de  la  bourse  [Exchange-Warâ),  considéré  séparément,  ren- 
ferme une  population  de  11,860  habitans  dont  chacun  n'a  qu'un 
espace  de  9  ijards  carrés,  et  qui  est  accumulée  à  raison  de  657,963 
habitans  par  mille  géographique  carré.  C'est  celui  où  les  caves  et  les 
cours  qui  servent  à  loger  les  ouvriers  sont  le  plus  obscures  et  le  plus 
humides,  et  où  le  sol  est  le  plus  mal  disposé  pour  l'écoulement  des 
eaux.  Là  aussi  le  nombre  des  habitans  attaqués  de  la  fièvre  est  de 
1  sur  26.  Enfin,  pour  résumer  toutes  ces  différences,  à  population 
égale,  il  meurt  177  personnes  à  Liverpool  dans  les  quartiers  les  plus 
surchargés,  contre  100  personnes  qui  meurent  dans  les  quartiers  où 
les  habitans  sont  plus  clairsemés. 

Le  parlement  a  voté  une  loi  [act]  exécutoire  depuis  le  1^""  no- 
vembre 1832,  et  qui  a  pour  objet  d'améliorer  à  Liverpool  les  condi- 
tions de  salubrité  (1).  Cet  acte,  calqué  sur  celui  que  le  parlement 
avait  rendu  en  faveur  de  Londres,  contient  quelques  dispositions 
utiles  pour  l'avenir,  telles  que  la  clause  qui  fixe  le  minimum  de  lar- 
geur des  rues  qui  seraient  construites  à  24  pieds  anglais,  et  celui  des 
cours  intérieures  à  15  pieds;  mais  il  ne  remédie  d'aucune  façon  aux 
maux  actuels,  à  moins  que  l'on  n'attribue  cette  vertu  à  la  clause  qui 
interdit  d'habiter  les  caves  situées  dans  des  cours,  article  qui  est 
resté  sans  exécution. 

La  corporation  municipale  de  Liverpool  devrait  faire  ce  qu'on  fait 
à  Paris,  en  prenant  sur  son  immense  revenu  pour  encourager  l'ou- 
verture de  rues  nouvelles  et  bien  aérées  sur  l'emplacement  des  quar- 
tiers les  plus  encombrés,  pour  former  de  vastes  squares,  pour  achever 
les  égouts,  et  pour  donner  des  primes  aux  entrepreneurs  qui  con- 
struiraient des  logemens  sains  et  commodes  à  l'usage  des  ouvriers. 
Ces  précautions  de  l'autorité  locale  atténueraient  le  mal;  mais  il  faut, 
pour  le  détruire,  une  révolution  dans  les  habitudes  de  la  société. 

(1)  An  act  for  ihe  promotion  of  the  health  of  Ihe  inhabitants  of  Liverpool. 


1020  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Les  grandes  villes  de  l'Europe  ressemblent,  depuis  un  quart  de 
siècle,  au  corps  d'un  enfant  qui  aurait  grandi  tout  d'un  coup  sans 
mesure,  et  qui  resterait,  après  cette  croissance  soudaine,  long-temps 
faible  et  maladif.  Mais  l'enfant  se  remet  de  cette  secousse  temporaire, 
grâce  au  développement  des  forces  vitales  qui  reprend  son  cours. 
Sommes-nous  encore  dans  la  jeunesse  de  la  civilisation?  va-t-elle, 
après  le  temps  d'arrêt  qui  n'a  que  trop  duré ,  déployer  de  nouveau 
ses  ailes  et  balayer,  dans  une  course  victorieuse,  les  maladies  et  les 
scories  qui  se  voient  à  la  surface  de  la  société?  Je  l'espère,  pour  mon 
compte,  car  mon  optimisme  va  jusque-là.  Cependant  je  m'étonne- 
rais peu  si,  après  avoir  vu  Paris,  Londres  et  Liverpool,  beaucoup 
allaient  juger  de  l'avenir  par  le  présent. 

LÉON  Faucher. 


LA   SIRÈNE. 


C'était  le  premier  jour  qui  sortit  du  chaos; 

Gomme  un  blanc  nénuphar  qui  germe  au  fond  des  eaux, 

Le  monde,  épanoui  dans  l'éternel  orage, 

De  l'océan  de  vie  embaumait  le  rivage. 

Des  brumes  du  néant  encore  environné, 

Sans  parens,  sans  berceau,  chaque  être,  nouveau-né, 

Se  taisait  ;  et  les  vents,  étouffant  leur  murmure, 

Essuyaient  des  forêts  la  sainte  chevelure. 

Point  d'hymne  printanier,  messager  du  soleil. 

Sur  son  lit  virginal ,  dans  un  profond  sommeil , 

En  silence  mêlée  à  l'haleine  des  roses, 

Dormait ,  au  fond  des  lacs,  la  grande  ame  des  choses. 


Comme  au  sortir  d'un  songe  où  les  yeux  sont  ouverts, 

Un  soupir  s'exhala  du  muet  univers; 

La  vague  s'amollit  sous  une  tiède  haleine, 

Et  c'est  toi  qui  surgis ,  éternelle  Sirène, 

Confidente,  aux  yeux  bleus,  de  l'abîme  en  travail. 


1022  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Sur  ton  sein  ruisselaient  tes  larmes  de  corail  ; 
Long-temps  tu  te  miras  dans  la  source  infinie 
Où  des  chants,  fils  du  ciel,  tu  puises  l'harmonie. 
Ton  humide  regard  suivit  dans  son  rayon 
L'étoile  qui  jaillit  au  bord  de  l'horizon , 
Puis  l'hymne  commença.  Des  échos  de  la  brise, 
Des  rumeurs  des  forêts  que  la  tourmente  hrise, 
Des  bruits  du  coquillage  enflés  sous  les  roseaux, 
Du  chant  des  flots  vibrant  sous  l'aile  des  oiseaux, 
Ta  lèvre  avait  formé  sa  Hquide  parole. 
Les  fleurs  la  recueillaient  dans  leur  blanche  corolle; 
Parfum,  accord  vivant,  exhalé  de  ton  cœur, 
Les  mondes,  en  naissant ,  la  redirent  en  chœur. 


L'étoile,  au  bord  des  cieux,  converse  avec  l'étoile; 
Le  brin  d'herbe  connaît  ce  langage  sans  voile. 

Résonnant  dans  un  rayon  d'or. 
Mais  la  Sirène  est  seule,  et  son  chant  de  mystère, 
Au  branle  de  l'abîme  en  vain  berce  la  terre; 
Nul  esprit  ne  répond  encor. 


J'appelle...  Qui  s'émeut?  une  algue  de  la  grève. 
Je  soupire...  Le  flot  éveillé  par  un  rêve 

Répond  par  un  gémissement. 
Est-ce  là  tout  l'amour  promis  à  la  Sirène? 
Épouser  les  roseaux ,  le  flot  qui  sur  l'arène 

Roule  les  perles  en  dormant  ! 


Sur  son  char  attelé  de  froids  troupeaux  de  phoques. 
En  visitant  mon  seuil ,  la  tempête  aux  yeux  glauques 
N'a  pas  encor  glacé  mon  sein. 


LA  SIRÈNE. 

Dans  ma  grotte  d'azur  un  feu  sourd  me  consume; 
J'ai  convoité  les  cieux...  et  j'embrasse  l'écume 
Qu'évoque  mon  chant  souverain. 


Pourquoi  semer  la  fleur  dans  le  lit  de  l'abîme? 
Vainement,  à  ma  voix,  son  parfum  se  ranime; 

Nul  ne  vient  cueillir  ses  trésors. 
Pourquoi  loin  du  soleil,  dans  la  nuit  souterraine, 
Si  jeune  ensevelir  l'immortelle  Sirène 

Et  sa  conque  pleine  d'accords? 


i^m 


Que  ne  puis-je  habiter  ce  monde  de  lumière. 

Où,  le  jeune  arc-en-ciel  entr'ouvrant  ma  paupière. 

Le  soir,  je  respire  un  moment! 
Je  hais  les  gouffres  sourds  où  mon  destin  me  plonge; 
Et  j'étouffe,  en  secret,  sous  l'ennui  qui  me  ronge 

Dans  mon  palais  de  diamant. 


0  soleil  entrevu!  monde  heureux,  diaphane. 
Où  toute  voix  résonne,  où  nul  lis  ne  se  fane, 

Où  tout  m'appelle  et  me  séduit! 
A  peine  ai-je  aspiré  la  vie  à  pleine  haleine, 
L'Océan  sur  mon  sein  en  mugissant  ramène 

Lç  poidg  de  l'insondable  nuit. 


Un  moment,  chaque  jour,  arrachée  à  la  lie. 
Du  flot  vain  et  grossier  mon  esprit  se  délie. 

Mon  ame  plane  sur  les  mers. 
Le  visage  essuyé,  je  consulte  la  nue; 
Je  suis  des  yeux  l'aiglon  au  bout  de  l'étendue, 

Etiwa  voix  berce  l'univers. 


1024  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Cette  heure  emplit  d'amour  ma  corne  d'abondance. 
Les  mondes  diligens  qui  marchent  en  cadence, 

Du  néant  sortent  à  mon  nom. 
Le  reste  est  un  sommeil  où  tout  se  décolore, 
Faux  rayons  jaunissans,  vains  songes  que  j'implore 

Sur  une  couche  de  limon. 


Le  temps  fuit;  hâtez-vous,  ô  sonores  fantômes! 
Hymnes,  prenez  un  corps  et  peuplez  les  royaumes 

De  la  visible  immensité. 
Avant  que  dans  sa  nuit  le  gouffre  me  réclame, 
0  monde,  éveille-toi  î  nourris-toi  de  mon  ame, 

Enivre- toi  de  ma  beauté! 


Pendant  qu'elle  chantait,  des  golfes  de  THellade 
Jusqu'à  l'île  fumante  où  gémit  Encelade, 
Un  long  frissonnement  parcourut  les  forêts. 
L'hymne  ailé  s'insinue  aux  plis  les  plus  secrets 
Des  choses  et  des  monts  que  nul  dieu  ne  visite. 
iLe  flot  rit  en  dansant;  il  bondit,  il  palpite. 
De  colline  en  colline,  enflant  ses  mouvemens, 
La  terre  suit  le  rhythme  aux  longs  balancemens. 
La  vie,  en  mille  essaims,  bourdonne;  avec  l'abeille 
Partout,  dans  l'herbe  tiède,  un  dieu  dormant  s'éveille. 
D'abord  sortent  des  bois  de  chênes  chevelus. 
L'un  l'autre  s'appelant,  les  Centaures  barbus. 
Croupes,  flancs  de  chevaux ,  visages  de  prophètes. 
Qu'ébaucha  le  chaos  dans  le  sein  des  tempêtes. 
Au  frein  de  l'hymne  d'or  assoupHssant  leurs  pas, 
Vers  la  chanteuse  errante  ils  étendent  leurs  bras. 
Ils  plongent  sous  les  flots  pour  saisir  sa  ceinture; 


LA   SIRÈNE.  1025 

Le  chant  fuit  aux  confins  de  l'immense  nature. 
Aux  sauvages  amans  un  cuisant  aiguillon 
S'attache;  des  désirs  ils  boivent  le  poison. 
Hennissant  dans  leurs  cœurs,  du  pied  creusant  le  sable, 
Ils  lèchent,  tout  pensifs,  leur  plaie  inguérissable. 


Le  Cyclope,  après  eux,  dans  les  flancs  de  Lemnos 
Entend  la  voix  de  miel  qui  pénètre  ses  os; 
Il  laisse  le  marteau  retomber  sur  l'enclume; 
Soit  que  l'âtre  des  dieux  s'éteigne  ou  se  rallume , 
Au  bord  du  promontoire,  il  roule  entre  ses  doigts 
Les  sept  tuyaux  de  buis  qui  modulent  sa  voix. 
Dans  ses  vieux  murs,  géans  vêtus  d'herbe  nouvelle. 
Pour  l'épouse  il  étend  les  peaux  d'ours;  il  appelle, 
Et  son  œil,  jour  et  nuit,  rempli  de  pleurs  amers. 
Cherche  sa  Galatée  assise  sur  les  mers. 


A  peine  du  Cyclope  énervé  par  la  lutte 

A  tari  la  chanson  dans  le  buis  de  sa  flûte. 

Un  écho  plus  nombreux  répète  en  d'autres  mots 

Les  chants  que  la  Sirène  a  révélés  aux  flots 

Sur  son  mètre  dansant  au  milieu  des  Cyclades. 

Le  temple,  au  front  des  monts,  dresse  ses  colonnades; 

Et  déjà  des  devins  l'hymne  nourri  d'encens 

Ébranle,  sous  le  dieu,  les  trépieds  bondiSsans. 


Quand  le  temple  se  tait,  épuisé  d'harmonie. 
Le  Rhapsode,  à  son  tour,  vient  lutter  de  génie 
Avec  le  flot  qui  passe  et  la  fille  des  eaux. 
Des  chansons  de  l'Olympe  amusant  les  roseaux. 
Avec  art  égaré ,  le  grand  troupeau  d'Homère 
D'île  en  île  poursuit  la  sonore  chimère. 

TOME  IV. 


1026  REVCE  DES  DEUX  MONDES. 

Comme  un  filet  jeté ,  le  soir,  sur  l'Océan , 
Le  poète  a  tendu  son  poème  géant, 
Qui,  dans  ses  mailles  d'or,  entraîne  au  loin  les  villes , 
Les  royaumes,  les  bois,  les  montagnes,  les  îles, 
Les  Centaures  blessés  menant  le  premier  deuil, 
Les  races  au  berceau,  vagissant  sur  le  seuil 
Que  gardent  les  lions  sous  les  murs  du  Cyclope , 
L'Ida  qu'un  noir  encens  d'un  nuage  enveloppe , 
Et  le  grand  Jupiter,  source  et  fin  des  grands  dieux. 


Le  Rhapsode  en  son  œuvre  emprisonnant  les  cieux. 

Tout  dans  ses  chants  abonde  et  sous  sa  loi  s'incline , 

Tout,  hormis  la  déesse  à  la  voix  cristalline. 

Perle  qui  disparaît  dès  qu'il  croit  la  toucher. 

Divin  miel  enfoui  dans  l'ame  du  rocher. 

ce  Imite-moi,  dit-elle,  et  suis-moi  dans  mon  antre; 

«  Vers  toi  je  tends  les  mains.  Encore  un  pas;  viens,  entre, 

<(  Et  sur  le  sable  d'or  marions  nos  deux  voix.  » 

Le  poète,  aveuglé  pour  la  seconde  fois. 

Dans  son  urne  de  marbre  épand  les  rhapsodies , 

Ithaque,  Ulysse  errant,  flottantes  mélodies. 

Poèmes  tout  trempés  des  longs  pleurs  murmurans, 

Que  parmi  les  ajoncs  nourris  dans  les  torrens. 

Avec  la  fleur  marine  et  la  conque  épineuse. 

Presse  de  ses  cheveux  la  divine  chanteuse. 

L'oreille  encor  tendue  aux  promesses  du  bord, 

Il  meurt  en  imitant  l'inimitable  accord. 

Il  meurt,  et  sur  le  rhythme  où  les  Muses  l'entraînent , 

Les  générations  l'une  à  l'autre  s'enchaînent. 

L'écho  gardant  l'écho  des  chants  évanouis, 

Les  peuples  ceints  de  myrte,  en  chœur  épanouis, 

Se  tiennent  par  la  main,  et  la  flûte  thébaine 

Exhausse  ses  cent  tours  sur  le  front  de  Messène. 

Cependant  la  phalange,  à  la  robe  d'acier, 


LA  siRÉxE.  ftjsnr 

Heurtant  du  javelot  ie  bord  du  bouclier, 
Suit,  un  pied  dans  le  sang,  les  leçons  de  la  lyre. 
Des  hommes  et  des  dieux  providence  ou  délire! 
Des  grottes  du  Caucase,  où  l'arbre  échevelé 
Répète  au  fond  des  bois  le  mètre  révélé. 
Des  chaumes  d'Arcadie ,  où  le  chœur  des  cigales 
Mêle  aux  cent  voix  de  Pan  ses  voix  toujours  égales , 
Des  pieds  bleus  de  l'Olympe  à  la  blanche  Délos , 
Où  le  roseau  préside  à  la  danse  des  flots , 
Cent  peuples  enivrés  du  chant  de  la  Chimère , 
En  cadence  emportés  par  tout  bruit  éphémère. 
De  pensers  en  pensers,  de  sommets  en  sommets, 
La  convoitent  partout  sans  l'étreindre  jamais. 


Alors,  le  sein  baigné  des  longs  pleurs  de  sa  grotte , 

Seule  avec  l'aquilon  la  Sirène  sanglotte; 

Et  le  puits  de  l'abîme  entend  son  chant  d'adieu  : 


Pourquoi  chanter  encor  quand  tout  fuit  et  tout  passe? 
Nul  chanteur  ne  m'attend  jamais  en  aucun  lieu. 
Une  ombre,  quelquefois,  qui  s'assied  sur  ma  trace, 
Me  répond;  je  fais  signe.  Elle  approche.  J'embrasse 
Le  froid  tombeau  d'un  demi-dieu. 


La  perle  orne  la  perle;  et,  tous  deux  nés  ensemble, 
La  nymphe  a,  dans  les  bois,  le  faune  pour  amant. 
Mais,  dans  l'immensité,  quel  être  me  ressemble? 
Partout  un  froid  démon  autour  de  moi  rassemble 
Les  monstres  de  l'isolement. 


Écume  soulevée  au  souffle  d'une  femme, 

65. 


1028  BEVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Grands  dieux  qui  m'écoutez,  à  genoux,  sur  l'autel, 
Fantômes  d'un  moment  qui  vivez  de  mon  ame, 
Dites,  avez-vous  vu,  sur  un  vaisseau  sans  rame, 
Passer  mon  amant  éternel? 


Peut-être  viendra-t-il ,  ce  soir,  là ,  sur  la  plage; 
Mais  toujours,  même  unis,  l'abîme  est  entre  nous. 
Sans  hymne,  sans  flambeau,  dans  une  nuit  d'orage, 
D'un  astre  pâle  et  froid  mes  noces  sont  l'ouvrage, 
Le  vide  abîme  est  mon  époux. 


Lentement,  dans  le  gouffre  où  surnage  l'étoile, 
La  Sirène  descend;  lentement,  sous  son  voile. 
Son  cœur,  en  palpitant,  fait  palpiter  le  flot. 
Au  loin,  le  golfe  ému  berce  le  matelot. 
Mais  la  voix  pour  toujours  se  tait  autour  des  îles. 
Sans  l'hymne,  les  sillons  jaunissent  infertiles. 
Tout  reposait  sur  l'hymne,  et  tout  meurt  avec  lui. 
Temple,  autel  chancelant  sous  l'immortel  ennui. 
Sur  son  rhythme  brisé  tout  un  monde  s'écroule; 
De  son  vase  qui  fuit,  l'éternité  s'écoule; 
L'eau  sainte  avec  le  chant  décroît  dans  Ilyssus; 
Et  le  concert  flni ,  les  dipux  ne  trouvent  plus 
Que  temples  prosternés,  le  front  sous  la  poussière, 
Klephtes ,  pachas ,  Delhis ,  à  travers  la  bruyère , 
Et  près  d'un  scorpion  rampant  dans  un  tombeau, 
Le  roseau  d'Eurotas  qui  siflle  au  bord  de  l'eau. 


Edgar  Quinet. 


CHRONIQUE  DE  LA  QUINZAINE. 


14  décembre  18i3. 


L'Espagne  a  ranimé  les  espérances  des  hommes  d'agitation  et  de  désordre, 
et  frustré  encore  une  fois  l'attente  des  amis  d'une  liberté  régulière  et  pro- 
gressive. Le  fait  le  plus  singulier,  le  plus  bizarre,  le  plus  incroyable,  est 
venu  tout  à  coup  briser  l'accord  des  partis  constitutionnels ,  et  donner  le 
signal  d'une  lutte  nouvelle.  Toutes  les  combinaisons  de  la  sagesse  politique 
ont  été  dérangées ,  et  l'homme  qui  paraissait  appelé  à  réaliser  enfin  en  Es- 
pagne les  bienfaits  du  gouvernement  représentatif  en  est  réduit  à  se  justifier, 
de  quoi?  d'un  fait  à  la  fois  énorme  et  ridicule. 

A  Dieu  ne  plaise  que  nous  élevions  la  voix  contre  M.  Olozaga  menacé 
d'accusation.  Que  ses  juges,  si  l'accusation  est  admise,  l'acquittent  ou  le 
condamnent,  nous  accepterons  leur  verdict  avec  le  respect  qui  est  dû  à  la 
chose  jugée.  Est-il  moins  vrai,  dans  toutes  les  hypothèses,  que  M.  Olozaga 
soit  innocent  ou  coupable,  que  la  marche  des  affaires  politiques,  que  le  dé- 
veloppement régulier  du  gouvernement  constitutionnel ,  ont  été  arrêtés  en 
Espagne  par  un  expédient  de  mélodrame?  car  c'en  est  un  que  de  forcer  la 
main  d'une  reine  à  signer  un  décret;  c'en  est  un  aussi  que  de  perdre  un  mi- 
nistre en  lui  imputant  faussement  une  semblable  violence.  Nous  ne  voulons 
pas  prononcer  entre  M.  Olozaga  et  M"*  de  Santa-Cruz;  mais,  certes,  l'un 
des  deux  peut  se  vanter  d'avoir  ajouté  un  imbroglio  des  plus  inattendus  aux 
imbroglio  du  théâtre  espagnol. 

Laissons  ce  qui  pourrait  être  matière  d'accusation.  Il  reste  un  acte  poli- 


1030  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

tique  dont  M.  Olozaga  se  reconnaît  l'auteur,  et  dont  il  est  permis  de  parler 
sans  manquer  aux  égards  dus  à  un  accusé.         , 

D'une  manière  ou  d'une  autre,  sans  délibération  du  conseil  des  ministres, 
à  l'insu  de  ses  collègues ,  il  avait  obtenu  de  la  reine  la  signature  d'un  décret 
de  dissolution,  d'un  décret  sans  date,  d'un  décret  qu'il  voulait  garder  dans 
sa  poche  comme  un  en-cas.  Qu'on  éloigne  de  ce  fait  toute  idée  de  crime,  nous 
le  voulons  bien;  qu'on  nous  dise  que  la  religion  de  la  reine  a  été  surprise, 
qu'à  treize  ans  on  ne  se  tient  pas  suffisamment  en  garde  contre  de  perfides 
serviteurs,  que  M.  Olozaga  a  été  victime  d'une  intrigue  infernale,  qu'il  est 
facile  à  des  courtisans  de  donner  aux  vives  instances  d'un  ministre  la  couleur 
d'une  violence  criminelle,  encore  une  fois,  nous  pouvons  tout  concevoir,  et 
nous  ne  voulons  aujourd'hui  rien  exclure,  rien  admettre;  mais  ce  que  nous 
disons  sans  hésiter,  c'est  qu'en  prenant  tout  au  mieux ,  M.  Olozaga  a  commis 
une  faute  politique  qui  devait  nécessairement  briser  le  cabinet  qu'il  venait  de 
former  et  tout  remettre  en  question. 

Comment  imaginer  de  dissoudre  brusquement  une  assemblée  qui  est  en 
ce  moment  la  force  et  l'espoir  de  l'Espagne?  Comment  rendre  à  un  pays  où 
les  flammes  de  la  guerre  civile  sont  à  peine  éteintes  toutes  les  chances  et  tous 
les  périls  d'une  élection  générale?  M.  Olozaga  voulait-il  ne  pas  se  servir  du 
décret?  c'était  une  faute  que  de  le  demander.  Voulait-il  s'en  servir?  la  faute 
n'était  que  plus  grave. 

La  dissolution  de  la  chambre  n'est  pas  une  résolution  qu'un  ministre,  quel 
qu'il  soit,  fût-il  le  président  du  conseil,  puisse  prendre  tout  seul.  Elle  doit 
être  un  fait  collectif,  un  acte  du  cabinet.  En  obtenant  le  décret  de  dissolu- 
tion sans  consulter  ses  collègues,  M.  Olozaga  brisait  le  ministère,  car,  à 
moins  de  supposer  que  ses  collègues  ne  fussent  des  hommes  sans  aucune 
dignité,  sans  le  moindre  respect  d'eux-mêmes,  il  est  certain  qu'ils  devaient 
se  séparer  de  lui  dès  qu'ils  auraient  appris  qu'une  mesure  de  cette  importance 
avait  été  résolue  sans  leur  concours. 

Enfin  il  n'est  pas  moins  vrai  qu'il  est  contraire  à  tous  les  principes  de  se 
faire  livrer  par  la  couronne  des  décrets  éventuels,  des  en-cas.  La  dissolution 
de  la  chambre  est  une  résolution  des  plus  graves;  nécessaire  dans  certains 
cas,  à  un  jour  donné,  elle  pourrait  être  funeste  un  autre  jour,  dans  d'autres 
circonstances.  Quel  est  le  droit  de  la  couronne  ?  C'est  de  pouvoir  librement 
apprécier  ces  circonstances ,  c'est  de  pouvoir  opter  entre  le  ministère  et  la 
chambre,  entre  un  appel  au  pays  et  le  renvoi  des  ministres.  En  livrant 
d'avance  un  décret  de  dissolution,  la  couronne  abdiquerait  une  de  ses  préro- 
gatives les  plus  essentielles,  ou  bien  elle  se  placerait  dans  la  nécessité  de  re- 
prendre le  jour  suivant,  par  une  sorte  de  subterfuge,  ce  qu'elle  avait  impru- 
demment livré.  Ce  serait  manquer  à  la  fois  de  sagesse  et  de  dignité. 

Quoi  qu'il  en  soit,  la  paix  n'existe  plus  en  Espagne  entre  les  progressistes 
et  les  modérés.  C'est  là  le  fait  grave,  le  déplorable  résultat  de  ces  étranges 
incidens.  Il  est  sans  doute  difficile,  au  milieu  des  violentes  récriminations 


REVUE.  —  CHRONIQUE.  1031 

des  partis,  de  faire  la  juste  part  de  chacun.  Si  M.  Olozaga  a  été  la  cause  im- 
médiate, l'auteur  direct  de  la  rupture,  il  n'est  pas  moins  évident  pour  nous 
que  de  son  côté  le  parti  modéré  montrait  de  l'humeur  et  laissait  déjà  percer 
son  mécontentement.  Peu  satisfaits  du  lot  qui  leur  était  échu  dans  la  distri- 
bution des  pouvoirs,  ayant  dans  leurs  forces  une  confiance  excessive  peut- 
être,  les  modérés  s'essayaient  à  la  lutte  et  préparaient  dans  le  parlement  la 
défaite  du  ministère.  De  là  la  nomination  du  président  de  la  chambre  des 
députés.  De  là  aussi  les  alarmes  et  l'irritation  de  M.  Olozaga,  qui,  en  homme 
d'imagination  plutôt  que  de  sens,  a  cru  que  dès  ce  moment  tout  était  perdu 
pour  lui  et  pour  son  parti,  et  qu'il  fallait  se  mettre  en  mesure  de  répondre  à 
la  première  attaque  par  une  sorte  de  coup  d'état.  Tout  a  marché  dans  sa  tête 
beaucoup  plus  vite  que  cela  n'aurait  marché  dans  la  réalité.  Il  a  cru  être  à 
la  veille  d'une  bataille,  tandis  que  l'ennemi  commençait  seulement  à  orga- 
niser son  armée.  S'il  lui  eût  été  donné  de  rester  à  la  fois  calme  et  résolu  , 
actif  et  modéré,  il  aurait  pu  éloigner  la  crise,  la  prévenir  peut-être.  Le  mé- 
contentement des  modérés,  il  fallait  s'appliquer  à  l'apaiser,  sans  avoir  l'air 
de  le  remarquer;  leurs  intrigues,  il  importait  de  les  connaître  sans  les  pro- 
clamer; leur  président,  on  devait  l'accepter  de  bonne  grâce,  et  c'était,  disons- 
le,  un  enfantillage  que  de  s'élever  contre  ce  choix  dans  un  système  de  coa- 
lition :  il  fallait ,  ce  nous  semble,  dire  tout  haut  que  quel  que  fût  le  président 
nommé,  s'il  n'était  ni  carliste  ni  républicain ,  il  était  des  amis  du  cabinet. 

Bref  il  fallait  contraindre  les  modérés  à  prendre,  s'ils  l'osaient,  l'initiative 
et  la  responsabilité  de  la  rupture.  Ils  y  auraient  pensé  à  deux  fois.  En  atten- 
dant, le  cabinet  aurait  invité  vivement  les  chambres  à  s'occuper  de  mesures 
importantes,  à  discuter  ces  grandes  lois  d'organisation  et  de  réforme  qui  sont 
si  nécessaires  à  l'Espagne;  il  aurait  ainsi  gagné  du  terrain  dans  l'opinion 
publique  et  embarrassé  de  plus  en  plus  ses  adversaires. 

Enfin  il  fallait,  sans  perdre  une  minute,  conclure  le  mariage  de  la  reine. 
Tout  délai  à  cet  égard  est  une  faute  politique  des  plus  graves,  une  faute  pour 
le  pays,  une  faute  pour  le  cabinet.  Le  ministère  Lopez  avait  accompli  sa  mis- 
sion en  faisant  proclamer  la  majorité  d'Isabelle;  le  ministère  Olozaga  devait 
accomplir  la  sienne  en  donnant  à  la  reine  un  mari ,  et  au  pays  des  lois  orga- 
niques et  un  gouvernement  régulier.  C'est  là  ce  que  l'Espagne  et  l'Europe 
attendaient;  c'est  là  ce  dont  les  adversaires  de  M.  Olozaga  auraient  été 
désolés.  Ils  ne  voulaient  pas  que  le  prince  appelé  à  partager  les  destinées 
d'Isabelle  pût  se  croire  en  quelque  sorte  l'obligé  des  progressistes.  M.  Olo- 
zaga a  oublié  que  souvent  il  n'y  a  pas  de  règle  plus  sûre  en  politique  que  de 
faire  ce  que  redoutent  vos  adversaires  et  ce  qui  leur  déplaît  le  plus.  L'inimitié 
est  clairvoyante,  et  ses  instincts  se  trompent  rarement.  Aussi,  c'est  un  excel- 
lent conseiller  qu'un  ennemi,  si  on  sait  le  comprendre. 

Au  lieu  de  suivre  la  marche  que  tout  semblait  lui  prescrire,  M.  Olozaga, 
par  un  singulier  mélange  d'emportement  et  de  finesse,  a  tout  embrouillé  et 
tout  précipité.  La  guerre  a  recommencé  entre  les  progressistes  et  les  mode- 


1032  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

rés,  et  il  est  difficile  de  penser  que  la  paix  puisse  être  promptement  rétablie 
entre  les  deux  partis.  Si  M.  Olozaga  était  mis  en  accusation,  la  lutte  n'en  de- 
viendrait que  plus  acharnée  et  plus  violente.  Les  progressistes  se  regarde- 
raient comme  poursuivis  dans  la  personne  de  l'ex-ministre;  il  y  aurait  guerre 
à  mort,  et  nul  ne  peut  dire  quelles  en  seraient  les  conséquences. 

On  concevait  à  la  rigueur  qu'une  jeune  princesse  pût  exercer,  sans  incon- 
vénient les  hautes  prérogatives  de  la  royauté ,  lorsque  son  gouvernement 
reposait  sur  un  vaste  système  de  coalition,  lorsque  la  lutte  des  partis  se 
trouvait  suspendue,  et  que  le  pouvoir  n'était  plus  au  milieu  de  l'arène  comme 
une  proie  qui  excite  au  combat.  Mais  aujourd'hui  les  partis  sont  de  nouveau 
aux  prises;  les  chambres  seront  des  foyers  d'agitation,  la  cour  un  foyer  d'in- 
trigues. Ajoutez  que  les  forces  des  partis  rivaux  sont  trop  balancées  pour 
que  l'un  se  résigne  au  rôle  de  vaincu ,  et  que  l'autre  puisse  effectivement 
prendre  possession  du  pays.  Si  la  coalition  ne  se  reforme  pas,  si  la  perspec- 
tive des  maux  dont  l'Espagne  est  de  nouveau  menacée  n'arrête  pas  les  partis 
sur  le  bord  du  précipice,  la  reine  peut  se  trouver  tous  les  jours  au  milieu 
des  situations  politiques  les  plus  graves  et  les  plus  compliquées,  obligée  à 
chaque  instant  de  prendre  des  résolutions  qui  exigeraient  toute  la  sagacité, 
toute  l'expérience,  toute  la  fermeté  d'un  homme  d'état  consommé.  Ministres, 
hommes  influens  des  deux  chambres,  généraux,  diplomates,  courtisans, 
dames  de  la  cour,  tout  nous  semble  déjà  s'agiter  autour  du  trône,  et  on  ne 
sait  que  trop  ce  que  la  royauté  peut  courir  de  dangers  dans  cette  mêlée  de 
conseils,  d'avis,  d'insinuations,  d'alarmes,  de  vaines  terreurs,  de  mensonges, 
d'absurdités  de  toute  espèce.    - 

Redisons-le  :  la  reine  Isabelle  ne  peut  rester  ainsi  sans  appui  et  sans  con- 
seil. La  monarchie  et  la  dynastie  s'en  trouveraient  également  compromises. 
Les  factions  subversives  sont  toujours  aux  aguets.  Ici  elles  attendent  avec 
impatience  les  jours  de  deuil,  là  les  erreurs  de  l'inexpérience  et  de  la  jeu- 
nesse. Que  les  Espagnols  s'empressent  de  rendre  vaines  ces  coupables  espé- 
rances; qu'Isabelle  trouve  un  appui  moral  dans  un  prince  digne  du  trône, 
dans  un  prince  qui ,  sans  prendre  part  au  gouvernement  du  pays  ,  garantira 
la  reine  des  pièges  où  son  inexpérience  pourrait  l'entraîner.  Le  choix  est 
renfermé  dans  des  limites  assez  étroites,  par  cela  seul  que  l'Espagne  est  hau- 
tement intéressée  à  ne  pas  accepter  un  prince  qui  ne  pourrait  en  quelque 
sorte  se  présenter  que  comme  le  chef  d'un  parti,  un  prince  qui,  au  lieu  de 
clore  la  révolution,' ne  ferait  que  la  recommencer  pour  son  compte,  qui,  au 
lieu  d'apporter  à  la  reine  conseil  et  appui,  ne  ferait  que  l'entourer  d'em- 
barras et  de  périls.  C'est  ainsi  que  les  Espagnols  ne  peuvent  songer  ni  à  un 
fils  de  don  Carlos  ni  à  unCobourg.  L'un  serait  la  contre-révolution  incarnée, 
l'autre  serait,  à  tort  ou  à  raison,  regardé  comme  le  représentant  d'Espartero 
Les  Espagnols  peuvent  perpétuer  leur  dynastie  sans  placer  sur  le  trône  l'homme 
de  la  contre-révolution.  Il  ne  manque  pas  de  descendans  de  Philippe  V  à  Na- 
ples,  à  Lucques,  à  Madrid.  C'est  à  l'Espagne  qu'il  appartient  de  choisir. 


REVUE.  —  CHRONIQUE.  1033 

La  révolution  grecque  a  pris  le  bon  parti  :  elle  ne  fait  pas  parler  d'elle. 
Jusqu'ici,  du  moins,  tout  se  passe  paisiblement,  et  les  Grecs  paraissent  avoir 
entrepris  l'œuvre  de  leur  constitution  en  hommes  graves  et  sérieux.  11  est 
juste  d'ajouter  que  le  roi  Othon  n'a  rien  fait  qui  puisse  alarmer  le  pays.  11 
persiste  à  se  montrer  prêt  à  accepter  toute  constitution  qui  conciliera  dans 
une  juste  mesure  les  libertés  publiques  avec  les  prérogatives  de  la  couronne. 

Les  troubles  des  légations  semblent  définitivement  apaisés.  On  attend 
sous  peu  l'arrêt  de  la  commission  chargée  de  juger  les  hommes  qui  ont  pris 
part  à  l'insurrection.  Tout  commande  au  gouvernement  pontifical  une  ex- 
trême indulgence.  Il  ne  peut  pas  ne  pas  reconnaître  ce  qui  est  notoire  en 
Europe  :  les  désordres  sont  dus  presque  exclusivement  aux  vices  et  aux  abus 
de  l'administration  locale.  Ces  vices,  ces  abus,  ont  disparu  dans  les  autres 
états  d'Italie,  et  tous  ces  pays  sont  parfaitement  tranquilles;  ce  qu'on  avait 
dit  du  Piémont  n'était  qu'une  fable  grossière.  Il  n'y  a  pas  eu  dans  les  états 
sardes  l'ombre  même  d'agitation  politique.  Ce  serait  trop  pour  le  gouverne- 
ment pontifical  que  de  s'obstiner  à  ne  pas  réformer  l'administration  locale  et 
de  punir  cruellement  les  désordres  dont  elle  est  la  cause  principale.  Au  sur- 
plus, il  faut  le  répéter,  c'est  là  un  point  qui  intéresse  également  tous  les 
gouvernemens  de  la  péninsule,  et  on  peut  dire  tous  les  gouvernemens  de 
l'Europe,  car  lltalie  ne  serait  pas  profondément  agitée  sans  que  la  paix  géné- 
rale s'en  trouvât  plus  ou  moins  compromise.  Il  faut  sans  doute  respecter 
l'indépendance  de  chaque  état  :  quelles  qu'en  soient  l'étendue  et  les  forces,  le 
droit  est  le  même  pour  tous;  mais  il  est  une  influence  morale,  amicale,  qui 
n'est  nullement  interdite  entre  voisins.  Lorsque  notre  maison  peut  en  être 
incendiée,  il  est  certes  permis  de  prier  le  voisin  de  mieux  régler  les  feux  de 
la  sienne.  Les  gouvernemens  des  grands  états  n'épargnent  pas  aux  gouverne- 
mens des  états  de  se<?ond  et  de  troisième  ordre  les  insinuations,  les  avis,  les 
conseils,  disons  même  les  conseils  les  plus  pressans,  les  plus  influens,  ces 
conseils  qui,  à  la  forme  près,  ressemblent  fort  à  des  injonctions,  lorsqu'il 
s'agit  de  prévenir  un  trouble  ou  de  réprimer  une  insurrection.  On  ne  dit  pas 
alors  que  ces  démarches  portent  atteinte  à  l'indépendance  des  états.  Pour- 
quoi tant  de  déircatesse  et  de  retenue  lorsqu'il  importe  de  faire  cesser  d'au- 
tres désordres  qui  donnent  ensuite  naissance  aux  insurrections  ?  Pourquoi 
tant  de  colère  et  de  sévérité  pour  les  effets,  et  tant  d'indulgence  et  de  respect 
pour  les  causes  ? 

Les  affaires  d'Irlande  en  sont  toujours  au  même  point.  Après  ces  petits 
débats  judiciaires,  ces  questions  de  procédure  qui  nous  ont  fait  tout  à  coup 
assister  à  une  représentation  des  Plaideurs,  lorsque  nous  pensions  être  con- 
viés aux  solennelles  grandeurs  et  aux  profondes  émotions  de  la  scène  tra- 
gique, nous  assistons  maintenant  à  une  querelle  que  nous  sommes  hors  d'état 
de  juger,  à  un  débat  qui  est  également  sans  grandeur  et  sans  dignité.  Est-il 
vrai  que  le  gouvernement  anglais  ait  cherché  à  pactiser  avec  O'Connell  pour  le 
déterminer  à  renoncer  à  l'agitation?  Que  penser  des  déclarations  d'O'Connell 


1035p  revue  des  deux  mondes. 

et  du  violent  démenti  que  lui  donnent  les  journaux  ministériels  de  Londres? 
La  question  irlandaise  ne  peut  que  se  traîner  jusqu'à  la  rentrée  du  parlement. 
C'est  dans  la  chambre  des  communes  qu'elle  se  déroulera  tout  entière;  c'est 
là  que  la  vérité  jaillira  sans  doute  du  choc  de  la  discussion,  c'est  là  aussi  que 
les  agitateurs  et  le  gouvernement  devront  à  la  fin  nous  laisser  connaître  s'ils 
sont  disposés  à  mettre  un  terme  à  cette  lutte  déplorable  par  une  transaction 
sérieuse  et  loyale,  ou  s'ils  préfèrent  courir  les  chances  d'un  combat  décisif. 

L'approche  de  la  session  n'a  point  encore  altéré  à  l'intérieur  le  calme  pro- 
fond des  esprits.  L'opposition  n'a  pas  encore  poussé  le  cri  de  guerre  et 
donné  le  mot  d'alarme.  Il  serait  sans  doute  ridicule  d'imaginer  qu'il  n'y 
aura  pas  de  combats,  de  grandes  journées;  mais  le  défi  n'est  pas  encore  porté, 
le  terrain  n'est  pas  encore  choisi.  Les  habiles  disent  que  c'est  là  pour  l'oppo- 
sition une  tactique  convenue,  une  tactique  qui,  en  effet,  ne  manquerait  pas 
de  prudence.  Au  lieu  d'user  et  peut-être  d'éparpiller  ses  forces  dans  des  escar- 
mouches préalables,  l'opposition  fera  bien  d'attendre  l'initiative  du  pouvoir. 
Elle  espère  voir  ainsi  toutes  ses  forces  se  rallier  sur  le  même  point  et  avoir 
meilleur  marché  d'un  ennemi  qui  ne  pourra  pas  espérer  de  diversion  ni  éva- 
luer au  juste  les  forces  de  l'armée  qu'il  aura  à  combattre.  Le  gouvernement, 
de  son  côté,  garde  un  profond  silence  sur  ses  projets.  Il  semble  même  que, 
depuis  quelques  jours,  ce  silence  s'applique  aux  matières  dont  on  parlait 
quelque  peu  auparavant.  Bref,  ce  n'est,  à  ce  qu'il  paraît,  que  par  le  discours 
de  la  couronne  qu'on  pourra  chercher  à  prévoir  si  la  session  sera  une  session 
politique  ou  une  session  d'affaires,  si  elle  présentera  quelque  grand  débat, 
quelque  débat  extraordinaire,  ou  si  elle  se  renfermera  dans  le  cercle  mo- 
deste de  quelques  chemins  de  fer  et  du  budget. 

Sans  doute,  les  chambres  se  trouveront  nanties  d'une  grave  et  importante 
question  par  la  présentation  du  projet  de  loi  sur  l'instruction  secondaire.  Sans 
doute  encore,  les  efforts  n'ont  pas  manqué  jusqu'ici  pour  envenimer  cette 
question  et  pour  la  livrer  aux  passions  politiques,  en  représentant  l'ensei- 
gnement officiel  sous  les  couleurs  les  plus  fausses  et  les  plus  odieuses.  Nous 
ne  sommes  pas  moins  convaincus  de  l'inutilité  de  ces  efforts.  La  question 
retrouvera  au  sein  des  chambres  toute  la  gravité,  toute  la  dignité  qu'elle 
doit  avoir.  Les  exagérations  disparaîtront  à  la  lumière  d'une  discussion  sé- 
rieuse et  solennelle.  Le  débat  se  maintiendra  à  la  hauteur  où  doit  le  placer 
M.  Villemain  en  présentant  le  projet  de  loi.  11  importe  de  rétablir  dans  toute 
leur  pureté,  dans  toute  leur  force,  les  principes  et  les  faits,  les  principes, 
qu'on  se  plaît  à  mettre  en  oubli,  les  faits,  qu'on  a  étrangement  dénaturés. 
L'exposé  des  motifs,  en  posant  des  bases  inattaquables,  donnera  à  la  question 
une  direction  régulière;  c'est  ainsi  que  le  débat  sera  à  la  fois  simple  et  efficace. 

On  annonce  que  plus  d'une  compagnie  se  présente  pour  concourir  à  l'achè- 
vement et  à  l'exploitation  des  diverses  lignes  de  chemins  de  fer  qui  sont  en 
voie  d'exécution.  M.  le  ministre  des  travaux  publics,  qui  a  profité  de  l'inter- 
valle des  sessions  pour  activer  les  travaux,  pour  compléter  les  études,  pour 


REVUE.  —  CHRONIQUE.  1035 

mettre  toutes  les  questions  pendantes  en  état  de  recevoir  leur  solution,  sai- 
sira sans  doute  les  chambres  de  plusieurs  pnjets  de  loi  d'une  grande  im- 
portance pour  la  prospérité  du  pays;  mais  en  cette  matière,  le  débat  restera 
difficilement  dans  les  limites  de  Timpartialité  et  de  la  modération.  Les  inté- 
rêts individuels  y  apporteront  toute  leur  ténacité,  toute  leur  àpreté;  on 
pourrait  même  aller  jusqu'à  craindre  qu'ils  n'élèvent  des  résistances  invin- 
cibles, et  qu'ils  ne  rendent  vains  les  efforts  de  l'administration.  Le  débat 
s'établira  d'un  coté  entre  Troyes  et  Sens,  entre  Dijon  et  Chalons,  de  l'autre 
entre  Boulogne  et  Calais.  Nous  n'avons  qu'un  vœu  à  émettre,  c'est  que  l'exé- 
cution de  la  loi  ne  se  trouve  pas  arrêtée,  c'est  que  les  capitaux  déjà  employés 
ne  restent  pas  trop  long-temps  improductifs.  Ce  que  le  pays  perd  par  les 
retards  apportés  à  l'achèvement  des  grands  travaux,  chemins  de  fer  ou  autres, 
est  incalculable.  Il  n'y  a  pas  de  particulier  qui  ne  se  crût  en  état  d'être  in- 
terdit, s'il  dépensait  des  sommes  énormes  pour  les  laisser  dormir  pendant 
de  longues  années  sans  le  moindre  profit.  Malheureusement,  en  fait  de  tra- 
vaux publics,  ce  qui  est  déjà  dépensé  est  en  quelque  sorte  oublié;  on  dirait 
que  les  législateurs,  de  même  que  la  loi,  non  habent  oculos  rétro:  déplo- 
rable système  en  matière  de  finances,  car  il  faut  se  demander  surtout  ce  que 
les  capitaux  qui  dorment  auraient  rapporté,  ce  qu'ils  auraient  vivifié  d'entre- 
prises et  de  travail,  si  on  leur  avait  imprimé  un  mouvement  plus  rapide. 
Peut-être  serait-ce  là  une  considération  de  quelque  efficacité  sur  ces  esprits 
moroses  et  chagrins  qui  s'obstinent,  pour  une  économie  de  quelques  écus,  à 
retarder  des  travaux  importans  et  paralysent  des  capitaux  énormes  déjà  dé- 
pensés. 

Les  nouvelles  d'Afrique  sont  des  plus  favorables.  Nos  généraux  déploient 
tous  une  rare  énergie,  et  sont  admirablement  secondés  par  nos  troupes.  11 
est  certain  que  dans  ce  moment  la  puissance  d'Abd  el-Kader  n'est  plus  qu'une 
ombre.  Ses  troupes  régulières  sont  défaites,  ses  alliés  l'abandonnent;  il  est 
aujourd'hui  plutôt  un  chef  de  bande  qu'un  général  d'armée.  On  ne  peut 
certes  avoir  que  des  éloges  pour  notre  administration  militaire  de  l'Algérie  : 
elle  a  été  aussi  habile  qu'énergique. 

L'armée  et  ses  chefs  ont  conquis  de  nouveaux  titres  à  la  reconnaissance 
du  pays.  Est-ce  à  dire  que  cette  lutte  touche  décidément  à  son  terme?  Qui 
pourrait  l'affirmer?  L'esprit  de  ces  tribus  est  si  mobile,  et  nous  sommes 
si  peu  en  état  d'apprécier  au  juste  les  influences  qui  les  dominent,  qu'on  peut 
craindre  à  chaque  instant  de  voir  la  guerre  se  renouveler.  La  puissance  de 
nos  armes  est  sans  contredit  fortement  établie  dans  l'opinion  des  tribus  afri- 
caines. Tout  ce  que  la  crainte  peut  obtenir  nous  est  acquis.  La  question  est 
de  savoir  s'il  faut  désespérer  de  tout  autre  moyen  d'influence,  s'il  est  pos- 
sible de  fonder  entre  ces  peuples  et  nous,  malgré  les  différences  de  langue, 
de  religion,  de  mœurs,  d'habitudes,  des  relations  plus  intimes,  des  rapports 
plus  solides,  plus  durables  que  ceux  qui  ne  reposent  que  sur  la  force  du  vain- 
queur et  sur  la  crainte  qu'il  inspire.  Si  cela  était  impossible,  notre  conquête 


1036  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

serait  à  tout  jamais  bien  coûteuse ,  car  les  moyens  de  faire  face  au  danger 
devraient  être  alors  permanens  comme  le  danger  lui-même. 

Au  surplus,  cette  impossibilité  de  rapports  plus  sincères  et  plus  intimes 
entre  nous  et  les  Arabes  ne,  nous  paraît  plus  démontrée.  Quelque  énormes 
que  paraissent  les  difficultés  à  vaincre,  quelque  long  que  puisse  être  le  temps 
nécessaire  pour  les  surmonter,  il  est  évident  pour  nous  qu'une  administra- 
tion habile  et  éclairée  doit  trouver  plus  d'un  point  de  contact  entre  les  inté- 
rêts arabes  et  les  intérêts  français.  C'est  là  le  joint  qu'il  faut  étudier  et  qu'il 
serait  ensuite  facile  de  consolider,  si  nous  apportions  de  la  sagacité  dans 
nos  recherches  et  une  inébranlable  persévérance  dans  l'application  des  me- 
sures opportunes.  Par  la  conquête,  on  acquiert;  on  ne  consolide  que  par  les 
institutions  et  les  lois.  La  guerre  a  fait  son  œuvre;  la  législation,  ce  nous 
semble,  n'a  pas  encore  commencé  la  sienne.  Faudra-t-il  donc  ne  posséder  l'A- 
frique que  pour  y  guerroyer  éternellement.?  Cette  vaste  conquête  ne  doit-elle 
être  qu'un  camp  d'exercices  pour  nos  troupes?  Si ,  comme  nous  le  pensons, 
c'est  là  une  terre  décidément  française,  notre  plus  belle  colonie,  qu'on  nous 
dise  donc  une  fois  quel  en  est  le  système,  l'organisation.  Treize  années  de 
provisoire,  c'est  assez.  Que  sont  devenues  les  études  que  le  gouvernement 
avait  faites.?  que  sont  devenus  les  travaux  de  ses  commissions?  M.  le  ministre 
de  la  guerre  a  là  une  grande  et  noble  tache  à  remplir.  Nous  comptons  sur 
son  activité,  sur  son  énergie;  il  a  l'habitude  des  grandes  choses.  Il  ne  quit- 
tera pas  les  affaires  sans  nous  en  donner  une  nouvelle  preuve. 


Ce  que  Vico  disait  de  la  vie  des  empires,  on  peut  le  dire  également  des 
fortunes  littéraires  :  là  aussi  il  y  a  des  ricorsi,  là  aussi  se  retrouve  ce  grand 
mouvement  de  va-et-vient  qui  est  toute  l'histoire  des  choses  humaines.  Il  y 
a  des  noms  pourtant  qui  sont  de  force  à  résister  à  tous  les  caprices  de  l'opi- 
nion ,  aux  engouemens  fantasques  comme  aux  boutades  dégoûtées  de  cer- 
tains siècles  et  de  certains  esprits.  Heureusement  aux  grandes  intelligences 
qui  ont  servi  par  leur  œuvre  la  cause  de  la  civilisation,  une  sorte  de  sphère 
sereine  est  réservée ,  asile  immortel  et  inaccessible  où  rien  ne  saurait  les 
atteindre.  Ainsi,  quelque  jugement  suprême  qu'on  porte  sur  la  vie  et  les  tra- 
vaux de  Bacon,  on  ne  saurait  disconvenir  que  le  nom  de  l'illustre  chancelier 
est  de  ceux  qui  seraient  sûrs  de  compter  encore  en  histoire  politique,  quand 
bien  même  il  leur  serait  refusé  décompter  en  histoire  littéraire.  On  n'exerce 
une  grande  et  décisive  influence  sur  le  mouvement  des  esprits,  on  ne  donne 
le  branle  et  le  signal  à  tout  un  siècle,  on  n'est  le  premier  en  date  sur  la  liste 
des  novateurs  d'un  âge  révolutionnaire  qu'à  la  condition  d'être  une  vaste  in- 
telligence, un  original  et  puissant  génie.  Les  bouillantes  colères  de  Joseph 
de  Maistre  n'y  feront  rien,  et  nous  soupçonnons  même  que  l'éloquent  pam- 
phlétaire n'aurait  pas  déployé  tant  d'efforts,  n'aurait  pas  mis  ainsi  en  jeu 


REVUE.  —  CHRONIQUE.  1037 

toute  sa  verve  et  toutes  ses  ressources,  s'il  n'avait  pas  senti  lui-même  qu'il 
s'attaquait  à  forte  partie.  Bacon  a  sa  place  marquée  avant  Descartes  dans  l'his- 
toire de  la  pensée  humaine  :  le  monde  nouveau  est  en  fermentation  dans  ses 
livres,  et  c'est  à  ce  titre  surtout  qu'il  nous  intéresse  et  que  nous  l'aimons.  Oui, 
il  est  de  ceux  dont  les  ouvrages  sont  demeurés  élémentaires.  Le  Nouvel  OT' 
ganum  a  sa  place  marquée  à  jamais  tout  à  coté  du  Discours  de  la  Méthode. 
Jusqu'ici  on  n'avait,  du  régénérateur  de  la  philosophie,  que  des  traductions 
lourdes,  inexactes,  très  souvent  fautives.  Dans  le  choix  judicieux  qu'il  vient 
de  donner  des  œuvres  de  Bacon  (1),  M.  F.  Riaux,  au  contraire,  a  suivi  pas 
à  pas  le  texte  sévèrement  établi  par  M.  Boùillet  dans  son  édition  originale. 
En  bien  des  endroits,  INI.  Riaux  a  rétabli  le  vrai  sens,  trop  souvent  altéré;  à 
chaque  ligne,  il  a  substitué  la  pensée  véritable  et  nue  de  l'auteur  aux  équiva- 
lens  vagues  dont  s'étaient  contentés  les  précédens  interprètes.  Ce  travail , 
poursuivi  dans  ses  détails  avec  sagacité  et  conscience,  servira  la  vraie  cause 
philosophique,  et  fera  honneur  à  celui  qui  l'a  menée  à  bout  avec  cette  pas- 
sion de  la  science  et  du  sujet  qui  seule  fait  les  bons  travaux.  L'introduction 
approfondie  que  M.  Riaux  a  mise  en  tête  de  son  édition  est  un  morceau 
étendu  et  remarquable,  qui  résume  les  jugemens  portés  sur  Bacon  depuis 
deux  siècles,  et  qui  maintient  avec  fermeté  à  l'auteur  du  Nouvel  Organum 
sa  place  légitime  et  glorieuse  dans  l'histoire  des  révolutions  philosophiques. 

—  Parmi  les  travaux  récens  qui  méritent  d'être  signalés  aux  amis  des 
études  archéologiques,  il  faut  placer  la  traduction  française,  avec  le  texte 
latin  en  regard,  de  l'ouvrage  du  moine  Théophile,  intitulé  :  Essai  sur  divers 
arts  (2).  Cette  traduction  est  due  à  M.  le  comte  de  l'Escalopier,  conservateur 
honoraire  de  la  bibliothèque,  de  l'Arsenal.  A  quelle  époque  vivait  le  moine 
Théophile?  De  quel  pays  était-il.^  Ce  sont  des  questions  auxquelles  il  est 
difficile  de  faire  une  réponse  certaine  et  précise.  Dans  l'opinion  de  M.  de 
l'Escalopier,  et  d'après  une  dissertation  de  M.  Guichard  qui  accompagne 
cette  publication,  Théophile  a  dû  écrire  vers  la  fin  du  xiii''  siècle,  et  tout 
porte  à  croire  qu'il  était  d'origine  germanique.  Son  Essai  est  consacré  à  la 
description  des  procédés  usités  au  moyen -âge  dans  les  arts  qui  servaient 
à  orner  les  églises.  Ainsi  la  manière  de  broyer  et  de  mêler  les  couleurs,  la 
fabrication  du  verre,  la  fabrication  des  objets  nécessaires  pour  le  culte,  y  sont 
longuement  et  minutieusement  indiquées.  L'auteur  n'a  pas  la  prétention  de 
donner  aux  artistes  de  son  temps  des  vues  nouvelles  sur  les  différens  genres 
de  beauté  que  l'art  aspire  à  reproduire;  il  ne  disserte  pas  en  philosophe  :  il 
énumère  les  meilleures  méthodes  à  employer  pour  tout  ce  qui  concerne  la 
décoration  des  édifices  religieux.  Ce  sont  des  détails  techniques  où  il  ne  faut 
chercher  ni  l'originalité  des  idées  ni  la  grâce  du  style.  A  part  les  préfaces 

(1)  Deux  vol.  in-18,  Bibliothèque-Charpentier.  ^ 

(2)  Paris,  1  vol.  in-4°,  chez  Techener. 


1038  REVUE  DES  DEUX  SIONDES. 

que  Théophile  a  placées  en  tête  des  trois  livres  de  son  ouvrage,  et  dans  les- 
quelles il  échappe  par  momens  à  l'aridité  habituelle  du  swjet,  VEssai  sur 
divers  arts  n'est  qu'un  manuel  didactique  généralement  dénué  d'intérêt  lit- 
téraire; mais  ce  livre  n'en  a  pas  moins  sou  importance,  et  c'est  ajuste  titre  que 
plusieurs  historiens  le  citent  comme  une  autorité.  On  y  trouve  en  effet  l'expU- 
cation  des  ingénieuses  méthodes  à  l'aide  desquelles  ont  été  exécutés,  il  y  a  plu- 
sieurs siècles,  ces  monumens  de  l'art  chrétien  que  l'art  profane  des  temps 
modernes  n'a  jamais  pu  surpasser.  Qui  ne  sait  les  efforts  qu'on  a  faits  pour 
retrouver  les  procédés  appliqués  autrefois  à  la  peinture  sur  verre?  Les  plus 
habiles  chimistes  de  nos  jours  ont  multiplié  les  expériences,  et  rieu  ne  prouve 
qu'ils  aient  retrouvé  le  secret  des  merveilleuses  couleurs  si  bien  conservées 
sur  les  vitraux  de  nos  anciennes  cathédrales.  Supposez  que  l'écrit  de  Théo- 
phile, traduit  aujourd'hui  pour  la  première  fois,  nous  révèle  quelques-unes  de 
ces  méthodes,  soigneusement  cadrées  par  la  jalousie  des  ouvriers  du  moyen- 
âge,  et  perdues  aujourd'hui  :  ce  serait  un  véritable  service  que  ce  travail 
aurait  rendu  à  la  science  contemporaine.  En  tête  de  cette  publication,  le  tra- 
ducteur a  mis  une  préface  où  l'on  reconnaît,  comme  dans  les  notes,  la  variélé 
et  la  sûreté  de  l'érudition.  Il  n'y  a  pas  une  assertion,  pas  un  détail  qu'il 
n'appuie  sur  des  témoignages  authentiques.  M.  de  l'Escalopier,  qui  aime  et 
qui  a  profondément  étudié  l'art  catholique,  a  laissé  daus  toutes  les  parties  de 
cet  ouvrage  la  trace  de  ses  recherches  à  cet  égard. 

Dans  peu  de  temps,  les  érudits  pourront  rapprocher  du  livre  de  Théophile 
un  livre  analogue,  retrouvé  en  manuscrit  dans  la  bibliothèque  de  la  faculté 
de  médecine  de  Montpellier,  et  qui  doit,  dit-on,  ligurer  dans  les  analecta  du 
premier  volume  du  catalogue  général  des  manuscrits  publié  par  les  soins 
de  M.  le  ministre  de  l'instruction  publique.  M.  Libri,  parlant  de  ce  manus- 
crit de  Montpellier  dans  une  séance  de  la  commission  du  catalogue  général, 
a  pu,  à  ce  propos,  citer  avec  éloge  la  publication  de  M.  de  l'Escalopier,  comme 
un  document  utile  pour  l'histoire  des  arts,  et  comme  un  répertoire  curieux 
de  mots  latins  du  moyen-âge  omis  dans  le  glossaire  de  Du  Gange,  et  ^u'il 
serait  important  de  réunir  dans  un  supplément  de  ce  glossahre. 


V.    DB  MABS. 


TABLE 

DES  MATIÈRES  DU  QUATRIÈME  VOLUME. 

(nouvelle  série.) 


Fernand.  —  Première  partie,  par  M.  Iules  Sandeau 5 

Les  femmes  moralistes  {le  Mariage  au  point  de  vue  chrétien),  par 

M.  Paulin  Limayrac 5» 

ÉTUDES  SUR  L'ANGLETERRE.  —  I.  —  Whitc-Chapel ,  par  M.  LÉON  Faucher.  71 
Situation  intellectuelle  de  l'Allemagne.  —  Vienne,  Munich ,  Berlin, 

par  M.  Saint-René  Taillandier.      * 91 

Simples  essais  d'histoire  littéraire.  —  IIL  —  Le  Feuilleton,  Lettres 

Pamienne*,  de  Mme  de  Girardin,  par  M.  F.  DE  Lagenev Aïs.      .    .     .  135 

Le  mie  PRiGiONi ,  par  M.  Alfred  de  Musset •    .    .    .    .  151 

Chronique  de  la  quinzaine.  —  Histoire  politique 1^ 

Revue  littéraire.  —  Notice  sur  M.  Déplace,  avec  Lettres  inédites  de 

Joseph  de  Maistre.  —  Les  Soirées  de  Rothaval,  par  M.  Sainte-Beuve.  1«2 

L'église  et  la  philosophie.  —  L  —  Des  Jésuites,  de  MM.  Michelet  et 
Quinet.  —  IL  —  Les  Constitutions  des  Jésuites.  —  IIL  —  Observations 

de  M.  l'archevêque  de  Paris,  par  M.  Lerminier 169 

Fernand. —Dernière  partie,  par  M.  Jules  Sandeau 197 

Écrivains  critiques  et  historiens  littéraires  de  la  frange.  —  X. 

—  M.  Charles  Magnin  {Causeries  et  Méditations  historiques  et  i!i«e- 
raire*},.  par  M.  Sainte-Beuve 245 

De  l'état   PRÉSENT  ET  DE   l' AVENIR  DE    L'ESPAGNE  ,    par    M.    L.    DE    LA- 

vergne 26i 

Revue  de  la  littérature  anglaise.  —  Un  Tour  en  Irlande,  Irish 

Sketch-Book 29i 

Chronique  de  la  quinzaine.  —  Histoire  politique 30* 

Affaires  extérieures.  —  La  Russie  en  Grèce.  —  O'Connell.  —  Nos  agens 

en  Chine ■ 319 

Le  cardinal  de  Richelieu.  — Première  partie,  par  M.  L.  de  Carné.  .  329 
ÉTUDES  SUR  L'ANGLETERRE.  —  IL  —  Saiut-Giles ,  par  M.  LÉON  Faucher.  36$ 
La  sardaigne  en  18i2.  —  Première  partie,  par  M.  le  capitaine  de  corvette 

E.  Jurien-Lagravière. 195 

De  l'état  de  la  poésie  en  Allemagne.  —  I.  —  Lenau's  Gedichte  (Poé- 
sies de  Lenau).  —  IL  —  Waldfraiilein  (la  Demoiselle  de  la  Forêt),  de 
M.  Zedlitz.  —  IIL  —  Freiligrath's  Gedichte  (Poésies  de  Freiligrath).  — 
IV.  —  Atta-TroU,  de  M.  Henri  Heine,  par  M.  Saint-René  Taillan- 
dier  • 43i 

Revue  littéraire.  —  L  —  Correspondance  de  Goethe  avec  M'^^  d'Arnim. 

—  IL  —  La  Guerra  del  Vespro  siciliano,  de  M.  Amari,  par  M.  Charles 
Labitte i6»; 

Chronique  de  la  quinzaine.  —  Histoire  politique 487 


1040  TABLE  DES  MATIÈRES. 

Les  essayistes  anglais.  —  L  —   Macaulay  [Historical  and  critical 

Essays),  par  M.  E.  Forcade 497 

Le  cardinal  de  Richelieu.  —  Seconde  partie,  par  M.  L.  de  Carné.  .    .  528 

La  marine  actuelle  des  arabes  et  des  hindous,  par  M.  Th.  Pavie.  566 
La  sardaigne  en  18}.2  —  Dernière  partie,  par  M.  le  capitaine  de  corvette 

E.  Jurien-Lagrayière • 59i 

Athènes  et  les  évènemens  du  15  septembre,  par  M.  Alexis  de  Valon.  6^4- 

Chronique  de  la  quinzaine.  —  Histoire  politique 652 

Théâtre.  —  Eve.  —  Dom  Sébastien 66i 

Vanini.  —  Ses  Écrits,  sa  Vie  et  sa  Mort,  par  M.  Victor  Cousin 673 

Le  cardinal  de  Richelieu.  —  Dernière  partie,  par  M.  L.  de  Carné.  .    .  729 
Écrivains  critiques  et  moralistes  de  la  France.  —  XL  —  Gabriel 

Naudé,  par  M.  Sainte-Beuve. * 754 

Études  sur  l'angleterre.  —  IIL  —  Liverpool.  —  Première  partie,  par 

M.  LÉON  Faucher 790 

Revue  littéraire.  —  Les  derniers  Romans  de  M.  de  Balzac  et  de  M.  Fré- 
déric Soulié,  par  M.  F.  de  Lagenevais 810 

Poésie. —  Les  Affres  de  la  Mort,  par  M.  Th.  Gautier 830 

Chronique  de  la  quinzaine.  —  Histoire  politique 832 

Revue  musicale.  —  Les  deux  opéras  de  M.  Douizetti 839 

Théâtre-Français.. —  La  TMfrtce 8i.S 

Du  ROYAUME-UNI   ET  DU  MINISTÈRE   PEEL   EN   1843,  par  M.   P.  DUVERGIER 

de  Hauranne 849 

Du  CARTÉSIANISME  ET  DE  l'éclectisme.  —  L  —  Le  Cartésianisme,  ou  la 
Véritable  Rénovation  des  Sciences,  de  M.  Bordas-Demoulin.  —  II.  — 
Histoire  et  Critique  de  la  révolution  cartésienne ,  de  M.  F.  Bouillier, 

par  M.  Lerminier ^      922 

Mouvement  des  peuples  slaves.  —  Tendances  nouvelles  en  Russie  et  en 

Pologne,  par  M.  A.  Lebre 951 

ÉTUDES  soR  L'ANGLETERRE  —IIL  —  Liverpool.  —  Dernière  partie,  par 

M.  LÉON  Faucher ^^^ 

Poésie. —  La  Sirène,  par  M.  Edgar  Qdinet 1021 

Chronique  de  la  quinzaine.  —  Histoire  politique 1029 


FIN  DE  LA  TABLE. 


ERRATA. 

Dans  rarlicle  sur  la  Sardaigne  en  1842,  page  404,  ligne  12,  au  lieu  de  :  monte 
Arenosù,  lisez  :  monte  Arcuosù;  page  il9,  ligne  6,  au  lieu  de  ;  tendre,  lisez  : 
descendre;  môme  page,  ligne  9,  au  lieu  de  :  Porto-Senso,  lisez  ;  Porto-Scuso; 
môme  page,  ligne  29,  au  lieu  de:  cap  Alteno,  lisez:  cap  Altano;  page  422, 
ligne  14,  au  lieu  de:  source,  lisez:  course;  page  426,  ligne  1,  au  lieu  de: 
active.  .  mais  brutale,  lisez  :  actif...  mais  brutal. 

Dans  l'article  Mouvement  des  Peuples  slaves,  page  953,  ligne  30,  au  lieu  de  :  On 
est  à  sa  lecture,  lisez  :  on  est  à  la  lecture. 


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