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REVUE
DES
DEUX MONDES
Xra* ANNEE. — NOUVELLE SERIE
1" OCTOBRE 1843.
IA1PRIMER1E DE H. FOURNIER ET C",
BDE SAINT-BENOIT, 7.
REVUE
DES
DEUX MONDES
TOME QUATRIEME
TREIZIEME ANNEE. — NOUVELLE SERIE
PARIS
AU BUREAU DE LA REVUE DES DEUX MONDES
RUE DES BEAUX -ARTS, 10
1843
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A?
FERNAND.
PREMIÈRE PARTIE.
FERNAND DE PEVENEY A KARL STEIN.
Tq Tas voulu , je suis parti , j'ai fui. D'ailleurs, j'étais au bout de
mes forces et de mon courage. Quelle vie I quel enfer ! Non , il n'est
pas d'enfer qui ne soit doux après une pareille vie. D'où vient donc
que mon cœur est triste jusqu'à la mort? d'où vient qu'au lieu de
l'enivrer, le sentiment de sa prochaine délivrance le torture et le
déchire? Tu m'avais promis la joie du prisonnier qui voit tomber ses
chaînes : les cris seuls de mon désespoir ont salué jusqu'ici mon
acheminement à la liberté. Combien de temps a duré ce voyage? Un
jour, un siècle , je ne sais. Les arbres qui fuyaient sur le bord de la
route m'apparaissaient comme des ombres éplorées; j'entendais des
sanglots dans les sifflemens de la bise. Pourrai-je dire jamais les
luttes et les combats que j'ai livrés et soutenus contre moi-même
durant ce funeste trajet? Une fois, ne sentant plus en moi l'énergie
de ma résolution, j'ai fait tourner bride aux chevaux; mais en aper-
cevant, du haut d'une colline, Paris comme un gouffre béant à l'ho-
rizon , saisi d'épouvante, j'ai consulté mon cœur et repris tristement
le chemin de la solitude. J'arrive enfin : j'ai revu sans plaisir et sans
6 REVUE DES DEUX MONDES.
émotion les ombrages paternels et la demeure où je suis né. Ma tête
est en feu; une ardente inquiétude m'agite et me dévore. Que se
passe-t-il? que va-t-il se passer? Que résultera-t-il du coup affreux
qu'il me reste à porter? A ces questions, ma raison se perd. Toi ce-
pendant, unique confldent de cette lamentable histoire, prends pitié
de deux infortunés; soutiens-les l'un et l'autre dansiicette dernière
épreuve. Dirige la main qui vent et qui n'ose frqçper;lle coup portée
sois tout entier à la victime.
KARL STEIN A FERNAND DE PEVEXEY.
Du calme, du sang-froid ! Tâchons de ne point mettre à tout ceci
plus de solennité que la situation n'en comporte. Dis-toi bien d'abord
qu'il ne t'arrive rien que de simple et de très vulgaire : tous les
hommes ont passé par là. Ton histoire court les rues; tu Tas cou-
doyée vingt fois sans t'en douter. Ne te flatte donc pas de l'idée que
tu as ouvert une nouvelle voie, et que tu explores en ce moment des
terres inconnues et des landes désertes. Sache au contraire que tu
viens d'entrer dans un chemin battu, où tu ne saurais manquer de
rencontrer bonne et nombreuse compagnie. Je conviens que la route
est rude, et que tous ceux qui l'ont faite avant toi n'en ont emporté
ni les ronces ni les épines; mais il ne faut, pour en sortir, qu'un peu
décourage et de volonté : nous en aurons, Fernand; tu me l'as
promis, et j'y compte.
Tu es parti, c'est bien. En ces sortes d'exécutions, mieux vaut
frapper de loin que de près; la main est plus ferme, le trait plus as-
suré. On n'assiste point aux convulsions de la victime, on n'entend
pas ses cris, on ne voit point ses larmes, et l'on échappe ainsi au
spectacle le plus déplorable que puisse offrir la passion aux abois.
Ajoute que la victime elle-même en est plus calme et plus résignée^
car en ceci les femmes ressemblent fort aux enfans, qui tombent et
se relèvent sans pleurer, s'il n'est personne autour d'eux pour les
plaindre et pour les consoler.
Tu souffres et tu t'effraies du coup qu'ir te reste à porter : c'e^
ainsi que, dans les jeunes âmes , il survit long-temps h l'amour un
sentiment d'honneur et de probité impérieux autant que la passion.
On aime avec sa conscience long-temps après qu'on a cessé d'aimer
avec son cœur. 3e suis convaincu, toutefois, qu'en retranchant de
ses scrupules l'orgueil et la vanité qui s'y mêlent, on se sentirait plus
tranquille. Quelle étrange présomption de croire que , parce qu'on
FBRNAND. 7
quitte une femme, cette femme n'a plus qu'à se jeter par la fenêtre,
à moins qu'elle ne préfère se laisser mourir de chagrin! Les femmes
en rient entre elles. Je soupçonne, pour ma part, qu'il leur déplaît
moins d'être quittées que nous ne nous plaisons à le croire. La
preuve en est que , lorsque nous leur restons , ce sontolles qui nous
abandonnent. Rassure-toi donc , et ne t'exagère pas avec trop de
complaisance la gravité du mal que tu vas faire; sois humble, tu seras
soulagé. Que se passe-t-il? Jusqu'à présent rien que je sache. Que
va-t-il se passer? Dieu seul le peut savoir. Quoiqu'il arrive, sois
sûr que l'harmonie universelle n'en sera point troublée.
Ami, crois-moi, hâte-toi d'en finir avec cette vie qui n'a plus pour
excuse l'entraînement, l'amour et le bonheur; arrache-toi de ce
ténébreux abîme dans lequel tu viens d'enfouir les plus belles années
de ta jeunesse. Aujourd'hui, il en est temps encore; demain, peut-^
être, il serait trop tard. Je ne me donne ni pour un quaker ni pour
un puritain : je ne fais profession.ni de vertu.ni de morale, je hais
les pédans et les cuistres, les hypocrites et les cafards; mais lorsqu'on
s'est attardé trop long-temps dans ces liaisons que réprouve le
monde, je sais à quel prix on en soct, heureux lorsqu'on peut en
sortir! On s'y abandonne aisément; il semble qu'on sera toujours
maître de reprendre sa place au soleil dans cette société dont on a
feit si bon marché d'abord, et à laquelle il faut tôt ou tafd revenir.
En effet, voici qu'un beau jour on sent s'éveiller en soi le sentiment
de l'ordre et du devoir, l'instinct de la famille, le besoin des affec-
tions permises; mais lorsque , tendant la main vers ces trésors folle-
ment dédaignés, nous voulons franchir la distance qui nous en sépare,
bien souvent il arrive qu'épuisés par de vains efforts, nous retombons
dans le gouffre que nous avons creusé nous-mêmes, et qui finit par
nous engloutir. Combien d'existences ainsi perdues qui promettaient
au début d'être honorables et fécondes! Que d'infortunés, retenus
au. passé par un clou de fer, qui voient se fermer à jamais devant eux
les portes d'or de l'avenir! Tu es jeune, tu peux tout réparer; hâte-
toi, ne croupis pas plus long-temps dans ce bagne infect qu'on
nomme l'adultère. C'est toi qui l'as dit, quelle vie! quel enfer!
C'était bien la peine, pour en venir là, de trahir le plus noble cœur
qui ait jamais battu dans une poitrine humaine !
Le jour même de ton départ, je me suis présenté chez le comte.
J.e l'ai trouvé seul au salon; sous prétexte d'une forte migraine,
M""" de Rouèvres s'était retirée de boime heure dans son apparte-
ment. Aussitôt qu'il m'a vu entrer : — Vous savez, m'a-t-il dit en
s REVUE DES DECX MONDES.
venant à moi, que Fernand est parti? — Oui, lui ai-je répondu, et je
crains que son absence ne se prolonge au-delà de nos prévisions. —
Tant pis, a répliqué M. deRouèvres; il nous manquera, nous l'aimons
beaucoup. Vous me voyez tout attristé de son départ. — Je me suis
assis, nous avons causé; ton nom est revenu plus d'une fois dans
notre entretien. —J'espère bien, m'a-t-il dit, que ce n'est pas un
embarras d'affaires qui l'oblige à quitter Paris : s'il en était autre-
ment, je ne pardonnerais pas à Fernand de ne s'être point adressé à
moi. Il avait remarqué ta tristesse en ces derniers temps , tes atti-
tudes silencieuses, ton air sombre, ton front rêveur; il craignait que
son amitié n'eût été trop discrète et trop réservée. Plus d'une fois
j'ai voulu changer le cours de la conversation , mais c'est toujours à
toi qu'il a fallu revenir. Ton avenir le préoccupe. — 11 est temps,
m'a-t-il dit, que Fernand songe sérieusement à utiliser les dons que
lui a octroyés le ciel. Il n'est pas d'homme, quelque richement que
l'ait doté le sort, qui doive se croire affranchi de la nécessité du tra-
vail. Nous ne recevons qu'à la condition de rendre, et plus la destinée
nous a favorablement traités , plus nous avons d'obligations vis-à-vis
de nous-mêmes et de nos semblables. A ce compte , nous avons le
droit de beaucoup exiger de notre jeune ami. — A vrai dire, j'avais le
cœur navré de l'entendre parler de la sorte; j'en rougissais pour toi.
Je sais qu'en général on aime à s'égayer aux dépens des maris. Vo-
lontiers on se raille de leur fol aveuglement et de leur confiance
devenue proverbiale; mais, quand cette confiance et cet aveuglement
ne sont pas autre chose que la noble sécurité d'un esprit honnête et
d'une ame chevaleresque, le monde n'en rit plus, et c'est sur ceux
qui en abusent que retombent le blâme et la honte. En bonne
conscience, t'es-tu jamais demandé à quelle supériorité personnelle
tu dois d'avoir enlevé à cet homme l'amour et l'honneur de sa femme?
Je me suis souvent posé cette question, et je t'avoue brutalement
que je n'ai jamais pu y répondre. Il est vrai que vis-à-vis de la com-
tesse, tu as eu l'immense avantage de ne pas être son mari. Et puis,
M. de Rouèvres doit manquer nécessairement d'idéal et de poésie I
C'est une nature froide et positive qui n'entend rien, je le jurerais,
au jargon des âmes incomprises. Il n'en faut pas plus , par le temps
qui court, pour tout justifier aux yeux de la passion; seulement les
honnêtes gens commencent à trouver que cela fait pitié.
Allons, point de faiblesse ! Les choses se passeront cette fois comme
toujours : larmes, sanglots, imprécations, prières; on voudra se
tuer, on se consolera.
FERNAND.
FERNAND DE PEVENEY A KARL STEIN.
Lis la lettre que je reçois. Si telle est sa douleur pour une sépara-
tion qu'elle croit momentanée, quel sera son désespoir lorsqu'elle
apprendra que c'est d'une rupture qu'il s'agit, d'une séparation éter-
nelle! Tu penses la connaître, tu ne la connais pas; tu ne sais pas à
quels excès la passion peut pousser cette tête exaltée. Orgueil ou
pitié, j'hésite et je tremble. Ne hâtons rien, ne précipitons rien!
C'est un cœur digne à tous égards de soins et de ménagemens; laisse-
moi le préparer peu à peu au sacrifice , et l'y conduire , s'il est pos-
sible, sans trop de déchiremens et par d'insensibles détours. Le
ciel m'est témoin que, si je n'écoutais que ma fatigue et mon impa-
tience, j'en finirais sans plus attendre; mais de quelques ennuis que
son amour m'ait abreuvé, je ne puis oublier qu'elle m'aime, et que
je l'ai long-temps aimée.
Tu me parles de M. de Rouèvres. Va, cet homme, sans s'en douter,
s'est mieux vengé par son aveugle sécurité, qu'il ne l'aurait pu faire
en m'immolant au ressentiment le plus légitime. Jamais sa main n'a
touché la mienne que je] n'aie senti la rougeur de la honte me monter
au visage; je n'ai jamais affronté sans pâlir la sérénité de son regard
et la cordialité de son accueil. La confiance, l'estime et l'affection
qu'il m'a témoignées, auront été mon châtiment et mon supplice.
Par quel charme fatal , par quelle pente irrésistible en sommes-nous
arrivés, Arabelle et moi, à trahir ce loyal esprit et ce noble cœur?
Hélas! que te dirai-je que tu ne saches déjà? Tu fus témoin de mon
bonheur. Tu sais que ce bonheur fut tel que Dieu lui-même ne m'eût
pas infligé une plus rude expiation. Il est un adultère qui va front
levé, face découverte. Celui-là du moins a le mérite de la franchise
et le courage de la révolte. Il accepte la lutte au grand jour, et n'u-
surpe pas les bénéfices de la société qu'il outrage; il a quelque chose
de la grandeur déchue de l'ange rebelle de Milton. Mais il en est un
autre, hypocrite et lâche, vivant de ruse et de mensonge, rampant
dans l'ombre comme un reptile, traînant à sa suite le remords, la
peur et la honte. C'est l'adultère à domicile ; c'est à ce vampire que
j'ai donné à sucer le plus pur de mon sang; c'est ce minotaure qui a
dévoré les plus fécondes années de ma jeunesse. La lassitude est venue
vite , l'ennui ne s'est pas fait attendre; c'est qu'il n'est pas d'amour
^si vivace qui ne s'étiole bientôt dans une atmosphère si malsaine.
10 REVUE DES DïtJX MONDES.
Voici mon plan, tu l'approuveras, je l'espère : écrire de loin en
loin à Arabelle; trouver chaque fois un nouveau prétexte pour pro-
longer mon absence; passer insensiblement des expressions de la
tendresse au langage de la raison ; éclairer peu à peu son cœur,
l'amener par degrés à des sentimens plus paisibles, et la déposer
ainsi, sans la briser ni la meurtrir, sur le seuil de la réalité. Je compte
sur ton assistance. Nul doute que les premiers cris de sa passion
blessée n'arrivent jusqu'à toi. Ménage à la fois et son orgueil et son
amour; laisse-lui croire qu'en la quittant, c'est moi seul que je sa-
crifie, et que, si son bonheur m'était moins Cher que le mien, je se-
rais encore auprès d'elle.
Depuis que ce plan est arrêté, je me sens plus ferme et plus calme.
Je viens d'écrire à Arabelle. Je me suis épuisé à torturer mon cœur
pour en faire jaillir deux ou trois pâles étincelles. Quel ennui! Si'tu
as un ennemi, souhaite-lui d'avoir à écrire une lettre d'amant à' ia
femme qu'il n'aime plus. Autant vaudrait souffler sur les cendres
d'Ilion pour en tirer un peu de flamme.
KARL STEIN A FERNAND DE PEVEîîTEY.
Ahî faible, faible cœur 1 Ainsi, pour te troubler, il aura suffi d'une
lettre! Voici déjà que tu trembles et que tu hésites! voici qu'au lieu
d'aller droit au but, tu prends le chemin de traverse! Si dès à pré-
sent tu fléchis, que sera-ce donc lorsque Arabelle, éclairée sur son
sort, à chaque courrier t'enverra sous enveloppe les fureurs d'Her-
mione, les sanglots d'Ariane et les plaintes de Galypso! Enfant, tu
n'y résisteras pas; tu reviendras , esclave soumis et repentant, re-
prendre le collier de misère. Je ne me dissimule pas ce que la posi-
tion a de pénible et de périlleux : il n'est pas de chaîne, je le sais,
qu'il ne soit plus aisé de rompre que ces liens si doux à former;
mais si' la tâche est rude, la vanité, je te l'ai déjà dit, nous en éta-
gère singulièrement les difficultés, et toujours est-il qu'il se 'faut
garder de trop prendre au sérieux les lamentations de ces belles
abandonnées. Il est bien rare, quand nous les délaissons, qu'elles
n'aient pas sous la main une consolation toute prête. As-tu remarqué
que le chêne ne perd ses feuilles que pour en prendre de nouvelles?
Les femmes, «n «mour, ne font guère autrement.
Tu tiens à connaître mon sentiment sur le plan de campagne que
tu l'es tracé; à quoi bon? Tu ne serais pas homme, si , en demandant
EERNAND. tl
un conseil, tu n'étais décidé par avance à ne suivre que ta fantaisie.
D'ailleurs c*est l'avis d'Arabelle qu'il faudrait avoir en ceci. Pour raa
part, j'ai toujours pensé qu'en amour comme en politique, mieux
vaut sauter par la fenêtre, au risque de se rompre le cou, que de se
laisser mettre à la porte et traîner dans les escaliers. Je pense aussi
qu'en tranchant le nœud gordien, Alexandre-le-Grand a voulu mon-
trer aux amans de quelle façon ih s'y doivent prendre pour dénouer
le lien qui les blesse.
FERNAND DE PEVENEY A KARL STEIN.
Par goût et par tempérament, je répugne aux partis extrêmes.
Souffre donc que je m'obstine à suivre la ligne de conduite que je
me suis tracée; c'est une voie lente, mais sûre. Avec un peu de pa-
tience et de ménagement, les choses auront leur cours naturel, et
s'éteindront sans éclat et sans bruit. Je n'en suis déjà plus aux élans
de la passion; j'ai quitté les cimes brûlantes pour les régions tempé-
rées et sereines. Je ne désespère pas d'y amener doucement Ara-
belle. Bien qu'elles se ressentent de cette sourde inquiétude qui
précède la fin du bonheur, ses lettres sont plus calmes que je ne de-
vais raisonnablement m'y attendre. Elle en arrivera d'elle-même à
comprendre la nécessité d'une séparation; l'idée que j'en souffre au-
tant qu'elle, et que j'immole mon bonheur au soin de son repos, en
vue de sa propre gloire , exaltera ses forces et lui rendra la résigna-
tion plus facile. Le temps et le monde feront le reste.
Je respire enfin, je commence à renaître. J'ai subi l'influence de
la terre natale; le silence des champs est descendu peu à peu dans
mon cœur. Ami, la nature est bonne; vainement avons-nous négligé
son culte et porté loin d'elle nos désirs et nos ambitions; mère in-
dulgente, nous n'avons qu'à lui revenir pour qu'elle nous ouvre aus-
sitôt son sein. Heureux qui sait borner sa vie à l'aimer et à la com-
prendre I
Ma maison s'élève à mi-côte sur le bord de la Sèvres nantaise,
dans un petit coin de ce bas monde qu'on peut dire chéri du ciel. Je
t'en ai parlé souvent; mais moi-même qu'en savais-je alors? Ce n'est
qu'au retour des longues absences, lorsqu'on a pleuré et souffert au
loin , qu'on aime et qu'on apprécie sa patrie. Tu n'as vu nulle part
de plus belles eaux, ni de plus frais ombrages; nulle part, tu n'as ren-
contré de plus riantes solitudes. Les visiteurs que ce pays attire
i2 REVUE DES DEUX MONDES.
durant l'été s'arrêtent à Clisson, et n'arrivent pas jusqu'ici, où ion
n'entend que le bruit des écluses. C'est sous ce toit que mon père a
vécu , dans le creux de cette vallée, à l'ombre de ces bois , au mur-
mure de ces claires ondes. Sa vie et sa mort furent d'un heureux et
d'un sage. C'est ainsi que je prétends vivre et mourir. Ce que je sais
des hommes et de la passion me suffit. Je ne suis point né pour ces
orages. Je tiens de mon père des goûts simples, des instincts paisi-
bles; comme lui, je passerai mes jours dans la paix et dans la retraite.
Les voies du monde sont trop difûciles; il faut, pour s'y tenir droit
et ferme, un pied plus sûr que le mien. Si j'ai pu, avec le cœur le
plus pur et les intentions les plus honnêtes, y glisser dès les pre-
miers pas, que serait-ce quand j'aurais dépouillé tout-à-fait les pu-
deurs et les scrupules du jeune âge ! Je m'y perdrais. Je m'en retire
dès à présent sans regret et sans amertume , l'ayant trop vu pour
l'aimer et point assez pour le haïr. Je conçois que la société n'ap-
prouve pas de semblables projets : c'est une maîtresse d'hôtel garni
qui tient fort à louer ses chambres; mais comme il se trouve toujours
plus de gens qu'il n'en faut pour les occuper, ne saurait-elle, sans
nuire à ses intérêts, permettre à quelques enfans de la Bohême de
loger en plein air et de coucher à la belle étoile ? Un tel exemple
n'est guère contagieux. Je n'ignore aucune des hautes vérités qu'à
ce propos on a mises en circulation. Je sais qu'un homme n'est compté
pour rien, s'il n'est pas quelque chose, c'est-à-dire s'il n'a pas une
position, un état, une carrière. Cependant s'il m'est doux, à moi,
de n'être rien? Si vos emplois ne me tentent pas? Si je ne me soucie
ni de vos places ni de vos honneurs? Si je préfère le silence à vos
bruits, le repos à vos agitations et la solitude à vos fêtes? C'est alors
que la société, qui ne supporte point patiemment qu'on puisse se
passer d'elle, vous jette à la face les noms d'égoïste et de lâche. A
son aise ! l'aubépine est en fleurs, les oiseaux chantent dans les haies,
et mon cheval est là, tout sellé, qui m'attend. Vois mon père d'ail-
leurs; il ne fut ni avocat ni député, pas même maire de son village.
11 ne fut rien qu'un homme heureux; mais, durant trente ans, son
bonheur rayonna comme un soleil sur ces campagnes. Pas un coin
de cette terre qu'il n'ait embelli ou fertilisé. Il a couvert ces coteaux
de pampres, ces champs de blés, ces vergers de fruits. Après avoir
écrit avec la bêche et la charrue des poèmes qui ne périront pas, il
dort en paix sous les arbres qu'il a plantés, et les paysans gardent
pieusement sa mémoire. Tel est le sort que j'envie; mes ambitions
ne vont pas au-delà, et, quelque fatal qu'Hait été, je ne me repens
FERNAND. 13
plus de fessai que je viens de faire, puisque je lui dois d'avoir en-
trevu de bonne heure et compris le vrai but de ma destinée.
Tu le vois, me voici tout près d'emboucher les pipeaux champêtres!
Paris m'a fait amoureux de l'églogue. A ce compte, tu devines aisé-
ment l'emploi de mes journées. Jusqu'à l'heure où le facteur de la
commune passe devant ma porte, je suis triste, inquiet, tourmenté.
Quand je l'aperçois de loin avec sa boîte en sautoir, ses guêtres de
cuir aux jambes et son bâton ferré à la main , mon cœur se serre. S'il
me remet une lettre d'Arabelle, j'en brise le cachet avec humeur, et
c'est un jour perdu pour la joie; mais qu'il passe sans s'arrêter, je
sens aussitôt mes poumons qui se dilatent, l'air de la Hberté qui
m'inonde, et je pars plus léger qu'un faon courant sur l'herbe des
clairières.
Je vais à l'aventure où me mène mon cheval ou ma fantaisie. Au-
jourd'hui pourtant, après t'avoir écrit , je pousserai résolument jus-
qu'au château de Mondeberre. L'histoire du château se cache dans
l'ombre des temps féodaux : la châtetaine est belle encore, et sa des-
tinée est touchante. M"™^ de Mondeberre perdit, après un an de ma-
riage, son mari, jeune et beau comme elle, tué misérablement par
son meilleur ami dans une partie de chasse. Veuve à vingt ans, com-
blée de tous les dons de la naissance et de la fortune, elle dit au
monde un éternel adieu, et se retira avec sa fille, qui comptait
quelques mois à peine, dans ce manoir qu'elle n'a plus quitté, mal-
gré les sollicitations de ses amis et de sa famille.
Je n'étais guère qu'un enfant alors; mais cette histoire, que j'en-
tendais conter autour de moi, préoccupait et charmait à la fois mon
imagination naissante. Un soir, j'en entrevis l'héroïne à travers le
feuillage éclairci de son parc. Qu'elle m' apparut belle et charmante!
mais en même temps qu'elle me sembla imposante et fîère! Je n'ou-
blierai jamais de quelle façon il me fut donné de lui parler pour la
première fois.
J'avais seize ans : j'aimais la chasse avec passion. Un jour que
j'avais battu sans succès nos landes et nos bruyères, je m'en revenais
d'un pas découragé, quand tout à coup mes chiens firent lever un
lièvre qui disparut dans un épais fourré. Les chiens l'y suivirent, et
moi-même je m'y jetai avec une sauvage ardeur. Toi qui n'as jamais
brûlé de poudre qu'au tir, tu ne sais pas quelle fièvre, ou plutôt quel
démon s'empare, en ces instans, de notre être. J'éventrai une haie
qui me faisait obstacle, et, le visage et les mains en sang, je me pré-
cipitai sur la trace des chiens , les animant de la voix, et ne m'aper-
1^ REVUE DES DECX MONDES.
cevaut pas que je me trouvais dans une propriété particulière , en-
ceinte de murs et de baies vives. M' étant posté au détour d! une allée,
j'attendis mon lièvre, et lui lâchai au passage une charge de plomb
dans le flanc. Presque aussitôt des cris partirent à quelques pas de
moi. Je me retournai et reconnus M"'' de Mondeberre et sa fille.
L'enfant se pressait avec eflVoi contre sa mère; celle-ci était pâle et
tremblante. Je devinai sur-le-champ ce qui se passait en elle: je
compris quels funèbres échos je venais d'éveiller dans son cœur, et
que j'étais à ses yeux l'appareil vivant du supplice qui l'avait faite
veuve à vingt ans. J'aurais voulu m'abîmer à cent pieds sous terre.
Par un brusque mouvement, je me débarrassai de mon carnier et
le lançai avec mon fusil par-dessus le mur d'enceinte; puis, ayant
renvoyé mes chiens, je m'avançai timide et confus, et balbutiai
quelques excuses. M"'*' de Mondeberre en parut touchée; elle me
sut gré surtout de l'avoir devinée et comprise. Je me nommai :
mon nom ne lui était pas étranger ; elle me dit qu'autrefois les^
Peveney s'étaient aUiés à sa famille. J'ignore comment il arriva que
nous nous prîmes à marcher doucement dans les allées du parc, elle
appuyée sur mon bras, et moi tenant sa fille par la main. C'était une
belle enfant, déjà grave et sérieuse, comme tous les enfans qui de
bonne heure ont vu pleurer leur mère. Bien que la douleur eût terni,
sur son front l'éclat de la jeunesse, M'"^ de Mondeberre était calme
et sereine. Rien n'est bon et sain à la longue comme de vivre avec
les morts. Quand je fus près de me retirer, je lui renouvelai mes
excuses. — Si j'étais votre amie, me dit-elle, je vous ferais une
prière. — Madame, ordonnez, m'écriai-je. — Je vous prierais,
ajouta-t-elle , de renoncer à un jeu cruel, trop souvent fatal aux
mères et aux épouses. — Dans mon trouble, je ne sais trop ce que
je répondis; mais toujours est-il que je ne chassai plus à partir de
ce jour.
Ce fut à peu de temps de là que mon père, n'ayant pu s'entendre
avec l'intendant du chdteau au sujet de prétendus empiéteraens de
terrain (les domaines de Mondeberre et de Peveney ont de tout
temps été limitrophes) prit le parti de s'adresser à la châtelaine. II
s'ensuivit des relations précieuses; des rapports fréquens et presque
familiers s'établirent entre nos deux maisons. M"*'' de Mondeberre
élait simple, sans ostentation dans son deuil; elle ne faisait ni
siMîctacle ni bruit de ses pleurs et de ses regrets. On s'imaginait
dans le pays que ses appartemens étaient tendus de noir, et qu'elle
passait tous ses jouci enfermée , comme Artémisc , dans le mau-
F^HNA^. ^ 15
solée deson épGsUX. Il n'en était rien; comme tous ks sentimens
profonds, sa douleur discrète et voilée se laissait à peine deviner. A
la gravité d'une vertu toute romaine, elle joignait les grâces naturelles
de l'esprit et de la beauté. Elle portait un mort dans son cœur; mais
elle était pareille à ces tombes agrestes qui, n'étalant ni monument
ni inscriptions funèbres, se cachent humblement sous un tertre de
fleurs et de verdure. J'accompagnais mon père au château; souvent
j'y allais seul. J'étais jeune : mes sens et mon imagination s'éveil-
laient; j'avais les inquiètes ardeurs de mon âge, qu'irritaient encore
le silence des cha«ips et la solitude où j'avais grandi. Je voyais
jyjme de Mondeberre à peu près tous les jours; nous avions, le soir,
de longs entretiens sous les marronniers du parc. Nous allions parfois
avec sa fllle nous asseoir sur le bord de l'eau. Eh bien ! tel était le
sentiment de respect et d'admiration que m'inspirait cette noble
créature, qu'il ne m'est pas arrivé de me sentir une seule fois ému ou
troublé par le charme de sa personne, ni d'emporter, en la quittant,
une pensée que j'aurais craint d'avouer hautement devant elle.- Mon
père mourut. M""^ de Mondeberre m'aida et me soutint dans cette
grande épreuve : en pleurant avec moi, elle rendit mes larmes moins
amères. Je me rappelle encore ses paroles pleines de douceur, ses
conseils remplis de sagesse. — Nous devons, me disait-elle, honorer
les êtres que nous avons aimés, moins par nos sanglots que par nos
actions, en songeant sans cesse que, tout morts qu'ils sont, ils nous
voient; que, tout heureuse et toute détachée qu'elle est des choses
d'ici-bas, leur ame peut souffrir de nos fautes. — La foi et la piété
respiraient dans tousses discours, avec l'espoir d'une vie meilleure
où Dieu réunit pour l'éternité les âmes fidèles qui se sont aimées
sur la terre. Je ne me lassais pas de l'entendre : en l'écoutant, je
me sentais plus fort et consolé.
Cependant je ne tardai pas à être repris de cette turbulente in-
quiétude à laquelle la mort de mon père avait d'abord imposé silence.
Un brûlant désir de voir et de connaître s'empara tout à coup de mon
cœur et de tous mes sens. J'étais libre, maître de ma fortune et de
.ma destinée. Décidé à partir pour Paris, je fis part de mon projet à
M"'*' de Mondeberre, qui n'en parut point surprise. — Vous voulez
partir, me dit-elle; c'est tout simple, la curiosité sied à votre <lge :
il est bon, d'ailleurs, qu'un homme sache le monde et la vie. Partez
donc. A votre retour, vous apprécierez mieux les biens que vous allez
quitter. — Puis elle me parla longuement de ce monde et de cette
vie nouvelle que j'allais aborder. Tandis que nous causions, Ahce, sa
16 REVUE DES DEDX MONDES.
fille, se tenait près de nous, debout, silencieuse, immobile. Cette
enfant m'aimait, et je l'aimais aussi comme un doux reflet de sa mère.
Lorsqu'elle savait que je devais venir, elle allait m'attendre au bout
du sentier, courait à moi du plus loin qu'elle m'apercevait, et, me
prenant par la main , m'amenait triomphante au château. Cette fois,
il me fut impossible d'obtenir d'elle un sourire, ni même un regard.
Je voulus l'attirer, mais elle s'échappa de mes bras. La veille de mon
départ, j'allai faire mes adieux à M'"' de Mondeberre. Tous les détails
de cette soirée sont aussi présens à mon esprit que s'ils dataient
d'hier seulement. Le jour tombait, on touchait à la fin d'octobre;
quand j'entrai , un grand feu clair brillait dans l'âtre; la châtelaine
était assise dans l'embrasure d'une fenêtre ouverte. Sans se lever,
elle me tendit la main et me fit asseoir auprès d'elle; elle m'entre-
tint encore une fois de la mer semée d'écueils sur laquelle j'allais
m'aventurer; sa voix était plus grave et plus tendre que d'habitude.
S'en étant retirée de bonne heure, elle ne savait guère du monde
que ce que j'en savais moi-même; mais elle avait beaucoup ré-
fléchi, et, me voyant près de quitter nos campagnes pour aller,
sans guide et sans appui, me mêler, si jeune encore, aux flots des
hommes et des choses , elle en éprouvait comme un sentiment de
maternel efiroi. Tandis qu'elle parlait, le vent d'hiver remplissait le
parc d'harmonies lugubres. J'entendais le bruit sec et morne des
feuilles desséchées; je voyais sur la cime des arbres se balancer de
noirs corbeaux. Je fus saisi d'une grande tristesse, et de sombres
pressentimens m'assaillirent; mais ma résolution était prise, et
M™*' de Mondeberre elle-même semblait envisager ce départ comme
une nécessité. — Adieu donc! me dit-elle, nous prierons le ciel pour
qu'il vous donne toutes les félicités que vous méritez. — Avant de
me retirer, je demandai à embrasser Alice, qui n'avait point encore
paru. Sa mère l'envoya chercher; on l'amena presque malgré elle. —
Enfant, lui dis-je, vous ne m'aimez donc plus? A ces mots, elle fondit
en pleurs. Je partis; je n'avais point d'amour pour M""* de Monde-
berre, Alice comptait au plus dix ans; je partais libre de tous liens.
D'où venait donc cette voix mystérieuse qui, tandis que je m'éloi-
gnais, de loin en loin me criait brusquement que je tournais le dos
au bonheur?
Hélas î durant ces sept années, les ai-je assez souillés et profanés,
ces purs et chastes souvenirs! Aussi, n'ai-je point encore osé porter
mes pas vers Mondeberre, tant je me reconnais indigne de rentrer
dans ce saint asile. Il m'a semblé qu'auparavant je devais m'imposcr
: ; ' : FERNAND. 17
pour ainsi dire une quarantaine morale; il me semble, encore à cette
heure, que je vais y retrouver le fantôme de ma jeunesse, qui refu-
sera de me reconnaître et s'enfuira d'un air irrité.
LE MÊME AU MÊME.
Hier donc, après t' avoir écrit, je suis parti pour Mondeberre. J*ai
fait la route au pas de mon cheval, lentement, religieusement, ainsi
que se font les pèlerinages. Le ciel gris et voilé s'harmoniait avec les
dispositions de mon ame. J'ai suivi les sentiers que suivait autrefois
ma jeunesse; j'ai reconnu tous les bouquets d'arbres, tous les buis-
sons en fleurs, tous les accidens du paysage; il n'y avait que moi de
changé. J'aperçus bientôt, à travers le feuillage, les tours noircies
du château féodal, la plate-forme ombragée d'ormeaux, les pans de
mur' habillés de Uerre. A ces aspects, j'ai senti plus profondément
ma misère et ma déchéance; j'ai pleuré sur moi-même et me suis
ab mé dans la mélancolie des jours mal employés. Ainsi, j'allais
comme autrefois, plein de trouble, le long de ces haies; seulement,
au lieu du trouble poétique et charmant qui remplit d'harmonies et
d'images gracieuses le matin de l'existence, je traînais avec moi
cette morne inquiétude, cette lourde fatigue que laisse après elle la
passion désabusée.
Je mis pied à terre à la petite porte du parc et j'entrai. Aussitôt
je me sentis enveloppé d'ombre et de silence. Il me sembla que je
retrouvais un Éden depuis long-temps perdu et regretté, et dans ce
court enivrement j'oubliai les douleurs de l'exil.
Après avoir erré çà et là, j'allai m'asseoir sur un banc de pierre,
à demi caché sous un massif d'ébéniers et de lilas qui secouaient à
l'entour leurs grappes embaumées. J'étais plongé depuis près d'une
heure dans mes souvenirs, lorsque j'entendis le frôlement d'une robe
et le bruit d'un pied léger sur le sable fin de l'allée. Je levai la tête
et vis, à quelques pas de moi, M"™^ de Mondeberre, non pas comme
autrefois, pâHe par la douleur, austère et grave, ainsi qu'il sied aux
veuves, mais fraîche, souriante et parée, comme la nature, de toutes
les grâces du printemps. C'était bien son front intelligent et fier,
mais rayonnant cette fois du doux éclat de la jeunesse; c'étaient ses
beaux yeux bleus, moins les larmes qui en avaient terni l'azur; c'était
sa noble démarche, moins les chagrins qui l'avaient brisée. Ses che-
veux blonds, qu'autrefois elle cachait sévèrement comme un luxe
TOME IV. 2
13 REVUE DES DEUX MONDES.
mal séant au deuil, ruisselaient eu boucles d'or le long de son visage.
Les flots de gaze et de mousseline qui l'enveloppaient tout entière
lui donnaient l'air d'une de ces apparitions vaporeuses que les poètes
voient flotter sur le bord des lacs, dans la brume argentée des nuits.
Je crus d'abord que c'était une illusion de mes sens, et je restai
debout, immobile, à la contempler, tandis qu'elle m'observait de ce
regard limpide et curieux qui n'appartient qu'aux gazelles et aux
jeunes ûUes. Enûn je me décidai à marcher vers elle; mais à peine
eus-je fait quelques pas, qu'elle s'enfuit, et je m'arrêtai à suivre
des yeux sa robe blanche à travers la ramée. N'était-ce point M'"^de
Mondeberre en effet? Je la vis apparaître, au bout de quelques in-
stans, telle à peu près que je l'avais vue autrefois; seulement les
années qui venaient de s'écouler avaient laissé sur ses traits comme
sur les miens des traces de leur passage. Aussitôt que je l'aperçus,
je courus vers elle, et je pressai avec attendrissement ses deux
mains sur mes lèvres et contre mon cœur. EUe-même était émue,
et c'est à peine si dans le trouble des premiers momens nous
pûmes échanger quelques mots. Enfin je songeai à la chère enfant
qui avait tant pleuré le jour de mon départ. Je parlai d'Ahce à sa
mère. « Elle vous a bien reconnu, me dit-elle; c'est elle qui m'a dit
que vous étiez là. Je vous croyais encore à Paris. » Ces paroles me
frappèrent d'étonnement et presque de stupeur. « Quoi I m'écriai-je,
cette blanche et belle créature que je viens d'entrevoir.... — C'est
Alice, c'est ma fille, » répondit M™*" de Mondeberre avec un sourire
de tendresse et d'orgueil. Quoi de plus simple, et ne devais-je pas m'y
attendre? Ne savais-je pas que l'enfance hérite de ceux qui la pré-
cèdent, et que c'est des fleurs tombées de notre front que le temps
tresse des couronnes à la génération qui nous suit? Vois pourtant
quelle chose étrange ! ma pensée ne s'était pas une seule fois arrêtée
aux changemens que ces sept années avaient dû amener chez Alice,
et je croyais naïvement que j'allais retrouver sous ces ombrages l'en-
fant que j'y avais laissée. Heureusement la nature n'est ni oublieuse
ni imprévoyante comme l'esprit de l'homme. Rien ne la distrait de
son œuvre. Tout meurt et tout renaît; un nouveau jet remplace la
pousse qui s'efl*euille; à la voix qui s'éteint, une voix plus fraîche suc-
cède; au flot qui se retire, un flot plus harmonieux; près d'une grâce
qui se fane, il en est toujours une autre qui fleurit. Ainsi, renou-
velant sans cesse son impérissable beauté , la nature marche sans
s'arrêter dans son immortelle jeunesse.
M'*'' de Mondeberre ne tarda pas à nous rejoindre. Elle rougit en
FERNAND. USt
nous abordant; la jeune fille se souvenait sans doute, et peut-être
ètail-elle confuse des larmes qu'avait versées l'enfant. Moi-même je
me sentais troublé. C'est qu'en effet, pour un homme encore jeune,
je ne sais rien de plus troublant que de retrouver ainsi , dans tout
l'éclat et dans toute la gloire de ses belles années, l'enfant qu'on a
jadis aimée avec toutes les familiarités d'une tendresse fraternelle. Si
de son côté la jeune fille n'a rien oublié, la gêne est égale de part
et d'autre, et la position doublement embarrassante. On se rappelle
qu'on a joué ensemble sur les pelouses, qu'on s'est aimé, qu'on se
l'est dit en toute liberté comme en toute innocence, et l'on est là,
tremblant et rougissant, ne sachant quelle contenance garder ni
comment concilier les rapports familiers du passé avec la réserve
mutuelle qu'on doit s'imposer désormais. M"'° de Mondeberre com-
prit ce que la situation avait de difficile; elle nous en tira avec sa
grâce accoutumée.
Alice est l'image de la jeunesse de sa mère. M^ de Mondeberre
est si belle encore et si jeune, qu'en la voyant près de sa fille on les
prendrait pour les deux sœurs. En me retrouvant près de ces deux:
charmantes femmes, dans ce parc où rien n'est changé, il m'a semblé
que je ne m'en étais jamais éloigné, et que j'avais rêvé l'absence et
la douleur. Il suffit de revoir un instant les lieux et les êtres aimés
pour combler aussitôt l'abîme qui nous en a long-temps séparés. Tu
penses cependant à combien de questions il m'a fallu répondre. On
eût dit que j'arrivais des lointains pays. Pour ces deux chastes créa-
tures qui n'ont jamais quitté leur nid , n'arrivais-je pas en effet des
contrées lointaines? J'ai parlé de Paris, et vaguement des ennuis qui
m'y avaient assailli; j'ai dit mon dégoût du monde, ma résolution de
vivre désormais dans le domaine de mes pères. Puis est venu mon tour
d'interroger. J'ai demandé quels grands évèneraens s'étaient passés
à Mondeberre durant mon absence. On m'a répondu en souriant que
les lilas avaient fleuri sept fois, et que les marronniers qui balan-
çaient leurs panaches blancs sur nos têtes avaient sept fois changé
de feuillage. Ainsi causant, nous allions à pas lents, le cœur plein
d'une douce joie, et recueillant, comme des pervenches, le long des
allées les frais souvenirs que nous y avions semés autrefois.
Sur le soir, nous avons gagné le château; j'ai respiré, en y entrant,
je ne sais quel bon parfum d'honnêteté, d'ordre et d'innocence, qui
m'a reporté délicieusement aux meilleurs jours de mon jeune âge.
J'ai tout revu, tout reconnu : les mêmes meubles étaient encore à|la
2.
20 BEVUE DES DEUX MONDES.
même place; les mômes serviteurs qui m'avaient vu partir m'ont sou-
haité la bienvenue. Comme autrefois, la table du salon était chargée
de fleurs, de livres et d'ouvrages de tapisserie. Le temps, qui change
tout, n'a rien changé dans cet asile; il n'y a qu'une enfant de moins
et qu'un ange de plus. Nous avons dîné sur la terrasse. Les nuages
s'étaient dissipés; le soleil, près de disparaître, envoyait ses derniers
rayons mourir à nos pieds; les oiseaux, avant de s'endormir, nous
donnaient leurs plus beaux concerts. Ce bienveillant accueil, cette
hospitalité si franche et si gracieuse, ces deux nobles femmes qui me
souriaient comme deux sœurs, ces serviteurs joyeux de me revoir,
enfin cette belle nature qui semblait, elle aussi, fêter le retour de
l'enfant prodigue, tout cela remplissait mon ame d'une pure ivresse.
Parfois je me demandais si je veillais, et si ce n'était pas un songe.
Quand je partis, les étoiles brillaient depuis long- temps dans le
bleu du ciel. Je m'en retournai calme, heureux, rasséréné, meilleur
enfin que je n'étais venu; mais je devais, en rentrant chez moi, re-
trouver le souvenir d'Arabelle, comme un malfaiteur qui se serait
introduit dans ma maison et m'aurait attendu, traîtreusement caché
derrière ma porte.
On me remit une lettre que le facteur avait jugé convenable de
n'apporter que le soir. J'examinai la suscription avec un sentiment
de terreur; je reconnus la main d'Arabelle.
Je ne sache pas que jamais lettre soit arrivée plus mal à propos; il
me sembla que c'était un créancier impitoyable qui réclamait le prix
d'un jour de bonheur et d'oubli. Imagine un forçat un peu poétique
par\enu à briser ses chaînes. Il s'est échappé le matin, et, durant tout
un jour, il a bu à longs traits Tair enivrant de la liberté; il a marché
tout un jour sans liens et sans entraves; il a vu le soleil se coucher
dans sa gloire; il s'apprête à dormir sur un lit de mousse, sous la
voûte étoilée, pour reprendre au matin sa course aventureuse. Tout
le charme et tout le ravit. Mais voici qu'au moment où son cœur
n'est qu'une hymne de déHvrance, on le reprend, on l'arrête, on lui
remet les fers aux pieds; voici qu'on le ramène au bagne, qu'il
croyait avoir fui pour jamais. Tel est l'effet qu'a produit sur moi cette
lettre; elle m'a rejeté violemment sur le sol de la réalité. Ce n'eût été
la veille qu'un mouvement d'humeur; ce fut cette fois de la colère
et presque de la haine. Je rompis le cachet et je lus quelques lignes.
Au sortir du chaste et paisible intérieur où je venais de goûter des
joies si simples et si pures, ce langage passionné me choqua comme
FERNAND. 21
un son faux et discordant. Et puis, toujours la même chose ! Je n'ai
pas eu le courage d'aller jusqu'au bout : je lirai le reste dans quel-
que roman nouveau.
Adieu. Quand tu seras las du bruit et de la foule, viens te reposer
auprès de moi ; tu trouveras toujours sur le pas de ma porte deux
bras amis qui s'ouvriront pour, te recevoir.
KARL STEIPr A PERNAND DE PEVEXEY.
Ainsi tu romps avec la société : il faudra bien que la société s'en
console. Vis aux champs, s'il te plaît d'y vivre. Les gentilshommes
d'autrefois, qui valaient bien ceux d'aujourd'hui, cultivaient leurs
terres et faisaient du bien à leurs paysans; je ne pense pas que ce
soit déroger que 'd'en faire autant. Seulement n'oublie pas que ton
père ne fut un homme heureux que parce qu'il fut un homme utile.
Être utile, c'est la question. « Si vous vous sentez les passions assez
modérées, écrivait un philosophe à je ne sais quel gentillâtre qui lui
demandait conseil; si vous vous sentez l'esprit assez doux, le cœur
assez sain pour vous accommoder d'une vie égale, simple et labo-
rieuse, restez dans vos domaines, faites-les valoir, travaillez vous-
même, soyez le père de vos domestiques, l'ami de vos voisins, juste
et bon envers tout le monde; servez Dieu dans la simplicité de votre
cœur : vous serez assez vertueux. » ïoi, cependant, ne te hâte point
de décider irrévocablement de tes goûts, de ta vocation et de ta des-
tinée; tu es sous le coup de préoccupations trop vives pour pouvoir
encore sainement en juger. A Dieu ne plaise que je te blâme de
songer à régler ta vie! J'écrirais volontiers, comme Pline le jeune,
que le cours régulier des astres ne me fait pas plus de plaisir que
l'arrangement dans la vie des hommes. Seulement, attends le calme
et la réflexion; mets de l'ordre dans tes sentimens avant d'essayer
d'en mettre dans l'agencement de ton existence. On ne jette pas
l'ancre en pleine mer durant la tourmente.
Ici, rien de nouveau. M"'^ de Rouèvres est souffrante; elle ne voit
et ne reçoit personne. On ne se gêne pas, dans le monde, pour attri-
buer à ton absence ce soudain amour de retraite et de solitude. Le
monde est une petite ville où tout se sait. Je ne vois guère que le
mari qui, fidèle à la tradition, ne soit pas dans le secret de la co-
médie. Fasse le ciel qu'il vive toujours dans la même ignorance!
car je ne le crois pas homme à prendre patiemment son malheur.
22 REVUE DES DEUX MONDES.
Plus il aurait poussé loin la confiance et l'aveuglement, plus il se-
rait implacable dans son ressentiment et terrible dans sa vengeance.
C'est une de ces âmes inflexibles dans leur droiture, qui pardonnent
d'autant moins, que pour leur propre compte elles n'ont pas be-
soin d'indulgence. Il aime sa femme, j'en ai la conviction, d'un
amour plus profond et plus vrai que n'a jamais été le tien. Outragé
dans son honneur et blessé dans son affection, j'ignore à quel parti
il se résoudrait; mais à coup sûr ce ne serait point à la résigna-
tion. Je l'ai vu dernièrement; il m'a semblé tristement préoccupé
de l'état maladif de la comtesse. Je lui ai conseillé les eaux et les
voyages. 11 y avait songé; mais la comtesse s'y refuse. C'est fâcheux :
un petit voyage au Spitzberg aurait bien fait ton affaire. Bref, c'est
là qu'en sont les choses. Pousse au dénouement : j'ai hâte de nous
savoir sortis de cette maudite galère.
FERXAXD DE PEVESEY A KARL STEIN.
Il semble qu'en retournant à Mondeberre j'ai remonté le cours de
ma jeunesse et ressaisi par le bout de leurs ailes mes années envo-
lées. Mon cœur se délasse et s'apaise; je n'entends plus en lui que
le roulement sourd de la tempête qui s'éloigne. Souvent j'ai vu la
Sèvres , grossie par les pluies d'orage, déborder et couvrir de limon
et de sable nos champs et nos guérets; ce n'était qu'en rentrant dans
son lit qu'elle reprenait, au bout de quelques jours, la transparence
de ses ondes : c'est l'image de ma destinée. Quoi que tu puisses dire,
je vivrai sous ce coin de ciel; la réflexion, mes instincts et mes goûts,
tout m'y fixe et tout m'y enchaîne. Je ne serai pas inutile au bien-
être de ces campagnes. Je me suis écrié d'abord, comme Alexandre,
que mon père ne m'avait laissé rien à faire; mais, en y regardant de
plus près, j'ai compris que dans la voie des améliorations, quelle
qu'en soit d'ailleurs la nature, le mieux est toujours à trouver. Je
fais de grands projets; si je parviens à en réaliser quelques-uns, ma
vie n'aura pas été stérile. Je fais aussi de doux rêves; s'ils ne m'échap-
pent pas tous, ma vie n'aura pas été sans bonheur. Tu le vois, c'est
un parti pris : déjà je construis des granges, je plante des peupliers,
j'ouvre des chemins vicinaux. Cette activité du corps me repose des
fatigues de l'amc. Tous ces détails de la vie rustique, au milieu des-
quels je me suis élevé, me charment et m'attirent au-delà de ce que
je pourrais exprimer. La terre est bonne à ceux qui l'aiment et qui
la cultivent. Tu ne sais pas, toi, de quel amour on se prend à Taimer,
et combien cet amour, à rencontre de quelques autres, est sain au
cœur et à l'esprit! Le soir, je monte à cheval, et la journée s'achève
à Mondeberre. Là, on cause, on lit, on parle de ce qu'on a lu; quelque
vieux gentilhomme du voisinage vient se mêler à l'entretien. M'^"* de
Mondeberrre se met au piano et chante; on va s'asseoir sur le banc de
pierre, sous les touffes de lilas et de faux ébéniers, ou bien, si la
soirée est belle, on fait atteler la calèche, et l'on gagne Mortagne ou
Tiffauges. On admire le paysage, on s'arrête devant les ruines, on
évoque les vieux souvenirs. Près de se quitter, on s'étonne de la
fuite des heures , et l'on se sépare en échangeant ce doux mot : A
demain! Si je compare l'existence que je mène ici avec celle que je
menais là-bas: ici, le repos dans le travail, des jours sereins, des
relations paisibles, de chastes affections avouées à la face du ciel; là-
bas, l'agitation dans l'oisiveté, les soucis rongeurs, les efforts im-
puissans d'un amour épuisé, les querelles à essuyer, les soupçons à
subir; tous les tiraillemens, toutes les exigences d'une passion qu'on
ne partage plus, tout cela dans l'ombre et n'osant se montrer : alors
je me demande comment il s'est pu faire que j'aie vécu là-bas de
cette rude vie, lorsque j'avais ici un Éden ouvert à toute heure.
M"^ de Mondeberre est charmante; telle dut être sa mère à seize
ans. Je ne sais rien de plus poétique ni de plus touchant que l'inté-
rieur de ces deux femmes, qui, sans autre ressource que leurs ten-
dresses mutuelles, se font l'une à l'autre un monde toujours nou-
veau. Je ne pense pas qu'il soit possible de rencontrer entre deux
créatures plus d'harmonies et de rapports, plus de sympathies et
de convenances. Leurs cheveux ont la même nuance, leurs yeux le
même azur, leurs lèvres le même sourire , leur ame et leur esprit
le même goût et le même parfum. Seulement, à cause de son édu-
cation soHtaire , n'ayant jamais quitté le domaine où elle a grandi ,
M"^ de Mondeberre a quelque chose de plus agreste et de plus sau-
vage qui ne messied point aux grâces de la jeunesse. Élevée loin du
monde, elle en ignore le langage et les habitudes; mais il y a en éUe
cette élégance de race, cette distinction native que le monde n'en-
seigne pas. Elle est à la fois simple et fière, intelligente autant que
belle. Pourquoi ne le dirais-je pas? Parfois, en la contemplant en
silence, je me prends à songer au temps où j'approchais mes lèvres
de cette fleur, alors en bouton; aux jours où mes doigts jouaient fa-
mihèrement avec ces cheveux d'or, où ma main pressait cette main,
où mon bras enlaçait cette taille. A ces souvenirs , malgré moi confus
St% REVCE DES DEUX MONDES.
et troublé , je sens un frisson courir de mes pieds à ma tête , et je
n'ose m'avouer ce qui se passe dans mon cœur.
Mais, ami, que te conté -je là? Je voulais te parler d'Arabelle.
Toutes ses lettres m'appellent à grands cris. Si tu la vois, dis, comme
moi, que je fais bâtir, que j'ai trois procès sur les bras, et qu'avec
la meilleure volonté du monde, il m'est encore impossible de fixer
l'époque de mon retour. Je lui ai écrit ce matin. En voici pour dix
jours au moins, dix jours de repos, d'oubli, de pleine liberté! J'en
suis depuis long-temps à tout ce que la tendresse a de plus calme
et de plus fraternel. Il ne tiendrait qu'à elle de comprendre, mais il
paraît que ces choses-là ne s'entendent pas à demi-mot. Elle souffre,
j'hésite et j'attends. Ce qu'il y a de vraiment désastreux, c'est que
son amour semble augmenter à mesure que le mien s*en va. Si je
mets trois bémols à mon style, elle me répond avec six dièzes à la clé;
il faudra pourtant bien qu'elle en vienne à s'apercevoir que nous ne
jouons plus dans le même ton.
Sais-tu que tu m'épouvantes avec les vengeances de M. de Rouè-
vres? J'en rêve toutes les nuits. Tu sais quel cas je fais de cet
homme. Mais depuis quand as -tu découvert l'ame d'Othello sous
cette froide enveloppe? J'imagine que tu veux rire. S'il aimait sa
femme comme tu le dis, son amour eût été moins patient, moins
aveugle, et voici long-temps quMl nous aurait tués tous deux.
LE MÊME AU MÊME.
Je ne sais jusqu'à quel point mes lettres t'intéressent; mais je me
suis fait une si douce habitude de t'ouvrir mon cœur comme un livre
dont je tournerais moi-même les feuillets, qu'il me serait désormais
impossible d'en agir autrement avec toi. Si le livre t'ennuie, l'érme-
le, sans te préoccuper de l'amour-propre de l'auteur. J'ai toujours
pensé que ce doit être une chose bonne et profitable d'écrire jour
par jour l'examen de sa propre vie. On s'habitue ainsi à se tenir
constamment vis-à-vis de soi-même comme devant un juge. On se
surveille avec plus de soin; on apporte plus d'ordre dans ses actions
et dans ses sentimens. Lorsqu'on sait qu'il faut chaque soir, sous la
dictée de sa conscience, faire le relevé de la journée qui vient de
s'écouler, on en devient plus circonspect et nécessairement meil-
leur; on y gagne de se mieux connaître et de discipliner son cœur.
Tu comprends qu'à ces fins il m'est doux [de t'écrire, puisque j'en
FERNAND. 25
retire à la fois les bénéfices d'une confession et le charme d'une con-
fidence.
Ce soir, que te dirai-je? Je suis triste, et ne sais pourquoi,
.l'arrivé de Mondeberre. En ouvrant la porte du parc, j'ai entrevu
M"^ de Mondeberre suspendue au bras d'un étranger qui m'a paru
jeune, élégant et beau. Tous deux suivaient l'allée des marron-
niers, et semblaient causer affectueusement. J'ai craint de trou-
bler un si doux entretien; n'aimant point d'ailleurs les visages nou-
veaux, j'ai refermé doucemenc la porte, et m'en suis revenu sans
avoir été remarqué. J'étais parti joyeux et léger; je suis revenu
sombre et taciturne. Pourquoi? Je l'ignore. En rentrant chez moi,
j'ai grondé mes gens et rudoyé mes chiens. ïe paraît-il convenable
que M"^ de Mondeberre se promène ainsi, le soir, dans un parc,
seule au bras d'un jeune homme? En fin de compte, cela ne te regarde
pas, ni moi non plus. Je dis seulement que c'est singulier. Depuis
mon retour, M"*' de Mondeberre ne s'est pas une seule fois appuyée
sur mon bras. Mais ce jeune homme est sans doute le fiancé d'Alice?
C'est tout simple : il faudra bien qu'un jour Alice se marie. Je viens
d'y songer pour la première fois. Je suis triste, ami, jusqu'aux larmes.
Qui m'aime ici? Dans la solitude de mon cœur, j'en viens à regretter
l'amour orageux d'Arabelle. Je m'écriais l'autre jour que la nature
est bonne; je me trompais, la nature n'est qu'indifférente : nous
l'associons à toutes les dispositions de notre ame, mais elle ne se
soucie ni de nos joies ni de nos douleurs. Je suis seul, j'appelle : pas
une voix ne me répond. Pourtant, mon Dieu! que cette nuit est belle î
Qu'il serait doux à la clarté de ces étoiles, au milieu de tous ces
parfums et de tous ces murmures qui montent de la terre au ciel
comme des flots d'encens et d'harmonie, qu'il serait doux de reposer
son front sur un cœur adoré , et de mêler une hymne d'amour aux
concerts de la création ! Peut-être qu'à l'heure où je t'écris, ces deux
jeunes gens errent encore sous les ombrages tutélaires; ils s'aiment ,
ils sont heureux.
LE MÊME AU MÊME.
Je ne suis pas retourné à Mondeberre. En ceci, je n'ai fait qu'obéir
à un sentiment naturel de réserve et de discrétion. Je dois dire aussi
que ce Heu a quelque peu perdu pour moi de son charme et de sa
poésie. Pourquoi? Je ne sais trop; peut-être m'était-il doux de penser
que j'étais seul admis dans l'intimité du sanctuaire. Toujours est-il
26. REVUE DES DEUX MONDES.
que cen*fist plusle mérae prestige. II n'est pas douteux que l'étranger
de l'autre soir ne soit le fiancé d'Alice. Ce matin, je les ai vus passer
tous deux, achevai, dans le sentier du bord de l'eau. Je n'avais pas
eucore vu M"*' de Mondeberre en amazone : j'ai souffert de la voir
ainsi. Je n'ai jamais aimé les femmes qui montent à cheval. On a
remarqué, peut-être avec raison, qu'elles manquent en général de
tendresse et de sensibilité. Il est très vrai qu'à cet exercice leurs
grâces primitives s'altèrent; leur caractère , leurs goûts et leur allure
y prennent quelque chose de hardi, de viril et d'aventureux qui les
dépouille de leurs plus charmans privilèges. La bride et la cravache
ne sont pas faites pour ces mains délicates; le chapeau de l'homme
ne sied point à ces aimables fronts* Et puis, comprends-tu que M"^ de
Mondeberre laisse ainsi sa fille courir les champs à l'aventure, en
compagnie de ce jeune homme? Tout ceci me gâte un peu mon pa-
radis et mes deux anges.
LE MÊME AU MEME.
Rien n'est changé dans ma vie. D'où vient donc que mon cœur est
rempli d'allégresse? Pourquoi triste hier et joyeux aujourd'hui ? l\
faut toujours en revenir à cette exclamation banale : cœur de l'homme,
abîme mystérieux !
Je me suis levé, ce matin, résolu, comme la veille, à ne point
aller à Mondeberre. Le soir, j'ai pris, sans y songer, le sentier ac-
coutumé, et suis arrivé à la porte du parc, décidé à ne point en fran-
chir le seuil. Bref, je suis entré; le parc était désert. J'allai droit au
château, et trouvai au salon M"*" de Mondeberre seule avec l'étranger,
tous deux au piano, à la fois riant, chantant et causant. Je crus
comprendre que j'étais de trop , et je songeais à m'esquiver, quand
M*'^ de Mondeberre me retint et me présenta à M. de B., son cousin.
Pour le coup, c'était un prétendu, car, de tout temps, les cousins
ont plus ou moins épousé leurs cousines. Nous n'eûmes pas échangé
vingt paroles, que je le tins pour un fat et un sot. Il est des hommes
qu'on hait à première vue; je sentis tout d'abord que je haïssais
celui-ci. Il avait une certaine façon d'appeler Alice sa jolie cousine,
qui me donnait envie de lui tordre le cou. £n l'examinant bien, je
lui trouvai une beauté vulgaire, sans ame et sans intelligence, une
élégance prétentieuse , une jeunesse compromise par un menaçant
embonpoint. Ses gestes, son maintien, son langage, tout en lui me
FERNAND. 27
déplaisait, jusqu'au son de sa voix, à ce point que, moi qui ne suis
point d'iiumeur agressive, j'aurais payé cher le droit de le provoquer.
M"^ de Mondeberre semblait le trouver charmant : elle souriait à
tout ce qu'il disait, et pour moi n'avait pas un regard. Je ne puis
dire ce que j'ai souffert ainsi pendant une heure. M. de B... causait
avec sa cousine; je mêlais à peine quelques mots à la conversation.
Je voulais me retirer, mais une main de fer me scellait à ma place.
M""® de Mondeberre entra; elle me demanda pourquoi on ne m'avait
pas vu tous ces jours. En cet instant, Alice, qui parlait avec son
cousin dans l'embrasure d'une fenêtre, partit d'un frais éclat de rire;
je me fis violence pour ne pas aller les étrangler tous deux. Enfin,
je me levai. Me voyant prêt àm'éloigner, M. de B... me demanda si
j'étais venu à cheval. Sur ma réponse affirmative, il m'offrit de m'ac-
compagner jusqu'à Peveney, car c'était son chemin pour retourner à
Nantes. J'acceptai avec empressement; le compagnon n'était guère
de mon goût , mais il me souriait de ne le point laisser au logis.
« Quoi ! vous nous quittez si tôt ! s'écrièrent M™'' de Mondeberre et
sa fille en s'adressant au beau cousin. — Il le faut, répondit M. de B...;
Pauline m'attend ce soir. » Je ne sais pourquoi ce nom de Pauline
fut comme un rayon de soleil traversant la nuit de mon cœur.
« J'espère, ajouta M™^ de Mondeberre, qu'à votre prochaine visite,
vous nous amènerez mon aimable cousine. » Je pensai qu'il s'agissait
d'une sœur; le rayon s'effaça, mon cœur retomba dans sa nuit.
Cependant nos chevaux attendaient dans la cour du château. Alice
et sa mère se mirent à la fenêtre pour nous voir partir et nous en-
voyer le dernier adieu. Une fois en selle, nous les saluâmes de la
main, et, comme nous nous éloignions au pas allongé de nos bêtes,
j'entendis M'"^ de Mondeberre s'écrier : ce Gaston , embrassez pour
moi votre femme ! » A ces mots , je me sentis si léger, qu'il me
sembla que la brise allait m'enlever comme une plume. Il se fit en
moi un de ces coups de vent qui balaient le ciel en moins d'une mi-
nute. Je me pris bientôt à causer avec M. de B.... Je m'étais singu-
lièrement abusé sur son compte. Durant le trajet de Mondeberre à
Peveney, j'appris à le connaître et à l'apprécier. C'est un jeune
homme charmant, joignant aux plus nobles qualités de l'ame les
dons les plus précieux de l'esprit. En arrivant à Peveney, nous étions
déjà de vieux amis. Nous nous reverrons, à coup sûr.
Telle est l'histoire de ma journée. Je t'écris, comme l'autre soir,
à la même h^ure, près de ma fenêtre ouverte. La nature est bonne,
la solitude est douce. En cet instant, la lune éclaire le sentier où j'ai
28 REVUE DES DEUX MONDES.
VU passer hier M"« de Mondeberre «^ cheval; qu'elle était belle , gra-
cieuse et charmante avec sa jupe d'amazone et ses blonds cheveux
au vent! on eût dit une jeune guerrière. Qu'ai-je donc aujourd'hui,
et d'où vient à mon cœur la douce ivresse qui l'inonde? Abîme,
abîme mystérieux !
KARL STEIN A FERXAND DE PEVENEY.
Pardieul je te trouve plaisant avec tes mystérieux abîmes. En
tout ceci, je n'aperçois ni plus d'abîmes que sur ma main, ni plus
de mystères que d'étoiles en plein midi. Tu aimes M"® de Monde-
berre. Eh bien! mon cher garçon, je n'y vois pas grand mal. Elle
est jeune, elle est belle; tu es jeune encore, et, nous pouvons le dire,
passablement tourné. Vos propriétés se touchent : les armoiries de
Peveney écartelées de Mondeberre ne feront point mal sur un écusson .
Si vous vous aimez, il faut vous marier, mes enfans. Et pourquoi pas,
Fernand? Ce n'est pas moi qui t'en voudrais blâmer. La famille, à tout
prendre, est une bonne chose , et je ne sache pas que nos socialistes
modernes aient rien imaginé de mieux. J'ai long-temps réfléchi
sur tes goûts et sur ton caractère : je te dois cette justice , qu'au
milieu même de tes plus grands écarts, j'ai toujours reconnu en toi
une ame amie de l'ordre et du devoir. Je te crois né pour le mariage,
et j'ai la conviction que, si ton choix est bon, tu goûteras en cet
état, le seul convenable en ce monde, tout le bonheur qu'il est permis
de goûter ici-bas. Je me réjouis donc de te voir rôder, peut-être à
ton insu, autour de la vraie destinée de l'homme; je te sens près de
trouver ta voie. Seulement, ne te hâte pas; que ton cœur se repose
encore; avant de l'offrir et de le donner, laisse-lui le temps de s'épu-
rer et de refleurir; qu'il soit digne de l'enfant qui l'aura su charmer.
Et puis, Fernand, puisqu'il en est ainsi, tu dois à M™" de Rouè-
vres, tu dois surtout à M^'' de Mondeberre d'en finir, sans plus at-
tendre, courageusement et loyalement avec le passé. N'outrage ni
tes souvenirs ni tes espérances. Que M'"* de Rouèvres ne puisse
jamais supposer que tu l'as délaissée pour former de nouveaux liens;
qu'elle ait du moins, dans son abandon, la consolation de se dire
que tu ne l'as point sacrifiée à une rivale plus belle et plus jeune,
mais que ton amour a cessé parce que tout finit sur la terre. D'une
autre part, que M"** de Mondeberre ne puisse jamais soupçonner que
ton amour pour elle a germé dans les cendres encore tièdes d'un
FERNAND. 29
autre amour à peine éteint, et que tu as profané son image en la
mêlant ans. préoccupations d'une passion agonisante. Respecte ces
deux femmes, l'une parce que tout amour est respectable, même
celui qu'on ne partage plus; l'autre, parcd qu'on ne saurait entourer
de trop de soins et de vénération ces jeunes et blanches âmes qui
n'ont point secoué leur poussière virginale.
C'est tout ce que j'avais à te dire. Je me suis présenté plusieurs fois
pour voir M''^^ de Rouèvres; la comtesse est inabordable. Quant aux
vengeances du mari, n'en ris pas. Cet homme est étrange; il lui
échappe parfois , dans l'entretien le plus paisible , des mots qui me
le font regarder avec stupeur. Sous des dehors d'une simplicité réelle,
il cache une énergie qui serait terrible au besoin. Heureusement, il
ne se doute de rien, et ne parle de toi qu'avec affection. Il se plaint
de ta longue absence, et veut t'écrire pour hâter ton retour. Ils sont
tous les mêmes. Adieu.
FERNAND DE PEVENEY A KARL STEIN.
Le soleil n'envahit pas tout d'un coup l'horizon; l'aube éveille
d'abord les oiseaux et les brises; l'orient blanchit et se colore; de
confuses rumeurs montent des vallées aux coteaux. Ainsi l'amour a
son crépuscule matinal , rempli de frais mystères et de préludes en-
chanteurs. Pourquoi donc avoir si brusquement éclairé mon cœur?
Pourquoi cet empressement à le dénoncer à lui-même? Pourquoi
m' avoir si tôt appris ce que sans toi j'ignorerais encore? Tu vas droit
au but, et ne vois pas que tu supprimes ainsi ce que l'amour a de
plus gracieux et de plus charmant, comme un homme qui retran-
cherait des spectacles de la nature les images et les harmonies qui
précèdent le lever du jour.
Ami, qu'as-tu fait? Je ne me doutais de rien; j'étais sans trouble
et sans déflance. Je me laissais aller mollement à la dérive du flot qui
me berçait, sans m'apercevoir seulement que j'avais quitté le rivage.
Je voyais cette enfant tous les jours, mais ce que j'éprouvais auprès
d'elle ressemblait si peu à ce que j'avais éprouvé jusqu'alors, que
j'étais loin d'imaginer que ce pût être de l'amour. Comment donc,
en effet, l'aurais-je soupçonné? L'amour n'avait été pour moi qu'une
fièvre des sens, un transport au cerveau, je ne sais quoi d'inquiet et
de maladif qui, même au plus fort de l'ivresse, pesait sur mon front
comme une atmosphère orageuse. L'ame désordonnée d'Arabelle
30 REVUE DES DEUX MONDES.
avait envahi tout mon ôtre; l'amour ne m'était connu que par ses
fureurs. Comment aurais-je pu, près d'Alice, me croire atteint de ce
même mal dont j'étais encore meurtri «t tout brisé? Le naufragé qui
n'a vu l'océan que soulevé par les tempêtes reconnaît-il dans l'onde
unie comme un miroir la mer en courroux qui l'a jeté sans vie sur la
grève? Je m'oubliais auprès de cette enfant comme au bord d'un lac
pur et paisible. Je respirais sa jeunesse, et la sérénité de son regard
descendait insensiblement dans mon sein. En la voyant, tous mes
sens étaient ravis, sans qu'il me vînt à l'idée de me demander
pourquoi. Sa beauté me pénétrait comme une douce flamme. Au lieu
de me troubler, quand mon passé grondait dans mon sein, sa seule
présence suffisait à me calmer, pareille à l'étoile mystérieuse qui
apaise les flots irrités. Le son de sa voix me charmait à mon insu,
>aiDsi que le murmure des brises dans les bois; son sourire se jouaît
au fond de mon ame comme un rayon de lune dans le cristal d'une
source. Lorsqu'elle marchait, c'était un fil de la Vierge qui glissait
sur l'azur du ciel. Pouvais-je deviner, à ces enchantemens, l'amour
éclos ou près d'éelore? Je ne soupçonnais rien , je ne prévoyais rien;
je subissais le charme sans songer à m'en rendre compte.
Malheureux, tu as changé tout cela! En éclairant mon cœur, tu
as effarouché toute une jeune couvée d'espérances qui ne faisaient
que d'y naître, et qui commençaient à peine de gazouiller. Depuis
que tu m'as dit ce que je ne m'étais pas encore dit à moi-même, je
ne sens en moi que trouble et confusion. Je n'aborde plus Alice
qu'en tremblant. Je souhaite et je fuis sa présence; je la crains et je
la recherche. Contraint et silencieux auprès d'elle, loin d'elle je
m'agite et je souffre. Je pâlis sous ses regards; un de ses sourires
précipite mon sang ou l'arrête : que sa robe m'effleure en passant,
je frissonne de la tête aux pieds. Et cependant, ami, ce trouble que
j'éprouve est si chaste, que les anges eux-mêmes ne s'en effraie-
raient point; le mal que j'endure est si doux, que je ne voudrais pas
en guérir. Tu l'as dit, oui, c'est bien l'amour! c'est l'amour, ê mon
Dieu, je le sens aux divins transports de mon ame, qu'il épure tout
eu l'agitant! Je le reconnais au fier sentiment de mon être, qu'il
relève et qu'il améliore. C'est le céleste amour, tel que je le rêvais à
vingt ans, et dont je n'avais jusqu'à présent embrassé que l'imparfaite
image. Mais comment oser en parler? Où trouver des mots dont je
n'aie point profané l'usage? Le cœur est si ridie et la langue est si
pauvre! .Est-ce à toi d'ailleurs, témoin et confident de mes folies
tendresses, que j'ouvrirai mes nouveaux trésors? Mêlerai-jc dans ta
FERNAND. 31
pensée les noms d'Alice et d'Arabelle? Parerai-je un amour naissant
des dépouilles d'un amour évanoui? Ah 1 laissons-la germer en silence,
cette fleur du véritable amour; enveloppons-la d'ombre et de mys-
tère; craignons de la flétrir même en la regardant!
KARL STEIN A FERNAND DE PEVENEY.
Le temps presse. Je t'écrirai demain; aujourd'hui rien qu'un mot.
Fernand, tu n'as pas un jour, pas une heure, pas un instant à perdre.
Il y va de plus que ta vie. Après avoir lu ces lignes, écris à M""^ de
Rouèvres. Écris-lui que tout est fini, sans rémission, sans appel,
irrévocablement fini. Sois franc, sois ferme, sois brutal; plus de
pitié, point d'attendrissement. Qu'il n'y ait pas dans ta lettre un
terme ambigu, une phrase équivoque, pas un brin d'herbe où se rat-
tache l'espérance. Que ce soit comme un coup de hache assené par
un bras vigoureux. Porte toi-même cette lettre à la poste; assure-toi
qu'elle partira par le plus prochain courrier. Malheureux, que ne
peux-tu lui coudre des ailes! Fais ce que je te dis, aveuglément, sans
hésiter, sans demander pourquoi. Cela fait, sois prêt à tout, et tiens-
toi prudemment sur tes gardes.
FERNAXD DE PEVENEY A MADAME DE ROUEVRES.
Mes lettres vous offensent, mon silence vous blesse; quoi que je
puisse faire, je ne réussis qu'à vous irriter. Vous avez raison, le rôle
que je joue est indigne de vous et de moi, et, quoi qu'il m'en coûte,
j'aime mieux déchirer votre cœur que de le tromper. Arabelle, en
partant, je vous ai dit un éternel adieu. Ne pensez pas que ce sacri-
fice ne m'ait point demandé d'effort, ni que je m'y résigne aisément.
Je gémis autant que vous de la nécessité qui nous sépare; à cette
heure encore, si je croyais pouvoir quelque chose pour votre bon-
heur, j'oublierais que vous ne pouvez rien désormais pour le mien.
Mais le bonheur est un échange, et qui ne reçoit rien ne rend rien.
Rappelez-vous les luttes et les agitations au milieu desquelles nous
venons de vivre : je sentirais en moi le courage de recommencer une
pareille vie qvie. j'y renoncerais encore, ne voulant plus, ne devant
point vouloir d!un jeu funeste où je ne saurais risquer ma destinée
sans compromettre en même temps la vôtre. J'avais compté sur l'ab-
32 REVUE DES DEUX MONDES.
sence pour pacifier votre tendresse et pour en calmer les orages;
d'une autre part, j'avais espéré de l'influence de ces campagnes pour
reposer mon amour et pour en raviver les ardeurs; je m'étais abusé-
Votre tendresse s'est aigrie; de mon côté, je n'ai retiré de la solitude
que le sentiment réfléchi de mon impuissance et la résolution de ne
plus m*exiler de ces lieux, où me fixent mes goûts paisibles et mes
modestes ambitions. Ce n'est pas vous que je quitte, vous me serez
éternellement chère; c'est avec la passion que je romps, avec la vie
de trouble et de désordre qui en est inséparable et qui répugne à
tous mes instincts. Séparons-nous donc noblement, et qu'il ne se
môle point à nos larmes d'autre amertume que celle des regrets.
N'imitons point ces amans opiniâtres qui ne brisent leur chaîne qu'a-
près l'avoir arrosée de fiel et passent tout meurtris de l'amour à la
haine, sans laisser place au souvenir. Ma résignation n'a rien qui
vous doive outrager: je vous rends, jeune et belle, au monde où
vous régnez ; j'ensevelis dans la retraite une jeunesse qui touche à
sa fin , et dont vous aurez eu la plus belle part.
KARL STEIN A FERNAND DE PEVENEY.
Tandis que là-bas tu te couronnais de bleuets et de pâquerettes,
voici ce qui se passait ici.
Hier, au saut du lit, sur le coup de dix heures, je venais d'achever
la lecture de mon journal, et, dans cette position éminemment mé-
ditative qui consiste à se tenir assis sur le dos, je digérais noncha-
lamment les billevesées politiques et littéraires qu'on me sert chaque
matin sous bande, en guise de déjeuner intellectuel, lorsque le jeune
esclave qui cumule dans mon intérieur les fonctions de groom et de
valet de chambre vint m'annoncer d'un air mystérieux qu'une dame
voilée demandait à me parler. Ce ne pouvait ôtre que M"* de Rouè-
vres : c'était elle. Elle se précipita comme une lionne dans mon ca-
binet, et sans me donner le temps de dire un mot : ce Que se passe-t-il?
que fait Fernand? pourquoi ne revient-il pas? Vous le savez; parlez,
ne me cachez rien : la mort vaut mieux que l'incertitude dans la-
quelle je vis depuis ce funeste départ. » Sa voix était brève, son visage
pâle, son regard fiévreux. J'essayai de la calmer; mais elle m'inter-
rompit aussitôt, a II ne m'aime plus! il ne m'aime plusl » Et se lais-
sant tomber dans uu fauteuil, elle éclata en sanglots. Bien que je
FERNAND. 33
sois peu sensible aux émotions de cette nature, sa douleur me tou-
cha. Je me décidai à mettre en jeu tout ce que le ciel m'a départi
d'éloquence pour lui démontrer que tu n'avais point cessé de l'ai-
mer. M""* deRouèvres m'arrêta court, et je dus essuyer une bordée
d'imprécations à ton adresse, dans lesquelles les noms d'ingrat, de
parjure et de traître ne te furent point épargnés. Je pensai que tu
avais porté le dernier coup, et que tout était fini. Il ne me restait
plus qu'à prêcher la résignation. Je hasardai donc quelques maximes
aussi neuves que consolantes sur l'instabilité des affections hu-
maines; mais à peine eut-elle compris où je voulais en venir, qu'elle
se récria en demandant d'un ton superbe si je la jugeais indigne de
ton cœur et de ton amour. Ne sachant plus à quel saint me vouer, je
pris le parti de m'en tenir à mon rôle d'honnête homme, le plus
simple et le plus facile en ceci comme en toutes choses. Comprenant
enfin qu'en venant à moi, elle n'avait obéi qu'au pressentiment de
sa destinée, je résolus, tout en ménageant son orgueil et son déses-
poir, de déchirer le voile que tu n'avais fait encore que soulever.
Je commençai par protester de la sincérité de ta tendresse; puis j'en
vins doucement à lui laisser entrevoir que. votre attitude vis-à-vis de
M. de Rouèvres répugnait à la loyauté de ton caractère autant qu'à
ton amour la vie de ruse et de duplicité que vous aviez dû vous im-
poser vis-à-vis du monde. Ici,«ouvel embarras! « N'est-ce que cela?
s'est-elle écriée; je suis prête à lui tout sacrifier avec joie. Qu'il
dise un mot; honneur, fortune, considération, je foule tout aux
pieds pour aller vivre seule avec lui au fond des bois. » A mon tour
je me récriai; je m'efforçai de lui faire entendre qu'on ne vit pas
au fond des bois, que la passion n'est point éternelle, et qu'une
heure arrive infailliblement où la raison reprend son empire. Mais
Voici bien une autre fête! Voici qu'au plus bel endroit de mon ser-
mon, on vient m'annoncer qu'un étranger est là, qu'il demande à
m'entretenir, qu'il n'a pas un moment à perdre. Je me jette hors de
mon cabinet, et me trouve nez à nez avec M. de Rouèvres, aussi
grave, aussi froid, aussi calme que d'habitude, (c Rien qu'un mot,
me dit-il en refusant de s'asseoir. Ayant à vider une petite affaire,
i'ai pensé qu'il ne vous déplairait pas de me servir de témoin. Ce
soir, ^ huit heures, au bois de Vincennes, puis-je compter sur vous?
ToujoUïç et partout, répondis-je. Cette affaire... — Est de celles
qui ne s'arrangc^nt pas. — Puis-je savoir?.... — Rien n'est plus
simple. » Et là-dessus, de me raconter que la veille, dans un raout,
en passant près d'un groupe de jeunes gens qui ne le soupçonnaient
TOME IV. 3
34 REVUE DES DEUX MONDES.
pas si près, il avait entendu prononcer le nom de sa femme et le
tien. <( Le monde est infâme, ajouta-t-il; rien n'est sacré pour lui. Il
s'attaque aux plus nobles âmes, il outrage les liens les plus purs. »
Juge de ma consternation. Confident des amours de la femme,
devais-je assister le mari dans une semblable lutte? L'honneur me
criait que non; mais comment éluder la tâche que j'avais acceptée?
«A ce soir donc! dit le comte en se retirant. — A ce soirl répétai-
je sans oser lui toucher la main. » Je retrouvai Arabelle plus morte
que vive, l'œil hagard, la bouche livide. Elle avait tout écouté, tout
entendu. Elle demeura long-temps muette, à me regarder d'un
air égaré. «Je suis perdue! » me dit-elle enfin. — Je tâchai de la
rassurer, mais à tout ce que je pus dire, elle ne répondit que ces
mots : (c Je suis perdue! je suis perdue! » Quand je la vis près de
se retirer : a Qu'allez-vous faire? lui demandai-je avec anxiété. —
Je n'ai plus que deux refuges, dit-elle : si l'un m'échappe, l'autre,
plus sûr, ne me manquera pas. » Je l'obligeai à se rasseoir; je
m'épuisai à lui prouver qu'il fallait attendre, que rien n'était déses-
péré, qu'elle allait tout compromettre en tout précipitant. Tout ce
que je pus obtenir d'elle fut qu'elle ne déciderait rien sans m'avoir
consulté. Elle partit. Je restai plus d'une heure à la même place,
sondant avec effroi l'abîme entr'ouvert sous tes pieds. Le temps
fuyait. Je t'écrivis à la hâte quelques lignes seulement, pour te
crier gare ! A sept heures, on vint m'avertir que la voiture du comte
m'attendait à la porte. Durant le trajet, M. de Rouèvres s'entre-
tint avec moi comme s'il se fût agi d'un rendez-vous de chasse.
Arrivé sur le terrain, les conditions du combat une fois réglées, il
prit une épée et se mit en garde. Ce fut l'affaire d'un instant. Je vis
sa lame voltiger, s'allonger, glisser comme un éclair, puis se re-
lever et rester immobile, tandis que notre adversaire tombait raide
sur le gazon. Ce n'est pas tout : il en restait un autre, un joli jeune
homme, mince comme un roseau, blanc et rose comme une fille
de quinze ans, cigare au bout des lèvres, œillet rouge à la bouton-
nière. Les témoins ayant décidé, pour égaliser les chances, que
cette seconde affaire se viderait au pistolet, tous deux se placèrent
à quarante pas de distance et marchèrent armés l'un sur l'autre
Au bout de dix pas, le jeune homme fit feu; M. de Rouèvres ne
broncha pas. Ce beau fils est un jeune brave : il s'efïaca, c/xusa tran-
quillement ses bras sur sa poitrine, et continua de fumer, tandis que
M. (le Uouèvrcs s'avançait, pistolet au poin^^ A quinze pas, le comte
l'aj.ista et lui enleva le cigare qu'il tenait à la bouche, ce Pardieul
FERNAND. 35
monsieur, dit le jeune homme avec humeur, vous êtes un mala-
droit! — Au contraire, monsieur, répliqua M. de Rouèvres : on ne
fume pas sous les armes. )) Cela dit, il salua froidement et gagna sa
voiture, aussi calme que s'il venait de tuer un lièvre et de manquer
un lapereau. Fernand, si tu te bats jamais avec ce diable d'homme,
que ce soit à coups de faux, à coups de sabre, à coups de canon;
mais garde-toi de l'épée et du pistolet.
Tel est le récit fidèle des évènemens de la journée d'hier. Main-
tenant, que va-t-il se passer? A la grâce de Dieu. Voici pourtant où
t'aura conduit ton système de ménagemens et de temporisation ! Ou
je me trompe fort, ou tu vas te trouver acculé dans la plus horrii)!e
impasse où puisse s'étouffer la destinée d'un galant homme. Ne
comprends-tu pas , malheureux , que cette femme , depuis ton dé-
part, ne cherche qu'un prétexte pour s'aller jeter dans tes bras? La
passion suffirait à l'y précipiter; mais penses-tu qu'elle hésite à cette
heure, qu'elle se sent dénoncée à l'opinion et qu'elle voit son mari
sur la voie de son déshonneur? Les sacrifices lui coûteront d'autant
moins qu'elle n'a plus grand'chose à perdre, et qu'il n'est rien d'ail-
leurs qu'elle ne sacrifiât avec joie à l'espoir de réveiller ton cœur et
de ressaisir ton amour. Voyons, qu'as-tu fait pour parer le coup
qui te menace? Cette lettre de rupture est-elle écrite? est-ce franc,
net, décisif? Ta main n'a-t-elle point tremblé? Ce n'est plus d'Ara-
belle qu'il s'agit cette fois, c'est de ton repos, de ton avenir, de ta
vie tout entière. Puisse cette lettre arriver assez tôt! Si, fidèle à sa
promesse, M'''*' de Rouèvres ne tente rien sans m'avoir revu, sans
m'avoir consulté, rien n'est perdu. Je lui dirai, moi, que tu ne l'aimes
plus; ce courage que tu n'as pas eu, je l'aurai pour vous sauver tous
deux .[Mais qui me dit qu'il en est temps encore? qui me dit qu'à cette
heure M"'^ de Rouèvres n'est pas sur la route de Peveney?
P, S. Bon courage, ami! rien n'est désespéré. Je n'ai pu arriver
jusqu'à la comtesse ; mais j'ai vu le comte, qui m'a paru d'une séré-
nité parfaite. Il parle d'enlever sa femme pour la mener aux eaux.
Je ne m'étonnerais pas que la conduite qu'il vient de tenir rendît
-^'•abene au sentiment de ses devoirs. On a vu de ces retours sou-
dams . ie crois même qu'on en cite jusqu'à trois exemples. x\dieu
donc! Mon amitié, trop prompte à s'alarmer, s'était exagéré les dan-
gers de la situatioQ : tout est calme, rassure-toi.
36 REVUE DES DEUX MONDES.
Les deux dernières lettres de Karl Stein surprirent brusquement
M. de Peveney au milieu de ses rêves de félicité rustique. L'une
fut réclair, l'autre le coup de foudre. Fernand vit son passé se dresser
comme un mur prêt à lui barrer l'avenir. Après avoir écrit à M"* de
Rouèvres et porté lui-même sa lettre 5 la poste, conformément aux
ordres qu'il avait reçus, M. de Peveney compta les beures avec une
anxiété qu'on peut imaginer sans peine. Il connaissait le sang-froid
de son ami aussi bien que l'exaltation de sa maîtresse; il avait com-
pris , au premier cri d'alarme , que le danger était imminent. Le
lendemain, levé avant l'aube, il attendit l'arrivée du facteur dans
d'inexprimables angoisses. En lisant le récit que lui faisait Karl Stein,
ses perplexités redoublèrent. Il pressentit dans sa destinée quelque
chose d'irréparable. Cependant les dernières lignes le rassurèrent,
et, en calculant que la lettre qu'il avait écrite la veille arriverait le
lendemain à son adresse, il se remit de son épouvante.
Il alla, le soir, à Mondeberre; il y porta les préoccupations qui
l'agitaient encore malgré lui. Il y fut distrait, sombre, taciturne.
M"'' de Mondeberre en fit la remarque tout haut. Alice se mit au
piano et chanta les airs qu'il aimait, tandis que sa mère l'interro-
geait avec une discrète sollicitude; mais plus ces deux femmes s'em-
pressaient autour de lui, plus il sentait augmenter sa tristesse. Il
s'en revint en proie à une dévorante inquiétude, oppressé, mal à
l'aise, comme si l'air avait été chargé de tempêtes. L'air était frais
et le ciel pur : il n'y avait d'orageux que son cœur. En approchant
de sa maison, il aperçut dans l'ombre une voiture attelée devant sa
porte. Ses jambes se dérobèrent sous lui , et son front se mouilla
d'une sueur froide. Il eut la pensée de s'enfuir. Il s'enfuit en effet
et ne rentra que bien avant dans la nuit; mais il ne put s'empêcher
de sourire de ses terreurs et de gourmander sa faiblesse, en appre-
nant que la voiture qui l'avait si fort effrayé était celle de Gaston de
B...., qui, se trouvant dans le voisinage, était venu pour lui serrer
la main.
Le jour qui suivit fut le jour de la délivrance. Le facteur ayant
passé sans s'arrêter, Fernand augura bien du silence de son ami et
du silence d'Arabelle. En même temps, il se dit qu'à cette heur^ ^^
lettre de rupture était nécessairement entre les mains dp J^^'"* de
Rouèvres. Libre! il était libre! Étrange liberté, qui lu/ apparaissait
sous les traits d'une jeune reine, et qu'il saluait rhargé de nouveaux
liens : image de cette autre liberté que nous ne nous lassons pas de
poursuivre, et que nous croyons avoir saisie quand nous avons
changé d'esclavage I
FERNAND. 37
Quoique un peu mêlée de trouble et d'appréhensions, cette journée
fut pour Fernand véritablement enchantée. Dans l'après-midi, M'"^ de
Mondeberre et sa fille vinrent le surprendre à son gîte. — Soyez
bénies mille fois! dit M. de Peveney en leur donnant la main pour
descendre de leur calèche. Votre présence ici réalise le plus doux de
mes rêves; c'est un bonheur que je n'aurais pas osé solliciter. —
Vous le devez à votre tristesse d'hier, dit M'""^ de Mondeberre en
souriant; d'ailleurs nous avions projeté depuis long-temps de visiter
votre petit royaume. — C'est le vôtre, madame, ajouta Fernand en
lui baisant la main avec respect. — Tandis qu'ils parlaient. M"* de
Mondeberre était déjà dans le jardin, courant, légère et curieuse, le
long de ces allées peuplées de son image, où Fernand la suivait d'un
regard surpris et charmé. Embellie par la présence de ces deux
aimables créatures, sa retraite s'anima tout à coup et prit une face
nouvelle. Ce fut pour lui comme un avant- goût des félicités vers
lesquelles son ame tendait en secret; il lui sembla qu'il faisait, pour
ainsi parler, une répétition du bonheur. Ayant prié M'"'' de Mon-
deberre de dîner à Peveney, il y mit tant d'insistance, qu'elle y
consentit. Ce fut le complément de la fête, et jamais favori recevant
sa souveraine ne tressaillit de plus de joie ni de plus d'orgueil que
Fernand en voyant sous son toit, à sa table, tant de grâce et tant de
beauté. La joie brillait aussi dans les yeux d'Alice, et M*"^ de Monde-
berre, heureuse et recueilUe, paraissait absorbée dans la contem-
plation de ces deux jeunes gens; car, bien qu'il eût essuyé les pre-
miers orages de la vie, Fernand était encore dans tout l'éclat de la
jeunesse. Le mauvais vent des passions avait passé sur son front
comme sur son cœur sans en altérer la pureté. Il avait conservé
tout le charme du jeune âge, de même qu'il en avait encore le fa-
cile enthousiasme et tous les généreux instincts, si bien qu'en le
voyant auprès de M"^ de Mondeberre, il était impossible de ne point
fiancer par la pensée ces deux nobles et beaux enfans, tant ils sem-
blaient créés l'un pour l'autre.
Quand l'heure fut venue pour Alice et sa mère de reprendre le
chemin du château, Fernand s'excusa de ne les point accompagner.
L'amour n'est que contradiction : loin de l'être aimé, il se consume
et îj% dévore; en sa présence, il aspire à la solitude, comme si l'image
et le soutenir étaient plus doux que la réalité. Une fois seul, M. de
Peveney s'abîma tout entier dans le sentiment de son bonheur. C'est
surtout au sortir des passions tumultueuses qu'on se plaît aux chastes
délices d'un amour jeune, honnête et pur. Fernand passa le reste
38 REVUE DES DEUX MONDES.
de la soirée à chercher sur le sable la trace des petits pieds d'Alice,
à s'asseoir, çà et là, où elle s'était assise, à baiser les objets qu'a-
vaient touchés ses mains , à recueillir les débris de fleurs qu'elle
avait effeuillées en se jouant. Puérilités charmantes! adorables en-
fantillages 1 malheur à celui dont vous avez cessé d'être l'occupation
la plus sérieuse!
Cependant que faisait Arabelle? Fernand ne se le demandait plus.
Bien qu'il n'en fut pas encore arrivé au point d'égoïsrae et de phi-
losophie où l'on se débarrasse d'un amour importun sans plus de
souci que s'il s'agissait d'un vêtement passé de mode, tel est l'en-
traînement d'un amour qui commence, et tel est le néant d'un
amour qui n'est plus, que ce jeune homme, se jugeant hors de tout
danger, s'abandonnait sans remords au charme de sa passion nais-
sante.
Le lendemain, lorsqu'il s'éveilla, le soleil entrait à pleins rayons
dans sa chambre. Il se leva, le cœur content et l'esprit joyeux. Il y
avait long-temps que la vie ne lui avait paru si légère. Il ouvrit la
fenêtre et s'enivra de l'air du matin. Le facteur, en passant, lui remit
une lettre de Karl Stein, quelques lignes seulement qui achevè-
rent de le rassurer. Sur le tantôt, il fit seller un cheval et se rendit
à Mondeberre, ainsi qu'il s'y était engagé la veille. Il trouva au ch<1«
teau M. et M"'® de B... et quelques amis des environs, qui s'y réu-
nissaient chaque année, à pareil jour, pour fêter l'anniversaire de
la naissance d'Alice.
Lorsqu'il parut, au trouble de M"^ de Mondeberre, il se sentit le
roi de la fête. Jamais la belle enfant n'avait été si belle qu'en ce jour,
dans toute la fraîcheur de ses dix-sept ans accomplis. Fernand l'ad-
mirait à l'écart. Rien n'est si doux que de voir une jeune et noble
créature entourée de chastes hommages, d'être soi-même mêlé à la
foule, et de pouvoir se dire : C'est moi qu'à l'insu d'elle-même son
cœur, en s'éveillant, a choisi entre tous; c'est sous le feu voilé de
mon regard que ce front se colore d'une aimable rougeur. J'ai donné
la vie à cette blanche Galathée; c'est pour moi seul que ce lis a
grandi; c'est sous mon toit qu'il achèvera de fleurir. — Telles étaient
les pensées qu'en secret caressait Fernand, car il osait déjà la saluer
dans l'avenir des noms charmans d'amante et d'épouse, lorsqu'il '«~
connut, s'avançant à travers les arbres du parc, un de ses serviteurs
qui semblait le chercher d'un œil inquiet et d'un air mystérieux.
M. de Peveney se troubla sans s'expliquer pourquoi.
£q cet instant, il était assis près de M""" de Mondeberre, à quel-
FERNAND. 9$
ques pas d'Alice, qui s'entretenait avec sa cousine, tandis que M. de
B... et le reste de la société, groupés çà et là, agitaient les affaires
du jour dans une discussion générale.
Fernand se leva , fit quelques pas vers son serviteur. Celui-ci lui
remit une lettre et se retira en silence. Le jeune homme examina la
suscription : à la hâte et fraîchement tracés, les caractères étaient à
peine lisibles; l'encre en était encore humide. Pliée précipitamment,
la lettre n'avait pas de cachet. Toutefois, soit discrétion, soit qu'il
sût à quoi s'en tenir, M. de Peveney ne l'ouvrit point; mais, la frois-
sant entre ses doigts, il alla reprendre sa place.
A peine fut-il assis, les conversations cessèrent brusquement, et
tous les regards se tournèrent vers lui avec inquiétude. Il était si
pâle et si défait, qu'on pensa qu'il s'allait trouver mal. Il essaya de
sourire; ses lèvres s'y refusèrent. Il voulut parler; on eût dit, à
l'étranglement de sa voix, qu'une main de fer lui serrait la gorge.
Pendant ce temps, un œil observateur aurait pu lire sur le visage de
M"*' de Mondeberre ce qui se passait sur celui de Fernand. Enfin , par
un violent effort, M. de Peveney parvint à dompter le trouble de son
ame et à ressaisir ses esprits égarés. Tout fut expliqué par une in-
disposition subite et passagère, et il n'y eut qu'Alice et sa mère qui
ne se contentèrent point de la banalité de la formule. Toutes deux
observaient Fernand, l'une à la dérobée, l'autre avec une anxiété ma-
ternelle. Cependant, les entretiens s'étant renoués, M. de Peveney
profita d'un instant où la discussion, redevenue générale, absorbait
toutes les attentions, pour s'esquiver sans être remarqué. Il courut
aux écuries du château, brida lui-même son cheval; mais, comme
il s'apprêtait à mettre le pied à l'étrier, il aperçut, venant à lui,
M"^ de Mondeberre, dont il n'avait pu réussir à tromper la sollicitude.
— Vous partez, vous souffrez; qu'avez-vous? lui dit-elle en l'en-
traînant doucement sous les tilleuls qui ombrageaient la cour. Mon
enfant, qu'il soit permis à ma tendresse de vous donner ce nom,
ajouta-t-elle en lui prenant les mains avec effusion; confiez-moi
le mal de votre ame. Ce n'est pas moi qu'on trompe et qu'on
abuse. Depuis quelques jours, vous n'êtes plus le même. Versez vos
peines dans le sein de votre vieille amie, car je suis votre vieille amie,
Ferh«nd. Votre père m'aimait et j'aimais votre père. Vous ne savez
pas, je ne vous ai pas dit que, peu de temps avant sa mort et pres-
sentant sa fin prochaine, il me confia le soin de votre destinée. Vous
ne savez pas quels doux rêves nous avons échangés, mêlés et con-
fondus durant les derniers jours qu'il passa sur la terre. Craignant
40 REVUE DES DEUX MONDES.
d'enchaîner vos inclinations et de contrarier vos instincts, je dus
vous laisser ignorer l'avenir que nous vous avions préparé en silence.
Vous n'avez rien su, je ne vous ai rien dit : vous cependant, depuis
votre retour, n'avez-vous pas pénétré mes projets et deviné mes vœux
les plus chers?
— Madame, s'écria M. de Peveney d'une voix déchirante, voulez-
vous que je meure de douleur à vos pieds? Prenez pitié de ma misère !
'Se montrez pas le ciel à un malheureux qui vient peut-être de le
perdre à jamais I
— Quel chagrin vous égare? reprit avec bonté M'"*^ de Monde-
berre. Jeune ami, confiez-vous à moi qui suis prête à vous confier
ce que j'ai de plus précieux au monde. Voici long-temps que dans
mon cœur je vous nomme mon fils. Quand je vous connus, à peine
échappiez-vous à l'adolescence, et dès-lors je caressai en vous un es-
poir confus et lointain. Je vous vis sans effroi quitter nos campagnes :
ce départ servait mes desseins. Je savais que vous me reviendriez,
éprouvé peut-être, mais partant meilleur. Fernand, vous êtes revenu.
Je m'étais alarmée de votre longue absence; quelle ne fut pas ma joie
de vous retrouver digne du trésor que je vous réservais, et d'assister
jour par jour à la réalisation de mes espérances! Vous le voyez, je
vais au-devant de vos aveux : c'est une mère qui vous parle; jugez
par-là si je vous aime et si je mérite votre confiance.
— Madame, répondit M. de Peveney avec un sombre désespoir,
je serais le plus heureux des hommes si je n'en étais le plus infor-
tuné et le plus misérable. Digne à la fois de l'envie et de la pitié de
tous, je porte en moi le ciel et l'enfer, et Dieu m'accable en même
temps de ses bienfaits et de ses rigueurs. N'en demandez pas da-
vantage. Je ne sais pas moi-même le destin qui m'attend; mais,
quel qu'il soit, croyez, madame, que, tant que je vivrai, votre image
et votre souvenir rempliront tout entier mon cœur.
A ces mots, il sauta sur son cheval et partit. Qu'allait-il faire? Sa
tête était comme une arène où mille projets en lutte se détruisaient
les uns les autres. Il pressait avec rage les flancs de son cheval,
dans l'espoir de se briser le crâne contre les arbres du chemin. Une
fois seul et libre de toute contrainte, il s'était abandonné sans frein
aux mouvemens impétueux de son ame. Pâle, les yeux ardens ci les
lèvres tremblantes, à demi plié sur sa selle, on l'eut dit emporté
dans l'espace par Varagc de sa colère. Durant le trajet de Monde-
berre à Peveney, il comprit la haine et toutes ses fureurs; dans l'éga-
rement de ses sens déchaînés, il aborda tour à tour la pensée du
FERNAND. 41
meurtre et celle du suicide. Enfin son cheval s'arrêta tout fumant
devant la grille du jardin.
Fernand mit pied à terre, et , avec cette résolution brutale que
donne le désespoir, il entra d'un pas ferme dans sa maison. Il la
trouva déserte; rien n'y révélait la présence ni même l'arrivée ré-
cente d'aucun hôte. Il appela; pas une voix ne répondit. Ses gens,
qui ne l'attendaient que le soir, étaient absens; le serviteur qui lui
avait porté la fatale nouvelle n'était point encore de retour. Un rayon
d'espérance éclaircit son front et traversa son cœur. Cette lettre qui
venait de le ramener comme la foudre , il se rappela tout à coup
qu'il ne l'avait môme pas ouverte , et qu'il n'en connaissait que la
suscription. N'avait-il pas été trop prompt à s'effrayer? Ses yeux ne
Tavaient-ils point abusé? Prêt à sourire encore une fois de sa ter-
reur et de sa faiblesse, il prit cette lettre dans la poche de son habit;
mais comme , après avoir examiné de nouveau avec une attention
sérieuse les caractères de l'adresse, il se préparait à l'ouvrir, il en-
tendit le frôlement d'une robe dans l'escalier qui montait à sa
chambre, et presque au même instant il se sentit enlacé par les bras
d'une femme qui le couvrait de pleurs et de baisers, en s'écriant
d'une voix éperdue : — Fernand ! mon Fernand ! c'est donc vous
qu'enfin je revois! Hélas! j'ai bien pleuré, j'ai bien souffert... Tous
les spectres hideux, tous les pâles fantômes que l'absence traîne
avec elle, je les ai tous vus, dans mes nuits sans sommeil, s'abattre à
mon chevet. Cruel, pourquoi ne venais-tu pas? et que tes lettres
étaient froides! J'ai cru que tu ne m'aimais plus, ingrat, et j'ai
souhaité mourir... Tu souffrais aussi, mon Fernand; ton cœur s'in-
dignait de la ruse, et ton amour de la contrainte. C'était là le secret,
n'est-ce pas , de tes sombres emportemens et de ton humeur iras-
cible? Je t'ai compris enfin ! Mais toi , comment ne comprenais-tu pas
que, sur un mot, sur un geste de toi, j'aurais tout quitté pour te
suivre? Tu le savais, ton ame généreuse a voulu me laisser toute la
gloire du sacrifice. Eh bien ! je suis venue, me voici ! me voici désor-
mais tout entière à toi seul. Parle-moi; pourquoi me regarder ainsi?
C'est la surprise, c'est la joie ; moi-même, je ne me connais plus; je
ris, je pleure, je suis folle !
Ainsi parlant, riant en effet et pleurant à la fois, elle baisait les
mains de Fernand et se suspendait, comme une liane, au col du jeune
homme, tandis que celui-ci, debout et immobile, blanc et froid
comme un bloc de marbre, la regardait d'un air stupide et parais-
sait ne rien comprendre aux paroles qu'il entendait. Elle l'entraîna
i2 REVUE DES DEUX MONDES.
vers un divan qui occupait le fond de la chambre, le flt asseoir
comme un enfant, et, s'agenouillant à ses pieds :
— Te souviens-tu, lui dit-elle, d'un temps où ton amour ombrageux
et jaloux s'irritait de n'être pas pour moi la vie tout entière? Sois
heureux, je n*ai plus que toi. Ne t'effraie pas de ce que j'ai fait;
surtout ne m'en remercie pas. Ce que je quitte ne vaut pas un re-
gret; j'aurais quitté le ciel avec joie, si le ciel pouvait être où mon
Fernand n'est pas. Que n'es-tu pauvre, malheureux et proscrit I Je
ne sais que ta fortune qui soit de trop dans mon bonheur. Mais
parle-moi donc, mon Fernand! dis-moi que tout ceci n'est point un
rêve, car ce rêve enchanté, je l'ai fait si souvent, qu'à cette heure
môme, à tes pieds que j'embrasse, je me demande si ce n'est point
une illusion près de m'échapper encore une fois.
— Non, non, ce n'est point un rêve ! s'écria, en se frappant le front,
M. de Peveney, que ces derniers mots venaient de ramener violem-
ment au sentiment de la réalité. Mais vous n'avez donc pas reçu ma
dernière lettre? ajouta-t-il en se levant.
— Voici deux jours, répondit Arabelle, que je suis sortie de ma
maison pour n'y plus rentrer. De quelle lettre parles-tu?
— Sortie de votre maison pour n'y plus rentrer? Mais votre mari?
demanda M. de Peveney, qui se contenait à peine.
— Mon mari, mon amant, mon Dieu, c'est toi! s'écria M""^ de
Rouèvres toujours agenouillée, en pressant contre son sein les ge-
noux de Fernand.
L'espoir que tout n'était pas perdu rendit à M. de Peveney sa
présence d'esprit. Il sentit qu'il avait besoin de tout son sang-froid
pour examiner la situation, et voir s'il n'était pas possible de se tirer
d'un si mauvais pas.
— Voyons, Arabelle, dit-il en la relevant d'assez mauvaise grâce,
cessons, je vous prie, ces enfantillages. Asseyez-vous là, près de
moi, et répondez à mes questions. Avez-vous, avant de partir, in-
struit M. de Uouèvres de votre résolution? Votre mari sait-il où vous
ôtes?
— M. de Rouèvres ne sait rien encore, répondit Arabelle, un peu
troublée de l'attitude de son amant. Il me croit à sa villa d'Auteuil,
où, dans huit jours, il doit me venir prendre pour me conduire aux
eaux.
— La dernière lettre que je vous ai écrite, reprit le jeune homme,
est depuis hier à votre hôtel. M. de Rouèvres a-t-il jamais violé votre
correspondance?
FERNAND. 4S
— Jamais, répondit Arabelle.
— Que deviennent les lettres qui, durant votre absence, arrivent
à votre adresse? Passent-elles sous les yeux de votre mari?
— Jamais. D'ailleurs, en partant , j'ai donné des ordres pour qu'on
les brûlât.
— C'est bien, dit M. de Peveney. Ainsi, ajouta-t-il, vous êtes
partie depuis 4eux fois vingt-quatre heures , et vous êtes censée à
Auteuil, attendant M. de Rouèvres, qui a promis d'aller vous y re-
joindre au bout d'une semaine, à compter du jour de votre départ?
D'après ce calcul , nous avons devant nous cinq jours au moins de
répit et de liberté.
— C'est plus qu'il n'en faut pour quitter la France! s*écria avec
joie M'"^ de Rouèvres, qui crut avoir enfin compris où tendaient les
questions de Fernand. Sois tranquille, ajouta-t-elle , j'ai tout prévu,
tout disposé pour notre fuite.
M. de Peveney ouvrit une fenêtre qui donnait sur la cour, et,
apercevant son serviteur qui revenait de Mondeberre :
— André, cria-t-il, prends mon cheval, cours à Clisson et demande
quatre chevaux de poste. Brûle la route, je t'attends dans une heure.
— Nous partons! nous partons! s'écria M°''' de Rouèvres. Fernand,
l'Italie nous appelle; que de fois dans nos rêves nous l'avons visitée
ensemble!...
M. de Peveney se prit à regarder cette femme avec un sentiment
d'étonnement mêlé de compassion , sans songer que cette exalta-
tion, qu'à cette heure il prenait en pitié, avait été long-temps son
orgueil et ses délices les plus chers.
— Arabelle, s'écria-t-il enfin avec un ton d'autorité qui la fit tres-
saillir, vous avez eu tort de disposer de ma destinée sans m'avoir
consulté. Il n'entre ni dans mes goûts ni dans mes principes d'ac-
cepter des sacrifices de la nature de ceux que vous m'offrez trop
généreusement; mon cœur n'est point assez riche pour les recon-
naître, et je ne sens en moi ni la passion ni l'entraînement qui excu-
sent et légitiment de si étranges entreprises. Vous l'avez dit, nous
allons partir; je vais vous reconduire à votre maison d' Auteuil. Ras-
surez-vous pourtant; mon projet n'est pas de vous abandonner lâ-
chement dans la position périlleuse où votre imprudence nous a jetés
tous deux. Si je forfais à l'amour, je ne faudrai point à l'honneur.
Je suis prêt à subir avec vous toutes les conséquences de votre éga-
rement; mais, auparavant, je vous dois et me dois à moi-même de
tout tenter pour les prévenir.
44 REVUE DES DEUX MONDES.
M'"*^ de Rouèvres demeura quelques instans écrasée sous le coup
imprévu de ces rudes paroles. L'orgueil la releva et la soutint.
— Vous-même rassurez-vous, dit-elle avec fierté; si j'ai cru pou-
voir disposer de votre destinée, je ne me reconnais point le droit de
vous embarrasser de ma personne. Je ne suis pas venue m'imposer
à votre indifférence ni réclamer de votre honneur ce que me refu-
serait votre amour. Si je me suis trompée, c'est à moi^eule de porter
la peine de ce que vous avez eu raison d'appeler mon égarement.
A ces mots, elle fit quelques pas vers la porte. M. de Peveney
courut à elle et la retint. Quelque importun , quelque irritant que
soit un amour qu'on ne partage plus, il n'est point d'homme qui se
résigne aisément à perdre l'estime du cœur où il a régné, et tel a
résisté à toutes les supplications de la tendresse et à toutes les im-
précations de la haine, qu'une parole de dédain soumet aussitôt et
ramène. D'ailleurs Fernand se jugeait responsable du parti qu'allait
prendre Arabelle, et, s'il ne dépendait pas de lui d'agir en amant,
tous ses instincts lui faisaient une loi de se conduire en galant
homme.
La passion est ainsi faite : humble et fière, superbe et suppliante,
aussi prompte à l'espoir qu'au découragement, un regard l'abat et un
sourire la relève. Se sentant retenue par M. de Peveney, M"^ de
Rouèvres crut voir aussitôt les bras d'un amant s'ouvrir avec joie
pour la recevoir et l'étreindre.
— Ah ! s'écria-t-elle avec transport, j'ai le secret de ta belle ame.
Tu te demandes avec inquiétude si je ne les regretterai pas un jour,
ces biens auxquels j'aurai renoncé pour te suivre. Tu crains d'être
égoïste en acceptant l'offrande de ma vie tout entière. Que tu sais
peu le prix de ton amour l
Elle parla long-temps avec la même exaltation, se retenant ainsi à
un dernier rameau d'espérance. M. de Peveney l'avait fait asseoir
près de lui; il comprit, en l'écoutant, que, pour en arriver à ses fins,
il devait user de ruse et se garder d'exaspérer cette passion en la
heurtant de front. Il n'ignorait pas à quelle ame il avait affaire, ni
quels ménagemens il avait à garder pour ne la point mettre aux
abois. Il attira donc Arabelle doucement sur son cœur, et commença
par l'entretenir avec une affectueuse gravité, tempérant tour à tour,
par hi tendresse ou par la raison, ce que ses discours pouvaient avoir
de trop sévère ou de trop passionné. Arabelle l'écouta d'abord avec
une attention inquiète; mais à peine eut-elle entrevu où Fernand vou-
lait en vciùr, qu'elle se cabra de nouveau sous le frein. Vainement
FERNAND. 45
M. de Peveney passa-t-il de la prière à l'emportement, en vain
parla-t-il en maître et en esclave; il ne put ni la dompter ni la fléchir.
— A quoi bon tous ces discours et pourquoi vous donner tant de
mal? s'écria-t-elle avec un sang-froid plus terrible que la colère; je
ne vous demande point d'égards ni de pitié. Encore une fois ce
n'est pas d'une affaire d'honneur qu'il s'agit ici , non plus que d'un
cas de conscience. M'aimez-vous ou ne m'aimez-vous plus? Oui ou
non, et tout sera dit.
Poussé à bout , M. de Peveney ne retint plus la vérité prête à s'é-
chapper, comme un glaive, de sa poitrine; mais au premier mot qui
sortit de sa bouche, il s'arrêta court, et iM""^ de Rouèvres frissonna
comme une biche qui , du fond des bois, entend résonner le cor des
chasseurs.
Un bruit de pas montait dans l'escalier. Prompt comme la pensée,
M. de Peveney se précipita vers la porte.. Au même instant, cette
porte s'ouvrit, et Fernand se trouva face à face avec un personnage
qu'il n'attendait pas.
— Je regrette, monsieur, dit le malencontreux visiteur, d'entrer
ainsi à l'improviste ; mais la faute en est à vos gens. Depuis près
d'une heure que je suis votre hôte, j'aurais pu croire la maison inha-
bitée, si les éclats de votre voix ne fussent parvenus jusqu'à moi.
Comme je ne suis pas tout-à-fait étranger à ce qui se passe céans ,
et que vos affaires sont à peu près les miennes, j'ose espérer que
vous voudrez bien, madame et vous, excuser ce que mon apparition
peut avoir de brusque et d'imprévu.
A ces mots, il fit quelques pas en avant et salua M'"'^ de Rouèvres.
Fernand était toujours à la même place, debout et immobile. Assise
sur le divan, Arabelle n'avait point changé d'attitude : pâle, les yeux
baissés, mais sans émotion apparente, si bien que, la voyant sans
peur, on l'aurait pu croire sans reproche. Entre elle et lui, le nou-
veau venu se tenait impassible et grave. C'était un homme qui pou-
vait avoir près de quarante ans. L'élégance sévère de son costume
s'harmoniait avec la froide politesse de son langage et de ses ma-
nières. Quand même les hgnes de sa figure n'eussent point trahi le
pur sang des aïeux, ses gestes et son maintien auraient suffi pour
révéler la présence d'un gentilhomme. Il était d'ailleurs impossible
de lire sur le marbre de son visage ce qui s'agitait dans son cœur.
Nul au monde, en le voyant ici pour la première fois, n'aurait pu
raisonnablement supposer qui était cet homme, quel dessein l'ame-
nait, quel rôle il allait jouer dans ce drame.
46 REVUE DES DEUX MONDES.
— Monsieur, dit enfin M'"'^ de Rouèvres, vous pouvez me tuer;
c'est votre droit , c'est votre devoir, ajouta-t-elle avec fermeté.
Entre le parti que conseillait l'égoïsme et celui que prescrivait l'hon-
neur, M. de Peveney n'hésita point.
— Monsieur, dit-il, ce n'est qu'à moi seul que doivent s'adresser
votre vengeance et votre ressentiment. Seul je suis coupable. C'est
moi qui, à force de ruse et d'adresse, suis parvenu à détourner
M"" de Rouèvres de la ligne de ses devoirs; c'est moi qui l'attirai
dans un piège , moi qui l'entraînai à sa perte. Je sais par avance
tout ce que vous pouvez me dire là-dessus; ma vie vous appartient,
lavez votre honneur dans mon sang.
Arabelle poussa un cri d'effroi et fit un mouvement pour se jeter
entre son amant et son mari. M. de Rouèvres l'arrêta.
— Calmez-vous, madame; vous aussi, monsieur, calmez-vous,
dit-il avec un imperturbable sang-froid. Nous sommes entre gens
comme il faut : s'il vous plaît, nous réglerons nos comptes sans scan-
dale et sans bruit. Veuillez donc vous asseoir et m'écouter tous
deux, car il est indispensable que vous entendiez l'un et l'autre ce
qu'il me reste à dire à chacun de vous en particulier.
Ce disant, il prit un siège, et se tournant d'abord vers Arabelle,
sans ironie, sans morgue et sans humeur, mais avec l'aisance et le
savoir-vivre que donne une longue habitude du monde, de ses lois
et de ses usages :
— Madame, lui dit-il , je vais bien vous surprendre : je ne vous
tuerai pas, je m'abstiendrai de toute plainte et de tout reproche;
je tiens même à savoir si je n'ai pas à vous adresser des excuses ,
car je m'y croirais obligé dans le cas où, par quoi que ce soit dans
ma conduite, j'aurais eu le malheur de justifier la vôtre. C'est vous-
même que j'en ferai juge.
A ces mots, Fernand se leva.
— Il est, dit-il, pour le moins inutile que j'assiste à ces explica-
tions; permettez que je me retire.
— Restez, monsieur, restez, répliqua M. de Rouèvres avec autorité.
Je serai bref; dans un instant, je suis à vous.
M. de Peveiiey s'étant rassis, M. de Rouèvres poursuivit en ces
termes :
— Peut-être, madame, n'avez-vous pas oublié quelle était votre
destinée, lorsque j'eus l'honneur de vous offrir la mienne en partage.
Nos pères s'étaient connus dans l'émigration. Le vôtre ne devait vous
laisser, en mourant, qu'un nom sans tache pour unique héritage. Il
FERNAND. 47
mourut; presqu'en même temps la révolution de juillet envoyait dans
l'exil les seuls protecteurs qu'il vous fût permis d'invoquer. Vous
étiez sans amis, sans souti€n, sans fortune. Ma mère vous recueillit
avec tendresse, et, plus tard, touché de vos grâces , non moins que
du malheur de votre jeunesse, je vous priai d'accepter mon nom.
Vous savez que je ne m'y hasardai qu'en tremblant. Quoique jeune
encore, je n'étais plus à l'âge où l'argile dont nous sommes pétris
peut se transformer au feu des passions, et recevoir une empreinte
nouvelle. Dans la défiance où j'étais de moi-même, je pensai qu'a-
vant de vous enchaîner par des liens éternels, il était de mon de-
voir de renseigner votre cœur et d'éclairer votre inexpérience. Je
ne vous cachai rien de mes goûts, de mes idées, ni de mon caractère;
j'appelai vos réflexions sur ce lien que je vous proposais de nouer;
je vous exposai de quelle façon sérieuse et solennelle j'envisageais
le mariage; loin de songer à séduire votre esprit par des pein-
tures attrayantes, j'essayai de l'effrayer par la gravité des obliga-
tions mutuelles; j'allai même jusqu'à vous exagérer les charges de
l'association. Je ne vous montrai pas le bonheur comme une con-
quête facile; mais, vous arrêtant au pied de la côte dont il est le cou-
ronnement , je vous demandai si vous vous sentiez le courage de vous
appuyer sur mon bras pour aller le chercher là-haut. Quand tout fut
dit, pour toute réponse vous me tendîtes votre main ; je la pris avec
un religieux respect, mêlé d'amour et de reconnaissance, et m'en^
gageai devant Dieu à vous aimer et à vous servir. En votre ame et
conscience, ai-je failli à mes engagemens?
A ces mots, M. de Rouèvres s'interrompit comme pour laisser à sa
femme le temps de répondre. Arabelle se tut; il reprit :
— Vous, cependant, vous m'avez trompé. J'avais fait de vous ma
compagne; vous avez fait de moi votre maître. A la franchise et à la
loyauté, vous avez préféré l'hypocrisie et le mensonge; substituant
ainsi aux vertus de l'égalité tous les vices de l'esclavage, vous vous
êtes abaissée au plus lâche, au plus vil, au plus honteux des adultères.
En revenant sur le passé, à présent que j'en ai la clé, j'y trouve à
chaque pas les traces de vos ruses et de vos perfidies; j'y vois par
combien de détours vous avez abusé mon aveugle conGance, et
je me demande avec un douloureux étonnement comment deux
jeunes cœurs ont pu se soumettre à de si infâmes manœuvres; je
doute ou je m'indigne que l'amour, ce rayon de Dieu, ait pu des-
cendre un seul instant dans cet abîme de basses trahisons. Quoi !
durant des mois entiers, qui sait? durant des années peut-être, vous
48 REVUE DES DEUX MONDES.
VOUS êtes joués de cet homme qui vous aimait tous deux et vous res-
pectait à ce point qu'il eût craint de vous outrager par l'ombre d'un
soupçon jaloux! Quoi! vous, jeune homme, qui me serriez la main
et que j'appelais mon ami! Quoi! vous, vous, Arabellel.... Ce qu'il
est révoltant d'entendre, mais ce qu'il faut pourtant oser dire, c'est
que, pour mieux me tromper sans doute, vous nous avez trompés
tous deux. Si, comme je le veux croire pour l'honneur de monsieur,
vos complaisances n'étaient qu'un artifice de plus, je dois convenir,
madame, que vous jouez bien certaines comédies.
— Assez, monsieur, assez! s'écria M. de Peveney en se levant;
vous oubliez que vous êtes chez moi et que vous outragez une femme.
— Je comprends, répliqua M. de Rouèvres toujours avec le même
sang-froid, que vous rougissiez à ces mots, vous de honte, et vous de
colère; moi-même, je sens mon cœur soulevé de dégoût. Vous me
rappelez que je suis chez vous, monsieur de Peveney; permettez-moi
de vous faire observer qu'à quelque point que je m'oubhe, je n'userai
jamais sous votre toit d'autant de liberté que vous en avez pris
sous le mien. Je n'outrage personne, monsieur. Si les amans de nos
femmes ne sont parfois que nos partenaires, est-ce à moi qu'il vous en
faut plaindre? Si la plaie que je mets à nu est tellement hideuse, que
ceux-là même qui l'ont ouverte s'en détournent avec horreur, est-ce
moi qu'on en doit accuser? Je reviens à vous, Arabelle; je n'ai plus
qu'un mot à vous dire, et, ce mot dit, je vous aurai parlé pour la
dernière fois. Puisque vous avez fui lâchement comme un criminel,
vous n'êtes encore à cette heure qu'une esclave échappée attendant
l'arrêt de son maître. — Ce maître vous affranchit. — Il en est un
autre au-dessus de tous; puisse celui-là vous absoudre!
Là-dessus, M. de Rouèvres se leva, et s'adressant à Fernand :
— Maintenant, monsieur, à nous deux.
— Allons donc! monsieur; allons donc! s'écria avec l'emportement
du désespoir M. de Peveney, qui ne voyait d'ailleurs que la mort
qui pût le tirer de là; finissons-en, c'est perdre trop de temps en pa-
roles. J'ai des armes... ici, à deux pas, sans témoins.
— Monsieur, répliqua M. de Rouèvres avec calme, vous vous mé-
prenez entièrement sur mes intentions. Je n'ai que faire de vos
armes, ne voulant tuer ni être tué. Vous m'avez parlé tout à l'heure
de laver mon honneur dans votre sang; mon honneur n'est point
entaché, et je souhaite que le vôtre sorte de tout ceci aussi pur que
le mien. D'ailleurs, monsieur, vous n*y songez pas; vous oubliez que
vous ne sauriez désormais sans crime disposer d'une vie qui, à
FERNAND. 49
compter de ce jour, devient si précieuse et si nécessaire, que moi-
même je ne me permettrais pas d'y toucher. Monsieur de Peveney,
ajouta-t-il en élevant la voix, écoutez ce que je suis venu vous dire.
-^ Vous m'avez pris ma femme et vous la garderez. En usurpant mes
droits, vous avez implicitement accepté l'héritage de mes devoirs.
Tout l'avoir d'Arabelle était sa hberté; en la lui rendant, je suis
quitte envers elle, et vous ne seriez pas gentilhomme que je crain-
drais encore de vous offenser en offrant à madame le bénéfice de
la loi.
A ces mots, il salua sans affectation , avec une grave politesse, et
sortit aussi calme, aussi froid , que s'il se retirait d'un salon.
La chaise de poste qui l'avait amené Tattendait à la porte; il y
monta, et ce ne fut qu'en entendant le bruit de la voiture qui s'é-
loignait au galop des chevaux, que M. de Peveney comprit nette-
ment toute l'horreur de sa position. Il passa la main sur son front
et regarda autour de lui, comme s'il se réveillait d'un songe. Il se
vit seul avec Arabelle, tous deux chargés de honte, enfermés, elle
et lui , dans un cercle de fer, scellés et soudés l'un à l'autre.
fernand de peveney a madame de mondeberre.
Madame,
Mon malheur passe mes prévisions; la foudre est tombée sur ma
tête. Tout est brisé, l'honneur seul est debout. C'est ce fatal honneur
qui me perd; c'est à ce maître cruel, inflexible et jaloux, que j'im-
mole l'espoir de ma vie tout entière. Ne cherchez pas à soulever le
voile qui vous cache ma destinée; seulement, dites-vous qu'en re-
nonçant au bonheur que vous m'avez offert, j'ai prouvé que peut-
être je le méritais; dites-vous, madame, qu'en refusant d'entrer dans
votre Éden , j'ai montré que je n'étais pas tout-à-fait indigne de
m'asseoir à la place que deux anges m'y réservaient. Je pars. Où me
conduira l'orage qui m'emporte? reviendrai-je un jour? Je ne sais.
Mais la terre manquera sous mes pieds avant que les sentimens de
respect et d'adoration que je vous ai voués s'éteignent dans mon
cœur, qui ne vit plus qu'en vous.
Jules Sandeau.
( La seconde partie au prochain numéro. )
TOME IV. 4
DES
FEMMES MORALISTES.
LE HARIAGE AV POIIVT DE VUE CHRETIEN.
Lorsque le duc de Saint-Simon , dans une page ineffaçable où il a
poussé aussi loin que Tacite l'art de bien voir et celui de bien pein-
dre, raconte ce qui se passa à la cour à la nouvelle si inattendue de
la mort du dauphin , fils unique de Louis XIV, ne trace-t-il pas en
raccourci, et sauf la vivacité des couleurs, un véritable tableau du
monde? Tous ces courtisans, jeunes et vieux, — ceux-ci dans la stu-
peur parce qu'ils vont tomber du haut de leur fortune si chèrement
achetée, ceux-là dans une joie secrète parce qu'ils vont monter du
même coup qui abat leurs rivaux, — s'épiant les uns les autres,
cherchant à se deviner jusque dans les plus profonds replis de la
pensée, afin de parer les coups qu'on leur destine et d'en porter
qu'on n'attend pas, toutes ces passions en éveil s'étudiant pour
mieux se combattre, cette promptitude des yeux à voler partout en
(I) Trois vol. in-8o, librairie de Delay, rue Basse du Rempart.
DES FEMMES MORALISTES. Sf
sondant les amesj cela ne ressemble-t-il pas beaucoup à ce qui se
passe chaque jour, à toute heure, en tout lieu où l'ambition et l'in-
trigue ont la haute main, en tout lieu même où seulement les hommes
sont divisés d'intérêts? Cette inquisition mutuelle a existé de tous
les temps, sous toutes les latitudes, et elle n'existe pas moins lors-
qu'elle se cache sous les formes de la politesse et du savoir-vivre.
Ainsi entendue, l'étude du cœur humain, au lieu d'être sérieuse
et élevée, n'est qu'un espionnage vulgaire. Observer l'homme
avec désintéressement, pénétrer dans son cœur et y fouiller d'une
main hardie et délicate pour savoir tout ce qu'il renferme; ap-
prendre les cachettes et les ressorts des esprits, comme dit Mon-
taigne; saisir au vol les ridicules et les marquer d'un trait qu'on
n'oublie pas, et le tout dans le but louable de chercher à corriger
l'homme en le montrant à lui-même, et de lui fournir les moyens
de travailler à son ame, selon l'expression de M"« de Sévigné, avec
connaissance de cause, c'est le contrepied de ce que fait le monde,
et c'est la tâche du moraliste. La curiosité est alors une noble
étude, et la promptitude des yeux à voler partout en sondant les
âmes, qui était le coup d'oeil de la cupidité et de l'envie, devient le
coup d'œil du sage jeté sur le cœur de l'homme. Ce sage est le mora-
liste observateur à la façon de La Rochefoucauld ou de La Bruyère,
de Vauvenargues ou de Duclos. Ce moraliste n'est pas le seul; il y
en a un autre : c'est celui qui aspire moins à observer le cœur hu-
main qu'à le diriger, et qui, partant d'un centre de doctrines soli-
dement établies, traite les grandes questions de l'ordre moral et
dogmatise. Que de qualités sont nécessaires pour réussir dans les
deux genres I Une raison droite, une pénétration vive, une grande
finesse de tact qui n'est point de la subtilité, une impartialité qui
sait être malicieuse, une modération qui sait être mordante, sont
absolument indispensables pour empêcher de trébucher et de tomber
à côté de la hgne qu'on voulait suivre. Il ne faut qu'un bien léger
accident dans la fusion de ces qualités pour que le moraliste obser-
vateur tourne à la satire, et pour que l'autre tombe dans le pédan-
tisme. Si à la vue d'un mal, au lieu d'être calme comme un médecin,
on s'emporte comme un poète, on ne manque pas de pénétration,
mais où est l'impartialité? Si, au lieu d'enseigner avec bienveil-
lance, on prêche avec hauteur, la raison peut ne pas être en défaut,
mais où est le tact, où est la modération? Dans le premier cas, on
est un écrivain satirique, et dans le second un pédagogue; dans l'un
ni dans l'autre, on n'est un moraliste.
4.
5S REVUE DES DEUX MONDES.
Est-ce à cause de ces difficultés réelles que les femmes, dont la
plume, dans les siècles précédens, s'était essayée sur tant de sujets,
n'avaient pas, jusqu'à notre époque, abordé directement la morale
proprement dite? Est-ce la crainte de ne pas réussir qui les avait rete-
nues? Pourtant elles se font assez volontiers illusion sur leurs chances
de succès, et elles se sont souvent livrées à des tentatives plus dif-
liciles pour elles et autrement dangereuses. Quoi qu'il en soit, ce
n'est que depuis un demi-siècle environ que les femmes ont pris
droit de bourgeoisie dans ce royaume de la morale, dont elles avaient
long-temps côtoyé les frontières sans les franchir définitivement.
C'est récemment qu'elles se sont naturahsées dans ce pays fertile
où pourtant bien des champs sont encore incultes, dans ces belles
plaines fécondes où plus d'un sillon, ingrat sous la main de l'homme,
cultivé de leurs mains, peut se couvrir d'une riche moisson. Quel-
quefois, il est vrai, elles avaient fait acte de présence dans ces pa-
rages, mais sans suite, sans ensemble, au hasard; elles y étaient
venues en touristes et non en colons, et ces excursions rapides, sui-
vies d'une retraite si prompte, n'annonçaient point des projets de
conquête.
Pour réussir en toute chose, surtout dans les œuvres de l'intelli-
gence, il faut la vocation. — La vocation est à l'esprit humain ce que
la vapeur est à la locomotive, c'est la force motrice. Prétendre sup-
pléer à la vocation par le travail, c'est vouloir se passer de la vapeur
et traîner la machine à force de bras. Le succès ne couronne pas de
pareilles tentatives; la fortune n'aime pas cette sorte d'audace. Lors-
que les femmes, poussées par une curiosité trop vive, n'ont pas craint
de sejeter à travers la métaphysique et l'érudition, et ont voulu
lutter corps à corps avec ces redoutables puissances, qu' est-il arrivé?
Elles ont été vaincues presque sans combat, et comme elles avaient
fait violence à leur nature, qu'elles avaient changé leur robe élégante
contre le vieil habit de docteur, gênées sous ce déguisement, elles
n'ont pas même eu la consolation de tomber avec grâce. Elles ont
été plus heureuses dans leurs relations avec la morale. Il est vrai que
cette province de la littérature leur appartient à meilleur droit que
les autres.
Le rôle qui convient le mieux aux femmes est dans la famille. Le
foyer domestique est leur vraie patrie; la vie publique est pour elles
une sorte de terre étrangère. C'est dans la vie privée qu'elles pos-
sèdent tous leurs avantages. Sur ce théâtre, étroit en apparence,
mais vaste en réalité, car il s'agrandit toujours en proportion des
DES FEMMES MORALISTES. 53
généreux efforts, se développent de belles intelligences et de nobles
cœurs. Depuis quand le travail, pour avoir toute sa valeur, a-t-il be-
soin d'être applaudi? Il semble, au contraire, qu'il doit doubler de
prix lorsqu'il est obscur. Ce n'est pas que le foyer domestique, à
notre sens, doive se transformer en une prison où les femmes, quelles
que soient leurs aptitudes, doivent rester éternellement confinées.
Qu'elles en sortent toutes les fois que par leurs talens elles seront
réellement au-dessus de ce rôle de la famille, et qu'elles pourront
faire briller aux yeux de tous une vraie lumière qui ne devait pas
rester enfouie sous le boisseau, au profit de quelques-uns. Le con-
seil serait sans réticence, si, dans ces divers talens qui peuvent
échoir aux femmes, il n'en était de périlleux, et qu'on ne souhai-
terait pas à une personne aimée. Ne donnerait-on pas de préférence
h une mère, à une épouse, à une sœur, le talent qui peut le mieux
s'exercer de la part de la femme sans usurpation sur le rôle de
l'homme, qui ne lui impose pas d'étranges habitudes, et ne l'arrache
pas violemment du cercle des simples vertus? Ce talent, n'est-ce
pas celui de l'écrivain moraliste, soit qu'il s'exerce dans le récit où
les femmes excellent , dans ces fines analyses des sentimens où elles
se jouent avec tant d'aisance et de supériorité, soit qu'il produise
des ouvrages de pure morale? Pour écrire ainsi, la femme n'a pas
à son front cette auréole qui en fait un être exceptionnel, ce qui a
toujours ses inconvéniens; ce diadème de feu qui la désigne aux
regards de tous, et l'isole pourtant : la palme qu'elle obtient n'est
qu'un ornement, une parure de plus. On ne suppose pas que rien
soit changé dans son existence; ce qu'elle écrit dans ses livres,
elle pourrait le dire dans son salon; elle a voulu seulement parler
pour un grand nombre; elle a étendu sa conversation et agrandi son
auditoire; elle est devenue auteur, sans cesser d'être femme du
monde et mère de famille. Qu'on n'aille pas croire après cela que
le roman et la morale proprement dite soient sans écueils pour les
femmes : qu'elles oubhent la mesure, et pendant que l'une s'essaiera
follement au rôle de Sapho, l'autre tombera au rang d'une maîtresse
d'école.
Dans les siècles précédens, ce n'est que par voie indirecte, nous
l'avons déjà dit, que les femmes ont été moralistes; elles l'ont été
dans leurs romans, dans leurs lettres, dans leurs mémoires, et par
un bon nombre de ces ouvrages, en dehors du genre, mais qui s'en
rapprochent pourtant, elles ont montré qu'elles étaient capables d'ap-
profondir la vie, et d'en parler savamment et à leur aise. En remon-
Si REVUB DES DEUX MONDES.
tant un peu haut, ne trouvons-nous pas les deux Marguerite de Va-
lois, qui possédaient à un degré assez supérieur, ce nous semble , le
don de voir les choses d'un œil sûr à travers les voiles? Au siècle
suivant, n'est-il pas une femme qu'il suffit de nommer pour désigner
le plus agréable mélange de l'observation judicieuse et de la bonne
moquerie? M'"* de Sévigné n'est-elle pas là? Serait-elle absente, ce
qu'à Dieu ne plaise, nous ne serions pas à court d'exemples. Ce
xvir siècle, où la société se forme et se développe d'une manière si
admirable, nous offre chez les femmes une tendance manifeste à
moraliser, qui, pour ne pas s'être traduite en œuvres spéciales, n'est
pas moins facile à constater. Autour de Laroche fou cauld, ne voyons-
nous pas un groupe de femmes spirituelles et sensées, parmi les-
quelles M""^ de Sablé et M™*' de La Fayette , qui moralisent à plaisir,
et jouent, pour ainsi dire, aux maximes? La Bruyère était venu, et
son livre, qui, selon le mot de M. de Malézieu, devait lui attirer tant
de lecteurs et tant d'ennemis, avait sa place marquée sur la table de
toilette des grandes dames, qui le lisaient avec une sorte de passion,
et dont quelques-unes se firent peindre un La Bruyère à la main.
N'oublions pas les portraits de M"^ Scudéry, ni les Stances morales
dfe M""® Deshoulières. La vocation des femmes, comme moralistes,
perçait alors de toutes parts. Il est cependant une époque avant la
nôtre, où cette tendance des esprits féminins fut plus éclatante en-
core : c'est le xviir siècle, le siècle de la société par excellence, où
la conversation, qui est l'école des moralistes, atteignit au sommet
de l'art, d'où elle est redescendue. Jamais les femmes n'avaient dé-
ployé un tel esprit d'observation, de finesse et d'à-propos, et il fau-
drait les admirer sans réserve, toutes ces grandes dames, qui pos-
sédaient si bien la justesse du coup d'œil, la verve de la raillerie,
l'originalité brillante de l'expression, s'il ne fallait blâmer cette lé-
gèreté de mœurs qui s'affichait sans scrupule, cet épicuréisme dont
on faisait parade , et qui se résume assez bien par ce mot de M ■"• de
Lambert à son fils : « Mon enfant, ne faites jamais de folies, excepté
-(juand elles vous feront grand plaisir. y> Quel dommage pourtant qu*il
ne reste rien de ces conversations si animées et si entraînantes où
brillaient les plus beaux noms de France, M"*^ la maréchale de
Luxembourg, M"* la princesse d'Hénin, M""^ la princesse de Beauvau,
M"'" de Bouillon ! Quel dommage que tant d'éloquence parlée s'éva-
nouisse, quand il reste tant de pauvretés écrites! Ceci ne s'applique
pas aux échantillons écrits en matière de morale que des femmes du
xviii* siècle nous ont laissés, et qui sont remarquables à plus d'un titre.
DES FEMMES MORALISTES. 55
Ici encore, comme dans le xvir siècle , il faut , pour trouver ce que
l'on cherche, glaner un peu partout, à travers champs. A part M'"*^ du
Châtelet, qui a écrit un véritable traité sur le bonheur, c'est dans
leurs romans, leurs correspondances et leurs mémoires, comme nous
disions, qu'il faut surprendre l'écrivain moraliste. Heureusement, on
ne tombe pas à faux, en s'adressant à M'^^ de Launay, M"^ de l'Espi-
nasse, voire M'"'' de Tencin, en allant jusqu'à M'"** de Charrière et
M""^ de Souza. — Ah! quel livre de morale on ferait, si on voulait re-
cueillir toutes les observations dont les femmes, armées d'une péné-
trante finesse, ont semé leurs ouvrages, et si on pouvait les retrouver
et les faire revivre , ces traits éloquens et fins , dus au génie de la
conversation! En adoucissant, par le bon sens exquis du choix, la
sévérité un peu froide du xvii^ siècle, et en épurant l'épicuréisme
trop facile du xvm% quel chef-d'œuvre on composerait! quel livre
aimable et profond! quel vrai trésor! De l'étude de ces divers mor-
ceaux, il ressortirait, n'omettons pas de le dire, que jusqu'à notre
époque les femmes, quand elles ont touché à la morale, ont été des
moralistes observateurs, tandis que de notre temps elles se rangent
surtout dans la classe des moralistes qui enseignent. Cette différence
n'est pas insignifiante et de pur hasard ; cela prouve qu'avant la ré-
volution, les femmes étaient simples spectatrices, tandis que de nos
jours elles se mêlent à l'action; elles se contentaient autrefois de
causer le plus spirituellement possible dans le coupé de la diligence,
qu'elles veulent conduire aujourd'hui.
Les femmes , avant notre époque , ont donc été moralistes en gé-
néral, sans qu'aucune d'elles puisse revendiquer ce titre en parti-
culier; c'est un héritage commun, une propriété indivise. Cela établi,
voyons si les femmes qui, plus près de nous, ont brigué ouvertement
ce titre pour leur compte, l'ont mérité sérieusement. Est-ce M"'^ de
Genlis qui mérite ce titre de moraliste? Si les gros bataillons de
livres avaient le même privilège que les gros bataillons de soldats,
du côté desquels la victoire aime à se placer, peu d'écrivains l'em-
porteraient sur M'"^ de Genlis : elle pourrait se mesurer avec Vol-
taire sans trop de désavantage. Mais cela n'arrive pas ainsi, et c'est
merveille de voir comme un auteur survit avec un petit volume, et
comme mille autres sont à jamais ensevelis sous la haute montagne
de leurs ouvrages. Le nombre des écrits de M'"^ de Genlis est im-
mense. Pour les feuilleter seulement, il faudrait un temps et une
patience que nous n'avons pas. Disons vite que l'oubli qui enveloppe
déjà toutes ces productions décolorées et sans saveur n'est que le juste
56 RE Y DE DES DEUX MONDES.
châtiment de l'exorbitante fécondité de l'écrivain. A part Mademoi-
selle de Clermontj qui, dans la longue série des échecs littéraires de
M"* de Genlis, est un vrai coup de partie, et qui vient se placer avec
naturel et charme non loin des romans de M™« de Lafayette, rien dans
cette bibliothèque due à une seule plume n'est destiné à survivre,
pas même Mademoiselle de La VallièrCj malgré tout l'intérêt répandu
dans ce roman et dans quelques autres de l'auteur, qui, sous tous les
rapports, valent bien des romans à grands succès de ce temps-ci. Les
ouvrages de M°" de Genlis déjà frappés du coup qui attend inévita-
blement les autres sont précisément ceux auxquels l'auteur attri-
buait le plus d'importance, entre autres son livre de VInfluence des
Femmes sur la littérature française. La postérité, qui est déjà venue,
a raison. Que penser en effet de l'esprit critique d'un écrivain qui
refuse du talent à M*"* de Staël et à Fénelon? A la rigueur, chez une
organisation féminine aux impressions très vives, ces jugemens, tant
ils sont ridiculement exagérés, pourraient passer pour des caprices,
et n'impliqueraient pas une absence totale de goût littéraire et de
profondeur, si le reste du livre ne venait confirmer amplement la
première impression. On pourrait encore être indulgent pour les
prétentions de M""^ de Genlis à la critique (où sont les femmes qui y
ont excellé?), si elle relevait son talent par la peinture vraie des
mœurs et l'étude quelque peu profonde de l'ame. Mais non, et l'on
s'étonne qu'une femme d'esprit, jetée au milieu de la plus grande
société dès sa première jeunesse, et qui y a mené une si longue
carrière, soit restée un observateur si superficiel, et n'ait jamais vu
les passions humaines qu'à la surface? On a dit que sa vanité y était
pour beaucoup, et que ses ridicules prétentions aristocratiques, ne
lui laissant voir le monde qu'à travers le prisme des préjugés, et lui
faisant croire que tout l'univers était dans un salon à la Louis XV,
l'avaient empêchée de voir le fond des cœurs et le fond des choses.
La vanité, pas plus que le temps, ne fait rien à l'affaire, et Saint-
Simon, autrement imbu que M"'^ de Genlis des préjugés aristocra-
tiques, était un terrible observateur. C'est une erreur sans doute
de croire que tout l'univers est dans un salon à la Louis XIV ou à
la Louis XV; cependant si tout l'univers n'est pas là, il faut avouer
qu'il y a beaucoup de monde, et que l'on peut encore, dans cet
espace étroit, faire de grandes découvertes, pourvu qu'on soit doué
du vrai talent d'observation, que n'avait pas M'"* de Genlis. Ses
peintures du monde manquent donc d'originalité; où elle a été
faible surtout, où elle a montré peu de portée, c'est lorsqu'elle a
DES FEMMES MORALISTES. 57
voulu s'occuper de religion et de morale. Croyez aux éloges épisto-
laires ! Vers 1787, M'"* de Genlis recevait les lignes suivantes : « Pré-
dicateur aussi persuasif qu'éloquent, lorsque vous présentez la religion
et toutes les vertus avec le style de Fénelon et la majesté des livres
inspirés par Dieu môme, vous êtes un ange de lumière. » C'est Buffon
qui, ayant mis ses plus belles manchettes, lui écrivait cela. Eh bien!
non; malgré Buffon, M"« de Genlis, quand elle présente la religion
et la morale, n'est pas un ange de lumière; elle ne mérite pas même
le nom de morahste. Au vrai, c'est une gouvernante qui a deux titres
pour sa mémoire, un joli livre qu'elle a fait, et un illustre élève qui
s'est fait lui-même.
M""' Campan a-t-elle plus de droit au titre que nous refusons à
M"'" de GenHs? Si l'intention en httérature était réputée pour le
fait, oui sans doute; mais la bonne intention et le talent ne doivent
jamais se séparer et ne peuvent bien faire qu'en se prêtant un mutuel
appui. C'est l'histoire du paralytique et de l'aveugle. Quand la bonne
intention ne l'éclairé pas, le talent fait fausse route; et sans le talent,
la bonne intention, paralytique, ne peut avancer d'un pas. — Dans
le livre sur \ Éducation des FemmeSj qui est la production principale
de M'"*' Campan, on a beau chercher la profondeur des vues, l'éclat
ou le charme du style, on ne trouve que des pensées connues et un
style effacé. On cherche une moraliste, et l'on ne trouve qu'une in-
stitutrice. Il reste un mot de M™^ Campan : « Créer des mères, a-t-elle
dit, voilà toute l'éducation des femmes. » Aux époques même les
plus faciles pour la renommée, un mot n'est pas un titre suffisant
pour la gloire littéraire. M""^ Campan est encore inférieure à M"'^ de
Genlis, et ni l'une ni l'autre n'ont eu en partage le vrai talent de
l'écrivain et du penseur. — Le pavillon de Belle-Chasse et Écouen
étaient vraiment trop loin de Coppet.
Parmi les ouvrages de morale dus à des plumes de femmes, il n'y
a de réellement sérieux et de durable que ceux de M™*" Guizot, de
M""^ de Rémusat et de M""^ Necker de Saussure. C'est M'"'' Guizot qui
a fondé, si l'on peut s'exprimer ainsi, la dynastie des femmes mora-
listes. Son portrait et celui de JVP"^ de Rémusat ont été dans ce re-
cueil tracés trop finement dans toutes leurs nuances pour qu'il soit
permis d'y revenir. Si le portrait de M""*' de Saussure n'est pas fait
encore, il vaut la peine d'être tracé à part, et il le sera sans doute
par cet ingénieux critique qui, sous l'esprit de l'auteur, sait si bien
trouver lame de l'homme.
Puisque le talent des trois écrivains est hors de cause, contentons-
5ft REVUE DES DEUX MONDES.
n )us de parler de ce qui, dans notre époque, distingue admirable -
ment ces trois intelligences d'élite, c'est-à-dire de leur amour pro-
fond du devoir et de l'ardeur réfléchie avec laquelle elles ont marché,
chacune dans sa voie, vers le même point lumineux. Elles ont aimé
et voulu faire aimer le devoir! Elles n'avaient donc pas connu la
vie? elles n'avaient pas souffert? sans doute elles avaient vécu toujours
dans l'heureuse ignorance des sacrifices imposés à la femme? Tout
leur avait souri? Tenues dans des temps paisibles, où les règles du
devoir étaient d'inébranlables colonnes placées de distance en dis-
tance sur la route, et indiquant si clairement le chemin, qu'il était
impossible de s'égarer, elles n'avaient eu que la peine de regarder
autour d'elles et de marcher? — Au calme du langage, à la sérénité
de la pensée, on serait tenté de le croire. Il n'en est rien pourtant.
Ce n'est pas l'expérience amère de la vie, ce ne sont pas les épreuves
douloureuses qui leur ont manqué , et elles ont traversé des temps
plus dirticiles que le nôtre, des temps où toutes les notions du vrai
et du juste étaient altérées et méconnues. Ces règles salutaires,
qu'elles ont soutenues avec une conviction éloquente, ce n'est donc
pas partout autour d'elles qu'elles les ont trouvées, c'est dans leur
cœur. Tout en s'efforçant d'améliorer la société actuelle, principale-
ment sous le rapport de la condition des femmes, tout en étudiant
les défauts de l'ordre social et en les signalant sans crainte, en pré-
parant l'avenir, elles acceptaient le présent, et il est consolant et beau
de voir d'aussi belles intelligences dévouées ardemment au progrès
et au devoir. M™« Guizot, M'"« de Rémusat, M"^ Necker de Saussure,
font honneur à notre siècle et à leur sexe, et dédommagent des
grands scandales dont nous avons été témoins.
La révolution de 1830 fit surgir une légion d'amazones qui arbo-
rèrent le drapeau de l'indépendance absolue, et se précipitèrent
dans la mêlée en criant : Émancipation! Ce ne fut point un de ces
caprices éphémères du lendemain des révolutions, une de ces mille
idées extravagantes qui sont comme une poussière que soulèvent en
passant les crises sociales, qui tourbillonne un moment et retombe
aussitôt. La fièvre qui s'empara d'un si grand nombre de cerveaux
féminins fut longue; elle dura près de dix ans, et n'a pas encore
complètement disparu, bien qu'il ne reste plus de l'armée en dé-
route qu'un peu d'arrière-garde, qui pousse encore de loin en loin
son malheureux cri de guerre, au milieu de l'indifférence générale,
et (jui n'excite plus même assez d'attention pour obtenir un petit
succès de mépris et de colère.
DES FEMMES MORALISTES. 59
Ce sont les doctrines saint-simoniennes d'abord et plus tard celles
de Fourier qui furent l'arsenal où les imaginations féminines en ré-
volte trouvèrent des armes contre cette société dont le despotisme,
si dur et si vigilant, ne songeait même pas h réprimer leurs folies.
Ce fut vraiment un triste spectacle. Que de femmes, oubliant leur
caractère et dédaignant ce foyer domestique où les appelaient tant
de devoirs, si doux quand on sait les remplir, firent irruption sur h
place publique, déclamant, au nom de la morale, contre la morale,
attaquant sans pudeur les choses les plus saintes, et enivrées d'un
esprit de destruction si forcené, qu'il avait pris dans leur cœur la
place de tous les autres sentimens! Ce n'étaient plus des épouses,
des filles, des mères. De la femme, elles n'avaient conservé que
l'habit, et avaient tout perdu, jusqu'à l'élégance des manières, qui
avait suivi la grâce de l'esprit et du langage. On voudrait être indul-
gent qu'il serait impossible de l'être, car rien dans leurs défauts
n'avait ce côté séduisant qui quelquefois les atténue. Ce n'étaient
pas même leurs défauts, c'étaient ceux d'un autre sexe dont elles
s'étaient emparées en les exagérant. Nous ouvrons au hasard un des
livres publiés dans cette période de vertige, et nous tombons sur la
phrase suivante : « Pour atteindre l'égalité et la vertu, il y avait deux
idoles à renverser, la naissance et la chasteté! Non que la naissance
et la chasteté ne soient belles en elles-mêmes; mais ces mérites
prennent leur rang, cessent d'être la loi suprême, et ne sont plus
indispensables, l'un à l'homme, l'autre à la femme. Toute femme
supérieure a des passions plus ou moins fortes, et, à moins de cir-
constances admirablement heureuses, manque toujours à cette vertu
départie plutôt à la faiblesse et à la timidité. » C'est une des plumes
les plus élégantes et les plus modérées de la secte qui a écrit ces
paroles; qu'on juge du reste. Ces femmes s'étaient érigées en tri-
buns, elles prêchaient la révolte contre toutes les lois établies, pro-
diguaient l'insulte à pleines mains, et écrivaient comme si elles
eussent parlé sur la borne de la rue. Elles s'étaient faites les prê-
tresses insensées d'un culte anarchique , et elles ont été , qu'on me
permette l'expression, les tricoteuses de la révolution de 1830.
Le mariage est la pierre d'achoppement dans ce siècle. Il fut prin-
cipalement le but des attaques violentes de ces étranges moralistes.
De tous leurs livres sur ce sujet, il ressort clairement une chose :
c'est que, dans la vie de la femme, elles ne voyaient que l'amour.
Toutefois, dans leurs divagations, elles ont oubhé un point, c'était de
décréter l'éternité de la jeunesse. Le but de leur mission, c'étaient
^ REVUE DES DEUX MONDES.
donc l'apothéose de l'amour et la destruction du mariage. Pour tout
dire, cette levée de boucliers contre le mariage n'était qu'une insur-
rection de griefs personnels. Ces femmes confondirent la cause de
tout leur sexe avec leurs infortunes particulières, et, de bonne foi
peut-être, elles prirent dans le mariage, pour l'institution même, ce
qui n'était que des accidens malheureux. La colère était leur muse,
et elles étaient comme des soldats qui , après avoir essuyé le feu
meurtrier d'une citadelle, montent furieux à l'assaut, moins pour
remporter une victoire que pour se venger. L'assaut fut livré, et l'on
vit, dans la chaleur du combat, briller à plusieurs reprises le dra-
peau d'une Clorinde que les prudens conseils ne pouvaient toujours
contenir, et qui osait se compromettre en de telles luttes. Chez elle,
du moins, l'éclat de l'action pouvait en sauver l'inconvenance, et il
y aurait amnistie pour ses témérités, si depuis elle avait su prendre
sa revanche en vraie Clorinde de la poésie et de l'éloquence, au lieu
d'égarer ses coups et de se perdre dans une obscure mêlée.
Qu'arrivera-t-il maintenant? Gallus disait il y a bien des siècles :
Feminse natura varium et mutabile semper;
Diligat ambiguum est, oderit anne magis;
Nil adeo médium
Et tantum constans in levitate suâ est.
Si Gallus disait vrai, s'il n'était exagéré comme tous les poètes, nous
serions à la veille d'un mouvement qui ressemblerait à une réaction.
ISil adeo médium; du dévergondage, nous tomberions dans le pédan-
tisme. On deviendrait précieuse et collet-monté, et de tous côtés
on ne verrait que femmes s'emparant, comme de leur bien légi-
time, des plus hautes questions de la religion et de la philosophie,
écrivant de volumineux traités et vivant dans le commerce intime
des anciens philosophes, des pères de l'église, des théologiens; nous
serions entourés de savantes, en un mot, qui, pour l'amour du grec,
pourraient encore se compromettre, et qui feraient refleurir des
travers que nous leur pardonnerions volontiers, s'ils devaient res-
susciter Molière. Cette réaction est imaginaire sans doute; cepen-
dant aujourd'hui même n'avons-nous pas à nous occuper d'un livre
qui, s'il n'est pas l'œuvre d'une savante, Qst l'œuvre d'une puritaine,
et qui autoriserait le poète, je le crains bien, à répéter en souriant :
ISil adeo médium? Ce livre, remarquable à beaucoup d'égards, a
attiré l'altention des esprits sérieux, et appelle de notre part une ap-
DES FE3IMES MORALISTES. 61
préciation qu'il sera permis de trouver sévère, pourvu que l'on n'ou-
blie pas que la sévérité est du respect envers le talent.
C'est le mariage qui a fourni à M'"^ Agénor de Gasparin le sujet
d'un livre qui est aux antipodes des ouvrages sur la même matière
dont nous parlions tout à l'heure, et qui de la licence effrénée nous
fait passer au rigorisme. L'union conjugale n'a été établie, selon
M'"^ de Gasparin, que pour la sanctification de l'humanité; mais
l'idée primitive s'est, de nos jours, si corrompue, que pour rentrer
dans les voies de Dieu , le mariage doit être absolument régénéré.
C'est la mission que s'est donnée l'auteur du Mariage au point de
vue chrétien, mission qu'elle a acceptée héroïquement dans toutes
ses conséquences, et qu'elle a remplie avec une ardeur de prosély-
tisme qui pourrait prendre un autre nom, et qu'on ne croyait plus
de notre temps. Le mariage, tel qu'il est, n'a pas trouvé de plus vio-
lent adversaire, ni le mariage, tel qu'elle le conçoit, de plus fougueux
apôtre. Elle pousse si loin ce zèle, que dans sa colère contre le ma-
riage actuel il nous semble qu'elle le calomnie, et que dans son en-
thousiasme pour l'union conjugale qu'elle désire, il nous semble
qu'elle crée un idéal qu'il n'est donné à personne d'atteindre. Elle
commence par une satire et finit par un rêve.
M"'*' de Gasparin veut régénérer le mariage par la loi chrétienne;
mais elle enlève au christianisme son véritable élément, la douceur,
et en fait une sorte de loi terrible qu'elle préconise dans toute sa
rigueur, en s'attachant beaucoup plus à prouver qu'à persuader, et à
convaincre qu'à émouvoir. Dès le début, on s'aperçoit que le livre
de M""^ de Gasparin se rattache au mouvement religieux qui agite la
Suisse française depuis quelques années, et qui s'est donné le nom de
réveil évangélique. Certes, rien ne serait plus louable que de chercher
à réveiller le sentiment religieux au cœur de l'homme, si les plus
légitimes mouvemens d'idées ne tournaient à mal quand l'exagéra-
tion se met de la partie. Or, il n'est pas rare de voir de jeunes mi-
nistres, animés d'un zèle peu raisonnable et à peine arrivés dans un
pays avec charge d'ames, s'élever avec colère contre des usages in-
nocens qu'ils considèrent comme des relâchemens infâmes, et vou-
loir tout faire plier sous leur puritanisme inflexible. Le prédicant le
plus dur est toujours suivi, dit quelque part Voltaire. Quelques
femmes écoutent le jeune ministre, des enfans aussi. Les hommes
résistent et murmurent d'abord; ils espèrent cependant que la fougue
du jeune pasteur se refroidira, et dans cet espoir ils attendent. Ils
6i REVUE DES DEUX MONDES.
attendent en vain, car l'ardeur du prédicant croît chaque jour. Alors
les querelles d'intérieur commencent dans les familles; les hommes
veulent empêcher les femmes d'aller au prêche; comme on pense,
les femmes ne cèdent pas facilement, et voilà une source conti-
nuelle de désordres sous le toit conjugal. Mais cet état de choses a
un terme. Un jour, les hommes se soulèvent, le presbytère est en-
touré, on lance des pierres; le pasteur s'enfuit en vrai martyr, et le
réveil flnit par une émeute.
Le Hvre de M'"^ de Gasparin est empreint de la couleur la plus
exagérée du réveil, et dans toutes les questions qu'il traite, il apporte
une inflexibilité absolue de doctrines. Le rigorisme éclate à chaque
page, et, quoique l'auteur consente à le voiler quelquefois pour faire
quelques concessions à l'esprit du siècle, on le sent, on le respire
partout, et on est peu surpris lorsque M*''*' de Gasparin laisse échapper
cette exclamation : ce Plût à Dieu que la femme restât éternellement
étrangère au monde! » Ce qui équivaut à faire des vœux pour que
toutes les femmes vivent en recluses. Si les caprices passionnés de
M'^'^de Gasparin devenaient des lois, la société ressemblerait bientôt
à un couvent, car une femme, dit-elle, est à moitié perdue lors-
qu'elle a ri à une comédie de Molière, ou qu'elle n'a pas pleuré d'in-
dignation en assistant à un ballet. On croirait que ces emportemens
de puritanisme sont d'un autre âge, et datent de ces jours où tout
instrument de musique était interdit à Genève, si l'on ne savait qu'ils
sont dus à l'intolérance de la jeunesse. Pour les esprits bien faits, la
vie est une école d'indulgence, et si M""« de Gasparin n'avait pas
écrit son hvre, elle ne l'écrirait pas dans quelques années. Qui sait
d'ailleurs? Chez certaines âmes , le rigorisme est un déguisement de
la tendresse, et si la critique pouvait pénétrer dans l'intérieur de la
conscience, elle serait peut-être désarmée; malheureusement elle
ne juge que les résultats.
L'auteur du Mariage au point de vue chrétien a traité son sujet
dans toute son étendue, et n'a pas voulu laisser un seul point de
l'union conjugale qu'elle n'explorût avec une attention scrupuleuse,
et qu'elle n'essayât de régénérer. Il nous est impossible de suivre
M""" de Gasparin à travers toutes ses utopies méthodistes; mais que
penser, par exemple, de ce qu'elle entend par amour et intimité dans
le mariage? Que penser du terrible ordre du jour conjugal auquel il
faut se soumettre ponctuellement, tout irréalisable qu'il soit, sous
peine d'être des cœurs corrompus et dégradés? L'amour est la base
DES FEMMES MORALISTES. 63
fondamentale de l'union, et cet amour est si grand, si pur, disons le
mot, si divin , qu'il établit entre les époux une intimité parfaite, cé-
leste. Cela est vraiment beau! Il n'y a qu'une difficulté : où sont les
cœurs capables de ressentir un pareil amour? Et s'il y en a peu, ou
s'il n'y en a pas même chez lesquels un semblable amour puisse sub-
sister long-temps sans altération, que devient la pierre angulaire
du mariage? Que devient le mariage lui-même? En présence de tels
obstacles, l'auteur devrait logiquement pencher pour le célibat. Eh
bien ! non; le célibat n'a pas de plus violente ennemie. Comment cela
peut-il se concilier?
Quoi de plus doux que l'intimité dans le mariage? Deux cœurs bien
nés qui sont remplis d'affection et d'estime l'un pour l'autre trou-
vent des trésors de bonheur dans cette intimité qui grandit chaque
jour à mesure qu'on se connaît davantage. L'intimité ne doit-elle
pas être un besoin du cœur plutôt qu'un article du contrat, et ne faut-
il pas qu'elle s'étende en proportion de la tendresse? Toute intimité
entre époux est relative, et cependant M™^ de Gasparin commande
l'intimité absolue, c'est-à-dire l'échange de toutes les pensées, de
tous les sentimens, partout et toujours. Elle ne reconnaît pas à l'un
le droit de garder une pensée qu'il ne communique pas à l'autre; elle
fait même un devoir de se communiquer entre époux les secrets
d'autrui, afin qu'il n'existe pas un seul point qui ne soit commun à
tous deux; l'on exécutera plus facilement ce second article que le
premier, car à tout prendre ce n'est qu'une indiscrétion que recom-
mande l'auteur, et remarquons en passant que jusqu'ici l'indiscrétion
n'avait pas figuré dans les commandemens de Dieu !
Il est entendu que l'auteur ne s'en tient pas à l'intimité morale, et
qu'elle insiste avec force, avec passion, pour que les époux ne soient
jamais séparés. Ici les conseils sont superflus; si l'on s'aime, vous
n'avez pas besoin de recommander la présence au logis.
L'absence est le plus grand des maux.
On s'éloigne avec regret et l'on revient toujours avec bonheur. Si
l'on n'aime pas, au contraire, que de prétextes plausibles pour l'ab-
sence! Est-ce un grand mal, en ce dernier cas, que les choses se pas-
sent ainsi? M"**^ de Gasparin ne voit-elle pas qu'il y aurait imprudence
à tenir trop long-temps rapprochés deux êtres qui ne s'entendent
pas? Peut-être se font-ils un peu illusion sur la distance qui les se-
64 REVUE DES DEUX MONDES.
pare? Avec des précautions habiles, on pourrait vivre dans le calme,
sinon dans le bonheur, tandis qu'en se voyant à chaque instant de la
vie, on se froisse sans le vouloir; tout s'aggrave alors, tout s'exagère.
Les défauts, qu'un peu de perspective diminuait, paraissent plus
grands qu'ils ne sont réellement; tout est matière à bouderies et à
querelles, et, de bouderies en querelles, on descend une pente qui
conduit à la haine, le plus grand des malheurs. Dans la plupart des
cas, l'habileté consiste à tourner l'écueil, et M™^ de Gasparin ordonne
impérieusement de venir s'y briser. — La haine ! voilà le résultat
des théories de l'auteur pour les époux qui s'estimaient sans amour,
et qui vivaient paisiblement dans un système de concessions mu-
tuelles! Pour ceux qui s'aiment, le résultat est l'exagération de
l'amour, c'est-à-dire un effrayant égoïsme.
Toutes les théories du Mariage au point de vue chrétien sont pleines
de tempêtes. Ainsi l'auteur, logique dans ses principes sur l'intimité,
veut que la femme, lorsqu'elle ressentira dans son cœur une passion
illégitime, en fasse la confidence au mari. La confidence au mariî
Comment l'auteur n'a-t-elle pas vu les conséquences désastreuses de
cette démarche?
On aime, on se croit aimé; on vit dans ce doux et enivrant état de
l'ame qui résulte d'une grande affection partagée. L'avenir se dé-
roule devant vous sans que vous aperceviez le moindre point noir à
l'horizon. On prend soin de sa fortune et de ses affaires comme en
se jouant, car tout travail est facile à l'époux aimé. On se sent re-
vivre avec une indicible joie dans ces gais enfans qui jouent autour
de leur mère; on sent quelque chose d'infini au fond de son cœur, où
il semble que le ciel soit descendu. Mais un jour voilà que l'épouse
en pleurs se jette dans vos bras, elle est pâle et tremblante, et, au
milieu de sanglots étouffés, elle laisse échapper de cette bouche, où
vous espériez que votre nom seul serait toujours murmuré avec
amour, un aveu, un terrible aveu, elle en aime un autre, et, ne se
croyant pas la force de se sauver elle-même, elle vient vous deman-
der votre appui contre son propre cœur. Vertueuse et fidèle, mais
redoutant sa faiblesse, c'est la peur et non l'amour qui l'a jetée dans
vos bras; elle n'a prononcé qu'un mot, ce mot a entr'ouvert un
abîme, et de ce bonheur immense que vous possédiez il n'y a qu'un
moment, il ne vous reste déjà plus que le souvenir. Désormais une
image , une impitoyable image vient se placer entre vous et cette
épouse qui pourtant n'est pas parjure, et murmure ironiquement à
DES FEMMES MORALISTES. 65
VOS oreilles : C'est moi qui suis aimé! Ce fantôme vous suit ou vous
précède partout dans votre chemin; il s'assied à votre table, il se tient
debout à votre chevet, il remplit votre maison. En apparence, vous
n'avez rien perdu; votre honneur est sauf, votre femme est fidèle,
et le monde vous suppose toujours heureux; en réalité, vous êtes
ruiné dans vos espérances les plus intimes, vous avez perdu ce que
vous aviez de plus cher en ce monde, et vous êtes le plus malheu-
reux des hommes, car vous aimez encore, et l'on ne vous aime plus^
L'amour est un pur cristal que le moindre souffle ternit. Quand
on aime, on est inquiet et tourmenté au moindre soupçon. Si Ton
a cru remarquer un peu de froideur, si l'on a saisi un geste d'impa-
tience, une parole dure, serais-je moins aimé? se dit-on, et, dans
de longs et interminables monologues, on agite gravement cette
question, comme s'il s'agissait du salut d'un empire. Le cœur de
l'homme qui aime est ainsi fait : le moindre grain de sable qui
tombe dans ce lac en trouble pour long-temps le fond. Et c'est
l'homme aussi exclusivement jaloux de son bonheur, et qui met
toute sa joie dans la possession absolue d'une ame, que la femme
viendra prendre pour confident des infidélités de son cœur! Pour la
plus grande gloire de l'intimité conjugale, comme l'entend M""^ de
Gasparin, voilà le repos du mari à jamais troublé!
Suppose-t-on que le mari, au lieu d'éprouver pour la compagne
qu'il s'est choisie un sentiment passionné, n'éprouve pour elle qu'une
affection mêlée d'estime? L'aveu ne sera pas ici un coup de foudre
qui tombera sur le cœur; ce sera une lame froide qui fera une in-
guérissable blessure à l'amour-propre. Malgré lui, l'homme devien-
dra méchant et soupçonneux, et sa raison ne sera pas assez forte
pour le mettre au-dessus des suggestions continuelles de l'amour-
propre blessé, qui s'agite jusqu'à ce qu'il ait trouvé sa vengeance.
Le mari qui aime souffrira sans se plaindre; celui qui n'aime pas se
plaindra à tout propos, suscitant toujours des prétextes trop faciles
à; trouver, et au heu de lutter, comme l'autre, dans son imagina-
tion malade, contre le fantôme de l'amant, il éprouvera une satis-
faction secrète à se heurter contre une réalité toujours présente, sa
femme. Non-seulement il lui en voudra de son infidélité qui n'a pas
dépendu d'elle, il lui en voudra encore de sa franchise, qui a été
un acte de courage et une marque d'estime; si éclairé qu'il soit, il
sera injuste, et le même mot qui introduit sous un toit une douleur
morne, d'autant plus grande qu'elle fait des efforts pour se cacher,
TOME IV. 5
G6 REVUE DES DEUX MONDES.
introduit sous un autre raille petites vengeances. A ce jeu de chaque
jour, de chaque heure, que devient l'affection mutuelle? Dans l'in-
térêt de l'intimité morale selon le rigorisme, voilà les deux époux
devenus ennemis intimes.
En maint endroit de son livre, M'"^ de Gasparin prêche à la femme
l'abnégation et le renoncement, et cela avec une chaleur d'élo-
quence souvent entraînante. Il ne faut pas cependant se laisser
prendre à ces paroles de paix, car l'auteur ne fait là qu'une con-
cession apparente, pour obtenir beaucoup plus qu'elle n'aurait osé
demander de prime-abord; elle donne de la main gauche pour s'en-
richir de la main droite. Ainsi veut-on savoir comment M'"*' de Gas-
parin entend la liberté de conscience du mari? Si le mari est incré-
dule, la femme est chargée de remporter une victoire complète sur
son incréduhté, et elle la remportera, quoi qu'il en coûte. Rien ne
l'arrêtera, jusqu'à ce qu'elle en soit venue à ses fins, et, pour dé-
buter, elle exigera qu'il assiste aux offices religieux; s'il résiste, elle
redoublera ses efforts; les querelles ne l'effraieront pas, elle deman-
dera toujours et sans cesse; elle sera inflexible. Le mari finira par
céder, soyez-en sûr. Nous aimons à croire que ce n'est pas là un
échantillon de la liberté de conscience à la façon du réveil évangé-
lique. M'"»^ de Gasparin a fait une innovation; c'est la première fois
qu'on érige en principe le despotisme de l'importunité.
Ce n'est pas qu'après avoir posé ses principes absolus, l'auteur
n'essaie quelquefois des tempéramens. Ainsi sur l'éducation, car
dans son livre sur le mariage se trouve enclavé tout un traité sur
l'éducation, elle est évidemment pour l'éducation privée et s'exprime
sur ce point d'une façon assez claire; cependant, en fin de compte,
elle se prononce pour le mélange de l'éducation privée et de l'édu-
cation publique, oubliant sa sortie contre les collèges, oubliant le
stigmate qu'elle vient d'infliger à l'émulation qu'on a l'infamie d'in-
culquer aux enfans, et qui n'est qu'un vice odieux ! L'émulation
un vice odieux I Que tous les maîtres et tous les disciples s'arran-
gent avec M'"^ de Gasparin. Ce qui est important pour nous, c'est
qu'elle se prononce en faveur des collèges, quoique l'instruction y
soit très défectueuse, et que les mauvais exemples y soient perma-
nens ! Ce n'est même que pour se purifier de ces mauvais exemples
qu'elle exige que les enfans rentrent chaque soir sous le toit paternel :
CQ^ donc pour y être témoin des effets de l'intimité morale à la
manière méthodiste; il vaudrait autant qu'ils restassent au collège.
DES FEMMES MORALISTES. 67
Voilà pour les jeunes gens. Quant aux jeunes filles, Fauteur veut
qu'elles soient élevées en vue du mariage, et, avec cette audace qui
la distingue, elle déclare qu'il faut leur parler souvent, presque à
toute heure, de ce qui est le but de leur existence, et qu'il est ab-
surde qu'il n'en soit pas ainsi. Si M'"^ de Gasparin ne s'apercevait^
bientôt qu'elle marche sur un terrain brûlant, sa dévotion aboutirait
à un singulier résultat. Heureusement elle s'effraie à temps des con-
séquences extrêmes de son principe, et, rétrogradant peu à peu, elle
reprend ce qu'elle vient de dire. Elle fait quelquefois des conces-
sions, on le voit; mais, lors même qu'elle fait ces concessions à la
nature humaine et non pas à l'ordre social, elle ne les fait point de
bonne grâce, et ressemble à un monarque absolu que le malheur des
temps oblige à octroyer une charte.
D'après le coup d'œil que nous venons de jeter sur le Mariage au
point de vue chrétien, on peut concevoir une idée de ceUvre, que
M™^ de Gasparin n'aurait pas écrit avec cette impitoyable sévérité
de doctrines, si elle eût voulu s'inspirer d'illustres exemples que lui
fournissait sa patrie. Ahl que M. Necker et M"^ de Staël ont tenu
autrement compte de la réalité, et ont parlé du mariage avec une
autre sagesse! Quelle haute raison dans ces conseils de M. Necker :
<c Que la femme s'efforce de répandre le calme dans l'ame de sou
ami, de son défenseur, en lui assurant un doux asile au sein de ses
foyers, lorsqu'il y revient l'esprit encore inquiet des débats du monde
auxquels il est forcé de se livrer. » Ailleurs, M. Necker s'écrie :
« Ah! combien les sentimens d'une ame tendre s'animent et se for-
tifient par une succession continuelle de besoins et de services ! Les
prévenances mutuelles, les attentions réciproques forment seules ces
liaisons durables qu'aucune habitude, aucun âge, n'affaiblissent. Et
vous ne connaissez pas les plus douces jouissances, vous qui, tout
entiers à vous-mêmes, n'appréciez dans l'amour que le despotisme
de la jeunesse et les rapides effets de votre impérieux ascendant. »
Ces paroles sont bonnes à méditer partout, même à Genève. Ce
qui suit, de M'"^ de Staël, est moins tendre, mais n'est pas moins
profond, ni moins vrai : a II est heureux, dit la fille de M. Necker,
dans la route de la vie, d'avoir inventé des circonstances qui, sans le
secours même du sentiment, confondent deux égoïsmes au lieu de
les opposer. Il est heureux d'avoir commencé l'association d'assez
bonne heure pour que les souvenirs de la jeunesse aident à sup-
porter, l'un avec l'autre, la mort qui commence à la moitié de la vie;
5.
68 REVUE DES DEUX MONDES.
mais indépendamment de ce qu'il est si aisé de concevoir sur la dif-
ficulté de se convenir, la multiplicité des rapports de tout genre qui
dérivent des intérêts communs offre mille occasions de se blesser,
qui ne naissent pas du sentiment, mais finissent par l'altérer. Per-
sonne ne sait à l'avance combien peut être longue l'histoire de cha-
que journée, si l'on observe la vérité des impressions qu'elle produit,
et dans ce qu'on appelle avec raison le ménage, il se rencontre à
diaque instant de certaines difficultés qui peuvent détruire pour
jamais ce qu'il y avait d'exalté dans le sentiment. C'est donc de tous
les liens celui où il est le moins probable d'obtenir le bonheur ro-
manesque du cœur. » M™^ de Gasparin trouvera sans doute ce lan-
gage bien froid et bien positif; il est vrai que M™*' de Staël ne poursui-
vait pas, comme elle, la régénération de l'union conjugale. Soyons
franc, et disons toute notre pensée : ce livre qui veut régénérer le
mariage lui sera plutôt nuisible qu'utile. Ou il en éloignera, parce
que, n'établissant pas de milieu entre un idéal sublime et une corrup-
tion fangeuse, ceux qui désespéreront d'atteindre au ciel craindront
de tomber dans la boue, et jugeront prudent de s'abstenir; ou bien,
il séduira quelques jeunes imaginations qui, se croyant la puissance
de réaliser une chimère, se jetteront dans le mariage avec enthou-
siasme, voudront mettre en pratique les doctrines de l'auteur du
Mariage au point vue chrétien, et au lieu d'un paradis terrestre qu'on
espérait, ne trouvant que le régime cellulaire à deux, elles se déso-
leront inutilement. M'"'' de Gasparin me semble donc avoir pris un
chemin qui ne vient pas à son but; car, en dernière analyse, elle
éloigne du mariage qu'elle prêche, ou fait couler des larmes qu'elle
voulait tarir. Gomme la plupart de nos grands réformateurs, elle dé-
molit une réalité qu'elle remplace par une chimère : on dirait que
les réformateurs modernes ont fait un pacte avec l'impossible.
Parlerons-nous de la forme? L'ouvrage de M'"'' de Gasparin arrive de
Genève , et il serait mal venu à renier sa patrie : il porte son acte
de naissance sur chaque page. Il est des lieux où l'on respire un air
intellectuel et moral , si l'on peut ainsi parler, dont s'imprègnent
les esprits même les plus distingués. La teinte générale qui se ré-
pand sur toute une littérature est une sorte de péché originel que
tout écrivain porte à son entrée dans le monde. Il n'y a que le génie
qui dès le début, s'emparant de ces défauts et de ces qualités com-
muns à tous, se les approprie, les transfigure en quelque manière et
les élève du premier coup à uue originalité puissante. Le talent ar-
DES FEMMES MORALISTES. b»
rive à roriginalité d'une façon moins brillante et moins rapide, mais
il y parvient , et les exemples ne manquent pas à Genève de talens
parfaitement originaux, qui ont secoué le joug genevois. Pour M. de
Chateauvieux, M. Dumont, M. de Bonstetten, M. Topffer, on peut
dire qu'il n'y a plus de Jura. Le Jura existe encore pour M™^ de Gas-
parin , dont l'incontestable talent a besoin , pour paraître dans tout
son jour, d'être débarrassé de ces locutions inusitées, de ces tours de
phrases bizarres, de cette ponctuation étrange, qui déparent le livre
du Mariage, Faut-il avouer aussi que le dogmatisme de l'auteur ne
sait pas toujours éviter l'ennui? M'"^ de Gasparin aime les longs déve-
loppemens; il semble qu'elle s'imagine n'avoir jamais assez dit, et
elle épuise toujours son raisonnement avant de le quitter. Dès les pre-
mières pages d'un chapitre, vous savez tout ce qu'il contient : chaque
chapitre est un discours qui dit tout dans son exorde et se répète
dans les deux parties. Cette intarissable abondance, habilement gou-
vernée, pourra devenir une qualité brillante. Si à ce style qui déborde
à chaque instant, et inonde, pour ainsi dire, toujours ses rives, l'art
parvient à creuser un lit assez profond, on comptera parmi les
femmes un remarquable écrivain de plus. Le véritable talent de con-
troverse que possède M'^^ de Gasparin s'appuiera un jour, il faut l'es-
pérer, sur l'expérience; il se dépouillera de ce méthodisme exagéré
qui tue ce qu'il veut vivifier, et ressemble, avec l'excellence des in-
tentions et le malheur des résultats, à un ami qui vous étouffe en
vous embrassant. C'est parmi les femmes moralistes que M""^ de Gas-
parin prendra alors un rang distingué.
Quant au mariage, les apologies dangereuses du méthodisme
ne l'ébranleront pas plus que les attaques antisociales. Le mariage
est le fondement de la famille , et la famille ne court aucun danger
sérieux; nous ne disons pas seulement pour le présent, cela a l'évi-
dence d'un fait, mais pour l'avenir. Les révolutions n'y toucheront
pas. 11 n'est pas besoin d'être prophète pour dire que les sociétés hu-
maines ne se passeront jamais de la famille : il suffit d'avoir foi aux
progrès de la civilisation. On ne peut pas assigner des limites aux
progrès; mais comme les progrès ne peuvent s'entendre que dans le
sens de la liberté, et qu'il n'y a pas de liberté sans l'ordre, on peut
assurer, avec une conviction profonde, que la famille , source de
l'ordre, ne périra pas. En changeant le mot de Pascal , ne peut-on
pas dire que le progrès est un cercle dont le centre est dans la fa-
mille et la circonférence nulle part? La famille et le mariage sont ,
70 REVUE DES DEUX MONDES.
pour la civilisation, ce que l'arche fut pour Noé et ses enfans, — un
rempart contre le déluge.
L'ordre et la liberté grandissant ensemble n'apporteront-ils pas
des modifications dans la condition des femmes? Quelles seront ces
modiflcations? C'est le secret de la Providence, et il serait téméraire
de vouloir le lui arracher. Ce qui est certain , c'est que leur avenir
dépend d'elles en grande partie. Si aujourd'hui qu'elles ont plus de
lumières qu'autrefois, elles s'efforçaient de retrouver cette dignité
qui relevait leur ignorance, et qui donnerait un si beau lustre à leurs
connaissances actuelles; si, maintenant qu'on leur rend justice, elles
mettaient de la mesure dans leurs exigences; si, sous leur influence,
la vie intérieure s'améliorait, et si les relations du monde gagnaient
de l'agrément et du sérieux, des progrès réels ne s'accompliraient-
ils pas dans leur condition, sans secousse, sans être vivement appelés?
Ne sortiraient-ils pas du sein des choses? — Les femmes qui ont reçu
le don du talent pourraient mieux que les autres contribuer à pré-
parer cet avenir; mais quelle que soit leur éloquence, quelle que soit
la forme de leur génie, surtout si elles veulent faire connaître le
cœur humain et corriger la société; si elles sont moralistes enfin,
qu'elles n'oublient jamais, ce qui leur arrive trop souvent, ce tact
qui n'est qu'une forme du goût, et cette modération, inséparable
compagne du bon sens, qui chez elles est une grâce et une vertu!
Paulin Limayrac.
ÉTUDES
SUR L'ANGLETERRE.
WITHE-GHAPEL,
Lorsque, en arrivant du continent par la Tamise, on découvre
Londres, au milieu d'une forêt de navires dont les agrès se confon-
dent avec les toits des maisons, et à travers le brouillard de fumée
que vomissent incessamment les cheminées des bateaux à vapeur, il
semble difficile, au premier aspect, de saisir les grandes lignes de
cette perspective sans relief. L'immense métropole est assise sur une
plaine légèrement ondulée, et suit la courbe de l'arc formé par le
fleuve. Elle en serre de si près les bords, que la marée montante vient
baigner le pied de ses édifices, et que l'horizon est intercepté. Les
autres capitales, Paris, Rome, Bruxelles, renferment des collines ou
des monumens autour desquels se groupent les habitations, et qui
dessinent, comme autant de jalons, le plan de la cité. Londres n'a
ni éminences naturelles ni points culminans élevés par la main des
72 REVUE DES DEUX MONDES.
hommes. Si l'on excepte le dôme de Saint-Paul, isolé parmi ces
masses uniformes de briques, rien n'annonce, à une certaine dis-
lance, les magniflcences qu'une cité de deux millions d'hommes,
que la ville la plus riche et la plus gigantesque de l'Europe, que la
tête de l'empire britannique doit étaler aux yeux.
A juger par les apparences extérieures, Londres serait l'asile par
excellence de la démocratie. Des maisons pareilles, des rues qui n'ont
aucun caractère distinctif; peu ou point de palais; pas un sommet
qui dépasse l'autre; partout une médiocrité régulière d'architecture
que l'on croirait ne pouvoir convenir qu'à une population de Chi-
nois. Joignez à cela que les quartiers de Londres ne paraissent pas
être liés entre eux comme les diverses parties d'un tout. Ce sont des
villes juxtaposées qui remplissent des destinations différentes, dont
aucune n'a les mêmes besoins, et qu'il fant relier entre elles, comme
les campagnes, par des bateaux à vapeur omnibus et par des chemins
de fer intérieurs, tels que le Blackwall et le Greenwich. On conçoit
que, dans l'amertume de sa misantropie républicaine, Cobbet ait
comparé cette excroissance du pays à une monstrueuse tumeur.
Mais quand on pénètre dans Londres, en étudiant les principales
artères de la circulation , l'on reconnaît bientôt qu'il se fait entre les
divers quartiers une véritable division du travail social , et l'ordre se
révèle au sein de ce chaos apparent. Voici quelle en est l'économie.
Le mouvement à Londres ne s'opère que dans une seule direc-
tion. Rien ou presque rien ne va du nord au midi, ni d'une rive de
la Tamise à l'autre rive; le courant des hommes, des transports et
des affaires roule parallèlement au fleuve, et de l'est à l'ouest. On
ealcule la quantité de mètres cubes qu'une rivière , en passant sous
un pont, débite chaque jour à l'étiage; si l'on pouvait compter le
nombre des personnes qui circulent à pied , à cheval ou en voiture,
de l'extrémité de Piccadilly à la Banque, en suivant le Strand , Cheap-
side et Ludgate-Hill, on trouverait probablement près de cinquante
mille passagers par heure, et plus de cinq cent mille par jour.
Eq remontant la Tamise, on aperçoit d'abord les docks, les grands
magasins et la Tour; le quartier où viennent s'entasser, et d'où sont
expédiés les produits des deux hémisphères; l'arsenal militaire et
les arsenaux du commerce ainsi que de l'industrie. Là, un vaisseau
peut, en quelques heures, déposer sa cargaison et recevoir un nou-
veau chargement. De là sortent des certificats qui représentent la
valeur de la marchandise, qui rendent cette valeur disponible, et qui
la monnaient, pour ainsi dire, sans nécessiter des déplacemeris
WITHE-CHAPEL. 73
onéreux. Autour de ces vastes entrepôts vivent les matelots, les ma-
nœuvres, les portefaix, les camionneurs, les instrumens du transport.
Un peu plus haut est la Cité, le cœur de Londres, le comptoir de
TAngleterre, le centre des affaires et le siège du crédit. C'est là que
les négocians se donnent rendez- vous et qu'ils ont sous la main les
grandes institutions du pays, la banque, la bourse, la monnaie , la
douane, la poste, l'excise, la corporation municipale, les tribunaux
et les prisons; mais ils n'habitent pas ce lieu de passage, et le reflux
de chaque soir ramène ceux que le flux du matin avait apportés.
Plus loin encore, vous rencontrez les rues où brillent les magasins de
luxe, telles que le Strand, Piccadilly, Pall-Mall, Régent' s-Street, le
quartier des théâtres, des musées, des modes, des hôtelleries, des
filles de joie et des filous, terminé par l'espèce d'oasis parlementaire
que forment les clubs, le palais à demi construit des chambres , les
administrations réunies à White-Hall, et le vieux palais de Saint-
James, où ne daigne plus loger la royauté. Enfin, au-delà est la
ville aristocratique, le monde par excellence, le seul quartier que
l'on puisse habiter, le West-End. Le quartier fashionable était limité,
il y a quelques années, au nord par le parc du Régent, à l'ouest par
Hyde-Park, et au sud parle parc de Saint-James. Aujourd'hui, il
s'accroît chaque année avec une rapidité prodigieuse : les marais et
les terrains vagues se convertissent en rues et en places publiques;
les plans sont à peine dressés, que les maisons sortent de dessous
terre, et les maisons à peine construites trouvent aussitôt des loca-
taires ou des acheteurs. On dirait que les riches s'y multiplient
comme ailleurs les pauvres. Si la manufacture que vient d'établir
un hardi spéculateur, M. Cubitt, pour fabriquer quatre mille mai-
sons aux abords du pont du Wauxhall, obtient le succès qu'il s'en est
promis, le quartier fashionable couvrira bientôt tout l'espace qui
s'étend à l'ouest de Londres , entre la Tamise et le canal du Régent,
sur une profondeur d'à peu près deux Heues.
Ainsi la ville des docks et des entrepôts, la ville des affaires, la ville
des plaisirs et des transactions politiques, la ville du monde fashio-
nable , voilà de quoi se compose cette gigantesque agrégation , ce
Mammouth du xix« siècle. A ses deux extrémités et sur ses flancs, le
monstre a de nombreuses dépendances; il suffit de citer Greenwich,
Southwark, Chelsea et les faubourgs du nord-est. Mais toutes ces
branches partent du tronc et viennent y puiser la vie. La puissance
qui gouverne l'Angleterre réside à un bout de Londres; les résultats
74 REVUE DES DEUX MONDES.
s'accumulent à l'autre bout. Le West-End et le East-End^ l'empire
est là tout entier.
Il faut donc peu s'étonner si dans les améliorations successives
qu'a reçues la métropole de la Grande-Bretagne, la meilleure part a
été réservée aux deux extrémités. Rien n'égale la magnificence ni
la bonne disposition des bassins qui ont été creusés à l'est, le long de
la Tamise, pour recevoir les navires de commerce, et pour en laisser
ainsi le chenal libre à la navigation. Les docks de Sainte-Catherine,
de Londres, des Indes occidentales et de l'Inde orientale, ont coûté
plus de 200 millions de francs; mais ces établissemens procurent au
commerce une économie annuelle qui ne saurait être évaluée à
moins de 40 ou 50 millions. Les marchandises les plus communes
comme les plus précieuses y sont gardées sous clé, à l'abri du gas-
pillage et de toute détérioration. Quand les magnifiques seigneurs
de la Cité ont envie de passer l'inspection de leurs sucres ou de leurs
cafés, un chemin de fer suspendu sur arcades les conduit en quel-
ques minutes des environs de la Banque à Blackwall. Pour la com-
munication d'une rive avec l'autre, un pont n'étant pas compatible
avec les besoins de la navigation, une compagnie aussi admirable
dans sa persévérance que l'ingénieur dans ses conceptions a fait
passer sous le ht de la Tamise un vaste souterrain qui résiste à la
pression et au mouvement des eaux.
Mais c'est particulièrement à l'ouest de Londres et dans les quar-
tiers destinés aux habitations des classes supérieures, que le progrès
se fait remarquer. Il n'y a pas de ville où l'on ait pris plus de soin
de la vie du riche, et où l'on ait donné plus d'attention à ses moin-
dres fantaisies. Les grandes réunions d'hommes engendrent presque
toujours des miasmes pestilentiels qui affaiblissent l'organisation et
qui en abrègent la durée. Afin de mettre les riches à l'abri de ce
danger dans le West-End, on a imaginé de mêler la campagne à
Londres, les jardins, les parcs et les champs aux maisons. Quatre
parcs immenses, une ligne continue de verdure, d'ombrages et d'eaux
vives, forment la base de cette ville privilégiée. C'est là que se fa-
brique et que se renouvelle l'air respirable qui dispute l'espace aux
exhalaisons méphitiques des quartiers plébéiens. Ce sont, comme
on l'a si bien dit, les poumons de Londres; imaginez la végétation
de Saiut-Cloud et de Neuilly au milieu de Paris.
Autour des parcs sont groupées les maisons, les rues et les places,
qui se rapprochent ainsi de l'air pur aussi naturellement que cer-
WITHE -CHAPEL. ^
taines plantes suivent le soleil. Les rues ont une largeur monumen-
tale et se coupent presque partout à angle droit. Les maisons ont
peu d'élévation et n'interceptent ainsi ni les rayons qui réchauffent
l'atmosphère , ni les vents qui viennent la rafraîchir; souvent elles
sont séparées du trottoir par des bouquets d'arbres et de fleurs qui
en font autant de villas. Les places publiques n'offensent pas les yeux
comme à Paris par la ujudité de leurs dalles brûlantes en été, enfouies
dans la boue en hiver. Quelque grand jardin, protégé par une grille
en fer, en occupe le centre, et présente un tapis vert encadré de
beaux arbres, où les petits enfans du voisinage s'essaient à marcher.
De là viennent sans doute les idées champêtres qui remplissent l'ima-
gination des jeunes filles en Angleterre. Comment ne rêveraient-elles
pas des eaux, des prairies ou des bois, ayant, même au sein de
Londres, cette bucolique perpétuelle sous les yeux?
Dans ces demeures, où le luxe consiste, non pas en ameublemens
splendides, mais en nombreux domestiques et en dispositions com-
modes, tout a été calculé pour épargner aux riches de la Grande-
Bretagne même le malaise que faisait éprouver au Sybarite une
feuille de rose cachée dans les draps de son lit. Ils n'entendent point
de bruit, car les voitures glissent légèrement, devant leur porte, sur
des chaussées macadamisées. Tout ce qui peut blesser la vue ou
l'odorat a été éloigné des rues principales; les écuries sont placées
dans des allées étroites [lanes), derrière les maisons; et s'il y a des
pauvres dans ces quartiers, comme on a honte d'eux et comme on
ne veut pas subir leur contact, ils vont se cacher au fond des ruelles
intérieures avec les palefreniers et avec les chevaux .
A ne voir que le West-End, Londres est sa^ns contredit la cité la
plus belle et la plus salubre du monde. Quand on y entre par Port-
land-Place, par Oxford-Street ou par Piccadilly, en longeant cette
admirable chaussée que bordent d'un côté les prairies de Green-
Park et de l'autre Hyde-Park avec ses allées, que traversent à toute
heure de splendides équipages et de brillans cavaliers, on se de-
mande si les voies romaines qui partaient de la ville des Césars pour
la joindre aux pays conquis, pouvaient avoir plus de grandeur. Sans
doute, la qualité de cette grandeur n'est pas la même. A Rome, la
voie Appienne était chargée d'arcs de triomphe et comme habitée
par les temples élevés aux dieux; le peuple, en s'enrichissant des
dépouilles étrangères, rapportait quelque chose de ses succès et de
sa gloire à l'intervention divine, et l'art naissait sous l'inspiration du
sentiment religieux. En Angleterre, l'homme se prend lui-môme
76 BEVUE DES DEUX MONDES.
pour cause et pour but, et quand il a vaincu ses rivaux ou dompté
la matière, il songe plus à jouir du résultat qu'à remercier le ciel.
Cette disposition égoïste a produit la science du comfortable, qui n'a
rien de commun avec la science du beau; mais le comfortable atteint
presque à la grandeur, lorsqu'il s'administre avec de telles dimen-
sions.
Si l'on veut avoir une idée complète des raerveilles que peut en-
fanter la civilisation moderne envisagée par son côté matériel, il y
a deux petits coins de terre qui se recommandent plus particulière-
ment à l'attention de l'observateur. Je veux parler du boulevart de
Gand, vu par une belle soirée de mai, au moment où le gaz éclaire
les toilettes dans les allées, et dans les magasins les splendeurs de
l'industrie; lorsque la jeunesse dorée étale ses airs conquérans, et
que les équipages de la finance parisienne se dirigent avec fracas
vers les deux Opéras. Ou bien encore il faut assister, par une belle
après-midi du mois de juin, à l'heure où cessent les affaires dans
Londres et avant l'heure aristocratique du dîner, au rendez-vous des
promeneurs sur les pelouses de Hyde-Park. Là, pendant que la
musique des gardes joue les airs de Rossini ou de Meyerbeer, les
dames quittant leurs voitures pour venir s'asseoir sous les arbres, et
les cavaliers se rangeant sur plusieurs lignes devant les barrières, on
aperçoit réuni tout ce que l'Angleterre a de plus belles et de plus
fières ladiesy d'hommes d'état en renom, d'héritiers des grandes
maisons, et de chevaux pur sang. Pour qui connaît le peuple anglais,
il n'y a pas de spectacle qui soit plus propre à exalter son orgueil
national.
Hélas î cet orgueil souffrirait bien cruellement, si, descendant des
hauteurs auxquelles l'élève l'oligarchie britannique, il daignait ra-
mener ses regards au niveau du sol. Londres est en effet la ville des
contrastes. A côté d'une opulence qui défie toute comparaison, l'on
y découvre la plus affreuse ainsi que la plus abjecte misère, et la
môme cité qui renferme les maisons modèles, les rues coquettes et
les squares verdoyans du West-End, contient aussi dans ses profon-
deurs des masures à demi ruinées, des rues non pavées, sans éclai-
rage et sans égouts, des places qui n'ont d'issue ni pour l'air ni pour
les eaux, enfin des cloaques infects que toute autre population n'ha-
biterait pas, et qui, pour l'honneur de l'humanité, ne se rencontrent
pas ail leurs.
J'avais lu le rajtport publié en 1842, surl'élat sanitaire des classes
laborieuses dans la Grande-Bretagne, par rintelligent et infatigable
WITHB - CHAPEL. 77
secrétaire de la commission des pauvres, M. Chadwick. Ces lamen-
tables récits, dépassant tout ce que la plus sombre imagination pour-
rait inventer, ne devaient pas être accueillis sans contrôle. Bien,
qu'ils portent, à cbaque ligne, le cachet de la plus parfaite sincérité,
il y a des horreurs que Ton se refuse à croire, à moins de les avoir
soi-même constatées. J'ai donc voulu voir les mauvais quartiers de
Londres. J'ai fait cette reconnaissance au mois de juillet dernier,
sous la direction du docteur Southwood-Smith , un de ces hommes
rares qui ont la main à la pratique et l'œil à la science, et celui qui
fut chargé de vérifier, en 1838, de concert avec le docteur Kay-
Shuttleworth, dans quel état de dégradation physique une partie de
la population de Londres était tombée. Notre inspection ayant porté
principalement sur le district de White-Chapel , le plus négligé peut-
être de ceux qu'habitent les parias de la métropole, c'est le tableau
que je vais mettre en regard des béatitudes du West-End.
Les trois districts de Spitalfîelds, de Bethnal-Green et de White-
Chapel, situés au nord-est de Londres, forment dans la métropole du
royaume-uni une espèce de ville celtique. Près de cent cinquante
mille personnes habitent cette colonie, qui s'est accrue par les émi-
grations successives des ouvriers français, après la révocation de
redit de Nantes, et des prolétaires irlandais, depuis qu'une famine
permanente les chasse tous les ans de leur pays. Puis les juifs, qui
recherchent les endroits les plus misérables dans les grandes cités,
pour vivre plus librement en vivant inaperçus, sont venus, de tous
les points de l'Europe, grossir cette population d'exilés.
Le malheur rapproche communément ceux qui souffrent; il n'en
est pas ainsi dans le East-End. Les descendans des ouvriers fraiî-
çais, appartenant à une race plus cultivée, montrent un grand éioi-
gnement pour les Irlandais, tribu inculte et adonnée à l'ivrognerie,
lesquels, à leur tour, du haut de leur religion , renvoient ce mêp! is
aux enfans d'Israël. Les Français naturalisés, qui ont enseigné à l'An-
gleterre l'art de tisser la soie, habitent principalement Spitalfields; ils
ont à peu près oublié leur langue originelle, mais leurs noms et leur
physionomie parlent pour eux. Ces tisserands composent en quelque
sorte l'aristocratie morale du lieu. Leur probité a passé en proverbe,
et contraste avantageusement avec la dégradation de leurs voisins
immédiats (1), bien que la passion des liqueurs spiritueusses ait fait
(1) « Je préférerais la garantie personnelle d'un tisserand à celle d'un tailleur ou
d'un cordonnier pour le loyer d'un métier. Le tissage est, en somme, plus favo-
78 REVUE DES DEUX MONDES.
aussi des ravages dans leurs rangs. Ils ont les goûts qui tiennent au
développement de l'intelligence, sont grands lecteurs de journaux,
cultivent les fleurs, et se réunissent le soir dans des clubs où ils re-
çoivent des leçons d'arithmétique, de géographie, d'histoire et de
dessin. Quand ils commencèrent à peupler Spitalûelds, Londres ne
s'étant pas encore étendu jusque-là, ils avaient de l'espace autour
d'eux et faisaient admirer des Anglais les plates-bandes de tulipes
qui croissaient dans leurs jardins. A ces habitudes méditatives ils
joignaient alors une ardeur martiale qui se signalait par des révoltes
fréquentes, et à laquelle le parlement lui-môme fit la concession d'un
tarif obligatoire des façons par l'acte de 1773, appelé acte de Spital-
fields. Depuis, les jardins ayant disparu sous une masse de briques,
et les rues ayant été tracées, à mesure que la population débordait,
sans aucune des précautions qu'exige l'assainissement des villes,
peut-être aussi sous l'influence d'une occupation sédentaire qui se
prolonge souvent quinze à seize heures par jour, la vigueur physique
de cette race a décHné. « La taille des tisserands, dit l'un d'eux,
M. Bresson, dans l'enquête de 1840, est généralement peu élevée et
rabougrie. Durant la guerre, on leva une brigade parmi eux; mais la
plupart des soldats avaient moins de cinq pieds. )) On ne trouverait
plus même aujourd'hui, à Spitalûelds, de quoi faire de la chair à
canon. c( La constitution de ces hommes, dit le docteur Mitchell,
dégénère; la race entière descend rapidement à la taiUe des Lillipu-
tiens. Les vieillards sont d'une plus forte complexion que les jeunes
gens. »
Comment les enfans grandiraient-ils? Dès leur bas âge, ils sont
courbés sur un métier, lançant la navette treize à quatorze heures
par jour; c'est là le seul exercice que prennent ces malheureux, qui
respirent rarement un air libre, et qui ne voient jamais le soleil qu'à
travers les fenêtres de leurs tristes réduits. Dans une visite que je fis
à Spitalfields en 1836, apercevant une petite fille de onze ans, pâle
et mélancolique, qui tissait avec une activité fébrile, je demandai au
père : c( Combien d'heures travaille cet enfant par jour? — Douze
heures, me répondit- il. — Et vous n'avez pas peur d'excéder ses
forces? — Je la nourris bien. » Quelle autre réponse eût-il faite pour
une bête de somme? Et pourtant, quand on veut avoir un cheval de
course, on attend qu'il ait pris sa croissance, avant de le monter.
rable à la raoralilc que beaucoup d'autres occupations, i)arcc que les enfans sont
clcvés à la maison, sous les yeux de leurs parens. » (Déposision de M. Bresson,
emiuOte sur les tisserands, 18iO.)
WITHE - CHAPEL. «îfO
La population de Bethnal-Green se compose principalement de
tisserands irlandais, auxquels se joignent les mendians et les vaga-
bonds de la même nation. Les maisons de ce district sont dans un
état de délabrement dont celles de Spitalfields même ne sauraient
donner une idée. On les construit souvent en planches mal jointes,
ce qui leur donne bientôt l'aspect des plus dégoûtantes étables. Lors-
que ces masures ont été condamnées, à cause du danger qu'il y au-
rait à les habiter, et que les locataires les ont désertées, il se trouve
toujours, avant qu'on les abatte, quelque famille irlandaise qui, ne
pouvant payer le prix d'un loyer, vient, comme les animaux im-
mondes, y chercher un abri. Dans un quartier où les rues, en temps
de pluie, forment un marais, la fièvre ne tarde pas à s'exhaler de ces
ruines empestées.
Ainsi, la population de Spitalfields et de Bethnal-Green a des ha-
bitudes sédentaires; c'est le travail en famille, la moins immorale
peut-être, mais aussi la plus misérable des industries. La population
de White-Chapel est au contraire essentiellement mobile et flottante;
elle se compose en majorité de journaliers, de brocanteurs et de
marchands ambulans. Je comparerais ce district à notre quartier
Mouffetard, si je croyais que l'on pût, sans faire injure aux plus
viles agglomérations d'hommes, assimiler quelque chose à White-
Chapel.
White-Chapel confine à la Cité. Ce pâté de rues étroites, d'allées
tortueuses et de cours sombres, qui comprend huit mille maisons,
a pour limites au nord Spitalfields et Bethnal-Green, dont il se dé-
tache, à la hauteur de AVentworth-Street, et, du côté du sud, la
Tour de Londres ainsi que les docks. Le chemin de Blackwall le tra-
verse dans toute sa largeur. Du haut des arcades, sur lesquelles la
voie de fer est portée, la vue plonge à loisir dans les secrets de cette
misère. On aperçoit des femmes hâves qui se montrent à demi nues
aux fenêtres» des enfans blêmes qui se vautrent dans la fange des
cours avec les porcs, inséparables compagnons des familles irlan-
daises, des haillons suspendus au-dessus des rues comme pour in-
tercepter la lumière ainsi que la chaleur, çà et là des tas de briques
et d'immondices dans les espaces libres, partout des mares fétides
qui attestent l'absence de toute règle pour l'écoulement des eaux.
Voilà le spectacle que présente AVhite-Chapel , vu à vol d'oiseau.
Que serait-ce si l'on pouvait, par une fantaisie qui n'aurait rien
cette fois de diabolique , enlever les toits des maisons et compter
les gémissemens qui s'exhalent de là vers le ciel!
SO REVUE DES DEUX MONDES.
Il y a des quartiers dans Londres qui renferment un plus grand
nombre de pauvres (1), car White-Chapel , attenant par un bout à la
Cité, reçoit les miettes qui tombent du festin commercial; et comme
ce district longe en outre la Tamise, les bras oisifs trouvent assez
facilement de l'emploi sur le port. Mais il n'est pas de lieu plus mal-
sain, dans lequel la mortalité fasse plus de victimes, ni où ceux qui
survivent soient laissés dans une pire condition.
Par un de ces contrastes auxquels l'esprit humain se plaît, les rues
de White-Chapel ont reçu les noms les plus rians. Parcourez la carte
de Londres; en mettant le doigt sur ce quartier, vous en trouverez
vingt exemples : la rue de la Rose, la rue de la Fleur, du Champ-
Vert, de la Mode, de la Perle, de l'Agneau, l'allée de l'Ange, la
cour du Berger. Ces étiquettes charmantes ont été presque invaria-
blement attachées aux endroits les plus affreux. Dans certains cas,
on n'a pas même respecté la gloire. Ainsi, un cloaque infect dans
lequel se déchargent les égouts du voisinage à Bethnal-Green , et
qui couvre une étendue de trois acres, est appelé l'étang Wel-
lington.
Transportez à White-Chapel une colonie de Hollandais lavant et
/nettoyant du matin au soir, aussi amoureux de l'ordre et de la pro-
preté que ses étranges habitans le sont du désordre ignoble qui
semble être leur élément, et vous n'aurez encore rien fait. De tels
uoyers d'infection résistent à l'énergie des efforts individuels, et sol-
licitent l'intervention d'un gouvernement. Tout accuse ici l'incurie
-de l'administration; on dirait une de ces villes du moyen-âge, que
les magistrats entouraient de murailles pour les protéger contre l'en-
nemi extérieur, mais qu'ils livraient, faute d'entretien, dans leur
naïve ignorance, à l'action meurtrière des épidémies. Les dernières
maisons de la Cité dérobent, en manière de remparts, les rues de
White-Chapel; on n'y pénètre qu'à travers des passages tortueux pra-
tiqués sous des voûtes ou entre les murs humides des cours; c'est
une ville entière exclusivement réservée aux piétons.
Depuis que la fièvre a décimé la population , l'on s'est décidé à
construire des égouts dans les rues principales, et quelles rues! mais
l'enlèvement des immondices ne s'opère encore qu'une fois par se-
maine; on les entasse pendant sept jours sur la voie publique, qui se
couvre ainsi d'un lit permanent de fumier. Suivez ces rues étroites,
qui sont les grandes artères de la circulation; à droite et à gauche,
^1) En 1838. While-Chapel complail 5,856 pauvres secourus sur 6t,14l habitans.
WITHE-CHAPEL. 81
de distance en distance, s'ouvrent des impasses bordées de maisons
à travers lesquelles on pénètre dans des cours enfouies entre quatre
murailles, et qui aboutissent à d'autres cours, le tout sans écoule-
ment pour les eaux pluviales et ménagères, sans pavé pour assécher
le sol, sans issue pour la circulation de l'air. Dans cet affreux laby-
rinthe, chaque famille n'a qu'une chambre pour se loger, La cham-
bre non garnie coûte 4 à 5 shellings par semaine (255 à 330 francs
par an), et l'empressement est tel pour Toccuper, qu'une famille y
entre souvent sans attendre qu'on ait désinfecté le logement des
émanations que la mort ou la maladie y a laissées (1).
Quelques mots maintenant sur cette population. L'on sait déjà
qu'elle se compose, à peu près par égales portions, de juifs et d'Ir-
landais. Les juifs sont les maîtres du lieu; ils en ont pris possession;
ils y ont leurs comptoirs, leurs maisons, leurs cimetières et leurs
établissemens de charité. On voit bien que les enfans d'Israël sont là
chez eux, car ils ne cherchent pas à se confondre avec la foule des
chrétiens, et portent le costume distinctif de leur race, la barbe lon-
gue ainsi que le caftan. A Londres, White-Chapel est leur Ghetto.
L'aristocratie juive habite les meilleures rues, où ses maisons tran-
chent sur le reste par un extérieur décent et qui annonce l'aisance.
Les rues étroites, les passages obscurs, sont occupés par la basse
classe des juifs et par les Irlandais. Les deux races vivent souvent
dans la même masure, mais sans se mêler et sans communiquer
entre elles. Du reste, on les distingue sans peine. Les juifs sont plus
industrieux; ils ont de l'ordre, et, se nourrissant mieux, ils résistent
avec plus de succès à l'influence des émanations putrides. Leurs
(1) Une maison dans la cour du Berger, a La maison est petite et contient quatre
chambres, dont chacune se trouvait louée à une famille. Dans une des chambres,
au rez-de-chaussée, quatre personnes étaient malades de la fièvre, et dans l'autre
trois; au-dessus, trois personnes en souffraient en même temps. Il paraît que di-
verses familles avaient successivement occupé ces chambres, où la fièvre les avait
toutes attaquées. Les officiers de la paroisse firent évacuer la maison , et portèrent
la question devant les magistrats. Ceux-ci refusèrent d'abord d'intervenir, mais,
sur les instances du médecin, ils mandèrent le propriétaire de la maison, et lui
adressèrent des remontrances pour avoir permis que ces appartemens fussent
occupés par différens locataires avant de les avoir désinfectés et blanchis, disant
qu'il commettait une sérieuse infraction aux lois, et l'avertissant que, s'il louait
encore la maison sans avoir pris les mesures de salubrité, un officier de police irait
en déloger les habitans. Sur ce, le propriétaire, effrayé-, promit de faire tout ce
que l'on voudrait. Depuis que la maison a été désinfectée, de nouveaux locataires
l'habitent, et aucun cas de fièvre ne s'est présenté. » (Rapport du D. S. Smith.)
TOME IV. 6
S2 REVUE DES DEUX MONDES.
chambres sont proprement tenues et ont bon air dans leur simpli-
cité. Leur physionomie intelligente, empreinte d'une singulière vi-
vacité, dispose peu à la confiance; l'impudence respire dans leurs
regards, et l'on s'aperçoit bien vite qu'ils prennent moins de soin
de leur ame que de leur corps. Les mœurs anglaises tiennent en-
core les juifs dans un état voisin de l'ilotisme; leur infériorité mo-
rale s'explique par l'oppression qui pèse sur eux.
Les Irlandais , race naturellement robuste et accoutumée à vivre
de peu, dépérissent ou dégénèrent rapidement dans leurs taudis.
L'intempérance les emporte, quand la maladie les épargne. Péné-
trez dans ces horribles demeures, qui ne sont trop souvent meublées
que d'un peu de paille; si le père de famille est au logis, vous ne
tarderez pas à entendre le bruit des querelles domestiques qu'en-
gendre la misère combinée avec l'oisiveté. S'il est absent, les femmes
se livrent entre elles au plaisir du commérage. Les enfans four-
millent, ils encombrent par essaims le chétif espace réservé partout
aux passans. Ceux des juifs vont passablement vêtus, et conservent
une forme humaine; les autres, à demi couverts de leurs haillons,
étalent des chairs cadavéreuses diaprées de pustules et de plaies.
Quel héritage qu'un pareil sang pour les générations à venir !
Voici un exemple de l'état déplorable dans lequel croupissent les
Irlandais à White-Chapel. J'emprunte ce récit au rapport de M. Chad-
wick (1).
« Il y a quelque temps, en faisant une tournée dans la paroisse
avec les marguilliers, à l'heure du service , nous entrâmes dans une
vieille maison de Rosemary-Lane, que le propriétaine avait aban-
donnée. L'escalier tombait en ruines, et il était tellement sombre,
qu'il nous fallut en plein midi une chandelle pour le gravir. Le pre-
mier étage était un réceptacle d'ordures. Dans une chaniDre, nous
trouvâmes deux sales enfans à demi nus; leur mère était étendue
dans un coin sur quelques brins d'une paille souillée, à peine recou-
verte d'un sac. Il n'y avait d'autre ameublement qu'un fagot de bois,
cinq ou six assiettes cassées et une corbeille. Quelques sardines
jonchaient le plancher. Cette femme faisait métier de colporter du
poisson.
ce II y a dans notre district bien des endroits semblables , tous oc-
cupés par des malheureux de la dernière espèce. J'ai souvent dit
que, si l'on plaçait des tonneaux vides le long des rues de White-
(1) On Sanitary condition ofthe labouring classes.
WITHE-CHAPEL. 83
Chapel, en peu de jours chacun de ces tonneaux aurait un locataire,
et ceux qui les occuperaient , pour entretenir leur espèce, vivraient
comme des oiseaux de proie aux dépens de la société. Que l'on offre
de pareilles facilités, et il n'est pas de dégradation à laquelle une
partie de l'espèce humaine ne puisse descendre. Refusez toute édu-
cation à ces Diogènes (tuh-men), et vous aurez autant de sauvages
vivant au sein de la civilisation. Partout où il a des marais et des
eaux stagnantes, il se trouve des reptiles pour les habiter, et le seul
moyen de s'en délivrer, c'est de dessécher les marais.»
Toutes les maisons en ruines, tous les bâtimens infects de White -
Chapel ne sont pas, comme celui dont parle ici M. Chadwick, aban-
donnés par leurs propriétaires. Il constate lui-même que cette es-
pèce de propriété est celle qui rapporte le revenu le plus élevé. Les
taudis de Rosemanj-Lane rendent communément vingt pour cent.
Comment les propriétaires s'inquiéteraient-ils, sans y être contraints,
de les rendre plus habitables et de les assainir? Avant l'incendie
de 1666, la ville de Londres tout entière était bâtie dans le genre de
Rosemanj-Lane et de Cartwright-Street; aussi, tous les douze ans, la
peste s'abattait sur cette capitale impure, et enlevait un cinquième
ou un quart des habitans. Depuis 1666 , les quartiers du West-End
sont devenus salubres; si la réforme sanitaire tarde encore à s'étendre
aux mauvais quartiers de l'est, qui pourrait s'empêcher de sou-
haiter un nouvel incendie?
Rien ne ressemble moins au mouvement de Londres que celui qui
se fait dans les rues de White-Chapel. Dix mille personnes circulent
souvent dans le Strand ou dans Piccadilly sans que l'on entende un
seul cri ; les hommes passent comme des ombres, les v.oitures rou-
lent sans confusion et presque sans bruit , les transactions s'opèrent
sur des prix cotés à l'avance, on achète et l'on vend sans échanger
une parole, les conversations se font à voix basse et par monosyl-
labes; dans cette ville lugubre du silence, on ne parle qu'aux yeux.
C'est la seule cité en Europe du sein de laquelle aucun murmure de
voix ne s'élève, pendant le jour, pour annoncer qu'elle est habitée
par des êtres vivans.
A White-Chapel au contraire, sans l'éternel brouillard de ce climat,
on pourrait se croire dans quelque ville du midi. Les visages que l'on
rencontre n'ont rien d'anglais; les habitudes sont celles de la rue de
Tolède à Naples, du quartier Saint-Jean à Marseille, ou de la rue
Mouffetard à Paris. Les Anglais vivent cloîtrés dans leur maison, qui
est le chateau-fort de la vie privée; mais tout ce peuple de bohémiens
vit dans la rue. Des femmes rieuses sont assises sur le pas de leur
84 REVUE DES DEUX MONDES.
porte, ou bien elles brodent, les fenêtres ouvertes, pour mieux voir Ta
foule. Les marchands de comestibles étalent leurs fourneaux en plein
air. L'odeur des légumes et des poissons que l'on jette dans la poêle
à frire remplit les carrefours. Les revendeuses de fruits et les bro-
canteurs d'habits sollicitent les passans. Les cris des marchands, le
bruit des colloques engagés sur la voie publique ou de fenêtre à fe-
nêtre, les rixes des enfans, les chants qui s'élèvent des cabarets, tout
cela compose un ensemble dont la gaieté méridionale étourdit le
spectateur, au point de lui faire douter s'il est à deux pas de la Tour
et sur la lisière de la Cité.
Pour juger cette population à l'œuvre, il faut aller voir le marché,
ou plutôt la foire aux chiffons {rag fair). L'usage existait déjà, et
l'endroit était bien connu, il y a cent cinquante ans; car Daniel de
Foë y fait arrêter par la police le héros d'un de ses romans, le colonel
Jack. Et en effet, les scènes qui s'y passent semblent appartenir à
des temps assez éloignés de notre civilisation. Le marché se tient
dans un espace ouvert entre des décombres, et auquel deux étroites
ruelles donnent accès. Une halle couverte en occupe le centre;
mais la foule qui l'assiège est telle que le plus grand nombre des
achats et des ventes s'y font en camp volant. Vers quatre heures de
l'après-midi, la foire des chiffons commence à s'animer. Deux à
trois mille juifs couvrent la place, tour à tour acheteurs et vendeurs
des mêmes objets. Il faut voir de quel air sérieux et en quels termes
pompeux ils vantent la plus misérable marchandise. « Excellent vête-
ment, et de qualité superfine I » s'écrie l'un en montrant une redin-
gote usée sur toutes les coutures, et qui a passé du maître au domes^
tique avant de tomber dans le domaine du fripier. « Splendide chapeau,
robe délicieuse 1 » dit un autre, en étalant quelque soierie fanée qui
a servi à trois générations. Pourtant chacun de ces haillons a sort
prix, toute chose trouve un acheteur, et l'on ne dédaigne pas d'em-
piler de pareilles marchandises dans les caves des rues voisines,' qui
sont transformées en magasins. Le marché aux chiffons a ses alter-
natives de hausse et de baisse, comme la Bourse où se cotent les fonds
publics. Là comme ailleurs, le prix dépend de l'abondance ou de la
rareté de la marchandise, et, les pourvoyeurs arrivant de minute en
minute, courbés sous leurs énormes besaces, les quantités disponi-
bles, le stock varie à chaque instant. Quant aux tours de passe-passe
qui sembleraient à craindre dans une telle réunion, ils sont extrême-
ment rares; les juifs qui fréquentent ce marché ne peuvent pas se
voler, car ils se connaissent tous.
On comprend maintenant l'existence des juifs à White-Chapcl. Ces
WITHE - CHAPEL. 85
gens-là vivent des restes de Londres. Ce sont des parasites actifs, et
comme les écumeurs du luxe anglais. Leur industrie consiste à ap-
proprier à l'usage des dernières classes de la société les objets que
l'aristocratie et la valetaille de l'aristocratie ont dédaignés ou mis hors
de service. Les Irlandais préfèrent se nourrir des restes des animaux
et disputer aux porcs la plus vile espèce de pomme de terre. Cela
prouve à la fois plus de paresse et plus de fierté.
Mais quelle que soit la différence de régime, d'énergie morale et
de vigueur physique, il faut payer tribut au climat. Le climat, ici, ce
sont les vapeurs pestilentielles qui s'échappent de ce cloaque et qui
enveloppent ensuite, comme un linceul funèbre, la masse des habi-
tations. L'air qu'on respire à White-Chapel rend les abords de la vie
bien difficiles, et, pour ceux qui en jouissent, il en abrège la durée.
il y meurt un enfant sur deux , presque autant qu'à Manchester et à
Liverpool. Les chances de vivre, qui sont dans le West-End de vingt-
six ans pour la classe des artisans et des domestiques, y descendent
à vingt-deux ans. La mortalité moyenne de Londres est de 1 habitant
sur 40; mais tandis qu'elle se réduit, dans les quartiers de l'ouest, à
1 sur 44,60, elle atteint, dans ceux de l'est, la proportion de 1 sur 38,53.
Si l'on veut mesurer avec quelque précision l'influence qu'exer-
cent les circonstances locales sur la durée de la vie humaine, c'est de
k mortalité parmi les femmes qu'il faut principalement tenir compte.
La femme, ainsi que le fait remarquer M. Chadwick, est tout dans
la maison. Gomme ses habitudes sont plus régulières et plus sobres,
comme elle mène une existence plus sédentaire, rien n'altère pour
elle l'action bonne ou mauvaise du climat, et les effets que ce climat
produit sur sa constitution peuvent être considérés comme des ré-
sultats naturels. Or, il meurt annuellement 1 femme sur 57,05 dans
la paroisse de Saint-George, située à l'extrémité du quartier aristo-
cratique, et 1 femme sur 28,15 à White-Chapel. Donc, toutes choses
égales, pendant que 1,000 femmes arrivent naturellement au terme
de leur vie de chaque côté de Londres, 1,034 sont emportées en
outre dans les quartiers les plus malsains de l'est, par des maladies
à l'abri desquelles l'ouest se trouve placé.
Quelle est la nature de ces maladies? Le rapport du docteur
Southwood-Smith va nous fournir des chiffres tristement éloquens.
De 13,972 cas de fièvre qui se déclarèrent à Londres en 1838, parmi
les 77,186 indigens admis aux secours pubHcs, 8,000 cas apparte-
naient aux paroisses de l'est, et 2,405 à la seule paroisse de White-
Chapel. Ce district, qui représentait 7 pour 100 de la population
86 REVUE DES DEUX MONDES.
métropolitaine, et qui comptait 9 pour 100 du nombre total des pau-
vres secourus, avait ainsi un contingent de malades égal à 17 pour
100. Il faut ajouter que plus les maladies avaient un caractère grave,
et plus la proportion s'augmentait pour White-Chapel. Sur 5,692 cas
de typhus, ce district en réunit 1,505; soit, 26 1/2 pour 100.
Voilà donc les conséquences de l'état effroyable dans lequel on
laisse White-Chapel; la fièvre y est aujourd'hui endémique, et y met
tous les ans la population en coupe réglée. New-York a la fièvre
jaune en permanence, le Caire la peste, Rome la malaria, et Londres
le typhus. La négligence des hommes devient aussi meurtrière, par
ses conséquences, dans la capitale de la Grande-Bretagne, que peu-
vent l'être sous le tropique l'effluve des eaux et le souffle des vents.
K La chambre d'un malade attaqué de la fièvre, dit le docteur Smith,
dans un appartement de Londres où l'air frais ne circule pas, est
dans des conditions parfaitement semblables à celles d'un marais de
l'Ethiopie où pourrissent des amas de sauterelles. Le poison qui
s'engendre dans les deux cas est le même, et ne se distingue qu'au
degré de puissance qu'il déploie. La nature, avec son soleil brûlant,
avec ses vents languissans, avec ses marais putrides, manufacture la
peste sur une immense et formidable échelle. La pauvreté, dans sa
hutte, couverte de ses haillons, enveloppée de sa fange, s'efforçant
d'écarter l'air pur et d'augmenter la chaleur, ne réussit que trop bien
h imiter la nature. Le procédé est le même, ainsi que le produit; il
n'y a d'autre différence que la grandeur des résultats. »
On peut considérer White-Chapel, Bethnal-Green, et généralement
les mauvais districts de l'est, en empruntant la belle expression du
docteur Smith, comme l'atelier où s'élabore la fièvre. De là, elle gagne
les quartiers voisins, et, se répandant ensuite jusque dans les larges
rues et les rians squares que les riches habitent, elle y fait souvent
une funeste moisson. L'intérêt personnel, à défaut de la charité,
devrait donc suffire pour disposer les classes qui gouvernent l'An-
gleterre à supprimer ces foyers d'infection; mais il paraît que l'épi-
démie n'a pas frappé encore des coups assez rudes : tant que les pau-
vres en seront les principales victimes, l'attention des riches aura de
la peine à s'éveiller. En attendant, comme les quartiers infectés d'une
manière permanente se trouvent en dehors du mouvement général
de Londres, on les néglige et on les oublie. Les souffrances de leurs
habitans ne sont guère connues que des officiers des paroisses et des
médecins qui ont le courage de visiter les malades, souvent au péril
de leur vie.
WITHE-CHAPEL. l? 87
Une seule fois, le parlement a paru s'émouvoir de honte et de
pitié à l'aspect de tant de misères. Il a voté près de deux millions de
francs, destinés à l'acquisition de terrains vagues situés à l'est de la
ville, dont on veut faire un parc à l'usage de ces districts populeux.
Voilà sans doute une amélioration importante. Le parc Vittoria doit
avoir une étendue d'environ 150 hectares, ou trois fois la surface
du dock de Londres, et le dixième de celle que couvrent les parcs
du West-End, Ce sera un lieu de récréation et de repos où les ou-
vriers pourront se réunir le dimanche, et respirer, au moins une
fois par semaine, un air qui n'aura pas été corrompu par l'odeur
des ruisseaux. Ils y enverront aussi leurs enfans, qui n'ont aujour-
d'hui pour tout champ d'exercice que des cours fétides renfermées
entre quatre murs, et qui apprendront du moins à connaître les
arbres et le soleil. Mais qu'est-ce qu'un jardin, dont les ombrages
mettront vingt années à croître, pour dissiper les miasmes qui s'éla-
borent à toute heure du jour et de la nuit dans cet immense amas
de maisons?
Le docteur Smith propose, dans son rapport, deux expédiens qui
auraient certainement pour effet d'assainir le district de White-
Cliapel. L'un est une mesure de police, et l'autre une question
d'argent.
Le docteur Smith demande qu'on ne puisse construire désormais
aucune maison sans établir, sur l'emplacement qu'elle devra occu-
per, des conduits ou embranchemens souterrains qui se lient au
système général des égouts. Pour compléter le bienfait de cette
prescription, les propriétaires devraient être tenus d'opérer dans
les maisons déjà construites les emménagemens nécessaires pour
en diminuer l'insalubrité. Il faudrait imposer en outre aux autorités
locales l'obligation de faire enlever tous les jours les immondices
qui obstruent la voie pubhque. Enfin tous les bâtimens qui inter-
ceptent la circulation de l'air devraient être démohs d'urgence >
moyennant une indemnité.
La seconde recommandation du docteur Smith n'est, à propre-
ment parler, qu'une apostille ajoutée à la pétition des habitans de
Bethnal, qui sont en instance, depuis six années entières, auprès du
parlement, pour obtenir que les améliorations projetées dans l'in-
térieur de Londres s'étendent aux quartiers insalubres de l'est. Ils
sollicitent l'ouverture de trois grandes rues, dont les deux premières
traverseraient le plus épais de Bethnal-Green et de White-Chapeî,
du midi au nord, en faisant communiquer les abords est et ouest
88 RBVUK DES DEUX MONDES.
du dock de Londres avec la route de Hackney; la troisième, prenant
ces quartiers en écharpe, lierait la route de White-Chapel aux
routes du nord et de l'ouest, à travers la partie septentrionale de la
Cit(^.
Pour avoir les moyens d'exécuter d'aussi vastes projets, il faudrait
imposer à tous les habitans de Londres, dans la proportion de leur
revenu, une contribution spéciale. Cette taxe serait une mesure
d'économie, en même temps qu'un acte de justice et d'humanité.
Chaque année, la ville de Londres dépense plus de 10 millions de
francs pour l'entretien de ses pauvres, sans parler des souscriptions
volontaires dont le produit est consacré à défrayer les hôpitaux. Qui
doute que les épidémies meurtrières qui ravagent les quartiers les
plus peuplés ne contribuent à augmenter le nombre des nécessi-
teux , en mettant à la charge des paroisses les familles que le typhus
ou tout autre maladie contagieuse a privées de leurs chefs? Diminuer
la mortalité dans Londres, ce serait diminuer la misère. Qui pour-
rait se plaindre d'avoir ainsi la chance d'amortir, par un sacrifice
préventif, une partie de cet affreux budget?
Les rues du West-End ont généralement trente à quarante pieds
de largeur; les rues de White-Chapel , même quand elles sont dis-
posées pour le passage des voitures, n'en ont pas plus de quinze à
dix-huit. Dans le quartier de l'aristocratie, chaque famille habite une
maison spacieuse et commode, où l'air et l'eau peuvent circuler à
grands flots; dans les quartiers populeux, chaque famille est réduite
aune chambre, qui manque souvent à la fois d'air, de lumière,
d'eau et de feu. A l'ouest , tout a été combiné pour prolonger la
durée de l'existence; à l'est, tout concourt à l'abréger, au point que
dans la même ville un homme, selon qu'il est riche ou pauvre, et
selon qu'il a planté son domicile dans telle ou telle rue, vit le double
d'un autre, ou seulement la moitié. Quand les inégalités sociales
sont poussées jusqu'à ce mépris de la nature humaine, ne devieii-
nent-elles pas une révolte contre la Providence, un acte insolent
d'impiété?
Je comprends tous les systèmes de gouvernement, j'admets l'ex-
trême concentration de la propriété comme son extrême division,
car les institutions des peuples doivent différer autant que leur génie;
mais ce que je ne conçois pas et ce qui ne me paraît essentiel à
aucun système, c'est un état de choses dans lequel une minorité
puisse impunément s'approprier le sol, les habitations et jusqu'à l'air
salubre, en reléguant la majorité dans quelque coin de terre, où
WITHE - CHAPEL. 89
celle-ci trouve à peine, en entassant les vivans à côté des vivans et
les morts sur les morts, les six pieds d'espace qui sont nécessaires
pour un lit et pour un cercueil.
L'aristocratie anglaise a porté bien haut le nom , la puissance et la
ikhesse de la nation. Quelle que fût la source de son droit, l'usur-
pation ou la confiance du peuple , elle s'est montrée digne de gou-
verner. Qu'elle reste donc en possession de sa fortune. La propriété
foncière lui appartient sans partage; elle n'a cédé pour un temps le
sol nu des villes que pour le recouvrer plus tard chargé de propriétés
bâties. Enfin, l'établissement des manufactures, mettant en valeur
les terres voisines, a doublé presque partout son revenu. Qu'elle
jouisse en paix de ces énormes avantages; cela se peut encore
dans un pays où l'ambition prend rarement la couleur de l'envie.
Mais ce n'est pas assez d'avoir fait le pays puissant; il faut rendre
le peuple heureux. Le gouvernement de l'aristocratie est peut-être
celui de tous qui s'accommode le moins d'une politique égoïste. Il
faut administrer dans l'intérêt des masses pour avoir le droit de les
exclure de l'administration. Toute aristocratie est placée dans la
société, comme le cœur dans le corps humain, pour y entretenir la
circulation du sang et pour y développer la vie. Si elle absorbe la
substance sociale, au lieu de la distribuer entre tous les membres,
elle devient un objet de scandale et un principe de mort.
A l'heure qu'il est, l'aristocratie anglaise, fatiguée et repue, semble
n'avoir plus d'énergie que pour jouir. Son activité s'emploie à con-
vertir l'Angleterre en parcs et en prairies, qu'elle dépeuple d'hommes
pour les couvrir de bétail et de gibier. Elle construit des châteaux,
ou forme des galeries de tableaux, des bibliothèques, des collections.
Elle tourmente ses richesses, selon l'expression du poète latin, jus-
qu'à ce qu'elle finisse par le suicide ou par l'ennui. Quant aux plé-
béiens de la Grande-Bretagne, elle en fait deux parts : aux fermiers
et aux laboureurs, elle donne, pour les consoler du prolétariat et de la
taxe des pauvres, le privilège de vendre leurs grains un peu plus cher,
grâce à l'exclusion des blés étrangers; la population urbaine et les
ouvriers des manufactures, elle les abandonne à eux-mêmes, comme
étant les cliens d'un autre ordre de choses et le produit d'un autre
temps.
Sous ce rapport, l'état de Londres exprime au vrai la situation de
l'Angleterre. Le contraste qui apparaît entre White-Chapel et les
splendeurs du West-End existe partout dans le royaume-uni. Vous
le retrouverez à Edimbourg, à Glasgow, à Manchester et à Liverpool.
m REVUE DES DEUX MONDES.
Et ce n'est pas dans les villes seulement que Ton rencontre ces in-
égalités monstrueuses. Les campagnes offrent aussi l'image de la
misère la plus étonnante à côté du luxe le plus florissant. Il n'y a pas
de contrée au monde où l'on ait séparé par de plus grandes distances
les diverses régions de la société. On peut interdire au peuple la pro-
priété; on ne peut lui refuser les conditions de la croissance, du
mouvement, de la respiration. Traiter les ouvriers des villes plus
mal que les détenus sur les pontons ; créer un état social dont le
résultat est qu'un grand seigneur peut vivre en moyenne jusqu'à
cinquante-cinq ans, pendant qu'un ouvrier, dans certaines villes, ne
vit pas au-delà de quinze ans ; réserver l'âge de la force et celui de
la sagesse pour une seule classe d'hommes, en réduire une autre
à une perpétuelle enfance, n'est-ce pas détruire les générations dans
leur germe et renouveler en quelque sorte, au milieu du xix^ siècle,
cet arrêt d'un Pharaon qui condamnait tous les premiers-nés d'un
peuple à périr?
Le recensement de 1841 attribue à Londres une population de
1,870,727 habitans, répandus sur une surface de vingt milles carrés.
En dix années, et malgré une mortalité que l'on peut considérer
comme élevée, cette population s'est accrue de trois cent mille âmes.
La fécondité des mariages a plus que comblé les vides faits par les
épidémies. Est-ce là un événement dont on doive se féliciter ou s'en-
orgueillir? Ne vaudrait-il pas mieux au contraire que le nombre des
habitans demeurât stationnaire, dans une ville où si peu d'enfans
atteignent l'âge viril, et où l'énergie vitale s'épuise en moyenne,
dans l'homme, après une durée de quinze à vingt années? Les phi-
losophes du xviii^ siècle déclamaient contre les grandes villes, dans
lesquelles ils voyaient autant de foyers de vice et de corruption. Que
dirait Jean-Jacques Rousseau, s'il avait aujourd'hui sous les yeux la
capitale de l'Angleterre, et s'il venait à se convaincre que le séjour
n'en est pas moins funeste à la vigueur du corps qu'à la pureté des
mœurs? Le système qui préside à l'administration de Londres est
à coup sûr l'argument le plus fort que l'on puisse invoquer contre
l'existence de ces immenses capitales dans lesquelles un pays entier
ne se résume peut-être que pour s'abîmer.
LÉON Faucher.
SITUATION
INTELLECTUELLE
DE L'ALLEMAGNE.
VIXSTNE. ~ MUNICH. ~ BERLIN-.
I. — Ueber den gegenwaertigen Zustand der Boehmischen Literatur und ilire
Bedeutung ( De l'État actuel de la littérature en Bohême et de son
importance), par M. le comte Léo de Thun; Prague, iSi2.
II. — Die Steîlung der Slowaken in Ungarn beîeuchtet ( La Situation des
Slaves en Hongrie), par M. le comte de Thun; Prague, 1813.
III. — Kollar's Reise in Ungarn (Voyage en Hongrie), par Kollar.
IV. — OEsterreich und dessen Zukunft (L'Autriche et son Avenir),
Hambourg, 1843.
V. — Deutsche Worte eines OEsterreichers ( Paroles allemandes d'un
Autrichien); Hambourg, 1843.
VI. — Hallische Jahrbuecher (Annales de Halle); 1838-18ii.
VII. -- Zwei Friedliche blaetter ( Deux Feuilles pacifiques ), par M. Strauss;
Leipzig, 1841.
VIII. — Deutsche Jahrbuecher (Annales allemandes); Leipzig, 1841.
Il n'est facile à personne, ni en deçà ni au-delà du Rhin, de porter
un jugement sur l'Allemagne, sur les mouvemens d'idées qui s'y
9à REVUE DES DEUX MONDES.
agitent ou qui s'y préparent. Je sais combien c'est pour nous une
tâche périlleuse. Outre les différences profondes de génie, de langue,
de tendances, qui nous séparent de la race germanique, elle nous
échappe encore par les aspects variés sous lesquels elle se présente
à nos recherches, et où elle déroute ceux qui la croient saisir. Certes,
ce n'est pas dans ces Allemagnes confuses que sont possibles les
voyages rapides; nous ne sommes pas là dans ces pays du soleil où,
tandis que les objets détachent vivement leurs lignes sur l'or ou le
bleu ardent du ciel, les pensées qui animent la nation semblent par-
ticiper elles-mêmes de cette netteté visible et être gravées par la
main exacte et ferme de Thucydide ou de Machiavel sur un marbre
éclatant. Les idées qui travaillent ce peuple, les préoccupations qui
le tourmententi, les nouvelles destinées qu'il poursuit, on ne les
lit pas ainsi d'un seul regard. Il faut, pour les découvrir, une étude
laborieuse et persévérante. 11 est nécessaire d'interroger plus d'une
fois les circonstances, les hommes, les livres, les systèmes, pour
obtenir d'eux une réponse directe; et — cette comparaison est permise
a propos d'un pays qui n'est pas sans mystères, — si, dans l'épopée
latine, l'oracle, avant de dévoiler l'avenir, veut être dompté par le
dieu : en Allemagne c'est le présent, c'est la situation présente qui
est soigneusement cachée par la prêtresse, et dont il faut lui arra-
cher la révélation.
Les personnes qui ont habité ce pays savent combien il est dan-
gereux de traiter un tel sujet. Quelque soin que nous puissions y
apporter, quelles que soient la mesure de nos paroles, la circonspec-
tion de nos jugemens, la bienveillance et la franche ouverture de
nos sympathies, nous devons renoncer à satisfaire complètement
ceux dont nous parlons. Cette défaveur encourue en Allemagne par
les écrivains français qui l'ont jugée, a été attribuée à une sorte de
vanité irritable particulière à ce pays. Ce serait, chez ce peuple, un
orgueil natif que le succès et la louange auraient rendu intraitable;
tout enivré par l'enthousiasme que provoqua chez nous l'éclat de
sa période poétique, il ne voudrait plus consentir à voir les produc-
tions de la pensée allemande, je ne dirai pas bliimées, mais seule-
ment examinées, discutées par la critique et l'esprit français. Je
crois que cela est vrai pour les lettres, pour les œuvres des poètes et
les systèmes des penseurs. Je serais tenté cependant d'attribuer ces
mécontentemens à des causes un peu différentes, surtout en ce qui
concerne non plus les détails, mais la question générale, j'entends la
situation intellectuelle des peuples germaniques et le travail qui se
SITUATION INTELLECTUELLE DE L' ALLEMAGNE. 93
fait dans leur sein. Ces causes, les voici : c'est que si la France a
quelque peine à juger l'Allemagne, l'Allemagne elle-même ne se
connaît pas, ne se juge pas d'une manière très sûre; c'est que, si elle
sent bien ce mouvement dont je parle, elle ne sait pas cependant
s'en rendre un compte bien exact, et se décider, se dévouer pour
une cause distincte, pour une cause clairement comprise et ardem-
ment embrassée. Elle doute, elle hésite; c'est par là qu'elle est un
spectacle digne d'études, mais c'est aussi par là qu'elle souffre, car,
tant que durera cette indécision, il est impossible qu'il n'y ait pas dans
la conscience de ce peuple quelque chose de vulnérable et d'inquiet.
Depuis que la France étudie l'Allemagne, exercée qu'elle est par
la pratique de l'histoire à porter sur les évènemens un regard prompt
et sûr, comme un grand artiste qui juge son art, elle a vu dès le pre-
mier jour le but où ce pays est entraîné invinciblement. Elle a dit
que l'Allemagne marchait vers son unité. Mais comment doit s'ac-
complir ce travail? Voilà les difficultés infinies, les complications
sans nombre qui commencent. Quand nous discutons ce sujet de ce
côté-ci du Rhin, nous en parlons en juges désintéressés, en histo-
riens; nous ne savons pas assez combien c'est une question pleine
de troubles et d'anxiétés pour ceux qui y sont en cause. Ces anxiétés
sont telles, qu'ils ne veulent pas toujours reconnaître ce mouvement
qui les emporte. Ils ne le repoussent pas absolument, mais ils n'osent
se l'avouer à eux-mêmes. Pourquoi cela? Ne devraient-ils pas, tout
au contraire, désirer l'unité de la patrie? Ils la désirent et ils la re-
doutent; ils sentent qu'ils y sont appelés, mais ils sentent aussi com-
bien elle leur coûtera de sacrifices. Il n'est pas question ici de l'unité
politique , de la réunion de tous les états de l'Allemagne sous un
même gouvernement. Ce serait là toute une révolution, et, si elle
doit un jour s'accomplir, l'époque où ces évènemens pourraient se
réaliser est certainement très éloignée encore. Il s'agit seulement de
l'unité intellectuelle; il s'agit de fonder une communauté d'idées,
de pensées, un mouvement commun des intelligences. Pour cela, il
faut un centre. Où sera-t-il? A Vienne? à Munich? à Beriin? C'est
là le problème dont je parle. Or, tels sont les liens qui attachent ces
peuples à leur nationalité si long-temps perdue et qu'ils craignent
de perdre encore; tel est leur amour respectueux pour elle, qu'ils
ne veulent pas reconnaître la suprématie toujours croissante d'une
ville, la déchéance d'une autre, dans la crainte de frapper la patrie
dans quelque partie d'elle-même.
Voilà les inquiétudes qui depuis long-temps tourmentaient l'Aile-
94. REVUE DES DEUX MONDES.
magne, inquiétudes graves et légitimes. Ce n'est pas tout : le jour
où elle a cherché à réaliser cette unité, le jour où elle a commencé
cette tâche difficile, un danger tout autrement sérieux s'est révélé,
qu'elle ne soupçonnait pas. Ce travail a jeté un trouhle profond dans
son génie. Elle a été comme ébranlée par les difficultés de l'entre-
prise que ses destinées lui imposaient. En quittant le monde pai-
sible de la pensée pour les épreuves de la vie publique, elle a re-
noncé à ce qui faisait depuis long-temps sa gloire, sans avoir trouvé
encore ce qui doit la dédommager un jour. Mais il faut revenir sur
tout ceci avec plus de détails; pour embrasser du regard toute l'Al-
lemagne, pour indiquer le travail qui s'y opère en ce moment même,
il faut placer l'une en face de l'autre les villes que je nommais tout
à l'heure, et montrer ce que signifient ces trois noms.
Le 12 juillet 1806 fut un jour néfaste pour Vienne. Ce jour-là,
l'antique couronne du saint-empire, qu'elle portait depuis tant d'an-
nées, tomba de sa tête caduque. Il y avait long-temps, il est vrai,
que l'héritage des Habsbourg s'était appauvri dans ses mains, et de-
puis qu'en 1765 un jeune héros avait achevé de transformer un
ordre de chevalerie en une nation belliqueuse et forte, le saint-
empire, inquiété au dedans par ce voisinage redoutable, surpris au
dehors par des évènemens inattendus et terribles, frappé par l'épée
de la révolution française, tout étourdi par cette politique auda-
cieuse du premier consul, qui, créant à son gré de nouveaux élec-
teurs, troublait la vieille constitution et s'essayait déjà à manier
souverainement l'Allemagne, le saint -empire des Othon n'était
guère plus qu'une ombre. Qui sait cependant combien de temps
encore l'Autriche eût pu garder son sceptre? Sans la rapidité des
évènemens qui remplissent ces années épiques, qui sait si elle n'au-
rait pu rallier autour de cette ombre respectée une partie considé-
rable des peuples allemands, et si, tandis que la Prusse retirait son
appui à l'empire, les mécontentemens suscités par cette politique
n'auraient pas réuni les princes et les peuples du midi autour du
trône impérial? Mais les coups des évènemens contemporains étaient
trop brusques, trop pressans; on ne pouvait se jeter dans une place
impossible à défendre pour se faire écraser sous ses ruines, et ce
furent précisément ces princes de l'Allemagne méridionale qui si-
SITUATION INTELLECTUELLE DE L' ALLEMAGNE. 95
gnèrent à Paris, avec Napoléon, ce traité de la confédération du
Rhin où ils déclarent que la constitution germanique est impuis-
sante désormais à protéger l'Allemagne. Après cela, que devait faire
l'empereur François II? Il devait descendre de ce trône condamné
et déposer la couronne de Charlemagne. C'est ce qu'il fit, et, avec
simplicité, dans un langage triste et digne, il annonça aux peuples
allemands que les destinées de l'empire étaient finies. Le même
jour, la ville de Vienne se démit aussi de sa souveraineté et cessa
de rien représenter de grand en Allemagne; car qu'avait-elle re-
présenté jusque-là, si ce n'est la majesté impériale qu'une longue
possession semblait lui avoir inféodée? Le traité qui fit disparaître
le saint-empire condamna Vienne à n'être plus que la ville des sou-
venirs et des regrets, la ville des traditions et du passé : il lui enleva
le présent et l'avenir.
Je ne tomberai pas dans des lieux communs, je ne répéterai pas
les accusations qu'on élève sans cesse contre l'Autriche; je ne crain-
drai même pas d'affronter bien des préjugés qu'on a répandus en
France sur ce pays, je reconnaîtrai de grand cœur tout ce qu'il y a
de paternel dans son gouvernement : j'admirerai, si l'on veut, la
science, l'habileté, la régularité de son administration; mais il sera
toujours permis de demander à l'xiutriche comment elle pourrait
représenter l'Allemagne. Le problème peut être posé très nettement.
L'Allemagne du moyen-âge était tout entière dans la puissance im-
périale, dans l'empire d'Othon et de Barberousse. Mais le moyen-
âge a succombé en Allemagne comme en France. Or, comment
l'Allemagne s'est-elle fait connaître au monde moderne? comment
est-elle entrée dans le cortège des nations nouvelles? quel caractère
y a-t-elle apporté? Ce qui l'a distinguée, dès l'origine, c'est la vie
de l'intelligence, c'est cette puissance de contemplation, de réflexion,
de pensée, qui a semblé son privilège. Voilà ce qu'elle a apporté
dans l'œuvre commune des nations européennes, voilà sur quel signe
souverain elle y a été saluée, in hoc signo vinces. Si donc l'ancienne
Allemagne était représentée par le pays qui possédait la dignité im-
périale, le peuple qui présidera aux destinées de l'Allemagne mo-
derne sera celui qui osera prendre en main ce sceptre des idées,
plus précieux et plus sacré que l'autre , et fonder chez lui le saint-
empire de l'intelligence et de la pensée. Mais si l'on voit des états
se transformer volontairement selon certaines circonstances, on ne
les voit pas changer tout à coup de nature et recommencer de nou-
velles destinées en un sens opposé au génie qui leur est propre.
96 REVUE DES DEUX MONDES.
Quand l'Autriche aurait voulu s'associer aux tentatives nouvelles de
l'esprit allemand, elle n'y aurait pas réussi; mais elle ne pouvait
même concevoir une telle ambition. Elle est liée irrévocablement à
des traditions toutes différentes. Peu importe qu'il y ait chez elle
un peuple honnête, heureux, et que toute l'organisation matérielle
de la société y laisse, dit-on, peu à désirer: comme elle est une terre
ingrate pour les semences de la pensée , et que le fruit divin de la
science ne pousse pas dans ses sillons, peu à peu les étrangers qui
étudient l'Allemagne se sont habitués à ne plus compter avec ce
pays; ils le négligent, ils l'oublient. Et remarquez que cette con-
damnation, si dure qu'elle puisse paraître, est parfaitement équi-
table. Les étrangers ne peuvent avoir, comme les Allemands, la re-
ligion des souvenirs. Ce qu'ils cherchent en Allemagne, c'est son
esprit, son génie vivant, sa force vivante; et le pays qui ne peut
servir le monde moderne, qui ne sait pas s'associer à ses efforts, à
ses luttes, quel que soit d'ailleurs son nom, empire ou royaume,
finira toujours par n'être plus considéré que comme une province, pai-
sible et heureuse, je le crois, mais trop dépourvue de ce qui fait la vie.
Toutes les universités d'Allemagne, faibles et obscures à l'origine,
ont eu leur période de gloire et d'éclat à la fin du dernier siècle et
au commencement de celui-ci. Fondées presque toutes vers l'époque
de la renaissance, et honorées alors par des hommes pleins d'ardeur,
elles ont produit, depuis soixante ans, de véritables héros de science
et de génie qui ont laissé bien loin leurs ancêtres. Conrad Celtes,
Reuchlin, Dalberg, Rodolphe Agricola, ont eu pour successeurs
tout puissans Schleiermacher, Creuzer, Niebuhr, Ottfried Mûller,
Kant, Fichte, SchelUng, Hegel. A Vienne, tout au contraire, l'uni-
versité n'a brillé que dans les vieux siècles, et depuis elle est morte.
Sa période la plus belle est toujours celle qui a été vue et racontée
par Sylvius ^Eneas. Aujourd'hui, on n'y cultive plus que les sciences
physiques; car pour les sciences de la pensée, si hautes, si péril-
leuses , il faut des pontifes hardis et libres que le pouvoir temporel
ne gêne point dans leur sacerdoce. Cette religion sainte, qui est la
gloire de la véritable Allemagne, est opprimée ici. Vienne peut
nommer avec honneur un illustre astronome, M. Littrow; un géo-
logue distingué, M. Fladung; un savant orientaliste, M. de Hammer;
mais, à côté d'eux , quels autres noms citerai-je? Si M. Gunther a pu
renouveler la théologie cathoUque avec une science réelle et un mys-
ticisme extrêmement libre et ingénieux, c'est là une exception unique
qui ne détruit pas ce que j'ai adirmé.
SITUATION INTELLECTUELLE DE l' ALLEMAGNE. 97
Je remarque que l'étude de la nature, empreinte d'un certain ca-
ractère de douceur et de mysticité, a fleuri plusieurs fois en Autriche,
et ceci m'explique encore les sympathies involontaires que ressentent
pour ce pays bien des hommes de l'Allemagne méridionale. C'est
aussi un trait particulier aux habitans de la Souabe, de la Franconie^
de laThuringe, que ce doux enchantement qui assoupit leur ame au
milieu des études de la nature, et les berce de mille songes. N'est-ce
pas à Vienne qu'est enterré le grand chimiste Paracelse? Et un siècle
après ce maître de la science occulte, son illustre disciple. Van
Helmont, n'est-il pas venu y mourir? Enfin, le vénérable M. Littrow
n'avait-il pas pour ancêtres à l'université de Vienne deux des plus
beaux noms de l'Allemagne, ce George Peurbach, qui, au xx" siècle,
restaura l'astronomie à l'aide d'une mauvaise traduction de Ptolémée
et des auteurs arabes, et son digne élève, Jean Muller, qui alla-
chercher en Italie toutes les œuvres des astronomes d'Alexandrie^
les copia, les imprima, les répandit en Allemagne, y ajouta des
commentaires, des résultats nouveaux, et fut le fondateur, le héros
de la littérature scientifique dans son pays?
La poésie n'a jamais brillé en Autriche; elle n'y a eu qu'une seule
époque, le règne de Joseph II. C'est tout dire. Tandis que Frédéric
courtisait Voltaire, tandis que la poésie française du xviir siècle,
si élégante, si moqueuse, si impie, si contraire enfin à l'esprit alle-
mand, était accueillie et fêtée par ce roi philosophe, Joseph II voulut
rendre à l'Allemagne sa poésie nationale. Mais Alxinger, Denis,
Ayrenhoff, Haschka, Blumauer lui-même, tous ces honnêtes écri-
vains, si justement oubliés, étaient, malgré leurs patriotiques inten-
tions, les esprits les plus médiocres, et il ne leur appartenait pas de
donner à l'Allemagne le sentiment de son originalité. Heureusement,
en face de Frédéric lui-même, et malgré ses dédains, Lessing et
Klopstock allaient consacrer le berceau de la muse germanique. Ce
fut bien pis quand Joseph II mourut et sa politique avec lui. La
Prusse s'étant emparée du réveil de l'esprit allemand, l'Autriche
s'isola de plus en plus du mouvement de la littérature; les succes-
seurs de Joseph II avaient eu peur de sa pensée. Au moment où
Goethe, où Schiller, où tout le chœur des poètes enchante l'Alle-
magne et lui rend la conscience de ses forces, je cherche vainement
du côté du Danube un écho qui leur réponde, une voix qui atteste
que l'Autriche prend part à ce concert unanime des peuples alle-
mands. Je n'entends rien, car elle ne se mêle pas à des voix si puis-
santes, cette hymne étouffée qui sort du cloître, l'hymne de ce
TOME IV. 7
98 REVUE DES DEUX MONDES.
moine extatique, Fessier, qui est allé, son extase finie, prêcher le
protestantisme en Russie et y mourir. Pans ces derniers temps , la
régularité savante de Grillparzer, l'imagination parfois assez écla-
tante de Nicolas Lenau, l'élégance trop affectée de Sedlitz, le talent
ferme et gracieux et la libre pensée d'Anastasius Griin, ne consti-
tuent pas, malgré des mérites réels, une école distincte qui appar-
tiendrait vraiment à l'Autriche; c'est le reflet lointain d'une poésie
qui a grandi ailleurs.
L'aspect moral de Vienne est donc singulièrement inanimé. Serait-
on injuste envers ce pays, si on se le représentait comme une an-
cienne famille noble de Bretagne ou d'Anjou, restée fidèle, par im-
puissance autant que par tradition, aux erremens des temps passés?
elle s'est retirée dans ses riches domaines, et elle les administre avec
une rare sagesse; son existence est toute patriarcale; le père est
grave et débonnaire; les enfans, heureux et insoucians, ignorent le
siècle et la société où les a placés le hasard. J'ai vu en Allemagne
bien des personnes qui ne voulaient pas reconnaître cet abaissement
de l'Autriche, cette démission forcée qu'elle donne. C'était surtout,
je le répète, piété et tendresse filiale. Ils auraient dit volontiers ce
que disait Fénelon aux réformateurs de l'éghse : « C'est notre mère,
il ne faut pas la traiter trop rudement. » Mais aujourd'hui, du
milieu même de l'Autriche , qui n'était pas accoutumée à tant de
hardiesse, des voix s'élèvent pour reprocher au gouvernement son
incurie, et montrer à tous le mal qu'elle vient de produire. C'est
qu'en effet la question a été tout à coup éclairée d'une lueur singu-
lière, et le doute n'est plus permis. Ce n'est plus seulement la cou-
ronne de l'empire qui tombe de sa tête; il s'agit de savoir si l'Autriche
appartient encore h la société des nations germaniques.
Je ne dis rien de trop. Que se passe-t-il aujourd'hui chez les peu-
ples slaves qu'elle gouverne? Qu'est-ce que ce mouvement qui vient
d'éclater du côté de la Bohême et de la Hongrie? et l'insuffisance de
l'Autriche pouvait-elle être plus manifestement révélée? Ces popu-
lations, qui ont semblé long-temps toutes prêtes à suivre la direction
de l'Allemagne, à parler sa langue, à s'associer à toutes ses idées,
entreprennent de réveiller leurs antiques souvenirs, éteints depuis
des siècles. Elles redemandent leur idiome national, elles recher-
chent les traces à demi effacées de leur littérature, elles veulent
la relever et lui rendre la vi€. Les Slaves de Bohême se repren-
nent avec un amour filial à leurs traditions passées; ce ne sont plus
seulement des chants nationaux qu'une érudition curieuse s'em-
SITUATION INTELLECTUELLE DE l' ALLEMAGNE. 99
presse de recueillir, non, c'est d'une chose plus grave qu'il s'agit,
c'est l'esprit même de leur race que les Slaves bohémiens veulent
retrouver sous ses ruines. Pourquoi cela, pourquoi ce mouvement
si tardif? Pourquoi, après tant d'années, ce réveil inattendu? Parce
qu'ils cherchent à quoi se rattacher dans l'abandon où les a laissés
l'Allemagne. Qu'est-ce à dire? Voilà des pays entiers que l'on croyait
entrés pour toujours dans les voies de l'Allemagne, et tout à coup
on les voit, dans le dénuement le plus complet, se chercher eux-
mêmes à travers les siècles et se décider à trouver leurs voies tout
seuls, puisque l'empire dont ils avaient suivi la fortune lésa con-
duits dans le désert. On avouera que c'est là un fait étrange. Ce
débat est tout pacifique; point d'oppression, point de servitude;
ces peuples ne se plaignent d'aucune violence, et ce n'est pas à l'Ir-
lande qu'on pourrait les comparer. Leur situation est unique et sans
exemple. Ces Slaves de Bohême et de Hongrie avaient cru long-
temps, et l'Europe avait pensé, comme eux , qu'ils entreraient, sous
l'influence de l'Allemagne, dans le mouvement des nations euro-
péennes; mais non, il n'en était rien. Après avoir patiemment at-
tendu, un jour, fatigués et poussés à bout, ils ont été forcés de re-
connaître que la vie n'était pas dans cet empire, qui avait charge de
les diriger, et n'y trouvant pas à satisfaire ces besoins intellectuels
qui travaillent aujourd'hui la famille slave, ils ont décidé sans colère,
mais avec le calme le plus résolu, qu'ils ne devaient plus compter
que sur eux-mêmes.
Voilà ce qui se passe dans ces contrées; mais, chose singulière, ce
n'est pas l'Autriche qui s'en est émue, et son insouciance sur ce
point n'est pas ce qu'il y a moins curieux dans le débat. L'xVutriche
n'a rien répondu; elle n'a pas eu un seul écrivain pour rappeler ces
peuples qui s'éloignaient. Pourtant les publicistes slaves, M. Kollar,
M. le comte de Thun , avaient publié franchement leur pensée. Lors-
qu'ils rejetaient dans leurs écrits toute influence aflemande, lorsqu'ils
annonçaient leur intention de retrouver dans l'esprit seul de leur
race leur règle et leur but, ils avaient parlé, ce semble, assez haut.
Or, ce qu'ils disaient à l'Autriche pouvait se traduire ainsi : «Depuis
tant de siècles que la Bohême est réunie à vous, eUe avait quitté la
voie des peuples slaves, et elle était prête à entrer par vous dans le
mouvement des nations germaniques. Nos pères vous ont suivis
long-temps, mais que leur avez-vous donné, et maintenant que nous
apportez- vous? Où est la vie, où est le mouvement des esprits, où
est l'énergie de la pensée? Nous ne vous suivrons pas plus loin. »
7.
100 REVUE DES DEUX MONDES.
(Certes, jamais injure plus grave n'avait été faite à l'Allemagne tout
entière, et c'était l'incurie de l'Autriche qui en était coupable. Pour-
tant, je le répète, elle ne s'en est pas émue; elle subit les nécessités
de la situation qu'elle s'est faite, elle se résigne à ne pouvoir attirer
à elle et à l'xVllemagne ces peuples qui lui échappent. Elle laissera
s'enfuir l'esprit et gardera le corps. Elle les retiendra par les liens
matériels, par les avantages qu'ils trouveront à faire partie d'un
grand peuple; mais, pendant ce temps-là, un autre esprit se sera
fondé dans les provinces slaves, et l'unité, que l'on croira atteindre,
sera toujours une apparence et un mensonge.
Il y a plus encore : non-seulement ce n'est pas l'Autriche qui ré-
pond, mais elle laisse ce soin à un autre peuple engagé comme elle
dans la question, et dont les intérêts ne sont pas les siens. Elle per-
met que le débat s'établisse entre les Slaves et les Hongrois, sans
que le nom de l'Autriche soit seulement prononcé, et comme si elle
n'était pas en cause dans cette lutte singulière. C'est la Bohême, on
le sait, qui est en Allemagne le foyer de la race slave, c'est elle qui
essaie de régénérer cette race et de lui rendre, avec sa langue natio-
nale, son esprit, son caractère, ses espérances. Elle a dit tout haut
ses projets, sans que l'Autriche parût s'en effrayer; mais tout à coup
voilà qu'elle rencontre une vigoureuse opposition en Hongrie. La
Hongrie ne veut pas que les Slaves hongrois, les Esclavons, se con-
stituent d'une manière distincte, elle ne veut pas qu'ils puissent
parler la langue de leurs ancêtres. Quand la langue latine était la
langue oRicielle du pays, les idiomes particuliers pouvaient se déve-
lopper en liberté; cette situation devenait dangereuse pour la Hon-
grie, en face de ce mouvement universel. La Hongrie remplace donc
la langue latine par la langue des magnats, la langue magyare, et elle
s'apprête à faire disparaître tout ce qui reste encore de ces traditions
qu'on invoque.
L'Autriche assiste, sans y prendre part, à cette lutte qui dure en-
core. Les deux pays, la Bohême et la Hongrie, y sont dignement re-
présentés, et ce débat a déjà produit plusieurs écrits remarquables.
11 faut citer au premier rang le curieux travail que M. le comte de
Thun a publié l'année dernière sous ce titre : De VÉtat actuel de la
littérature en Bohême et de son importance. M. le comte de Thun est
un des chefs de ce mouvement de la race esclavonne; c'est lui sur-
tout qui semble donner l'élan à ces idées qui apparaissent sur diffé-
rcns points de la Bohême et de la Hongrie. Au grave enthousiasme
de ses espérances, à l'ardeur sévère de ses efforts, on dirait non pas
SITUAIION INTELLECTUELLE DE l'aLLEMAGNE. 101
un tribun qui soulève les passions, mais un législateur qui veut créer
un peuple. Ce peuple existe, il est nombreux; il faut seulement lui
apprendre ce qu'il est, il faut lui donner la conscience de lui-même.
C'est à cette tâche que s'emploie M. le comte de Thun. Son livre est
une rapide histoire des lettres en Bohême, un tableau clair, animé,
destiné à devenir populaire. L'auteur raconte avec beaucoup d'in-
térêt l'époque où la langue nationale fleurissait dans sa première
beauté , vers le xv« et le xvi^ siècle , au milieu des querelles reli-
gieuses qui donnèrent un prompt développement à la pensée. Sous
la plume hardie de Jean Huss et de Jérôme de Prague, cette langue
était arrivée à sa maturité, et tandis que d'autres langues, la fran-
çaise et l'allemande, travaillaient encore à se constituer définitive-
ment, celle-là, comme l'italienne, était arrivée plus tôt à une forma-
tion complète. En Bohême, comme plus tard en Allemagne, c'étaient
les réformateurs qui avaient fixé l'idiome, et Jean Huss avait rendu
à la littérature de son pays le service que Luther rendit un siècle
après à la littérature allemande. Mais le mouvement des querelles
religieuses reprit bientôt à la Bohême ce qu'il lui avait donné. La
guerre de trente ans amena l'entière extinction de cette littérature
originale, et la langue allemande envahit le pays conquis. Depuis
cette époque, M. de Thun suit avec une pieuse sollicitude les rares
tentatives faites, à de longs intervalles, pour l'étude de cette langue
disparue. Il nomme avec un touchant respect tous ces grammai-
riens, ces auteurs de dictionnaires qui, de loin, ont préparé le mou-
vement actuel; malgré l'insuffisance de ces premiers travaux, il ne
parle qu'avec émotion de ces hommes dévoués, car plus d'un parmi
eux a consacré sa vie à un labeur ingrat dont les résultats très incer-
tains ne pouvaient être connus que long-temps après leur mort. C'est
Dobrowsky écrivant une grammaire avec une piété patriotique qui
élève et sanctifie son œuvre; c'est Pelzel qui donne la première his-
toire de Bohême; c'est Faustin Prochazka qui étudie et publie les
anciens documens, les monumens primitifs de la langue nationale.
Puis, arrivant jusqu'à nos jours, l'auteur signale avec orgueil ce mou-
vement devenu si considérable, il nomme avec fierté les poètes, les
écrivains, Kollar, Jungmann, Palacky, Safarick, Louis Gai; il compte
les recueils périodiques, il salue enfin toute une littérature. Son ad-
versaire, je l'ai dit, ce n'est pas l'Autriche, c'est la Hongrie, ce sont
les Magyares. Cette race fière, hautaine, bien que formée à la civili-
sation allemande, refuse toute sympathie à l'Allemagne et prétend
se maintenir toujours dans sa pureté native. Or, la lutte silencieuse
102 REVUE DES DEUX MONDES.
qu'ils ont long-temps soutenue contre l'esprit allemand pour con-
server leur caractère et leur génie propre, les Magyares la recommen-
cent contre ce nouvel ennemi. Ils sont effrayés de ce mouvement
qui agite aujourd'hui la famille slave depuis l'Adriatique jusqu'à
l'Elbe; ils sentent bien que, si la Bohême devient pour ces peuples le
centre d'une renaissance qui s'annonce déjà d'une manière bruyante,
leur nationalité sera peu à peu envahie et couverte. Ils veulent donc
étouffer toute espèce de vie chez leurs sujets croates et esclavons; ils
imposent aux écoles une éducation qui tuera l'esprit national, ils
leur interdisent la langue de leurs pères, ils persécutent les journaux
écrits dans cette langue rivale, ils les suppriment, et, tandis que
l'Autriche se tait devant cet incroyable mouvement d'un pays entier
qui veut se séparer d'elle, on voit quatre millions de Magyares s'ef-
forcer d'étouffer par la violence ce réveil de tout un peuple.
En publiant ses travaux sur la Bohême, M. le comte de Thun of-
frait aux écrivains hongrois une discussion publique; M. de Pulszky
a accepté la lutte. Tous deux viennent d'échanger une série de let-
tres qui ont vivement excité l'attention de l'Allemagne. Ces lettres
ont été réunies par M. de Thun dans un nouvel écrit publié sous
ce titre : La Situation des Slaves en Hongrie. M. de Thun est plein
d'amour pour ses frères, il est impossible d'avoir un sentiment plus
vif, plus sincère, plus éloquent de la mission qu'il s'est donnée. M. de
Pulszky a quelque chose de véhément et d'emporté dans sa colère;
avec la hauteur vindicative du patricien hongrois, avec la dure fierté
du magnat, il maintient sans fléchir la proscription dont il voudrait
frapper l'esprit slave dans son pays. Ce qu'il craint surtout, dit-il,
c'est que le monde slave, en s'accroissant ainsi dans les états autri-
chiens, en se formant comme une race distincte, n'amène un jour
la Russie au cœur môme de l'Autriche. Il nie que la Hongrie ne
soit pas autre chose qu'une demeure commune à quatre populations
différentes. Allemands, Slaves, Magyares, Valaques, lesquelles au-
raient chacune des intérêts propres. II rappelle fièrement comment
s'est constituée la Hongrie depuis le jour où les Hongrois, sous
la conduite d'Arpad, ont passé les monts Crapacks et soumis par
l'épée les races deValachie et de Bulgarie, qui ne surent pointgarder
leur indépendance. C'est un dialogue altier entre le vainqueur et le
vaincu, entre la noblesse hongroise et le peuple slave. — Vous êtes les
vaincus, dit M. de Pulszky, nos droits nous viennent de l'épée, et
nous les maintiendrons. — M. le comte dé Thun en appelle à cet
esprit puissant qui agite et soulève toute sa race; il repousse, comme
SITUATION INTELLECTUELLE DE L'ALLEMAGNE. 103
M. de Pulszky, l'idée de voir la Russie mettre à profit ce légitime
mouvement; comme les Slaves du monde grec, comme les Serbes
et les Bulgares, qui s'attachent à l'empire turc et le défendraient
contre la Russie sans sacrifier pour cela leur caractère original, les
Slaves de Bohême resteront attachés politiquement à la patrie alle-
mande, mais ils veulent retrouver en eux-mêmes cette vie de l'esprit
que l'Autriche leur a refusée, a II y a, s'écrie M. le comte de Thun,
il y a un esprit ami qui flotte sur nos campagnes depuis les forêts de
Bohême jusqu'aux monts tartares. Ah! que de désirs sérieux il éveille
dans nos amesî à quelle activité il nous provoque! comme il nous
excite à l'étude de notre langue et de notre histoire nationales!
Laissez nos frères marcher paisiblement dans cette direction si inof-
fensive et si féconde, c'est tout ce qu'ils demandent de vous. Que de
changemens se feraient en peu d'années ! Mais vous venez à la tra-
verse avec vos passions grossières, et vous empoisonnez ce mouve-
ment tout amical. Ceux qui ne demandaient que la paix pour faire
porter au sol de la patrie les fruits les plus glorieux, vous les provo-
quez à une lutte barbare sur un champ de bataille désert. Slaves!
prenez garde de tomber dans le piège qu'on vous tend par ces pro-
vocations. Si vous êtes forcés de défendre vos biens les plus sacrés,
que rien au monde ne puisse vous entraîner à franchir seulement de
l'épaisseur d'un cheveu les limites d'une défense légitime, ou à con-
sidérer comme des ennemis tous ceux qui parlent la langue qu'on
veut vous imposer. Évitez ces inutiles combats; ils consumeraient
vainement le meilleur de vos forces. Celui d'entre vous qui combattra
victorieusement le parti insolent des Magyares rendra un service à
ses frères; mais ce service sera bien plus grand, si, par ses écrits ou
ses paroles, il éveille le sens de son peuple et donne à son esprit une
saine nourriture. A quoi servirait de défendre contre l'étranger un
sol ingrat qui ne donnerait point de fruits? Mais si vous fortifiez votre
intelligence par une mâle culture, si vous avez h montrer des œuvres
que l'humanité reconnaîtra, soyez sûrs que le nombre de ceux qui
respecteront vos droits ira toujours croissant parmi vos compatriotes
de Hongrie. »
Ce sont là de belles paroles. M. de Thun, je le répète, a montré
dans ces débats une noble élévation de pensée, un immense amour
de son peuple, un désir ardent de faire fructifier chez lui tant de
semences qui lèvent déjà. Malheureusement tous les écrivains de la
Bohême n'y apportent pas le même calme, la même gravité attentive
et passionnée. Il y en a chez qui la rancune ne peut se contenir, Kollar
10^ REVUE DES DEUX MONDES.
est un de ces écrivains irrités dont|la colère est singulièrement élo-
quente. En 1823, Kollar s'annonça à la Bohême comme son poète
national , et depuis vingt ans il n'a pas cessé de communiquer à ses
frères l'enthousiasme de son ardente imagination et de sa poésie
souvent grandiose. Tout récemment il vient de publier un Voyage
en Hongrie; c'est un cri de douleur poussé avec une énergie sauvage.
Kollar voudrait être un tribun, un agitateur, et c'est peut-être à lui
que M. de Thun fait allusion dans les lignes que j'ai citées plus haut.
Il ne s'attaque pas seulement aux Hongrois, à ceux qui veulent im-
poser la langue magyare aux Esclavons et aux Croates et étouffer
leurs traditions; il n'est pas moins véhément contre la race alle-
mande. Il a hâte de voir se reformer l'esprit national chez son peuple,
et il frappe tout ce qui lui fait obstacle. Il faut le suivre dans ce dou-
loureux pèlerinage de Hongrie; quelles sombres colères, quels longs
ressentimens il amasse dans son cœur, lorsqu'il voit, comme il dit,
le pied impie du Magyare ou de l'Allemand écraser ces germes de
"vie qui lèvent librement, en Bohême, dans les sillons de la plaine
et parmi les bruyères de la montagne I Mais tout à coup , dans une
cabane, au détour d'un chemin, s'il entend une chanson escla-
vonne, son cœur tressaille; il va frapper sur l'épaule du montagnard :
« Dieu merci, mon brave homme, vous n'avez pas oublié la langue
de vos pères ! » Et il reprend sa route, toujours plein d'espoir et de
haine.
Comment finira cette lutte? Comment se dénoueront ces difficultés?
Par l'épée, ou pacifiquement, par l'influence toujours croissante des
Slaves Autrichiens? On ne saurait le dire. Les Magyares ont contre
eux ces secrètes inspirations qui s'emparent des peuples à de certaines
heures , et qui poussent aujourd'hui les Slaves d'Allemagne à se
constituer comme une race distincte; ils ont pour eux, avec la pos-
session du pouvoir, leur courage, leur fierté hautaine, toutes les
qualités d'une aristocratie victorieuse. S'ils devront un jour mettre
l'épée à la main, c'est ce qu'il est difficile d'affirmer ou de nier. Tout
est possible, tout peut arriver dans les changemens qu'amèneront
tôt ou tard les affaires de Turquie. Ce qui est certain , c'est que
leurs adversaires iront toujours s'organisant , et que déjà leur ambi-
tion est assez grande pour qu'ils espèrent amener l'Autriche à former
un jour un empire slave.
On voit par ce seul mot quel chemin l'Autriche a déjà fait dans
cette direction qu'elle suit loin de l'Allemagne. Quoi! elle était
chargée de soumettre à l'influence germanique ces populations
SITUATION INTELLECTUELLE DE L'ALLEMAGNE. 105
étrangères réunies à son empire, et ce sont ces populations , ce sont
les Slaves qui vont l'attirer vers eux-mêmes î Ils l'espèrent du moins,
et le disent assez haut. Espérances chimériques! pensera-t-on. Je le
veux bien; mais qu'on sache cependant que l'Allemagne commence
à s'en effrayer, et que plus d'un avertissement a déjà été adressé à
l'Autriche. Tout récemment encore un publiciste allemand, l'au-
teur anonyme de deux écrits remarquables sur l'Autriche et sur
l'Allemagne , a exprimé avec éclat ces reproches de l'opinion publi-
que. Dans le premier de ces écrits, intitulé V Autriche et son avenir (1),
l'auteur déclare, dès les premières pages, que c'est l'incurie de l'état
et son dédain des choses intellectuelles qui a laissé l'Autriche s'éloi-
gner tous les jours du mouvement de l'Allemagne. Mais le mal est trop
grave, dit-il, le danger est trop pressant pour que les plus endormis
ne se réveillent pas. Il ne faut plus parler de l'apathie de l'Autriche,
de l'indifférence de l'esprit public; en présence de semblables résul-
tats, comment resterait-on indifférent, à moins que de cesser d'être?
Ce bonheur du peuple autrichien qu'on vantait si haut, cette idylle
qu'on chantait sur notre félicité sans mélange, tout cela va finir. La
décomposition de l'esprit public a été menée aussi loin qu'il était pos-
sible,— c'est toujours l'auteur qui parle, et certes on n'était guère ha-
bitué, en Autriche, à cette liberté de langage; — peut-être, ajoute-t-il,
est-il temps encore d'y remédier; si l'on néglige l'occasion, bientôt il
n'y aura plus d'Autriche, mais quatre nations ennemies qui s'y com-
battront. Je n'ai pas à suivre l'auteur dans les conseils politiques
qu'il donne à son pays , lorsqu'il passe en revue toutes les classes de
l'état, la noblesse, l'administration, la bourgeoisie, et qu'il propose
avec une intention droite et sincère les moyens qui lui paraissent
convenables pour relever le pays; mais les avertissemens qu'il fait
entendre, chaque fois qu'il est question des provinces slaves, confir-
ment tout ce que j'ai dit plus haut sur la situation étrange de l'Au-
triche à leur égard. Quand l'auteur examine avec inquiétude ce que
tous les états de l'Europe ont fait depuis trente ans pour mettre la
paix à profit, et accroître, avec leurs forces intellectuelles, leur au-
torité politique, quand il calcule tout ce que la Prusse a gagné depuis
ce temps, et qu'il ajoute que, dans ce mouvement universel, rester
en place c'est reculer, il rend raison de tout ce qui se passe en ce
moment chez les Slaves. Pourquoi , en efFet , ne veulent-ils plus
(1) Cet écrit vient d'être traduit en français. In-8o, librairie d'Amyot, rue de la
Paix, 6.
106 REVUE DES DEUX MONDES.
compter que sur leurs propres forces? Parce que l'Autriche ne peut
satisfaire et attirer à elle cette activité morale qui fermente aussi
chez ces peuples.
Dans un écrit plus récent , publié encore sans nom d'auteur, mais
qui est évidemment de la même plume , le publiciste dont je viens
de parler continue d'avertir son pays. Cette fois il discute sérieuse-
ment cette question de savoir si l'Autriche peut devenir un empire
slave, si elle gagnera à se séparer de l'Allemagne , et il lui montre
que cette politique la ruinera. Il i|ntitule son livre Paroles allemandes
cCun Autrichien, indiquant par-là qu'il ne veut pas suivre la direction
où la politique autrichienne est peu à peu entraînée. Il souffre de la
condition qui est faite à son pays , il est honteux de voir l'Autriche
manquer ainsi à sa mission, il la supplie de rentrer dans les voies de
la grande patrie germanique. Il est persuadé qu'il n'est qu'un seul
moyen de reprendre l'influence et de ramener ces peuples : c'est de
réveiller chez soi la vie, au Heu d'endormir l'esprit public. Il de-
mande si ces nouveaux évènemens ne montrent pas tout ce qu'il y a
de dangereux dans un tel repos , et si la Prusse aurait perdu cette
occasion de s'assimiler la race esclavonne. — N'y a-t-il pas dans tout
cela de bien graves symptômes? Les Slaves refusent de s'associer
désormais aux destinées intellectuelles du monde germanique; les
Allemands effrayés avertissent l'Autriche qu'elle se perd. Est-ce que
tout cela ne parle pas assez haut? Les Slaves de Bohême et de Hon-
grie affirment que tout marche veçs ce but , que tout prépare cette
fondation d'un royaume slave placé entre les mains de l'Autriche, et
destiné à défendre l'Allemagne contre la Russie; ils disent que l'em-
pereur François II, en déposant la couronne du saint-empire, a servi
déjà cette marche nécessaire des choses , et que le jour n'est pas
loin où ces évènemens se réaliseront. Les publicistes autrichiens, ré-
veillés cette fois par un péril si imminent, se sont enfin occupés de
ces intérêts redoutables, et l'activité à laquelle l'importance de ces
querelles a forcé tout à coup leur indolence n'est pas le moins grave
de ces symptômes que je recueille. Encore une fois, comment mé-
connaître dans tout ce mouvement la conûrmation évidente de ce
que j'ai dit? Et que va-t-il arriver?
Sans entrer plus avant dans la politique , sans se livrer à des con-
jectures que déjouerait l'avenir de ces questions si compliquées, ce
qui est clair aujourd'hui pour tout le monde, c'est que l'Autriche
abandonne tous les jours davantage les destinées des peuples alle-
mands. En même temps qu'elle se tourne vers le midi , et qu'elle
SITUATION INTELLECTUELLE DE L' ALLEMAGNE. 107
cherche à opposer à l'union douanière, dont la Prusse s'est emparée,
une autre union qui la rattacherait aux puissances italiennes, elle
sera, dans ses propres états , entraînée toujours vers ses provinces
slaves. Que son importance politique puisse y gagner, cela est pos-
sible sans doute, et j'accorderai volontiers qu'il lui reste encore, dans
cette direction, de grandes choses à accomplir; mais, il faut bien le
dire, ce qui résulte surtout pour elle de ces mouvemens extraordi-
naires, ce que ces choses ont mis en lumière avec une évidence
accablante, c'est son insuffisance à représenter la fortune intellec-
tuelle de l'Allemagne, c'est l'impuissance où elle a été de sou-
mettre à l'élément germanique le monde slave qu'elle régit. Sur
ce champ de bataille de l'intelligence, l'esprit allemand est battu, en
ce moment même, par l'esprit slave; or, c'est l'Autriche, comme un
général inhabile, qui a compromis et qui va perdre bientôt cette
partie si sérieuse, c'est elle qui en est responsable devant l'Allemagne.
II.
Maintes choses nous appellent à Munich. Il y a là une illustre
assemblée de savans, de vieillards à l'ame poétique, d'hellénistes qui
vont étudier la Grèce à Athènes, leur seconde patrie, et qui sont les
dignes gardiens des marbres d'Égine. Il y a aussi l'art allemand,
dont Munich est le sanctuaire.
Si l'art pouvait être, en Allemagne, le véritable représentant de
la pensée , Munich serait sans doute la capitale intellectuelle de ce
pays. Si, comme en Italie, comme à Venise, dans l'abaissement de
la philosophie, les arts muets du dessin avaient dû remplacer les arts
de la parole, ce serait en Bavière qu'il faudrait chercher l'expression
du génie germanique. Mais, outre que le caractère de l'école alle-
mande convenait peu à cette fonction, on peut affirmer qu'elle a
reçu, sans le savoir, une tâche toute différente. Oui, il faut oser le
dire, l'art a été chargé à Munich d'une mission mauvaise. Loin de
se placer au foyer même de la vie, au centre de la pensée allemande,,
loin de s'inspirer d'elle, il a été chargé d'enlever les esprits aux
nobles préoccupations de la science; au lieu d'élever les âmes, il a
été chargé de leur cacher le monde des idées. On a vu une école de
peintres et de sculpteurs érudits occupés à distraire d'une manière
frivole l'attention de tout un peuple. Satisfaite d'une activité d'ail-
leurs incontestable, toute fière de ces temples, de ces églises, de ces
108 REVCE DES DEUX MONDES.
musées qui s'élevaient partout à la fois, cette ville se laissa prendre
à ce déploiement de richesses extérieures; elle se crut l'Athènes de
l'Allemagne. Elle oubliait la signification tout autrement sérieuse de
l'art athénien, et qu'auprès de Phidias il y avait Sophocle et Platon.
Tandis que cette école érudite, tandis que M. Cornéhus et M. Hess,
M. Schnorr et M. Schwanthaler s'appliquaient à reproduire les types
des différentes époques de l'art, sans poursuivre eux-mêmes un
idéal qui pût leur appartenir, c'étaient aussi les doctrines et la
science du passé qui semblaient de plus en plus s'établir à Munich.
La Bavière ne voulait pas, comme l'Autriche, se séparer sans retour
des intérêts de la pensée; mais elle craignait, comme elle, ces luttes
de l'esprit : elle ne se sentait pas assez forte pour supporter ces com-
bats de l'intelligence, elle préféra ouvrir un asile aux blessés, et
D'accueillir les systèmes et les penseurs que le jour où, fatigués et
chancelans, ils quitteraient le champ de bataille et aspireraient au
repos. C'est là le caractère de Munich: c'est là, si l'on veut, son
charme et son originalité. Quand vous aurez parcouru ces bâtimens
inachevés, ces cathédrales, ces basiliques qui s'élèvent, quand vous
aurez vu dans ce laborieux atelier ce singuUer mélange de toutes les
traditions très habilement réunies, la grâce un peu gauche et naïve
des maîtres de Nuremberg, l'élégance florentine, la sublime inexpé-
rience de l'art grec dans les marbres d'Égine, allez à l'université,
allez interroger les maîtres de la science. Quels sont les représentans
de la philosophie? Des hommes qui ont donné ailleurs tout ce qu'ils
avaient d'énergie vivace, et qui, le soir du combat, sont venus se
reposer dans le mysticisme. Qui donc? Hier, M. de ScheUing; au^
jourd'hui, M. Gœrres.
Que ce fougueux écrivain, si ardent, si dévoué aux idées, que
Gœrres , après la vie la plus passionnée qui fut jamais , soit venu
chercher le repos à Munich et s'y éteindre doucement dans un catho-
licisme poétiquement rajeuni , c'est là un fait qui indique très clai-
rement le caractère particulier de cette ville. Certes, on n'eût pas
pensé, il y a trente ans, que le rédacteur du Mercure du Rhin pour-
rait être admis un jour dans cette calme université, et qu'il y aurait
une place pour lui à côté de M. Franz Baader. Il était mystique
déjà, mais son extase avait quelque chose de gigantesque et de ré-
volutionnaire comme ses passions politiques. Dans son imagination
orientale, il avait été surtout frappé des rapports du christianisme
avec les religions de l'Asie, et, unissant toutes ces relations secrètes,
il se composait un mysticisme, non pas chrétien seulement, mais
SITUATION INTELLECTUELLE DE L' ALLEMAGNE. 109
universel. Tous les élans de l'ame, toutes les aspirations véhémentes
de l'amour, toutes les extases, depuis la contemplation si solennelle
deValmiki jusqu'aux visions enflammées de sainte Thérèse, il les
recueillait pour en faire je ne sais quelle symphonie impossible.
Jamais les empressemens du génie cosmopolite de l'Allemagne,
jamais son spiritualisme insatiable, n'avaient paru d'une façon plus
extraordinaire. En même temps, il s'était formé un idiome inconnu
jusque-là, souple, sinueux, puissant, formidable. Son Histoire des
Mythes de VAsie, qu'il serait si difTicile de traduire en français à
cause des bonds et des caprices de cette langue indisciplinée, res-
tera comme le monument le plus étrange et le plus grand peut-être
des ferveurs spiritualistes de l'Allemagne. Entraîné par l'ardeur de
cet idéalisme avide, Gœrres transportait dans la politique l'enthou-
siasme de ses théories. Non -seulement il fut un des premiers à
désirer l'unité de l'Allemagne, mais à cette unité, une fois obtenue,
il promettait des miracles : c'était le renouvellement, non pas de
l'Allemagne toute seule, mais du monde. Toutes ces idées étaient
exposées avec une sorte d'inspiration dans le Mercure du Rhin, qu'il
fonda au mois de février 1814. Ce journal est l'œuvre la plus com-
plète de Gœrres; c'est là qu'il est tout entier. Mais là aussi cî)m-
mence pour lui l'épreuve nouvelle qui va diviser, si cela peut se dire,
l'unité de cette grande ame et y introduire une contradiction qui la
brisera. Quand Gœrres vit le Mercure du Rhin supprimé, quand il
fut obligé de se défier du pouvoir politique sur lequel il avait compté
pour régénérer l'Allemagne, son esprit impatient s'adressa à la puis-
sance religieuse. Il avait voulu mener la société civile, le monde
moderne, vers les destinées que son imagination grandiose lui Con-
struisait, et, l'esprit de la révolution l'ayant saisi, il était parti déjà;
mais le monde avait refusé de le suivre. Alors il prit en aversion
cette Europe dont l'enthousiasme se lassait si vite, et il se persuada
qu'il s'était trompé jusqu'alors, en croyant, avec l'histoire, à la
grandeur du monde moderne. Voilà le combat qui s'élevait dans son
ame, voilà les contradictions qui l'agitaient, et bientôt, se rejetant
en arrière avec la même force qui l'avait poussé en avant, il revint
à l'Europe du moyen-âge, à la théocratie, à Grégoire VII. C'est sur-
tout dans son hvre sur l'Allemagne et la révolution qu'on voit »e
déclarer ce brusque changement. Dans un Hvre publié en 1821 sous
ce titre : V Europe et la Révolution, il s'enfonce encore plus dans le
passé, et, formulant mieux ses haines nouvelles, il écrit, à la face
de l'Allemagne, que la réforme est la seconde chute de l'homme, le
110 REVUE DES DEUX MONDES.
second péché originel. La réforme, et sans parler même de l'entre-
prise de Luther, tout ce mouvement du xv et duxvi*' siècle qui sé-
cularise la pensée et donne au monde entier ce qui avait été la pro-
priété exclusive de l'église, tout ce mouvement que nous croyions
providentiel , ce sera pour Gœrres le nouveau péché d'Adam, lequel
nous ferme le paradis du moyen-âge et bouleverse la constitution
véritable de la société. Esprit vraiment généreux, tout meurtri dans
ces luttes redoutables de la pensée! S'il a quitté la voie où le plaçait
son génie, s'il a condamné les œuvres du monde moderne après
avoir été un de ses plus fervens serviteurs, c'est son ardeur même
qui l'a égaré. C'est pour avoir trop saintement aimé les idées qu'il
les a maudites, le jour où, dans son impatience, il a cru qu'il comp-
tait vainement sur elles. Il s'est étourdi lui-même par l'impétuosité
trop vive de son enthousiasme. Il s'est frappé, comme Achille, en se
jetant sur ses armes. Aujourd'hui, entré de plus en plus dans cette
voie où il est seul, vieilli et souffrant, ce grand blessé se repose dans
le catholicisme du xii^ siècle; il y a porté quelque chose de ses in-
spirations d'autrefois , il a essayé de le renouveler à sa manière et
d'approprier à la grandeur de son amour ces formules qui ne lui
suffisaient pas. Malgré cela , si l'on compare le dernier livre impor-
tant qu'il ait publié, la Mystique chrétienne, avec cette Histoire des
Mythes asiatiques dont j'ai parlé plus haut, on verra combien il est
loin aujourd'hui de l'époque où il écrivait pour l'Allemagne entière,
et non pas seulement pour Munich.
Ce fut, en etfet, une des intentions de Gœrres, au commencement
de son séjour à Munich, d'écrire surtout pour cette ville, de vouloir
s'emparer de son esprit, et la soulever contre la Prusse. Gœrres a
toujours eu besoin de lutte; il lui a toujours fallu une puissance à
qui il essayât de souffler la vie; d'abord ce fut l'Europe, puis l'Alle-
magne, puis, quand il se déûa de la société civile, ce fut l'église.
L'Allemagne catholique du midi devint alors pour lui la puissance
sainte qu'il devait armer contre les impiétés de la Prusse, contre les
hardiesses du protestantisme et de la philosophie du nord. Mais ces
belliqueuses ardeurs convenaient peu à la Bavière, et, trompé cette
fois encore dans son désir, il fallut bien qu'il se résignât au repos
mystique où s'endort aujourd'hui, non sans murmurer, le démon de
son cœur. C'est là ce que peut donner Munich, c'est là ce que M. de
Schelling y trouva lorsqu'il perdit l'empire de la philosophie; mé-
diatisé par un souverain plus puissant, M. de Schelling dut venir à
Munich, tandis que Ilcgcl gouvernait la science de l'Allemagne.
SITUATION INTELLECTUELLE DE l' ALLEMAGNE. 111
L'université de Munich est donc surtout un asile pour ces lutteurs
de la pensée. Toutefois, elle pourrait être plus que cela. Le mysti-
cisme qui y fleurit volontiers pourrait lui donner une originalité plus
vive. Sans entreprendre contre la Prusse une lutte impossible, sans
vouloir renverser sa philosophie, elle pourrait la rectifier souvent
avec les qualités qui lui sont propres. On a vu plus d'une fois la
science du nord, dans sa dialectique trop rigoureuse, se perdre
loin du monde réel; plus d'une fois, en s'appuyant uniquement sur
la raison, elle est arrivée à des conséquences intolérables, à un dieu
indéterminé, au dieu de Spinosa. Eh bien! souvent aussi des pen-
seurs moins grands sans doute que Kant, que Fichte, que Hegj
mais plus tendres, en réclamant au nom du sentiment, au nom/^a^j^
forces vives du cœur> contre l'emploi unique de la raison, ont doriaè€ ?S^^^r^^
cette philosophie des avertissemens profitables. C'est ce qu'avail^ï^it ^^^^
le mysticisme du moyen-âge dans ses relations avec la scholasti(
En Allemagne, ce furent surtout les écrivains moins rigoureux è1
plus facilement mystiques du midi qui corrigeaient les systèmes
de BerHn ou de Koenigsberg. Herder et Jacobi avaient réclamé
contre l'oppression des formules de Kant. Baader, le plus ingénieux,
le mieux illuminé de tous ces profonds rêveurs, protesta long-temps
contre la dialectique de Hegel, dont l'inflexible sévérité le révoltait.
Enfin, il y a deux ans, ce ne fut pas seulement une réclamation de
l'Allemagne du midi contre les penseurs de Berlin; ce fut la Prusse
elle-même qui vint demander à Munich M. de Schelling pour com-
battre l'intolérance de l'école hégélienne. Telle pourrait être l'ori-
ginahté véritable de Munich. Ces hommes du midi sont pleins de
ressources : s'ils n'ont pas l'enthousiasme sévère et l'indomptable
hardiesse de la science du nord, ils ont plus d'invention assurément.
N'est-ce pas de la Souabe et de la Franconie que sont venus, dans
ces derniers temps, non-seulement les poètes, mais les métaphysi-
ciens, non-seulement Uhland et Buckert, mais Schelling et Hegel?
Ce qui empêchera peut-être Munich de s'emparer de cette position,
c'est l'intolérance étroite de son gouvernement. Ce catholicisme
mystique de Gœrres et de Baader exige encore une liberté qui pour-
rait bien ne pas lui être accordée toujours. Munich est, en Allema-
gne, le poste le plus avancé de la politique ultramontaine, et c'est de
là que Rome surveille les œuvres de la pensée germanique. La direc-
tion que suit le catholicisme dans plusieurs états méridionaux de ce
pays fait comprendre l'importance de ce poste pour l'Italie. Si l'on
pouvait connaître, en effet, avec tous ses détails, la situation exacte
112. REVUE DES DE€X MONDES.
des intérêts religieux dans le duché de Bade et d'autres pays voisins,
on serait étonné de voir combien le catholicisme y est différent de
ce qu'il est en France et au-delà des monts. Si l'on était bien informé
des libertés que réclame ce clergé, si on savait combien le dévelop-
pement de la science Ta rendu sympathique à tous les progrès de la
pensée, si on l'entendait se séparer nettement de tous les clergés
d'origine romane, on serait forcé de reconnaître que l'unité du ca-
tholicisme admet cependant des variétés nécessaires selon le différent
génie de chaque peuple. Cette situation du clergé catholique alle-
mand, qu'il est facile surtout d'entrevoir dans l'université de Fri-
bourg en Brisgau, inquiétait, comme on pense, l'autorité du saint-
siége, et peu à peu Munich est devenu pour cette autorité une
position forte d'où elle peut agir sur l'Allemagne. Est-il bien sage
cependant de poursuivre une chose impossible? Quoi qu'on fasse,
on ne parviendra pas à faire accepter à ces Germains une religion
tout italienne, et il faudra bien qu'ils y introduisent des explications
propres à leur génie. Ce que sont les libertés gallicanes pour l'église
de France, une certaine liberté d'interprétations mystiques le sera
toujours pour l'église catholique d'Allemagne. Pourquoi contrarier
l'esprit particulier de chaque nation? N'est-ce pas toucher à l'œuvre
de Dieu? et la diversité dans l'unité, ne serait-ce pas la suprême
beauté de l'église universelle? Si la politique ultramontaine qui s'or-
ganise à Munich devait triompher un jour, elle enlèverait à cette
ville ce caractère que je décrivais tout à l'heure et qui lui donne
encore, malgré son infériorité vis-à-vis de la Prusse, une originalité
incontestable. En outre, tout en perdant son génie, Munich ne ga-
gnerait aucune influence sur l'xVllemagne catholique. L'esprit ultra-
montain ne sortirait pas de ses murs; il s'égarerait toujours en Alle-
magne, et n'y serait nulle part sérieusement accueilli. Croit-on qu'il
se soit fait beaucoup de partisans depuis qu'on l'a vu persécuter mi-
sérablement les grands écrivains mystiques du midi? Quand Baader
mourut, il y a deux ans, tout le monde sait qu'au lieu d'honorer
cette noble tombe, le clergé de Munich s'abstint de paraître à la cé-
rémonie funèbre. C'était là cependant le plus pieux et le plus vénéré
des maîtres du midi; mais peut-être avait-il défendu trop scientifi-
quement les intérêts du catholicisme. Derrière le cercueil que con-
duisait le prêtre, il n'y avait aucun de ces hommes dont il avait glo-
rifié la croyance, il y avait le vieux Gœrres, tout seul, le front bas,
arrivé le matin d'Italie pour rendre ce dernier devoir à son vieux
collègue. Et lui-même, s'il ne sait pas qu'il est suspect, malgré tant
SITUATION INTELLECTUELLE DE L'ALLEMAGNE. 113
de gages donnés à l'orthodoxie, il s'abuse étrangement. Mais n'insis-
tons pas sur ces questions si délicates; je veux croire que l'esprit
ultramontain ne réussira pas là plus que chez nous, je veux croire
qu'il n'y étouffera rien. Munich restera le centre du midi, elle ou-
vrira un refuge à de nobles lutteurs fatigués ou à de doux penseurs
qui rectifieront paisiblement les théories du nord. Toutefois, répé-
tons-le, Munich ne peut prétendre au sceptre des idées. Les maî-
tres qui auront l'ambition de régner sur l'Allemagne abandonneront
toujours le midi pour ces universités du nord, plus hardies, plus
vivantes, qui aiment et sollicitent le complet épanouissement de la
pensée. Lorsque Schelling et Hegel quittèrent cette petite chambre,
désormais consacrée, où ils étudiaient ensemble à Tubingue, lorsque,
maîtres de leurs forces, ils voulurent gouverner la science de leur
pays, c'est dans le nord, c'est à léna, c'est à Berlin qu'ils purent
parler librement. J'ai hâte de les y suivre.
IIL
. Un grand mérite de la Prusse, c'est de n'avoir pas craint les idées.
Soit habileté politique , soit véritable sympathie , la Prusse s'est asso-
ciée à toutes les espérances, à tous les efforts de l'esprit allemand.
Loin de redouter la philosophie , elle a fondé sa puissance sur le
développement des forces intellectuelles. Elle a encouragé , elle a
provoqué la pensée, elle lui a donné des libertés inouies et des occa-
sions éclatantes. Elle a voulu, à force de respect pour les droits de la
science, expier le scepticisme de Frédéric-le-Grand et ce dédain
injurieux dont il avait frappé la langue et la littérature de son pays.
Enfin , comme elle prétendait agir, elle devait se placer résolument
au milieu de tout ce qui fait la vie; elle devait relever le génie de
l'Allemagne pour se faire couronner par ses mains.
L'université de Berlin, qui n'a que trente ans d'existence, est
déjà une souveraine légitime à qui toutes ses sœurs rendent hom-
mage. Son histoire a quelque chose de hardi et de courageux qui lui
sied et qui la rend bien digne de représenter cette science saxonne.
Elle est née dans les larmes, au milieu de l'abaissement de la Prusse,
quatre ans après la bataille d'Iéna. Ce fut à l'époque où ce pays
pouvait être rayé de la carte, qu'il se réfugia sous la protection de l'es-
prit. Cette noble foi ne l'a point perdu, ce semble. Cette monarchie
militaire, abattue à léna et à Auerstaedt, et mise à deux doigts de sa
TOME IV. 8
lli BEVUE DES DEUX MONDES.
perte, ne suspend pas la vie intellectuelle dans son peuple. Elle ne
relève pas seulement les casernes, elle consacre le temple des idées.
Elle ne se confie pas au seul droit du sabre, elle invoque la pensée
immortelle. Il y a là une sorte de vertu romaine qu'on ne peut s'em-
pêcher d'admirer : ce sont, sous l'épée de Brennus, les sénateurs
immobiles dans leurs chaises curules. Ce qu'il y a eu de nouveau
dans la fondation de l'université de Berlin, c'est que, dès l'origine,
elle a été le centre des idées, non pas d'une ville seulement ou d'un
pays, mais de l'Allemagne tout entière. Chacune des universités
allemandes avait presque toujours eu un mouvement qui lui était
propre, chacuœ d'elles avait représenté une direction particulière;
souvent c'était une science spéciale qui y fleurissait, marquée du
caractère et du génie de la contrée. Ici, rien de semblable. Ce qui
fut représenté à Berlin dès le commencement, ce fut l'Allemagne.
Il s'agissait, on peut le dire, de rendre à ce pays la conscience de
lui-même qu'il semblait avoir perdue, et ce fut l'enthousiasme des
systèmes philosophiques qui produisit surtout ce résultat. La chaire
de philosophie de Berlin fut long-temps comme une tribune natio-
nale , d'où tombaient les accens prophétiques qui redressaient les
âmes et les courages. Celui qui allait monter le premier dans cette
chaire fondée au miheu des baïonnettes devait être un héros autant
qu'un penseur, et il fallait que sa doctrine fût de force à créer des
âmes d'airain. C'était la mission de Fichte. Comment il la rempUt,
nous ne le savons que trop, et quel noble et implacable ennemi nous
avons eu là, quels longs ressentimens, quelles colères, quelles haines
cette mâle parole armait déjà et allait précipiter contre nous. Ces
prédications, comme celles de Jahn et de Gœrres, ayant abouti au
grand mouvement de 1813 , il sembla que Fichte eût accompli son
œuvre, et, l'année suivante, il mourut. Enfin, après la période de
la guerre, vint celle du triomphe. Quelques années, en effet, après
la mort de Fichte, il y avait à Beriin, dans cette même chaire de
philosophie, il y avait un homme qui célébrait avec enthousiasme
les destinées des peuples germaniques. On sait que je veux parler
de Hegel. Tout à l'heure , il s'agissait de ressusciter l'Allemagne , de
réveiller sa conscience, de rassembler sa pensée évanouie et dis-
persée à tous les vents. Du fond de l'abîme où il avait disparu, ce
peuple entier remonta bientôt, ranimé par la voix de Fichte; et
certes, quand on lit les discours de ce grand citoyen à la nation alle-
mande, on comprend qu'à cet appel tout puissant les morts eux-
mêmes aient dû soulever la pierre de leurs tombes. Maintenant que
SITUATION INTELLECTUELLE DE l' ALLEMAGNE. 115
les peuples allemands s'étaient enfin retrouvés , un métaphysicien
dont le système semblait le dernier mot de la science, leur expliquait
en termes magnifiques la grandeur de leurs destinées. Il les appelait
les pontifes du monde nouveau, il leur disait qu'ils ressemblaient à
la Judée, et que du miUeu d'eux se lèverait un jour le dieu de l'ave-
nir : il les comparait aussi aux habitans de l'île de Samothrace, les-
quels étaient investis du sacerdoce suprême, ou à la famille des
Eumolpides, qui avait la garde des mystères d'Eleusis; il leur répé-
tait sans cesse qu'ils avaient paru dans l'histoire , afin que l'esprit
divin pût se développer par eux et se révéler au monde. Ce fut long-
temps comme une fête. Sous son langage barbare, ^n^is ferme, sous
ces formules d'une métaphysique si peu accessible, on eûtcru enten-
dre la voix des oracles tudesques chantant l'hymne des races du Nord.
Il leur présentait leur œuvre transformée, expliquée par la science,
afin qu'ils pussent s'y reconnaître et s'y admirer : il les enivrait d'eux-
mêmes. L'Allemagne, qui avait senti si douloureusement sa faiblesse
profonde sous l'épée de Napoléon, et qui, peu d'années après, était
arrivée, sur la foi de ses penseurs , à une confiance si ardente en
elle-même, devait se passionner pour cette métaphysique qui tenait
si sohdement au cœur même de la patrie, et c'est en effet un point
de vue qui, indépendamment de leur valeur scientifique, ne doit
pas être oublié dans l'histoire de ces systèmes.
Il est permis de le dire, la métaphysique de Hegel a fondé à Ber-
lin plus qu'une école. Il y a quelque chose d'une religion dans les
proportions immenses, dans l'autorité impérieuse, intolérante, de
cette philosophie. Voilà douze ans qu'il est mort, mais l'inspiration
qui animait ce grand homme ne s'est pas éteinte; elle porte encore
ses disciples, et il faut croire qu'il y avait en lui des forces mer-
veilleuses pour qu'avec ses dures formules il ait enflammé tous ces
graves jeunes gens, qu'il en ait fait des âmes presque fanatiques,
et qu'il leur ait donné à ce point la vaillance de la pensée. Des
quatre héros de la philosophie allemande, Hegel est le seul qui n'ait
pas survécu à son œuvre, qui n'ait pas vu se lever son successeur.
Tant que les systèmes s'étaient rapidement succédé, cette variété,
tout en attestant un mouvement fécond , pouvait affaiblir la con-
fiance dans les résultats :
Nous en avons beaucoup pour être de vrais dieux.
Mais quand une doctrine se fut établie, qui parut à quelques égards
le produit et le couronnement de celles qu'elle remplaçait , sa for-
8,
116 REVUE DES DEUX MONDES.
tune dut s'accroître de jour en jour : propagée dans les universités
du nord par des hommes de talent, elle ne tarda pas à s'emparer
des esprits, en môme temps qu'elle embrassait dans ses larges dé-
veloppemens le monde entier, la science entière. Déjà Hegel avait
élevé un monument à chaque partie de la connaissance humaine :
dans la théologie, dans l'histoire, dans la jurisprudence, partout il
avait imposé sa doctrine, que rien ne faisait fléchir. A sa mort, ses
disciples, se partageant son empire, continuèrent ce travail immense,
en sorte qu'aucun côté de la science ne leur échappa et que l'uni-
vers des idées leur appartint.
Ce n'est pas tout : cette philosophie, depuis son apparition à
Beriin, avait été acceptée, protégée, proclamée par l'état : elle s'ab-
liait et se confondait avec lui; elle semblait en être, si cela peut se
dire, une apothéose, une transGguration idéale. Hegel, qui saluait
dans les peuples germaniques une race privilégiée, prédestinée au
développement de l'idée divine, et, dans l'état, le plus haut terme de
ce développement, avait servi à inspirer un patriotisme orgueilleux
et convaincu qui entrait profondément au cœur de la Prusse. En
1817, le ministre de l'instruction publique, M. le baron d'Altenstein,
avait appelé à Berlin Hegel, qui professait sans éclat à Heidelberg,
et il était lui-même un de ses plus grands admirateurs. Frédéric-
Guillaume ni eût désiré que Hegel, par l'ascendant de son génie,
devînt comme le chef d'un protestantisme supérieur, sa philosophie
étant née de la réforme et s'y appuyant : il voyait avec orgueil s'éta-
blir dans ses états ce pontificat philosophique qui couronnait à la fois
la libre science et la libre théologie de l'Allemagne du nord , mais
qui devait bientôt ouvrir à cette théologie sa période la plus agitée
et la jeter dans des entreprises inouïes. Hegel était donc tout puis-
sant à Berlin : ses amis siégeaient au conseil de l'instruction publi-
que, ses élèves occupaient des chaires à ses côtés, et, dans toute la
Prusse, à Breslau, à Halle, à Kœnigsberg, de jeunes docteurs s'éta-
blissaient fièrement comme en un pays conquis. Jamais philosophie
n'avait eu, avec l'empire des âmes et de l'infini, une plus large part
dans les biens temporels; je ne dis rien de trop en affirmant qu'elle
unissait la religion et l'état, qu'elle semblait surpasser dans la science
la merveille civile du moyen-âge, en faisant asseoir sur le ménae
trône le pape et l'empereur, Grégoire MI et Henri IV réconciliés.
C'était là le spectacle que présentait la Prusse sous le règne de
Frédéric-Guillaume III. La fierté hautaine de la philosophie de
Hegel , sa calme et imposante grandeur, dominaient cette société;
SITUATION INTELLECTUELLE DE L* ALLEMAGNE. 117
l'alliance de l'état et de la science, solennellement accomplie, avait
été un véritable événement. Bien que tous les penseurs ne se fussent
pas soumis à l'autorité de la doctrine hégélienne, comme on n'avait
pas encore découvert ce qu'il y avait de dangereux dans ce système,
tant de puissance, tant de majesté satisfaisait les esprits, et dans ce
grand édifice l'Allemagne voyait avec orgueil un témoignage de sa
force. A côté de Hegel, il y avait de nobles écrivains qui, sans ac-
cepter ses doctrines, ne les combattaient pas encore. Il y avait
Hengstemberg, qui défendait avec une vigueur tranquille la vieille
orthodoxie luthérienne; il y avait Schleiermacher, cet esprit si vrai-
ment chrétien et si dévoué à la science, toujours occupé à réconci-
lier les deux mondes de la foi et de la raison, et qui fut dévoré par
cette lutte intérieure; il y avait Steffens, qui revenait au contraire
de la spéculation à la simplicité de la foi. C'était une ardente et stu-
dieuse assemblée où se débattaient les plus grands intérêts de l'in-
telligence; et la Prusse, qui protégeait ce vigoureux développement,
semblait de plus en plus marcher à la suprématie de l'Allemagne,
Elle avait noblement compté sur la hbre pensée, et l'esprit allemand,
dans sa reconnaissance, lui donnait la couronne et l'empire,
La mort de Hegel, arrivée en 1831, changea promptement la situa-
tion des choses, et tout ce qui se passe aujourd'hui en Prusse, ces di-
rections diverses et hostiles qui se sont établies dans la pensée pu-
bhque, ces mouvemens en sens contraires, chez les uns ce retour à
une orthodoxie craintive, chez les autres ce passage violent à une
tiiéologie insensée, tout cela date de cette époque. Tant que le
maître avait gouverné lui-même sa doctrine, il l'avait maintenue dans
les limites qui lui convenaient, il avait donné à ses obscures formules
le sens qu'il avait choisi. Hegel était-il parfaitement convaincu de
ce qu'il annonçait avec orgueil? Croyait-il bien, comme l'espérait
Frédéric-Guillaume IH, qu'il avait réconcilié la philosophie et la re-
ligion, et que le christianisme était tout à la fois le fond et le ré-
sultat de ses spéculations métaphysiques? Ou bien, faudrait-il voir
dans ces promesses une grande habileté, dans l'obscurité de son lan-
gage une précaution habile? Aurait-il mérité, enfin, d'attirer sur lui
cette juste et terrible pensée de Vauvenargues : « La clarté est la
bonne foi des philosophes? » Je ne veux point proposer cette question,
je veux croire que ce grand Hegel s'est fait illusion à lui-même, et
qu'il a cru sincèrement à son œuvre; mais, après sa mort, quand ses
disciples voulurent continuer sa pensée, ils l'exphquèrent d'abord cha-
cun selon ses vues propres, ils reconnurent que sous les mêmes mots,
c-liacun avait trouvé le sens qui convenait le mieux aux peachans de
118 REVUE DES DEUX MONDES.
son esprit. L'école se divisa : on vit un côté droit et un côté gauche
dans cette chambre des représentans de l'intelUgence. C'étaient eux-
mêmes qui se désignaient de cette manière. Les Annales de Berlin,
fondées par Hegel et Edouard Gans, exprimaiient la pensée du centre,
c'était l'organe de l'orthodoxie hégélienne. La gauche, dont les chefs
étaient surtout M. Michelet et M. Marheinecke, poursuivait inflexi-
blement les conséquences de la doctrine du maître, et, sans le sa-
voir, ouvrait la route à une école toute nouvelle dont je parlerai tout
à l'heure. Sur les premiers rangs de la droite s'était placé un homme
d'un vrai talent, d'une ame ardente et poétique, M. Goeschel. Cet
esprit enthousiaste voulait, dans ses religieuses tendresses, réunir
les choses les plus hostiles. Il admettait tout pour tout purifier, car
il couvrait ses mille contradictions de la lumière égale et continue
de son pieux mysticisme.
Cette première division n'avait rien de bien inquiétant encore;
mais bientôt les discussions qui s'établirent entre les différens partis
amenèrent les penseurs à s'expliquer nettement sur les principaux
points de la doctrine, et laissèrent apercevoir ce qu'il y avait d'ef-
frayant derrière l'appareil magnifique de ce grand système. Il faut
bien répéter les accusations qui se firent entendre d'un bout à l'autre
de l'Allemagne, et que les évènemens ont trop justifiées. Qu'y avait-
il au fond de cette doctrine? Je ne parle pas seulement de sa valeur
scientifique, je l'examine ici dans ses rapports avec l'esprit allemand,
puisque je veux suivre les différens mouvemens de l'Allemagne de-
puis une quinzaine d'années. Qu'y a-t-il donc au fond de ce système,
et pouvait-il tenir toutes ses promesses? Il avait promis de donner à
l'Allemagne ce qu'elle cherchait depuis long-temps, la conscience
complète, la complète possession d'elle-même; il s'annonçait comme
le résultat le plus légitime de toutes ses œuvres, et ce résultat, quand
la clarté se fit, ce fut le dernier terme d'un panthéisme qui conve-
nait sans doute au génie contemplatif de l'Allemagne , mais qui ,
poussé à de telles extrémités, la frappa d'épouvante. On oublia la
grandeur incontestable de ces constructions métaphysiques, on n'en
vit plus que les conséquences mises tout à coup en lumière, et pea
à peu cette protestation presque universelle alla toujours croissant.
Une plainte douloureuse s'éleva et monta de toutes parts comme ces
rumeurs sourdes qui précèdent les révolutions. Du milieu de cette
immobilité à laquelle elle était condamnée par le système de Hegel;
il fallut que l'Allemagne rentrât dans la vie pratique. Ce fut le mo-
ment de la crise. Les uns se rejetèrent vers le passé; les autres, les
plus ardcns, voulant introduire la doctrine nouvelle dans le domaine
SITUATION INTELLECTUELLE DE L'ALLEiMAGNE. 119
de l'action, et en traduire l'esprit en signes visibles, arrivèrent
bientôt à cette philosophie politique qui va se répandant de jour en
jour, et qui est un des plus frappans caractères de la situation ac-
tuelle de ce pays.
L'événement qui contribua le plus à faire éclater cette séparation
et à mettre aux prises les différentes directions qui se formaient, ce
fut, on le sait, l'application des théories de Hegel à la théologie, ce
fut le livre de M. Strauss sur la vie de Jésus. Depuis ce jour, la ques-
tion, jusque-là confuse et obscure, devint claire pour tout le monde.
Les partis se rangèrent en bataille avec un ordre qu'on n'avait pas
encore vu, et, tous les nuages étant dissipés, il fut plus facile de
suivre les mouvemens de la lutte. L'ancienne école de Hegel, repré-
sentée par les Annales de Berlin, prétendait en vain avoir fidèlement
gardé le véritable sens des paroles du maître. Placée entre les adver-
saires de ^a philosophie hégélienne et ces nouveaux disciples, cette
seconde école qui venait de se jeter dans la mêlée avec tant d'efferves-
cence et d'éclat, elle perdait chaque jour du terrain. Les jeunes hé-
géliens, comme on dit en Allemagne, venaient de fonder un journal,
les Annales de Halle, qui exprimait avec beaucoup d'esprit, de verve,
de hardiesse et d'insolence toute l'ardeur de leurs ambitions. Là,
plus de formules abstraites, plus d'obscurité métaphysique, mais le
système de Hegel enseigné à l'usage des tribuns de la jeune Alle-
magne. Enfin, peu de temps après, en 1841, M. de Schelling fut ap-
pelé à Berlin. C'était tout un événement et des plus graves. L'an-
cienne école de Hegel sembla se ranimer devant le péril; soutenue
cette fois par les Annales de Halle, qui combattaient aussi ce retour
à des doctrines que l'on croyait épuisées, elle montra dans cette ré-
sistance une vivacité singulière. Déjà, au mois de novembre 1840,
un élève de M. de Schelhng, M. Stahl , avait précédé son maître à
BerUn. Il remplaçait M. Edouard Gans. On pense quel coup ce dut
être pour l'école hégélienne. La mort de M. Gans était déjà une
perte irréparable, et dont le regret a été rendu plus vif chaque jour
par les évènemens qui l'ont suivie. M. Gans était le véritable chef
depuis la mort de Hegel. Cet esprit à la fois si ardent et si ferme, si
idéaliste et si rigoureux, cette riche et abondante nature qu'on a
comparée à Diderot et qui avait aussi la netteté de Montesquieu, ce
caractère si français dont M. Saint-Marc Girardin nous a peint vive-
ment la ressemblante image (1), c'était là le guide dont l'école avait
(t) Voyez ce portrait de Gans dans la livraison de la Rqvuq du 1" décembre 1839.
120 REVUE DES DEUX MONDES.
besoin; il lui eût donné sans doute une direction plus heureuse; ami
et défenseur des idées libérales, il eût sauvé la liberté, que celui-ci
anéantissait; il eût transformé les principes de Hegel, bien loin de
les pousser dans les excès par où ils périssent. La mort de M. Gans
les privait donc d'un chef spirituel; en même temps leur fortune
temporelle s'écroulait, M. d'Altenstein allait mourir, et au roi leur
protecteur succédait un prince beaucoup moins bien disposé que son
père pour cette philosophie. Ainsi tout leur manquait à la fois, mais
non pas l'ardeur pour défendre vaillamment leur maître. Le mau-
vais accueil qui attendait M. Stahl à Berlin , la promesse qu'il fit de
n'attaquer jamais la doctrine de Hegel, tout cela prouvait que, s'ils
ne devaient plus compter sur la protection du pouvoir, ils n'avaient
pas perdu la sympathie d'un auditoire dévoué. La lutte s'engagea
vivement. Dans les cérémonies publiques qui sont encore en vigueur
dans les universités allemandes, à chaque fackelzuçj les ^ostrophes
éloquentes ne firent point faute, non plus que les plaisans épisodes.
En voici un entre mille : c'est un mot très vif qui, prononcé par un
homme grave, par un illustre théologien, donnera peut-être une
idée de ces curieux débats. Dans une de ces fêtes d'université , au
miUeu des vivat que portaient autour de lui les élèves, M. Neander
s'écria tout à coup : « Je porte un pereat au dieu de Hegel ! » Bien que
cette parole vienne d'un homme si justement vénéré, ou, si l'on veut,
par cela même, il est difficile de n'en pas sourire. Rien n'eût em-
péché M. Marheinecke, M. Rosenkranz, ni surtout M. Hinrichs, de
porter le même toast au dieu de M. Neander : c'eût été une guerre
des dieux comme dans VIliade, et qui sait si on n'eût pas entendu
quelque part ce rire immense dont parle Homère? A quelque temps
de là, M. Werder fît une réponse éloquente. M. Werder est le plus
jeune de tous ces jeunes docteurs , il est aussi le plus fervent et le
plus brillant; il sait introduire dans les formules nues de Hegel le
souffle poétique qui l'anime, et, bien mieux que la froideur impas-
sible de M. Marheinecke ou de M. Gabier, c'est sa parole qui ranime-
merait l'attention de la foule, si elle manquait à ces débats. Il disait
donc à ses élèves, qui lui donnaient une fête aux flambeaux : «Je
ne porterai point de pereat ^ ce qui est mauvais contient son pereat
en lui-même; mais un vivat, je porterai un vivat h l'Esprit, k Dieu, à
Dieu en nous, à l'Amour, à la libre pensée... Schellingva venir parmi
nous : réjouissons-nous des honneurs accordés à ce grand homme;
il faut qu'il soit reçu ici comme un roi, car c'est une tête sacrée par
Dieu ( benn cr ist ein gottgeweihtes Haupt). C'est lui qui le premier
SITUATION INTELLECTUELLE DE L'ALLEMAGNE. 121
a atteint les sommets de l'intuition : la grande œuvre de Hegel a été
de faire de ces idées sublimes une propriété pour la nation, une pro-
priété éternelle, inaliénable. C'est là le côté démocratique de sa philo-
sophie. Schelling a agi d'une manière mesquine et misérable quand
il a parlé de Hegel avec dédain. Je ne sais s'il y a de l'imprudence à
m'exprimer ainsi, mais je défends les droits du mort contre l'injus-
tice du vivant : c'est l'ombre de mon maître qui me fait parler ! »
L'entendez-vous? Quelle vivacité I quelle passion I Et représentez-
vous le jeune orateur entouré de ses élèves, avec leurs costumes
bizarres, leurs torches à la main. Il s'arrête de temps en temps, et
professeur et étudians entonnent ensemble le chant de l'université,
le gaudeamus; puis il reprend : ce La peur, c'est le diable; mais l'es-
poir, la force, le cœur, le hardi courage, c'est là Dieu en nous. »
A'oilà une fête allemande, voilà une de ces émeutes philosophiques;
on comprend que M. de SchelUng ait hésité si long-temps à aller
prendre possession de ce trône de science fondé à Berhn par Hegel,
et si vivement défendu par ses amis. ^
J'ai vu M. de Schelling à Munich, au moment même où il se dis-
posait à partir pour cette périlleuse campagne. Il était décidé alors,
et le doute avait fait place à cette naturelle inspiration dont son ame
est si riche. Je l'ai vu tout animé, sous ses cheveux blancs, d'une
ardeur juvénile. Il parlait avec enthousiasme, il nous disait ses pro-
jets, il comptait ses ennemis; et comme l'aspect d'un maître nous
remplit le cœur d'émotion et de foi, comme celui-là est dans sa per-
sonne supérieur encore à ses écrits, je m'imaginais aisément qu'il
allait ouvrir à la pensée des routes nouvelles, et que les rehgieuses
ferveurs de la science allaient renaître en Allemagne. Mais non , c'en
est fait : l'inspiration désintéressée, l'amour infini de contemplation
que nous admirions dans ce pays, tout cela a disparu pour long-
temps. Un esprit nouveau s'est levé; la vieille Allemagne n'est plus.
L'éclat n'a pas manqué à l'enseignement de M. de ScheUing; on y a
remarqué ces ressources d'une pensée toujours prête, ces inventions
brillantes dans les détails, ce rajeunissement d'une philosophie qu'on
avait dépassée; mais un nouvel ensemble, un nouveau système com-
plet, c'était là ce qu'on ne pouvait attendre. On a écouté avidement
ses paroles; mais, encore une fois, y a-t-on vu autre chose que
l'effort impossible d'un esprit supérieur, lequel a déjà donné toutes
ses richesses? M. de Schelling a protesté par son nom et par sa pré-
sence, bien plutôt que par des doctrines nouvelles, contre les égare-
mens de la philosophie; ce n'est pas assez pour ramener l'Allemagne
dans les voies qu'elle abandonne.
122 REVUE DES DEUX MONDES.
Le mal qui tourmente aujourd'hui les peuples allemands, c'est
donc la satiété de l'infini. Ce dégoût de la vie contemplative, cet
ennui du désert dont parle Cassien , ils l'ont éprouvé à la fin de leur
extase, et voilà qu'ils se jettent bruyamment dans l'action. Les no-
bles sciences qui se rencontraient auparavant sur les cimes pacifi-
ques de l'infini se heurtent aujourd'hui dans les routes vulgaires de
la vie commune. La philosophie, la poésie, l'art, la théologie, toutes
les œuvres de la pensée ont abdiqué leur sainte indépendance. Elles
ne sont plus que les servantes de la politique.
Le gouvernement prussien n'a pas tardé à s'inquiéter de ces har-
diesses. Tant que la science n'avait pas cherché à sortir de ses théo-
ries, on lui laissait toute liberté : l'infini lui appartenait; mais dès
qu'elle a mis le pied sur la terre, la défiance a commencé. Il faut bien
le dire, la direction grossière où était entré le journalisme hégélien,
l'impression pénible qu'il avait faite sur la pensée publique, semblaient
autoriser les rigueurs qui le frappèrent. Jamais on n'avait vu plus
d'intolérance dans les doctrines, plus de cynisme dans les paroles.
Cette opposition avait, du reste, un caractère particulier à l'Allema-
gne, et qui n'eût pas été compris ailleurs. Ce n'est que dans ce pays
qu'une telle alliance est possible entre la métaphysique la plus haute
et le scepticisme le plus desséché. Le matérialisme s'autorisant par
des systèmes spiritualistes, l'incrédulité fondée sur une sorte de mys-
ticisme, La Mettrie appuyé non sur Bolingbroke, mais sur Schelling
et Hegel, c'était l'incroyable spectacle que présentait cette théo-
logie républicaine.
Était-ce donc pour recueillir de tels fruits que l'Allemagne remuait
depuis cinquante ans le champ de l'intelligence? Qu'auraient dit ces
nobles combattans de l'idéalisme, depuis Kant jusqu'à Hegel? Lors-
que Schelling commença à mettre au jour sa philosophie de la na-
ture, Fichte s'indignait : il lui reprochait de rabaisser sur la terre, de
ramener dans la boue d'où il l'avait tirée, cette philosophie qu'il
avait fondée dans la lumière de l'esprit. Mais que serait-ce aujour-
d'hui, et tous, Kant, Fichte, Schelling, Hegel, comment ont-ils pu
tomber aux mains de ces héritiers indignes? Ce qu'on aura de la
peine à comprendre en effet, c'est que ces écrivains prétendent gar-
der et continuer seuls l'esprit de ces hautes doctrines : un chan-
gement de termes, un commentaire, suffisent, et l'on établit son'or-
thodoxie. J'avoue que l'idéalisme et son contraire sont tellement
confondus dans ces grossiers systèmes qu'il serait difficile de les
séparer. C'est même là ce qui explique en quelque manière les har-
diesses où se portent ces écrivains, puisqu'ils peuvent aller aussi loin
SITUATION INTELLECTUELLE DE L ALLEMAGNE. 123
qu'ils veulent dans ces saturnales, et trouver à propos une excuse et
une excitation. M. Bruno Bauer et M. Feuerbach sont persuadés
peut-être qu'ils travaillent à la gloire de Dieu. Je citerai un exemple,
entre mille, de ces transformations. Un des résultats de la métaphy-
sique allemande était de nous découvrir la substance, l'être, la divi-
nité au fond de nos cœurs; au lieu de s'élever arbitrairement à Dieu,
elle nous faisait descendre dans nos âmes, et là, dans le fond le plus
intime de nous-mêmes, elle retrouvait cette divinité vivante à laquelle
tient notre être, elle nous montrait sa grâce dans le premier mou-
vement de désir et d'amour du bien qui est le fondement de notre
existence. Que devient cette sublime théorie chez M. Bruno Bauer
ou chez M. Feuerbach? Il est dit que le Dieu d'autrefois a disparu;
les fantômes qui troublaient nos esprits se sont enfuis; quoi encore?
L'horizon est puriflé. Dieu n'y est plus. Quant à la preuve de tout
cela, M. Bruno Bauer l'a trouvée; c'est qu'il suffît de prononcer le
nom du créateur pour exciter généralement le plus profond ennui.
C'est ainsi qu'un hégélien de la jeune école, fin, léger, spirituel, et
sans aucune fatuité impertinente, traduit pour la pratique quoti-
dienne un principe métaphysique! Sérieusement, que dire de ces
parodies, et peut-on salir à ce point la pensée?
Il eût été désirable que l'autorité de quelque grand nom, de quelque
système souverain, fit rentrer de tels écrits dans le néant : cela eût
mieux valu sans doute que la persécution; mais la science ne produi-
sait rien de sérieux qui pût la défendre, et les Annales de Halle furent
supprimées. Exilée de la Prusse, la jeune école hégélienne se retira
en Saxe. Son journal se constitua à Leipzig sous un titre différent : ce
furent désormais les Annales allemandes. Il faut lire dans les premiers
numéros les menaces adressées à la Prusse. Voici, en effet, une des
crises les plus importantes que j'aie à signaler dans cette rapide his-
toire de l'influence de Berlin sur l'Allemagne. La Prusse avait voulu
représenter les intérêts de la pensée, elle avait long-temps aidé au
développement de la philosophie; mais, parce qu'elle repousse cette
science indigne, elle va paraître interrompre son œuvre, et on la me-
nacera de perdre cette suprématie qu'elle atteignait déjà. Les deux
premiers numéros du nouveau journal, des 2 et 3 juillet 1841, con-
tenaient une introduction de M. Arnold Ruge, écrite de ce style par-
fois brillant, plus souvent hautain et dédaigneux, qui est propre à
cette école. « Nous acceptons, disait M. Ruge, l'exil qu'on nous fait,
et nous vous remercions. L'exilé, le voyageur, ne voit-il pas le soleil
se lever sur des horizons nouveaux? Ainsi partons-nous gaiement;
124 REVUE DES DEUX MONDES.
VOUS nous poussez plus vite vers cet avenir que nous cherchons.
D'ailleurs, ajoutait-il, la philosophie doit toujours aller du particulier
au général; c'est là son progrès naturel, c'est là la vie de la pensée.
L'idée naît sur un point donné, puis elle grandit, elle s'étend, elle
couvre le monde. Ainsi nous quittons Berlin pour l'Allemagne. Un
reproche qu'on faisait souvent à la philosophie de Hegel, c'était
d'être exclusivement prussienne. Ce reproche était absurde. Pour-
tant il semblait justifié par l'ancienne école de Hegel, qui mettait la
philosophie au service de l'orthodoxie politique et religieuse : tel était
l'esprit des Annales de Berlin. Dès-lors il fallut quitter Berlin, et nous
fondâmes les Annales de Halle, qui furent l'organe de la délivrance.
Ce n'était pas assez, et aujourd'hui ce n'est pas seulement Berlin que
nous abandonnons, c'est la Prusse; nous la quittons pour l'Alle-
magne. » Ainsi parlait M. Arnold Ruge, et il terminait en adressant
à l'université de BerHn cette menaçante prédiction : « Berlin de-
viendra semblable à Goettingue: ce sera désormais la ville du passé.
Qu'est-ce que Goettingue, sinon l'érudition et l'art sans la philoso-
phie, c'est-à-dire l'étude sans ce qui lui donne la vie? Tel sera le sort
de Berlin , puisque Berlin proscrit la science. » Malgré l'outrecui-
dance de ces paroles, il y avait en effet dans la situation de la Prusse
quelque chose qui frappait vivement les esprits, et pour qui com-
parait les commencemens du nouveau règne avec la Prusse du
vieux roi qui venait de mourir, la différence était réellement grave.
Sous Frédéric-Guillaume HI, ce vivace épanouissement de la pensée
dont j'ai parlé plus haut, l'état protégeant la philosophie, s'unissant
à elle, et assistant avec sollicitude à ses productions de chaque jour,
en un mot la science présente, actuelle, et, pour tout dire, la vie.
Sous son successeur, au contraire, c'est le passé qui est honoré;
Berlin semble prendre la place de Munich; M. de Schelling, M. Cor-
nélius, viennent y rejoindre M. Tieck, les frères Grimm, M. Rûckert.
Voilà une glorieuse assemblée, mais les hommes qui la composent
ont donné déjà tout ce qu'ils doivent produire, et ce n*est pas l'avenir
qu'ils portent dans leur ame. Quant aux esprits plus ardens et plus
jeunes qui, placés à la tête du mouvement, prétendent continuer
l'œuvre de Hegel, la Prusse les exile. Il y a là sans doute un contraste
fâcheux; mais cette situation dont on se fait une arme contre le nou-
veau règne, à qui l'imputer? A l'Allemagne elle-même, au chaos de
la science actuelle; il faut bien honorer la philosophie chez les repré-
sentans du passé, puisqu'on la chercherait en vain parmi les hommes
nouveaux.
SITUATION INTELLECTUELLE DE l' ALLEMAGNE. 125
Comment les études théologiques, si élevées, si fécondes jadis
en Allemagne, ont-elles pu tomber dans cette confusion? Je sais
bien qu'il reste encore de sérieux travaux, mais ce sont des tra-
vaux de critique et d'érudition, non pas de dogme et de pensée. Si
M. Neander continue d'exercer sur les recherches historiques sa stu-
dieuse influence, on n'a pas remplacé Schleiermacher. La vérité est
que les bons esprits, dégoûtés de tant de déréglemens, ont eu peur
des idées et se sont réfugiés dans l'histoire. Je parlerai un jour de
ces monographies récentes qui ont éclairé bien des époques à peine
connues; mais parmi les études plus élevées de métaphysique reli-
gieuse, que pourrait-on citer avec honneur? La jeune école hégér-
lienne a jeté partout une sorte de te. eur panique, et, dans cette
déroute universelle, on lui a laissé le champ hbre.
Voici cependant un hvre publié récemment, qui a mérité l'atten-
tion publique : c'est un court travail de M. Strauss. Pendant la guerre
bruyante qu'il a soulevée, M. Strauss écrivait ce paisible ouvrage.
Ce sont deux articles publiés dans un recueil littéraire et réunis
sous ce titre : Deux Feuilles pacifiques. Le premier est une visite à
son compatriote Justinus Kerner. Il va voir le charmant poète à
Weinsberg, et, chemin faisant, il conte à l'ami qui l'accompagne
ses premières relations avec Kerner; il rappelle l'époque où il com-
mençait ses études de théologie , combien il était plongé dans le
plus ardent mysticisme, lui, ce destructeur de mythes; comme il se
nourrissait des écrits de Jacob Boehme, et ne comprenait rien à
Kant, à Fichte, à ScheUing. Tout cela est dit avec beaucoup de
grâce. Il raconte sa visite à la visionnaire de Prévorst, qui de-
meurait chez Kerner, et le pieux et mystique effroi qui le saisit :
quoi! ce qu'il a de plus sacré, de plus cher, de plus caché, son
être, le fond le plus intime de sa personne, tout cela va être aperçu
par ce regard si lucide de la visionnaire ! il n'a plus rien qui lui ap-
partienne en propre! N'est-ce pas le sol qui manque sous ses pas?
Et comme il attend, plein de terreur, la fatale sentence, quand tout
à coup la visionnaire lui dit qu'il ne sera jamais un incrédule! Ce-
pendant Strauss et ses amis continuaient leurs études d'université;
Hegel était mort , mais Schleiermacher agissait vivement sur leurs
esprits; le charme singulier de son exposition, la finesse aimable de
sa dialectique, les remphssaient de joie et peu à peu les attiraient
du mysticisme à la science. C'est au milieu de ces souvenirs douce-
ment évoqués que le voyageur arrive chez son hôte. Puis, après une
gracieuse description de la maison du poète, de son intérieur, de
126 REVUE DES DEUX MONDES.
sa famille, il analyse avec finesse l'imagination de Kerner, le jeu de
cet esprit charmant, et on voit qu'il y voudrait surprendre la nais-
sance de la légende et du mythe. Cette ingénieuse critique, où se
cachent, non sans grâce, les intentions les plus sérieuses, nous
amène assez naturellement à la seconde partie du livre qui porte ce
titre : De ce quil y a d'étemel et de ce qu'il y a de passager dans le
christianisme. Ce petit traité est comme un résumé très clair, un
catéchisme très intelligible des étranges doctrines de Strauss; or
ce système peut se réduire à ceci , que, toute l'histoire positive de
l'Évangile et toutes les formes du christianisme étant renversées par
la critique, il reste toujours quelque chose de supérieur à ces formes;
quoi donc? L'idée qu'elles contenaient, l'idée de Jésus. Jésus a
atteint le plus haut point religieux, attachons-nous à cette idée,
unissons-nous à Jésus, faisons qu'il soit présent en nous; là est le
christianisme, tout le reste n'est que formes vaines. Ce système qui
proclame en terminant le culte du génie, et qui ne voit guère plus
que cela dans le christianisme, ne renferme pas assurément de très
précieuses consolations; mais comme on y trouve plusieurs pages
d'une intention tout-à-fait religieuse, et que l'auteur s'efforce, quoi-
que vainement, de réparer les ruines qu'il a faites, il arracha aux
écrivains des Annales allemandes de véritables cris de fureur. Il n'en
fallait plus douter, Strauss était atteint et convaincu d'orthodoxie;
son livre sur la vie de Jésus, qui avait commencé, il y a huit ans, le
bouleversement de la théologie, mille plumes empressées le signa-
lèrent comme une œuvre timide, et, ce qui est pour ce jeune jour-
nalisme la plus sanglante des injures, l'auteur fut traité de girondin.
Les montagnards, ce sontM.Feuerbach, M. Iluge, surtout M. Bruno
Bauer. Qu'est-ce à dire? M. Bruno Bauer était, il y a huit années à
peine, un des champions les plus ardens des doctrines opposées; il
attaquait les impiétés de Strauss avec une colère passionnée, et
maintenant le voilà qui laisse Strauss bien loin derrière lui et qui
lui reproche amèrement sa circonspection, tant la pensée publique
est ébranlée dans ce pays! tant les chutes sont rapides sur ce sol
miné de toutes parts! Aujourd'hui, où en sont-ils? à quel degré sont-
ils descendus? et comment signaler l'état de la pensée allemande?
comment espérer seulement de le faire comprendre? Je ne l'essaie-
rai pas. Je ne sais point de termes pour décrire ce mélange de maté-
rialisme repoussant et de mysticisme rafliné , de lourd pédantismo
et de ridicule infatuation, de prétentions scholastiques et de frivolité
impertinente. Je ne sais pas non plus expliquer un si grand bruit
SITUATION INTELLECTUEÏ LE DE L'ALLEMAGNE. 127
dans un si grand vide. Il y a quelques années, M. Quinet disait de
l'Allemagne qu'elle s'avançait scientifiquement dans le doute et pro-
cessionnellement dans le néant; aujourd'hui, cette procession, ar-
rivée au terme du voyage, s'est mise tout à coup en branle avec une
incroyable frénésie. Où est le nouvel Holbein qui peindra cette
danse des morts?
Pourquoi ai-je insisté sur cette situation de la théologie alle-
mande? C'est qu'en xVUemagne tout vient de là; c'est que l'esprit de
l'Allemagne nouvelle, ce besoin de politique, cette soif du monde
réel qui la travaille, tout cela sort de ces brusques mouvemens com-
muniqués à la théologie par la pensée. L'Allemagne est, au fond,
plus chrétienne qu'elle ne pense, et elle apprendra par cette expé-
rience combien son esprit est inséparablement lié aux idées reli-
gieuses. Je sais un pays où la croyance peut disparaître pendant un
certain nombre d'années; malgré l'ébranlement profond qui en ré-
sulte, le peuple trouvera en lui certaines ressources, la fermeté, la
netteté d'esprit, le bon sens, et jamais les encyclopédistes, dans leurs
œuvres les plus impies, n'auraient pu perdre autant que les jeunes
hégéliens le sentiment de la réalité. En Allemagne , si la théologie
s'écroule, tout s'écroule avec elle; si elle est frappée au cœur, c'en
est fait, n'espérez pas la remplacer quelque temps par la force de
l'esprit, par la fermeté d'une intelligence droite; non , la pensée pu-
blique chancelle, et c'est assez d'un tel abandon pour lui renverser
le sens.
Aussi, voyez quel résultat ils obtiennent aujourd'hui! Ils ont fait
cette révolution pour sortir de l'infini et prendre possession du monde
réel, mais leur sacrifice est inutile. Ils n'ont pas eu le dédomma-
gement qu'ils attendaient, car c'est précisément la réalité qui leur
échappe le plus. Le principal caractère, en effet, de ce journalisme
né des eraportemens de la théologie nouvelle, c'est son ignorance
complète de la vie, son impuissance à être quelque chose de grave,
son agitation dans le vide. Dans l'absence de toute idée sérieuse, le
journalisme allemand s'est d'abord appliqué à répandre partout la
haine de la France; et de même que les théologiens de la jeune
école hégéUenne ne nous ont offert qu'une triste parodie des doc-
trines de Schelling et de Hegel, il est arrivé aussi que ses publi-
cistes, depuis quelques années, n'ont fait que travestir misérable-
ment les luttes de Goerres et de Fichte contre la France de l'empire.
J'ai sous les yeux ce Mercure du Rhin, que Goerres rédigeait un an
après la bataille de Leipzig; voilà vraiment une œuvre grandiose;
128 BEVUE DES DEUX MONDES.
c'est le journalisme dans des proportions épiques. Au lieu d'une po-
l(^raique vulgaire, tout est transformé par la fantaisie de ce poète
irrité. On assiste à de formidables dialogues entre l'Europe et Napo^
léon, un des artiflces de l'écrivain étant de mettre en scène son
glorieux adversaire, et de lui faire publier ses plus secrètes pensées.
L'épilogue de ce drame, écrit avec toutes les passions du moment,
ce sera, si l'on veut, ce discours étrange que Goerres met dans la
bouche de l'empereur, et que le grand exilé adresse à la France du
fond de son île : a 0 peuple que j'ai conduit jusqu'ici, la puissance
qui m'a envoyé t'avait choisi pour être mon instrument. Comme tu"
n'avais ni caractère ni forme propre, je t'ai donné la mienne, et je
te la laisse en héritage. Ils m'ont chassé de ton sein, mais tu es moi,
et ils ne m'auront pas détruit tant qu'ils ne seront pas parvenus à
^anéantir toi-même. J'ai vaincu la révolution, mais maintenant je te
la souffle dans l'ame. Le feu qui me brûlait, je te l'ai versé dans la
poitrine, et bien que sa fureur soit toute comprimée en toi, bien
qu'il ne jette qu'une faible lueur, il éclatera un jour en gerbes de
flammes. La discorde est devenue le fond même de ton être , et la
haine empoisonne ton sang. Un démon sauvage et insensé a pris
possession de ton cœur; les vieilles chansons de ton berceau ne le
conjureront pas. Je t'ai fait un besoin de la guerre.... »
C'est ainsi que Gœrres voulait armer l'Europe entière contre nous.
Au milieu de ces luttes gigantesques, je comprends cette polémique,
et je sais que je puis honorer, dans ce fougueux pamphlétaire, un
noble et sérieux ennemi; mais, trente ans après la bataille, ressus-
citer les vieilles haines , essayer de rajeunir les plus absurdes pré-
jugés, et par une basse jalousie de la France, descendre contre elle
à de ridicules colères, était-ce là le devoir de cette presse nouvelle?
Était-ce pour cela qu'il était si urgent d'interrompre les destinées de
l'Allemagne, et, de quitter si brusquement les spéculations de la
pensée? On ne sait pas assez en France jusqu'à quel degré de pué-
rilité et de barbarie peut s'abaisser ce peuple que nous persistons à
nous représenter comme le plus sérieux de la terre. Je reconnais vo-
lontiers qu'il ne faut pas trop se préoccuper de ces insultes, et qu'elles
sont plus tristes pour l'Allemagne qu'effrayantes pour la France; mais
si ces écrivains étaient assez calmes pour m'entendre, je voudrais
leur dire : Que vous êtes loin de 1813! et que votre erreur est pro-
fonde, si vous pensez avoir reproduit l'enthousiasme de cette époque!
Ouvrez les livres de Goerres, relisez les chansons de Arndt; n'y
voyez- vous pas, avant toute chose, cet orgueil de la loyauté aile-
SITUATION INTELLECTUELLE DE l'ALLEMAGNE. 120
mande? Ne sentez- vous pas comme ils réveillent dans le cœur de
leur peuple tous les bons instincts qui font sa force? Est-ce l'envie,
sont-ce les passions mauvaises qu'ils allument? N'est-ce pas la droi-
ture, la loyauté, toutes les vertus de ce peuple qu'ils invoquent et
qu'ils appellent au secours de la vieille Allemagne? Cessez donc de
croire que vous êtes les fils de ces hommes de cœur; ils ont fondé
l'esprit national, et vous l'avez détruit. N'admettez-vous pas, en effet,
qu'il n'est qu'un seul moyen de ranimer cet esprit , à savoir de sus-
citer, de mettre en lumière ce qui forme le fond môme de la nation ,
ces instincts, ces vertus qui appartiennent aux hommes d'une même
race, et sont comme la patrie spirituelle où ils s'unissent? Or, vous
avez fait tout le contraire. Quoi donc? Aimez-vous mieux prétendre
contre moi que l'esprit de votre peuple n'est plus la loyauté, la fran-
chise, la droiture, la sympathie généreuse, et que c'est sur l'envie
et le mensonge qu'il faut fonder aujourd'hui les destinées de l'Alle-
magne? Je vous conseille d'aborder franchement cette thèse; elle
éclairera tant d'honnêtes gens que vous avez conduits, les yeux fer-
més, à ces luttes impies.
Depuis quelque temps , les affaires intérieures de l'Allemagne ont
fait un peu cesser ces invectives de la presse contre nous. Les évè-
nemens dont je parlais tout à l'heure, l'exil de l'école hégélienne, la
destitution de M. Bruno Bauer, prononcée la même année, la résis-
tance enfin que la Prusse opposait aux violences des doctrines nou-
velles, attiraient naturellement toute l'attention de la presse alle-
mande. Les gouvernemens qui avaient vu avec plaisir s'enraciner
dans l'esprit du peuple cette haine du nom français, furent attaqués
à leur tour, et, comme cela arrive nécessairement, dès qu'il a fallu
réclamer quelques libertés, on s'est souvenu que ce peuple de France
n'était pas tout-à- fait inutile au monde, et qu'il représentait une cer-
taine somme de vérités et de croyances qu'on pouvait invoquer. ISiliil
sine Gallis, c'était l'opinion de l'Europe au moyen-âge, et on dit que
M. Ruge va reprendre cette vieille et sainte devise. Nous ne nous
sommes ni effrayés ni affligés des injures de la presse allemande, nous
ne devons pas plus nous enorgueillir de ses hommages. Assistons avec
sympathie au développement de l'Allemagne, en souhaitant surtout
à ce pays de retrouver le génie idéaliste qui nous le faisait aimer.
Jusqu'à présent, en effet, il ne semble pas que ce besoin de la vie
pratique, que ces préoccupations d'une politique étroite, si peu
conformes à l'esprit allemand, puissent profiter beaucoup à sa gloire.
La politique, qui envahit tout dans ce pays, a déjà produit plus d'une
TOME IV. 9
130 REVUE DES DEUX MONDES.
œuvre, et on peut apprécier aujourd'hui ses résultats. Un esprit
mesquin s'empare, hélas! de la poésie et lui retranche l'idéal. Per-
sonne n'y a plus contribué que les écrivains des Annales de Halle,
Les deux fondateurs de ce recueil, MM. Ruge et Echtermeyer, avant
de se jeter dans la polémique, étaient connus par des études assez
sérieuses sur l'art et la poésie; mais bientôt, appliquant à ces études
les principes dont ils s'étaient faits les apôtres, ils furent amenés à
prêcher une poétique toute grossière. Une religion sans dieu, un art
sans idéal, c'était là le bien absolu qu'on avait enfin réalisé. M. Ruge
attaquait d'abord l'école romantique, mais bientôt on vit que sous
ce nom c'était l'essence même de toute poésie qui était condamnée.
Ruckert, le dernier des maîtres chanteurs, fut attaqué avec cynisme.
Et pourquoi tous ces affronts à la vraie poésie nationale? Pour intro-
duire sur ses ruines on ne sait quels écrivains obscurs et médiocres.
Quoi de plus? On avait purifié le ciel, selon M. Bruno Bauer, en
rejetant Dieu; il restait à purifier les horizons de l'Allemagne, à
chasser, comme les fantômes d'une superstition surannée, toutes les
filles des maîtres, toutes les créations d'un art trop spiritualiste. Les
chastes héroïnes de Goethe, de Schiller, de Jean Paul, deKlopstock,
Thécla, Clara, Liane, Linda, Marguerite, Abbadona, s'évanouirent
dans le vide, et M. Herwegh put accorder sa lyre. Je m'assure que
M. Herwegh n'eût pas obtenu le succès immérité qu'an lui fait dans
son pays, si le gouvernement prussien n'avait commis la faute grave
de vouloir entraver les premières apparitions de cette poésie poli-
tique. La destitution violente dont M. Hoffmann de Fallersleben fut
frappé, il y a deux ans, pour son recueil de chansons, fit accueillir
avec empressement ce poète nouveau , plus jeune et plus ardent.
M. Herwegh est presque devenu un chef de parti , et il publie à
Zurich un journal qui est, depuis la suppression des Annales de
Halle, l'organe le plus violent de la jeune Allemagne. Que dire enfin?
Cette fièvre de politique est partout : c'est M. Herwegh, c'est M. Prutz,
c'est M. de Saliet, qui croient avoir trouvé la véritable poésie de leur
pays; c'est un historien littéraire, M. Gervinus, qui dans ses études,
estimables d'ailleurs, sur le développement de la poésie allemande,
ne juge toutes choses qu'à ce point de vue si vulgaire de l'utilité
pratique, de l'utilité immédiate; ne soyez pas surpris s'il condamne,
sous le nom d'art romantique, tout ce qui porte les reflets d'un idéa-
lisme qu'il ne sait pas comprendre. L'Allemagne a renoncé à ce qui
faisait sa gloire, elle a essayé de l'action, mais c'est un génie qui lui
manque. Je vois bien qu'elle repousse ses poètes, mais je cherche
SITUATION INTELLECTUELLE DE L' ALLEMAGNE. 131
vainement par quels écrivains politiques elle les a remplacés, et
j'ignore quel est son publiciste depuis Louis Bœrne. Pauvre et
honnête Louis Bœrne! si franc, si loyal, si convaincu! C'est le mo-
dèle qu'il faut recommander sans cesse à ses successeurs; ses écrits,
remplis de sérieuses études et animés, malgré un point de vue diffé-
rent, de véritables sympathies pour la France, seront toujours pour
eux un exemple et un reproche.
Toutefois, la crise où les peuples allemands sont engagés était
inévitable peut-être, et je ne voudrais pas que mes paroles eussent
été trop dures. Dans ce travail qu'ils font pour atteindre leur unité,
comment n'y aurait-il pas des heures douloureuses? Au moment où
l'Allemagne était le plus divisée, et lorsque le nord et le midi, séparés
par l'épée de Napoléon, se combattaient, on vit l'unité se fonder d'abord
dans l'esprit, dans la pensée, dans la poésie; les poèmes de Gœthe,
les drames de Schiller, les systèmes des philosophes, de quelque pays
qu'ils vinssent , furent comme la patrie véritable où des milliers
d'hommes, ennemis dans le monde d'ici-bas, se reconnurent et se
saluèrent. Sans doute cette union première était plus grande, plus
noble, et il y avait là une beauté toute sainte; mais cela ne suffisait
pas, et je comprends qu'il ait été nécessaire d'accomplir dans le
monde réel ce qui avait été obtenu par les idées. Ce travail est rude
et périlleux. Si l'Allemagne ne s'y montre pas aussi belle qu'autrefois,
c'est la condition, après tout, de cette tâche nouvelle. Qu'on la blâme
ou qu'on la plaigne, si on la voit renoncer complètement à ce qui
faisait sa force et se livrer en proie au vertige qui l'a frappée, il ne
faut pas cesser de la rappeler à elle-même et à son génie.
Que résulte-t-il de ce qui précède? Je disais en commençant que
tout se porte en Allemagne vers l'unité, vers un mouvement com-
mun d'idées, et que cette tendance doit établir quelque part un centre
actif qui dominera le reste de l'Allemagne, bien que ce pays n'ose
pas encore se l'avouer à lui-même. Les universités secondaires, qui
autrefois représentaient chacune un esprit particulier, s'effacent
de plus en plus , et il eût été , à cause de cela, inutile et impossible
de les faire entrer dans cette étude. Trois villes seulement, les trois
capitales de l'Allemagne, ont conservé une physionomie distincte, et
parmi ces trois villes, il y en a une qui chaque jour attire à elle le
mouvement de l'esprit, et devient le foyer unique des travaux de la
pensée. Bien que la Prusse n'ait plus aujourd'hui , comme sous Fré-
déric-Guillaume ll[, la direction calme et régulière de la science,
elle est toujours le centre de la vie. C'est dans son sein que se pas-
9.
132 REVUE DES DEUX MONDES.
sent les agitations dont je viens de parler. On l'attaque , on lui
adresse les reproches les plus amers; mais ces mécontentemens attes-
tent encore le haut rang qu'elle a conquis. Pourquoi , parmi tant
d'écrivains, n'en est-il un seul qui, dans les questions générales, s'a-
dresse à l'Autriche ou à la Bavière? Parce que c'est la Prusse toute
seule, ils le savent bien, qui est chargée désormais des destinées de
l'Allemagne. Tandis que l'Autriche se retire de plus en plus de la so-
ciété germanique, tandis que, tournée vers le midi, elle ne peut em-
pêcher ses provinces slaves de parler plus haut qu'elle et de chercher
dans leurs traditions une vie qu'elle n'a pas, tandis que Munich s'ha-
bitue chaque jour davantage à ne plus être qu'un lieu de repos, une
paisible assemblée de vieillards lassés de la vie, la Prusse, au con-
traire, demeurera toujours le champ de bataille des idées allemandes.
Pour tout dire enfin , les états du midi possèdent des constitutions;
mais qu'est-ce que ces fictions vaines tant que la Prusse n'aura pas
tenu ses promesses sur ce point? Une constitution sérieuse, la Uberté
de la presse, la publicité des tribunaux, pour que toutes ces choses,
depuis si long-temps espérées, aient une valeur réelle, il faut, c'est
la ferme pensée de l'Allemagne , il faut que ce soit la Prusse elle-
même qui les accorde. H est vrai que, troublé par ce mouvement de
la politique, surpris et jeté hors de ses voies, l'esprit allemand a paru
abandonner sa grandeur, et le tableau que nous avons présenté est
triste et pénible; mais ce n'est là, nous l'espérons, qu'une crise pas-
sagère , et le génie de l'Allemagne en sortira victorieux. Quant à ce
besoin d'unité, marque certaine de la maturité des peuples, fera-t-il
plus encore? Faudrait-il croire qu'il doit mettre un jour entre les
mains de la Prusse le gouvernement politique, comme il lui a donné
déjà le gouvernement intellectuel? Telle est, je le sais bien, la se-
crète ambition de l'Allemagne du nord; mais cela ne saurait arriver
sans une révolution considérable et qu'il est impossible de prévoir.
Toutefois, ce gouvernement littéraire conduit certainement à l'autre,
et à moins que l'Autriche et la Bavière ne lui enlèvent un jour cette
supériorité, il est certain que la Prusse peut attendre les évènemens
avec confiance; car si l'antique unité du moyen-âge allemand devait
se reconstituer, si le trône de Barberousse, brisé par la réforme, de-
vait se relever un jour, celui-là n'y aurait-il pas des droits qui se se-
rait chargé des destinées de la pensée? ne serait-il pas nécessaire,
enfin, que, parmi les successeurs de l'empire, le sceptre appartînt
au plus digne?
Saint -René Taillandier.
SIMPLES ESSAIS
D'HISTOIRE LITTERAIRE
III.
LE FEUILLETON. — LETTRES PARISIENNES.'
Je ne sais pas, pour ma part, de lecture aussi piquante et où Tes-
prit s'oublie plus volontiers et avec [plus de charme qu'à celle des
mémoires et des correspondances. L'ame humaine surprise sur le
fait quand l'auteur parle de lui-même, le monde saisi dans son dés-
habillé quand l'auteur parle des autres, il y a là, si je ne me trompe,
le double à peu près de ce qu'il faut à|un livre pour réussir auprès
des lecteurs délicats. C'est bien moins aux pièces officielles et aux
procès-verbaux authentiques qu'aux lettres datées des Rochers et de
Ferney, que j'irais demander la vive peinture, le tableau en relief
de la société des deux derniers siècles, de ce monde achevé où, à
travers les changemens de l'opinion, s'est discipliné l'esprit français,
c'est-à-dire cette exquise alliance du sentiment, de l'imagination et
du bon sens que rien n'a dépassée, et qui, pour l'Europe, demeure le
modèle de la perfection.
(1) Un vol. in-18, bibliothèque Ciiarpentier.
134. REVDE DES DEUX MONDES.
Formé et cultivé dans les salons, épuré par le libre jeu des con-
versations élégantes, l'esprit français à la fin est demeuré le maître;
il a tenu le sceptre. C'est par là que la société polie s'est trouvée chez
nous dépositaire d'une sorte de souveraineté traditionnelle, la sou-
veraineté du bon goût : royauté aimable, empire intelligent, que
les âges avaient légitimés, et que la société polie elle-même ne fai-
sait que consacrer davantage par ses propres respects, par son atten-
tive assiduité envers les lettres. Cette suzeraineté, je dis mal, cette
alliance, cette solidarité du monde et des lettres, furent utiles à tous
deux : tous deux en retinrent quelque chose , tous deux y puisèrent
un aiguillon ou un correctif. Il en est résulté des devoirs récipro-
ques, de mutuelles convenances auxquelles, dans toutes les épo-
ques, les gens bien appris n'ont pas manqué d'être fidèles. x\ussi
l'indiscrétion n'est acceptable que lorsqu'elle est posthume : alors, il
est vrai, elle paraît charmante; on va jusqu'à se plaire aux médisances
de Guy Patin, on se surprend môme à sourire aux scandaleuses ré-
vélations de ïallemant. Mais vous figurez-vous M'^^ de Sévigné im-
primant une à une ses lettres, à la suite de la méchante Gazette
de Loret? Vous figurez-vous M. de Saint-Simon communiquant
au Mercure les chapitres mutilés de ses mémoires? Une maîtresse
irritée ne trouvait pas de meilleure vengeance, dans ce temps-là,
que de publier les indiscrétions manuscrites de son amant; votre for-
tune était perdue du coup : on sait l'anecdote de Bussy. Aujourd'hui,
cette ressource n'est pas laissée à la jalousie : l'auteur lui-même se
hâte de livrer tout cela, page à page, et selon que court sa plume,
au vorace feuilleton du premier journal venu. Alors, pour peindre
son propre temps, il fallait s'appeler Molière ou La Bruyère : mainte-
nant, on n'y met pas tant de façon, et, comme l'observation voudrait
de l'étude, comme l'art voudrait un génie patient, chacun va au plus
prompt, au plus facile. Et pourquoi, eu effet, se priver de l'allusion,
pourquoi s'interdire les personnalités et les petites vengeances? Vous
remplacez par là les tableaux de mœurs et de caractères. Aussi les
lecteurs ne manquent pas: si leur esprit trouve là mince pâture,
leur curiosité au moins est piquée. De là un certain succès. Dans ce
succès, le scandale a bonne part, mais qu'importe? II y a du retentis-
sement, il se fait du bruit; c'est assez, l'amour-propre aussitôt prend
le change. On jouit du triomphe d un jour, on l'escompte, et enfin
on s'affuble de notoriété en croyant que c'est de la gloire.
Nulle part assurément le monde n'est mieux apprécié, avec plus
de vérité, de détachement, de malice, que dans le monde même. La
LETTRES PARISIENNES. 135
critique, il faut en convenir, si fine, si pénétrante, si aiguisée qu'on
la suppose, a bien des points à rendre encore à la simple conversation
de quelques femmes distinguées, de quelques gens de goût échan-
géant leur esprit à l'aise dans le coin d'un salon. En France, c'est là
le privilège de la bonne compagnie. L'extrême sévérité s'y voile de
politesse, l'inflexibilité des jugemens s'y déguise sous l'urbanité des
paroles : peut-être est-ce là encore un avantage des salons sur la cri-
tique. Mais s'il pouvait arriver que le lendemain on imprimât toutes
ces jolies conversations, toutes ces aimables médisances, toutes ces
charmantes petites perfidies; si le lendemain vous deviez retrouver
visibles à tous dans le journal vos bons mots d'hier, vos épigrammes,
vos complimens, auriez-vous encore ce soir le même esprit, le même
tour, le même laisser-aller? Votre salon ne serait-il pas devenu un
théâtre, votre sopha une tribune? Il n'y aurait plus de monde pos-
sible. Le monde sans doute Ut les journaux, il en rit même quelque-
fois; cependant il n'en fait pas, il n'en peut faire qu'à la condition de
ne plus être. La société touchant de près à la famille, les relations
veulent forcément le demi-jour, les cercles ne peuvent se constituer
et vivre que par la réserve; la vie mondaine a ses mystères comme
la vie privée. Aussi, quoi qu'on fasse, jamais les salons ne pourront
accepter la publicité immédiate. Ayez de l'esprit et peignez-les à vos
amis dans votre correspondance, peignez-les pour vos petits- fils
dans de piquans mémoires, rien de mieux : les salons de favenir
vous sauront gré de vos médisances à fégard des salons du passé;
mais la première condition pour peindre les contemporains, c'est le
mystère. Cela est si vrai, que, dans le dernier siècle, qui à coup sûr
ne passera pas pour le siècle de la vie cachée et discrète, on n'a pas
cessé un instant de comprendre cette nécessité inhérente au monde:
on se taisait sur les vivans, on laissait aux seuls pamphlétaires le droit
d'en médire publiquement. Pourquoi la correspondance de Grimm
nous paraît-elle si piquante dans sa franchise? pourquoi les mémoires
bavards de Bachaumont allèchent-ils si bien notre curiosité? C'est
qu'ils furent un secret pour leur temps, comme ils sont une révéla-
tion pour le nôtre. Si Grimm avait destiné au pubHc, au premier
indiscret qui passe, ses lettres, écrites à la dérobée dans Tunique
but de distraire je ne sais quel petit prince d'Allemagne, croyez-vous
qu'il lui eût été possible de jeter de la sorte à pleines mains, de droite
et de gauche, tout ce qu'il avait en lui d'impitoyable bon sens, d'hu-
meur hargneuse, de verte colère, ou même de facile enthousiasme?
Si Bachaumont, à son tour, avait pu prévoir que, dès le lendemain
136 REVUE DES DEUX MONDES.
de sa mort, on livrerait au premier venu, en les continuant avec cy-
nisme, ces pages délurées et prestes, cette chronique égrillarde des
mauvais bruits de chaque jour, qu'il griffonnait furtivement pour
amuser les loisirs de M""* Doublet, imaginez- vous que sa plume eût
pu ainsi courir sans scrupule, et la bride sur le cou, à travers les ha-
sards de cette époque turbulente? Non, mille fois non! Quand ils
veulent noter ce qui s'est fait, ce qui s'est dit autour d'eux, les vrais
gens d'esprit se décident de bon gré à n'avoir d'esprit que pour la
postérité. Je sais bien que cette retenue doit coûter beaucoup dans
un temps comme le nôtre, où l'on a hâte de s'étaler, de jouir, de
tenir sa place, à une époque où tout s'exploite au comptant, et où
rien absolument n'est laissé en friche; mais que voulez-vous? c'est
une loi rigoureuse de la société élégante que ce qui est toléré, goûté
môme en conversation, ne l'est précisément qu'à la condition ex-
presse et tacite (tant elle est naturelle) de n'être pas écrit et livré
aussitôt à la foule. Tel trait, telle anecdote, dits avec grâce et ap-
plaudis, ne seraient, une fois imprimés, que fadeur ou impertinence;
Du moment, en effet, où le public se trouve officiellement initié, il
n'y a plus évidemment de cercle : ce serait le monde de tout le monde
et par conséquent de personne. Les salons ne peuvent pas avoir leurs
sténographes comme les tribunaux, leurs feuilletonistes comme les
théâtres. Contredire ou railler les gens sur leur conversation de
l'après-midi, par le journal qui leur arrivera le lendemain matin, nous
semble moins poli encore que de les contredire chez eux, que de les
railler en face. Si donc notre feuilletoniste veut être vrai, il risque
fort de n'être pas reçu; s'il veut être reçu, il risque singulièrement
de n'être pas vrai. Le plus sage peut-être serait de se taire ou de
parler d'autre chose. N'a-t-on pas le triste exemple des Étatâ-Unis?
La presse s'y mêle des personnes, elle intervient sans cesse dans les
relations privées. Aussi, dites-moi où sont les salons, les réunions
élégantes, les cercles mondains de ce pays-là? Vous le savez bien et
vous le dites, le journal c'est la démocratie. Que venez-vous donc y
prendre des airs patriciens, y affecter un ton de suffisance mon-
daine? Vous parlez, non sans grâce assurément, de la société polie;
vous la vantez, et (vous êtes bien aise qu'on le sache) son maintien
vous intéresse. Pourquoi alors jeter sous le pied du premier passant
cette fleur de l'urbanité? Monde et feuilleton, cela se repousse. Pour
tout résultat, comme disait Rivarol, vous démocratisez l'aristocratie.
Le juge suprême des choses de l'esprit, c'est le monde : or, si
l'esprit aussi se met à juger le monde périodiquement, régulière-
LETTRES PARISIENNES. 137
ment, sur les moindres de ses dits et gestes, qu'adviendra-t-il en
définitive? Quelle sera la juridiction, et où trouver une sanction
dernière? Voilà une petite difficulté à laquelle le feuilleton ne songe
guère. Au fait, la chose lui est bien égale. Ne le voyez-vous pas qui
passe et court au hasard, allant un train de poste, agitant ses grelots,
sifflant son air moqueur, fouettant à grands coups sa phrase, et
n'ayant après tout d'autre souci que d'arriver sans encombre à la fin
de ses six colonnes : étape passagère d'où il repartira demain, frais,
dispos, jaseur, l'œil au vent, pour recommencer de plus belle ses
excursions sans but, ses divagations sans fin.
Le spectacle, au surplus, est divertissant : ce métier de guérillas,
ces embuscades hebdomadaires de l'esprit, ces escarmouches bruyan-
tes de la critique, un horion d'un côté, une caresse de l'autre, toute
la petite guerre enfin du feuilleton divertit les oisifs comme nous,
les simples contemplateurs de la vie httéraire. Qu'est-ce auprès
de cela, si tout à coup, au beau miheu de l'arène, vous croyez re-
connaître une allure de femme sous la cuirasse virile, une main
blanche sous le harnais? La curiosité redouble; on se questionne, on
parie : l'un dit oui, l'autre dit non; les sages disent oui et non. A
cette gentille prestesse en effet, à ce gracieux détour, à cette volu-
bilité du glaive, à ces petites colères charmantes, Herminie se dé-
cèle, vous la devinez; mais voici un coup assené avec violence, voici
des airs d'autorité et de dédain et même un mot dur, je crois, forte-
ment accentué; évidemment, c'est un mousquetaire. Auquel croire,
auquel entendre? Chevalier d'Éon, chevalière d'Éon, vous nous avez,
en vos premiers jours de campagne, causé toute sorte de scrupules,
d'hésitations et d'embarras! Aujourd'hui, toutefois, le doute n'est
plus possible; la cotte de mailles est détachée, la visière du casque se
relève, et voilà que de beaux cheveux blonds se déroulent en tresses,
et qu'il faut vite jeter un mantelet sur ces blanches épaules où la
lourde armure n'a que trop laissé son empreinte. Allons, n'avez-vous
point là le Tasse, que je redise avec le poète : « Herminie n'a pas
craint l'appareil de la guerre et s'est armée pour y prendre part ! »
Il y a une phrase affreuse du plus grand prosateur du xviii® siècle
à propos d'un sonnet de M""^ Des Houlières contre la Phèdre de
Racine; je n'aurais pas assurément le mauvais goût de la citer, si elle
ne se rencontrait en plein Siècle de Louis XIV, c'est-à-dire dans un
livre que les enfans apprennent par cœur: a Une femme satirique,
est-il dit, ressemble à Méduse et à Scylla, deux beautés changées en
monstres. » Le mot est dur, et je ne puis l'accepter pour ma part
138 REVUE DES DEUX MONDES.
qu'en ajoutant, comme restrictif, qu'il y a des monstres charmans.
Personne, d'ailleurs, ne fera difficulté de convenir que le métier de
critique est un singulier choix de la part d'une femme. Ce n'était pas
là une boutade de Voltaire. Voltaire, dans la pratique, était fidèle à
sa doctrine; on se rappelle ses transes affreuses quand sa nièce com-
posa et voulut faire jouer une comédie : il comprit alors, mieux que
jamais, comment une certaine dignité est attachée à l'état de femme
qu'il importe de laisser intacte; il comprit surtout comment une
personne d'esprit, dont on ambitionne les suffrages, joue un beau
rôle, que la prétention d'auteur comique ou critique gâte et com-
promet. La double position de femme et de journaliste a quelque
chose d'étrange qui arrête et choque tout d'abord l'esprit le moins
timoré. Et qu'ont en effet de commun cette vie publique et militante,
ces hasards d'une lutte sans fin, cette guerre avancée de la presse,
avec la vie cachée du foyer, avec la vie distraite des salons? Est-ce
que des voix frêles et élégantes sont faites pour se mêler à ce con-
cert de gros mots bien articulés, de voix cassées et injurieuses, qui
retentissent chaque matin dans l'arène de la polémique? Si c'est une
parole d'affection qui tombe de ces lèvres charmantes, doit-elle être
entendue de plus d'un? Si, au contraire, quelque fine ironie s'en
échappe, si un malin sourire les vient contracter, faut-il que le pu-
blic s'en aperçoive derrière les épaules des amis qui font cercle pour
écouter? Je ne puis m'habituer à l'idée d'une femme faisant un
cours, débitant son opinion sur toutes choses, approuvant, condam-
nant, tranchant, tout comme un pédagogue en Sorbonne.Voilà pour-
tant que vous me citez, je crois, l'exemple de ce professeur de droit,
du temps de Pétrarque, qui se faisait suppléer par sa propre fille,
une jeune, jolie et très piquante Italienne, ma foi! Je conviens
volontiers que l'amphithéâtre de l'école de Padoue était plus plein
en ces rencontres que d'habitude, tout comme le feuilleton a plus
de lecteurs quand vous le signez. Mais nous oublions un détail, c'est
que, ces jours-là, on tendait un voile devant la chaire et que la docte
et timide enfant n'osait risquer sa parole que cachée par la tapisserie.
Or, c'est ce voile précisément que, dans votre imprudente impa-
tience, vous déchirez aujourd'hui. Mon Dieu! nous vous savions ià
derrière; nous reconnaissions votre petite voix perçante et flûtée,
nous vous devinions à ce marivaudage moqueur, à cette manière
ajustée et coquette de raconter de jolis riens, à toutes ces méchan-
cetés bien et perfidement dites, à ce ton délibéré et fringant, à ces
fins éclairs du langage, à ces manèges de style espiègle, à cette
LETTRES PARISIENNES. 139
mousse fugitive et pétillante de votre gracieux bavardage, et mieux
encore, et surtout aux airs dégoûtés et précieux, à la fatuité parfaite
des phrases sémillantes qui courent naturellement sous votre plume.
Pourquoi donc aujourd'hui écarter d'une main décidée cette tapis-
serie légère? pourquoi avancer indiscrètement votre blonde tête?
Par là, vous perdez au moins un avantage : nous pouvions supposer
-que, comme celui de la belle fille de l'université de Padoue, votre
joli visage rougissait. Une femme exerce toujours plus de séduction
derrière la jalousie où l'œil la cherche. Ce galant pseudonyme du
vicomte, cet aristocratique déguisement, avaient bien leur prix : il y
a telle actrice en renom à qui les rôles de page ou de lansquenet
vont à ravir. Un petit ton faquin et cavalier, toutes sortes d'agréa-
bles mutinerfes sont là de mise, et on les accepte. Caustique vicomte,
les aiguillettes vous allaient mieux que les dentelles, et quelle idée
vous est donc venue de changer ainsi votre justaucorps svelte et
pincé pour les plis d'une robe à ramages I
On sait comment, au milieu de la société confuse et déclassée qui
«ortit du mélange révolutionnaire, M"^ de Meulan se trouva, malgré
elle, induite à la polémique des journaux. Malgré tout ce qu'une na-
ture si bien faite put apporter, dans cette lutte active, de qualités
sensées et sérieuses, elle ne s'abusait point sur « ce rôle de journa-
liste (je cite textuellement), le plus bizarre peut-être que puisse
choisir une femme, si elle pouvait l'adopter par choix. » Et notez que,
quand l'esprit délicat et judicieux de M"° de Meulan concevait tous
€es scrupules et n'acceptait qu'à contre-cœur la tâche ingrate, le far-
deau de la critique, il ne s'agissait pourtant que de littérature. Si, du
paisible domaine de l'inteUigence, il lui eût fallu passer aux choses
de la vie active, juger le monde et les cercles, toucher aux noms
propres, entrer au vif dans toutes les questions du jour, croyez-vous
qu'une personne si réellement distinguée, et qui mettait le tact avant
tout, eût passé outre brusquement et se fût risquée à ces expédi-
tions hasardeuses? Le doute au moins est permis, car sa dignité eût
pu lui paraître engagée. J'ai entendu plaindre bien souvent les maris
des femmes poètes : combien cependant leur destinée semble douce
quand on songe aux maris des femmes critiques I Au moins , si la
muse chante, on peut s'imaginer qu'on l'inspire; si elle redit la pas-
sion de Corinne, on a droit de se figurer qu'on est Oswald. Mais à
côté d'une guerrière brillamment armée de pied en cap, quelle con-
tenance faire? Si on vous blûme, elle entonne vos louanges; si on
vous attaque, elle vous défend; si vous combattez, elle accepte votre
140 REVUE DES DEUX MONDES.
colère, elle poursuit votre vengeance, elle vous sert de second. Che-
valerie embarrassante et qui renverse par trop les rôles I Le célibat
des amazones est tout expliqué. Je comprends M™' de Sévigné quand
elle raconte à sa fille que son plus grand soin est de travailler à son
ame; je ne comprendrais point qu'elle s'avisât de travailler à l'ame
des autres. C'est là un trop rude labeur et peu fait pour les délica-
tesses féminines.
Le rôle de Jeanne d'Arc littéraire semble avoir été présent à M"** de
Girardin, dès ses premiers débuts, comme une sorte d'idéal préféré;
mais ce fut d'abord, on doit le dire, une simple Jeanne d'Arc de
salon, purement patriotique et lyrique, une Jeanne d'Arc en temps
de paix, à qui le respect d'elle-même ne permettait ni la petite guerre
ni les escarmouches quotidiennes. Un certain enthousiasme de l'art,
le don des vers, une facture brillante, tout cela ne manquait pas;
entre deux romances, on célébrait les Grecs et le général Foy, puis
il était permis de s'écrier :
Le héros, me cherchant au jour de sa victoire,
Si je ne l'ai chanté, doutera de sa gloire.
En vrais libéraux de la restauration, nous trouvions cet amour-propre
tout naturel. Quand elle n'était pas froide et ennuyeuse, comme
dans Madeleine (une juive quelque peu parente, à ce qu'il paraît,
de Judith), cette poésie avait d'ailleurs son accent, sa vivacité, son
charme. Il est vrai qu'aux heures moroses l'émotion nous paraissait
un peu trop absente. Si la belle muse, en effet, versait quelquefois
une ou deux larmes, il nous semblait qu'elle les essuyait aussitôt
avec un de ces élégans mouchoirs dont parlent les Lettres Pari-
siennes, mouchoirs si jolis, qu'au moment de pleurer on se console
en les regardant. Au fond, cette coquetterie, ce manque apparent
de sensibilité, recelaient une qualité précieuse que la solennité vou-
lue des appareils poétiques avait long-temps dérobée à ceux qui ne
connaissaient de Corinne que ses livres. Si, au lieu de sacrifier à la
pompe, M'"^ de Girardin avait suivi tout d'abord sa pente naturelle,
elle eût été tout simplement un auteur mondain, spirituel, léger,
ayant le goût de l'observation railleuse et des rimes élégantes. C'est
dans le poème de ISapoline, publié depuis 1830, qu'éclatèrent d'a-
bord, et avec beaucoup de grâce, ce tour moqueur jusque-là contenu,
cette piquante alliance trop retardée de la rêverie et de l'ironie.
Le talent de M""*^ de Girardin trouvait là son vrai cadre et sa
nuance : c'était un très agréable mélange du sentiment et de la mo-
LETTRES PARISIENNES. 141
querie, de la foi poétique et des prosaïques réalités, en un mot de
l'enthousiasme et du désenchantement. Voilà où il fallait se tenir.
Je sais gré, pour ma part, à M'"« de Girardin, d'avoir cru, avec Bé-
rangeret Alfred de Musset, qu'il était permis d'avoir de l'esprit en
vers. Nos lyriques modernes prennent de grands airs dédaigneux,
quand on leur parle de cette veine originale, aimable, tout-à-fait
propre à notre littérature, et d'où sont sorties tant de bagatelles ex-
quises. Il y a tel fabliau gausseur d'un trouvère, telle gentille épi-
gramme de Marot, tel rondeau de Voiture galamment troussé, tel
dizain sémillant de Gresset, qui, au goût de plus d'un, valent bien
certaines pages de nos épopées humanitaires ou certaines strophes
de nos bardes les plus grandioses. On aura beau dire, l'esprit ne fera
jamais scission complète avec la poésie dans un pays qui compte
parmi ses maîtres La Fontaine et Voltaire. Il y a donc justice à féli-
citer l'auteur de Napoline d'être revenu des premiers vers cette
source de la vieille malice française, tout en comprenant ce qu'il y a
de plus sérieux et de bien autrement profond dans les modernes
inspirations de la poésie. Mais, hélas! notre temps est ainsi fait que
tout y manque de mesure : avez-vous une qualité, aussitôt vous y
appuyez sans relâche, sans scrupule, vous la poussez à bout, vous la
gâtez, vous en faites presque un défaut. Ainsi en est-il arrivé, ou à
peu près, à M'"^ de Girardin. Se sentant à l'aise, et comme chez elle,
dans ce facile domaine de la raillerie, elle en a abusé à tout propos,
elle s'est môme imaginé, à la longue, que l'esprit pouvait dispenser
de certaines convenances. Cela pourrait être vrai ailleurs qu'en
France; en France, par malheur, si c'est presque une convenance
d'avoir de l'esprit, c'est assurément être infidèle à l'esprit que de
l'être aux convenances. On vit dès-lors les noms propres, les pires
allusions, se gUsser sous cette plume enjouée, qui devint une arme
pour les rancunes. Ce fut, on en conviendra, un singulier spectacle,
et tout-à-fait digne de notre époque, que celui d'une femme poète,
armant sans façon sa muse de la canne d'un trop célèbre romancier,
et la faisant ainsi courir sus, durant les cinq actes d'une médiocre
comédie, à ces mêmes journalistes qu'elle venait précisément de se
donner pour confrères.
La coïncidence était étrange et n'a certainement échappé qu'à
M'""^ de Girardin. Un critique, dans cette Bévue, rappelait l'autre
jour je ne sais plus quel mot piquant de M. Michaud. On en pourrait
citer des centaines. Quelqu'un, dans une visite, raillait le vieil aca-
démicien sur sa polémique arriérée de la Quotidienne : « Que vous
142 REVUE DES DEUX MONDES.
êtes encore jeune! répondit-il. Vous imaginez-vous que les coups de
fusil ne portent pas, pour être tirés par la sacristie? » La fusillade
voisine de la Presse a vite aguerri, à ce qu'il paraît, M"'^ de Girardin,
et elle aussi, munie d'une escopette mignonne, quelquefois même
d'un tout petit tromblon doré qui projette les chevrotines de droite
et de gauche, elle s'est mise à faire feu sans relâche par les meur-
trières festonnées de son boudoir. Et qui poussait donc une si ai-
mable personne à prendre ainsi le déguisement d'un condottieri de
ruelle? Était-ce enfantillage, caprice, simple désir de jeter à tout ha-
sard sa poudre aux moineaux? Certains coups étaient trop bien visés
pour qu'on le pût croire. Était-ce seulement un goût particulier pour
ces gentillesses cruelles, pour ces jeux taquins et ces égratignures de
la polémique? Je me refuse absolument, par politesse, à accepter la
solution. Ce fut, je crois, tout simplemement l'influence de l'exemple,
le désir de l'imitation. Il y avait là, tout à côté, un fort où se faisait
la grosse guerre politique et d'où le pouvoir était tenu en respect :
l'idée alors vint tout de suite d'avoir aussi je ne sais quelle autre
petite citadelle bien gentille et d'où une main habile aurait sous sa
couleuvrine certaines régions du monde et des lettres. Ajoutez à
cela le charme du bruit, le plaisir de taquiner à son aise la renommée.
Comment résister à la tentation? On céda, et on prit l'engagement
d'avoir de l'esprit à heure fixe , sans songer que l'esprit de com-
mande trahit forcément je ne sais quoi d'artificiel qui se reconnaît
bientôt et qui lasse.
Toutes les semaines ou à peu près , il y eut donc un courrier, une
sorte de chronique fashionable, pleine de rien et de tout, où on
parlait des bals bourgeois et des raouts aristocratiques, des révolu-
tions et des rubans nouveaux, des petits quolibets de celui-ci, et des
grandes mystifications de celui-là, de la politique de M. Guizot et
des manchettes de valenciennes, des travers de la marquise deTrois-
Étoiles et des canapés de lampas, de l'urbanité de M. de Metternich
et des romans de M. Paul de Kock : chronique décousue, on le voit,
mais amusante, et où le paradoxe s'unissait à la fantaisie, où une
médisance coquettement babillarde s'entremêlait à mille futiUtés,
dites avec le plus grand sérieux du monde. Qu'y avait-il cependant
de tout-à-fait nouveau dansl'invcntiondes revues parisiennes y adoptée
depuis et propagée par cette presse moutonnière, à qui tous les succès
font envie? Était-ce le fond, était-ce la forme? Raconter des baga-
telles et aiguiser de petites malices, voilà le fond; les distribuer en
chapitres, les découper en feuilletons, voilà la forme. Je crains bien
LETTRES PARISIENNES. 143
que cette belle création ne sait pas précisément aussi neuve qu'on
pourrait le croire.
Un rêveur subtil, Joubert, remarque à un endroit de ses Pensées
que le style frivole est depuis long-temps parfait dans notre litté-
rature. Voiture, Hamilton, M"^ de Launay, Boufïlers, avaient,
depuis bien long-temps, montré qu'il est possible d'enchâsser des
minuties dans de gracieuses phrases, et de donner du prix à une ma-
tière sans valeur par le seul fini du travail, par le délié des ciselures.
La Bruyère, avec son tact exquis, dit quelque part : «Pour ren-
contrer heureusement sur les petits sujets, il faut trop de fécondité;
c'est créer que de railler ainsi et faire quelque chose de rien. » Voilà
une double leçon, et pour ceux qui méprisent ce genre secondaire
du badinage , et pour ceux qui croient faire acte suffisant de mo-
destie en se rabattant à ces régions sans conséquence. C'est que la
modestie n'est pas aussi facile qu'on le croit; c'est que tout, jusqu'à
la légèreté , a son prix et son écueil. A n'en croire que La Bruyère,
la sévérité ici serait légitime; mais avons-nous les mêmes droits que
lui d'être exigeans?Ce n'est pas l'assurance, à coup sûr, qui manque
à l'auteur des Lettres parisiennes; il est fort douteux cependant que
le spirituel feuilletoniste osât accepter le programme de l'auteur des
Caractères,
Parler des choses du monde avec esprit , dire avec grâce des en-
fantillages mondains, est, on vient de le voir, une assez vieille nou-
veauté. La forme, tantôt hebdomadaire, tantôt mensuelle que M'^'' de
Girardin donna à sa correspondance , ne saurait passer davantage
pour une trouvaille dont elle ait à revendiquer l'idée première : c'est
ce que faisait Grimm pour le prince de Gotha, c'est ce que faisait
La Harpe pour le grand-duc de Russie. Ce qui appartient donc vé-
ritablement à M™° de Girardin, c'est d'avoir approprié son bulletin
de la vie élégante à la forme banale du feuilleton.
Comme le feuilleton s'est aussitôt emparé, pour la reproduire par-
tout, de l'idée première des Lettres Parisiennes, on pourrait s'ima-
giner que c'est bien plutôt l'auteur qui s'est imposé au feuilleton que
le feuilleton qui s'est imposé à lui. Il n'en est rien pourtant : le
feuilleton est une triste et envahissante maladie de notre temps, qui
paraît destinée à faire le tour de la littérature. Rien n'y aura échappé,
et, au premier jour peut-être, on ne voudra plus de livres d'histoire
et de philosophie qu'ainsi déchiquetés par lambeaux , qu'ainsi jetés
par parcelles, comme une pâture plus facile, aux intelligences pares-
seuses. A notre sens, rien n'éveille davantage chez le public le goût
144 REVUE DES DEUX MONDES.
des fadaises, rien n'entretient mieux sa naturelle indolence, que ce
fâcheux procédé de publication successive et fragmentaire. Voilà
maintenant que, du camp des romanciers, l'épidémie gagne le camp
des critiques, au grand profit de ces mêmes faiseurs de nouvelles,
qui sont fort aises de trouver ainsi des complices dans les juges qui
les fustigeaient naguère. Il est, en effet, évident que toutes ces re-
vues périodiques du monde fashionable, auxquelles les journaux ac-
cordent aujourd'hui une place régulière, sont précisément à l'an-
cienne critique littéraire, à la critique sérieuse, instruite, raisonnée,
ce que sont les romans improvisés, les contes maladifs, les communes
et mélodramatiques histoires du feuilleton, aux compositions de l'art
véritable, aux œuvres patientes de l'imagination créatrice. Main-
tenant, est-ce aller trop loin que de faire la mode des courriers
de Paris responsable, pour une bonne part, de la décadence chaque
jour plus évidente de l'esprit critique? Quoi de plus propre effecti-
vement à pervertir le goût, à répandre l'amour des futilités, que ce
dilettantisme insouciant, que ce caquetage sans consistance, que
tout ce prétentieux jargon , et surtout que l'attention ramenée sans
cesse sur les petites choses, au continuel détriment des grandes? A
J'heure qu'il est, le roman industriel tient, dans la plupart des jour-
naux quotidiens, toute la place qui peut y être donnée aux lettres :
xuelque humble coin demeurait pourtant çà et là, où un reste de
cntique Uttéraire se réfugiait, où se glissait encore furtivement l'exa-
men des productions contemporaines. C'est ce dernier asile que le
feuilleton bavard et soi-disant mondain a envahi; c'est là qu'il s'est
installé, en prenant sans façon toute la place. La critique peut bien
lui en garder quelque rancune.
Assurément il serait injuste de confondre M"® de Girardin avec les
ternes imitateurs qui ont essayé de la suivre : après tout, ce lui est
déjà une tâche assez pesante que d'avoir à répondre de ses propres
œuvres. On n'en saurait disconvenir, rien ne ressemble moins aux
agréables légèretés, à la bonne humeur, au minois dédaigneux, au
petit style chiffonné du gentil et bruyant vicomte^ que les grosses
plaisanteries et les airs empesés de ses confrères : d'un coup de bride,
et sans y penser, le svelte courrier dépasse les lourds postillons (plus
lourds encore par le contraste) qui se sont mis à caracoler à ses côtés.
L'auteur des Lettres Parisiennes y au moins, avait le style, le tour,
l'esprit, tout ce qui manque aux autres ; il n'a partagé avec eux que
la prétention et ces Ions atfectés qui ne sont autre chose que le pé-
danlisme de la grâce.
LETTRES PARISIENNES. 145
Rien n'enivre dans ce temps-ci comme le succès, non pas seule-
ment le succès personnel , mais celui d'autrui : l'ambition semble
aussi contagieuse que la vanité. Une grande tragédienne, par exem-
ple, ramène-t-elle la foule aux vieux chefs-d'œuvre des maîtres, se
fait-il en môme temps quelque bruit autour d'une tentative drama-
tique accueillia surtout comme un contraste , voilà aussitôt les ri-
meurs à l'œuvre; de tous côtés, on improvise des tragédies, et les
manuscrits abondent, où Racine doit être éclipsé. Tel romancier
en renom arrive-t-il à s'emparer un instant de la vogue, en ne recu-
lant pas devant le rôle étrange de proxénète littéraire, aussitôt un
jaloux esprit d'émulation fermente, et l'on se met à rêver à côté de
lui quelque œuvre plus monstrueuse encore, quelque bizarre et co-
lossale entreprise , derrière lesquelles s'entrevoit la chimère de la
fortune. Ainsi en toutes choses. Le courrier de Paris réussit, comme
réussirent, au xviir siècle, ces lettres à la main qu'on se passait
sous le manteau. La curiosité publique était habilement chatouillée,
aiguillonnée : à la fantaisie on mêlait les anecdotes et les noms pro-
pres, à l'esprit un peu de scandale. Ce ton d'indifférence moqueuse,
relevé à propos par toute sorte de petits dépits féminins, était fait
aussi pour plaire. Il y eut succès; le genre fut accepté par les jour-
naux, qui le firent accepter au public, d'abord comme une nou-
veauté, plus tard comme une habitude. C'est l'histoire de toutes les
institutions humaines, grandes ou petites. Alors on se mit à impri-
mer, chaque semaine, tout ce qu'on savait de cancans sur le monde
et même tout ce qu'on ne savait pas.
Et comment voulez-vous en effet que le feuilleton, dont la spé-
cialité est le bavardage, soit jamais bien renseigné? On l'évite comme
un indiscret, et il est réduit le plus souvent à vivre de faux bruits,
à rhabiller à sa façon les vieilles nouvelles qui traînent dans le haut
du journal. Aujourd'hui, c'est de l'un qu'il tire tribut; demain, ce
sera de l'autre; quelquefois même les malins du monde se débar-
rassent de lui par quelque baliverne qui, le lendemain, devient une
mystification pour le lecteur. Aussi, dénué, la plupart du temps, de
sujets et réduit à sa propre Imaginative, le voit-on courir à tout ha-
sard, accostant chacun, flânant partout, mettant aussitôt à profit ce
qu'il rencontre sous sa main. De là des morceaux composites, une
médiocre macédoine de trivialités anecdotiques et d'insinuations
médisantes. Quand les bons mots d'autrui manquent au feuilleton,
quand les histoires scandaleuses lui font défaut, quand son mari-
vaudage n'est pas en veine, il se contente de battre sa phrase, de
TOME IV.
10
146 REVUE DES DEUX MONDES.
pousser sa période, pour arriver au but. M™^ de Girardin , à qui ces
remarques sont loin de s'adresser toutes, dit quelque part, à propos
de ces femmes du monde qui font tout pour ne pas laisser tomber
la conversation dans leur salon : « N'avoir rien à dire chez nous n'est
point une raison pour ne pas parler. » L'auteur des Lettres Pari-
siennes y il faut l'avouer, use quelquefois de la recette; son embarras
alors se trahit. On a un courrier à écrire; la matière manque, il faut
bien s'en tirer par d'ingénieux expédiens. On laisse donc trotter sa
plume avec toute sorte de fantaisies et d'adorables caprices. Quel-
quefois cependant cette plume s'éraille; mal disposée, elle s'oublie,
elle se perd dans les développemens. C'est alors que viennent en
chœur les petites apostrophes, les petites exclamations, les petites
énumérations, les petites invocations, toute une rhétorique gentille,
minaudière, quintessenciée, mais fatigante, et qui n'est, malgré le
précieux de ses déguisemens, que de la rhétorique toute pure. Trop
souvent donc la phrase s'étire et languit, l'idée vient et revient avec
insistance, afin d'atteindre l'étendue prescrite. Cela taquine, et, par
contraste, le mot de M™® de Sévigné ne manque pas de revenir à la
mémoire du lecteur : « Mes pensées, mon encre, ma plume, tout
vole. y> Cette faculté-là fait peut-être envie au feuilleton, mais elle
lui manque. — Malgré nos réserves, nous conviendrons sans peine
que le courrier de Paris représente le feuilleton fashionable dans sa
fleur. Si virile, en effet, que veuille se faire la main d'une femme,
elle est toujours sûre de retrouver, à certains momens , la grâce et
la déhcatesse.
Aujourd'hui, ces feuilles éparses reparaissent, signées tout au
long, sous forme de livre et avec le titre nouveau de Lettres Pari-
siennes. Le galant pseudonyme de vicomte de Zaw/ia?/ n'avait pas été
long-temps un mystère, et d'ailleurs, rien qu'à ces colifichets de
mode dont il parlait avec une passion si sincère, rien qu'à le voir
gravement broder sa tapisserie , rien qu'à l'entendre glisser un mot
en passant sur sa longue chevelure dorée, on devinait quelque mas-
carade, on entrevoyait, sous le rouge et les mouches, des traits
fortpeumascuhns. Ce demi-jour pourtant, cette publicité inavouée,
semblaient, de la part d'une femme et dans une carrière si tumul-
tueuse, un reste heureux de réserve, un dernier hommage au bon
goût; mais l'amour de l'arène, la passion du cirque, l'ont à la fin
emporté. L'auteur des Lettres Parisiennes n'y tenait plus; il lui fal-
lait absolument se déclarer et prendre à son propre compte les tro-
phées militaires du vicomte Charles de Launay. Arrière donc nos
LETTRES PARISIENNES. 147
fausses allures de gentilhomme ! Entrant bravement dans la critique,
comme Louis XIV au parlement, nous tapons vivement du pied,
non plus avec nos bottes à l'écuyère , mais avec les mules les plus
mignonnes du monde. On l'imagine d'ailleurs , nous continuons à
parler de nous-même au masculin, et c'est pour cela qu'il faut gar-
der à la main cette grosse cravache, aussi peu lourde à porter, vrai-
ment, que le plus petit éventail d'ivoire.
Ces feuilles légères auront-elles encore , ainsi réunies et rappro-
chées, le succès piquant qu'elles obtinrent une à une^, à mesure
que l'auteur les disséminait, sans avoir l'air d'y penser, à mesure
que ses doigts distraits les roulaient avec coquetterie? Nous n'osons
l'espérer pour M"'^ de Girardin. Bouquet fané, parfum éventé, dé-
bris du bal de la veille, le nuage brillant qui passe, l'éclair qui sil-
lonne un instant l'horizon , la vague qui s'élève et se brise, le geste
animé de l'orateur que le sténographe oublie, l'oiseau qui vole, le
sourire mourant sur une jolie bouche, voilà quelque peu l'histoire
des Lettres Parisiennes, l'histoire de tout ce qui n'a pas de lende-
main. On peut, sans pédantisme, dire son mot latin au vicomte :
c'est une licence qu'il se donne lui-môme. Or, Juvénal parle quelque
part d'une femme à qui il fallait des petits faits, des bruits, des nou-
velles à toute force; quand il n'y en avait pas, elle en inventait :
Famam rumoresque illa récentes
Excipit ad portas; quosdam facit...
Assurément il n'y avait pas de courrier de Borne, quoiqu'il y eût, dit--
on, des journaux romains; mais le portrait de cette créature inquisi-
tive, curieuse, âpre aux nouvelles, comme dit M"'^ du Deffand, n'est-
ce pas un peu celui de la femme qui se risque à rédiger la chronique
mondaine et les commérages d'une grande ville? L'esprit a été pro-
digué dans les Lettres Parisiennes, l'esprit y est perdu, parce qu'il
n'est presque jamais naturel. M'"^ de Girardin a quelque part un joli
mot sur les enfans qui s'aperçoivent qu'on les regarde jouer, et qui
exagèrent aussitôt leurs gentillesses. Cette réflexion est la meilleure
critique qu'on puisse faire de son livre. Si je ne m'abuse, c'est l'au-
teur lui-même qui dit encore à un autre endroit : « Nous n'admet-
tons aucune prétention. » A ce compte, il faudrait repousser l'ou-
vrage presque tout entier, car les rides viennent vite à des grâces si
passagères, et bientôt il ne reste précisément que des mines et des
prétentions.
Joseph de Maistre dit que le propre de la conversation est de parler,
10.
148 REVUE DES DEUX MONDES.
dans le môme quart d'heure, de l'existence de Dieu et de l'Opéra-
Comique. Les Lettres Parisiennes n'ont pas cette variété discur-
sive : c'est bien une suite de conversations faciles, mais où les
bluettes, les babillages, les inutilités, tiennent presque exclusivement
la place. Vous l'avouez spirituellement, vous êtes le juif errant de
la frivolité. Résumer les Lettres Parisiennes^ dire ce qu'elles contien-
nent, les suivre dans leurs infinis détours, serait une gageure impos-
sible. On fixerait plutôt le pli fugitif qui ride la surface de l'étang, on
arrêterait plutôt au passage le rayon qui fait jouer dans l'air mille
atomes diaprés. Ces riens se dérobent à la critique, ces brillantes
paillettes sont si menues, qu'elles s'échappent sous le poinçon. Com-
ment voulez-vous disséquer ces périodes sautillantes sur les capotes
de satin blanc et sur la révolution de Portugal? Vous parlez si genti-
ment de cette robe de mousseline, que le désir, sans qu'on y pense,
vient de vous en voir parée : elle vous siéerait, ce semble, à ravir, et
peut-être qu'elle serait là mieux encore et plus coquettement tirée
qu'elle ne le paraît dans vos jolies phrases. Voilà l'inconvénient d'être
femme et d'écrire; quand vous récitez vos vers, vous avez envie qu'on
dise : «Cela est beau, » tandis qu'on est toujours tenté de vous dire :
« C'est vous , qui êtes belle ! » Ce qui n'empêche pas au surplus les
tirades contre la pluie, les bouderies à l'automne, les petites moues
au printemps, de tenir fort élégamment leur place dans les Lettres
Parisiennes. Tout cela vraiment est raconté avec verve, et souvent
Camille sait n'effleurer que du bout des pieds cette blonde moisson
d'épis dont les glaneurs demain retrouveront à peine les restes. Le
malheur est que la mode courante soit d'une si absolue indifférence
pour les modes des années enfuies. Sans doute cela est dit à mer-
veille, et on ne saurait mieux parler des charmans bonnets de l'an
passé; mais (ne Ta vouez-vous pas vous-même?) a à distance tous les
bonnets se ressemblent. » C'est précisément la réflexion que se fera
le public : le public lira vos railleurs feuilletons, si vous en laissez
encore tomber de votre plume dédaigneuse; mais peut-être vous
priera-t-il de lui épargner ceux de la veille.
M'"'' de Girardin donne tant de conseils aux autres, et les applique
si vertement, qu'elle nous en permettra deux ou trois en finissant.
Nous ne cacherons rien de notre pensée. Il y a trois choses, selon
nous, qui vont encore moins bien à une femme que le métier de
critique et de journaliste, c'est la prétention, la politique et l'esprit
de rancune. Or, je ne suis pas sûr que les Lettres I^arisiennes soient
complètement à l'abri de ces difi'érens griefs.
LETTRES PARISIENNES. 149
Oui , il y a de la prétention , et s'il s'agissait encore du vicomte de
Launay, je me risquerais à dire que cette prétention et cette morgue
touchent quelquefois (le mot est bien dur) à la fatuité. Eh! mon
Dieu! vous en aviez quelque peu conscience, quand vous écriviez :
« La France est la patrie de la fatuité. » Il ne s'agit, j'aime à le croire,
que de la France des Lettres Parisiennes, Lorsqu'à propos du duc de
Bordeaux, on répète avec affectation : « Nous étions ensemble à
Rome... je lui ai souvent entendu dire...; » lorsqu'on parle de quinze
ou vingt demandes d'audience qui vous arrivent chaque jour, et
qu'on ne trouve le loisir de refuser que par l'intermédiaire du
journal ; lorsqu'en s'occupant de la presse , on s'écrie : « Notre mis-
sion est de la détrôner...; » lorsqu'on n'hésite pas à écrire sérieuse-
ment : « .... le triomphe de nos idées...; » lorsqu'en décrivant un
bureau de poste, on a bien soin d'ajouter qu'on y jetait une réponse
à Lamartine; lorsqu'enfm on a de petits airs méprisans qui se glis-
sent dans les moindres phrases, je dis que vous pouvez donner à
tout cela le nom que vous voudrez, mais que ce n'est pas précisé-
ment de la simplicité.
Oui, vous avez beau dire, du haut du journal, la politique s'in-
IHtre dans vos badins feuilletons, et à l'accent fort peu mondain que
vous prenez, on reconnaît trop l'influence perfide du voisinage. Il y
a là, entre autres, sur les deux noms les plus célèbres de la chambre,
des pages plus qu'acrimonieuses , et qui eussent trouvé leur vraie
place dans les premier-Paris de la coalition. Effacer ces blessans sou-
venirs nous eût paru de meilleur goût. L'auteur trouve la politique
des journaux «fort ennuyeuse à lire. » Nous craignons qu'on ne soit
précisément du même avis en lisant la sienne. Peut-être ira-t-on jus-
qu'à se rappeler cette phrase légèrement impertinente du courrier de
Paris : « En général nous n'aimons pas la politique des chiffons. »
Nous sommes trop courtois pour aller jusque-là.
Oui enfin , quoique plus d'une page ait été à bon droit rayée, il
reste encore dans les Lettres Parisiennes trop de traces de ces petites
vengeances, finement et résolument accomplies, qui montrent que le
vers des Orientales n'est pas oublié :
U faut des perles au poignard.
C'est, il est vrai, plutôt une épingle qu'un poignard, mais une épingle
bien ferme, bien affilée. M. le duc d'Orléans tue de fort loin un cerf
dans une chasse de Chantilly, et l'on remarque à ce propos qu'il n'a
la vue basse que dans un salon : petite rancune sans doute pour un
salut oublié. Je pourrais citer d'autres exemples; mais il faudrait
150 REVUE DES DEUX MONDES.
faire ce que l'auteur des Lettres Parisiennes fait beaucoup trop,
aborder les noms propres.
Il est temps d'ailleurs de mettre un terme à un genre de remarques
que je regrette, et que j'aurais voulu voir plus littéraires. Là où
M""' de Girardin excelle, et où on ne saurait trop la louer, c'est dans
les esquisses légères , dans les récits d'anecdotes allégoriques , dans
les tableaux railleurs. Il y a deux ou trois morceaux, comme le conte
du courrier bigame, comme l'élégie sur la disparition ^m passant y qui
sont, dans ce genre , de petits chefs- d'oeuvre tels que les eût écrits
un Addison mêlé de Swift. Tout cela , de plus, est d'un style indus-
trieux, net, aiguisé. Malheureusement ce ton-là n'est pas continu.
Quel effet feront à distance les Lettres Parisiennes? Pourra-t-on
jamais croire qu'une femme spirituelle et douée se soit ainsi jetée,
de gaieté de cœur, dans les hasards les plus scabreux de la polé-
mique courante? Qui sait? Peut-être un jour quelque bibliographe,
curieux et paradoxal, s'imaginera que c'est là une perfidie envers
l'aimable écrivain, et que cette correspondance, toute signée qu'elle
soit , a bien pu être imprimée à son insu , comme il est arrivé à
Bussy pour sa Gaule Amcmreuse, Certes , on a soutenu des thèses
plus invraisemblables, et si j'étais un érudit de l'avenir, un érudit des
temps calmes et reposés , je me ferais fort de m'en tirer avec hon-
neur. Les bonnes raisons, les raisons de convenance et de probabi-
lité, ne me manqueraient pas. Au besoin, j'aurais recours au livre
lui-même, et j'en extrairais victorieusement la phrase que voici :
<( Ohl les femmes, les femmes ! elles ne comprennent point leur voca-
tion, elles ne savent point que leur premier intérêt, leur premier
devoir est d'être séduisantes.» En matière d'érudition, un texte
mène loin : M. Letronne reconstruit des dynasties tout entières avec
quelques lignes tronquées d'une inscription égyptienne. Ma citation
en main, il ne me serait donc pas difficile d'induire que, comme
rien n'est moins séduisant qu'une femme satirique , la femme qui a
écrit les Lettres Parisiennes était trop séduisante et comprenait trop
bien son rôle pour les avoir publiées.
Voilà peut-être le parti que nous prendrions dans l'avenir. Dans le
présent, il nous suffira de répéter le mot si vrai de M""^ de Girardin :
(( Quoi de plus charmant qu'une fleur qui se cache dans un champ
de blé ! » Oui , fût-ce un simple bluet , je préfère son modeste arôme
à tous les parfums que jette au passant, que disperse au vent de la
route la rose épineuse des haies.
F, DE Lagenevais.
LE MIE PRIGIONI
On dit : — « triste comme la porte
c( D'une prison, » —
Et je crois, le diable m'emporte ,
Qu'on a raison.
D'abord, pour ce qui me regarde,
Mon sentiment
Est qu'il vaut mieux monter sa garde,
Décidément.
Je suis, depuis une semaine.
Dans un cachot ,
Et je m'aperçois avec peine
Qu'il fait très chaud.
Je vais bouder à la fenêtre,
Tout en fumant ;
Le soleil commence à paraître
Tout doucement.
C'est une belle perspective.
De grand matin ,
Que des gens qui font la lessive.
Dans le lointain.
152 REVUE DES DEUX MONDES.
Pour se distraire, si Ton bâille,
On aperçoit
D'abord une longue muraille,
Puis un long toit.
Ceux à qui ce séjour tranquille
Est inconnu
Ignorent l'effet d'une tuile
Sur un mur nu.
Je n'aurais jamais cru moi-même,
Sans l'avoir TU,
Ce que ce spectacle suprême
A d'imprévu.
Pourtant les rayons de l'automne
Jettent encor
Sur ce toit plat et monotone
Un réseau d'or.
Et ces cachots n'ont rien de triste,
Il s'en faut bien;
Peintre ou poète, chaque artiste,
Y met du sien.
De dessins, de caricatures,
Ils sont couverts.
Çà et là quelques écritures
Semblent des vers.
Chacun tire une rêverie
De son bonnet;
Celui-ci, la vierge Marie,
L'autre un sonnet.
Là, c'est Madeleine en peinture.
Pieds nus, qui lit;
Vénus rit sous la couverture,
Au pied du lit.
LE MIE PRIGIONI. 153
Plus loin, c'est la Foi, l'Espérance,
La Charité ,
Grands croquis faits à toute outrance,
Non sans beauté.
Une Andalouse assez gaillarde,
Au cou mignon.
Est dans un coin qui vous regarde
D'un air grognon.
Celui qui fit, je le présume ,
Ce médaillon
Avait un gentil brin de plume
A son crayon.
Le Christ contemple Louis-Philippe
D'un air surpris;
Un bonhomme fume sa pipe
Sur le lambris.
Ensuite vient un paysage
Très compliqué,
Oii l'on voit qu'un monsieur très sage
S'est appliqué.
Dirai-je quelles odalisques
Les peintres font ,
A leurs très grands périls et risques ,
Jusqu'au plafond?
Toutes ces lettres effacées
Parlent pourtant;
Elles ont vécu, ces pensées.
Fût-ce un instant.
Que de gens , captifs pour une heure ,
Tristes ou non,
Ont, à cette pauvre demeure.
Laissé leur nom !
Î5i. REVUE DES DEUX MONDES.
Sur ce vieux lit où je rimaille
Ces vers perdus,
Sur ce traversin où je bâille
A bras tendus ,
Combien d'autres ont mis leur tête.
Combien ont mis
Un pauvre corps, un cœur honnête
Et sans amis I
Qu'est-ce donc? En rêvant à vide
Contre un barreau ,
Je sens quelque chose d'humide
Sur le carreau.
Que veut donc dire cette larme
Qui tombe ainsi ,
Et coule de mes yeux sans charme
Et sans souci?
Est-ce que j'aime ma maîtresse?
Non, par ma foi!
Son veuvage ne l'intéresse
Pas plus que moi.
Est-ce que je vais faire un drame?
Par tous les dieux ,
Chanson pour chanson, une femme
Vaut encor mieux.
Sentirais-je quelque ingénue
Velléité
D'aimer cette belle inconnue,
La Liberté?
On dit, lorsque ce grand fantôme
Est verrouillé,
Qu'il a l'air triste comme un tome
Dépareillé.
LE MIE PRIGIONI. 155
Est-ce que j'aurais quelque dette?
Mais, Dieu merci,
Je suis en lieu sûr; on n'arrête
Personne ici.
Cependant cette larme coule,
Et je la vois
Qui brille en tremblant, et qui roule
Entre mes doigts.
Elle a raison , elle veut dire :
Pauvre petit,
A ton insu ton cœur respire
Et t'avertit
Que le peu de sang qui l'anime
Est ton seul bien.
Que tout le reste est pour la rime,
Et ne dit rien.
Mais nul être n'est solitaire,
Même en pensant,
Et Dieu n'a pas fait pour te plaire
Ce peu de sang.
Lorsque tu railles ta misère
D'un air moqueur.
Tes amis, ta sœur et ta mère
Sont dans ton cœur.
Cette pâle et faible étincelle
Qui vit en toi.
Elle marche, elle est immortelle,
Et suit sa loi.
Pour la transmettre, il faut soi-même
La recevoir.
Et l'on songe à tout ce qu'on aime
Sans le savoir.
Alfred de Musset.
20 septembre.
CHRONIQUE DE LA QUINZAINE,
30 septembre 1843.
Athènes a été le théâtre d'une révolution qui paraît s'être accomplie dans
quelques heures, et qui n'a laissé aucune trace sanglante de son rapide pas-
sage. C'est une pétition que les Grecs ont présentée auroiOthon d'une façon
quelque peu péremptoire; le roi a formellement promis une constitution ; un
nouveau ministère a été nommé; les Grecs ont battu des mains, et chacun
est rentré dans ses foyers.
Il paraît que la manifestation ou coup de main qui se préparait n'était un
secret pour personne, que la conspiration se formait sur la place publique,
que toutes les opinions, que tous les partis y jouaient un rôle, que le roi seul
ne connaissait pas, ne répétait pas le drame dont il devait cependant être un
des acteurs principaux. C'est ainsi en effet que les choses se passent lorsque
le pouvoir s'emprisonne, pour ainsi dire, dans une idée qui lui est entière-
ment personnelle; il n'a plus ni yeux ni oreilles pour tout ce qui est en de-
hors de lui-même; il ne voit plus le pays. Si ce pouvoir est en même temps
faible et désarmé, il n'ouvre les yeux que pour signer les lois qu'une révolu-
tion lui impose.
Nous ne savons pas si les Grecs sont suffisamment préparés au régime
constitutionnel , à la monarchie représentative, à ce gouvernement qui est
essentiellement un gouvernement d'agitations, de débats, de balancement et
de transactions. Le peuple grec trouvera-t-il en lui-même assez d'élémens
d'ordre et de stabilité pour renfermer dans de justes limites les mouvemens
d'une politique nécessairement vive et irritante? Il est permis d'en douter. On
peut craindre ces habitudes encore récentes de dissimulation et de révolte,
d'audace et de servilité, qu'avaient dû faire naître le long despotisme des
Turcs et les intrigues du Phanar. Ajoutons la puissance de l'esprit municipal, ,^
REVUE — CHRONIQUE. 157
les autipathies de peuplade à peuplade : c'est peut-être là le côté par lequel les
Grecs modernes ressemblent trop aux Grecs anciens; ajoutons aussi la pré-
tention qu'auront sans doute les jeunes Grecs, les élèves de nos universités,
d'appliquer du premier coup à leur pays les institutions des états les plus
avancés de l'Europe, et reconnaissons que les élémens de trouble et de dés-
ordre ne manqueront pas dans ce petit royaume, que le christianisme a fondé,
et qu'il doit maintenir à tout prix. La Grèce a besoin d'un pouvoir central ,
d'un pouvoir organisateur, éclairé et fort. Si ce pouvoir lui manque, elle peut
lire son avenir dans les annales contemporaines de l'Espagne et de l'Amé-
rique du Sud , avec cette différence toutefois que la Grèce n'aurait , pour se
faire respecter, malgré ses désordres, ni la vaste barrière de l'Océan , ni la
vieille grandeur de l'Espagne. Née d'une conférence, la Grèce turbulente,
divisée, désordonnée, inquiétante pour l'Europe, pourrait disparaître au
souffle d'une conférence. Elle qui était l'espérance de la chrétienté en Orient
pourrait se trouver abaissée jusqu'aux misères d'un hospodarat. Que les
Grecs n'oublient pas que leur indépendance n'est pas du goût de tout le
monde, et que peut-être il est plus d'un homme en Grèce même qui, sous le
masque du patriotisme, n'aspire qu'à un grand asservissement . Les Grecs
ont mérité l'estime, l'admiration de l'Europe dans une lutte mémorable sur
le champ de bataille; il leur reste de les mériter également dans les conseils
de la nation. Ils ont à prouver que les rares aptitudes dont la Providence les
a doués, ils peuvent les faire servir au salut de leur pays en y organisant un
gouvernement libre et fort, énergique et prudent, un pouvoir qui se partage
sans s'affaiblir, et dont la responsabilité ne devienne pas une cause de pusil-
lanimité et d'inaction.
Si nos espérances et nos craintes se balancent dans une certaine mesure à
l'endroit de la Grèce, la justice ne nous commande pas moins de reconnaître
que la dernière révolution n'a été que la conséquence des fautes du gouver-
nement du roi Othon. Singulier système! Une constitution avait été promise
aux Grecs, et un gouvernement nouveau, un gouvernement d'hier, un gouver-
nement sans force, sans antécédens, sans gloire, imaginait de pouvoir impu-
nément, indifféremment éluder ces promesses! — La Prusse n'a pas donné
la constitution promise aux hommes de 1814. — La comparaison serait par
trop é^trange. Qu'on songe donc aux liens qui s'étaient formés , et dans la
bonne et dans la mauvaise fortune, entre le peuple prussien et son vieux roi.
D'ailleurs, si Frédéric-Guillaume refusait au peuple la constitution, il ne lui
refusait pas un bon gouvernement, une administration active, économe,
éclairée; en fait, la Prusse est un des pays les mieux gouvernés du monde; ce
qui inanque en Prusse, ce sont les garanties, les garanties du bien qui existe.
En Grèce, au contraire, on refusait la constitution et on ne gouvernait pas;
c'est la manière la plus polie de dire comment on gouvernait : c'était trop.
Dans les pays qui ont quelque sentiment de leurs forces et de leurs droits,
le moins qu'on puisse faire, c'est de se résigner à les bien administrer et à
leur faire oublier les charmes de la liberté dans les douceurs du bien-être.
158 REVUE DES DEUX MONDES.
Les Grecs n'avalent qu'une monarchie plutôt impuissante qu'absolue, un
despotisme désarmé, beaucoup de dettes, et la liberté de la presse. Quel
amalgame !
Certes, la nuit du 14 septembre n'a pas élevé et consolidé le trône de
Grèce. L'histoire nous dit assez combien il est difficile de rendre tout son
éclat, tous ses prestiges à une royauté vaincue. C'est là le côté déplorable de
ces révolutions; elles rendent souvent impossibles les résultats qu'elles se
proposent d'obtenir. La royauté peut transiger avec honneur; mais si elle a
été obligée de rendre les armes, que lui restera-t-il.? Il faut alors la recon-
stituer en quelque sorte; c'est une résurrection à accomplir, résurrection
lente, difficile, et qui réclame tous les soins de l'homme d'état le plus con-
sommé. Quoi qu'il en soit, et malgré les énormes difficultés de la situation,
on l'a dit avec raison, et nous partageons entièrement cet avis, le roi Othon
a sagement fait en souscrivant aux vœux du pays plutôt que de lui opposer
la résistance passive d'une abdication. En abdiquant, il aurait, par une sorte
d'égoïsme monarchique, jeté dans une étrange confusion le pays que la
chrétienté lui a confié, le pays qui Fa adopté, qu'il aime sans doute, et
auquel, nous l'espérons, il peut faire beaucoup de bien. Le roi Othon peut
vaincre les difficultés de sa position par ses qualités personnelles, surtout
par la confiance qu'inspire la loyauté de son caractère. On sait que sa parole
est sacrée. La dignité de la couronne, il peut la retrouver tout entière dans
l'accomplissement loyal de ses promesses et dans la fermeté avec laquelle il
saura exercer sa part de pouvoir. C'est la seule voie qui lui reste. Se ré-
tracter serait un acte de légèreté; se croiser les bras et laisser tout aller à la
dérive serait une faiblesse. Il est encore un beau rôle à jouer; au pis-aller, il
faut prouver au monde que, si un gouvernement libre et fort ne peut pas se
fonder en Grèce, la faute n'en est pas à la royauté. Il sera toujours beau d'avoir
essayé de préserver ce sol sacré des intrigues souterraines qui ne cessent de
le miner et des passions déréglées qui peuvent d'un instant à l'autre y faire
explosion.
L'affaire de notre consul à Jérusalem est honorablement terminée. Il y
avait là deux questions distinctes, le droit d'arborer le pavillon et la répara-
tion des outrages faits au consulat de France. Dans l'empire ottoman, le droit,
pour les consuls, d'arborer le pavillon national ne va pas de soi; il est réglé
par les capitulations particulières à chaque nation. On sait que les Turcs
commencent à peine à se placer sous l'empire du droit commun en fait de
relations internationales. Dans les capitulations avec la France, le droit d'ar-
borer le pavillon était reconnu pour les consulats français depuis long-temps
établis, et le consulat de Jérusalem est une institution toute récente. Mais
une convention postérieure aux capitulations accorde à la France le traite-
ment de la nation la plus favorisée. Or, la Russie, dans les traités qu'elle a
su imposer à la Porte, a stipulé pour tous ses consuls le droit d'arborer le pa-
villon national. En fait, cependant, il paraît qu'aucun autre consul que le
consul de France n'avait encore arboré le pavillon national dans la ville sainte,
REVUE. — CHRONIQUE. 159
dans la ville où la susceptibilité musulmane est la plus éveillée, à Jérusalem.
C'est sur ces bases que la question diplomatique pouvait se débattre entre la
Porte et la France, si la Porte eût jugé à propos de contester le droit de notre
consul, et de demander au gouvernement français de ne rien innover. Le gou-
vernement français aurait, nous le pensons, mis facilement en lumière son
droit, et il ne serait resté, entre les deux pays, qu'une de ces questions de
bonne politique et d'opportunité que chaque gouvernement résout selon les
circonstances et la nature des intérêts qu'il lui convient de faire prévaloir.
Une fois le droit maintenu, ce n'est plus qu'une question de prudence et
d'habileté que de savoir s'il le faut exercer immédiatement et à la rigueur,
ou s'il convient mieux de le laisser quelque peu sommeiller.
La populace de Jérusalem, dont le fanatisme paraît avoir été excité d'abord
par ces mêmes autorités turques qui ont essayé ensuite, et trop tard, d'en
réprimer les emportemens, n'a pas laissé à la diplomatie le soin de résoudre
la difficulté. On connaît les excès auxquels elle s'est livrée, et pour ces excès,
quelque opinion qu'on pût avoir d'ailleurs sur le fait du consul et sur le droit
de la France, une réparation éclatante était due par la Porte. Cette réparation
a été obtenue. Elle ne se borne pas au châtiment de quelques obscurs fana-
tiques, victimes peut-être des perfides suggestions des hommes qui auraient
dû les contenir et les éclairer. Elle frappe plus haut. Le pacha de Jérusalem
est destitué. Son successeur se rendra auprès du consul de France pour lui
faire une visite d'excuses. Le pavillon français sera arboré dans le chef-lieu
de la province, et salué par les autorités turques de vingt-un coups de canon,
et cela indépendamment des châtimens réservés aux principaux moteurs et
fauteurs de l'émeute. C'est ainsi que le nom français sera respecté en Orient,
et que la France occupera dans l'esprit des peuples comme dans les négocia-
tions diplomatiques le rang qui lui appartient.
Malgré les criminels efforts des hommes de troubles et de désordre et les
complots d'une poignée à'ayacuchos, les élections se font dans presque toutes
les provinces de l'Espagne avec une parfaite régularité et dans un excellent
esprit. Le parti parlementaire remportera dans la lutte électorale une vic-
toire éclatante; même dans la province de Madrid, le succès lui est assuré.
Selon toutes les probabilités, le parti parlementaire comptera près de deux
cents représentans dans le sein des cortès. C'est la certitude de ce résultat
q^i a jeté la faction dans les excès q,ui la déshonorent et dans des révoltes
qui Sont plus encore des scandales que des dangers. Ce qu'elle voulait, c'était
d'empêcher les élections et la réunion des cortès. On sait que les derniers
flots de cette mer si long-temps agitée par les tempêtes politiques viendront
expirer au pied du trône, entouré et soutenu par les représentans du pays.
On voudrait retarder le jour oii l'insurrection et l'émeute n'auront plus ni
excuses ni prétextes. Vains efforts. Le 15 d'octobre approche, et malgré les
violences de Barcelone et les déclamations de Saragosse, les cortès seront
réunies et ne laisseront aux aijacuchos que la honte de leurs coupables tenta-
tives. En attendant, le gouvernement est sur ses gardes et connaît les menées
160 REVUE DES DEUX MONDES.
de ses ennemis, même au sein de la capitale. Les bruits les plus absurdes,
les publications les plus mensongères, les suppositions les plus injurieuses,
rien n'est épargné pour irriter les esprits, pour soulever l'opinion, pour
plonger de nouveau l'Espagne dans toutes les horreurs des discordes civiles.
Le gouvernement déploie dans ces graves circonstances autant de modération
que de fermeté, et il est admirablement secondé par Narvaez. Si le ministère
avait rencontré partout des hommes de cette trempe, les désordres de la Ca-
talogne et de l'Aragon seraient déjà réprimés. Ces mouvemens, qui n'ont
rien de national, n'ont quelque apparence de gravité que par l'étrange mol-
lesse des capitaines-généraux et par les connivences de quelques ayunta^
mîentos.
Au surplus, tout porte à croire à un rapprochement entre l'Angleterre et
la France en ce qui concerne les affaires de la Péninsule. Dès-lors la cause
des partis extrêmes est perdue sans ressource , car les descamisados , les
carlistes, les espartéristes, n'ont point de racines dans le pays; leurs coupa-
bles espérances ne reposaient que sur l'appui et l'influence de l'étranger.
Une fois les cortès réunies et la reine mise en possession du gouvernement,
la question du mariage ne peut pas tarder à trouver une solution. Dans la
situation présente de l'Europe, on peut sans crainte affirmer que le mariage
conclu, la reine Isabelle sera promptement reconnue par les puissances
du Nord. Leur refus n'était qu'un moyen d'action dans cette grave ques-
tion, un moyen de négociation, un équivalent qu'elles tenaient en réserve
pour contrebalancer l'influence de l'Angleterre et de la France. Le mariage
étant conclu, elles n'auraient plus dïntérêt à s'interdire toute relation ami-
cale avec l'Espagne. Ce ne serait plus qu'une bouderie sans but, et qui trou-
nerait au proflt de la France et de l'Angleterre.
Les troubles des légations paraissent se prolonger, et on ne peut assez
déplorer des tentatives qui ne peuvent avoir pour résultat qu'une sévère ré-
pression, des mesures de police de plus en plus vexatoires, et peut-être aussi,
si l'émeute venait à prendre quelque consistance, une invasion de troupes
étrangères. Lorsqu'on songe à tout ce qu'une pareille levée de boucliers a
d'étrange dans la situation présente de l'Europe, on est forcé de se demander
si ces hommes sont dupes d'une illusion ou de quelques perfides sugges-
tions. Espérons, dans leur intérêt et dans l'intérêt de l'Italie, qu'ils ne tar-
deront pas à ouvrir les yeux, et à ne plus fournir des armes à ces polices qui
ne cherchent que des occasions de sévir.
Les Hollandais ne sont pas encore sortis de leurs embarras de finances.
Les états -généraux n'étant pas disposés à accueillir le projet d'un impôt sur
les rentes de l'état, le ministre des finances a donné sa démission , et a été
provisoirement remplacé par le ministre de la justice, qui était opposé à la
mesure proposée par son collègue. Évidemment, le ministre démissionnaire
n'avait pas considéré qu'un impôt sur les rentiers de l'état n'est sans incon-
véniens que là où le crédit public est assis sur des bases inébranlables, et où
les rentes sont presque exclusivement possédées par des nationaux. Partout
REVUE. — CHRONIQUE. 161
ailleurs un impôt de cette nature sera qualifié de banqueroute partielle, et
peut exposer le marché aux plus fâcheuses perturbations, et l'état à des pertes
considérables. Qui peut calculer les effets du discrédit, si, pour une cause
quelconque, un nouvel emprunt était nécessaire? D'ailleurs, serait-il bien
juste de contraindre des étrangers qui ne doivent rien aux Pays-Bas, qui
n'ont en Néerlande ni propriétés ni domicile, de les contraindre, dis-je, à
payer un impôt au gouvernement hollandais, par cela seul qu'ils sont ses
créanciers, qu'ils lui ont prêté leur argent sous la promesse d'un paiement in-
tégral ? Le projet présenté par le ministre chargé provisoirement du portefeuille
des finances ne rencontrera pas les mêmes objections. Il propose une taxe
sur le revenu. Cela frappera sans doute même les rentes, mais les rentes de
ceux qui doivent des impôts au pays. L'impôt sur le revenu est en soi le plus
juste et le plus naturel. Ce que chacun doit à l'état, pour les frais communs
et les dépenses publiques, est une fraction proportionnelle de son revenu,
quelle que soit d'ailleurs la source de ce revenu; la seule exemption admis-
sible serait celle des revenus strictement nécessaires à l'existence du contri-
buable. Si on ne perçoit pas toujours l'impôt directement sur tous les revenus,
c'est que rien n'est plus difficile que de connaître au juste le revenu de chaque
personne imposée, et d'éviter les estimations arbitraires ou les fraudes. L'as-
siette de l'impôt sur le revenu, pour être tant soit peu équitable, exige des
investigations, des précautions qui, dans la plupart des pays, seraient diffi-
cilement supportées, tant elles paraissent injurieuses et vexatoires. Toujours
est-il que dans quelques pays on se résigne à cette nature d'impôt. La législa-
ture des Pays-Bas n'a pas encore déterminé le mode de perception : le prin-
cipe seul paraît devoir être admis d'abord. Si un mode raisonnable est ensuite
adopté, les Hollandais auront, en définitive, choisi le moyen le plus simple
et le plus direct de rétablir l'équilibre dans leur budget.
Pour ramener le public aux questions politiques et l'arracher à ses préoc-
cupations industrielles, on a essayé ces jours derniers d'une déclaration col-
lective contre l'armement des fortifications de Paris. Le moyen était singu-
lièrement choisi ! Les fortifications ne sont pas achevées; aucun crédit n'a été
demandé et ne le sera, dans cette session du moins, pour cet armement,
et on voudrait que le pays, dès aujourd'hui, se préoccupât de cette question,
s'alarmât de cette dépense et jetât les hauts cris contre une loi qui n'existe
pas encore, même comme projet! Il est arrivé ce qu'il était facile de prévoir.
Le pays n'a pas prêté la moindre attention à des déclamations qui étaient
pour le moins fort intempestives. Il est sans doute naturel que tous ceux
qui, par un motif quelconque, ne voulaient pas des fortifications de Paris,
cherchent aujourd'hui encore tous les moyens de rendre ces grands travaux
parfaitement inutiles; ils en voteraient la destruction avec les deux mains.
Pour ceux au contraire qui, comme nous, attachent un grand prix à l'en-
ceinte fortifiée de la capitale, la question de l'armement, question qu'il fau-
dra sans doute vider en son temps, sera la plus simple des questions, car
rien ne serait plus stupide que d'avoir dépensé cent quarante millions uni-
TOME IV. —SUPPLÉMENT. 11
162 BK\TJE DES DEUX MONDES.
quement pour entourer Paris d'une promenade bastionnée; des fortifications
désarmées ne sont que des murs et des fossés; au lieu de repousser ou de
contenir l'ennemi , elles lui offrent un moyen de s'établir fortement dans le
pays.
Des fortifications sans artillerie, c'est comme un militaire sans baïonnette,
ni sabre, ni cartouches; c'est encore un homme, mais ce n'est plus un soldat.
Attendre une guerre de coalition, une menace d'invasion pour songer à l'ar-
mement de Paris, serait une dérision et un crime, car qui ne sait qu'un an
ne suffirait pas, s'il fallait tout faire, si rien n'existait, si rien n'était préparé?
Mais il en est des forteresses à peu près comme des vaisseaux de ligne; il y
a l'état de guerre et l'état de paix, l'armement et la disponibilité. Il est sans
doute fort inutile en pleine paix que le matériel soit placé comme si l'en-
nemi se rassemblait déjà au-delà du Rhin, et que les chances de la guerre
pussent tout à coup lui ouvrir la route de Paris; mais il serait trop étrange
qu'une grande guerre venant par aventure à éclater, il n'y eût pas de maté-
riel pour armer la capitale fortifiée; il serait par trop étrange qu'on ne pût
pas dans quatre ou cinq semaines, dans deux mois au plus, la mettre en
état de défense. Ceux qui ont voté la loi de 1841 auraieut-iis donc joué une
comédie ? Nous sommes loin de le penser.
REVUE LITTERAIRE.
I. — Notice sur m. guy-marie déplace, suivie de sept lettres inédites
DU comte JOSEPH DE MAiSTKE , par M. F. Z. Collombet.
II. — Soirées de rothaval, ou réflexions sur les intempérances
PHILOSOPHIQUES DU COMTE JOSEPH DE MAISTRE.'
Dans l'article sur Joseph de Maistre , inséré le 1"^ août dernier, il a été
parlé d'un savant de Lyon , respectal)le et modeste, auquel l'illustre auteur
du Pape avait accordé toute sa confiance sans l'avoir jamais vu, qu'il aimait
à consulter sur ses ouvrages, et dont, bien souvent, il suivit docilement les
avis. Cet homme de bien et de bon conseil, que nous ne nommions pas, venait
précisément de mourir le 16 juillet dernier, et aujourd'hui, un écrivain lyon-
nais, bien connu par ses utiles et honorables travaux, M. Collombet, nous
donne une biographie de M. Déplace , c'était le nom du correspondant de
M. de Maistre. Les pièces qui y sont produites montrent surabondannnent
que nous n'avions rien exagéré , et elles ajoutent encore des traits précieux
à l'intime connaissance que nous avons essayé de donner du célèbre écrivain.
Disons pourtant d'abord que M. Déplace, né à Roanne en 1772, était de
ces hommes qui, pour n'avoir jamais voulu quitter le second ou même le troi-
sième rang, n'en apportent que plus de dévouement et de services à la cause
qu'ils ont embrassée. Celle de M. Déplace était la cause même, il faut le dire.
(1) Deux vol. in-«o^ Lyon.
REVUE. — CHllOMQÙE. 163
des doctrines monarchiques et religieuses, entendues comme le faisaient les
Bonald et ces chefs premiers du parti : il y demeura fidèle jusqu'au dernier
jour. Il appartenait à cette génération que la révolution avait saisie dans sa
fleur et décimée, mais qui se releva en 1800 pour restaurer la société par
l'autel. Il fonda une maison d'éducation, forma beaucoup d'élèves, et écrivit
des brochures ou des articles de journaux sous le voile de l'anonyme et seu-
lement pour satisfaire à ce qu'il croyait vrai. Il avait défendu contre la cri*
tique d'Hofman des Débats le beau poème des Martyrs^ et plus tard, en 1826,
il attaqua M. de Chateaubriand pour son discours sur la liberté de la presse.
M. Déplace prêtait souvent sa plume aux idées et aux ouvrages de ses amis;
pour lui, il ne chercha jamais les succès d'amour-propre, et je ne saurais
mieux le comparer qu'à ces militaires dévoués qui aiment à vieillir dans les
honneurs obscurs de quelque légion : c'est le major ou le lieutenant-colonel
d'autrefois, cheville ouvrière du corps, et qui ne donnait pas son nom au
régiment. On lui attribue la rédaction des Mémoires du général Canuel , et
même celle du Foyage à Jérusalem du Père de Géramb. Mais son vrai titre,
celui qui l'honorera toujours, est la confiance que lui avait accordée M. de
Maistre, et la déférence, aujourd'hui bien constatée, que l'éminent écrivain
témoignait pour ses décisions.
L'extrait de correspondance qu'on publie porte sur le livre du Pape et sur
celui de Y Église gallicane, qui en formait primitivement la V*' partie et que
l'auteur avait fini par en détacher. L'avant-propos préliminaire en tête du
Pape est de M. Déplace : « Mais que dites-vous, monsieur, de l'idée qui m'est
a venue de voir à la tête du livre un petit avant-propos de vous ? Il me semble
« qu'il introduirait fort bien le livre dans le monde, et qu'il ne ressemblerait
« point du tout à ces fades avis d'éditeur fabriqués par l'auteur même , et
« qui font mal au cœur. Le vôtre serait piquant parce qu'il serait vrai. Vous
« diriez qu'une confiance illimitée a mis entre vos mains l'ouvrage d'un auteur
« que vous ne connaissez pas, ce qui est vrai. En évitant tout éloge chargé,
« qui ne conviendrait ni à vous ni à moi, vous pourriez seulement recom-
a mander ses vues et les peines qu'il a prises pour ne pais être trivial dans un
« sujet usé, etc., etc. Enfin, monsieur, voyez si cette idée vous plaît : je n'y
« tiens qu'autant qu'elle vous agréera pleinement. »
Et dans cette même lettre datée de Turin, 19 décembre 1819, on lit : « On
« ne saurait rien ajouter, monsieur, à la sagesse de toutes les observations
« que vous m'avez adressées, et j'y ai fait droit d'une manière qui a dû vous
« satisfaire, car toutes ont obtenu des efforts qui ont produit des améliora-
« tious sensibles sur chaque point. Quel service n'avez-vous pas rendu au
« feu pape Honorius, en me chicanant un peu sur sa personne ? En vérité
" l'ouvrage est à vous autant qu'à moi, et je vous dois tout, puisque sans vous
« jamais il n'aurait vu le jour, du moins à son honneur. » M. de Maistre
revient à tout propos sur cette obligation , et d'une manière trop formelle
pour qu'on n'y voie qu'un remercîment de civilité obligée. Il va, dans une
de ses lettres (18 septembre 1820), après avoir parlé des arrangemens pris
iGÏ REVUE DES DEUX MOxNDES.
avec le libraire, jusqu'à offrir à M. Déplace, avec toute la délicatesse dont il
est capable, U7i coupon dans le prix qui lai est dû : « Si j'y voyais le moindre
«i danger, certainement, monsieur, je ne m'aviserais pas de manquer à un
« mérite aussi distingué que le vôtre, et à un caractère dont je fais tant de
« cas , en vous faisant une proposition déplacée ; mais , je vous le répète ,
« vous êtes au pied de la lettre co-propriétaire de l'ouvrage, et en cette qua-
«lité vous devez être co-partageant du prix... » M. Déplace refuse, comme
on le pense bien , et d'une manière qui ne permet pas d'insister; mais les
termes mêmes de l'offre peuvent donner la mesure de l'obligation, telle que
Festimait M. de Maistre.
En supposant qu'il se l'exagérât un peu, qu'il accordât à son judicieux et
savant correspondant un peu trop de valeur et d'action, on aime à voir cette
part si largement faite à la critique et au conseil par un esprit si éminent et
qui s'est donné pour impérieux. Tant de gens, qui passent plutôt pour éclec-
tiques que pour absolus, se font tous les jours si grosse, sous nos yeux, la
part du lion, quia nominor ko, que c'est plaisir de trouver M. de Maistre à
ce point libéral et modeste. M. Déplace avait un sens droit , une instruction
ecclésiastique et théologique fort étendue ; il savait avec précision l'état des
esprits et des opinions en France sur ces matières ardentes; il pouvait don-
ner de bons renseignemens à l'éloquent étranger, et tempérer sa fougue là
où elle aurait trop choqué, même les amis : motos componere Jluctus. Quant
à écrire de pareille encre et à colorer avec l'imagination , il ne l'aurait pas
su; mais il y a deux rôles : on a trop supprimé, dans ces derniers temps, le
second.
Il faudrait pourtant y revenir. C'est pour avoir supprimé ce second rôle,
celui du conseiller, du critique sincère et de l'homme de goût à consulter,
c'est pour avoir réformé, comme inutiles, l'Aristarque, le Quintilius et le
Fontanes, que l'école des modernes novateurs n'a évité aucun de ses défauts.
Il y a là-dessus d'excellentes et simples vérités à redire; j'espère en reparler
à loisir quelque jour. Qu'est-il arrivé, et que voyons-nous en effet? On a lu ses
œuvres nouvellement écloses à ses amis ou soi-disant tels, pour être admiré,
pour être applaudi, non pour prendre avis et se corriger; on a posé en principe
commode que c'était assez de se corriger d'un ouvrage dans le suivant. M. de
Chateaubriand et M. de Maistre n'ont pas fait ainsi : le premier, dans les
Jeunes œuvres qui ont d'abord fondé sa gloire, a beaucoup dû (et il l'a pro-
clamé assez souvent) à Fontanes, à Joubert, à un petit cercle d'amis choisis
qu'il osait consulter avec ouverture, et qui, plus d'une fois, lui ont fait refaire
ce qu'on admire à jamais comme les plus accomplis témoignages d'une telle
muse. Mais ceci demanderait toute une étude et une considération à part :
l'admirable docilité de l'un, la courageuse franchise des autres, offriraient
un tableau déjà antique, et prêteraient une dernière lumière aux préceptes
consacrés. Aujourd'hui c'est M. de Maistre qui vient y joindre à l'improviste
son autorité d'écrivain auquel, certes, la verve n'a pas manqué. îNon-seule-
ment pour le fond et pour les faits, mais pour la forme, il s'inquiétait, il
REVUE — CHRONIQUE. 165
était prêt sans cesse à retoucher, à rendre plus solide et plus vrai ce qui,
dans une première version, n'était qu'éblouissant. On sait la phrase finale
du Pape, dans laquelle il est fait allusion au mot de Michel-Ange parlant du
Paidkéon: Je le metti^al en l'air. « Quinze siècles, écrit M. de Maistre,
« avaient passé sur la ville sainte lorsque le génie chrétien, jusqu'à la fin
« vainqueur du paganisme, osa porter le Panthéon dans les airs, pour n'en
« faire que la couronne de son temple fameux, le centre de l'unité catholique,
«t le chef-d'œuvre de l'art humain, etc., etc. » Cette phrase pompeuse et spé-
cieuse, symbolique, comme nous les aimons tant, n'avait pas écliappé au
coup d'oeil sérieux de M. Déplace, et on voit qu'elle tourmentait un peu l'au-
teur, qui craignait bien d'y avoir introduit une lueur de pensée fausse : « Car
certainement, disait-il, le Panthéon est bien à sa place, et nullement en
l'air. )' — Et il propose diverses leçons, mais je n'insiste que sur l'inquiétude.
Nous avions dit que plusieurs passages relatifs à Bossuet avaient été
adoucis sur le conseil de M. Déplace; une lettre de M. de Maistre au curé
de Saint-Mzier (22 juin 1819) en fait foi : « J'ai toujours prévu que votre
« ami appuierait particulièrement la main sur ce livre V (qui est devenu
H l'ouvrage sur Y Eglise gallicane). Je ferai tous les changemens possibles,
« mais probablement moins qu'il ne voudrait. A l'égard de Luoauet, en par-
ti ticulier, je ne refuserai pas d'affaiblir tout ce qui n'affaiblira pas ma cause.
« Sur la Défense de la Déclaration, je céderai peu, car, ce livre étant un des
« plus dangereux qu'on ait publiés dans ce genre, je doute qu'on l'ait encore
« attaqué aussi vigoureusement que je l'ai fait. Et pourquoi , je vous prie,
« affaiblir ce plaidoyer.? Je n'ignore pas l'espèce de monarchie qu'on accorde
« en France à Bossuet, mais c'est une raison de l'attaquer plus fortement. Au
« reste, monsieur l'abbé, nous verrons. Si M. Déplace est longtemps malade
« ou convalescent, je relirai moi-même ce Vc livre, et je ne manquerai pas de
« faire disparaître tout ce qui pourrait choquer. J'excepte de ma rébellion
« l'article du jansénisme. Il faut ôter aux jansénistes le plaisir de leur donner
« Bossuet : Quanquam 0...1 »
Ces concessions ne se faisaient pas toujours, comme on voit, sans quelques
escarmouches. On retrouve dans ces petits débats toute la vivacité et tout le
mordant de ce libre esprit; ainsi dans une lettre à M. Déplace, du 28 sep-
tembre 1818 : « Je reprends quelques-unes de vos idées à mesure qu'elles
« me viennent. Dans une de vos précédentes lettres, vous m'exhortiez à ne
« pas me gêner sur les opinions, mais à respecter les personnes. Soyez bien
« persuadé, monsieur, que ceci est une illusion française. Nous en avons
« tous , et vous m'avez trouvé assez docile en général pour n'être pas scan-
« dalisé si je vous dis qu'o;i n'a rien fait contre les opinions, tant qu'on n'a
i^ pas attaqué les personnes (l). Je ne dis pas cependant que, dans ce genre
« comme dans un autre, il n'y ait beaucoup de vérité dans le proverbe : A
(1) Si c'était une illusion française, de respecter les personnes en attaquant les
choses, il faut reconnaître qu'elle s'est bien évanouie depuis peu.
166 REVUE DES DEUX MONDES.
« tout seigtieur tout honneur y ajoutons seulement sans esclavage. Or, il est
« très-certain que vous avez fait en France une douzaine d'apothéoses au
« moyeu desquelles il n'y a plus moyen de raisonner. En faisant descendre
« tous ces dieux de leurs piédestaux pour les déclarer simplement grands
« hommes, on ne leur fait, je crois, aucun tort, et l'on vous rend un grand
« service... » Et il ajoutait en post-scriptum : « Je laisse subsister tout exprès
« quelques phrases impertinentes sur les myopes. Il en faut (j'entends de
« V impertinence) dans certains ouvrages, comme du poivre dans les ragoûts.»
Ceci rentre tout-à-fait dans la manière originale et propre, dans l'entrain
de ce grand jouteur, qui disait encore qu'wTi peu d'exagération est le men-
songe des honnêtes gens.— A un certain endroit, dans le portrait de quelque
hérétique, il avait lâché le mot polisson; prenant lui-même les devans et
courant après : « C'est un mot que j'ai mis là uniquement pour tenter votre
« goût, écrivait-il. Vous ne m'en avez rien dit; cependant des personnes en
« qui je dois avoir confiance prétendent qu'il ne passera pas, et je le crois
« de même. » Mais, de ces mots-là, quelques-uns ont passé par manière d'es-
sai, pour tenter notre goût aussi, à nous lecteurs français, lecteurs de Paris :
nous voilà bien prévenus.
Enfin, pour épuiser tout ce que cette curieuse petite publication de M. Col-
lombet nous apporte de nouveau sur M. de Maistre, nous citerons ce passage
de lettre sur l'effet que le livre du Pape produisit à Rome; nous avions déjà
dit que l'auteur allait plus loin en bien des cas que certains Romains n'au-
raient voulu : « (11 décembre 1820) A Rome on n'a point compris cet
« ouvrage au premier coup d'œil, écrit M. de Maistre; mais la seconde lecture
-H m'a été tout-à-fait favorable. Ils sont fort ébahis de ce nouveau système
« et ont peine à comprendre comment on peut proposer à Rome de nouvelles
« vues sur le pape; cependant il faut bien en venir là. » Il faut bien! Com-
bien de ces vœux impérieux, de ces desiderata de M. de Maistre, restent
ouverts et encore plus inachevés que ceux de Bacon, qui l'ont tant courroucé!
Les Soirées de Rothaval, nouvellement publiées à Lyon, ne sont pas
un pur hommage à M. de Maistre comme l'écrit de M. Collombet; c*s deux
somptueux volumes in-8°, de polémique et de discussion polie , ont pour
objet de faire contre-partie et contre-poids aux Soirées de Saint-Pétersbourg,
à ce beau livre de philosophie élevée et variée duquel l'auteur écrivait :
« Les Soirées sont mon ouvrage chéri; ^''y ai versé ma tête : ainsi, monsieur,
« vous y verrez peu de chose peut-être, mais au moins tout ce que je sais. »
— Rothaval est un petit hameau dans le département du Rhône, probable-
ment le séjour de l'auteur en été. Le titre de Soirées n'indique point d'ail-
leurs ici de conversations ni d'entretiens; l'auteur est seul, il parle seul et
ne soutient son tête-à-tête qu'avec l'adversaire qu'il réfute, et avec ses propres
notes et remarques qu'il compile. On peut trouver qu'il a mis du temps à
cette réfutation : « Quand le livre de M. Joseph de Maistre parut, j'étais,
« dit-il, occupé d'un grand travail que je ne pouvais interrompre : je me
« bornai à recueillir quelques notes , et ce sont ces notes que , devenu plus
REVUE — CHROMOOE. 167
" libre, je me suis décidé à présenter à mon lecteur en leur donnant plus
« d'étendue. » Les Soirées de Saînt-Pétershourg ont paru en 1821; vingt ans
et plus d'intervalle entre l'ouvrage et sa réfutation, c'est un peu moins de
temps que n'en mit le Père Daniel à réfuter les Provinciales. Nous ne sau-
rions rien de l'auteur anonyme des Soirées de Rothaval , sinon qu'il nous
semble un esprit droit, scrupuleux et lent, un homme religieux et instruit;
mais une petite brochure publiée en 1839, et qui a pour titre : M. le comte
Joseph de Maistreet le Bourreau, nous indique M. Nolhac, membre associé
de l'Académie de Lyon, qui avait lu dès-lors dans une séance publique un
chapitre détaché de son ouvrage. Il avait choisi un chapitre à effet, et nous
préférons, pour notre compte, la couleur du livre à celle de l'échantillon. Le
plus grand reproche qu'on puisse adresser au réfutateur de M. de Maistre,
c'est qu'il n'embrasse nulle part l'étendue de son sujet, et qu'il ne le domine
du coup d'œil à aucun moment ; il suit pas à pas son auteur et distribue à
chaque propos les pièces diverses et notes qu'il a recueillies. Le journaliste
Le Clerc, parlant un jour de Passerat et des commentaires un peu prolixes
de ce savant sur Properce, je crois , ou sur tout autre poète, ^it qu'on voit
bien que Passerat avait ramassé dans ses tiroirs toutes sortes de remarques,
et qu'en publiant il n'a pas voulu perdre ses amas. On pourrait dire la même
chose de l'ermite de Rothaval : il a voulu ne rien perdre et tout employer.
Les auteurs et les autorités les plus disparates se trouvent comme rangés en
bataille et sur la même ligue; M. Ancelot, par exemple, y figurera pour six
vers de Marie de Brabant, non loin de M. Damiron et des Védams. En re-
vanche on doit au patient collecteur, en le feuilletant, de voir passer sous
ses yeux quantité de textes dont quelques-uns nouveaux, assez intéressans et
qui ont trait de plus ou moins loin aux doctrines critiquées. Plus d'une fois il
a cherché à rétablir au complet, et dans un sens différent, des citations que
de Maistre tirait à lui : cette discussion positive a de l'utilité. J'appliquerai
donc volontiers à ces notes ce qu'on a dit du volume d'épigrammes : Sunt
bo7ia, sunt quxdam....^ et je pardonne à toutes en faveur de quelques-unes.
Si l'on demandait à l'auteur des conclusions un peu générales, on les trou-
verait singulièrement disproportionnées à l'appareil qu'il déploie : « J'ai
« montré, dit-il en finissant, M. Joseph de Maistre injuste dans sa critique
« et dépassant presque toujours le but qu'il voulait atteindre, joarce que,
« pour ne suivre que les inspirations de la raison, il lui aurait fallu avoir
a dans l'esprit plus de calme qu'il n'en avait. » — Ce sont là des truisms,
comme disent les Anglais, et il semble que] le réfutateur ait voulu infliger
cette pénitence à l'impatient et paradoxal de Maistre, de ne pas les lui mé-
nager. A lire les dernières pages des Soirées de Rothaval, je crois voir un
homme qui a entendu durant plus de deux heures une discussion vive, ani-
mée, étincelante de saillies et même d'invectives, soutenue par le plus intré-
pide des contradicteurs, et qui , prenant son voisin sous le bras, l'emmène
dans l'embrasure d'une croisée, pour lui dire à voix basse : « Vous allez
168 REVUE DES DEUX MONDES.
« peut-être me juger bien hardi, mais je trouve que cet liomme va un peu
« loin. » — L'épigraphe qui devrait se lire en toutes lettres au frontispice
des écrits de M. de INIaistre est assurément celle-ci : A bon entendeur
salut! L'honorable écrivain dont nous parlons ne s'en est pas assez péné-
tré; il y aurait matière à le narguer là-dessus. Pourtant, quand je parcours
ses judicieuses réserves sur Bacon, sur Locke en particulier, si foulé aux
pieds par de Maistre, une remarque en sens contraire me vient plutôt à
l'esprit, et, si j'ai eu tort de l'omettre dans les articles consacrés à l'il-
luslre écrivain , elle trouvera place ici en correctif essentiel et en post-
scriptum. De nos jours, les esprits aristocratiques n'ont pas manqué , qui
ont cherché à exclure de leur sphère d'intelligence ceux qui n'étaient pas
censés capables d'y atteindre : de Maistre, par nature et de race, était ainsi;
les doctrinaires, les esprits distingués qu'on a qualifiés de ce nom, ont pris
également sur ce ton les choses, et par nature aussi , ou par système et mot
d'ordre d'école, ils n'ont pas moins voulu marquer la limite distincte entre
eux et le commun des entendemens. // entend, il comprend, était le mot
de passe, faute de quoi on était exclus à jamais de la sphère supérieure des
belles et fines pensées. Eh bien! non : nul esprit, si élevé qu'il se sente, n'a
ce droit de se montrer insolent avec les autres esprits , si bourgeois que
ceux-ci puissent paraître, pourvu qu'ils soient bien conformés. Ces humbles
allures, un peu pesantes, conduisent pourtant par d'autres chemins; les ob-
jections que le simple bon sens et la réflexion soulèvent, dans ces questions
premières, demeurent encore les difficultés définitives et insolubles. Les es-
prits de feu, les esprits subtils et rapides, vont plus vite; ils franchissent les
intervalles, ils ne s'arrêtent qu'au rêve et à la chimère, si toutefois ils dai-
gnent s'y arrêter;' mais, après tout, il est un moment d'épuisement où il
faut revenir; on retombe toujours, on tourne dans un certain cercle, autour
d'un petit nombre de solutions qui se tiennent en présence et en échec de-
puis le commencement. On a coutume de s'étonner que l'esprit humain soit
si infini dans ses combinaisons et ses portées; j'avouerai bien bas que je
m'étonne souvent qu'il le soit si peu.
S.-B.
V. DE Mars.
L'EGLISE
LA PHILOSOPHIE.
I. — DES JESUITES ,
PAR MM. MICHELE! ET QUINET.
II. — LES CONSTITUTIONS DES JESUITES.
III. — OBSERVATIONS,
PAR M. l'archevêque DE PARIS.
Les prospérités du catholicisme ne sont pas sans mélange, ou du
moins elles ne le satisfont pas entièrement. Sans doute, quand il
considère de quelle chute profonde il s'est relevé en France, il y a
quarante ans, il peut se féliciter d'un pareil retour de fortune. Les
autels rétablis après une éversion sacrilège, la religion reconnue
nécessaire à l'ordre social après avoir été proscrite par l'exaltation
révolutionnaire à titre d'imposture et de folie, sont d'éclatans té-
moignages en faveur de l'église et de la force qu'elle a conservée.
Néanmoins l'église aujourd'hui ne paraît pas contente. Dans ses rap-
ports avec l'état, on la voit inquiète : elle n'a pas cette sérénité
d'une grande puissance qui jouit avec calme de sa part légitime
d'influence et d'autorité. Elle s'agite, elle se plaint, et plusieurs en
TOME IV. — 15 OCTOBRE 1843. 12
170 REVUE DES DEUX MONDES.
son nom s'élèvent contre l'esprit de notre siècle avec un ton plein
d'aigreur.
Pourquoi? C'est qu'en dépit de la situation honorable qu'ont faite
à l'église les divers gouvernemens qui se sont succédé depuis le
concordat conclu entre Napoléon et Pie VII , l'église ne peut se dé-
fendre de regrets douloureux en songeant à tout ce qu'elle a perdu.
La révolution de 1789 trouva le clergé en possession de biens et de
revenus considérables, et aussi de privilèges qui en faisaient le pre-
mier corps de l'état. Il avait la main partout, dans la vie civile, dans
l'administration de la justice, dans l'éducation de la jeunesse, dans
le conseil des rois. Aujourd'hui il n'y a plus de cardinaux ministres,
non plus que d'archevêques prenant rang comme pairs ecclésias-
tiques après les princes du sang : les officialités n'existent plus , et
la justice en France est la même pour tous. La vie civile a été sous-
traite à la suprématie de l'église, et l'homme peut naître, se marier
et mourir, sous l'unique protection de la loi humaine. L'immense
dotation dont jouissait le clergé avant 1789 a été remplacée par un
salaire porté annuellement au budget des dépenses; enfin l'église
ne peut élever que ses propres lévites, et l'éducation de la jeunesse
appartient à un corps laïque, à l'Université.
Et l'on s'étonnerait des regrets du clergé! Il faudrait bien peu
connaître les passions des hommes et l'esprit des corporations qui
ont duré long-temps, pour ne pas pressentir qu'à ces regrets doit
s'associer la résolution de réparer, autant que possible, toutes lès
pertes éprouvées. A peine tirée de ses ruines par le génie fondateur
de Napoléon , l'église s'arma des concessions et des bienfaits qu'elle
lui devait pour agrandir sa puissance, et l'empereur s'exprima plus
d'une fois avec amertume sur l'ingratitude et l'ambition cléricale.
L'église vit avec joie la déchéance de celui qui l'avait relevée, et elle
mit toutes ses espérances dans le pouvoir des princes qui revenaient
de l'exil. Pendant quinze ans, elle sembla confondre sa cause avec
celle des Bourbons, et quand ils tombèreiit à leur tour, après avoir
paru un instant étourdie de leur chute, elle reprit sa marche. C'est
le génie de l'église de ne songer qu'à elle, et son égoïsme fait sa
force. Elle se console aisément des catastrophes les plus lamenta-
bles, grâce à l'intelligence particulière qu'elle croit avoir des impé-
nétrables desseins de la Providence. Si tel prince a été précipité»
c'est que sa perte était écrite : tout empire qui s'écroule proclame
la grandeur de Dieu et de l'église. L'orgueil païen ne monta jamais
plus haut.
l'église et la philosophie. 171
Le gouvernement de 1830, dans les années orageuses qui ont
suivi son avènement, a protégé l'église, et en cela il s'est conduit
avec noblesse et justice. Aujourd'hui il témoigne au clergé la défé-
rence la plus flatteuse. Renfermée dans des limites convenables ,
cette bienveillance est politique; mais le gouvernement s'exposerait
à de cruelles déceptions, s'il comptait sur la reconnaissance de ceux:
qu'il traite si bien. Tejustum gratis esse oportet, tu dois faire le bien
sans l'attendre à une récompense, disait au sage la philosophie du
portique : l'état, dans ses rapports avec l'église, peut s'appliquer la
même maxime, il ne doit pas espérer de retour, car l'église ne sau-
rait se préoccuper que d'elle-même , car elle estime que ce qu'on
lui accorde n'est rien auprès de ce qui lui est dû.
Se proposer ouvertement de reconquérir le pouvoir est une en-
treprise que l'église a reconnue peu praticable. Mais ne pourrait-on
pas par des voies détournées, par des moyens lents et surs, arriver
au même but? Si l'église, se renfermant, à l'égard du gouverne-
ment, dans une neutralité, sinon bienveillante, du moins en appa-
rence inoffensive, s'adressait à la société pour lui persuader qu'en
dehors du dogme et de la foi catholique il n'y a ni ordre ni morale;
si, à titre de dépositaire de toute vérité, elle réclamait l'éducation
de la jeunesse en prétendant que l'Université n'est pas digne d'un
tel ministère; si, dans un concert d'attaques contre le corps laïque
qui enseigne, les rôles étaient partagés, aux uns la violence, à d'au-
tres une modération spécieuse cachant sous la politesse des formes
les plus hautaines prétentions, on pourrait penser peut-être qu'il y
a là d€S symptômes d'ambition et d'envahissement dont il faut non
s'épouvanter outre mesure, mais s'occuper avec gravité.
De tout temps, les politiques ont été d'accord que c'est surtout par
la manière d'élever la jeunesse que les gouvernemens jettent les
bases d'une puissance durable. L'éducation, c'est l'empire. L'église
ne l'ignore pas, quand elle demande qu'on lui livre les générations
nouvelles. Si l'église s'emparait de l'enfance et de la jeunesse, plus
tard ces enfans et ces jeunes gens, devenus des hommes, pourraient
lui rendre ce qu'elle regrette. En retrouvant ses élèves dans tous
les postes de la société, dans l'administration , dans les conseils des
départemens, dans les chambres, que de chances, quelle autorité
n'aurait pas l'église pour influencer les mœurs et arriver au chan-
gement des lois !
Que personne ne s'y trompe. Il ne s'agit pas ici seulement d'une
querelle d'amour-propre entre quelques professeurs et quelques
12.
172 REVUE DES DEUX 3I0NDES.
prêtres, d'une polémique plus ou moins divertissante entre certaines
vanités irritables; ne voir que cela serait s'arrêter à l'écorce, à la
superficie. Le fond des choses est en jeu. Les révolutions politiques
paraissent parmi nous arrivées à leur terme. Avertie par l'expérience,
la société ne croit plus qu'il soit sage et utile d'innover sans relâche
dans la constitution et le gouvernement; elle tourne ailleurs, elle
applique plus judicieusement son activité. Elle demande aux institu-
tions, à l'industrie , à la science, de lui rendre tout ce qu'elles peu-
vent lui donner. Dans cette phase nouvelle, les croyances et les idées
doivent jouer un rôle important. Or, voici venir l'église qui nous
dénonce que seule elle est en mesure de donner à l'homme la cer-
titude et la règle, et aux hommes réunis en association politique, la
stabilité. M. l'archevêque de Paris s'est chargé récemment d'ap-
porter le commentaire le plus étendu à ce principe, qu'en dehors de
Véglise il ny a pas de salut. Il a déclaré d'une part l'état incapable
de poser la base essentielle de l'enseignement public, et de l'autre
la société menacée de catastrophes nouvelles, si des principes soli-
dement religieux ne lui étaient pas inculqués. Quelle est la consé-
quence de cette double proposition, si ce n'est que l'état et la société
ne sauraient avoir d'autre refuge et d'autre avenir que de se jeter
dans les bras de l'église?
Cette manière si nette de poser la question ne nous déplaît pas.
L'église veut aller au fond des choses; il faut l'y suivre. De graves
autorités ecclésiastiques, ayant à leur tête M. l'archevêque de Paris,
estiment l'heure venue de porter une main hardie sur les problèmes
les plus redoutables; il ne saurait y avoir de témérité à accepter une
controverse dont l'initiative leur appartient.
Au moment où l'église triomphe de l'impuissance qu'elle attribue
à l'état et à la sagesse humaine pour élever les générations nouvelles,
il doit être permis de jeter un coup-d'œil sur l'église elle-même, sur
sa situation intellectuelle et morale. Quand la révolution de 1789
vint surprendre le clergé, elle le trouva en grande partie incrédule,
frivole et corrompu. Assurément, ni la vertu, ni la foi n'étaient
éteintes au sein de l'église, mais elles ne prévalaient point. Ce qui
dominait alors, c'était un épicuréisme élégant; les prélats de cour et
les abbés de boudoir avaient le pas. Au jour du malheur, les vertus
reparurent , et c'a été la gloire du clergé de France de se sentir et
de se montrer ferme et pur dans l'effrayante persécution qui vint
fondre sur lui. Il y a cinquante ans qu'a grondé la tempête; où en
est aujourd'hui le clergé?
l'église et la philosophie. 173
Massillon, dans le dernier siècle, déplorait l'ignorance des ecclé-
siastiques, cr Le sacerdoce, disait l'illustre évéque de Clermont au
clergé de son diocèse (1), devient le titre unique et universel qui au-
torise l'ignorance et la cessation de toute étude... On n'a plus de
goût pour l'étude, on ne lit plus; les livres sont devenus des meubles
de rebut, souvent même on n'en a pas, et c'est beaucoup quand le
presbytère de certains prêtres est décoré du moins de la présence
d'une seule Bible. » Massillon compare cette ignorance à l'instruc-
tion des prêtres païens, et il ne craint pas d'avouer sur ce point l'in-
fériorité du sacerdoce catholique. « Dans le paganisme, dit l'élo-
quent oratorien, les prêtres des idoles n'avaient point d'autre occu-
pation qu'une étude assidue des fables et des extravagances de leur
mythologie : ils vivaient retirés dans l'obscurité de leurs temples pour
répondre aux peuples abusés qui venaient les consulter sur leurs
mystères impurs et insensés avant de s'y faire initier.» Massillon
poursuit le parallèle, et il montre les prêtres catholiques incapables
d'enseigner aux peuples l'esprit du christrianisme, puisqu'ils l'igno-
rent eux-mêmes. Cependant l'étude et la science , c'est toujours
Massillon qui parle, sont indispensables aux prêtres et aux ministres;
cependant, nous citons les paroles textuelles de ce grand prélat, un
prêtre et un pasteur ignorant n^a plus le droit de porter l'auguste titre
du sacerdoce, et il n est plus que f opprobre et le rebut de V église et du
monde même. Une nous appartient pas de décider jusqu'à quel point
les sévères remontrances de Massillon peuvent s'appliquer au clergé
de nos jours; nous sommes même disposé à croire que l'église a mis
à profit les jours tranquilles et heureux qu'elle doit depuis quarante
ans à la sagesse du gouvernement civil pour élever convenablement
ses ministres, pour former de dignes pasteurs, pour ne conférer le
sacerdoce qu'à des hommes dont l'instruction ne contraste pas d'une
manière étrange et pénible avec les lumières de leur siècle. Cepen-
dant quelque chose pourrait éveiller notre défiance. Le clergé, qui ,
non content d'élever sans contrôle ses lévites, dispute aujourd'hui à
l'Université l'éducation de la jeunesse, refuse de se soumettre aux
épreuves par lesquelles l'état fait passer tous les aspirans à l'ensei-
gnement. Pourquoi cette répugnance? D'où vient ce refus? Le
clergé craindrait-il des examens qui montreraient ce qu'il sait et ce
qu'il ignore? Ou bien prétendrait-il par hasard établir une présomp-
tion de capacité universelle en faveur du prêtre, par cela seul qu'il est
(1) Discours synodaux, wi» discours : De VÉtude et de la Science nécessaires
aux ministres.
174 REVUE DES DEUX MONDES.
revêtu du sacerdoce? Mais Massillon disait, dans le siècle dernier,
que malheureusement le caractère sacerdotal était un titre d'igno-
rance. Tout est-il tellement changé, qu'il faille aujourd'hui, sans
autre information, tenir les prêtres pour savans?
Dans les séminaires, les études sont , assure-t-on , d'une grande
faihlesse. Si l'on doit en croire des personnes qui disent connaître
les faits, l'histoire, dans les établissemens ecclésiastiques, est ensei-
gnée ou plutôt travestie d'une manière déplorable, et les lettres grec-
ques et latines y sont pauvrement cultivées. Nfiturellement le clergé
traite ces assertions de calomnieuses; eh bien ! comment pourrait-il
mieux confondre des accusations qu'il appelle mensongères qu'en
acceptant les épreuves auxquelles la loi soumet tous ceux qui ambi-
tionnent d'instruire la jeunesse?
Mais peut-être l'église, inférieure à l'Université dans les sciences
profanes, reprend tous ses avantages dans les questions philosophi-
ques et rehgieuses par la hauteur de ses vues et l'énergie de ses
convictions. Voyons un peu. L'église n'est pas encore revenue de
l'effroi que lui a causé la défection de M. de Lamennais. Deux fois,
en 1817, en 1830, elle avait cru trouver dans l'auteur de V Essai sur
V Indifférence et dans le rédacteur de V Avenir un guide glorieux.
En 1817, c'était un Bossuet nouveau qui devait avoir raison du scep-
ticisme dédaigneux de notre âge; en 1830, c'était un autre Athanase
qui allait sauver l'église du contact d'un pouvoir corrupteur. On sait
comment cette double attente a été remplie. Peu à peu s'est évanoui
dans M. de Lamennais le nouveau Bossuet, l'autre Athanase, et enfin
même le chrétien. Un pareil dénouement a rempli l'église d'épou-
vante et de colère. L'église, s'armant des paroles même de M. de
Lamennais, s'est écriée dans sa -douleur : « Que fait Dieu cepen-
dant? Il se retire, il délaisse cet insensé qui comptait sur ses forces;
il l'abandonne à son orgueil. Alors arrivent ces chutes terribles qui
étonnent et consternent, ces chutes inattendues, effrayantes, exem-
ples des jugemens divins (1). » Ce n'est pas tout : l'église a étendu
sa réprobation jusqu'aux idées elles-mêmes. Voilà où elles abou-
tissent, ont dit les sages; voyez où la philosophie a conduit M. de
Lamennais; considérez au fond de quel gouffre il s'est précipité en
voulant faire dans la religion la part de la pensée spéculative. Aussi
aujourd hui, tout ce qui trahit des tendances philosophiques est sus-
pect aux yeux de l'église. La philosophie môme la plus chrétienne
(1) M. de Lamennais, noies sur Y Imitation de Jésus-Christ.
4
l'église et la philosophie. 175
excite les déflances des supérieurs ecclésiastiques. M. l'abbé Bautain
ne nous démentira pas. On a d'invincibles répugnances contre la
métaphysique, même quand elle ne se propose qu'une explication
respectueuse des données de la foi : on se souvient que les plus
damnables hérésiarques ont ainsi commencé.
Ce n'est donc pas par de grandes études religieuses et philoso-
phiques que l'église se propose aujourd'hui d'exercer son influence :
toutes ces questions lui font peur; on dirait qu'à côté de chacune
d'elles elle voit un abîme. C'est par d'autres moyens que l'église
cherche la puissance, et nous pouvons ici, sous certains rapports, la
féliciter de son habileté. Depuis plusieurs années, l'église s'est oc-
cupée activement de charité sociale, et elle s'est mise à rivah'ser avec
les philantropes. Nous retrouvons son action dans la société de Saint-
Vincent de Paul, qui s'est proposé le soulagement des pauvres, le
patronage des apprentis et des ouvriers, l'instruction des militaires.
Plusieurs œuvres attestent la même sollicitude et la même charité :
l'œuvre de Miséricorde pour les pauvres honteux, l'œuvre des Amis
de r Enfance, l'œuvre des Nouvelles accouchées. N'oublions pas dans
cette énumération, d'ailleurs fort incomplète, les dames du Bon Pas-
teur pour \qs filles repenties. Voilà des actes qu'il est permis de louer
hautement. Sans doute on peut reconnaître dans l'organisation de
toute cette charité le désir d'avoir la main partout, désir qui n'aban-
donne jamais l'église; mais ici cette ambition conduit au bien et se
rencontre heureusement avec l'esprit de l'Évangile. La religion ca-
tholique n'a pas non plus négligé de frapper les sens et les imagina-
tions en augmentant les magnificences de ses cérémonies. Nous
voyons aujourd'hui la peinture, la sculpture et la musique rehausser
l'éclat de ses temples et de ses pompes, et dans cette pensée de
chercher dans le culte une source d'émotions presque dramatiques,
la générosité du gouvernement n'a pas fait défaut à l'église. Enfin,
pour compléter la grandeur du spectacle, on s'est adressé à l'élo-
quence : des prédicateurs à la voix sonore, au geste théâtral, mon-
tent dans les chaires; leur apparition est annoncée d'avance dans
les journaux, qui rendent aussi compte de leurs sermons les plus
fameux. Aussi il y a foule autour de la chaire chrétienne; on pèse
les mérites divers des orateurs les plus en vogue : l'un est proclamé
un logicien du premier ordre, mais comme l'autre sait toucher les
cœurs! On compare, on disserte, on discute; enfin on sort du sermon
comme d'une académie ou d'un théâtre. Nous ne voulons pas trou-
bler la joie de ceux qui voient dans ce bruyant concours le triomphe
176 IIEVUE DES DEUX MONDES.
de la religion, et nous nous contenterons de leur citer ces paroles de
La Bruyère : « L'oisiveté des femmes et l'habitude qu'ont les hommes
de les courir partout où elles s'assemblent donnent du nom à de
froids orateurs, et soutiennent quelque temps ceux qui ont décliné. »
Cependant, au milieu de tous ces soins, l'église n'oubliait pas son
but principal, l'éducation de la jeunesse. Ici l'embarras n'était pas
médiocre, car l'ambition se trouvait plus grande que la puissance.
Il est plus facile de fonder des établissemens de charité, de parer les
temples et de se pourvoir de prédicateurs, que de suffire à l'instruc-
tion publique dans la société française. Le clergé avait d'ailleurs en
face de lui un corps laïque, nombreux, tenu en haute estime par le
pays, expression légale et savante de la science du siècle, et quand
il s'examinait lui-même, il ne trouvait chez les siens ni ces fortes
disciplines ni cette animation intellectuelle si nécessaires à l'apos-
tolat de l'enseignement. C'est dans ces circonstances que vinrent
s'offi'ir à l'église les jésuites.
Nous avons une raison particulière de parler des jésuites avec une
scrupuleuse justice : on nous a adressé force injures en leur nom.
Au surplus, la grotesque polémique du Monopole universitaire et du
Catéchisme de fUniversité ne venge que trop ceux qu'elle prétend
accabler. Aujourd'hui les jésuites ont de singuliers interprètes et de
tristes mandataires. Nous ne sommes plus au temps du père Brumoy
et du père Porée. Que sont devenus ces pères spirituels et polis,
insinuans, habiles, possédant des connaissances variées et l'art de la
vie? En vérité, on pourrait reprocher à ceux qui de nos jours se mettent
en avant pour représenter ou servir la compagnie, non pas tant d'être
jésuites, que de ne pas l'être assez. Au reste, c'est l'affaire de la so-
ciété j prenons-la telle qu'elle se comporte aujourd'hui : Sint ut sunt.
Tels sont les avantages d'une organisation profonde et forte, qu'elle
supplée à l'insuffisance des hommes. Nous n'avons pas entendu dire
que la société de Jésus ait aujourd'hui dans son sein de remarqua-
bles talens : nous ne connaissons ni ses prosateurs, ni ses poètes, ni
ses penseurs, et tout l'éclat littéraire de la compagnie se concentre
dans les prédications de M. de Ravignan. Mais la hiérarchie des jé-
suites, leur discipline, leur persévérance, l'ardeur et l'étendue de
leur ambition , des traditions qui comptent trois siècles, des méthodes
et des habitudes d'enseignement pratiquées sinon avec éclat, du
moins avec ténacité, tout cela constitue dans le monde catholique
une puissance vers laquelle le clergé de France, au milieu de ses
projets et de ses embarras, a naturellement tourné les yeux.
l'église et la philosophie. 177
Nous ne confondons pas l'église et les jésuites, mais nous disons
que les jésuites sont aujourd'hui, en France, nécessaires à l'église.
L'état de ses affaires ne lui permet pas de congédier de pareilles
troupes.
L'église gallicane n'a plus cette foi en elle-même qui la fortifiait
au wir siècle. A cette époque, Bossuet lui décernait celte louange
d'être représentée jsar le plus docte clergé qiiifût au monde (1), et il
ajoutait : « Qu'elle est belle cette église gallicane, pleine de science et
de vertus! » L'Écriture nous raconte que, lorsque Balaam aperçut
du haut d'une montagne le camp d'Israël dans le désert, il s'écria :
(( 0 Jacob! que vos tentes sont belles! Quel ordre! quelle majesté dans
« vos pavillons! » Bossuet, en 1681, faisait avec orgueil à l'église gal-
licane l'application de cette parole. Alors le clergé de France avait
son génie et ses maximes. Tout en se rattachant à l'église romaine
par les liens d'une antique tradition, il s'en distinguait par son es-
prit et sa discipline, par des principes qui en faisaient une grande
église nationale, sans l'empêcher d'être catholique, d'être une partie
de l'église universelle. Ce fut là le chef-d'œuvre de la sagesse et du
bon sens. Quel changement aujourd'hui! C'est au-delà des monts
que le clergé de France cherche maintenant toutes ses inspirations,
toutes ses doctrines, et il ne croit plus avoir d'autre ancre de salut
que la plus complète adhésion à tout ce que Rome pense et veut.
Les raisons de cette conduite nouvelle se peuvent comprendre. Dans
l'ancienne monarchie, l'église s'appuyait avec confiance sur le gou-
vernement temporel ; elle se confondait avec lui dans certaines par-
ties de l'ordre politique , et cette solidarité ne lui permettait pas
d'abandonner nos rois quand ils n'étaient pas d'accord avec le pape.
Depuis cinquante ans au contraire, le gouvernement temporel est
suspect à l'église; elle a tenu pour ennemis tous les régimes qui se
sont succédé pendant un demi-siècle, même quand ces régimes
s'employaient à relever la religion. Dès les premiers momens de la
restauration, les doctrines ultramontaines ont prévalu dans l'esprit
du clergé : M. de Lamennais a aimé le pape avec fureur. La défec-
tien de l'éloquent rédacteur du Mémorial Catholique n'a rien changé
a!î\ dispositions de notre clergé; elle a plutôt au contraire accéléré
le mouvement qui le poussait dans le sein de Rome. Il n'y a pas
jusqu'au schisme stupide de M. Chûtel qui n'ait été pour quelque
-chose dans cet entraînement. Tout semblait avertir nos prêtres qu'en
(i) Sermon sur Vunité de l'église.
4f8 REVDE DES DEUî^ MONDES.
dehors de Rome il n'y a qu'impuissance H chute, qu'en dehors de
Rome il n'y a que des causes d'erreur et des tentations d'apostasie.
11 y a vingt-trois ans, M. de Maistre disait au clergé de France :
« On a besoin de vous pour ce qui se prépare.... mais le sacerdoce
français ne doit pas se flatter d'être rais à la tête de l'œuvre qui
s'avance sans qu'il lui en coûte rien. Le sacrifice de certains pré-
jugés favoris, sucés avec le lait et devenus nature, est difficile sans
doute et même douloureux; cependant il n'y a pas à balancer; une
grande récompense appelle un grand courage (1). » Le sacrifice
qu'exigeait M. de Maistre est à peu près accompli. Ces préjugés fa-
voris, devenus nature, ont été presqu'entièrement dépouillés. Main-
tenant, la récompense suivra-t-elle? On n'en saurait douter, s'il faut
en croire M. le cardinal Pacca. Cette année même, dans une solen-
nité littéraire où affluait tout ce que la société romaine a de plus dis-
tingué , le vénérable doyen du sacré collège , après avoir félicité le
clergé français de se montrer depuis quelque temps le fils le plus
affectueux et le plus soumis de la sainte église romaine, nous an-
nonce que le Seigneur destine la France à être l'instrument de ses
divines miséricordes. Dans la revue qu'il a faite du monde catho-
lique, M. le cardinal Pacca s'est occupé de peser les mérites de cha-
cun, d'assigner les places, et il se trouve que dans cette distribution
le clergé français a reçu des mains du doyen du sacré collège le prix
d'excellence.
Il n'y a plus, à vrai dire, d'égUse gallicane. La congrégation de
Saint-Sulpice, dont le début fut si brillant, puisqu'elle éleva Fénélon,
est depuis long-temps stérile en profonds théologiens. Le prêtre qui
la fonda, M. Olier, avait voulu qu'elle restât étrangère à tout esprit
de contention et de polémique, et qu'elle se vouât uniquement à la
doctrine, à féducation de ceux qui devaient être revêtus du sacer-
doce. Cette vue pouvait être féconde, mais à la condition qu'à Saint-
Sulpice la doctrine se maintînt toujours forte et florissante. Or, au-
jourd'hui, c'est une plainte universelle au sein même de féglise <
parmi les croyans les plus sincères, que la théologie n'a plus ûr. .
grands docteurs. Dans cette stérilité, les jésuites triomphent, et voilà
pourquoi dans le clergé de France les uns invoquent leur interven-
tion avec empressement, les autres la subissent comme une né-
cessité.
Maintenant, il faut voir comment les jésuites reviennent parmi
Cl) De VÉglise gallicane, pour servir de suite à rouvnige inlilulé du Pape.
1
l'église et la philosophie. 179
nous. L'inexprimable impopularité dont ils sont en possession ne leur
permet pas d'avouer hautement leur nom et leur institut. La con-
grégation ne paraît pas, mais les individus qui lui appartiennent rem-
plissent les séminaires, dirigent les diocèses, et dominent l'église.
En 18-28, il fut constaté que huit petits séminaires étaient tout-à-fait
entre les mains des jésuites : pour excuser cet état des choses, on
alléguait que ce n'était pas la compagnie elle-même qui possédait
€es établissemens, que seulement la direction en était confiée à des
individus qui ne se distinguaient des autres ecclésiastiques par au-
cune dénomination particulière, bien qu'ils suivissent pour leur ré-
gime intérieur la règle de Saint-Ignace (1). A quinze ans de distance,
nous aurions besoin d'une autre enquête : on trouverait plus de jé-
suites aujourd'hui que sous Charles X.
C'est un principe de notre droit public ancien et nouveau qu'une
association religieuse ne saurait exister sans la sanction législative,
et cette sanction , on peut prédire à la compagnie de Jésus qu'elle
ne l'obtiendra jamais; le ministère de M. de Polignac n'eût pas osé
la demander. Quand Louis XVI, et ce fait a été cité sous la restaura-
tion, voulut tempérer la rigueur des édits qui avaient banni les jé-
suites, il fut expressément stipulé qu'à aucun titre, les jésuites ne
pourraient s'immiscer dans l'instruction publique , tant on avait re-
connu le danger de l'action de cet institut sur la jeunesse. Cepen-
dant aujourd'hui plusieurs de nos évêques, de connivence avec les
jésuites, les couvrent de leur protection. Le langage du clergé et de
ceux qui écrivent pour lui change suivant les circonstances; tantôt
on avoue les compagnons de saint Ignace , tantôt on demande où ils
sont : ici on se sert de ruse, là on a du front; ce sont les mille arti-
fices, les figures diverses, et les déguisemens infinis de Protée, ce
précurseur des jésuites.
Nous sommes moins avancés qu'au xviir siècle, et il nous faut
recommencer une lutte qui semblait terminée. D'Alembert écrivait
sur la destruction des jésuites, nous sommes obligés de nous occuper
de leur résurrection. Les penseurs du dernier siècle avaient envers
tous les ordres religieux une impartialité facile, car ils avaient pour
eux un égal dédain. Entre les jésuites et les jansénistes, d'Alembert
était sans préférence. Il voulait qu'on réprimât et qu'on avilît égale-
ment les deux partis. Il disait qu'il était arrivé aux jésuites et aux
(1) Voyez le rapport adressé au roi, le 28 mai 1828, par M. de Quélen , arche-
vêque de Paris, et par M. le baron Mounier, au nom de la commission^formée sur
la proposition de M. le comte Portalis, alors garde-des-sceaux.
180 RKVUE DES DEUX MONDES.
jansénistes l'aventure du chasseur et du sanglier de la fable. Les jé-
suites sont morts, écrivait-il , et les jansénistes, qui viennent de les
égorger, mourront bientôt comme le sanglier sur le cadavre de leur
ennemi. Une très grande indifférence pour les discussions religieuses
et les matières théologiques se fait remarquer dans tout ce qu'ont
écrit les philosophes du dernier siècle. Ils traitaient d'impertinences
scolastiques toutes les questions auxquelles avait donné naissance
l'interprétation du christianisme, et ils étaient ravis de pouvoir ren-
voyer dos à dos les disciples de Loyola et les partisans de Jansénius.
Nous ne saurions aujourd'hui partager ce mépris pour la théologie,
car nous reconnaissons dans la théologie la métaphysique elle-
même. Quel est le fond de l'une et de l'autre? Les idées, des intui-
tions, des constructions et des développemens logiques. Les théolo-
giens font quelques hypothèses de plus que les métaphysiciens. Ils
dogmatisent plus à leur aise, mais en réalité la théologie et la méta-
physique sont deux faces diverses d'une même science. A ceux que
scandaUserait cette manière d'apprécier les choses, nous produirons
un témoignage qui ne saurait être suspect. « C'est par une sublime
métaphysique, a écrit Fénélon (1), que saint Augustin a remonté aux
premiers principes des vérités de la rehgion contre les païens et les
hérétiques. C'est par la sublimité de cette science que saint Gré-
goire de Nazianze a mérité par excellence le nom de théologien.
C'est par la métaphysique que saint Anselme et saint Thomas ont été
dans les derniers siècles de grandes lumières. » Voilà pourquoi de
nos jours c'est un droit pour les philosophes d'intervenir dans les
questions théologiques , et c'est un devoir pour eux de les expli-
quer. Rien ne saurait être plus utile que de traiter clairement cer-
tains sujets dont on s'est bien gardé jusqu'à présent de dissiper
l'obscurité. Les laïques dans notre siècle se mêleront donc de théo-
logie, n'en déplaise aux jésuites.
A part son dédain pour les matières théologiques, d'Alembert a
parlé des jésuites avec convenance et vérité. Les pages qu'il leur a
consacrées sont judicieuses et piquantes. Il y eut ceci de singulier,
c'est que dans l'écrit du célèbre encyclopédiste sur la destruction des
jésuites, les jansénistes se trouvaient plus maltraités que leurs enne-
mis. D'Alembert avait du mépris, non pas pour le jansénisme de
Port-Ko^al, mais pour ceux qui s'en portaient les successeurs au
xviir siècle. Il les comparait aux valets de chambre d'un grand sei-
(1) Troisième lettre au cardinal de Noailles, arclœvèque de Paris.
l'église et la philosophie. 181
gneur qui voudraient se faire appeler ses héritiers pour avoir
eu de sa succession quelques méchans habits. Quant aux jésuites,
tout en considérant la suppression de leur ordre comme une satisfac-
tion donnée à la raison humaine, l'ami de Voltaire rendait justice aux
talens qu'avait déployés la société dans tous les genres, éloquence,
histoire, antiquité, géométrie, littérature profonde et agréable. Il est
vrai qu'à côté de ce goût pour l'étude, de ces succès dans les lettres,
il plaçait le génie de l'intrigue. D'Alembert ne se trompait pas. C'est
en effet à la science et à la politique réunies que les jésuites de-
mandaient le gouvernement du monde au nom de la religion. Nous
parlons des temps de leur grandeur.
Les parlemens furent plus durs pour les jésuites que les philoso-
phes, a L'esprit monastique , disait M. de La Chalotais, procureur-
général du parlement de Bretagne , est le fléau des états : de tous
ceux que cet esprit anime, les jésuites sont les plus nuisibles parce
qu'ils sont les plus puissans; c'est donc par eux qu'il faut commencer
à secouer le joug de cette nation pernicieuse. » C'est en vertu de ces
principes que l'ancienne magistrature fut inexorable envers la com-
pagnie de Jésus. Les philosophes guerroyèrent contre les jésuites ,
mais ils n'eurent pas envers eux cette animosité implacable. Vol-
taire, qui avait été leur élève, les ménagea long-temps. Un jour les
jésuites s'avisèrent de vouloir écrire dans \ Encyclopédie : ils dési-
raient en rédiger la partie théologique; on reconnaît là l'industrie
des bons pères. Les philosophes remercièrent ces singuliers collabo-
rateurs, qui, piqués du refus, se mirent à attaquer l'ouvrage auquel
ils ne pouvaient coopérer. L'Encyclopédie, les philosophes, furent
dénoncés à l'Europe avec cette violence maladroite qu'inspire pres-
que toujours l'amour-propre blessé. Voltaire eut naturellement l'hon-
neur d'être surtout le point de mire des jésuites en colère. Impru-
dens! Pendant plusieurs années. Voltaire les laissa dire, enfin il
éclata. Quelles représailles, bon Dieu 1 Sur tous les tons, dans toutes
les formes, critique, satires, contes envers, contes en prose, épi-
grammes, facéties, Voltaire divertit l'Europe aux dépens des jésuites.
La gaieté de Voltaire fut toujours fatale à ceux qui en furent l'objet.
Raillés par les philosophes, poursuivis par les jansénistes, réprouvés
par les parlemens, abandonnés par l'église, les jésuites arrivèrent au
bord de l'abîme, et chacun comprit qu'ils allaient y tomber. Alors
Voltaire en prit pitié et suspendit ses coups. crO mes frères les jé-
suites, leur dit-il, vous n'avez pas été tolérans, et on ne l'est pas
pour vous, n Au moment où on s'occupait de les condamner et de les
182 REVUE DES DEUX MONDES.
proscrire, il parla môme en leur faveur, en démontrant qu'il fallait
tenir la balance égale entre les molinistes et les jansénistes. Cet iné-
puisable railleur avait une sensibilité naturelle et vive, féconde en
bons mouvcmens. Quand il s'était bien moqué de ses adversaires, il
leur pardonnait volontiers.
De nos jours, nous sommes moins gais et peut-être moins géné-
reux. Demandez à M. Michelet si , lorsqu'il s'agit de jésuites, il veut
rire ou se calmer. «Ce que l'avenir nous garde, Dieu le sait!... Seu-
lement je le prie, s'il faut qu'il nous frappe encore, de nous frapper
de l'épée. » Telles sont les premières paroles par lesquelles M. Mi-
chelet ouvre sa campagne contre les jésuites : elles dénotent des
préoccupations profondes et mélancoliques; elles respirent une mys-
tique tristesse.
C'est qu'effectivement M. Michelet a écrit et parlé au sujet des
jésuites, agité parles impressions les plus pénibles. On ne peut mé-
connaître, en hsant ses pages brèves, d'un style amer et heurté, Té-
tonnement douloureux que lui ont inspiré les attaques dont il s*est
vu l'objet. Lui qui se croyait des droits à la reconnaissance de l'é-
glise pour avoir mis en lumière l'art gothique et le moyen-âge, qui
avait porté tout ce passé, comme il aurait porté les cendres de son père
ou de son fds, c'était lui que l'outrage venait chercher ! Il y a dans
cette surprise une respectable candeur. Voilà bien l'homme docte et
solitaire qui dans le fond de son cabinet ignore le siècle au milieu
duquel il vit. S'il avait pris parfois le loisir de regarder au dehors, il
eût vu que dans notre âge rien n'était à l'abri de la calomnie, de
l'insulte; il eût reconnu que tout passe par cette épreuve, par ce
baptême, les têtes les plus hautes comme les plus obscurs particu-
liers, les savans aussi bien que les politiques, la vertu non moins que
le talent; alors il eût trouvé naturel d'avoir sa part dans cette distri-
bution des injures. M. Michelet n'a pas pris les choses avec cette
expérience. Assailli pour la première fois, il s'est emporté, et il s'est
mis à exercer contre ses adversaires des représailles extrêmes.
Nous pouvons parler en toute liberté des Jésuites de MM. Michelet
et Quinet. La publication a réussi et le coup a porté, trop loin peut-
être. Les deux auteurs ne s'étonneront pas que, tout en défendant le
même principe, la liberté de l'esprit humain, nous ne partagions pas
toutes leurs opinions. Le front de bataille est immense et comporte
des positions diverses.
Entrant pour la première fois dans la polémique , M. Michelet s'y^
est lancé à corps perdu, et il s'est mis à combattre avec une anima-
l'église et la philosophie. 183
tion tout-à-fait extraordinaire. Il poursuit à outrance les jésuites,
non-seulement dans les positions qu'ils ont prises aujourd'hui , mais
dans tout leur passé; il les montre toujours et partout corrompant
la jeunesse, s'emparant des femmes , représentant sous toutes les
formes l'esprit de délation et de police, l'esprit de mort. Ce n'est en-
core que la moitié du mal : non-seulement nous avons à nous dé-
fendre des jésuites , mais M. Michelet nous signale les jésuitesses,
voilà qui est effrayant. Il paraît que dans nos ménages bourgeois, dans
les salons, nous sommes exposés à rencontrer, sous la physionomie
de femmes douces et charmantes, des jésuitesses qui nous mènent
Dieu sait où, et nous font croire tout ce qu'elles veulent. M. Mi-
chelet aperçoit des millions de femmes qui n'agissent que par les jé-
suites et il s'écrie : « La France est avertie maintenant; qu'elle fasse
ce qu'elle voudra !» La vivacité des exclamations de M. Michelet, la
franchise de ses exagérations, tout, jusqu'au désordre de son style,
montre combien il est sincère et convaincu; mais qu'il nous per-
naette de le lui dire, ni la nature de son esprit, ni le genre de son
talent ne le destinent à la polémique. Pour bien combattre, il faut
moins d'emportement. L'esprit n'est véritablement puissant dans la
polémique que lorsqu'il est maître de lui-même et de sa colère. Les
combattans novices sont toujours en fureur ; l'athlète expérimenté
reste calme, il prend son temps, choisit son terrain et frappe avec
discernement. Enfin il est d'autant plus redoutable à ses adversaires
qu'il leur fait équitablement leur part, et qu'il a pour eux une dés-
espérante et magnanime justice. En lisant ce que M. Michelet a
écrit sur les jésuites, on se surprend parfois à prendre contre lui
leur défense : à coup sûr ce n'est pas là l'effet qu'il a voulu pro-
duire. M. Michelet a rappelé quelque part qu'il s'était voué unique-
ment à l'histoire de France, qu'il l'écrivait hier, qu'il l'écrira demain,
qu'il l'écrira toujours : il aura raison de ne pas négliger cette longue
étude pour les luttes de la polémique. C'est par le culte de l'histoire
nationale, c'est par des pages pleines d'une émotion naïve et pure,
comme son éloquent récit de la vie de Jeanne d'Arc , que M. Mi-
chelet servira vraiment sa renommée, et qu'il contentera tout-à-
fait les sincères amis de son noble et consciencieux talent.
Mais ici me revient en mémoire cette phrase de M. Michelet :
« On a dit que je défendais, on a dit que j'attaquais. Ni l'un ni
l'autre... J'enseigne. » Faut-il souscrire à cette prétention? Alors la
critique historique serait obligée d'être plus sévère, car elle aurait à
demander compte à l'écrivain de ses jugemens, si incomplets et si
134 REVUE DES DEUX MONDES.
passionnés. M. Michelet se fait illusion à lui-même. Dans les six
leçons qu'il a publiées, ce n'est pas l'histoire, c'est la polémique
qui est présente, polémique dont le retentissement et l'âpreté placent
désormais M. Michelet dans les rangs des plus ardens adversaires
du catholicisme.
Ce n'est pas M. Quinet qui se défendra d'avoir fait de la polémique
dans ses remarquables leçons. On s'aperçoit, en les lisant, que les
attaques qui ont si fort surpris M. Michelet, et l'ont troublé outre
mesure, n'ont pas trop déplu à l'auteur d' Ahasvérus. Il a compris
sur-le-champ le parti qu'on en pouvait tirer pour traiter avec applau-
dissement des questions que les passions ecclésiastiques remettaient
à l'ordre du jour. Dans les six leçons épisodiques qu'il a rédigées à
l'occasion des jésuites, M. Quinet a mêlé des considérations souvent
ingénieuses à des faits habilement choisis. Après avoir établi le droit
de discussion en matière religieuse, il entre dans son sujet par une
vive peinture des commencemens de la société de Jésus. Ce morceau
est plein d'éclat. « Dans la mêlée du xvi^ siècle, dit M. Quinet, une
légion sort de la poussière des chemins. Ce début est grand, puis-
sant, saisissant; le sceau du génie est là... » Après ce jugement im-
partial, M. Quinet prend l'offensive contre la compagnie de Jésus;
il triomphe de la rapidité de sa décadence, il cherche à caractériser
les Exercices spirituels de Loyola et les Constitutions de l'ordre; il
s'attache à prouver que les jésuites sont les pharisiens du christia-
nisme; il les montre dans leurs missions déflgurant l'Évangile pour
le faire accepter, travaillant à soumettre les peuples et les gouverne-
mens à l'unité de la puissance ecclésiastique, et, pour arriver à ce
but, s'emparant partout de l'éducation de la jeunesse. Tout cela est
rigoureusement déduit, écrit parfois avec éloquence.
C'est l'Évangile à la main que M. Quinet attaque les jésuites. Il
oppose leurs doctrines à l'esprit de la liberté chrétienne, et il de-
mande ce qu'il y a de commun entre le Christ et Loyola. Notre au-
teur a pensé, non sans raison, qu'il aurait beaucoup de force en
parlant au nom d'un spiritualisme s'inspirant de l'Évangile. Toute-
fois cette situation , si elle a ses avantages, a aussi ses inconvéniens.
j£n effet, les catholiques répondront à M. Quinet : Vous parlez en
protestant. Les mêmes raisons par lesquelles vous condamnez les
jé3uites peuvent s'appliquer à la religion catholique elle-même, à ses
déyeloppemens, à sa constitution , à la papauté.
De tout système vraiment profond et vaste peuvent sortir des
tomes diverses et des organisations différentes. Il n'y a pas de meil-
l'église et la philosophie. 185
leur témoignage de la puissance morale du christianisme que la va-
riété contradictoire des développemens par lesquels il s'est mani-
festé. Cette doctrine est assez grande pour contenir Grégoire VIÏ et
Luther, Knox et Loyola. Vouloir mettre les jésuites en dehors du
christianisme est chose plus spécieuse que solide. C'est aussi plutôt
penser en religionnaire qu'en politique et en philosophe.
Nous regrettons que M. Quinet n'ait pas accordé plus de temps à
l'examen des constitutions des jésuites. A ce sujet, il a fait en cou-
rant quelques piquantes remarques; mais cette législation singulière
méritait une analyse profonde. Dans l'antiquité, nous admirons
l'institut de Pythagore, cette vaste communauté philosophique où le
noviciat était si austère, où une sévère discipline présidait à tous les
actes de la vie. Les constitutions des jésuites ne sont pas sans res-
semblance avec les règles qu'avait étabhes le sage de Samos , et
cette comparaison offrirait une belle étude à l'observateur équitable
et savant. Nous eussions désiré aussi que, tout en s'autorisant de la
bulle de Clément XIV, qui supprima les jésuites, M. Quinet exa-
minât les causes qui avaient pu déterminer le pape à ce grand coup
d'état, que ne tardèrent pas à déplorer les plus fidèles soutiens de
l'église. Au surplus, sans recourir à des témoignages catholiques,
Jean de Mùller, historien protestant, ne craint pas, dans son impar-
tialité, de terminer le chapitre qu'il a consacré à la cour de Rome et
à la compagnie de Jésus par ces paroles : ce Les sages ne tardèrent
pas à penser qu'avec les jésuites était tombée une barrière nécessaire
et commune à tous les pouvoirs (1). » Il y a là tout un ordre de con-
sidérations politiques dont l'absence est sensible dans les chaleureux
développemens de M. Quinet.
Mais, encore une fois, reconnaissons que dans ses pages brillantes
M. Quinet a fait ce qu'il a voulu faire, la guerre, et non une his-
toire. Il s'est défendu, il a pris l'offensive avec talent, avec succès,
comme professeur et comme écrivain. Beaucoup de personnes, et
nous partageons volontiers leur sentiment, ont regretté de voir
dominer la polémique là où la science devrait régner seule : à qui
faut-il imputer cette interversion?
Ici nous abordons un sujet affligeant. On a toujours pu constater
par la polémique chrétienne à quel degré de culture intellectuelle
s'est, à chaque époque, trouvée l'église. C'est dans le combat que
(1) Histoire universelle de Jean de Miiller, livre XXIII, chap. ix, édition alle-
onande de 1817; Tubingen.
TOME IV. 13
186 REVUE DES DEUX MONDES.
brillent les grandes qualités et les vertus sincères. Quand l'église a
eu des hommes de foi et de génie capables de construire et de dé-
velopper le dogme, ils ont aussi su le défendre; c'est en grande
partie par la polémique que la théologie catholique s'est fondée. Au
moyen-âge, des luttes célèbres ont honoré l'église et la philosophie.
Plus tard, la tradition et la hiérarchie catholiques, attaquées par la
réforme avec impétuosité, ont été défendues avec éclat. Alors les
débats étaient grands, parce que la doctrine était forte. Aujourd'hui
que voyons-nous? Quels sont les champions de l'église? Quelques
libellistes, clercs et laïques, qui se sont fait de l'injure une cynique
habitude, et qui perdent aux yeux des honnêtes gens la cause dont
ils se portent les soutiens. Vous trouvez dans ce qu'ils écrivent l'élé-
gance de Tabarin s'alliant à tout l'atticisme des sacristies.
Déplorable spectacle , tant pour ceux qui ont la foi que pour tout
homme qui n'a que de la raison et du goût. Autrefois l'église de
France était la gardienne non-seulement de l'orthodoxie catholique,
mais des saines doctrines littéraires. Les écrits qu'elle produisait ou
ceux qu'elle avouait se faisaient remarquer par une politesse grave,
par le respect de toutes les convenances. Aujourd'hui il suffit à un
homme d'annoncer qu'il parle au nom de l'église pour se croire au-
torisé à toutes les violences du langage. On dirait qu'on met la plume
à la main à des échappés de séminaire qui, sans rien connaître, ni
la vie, ni les lettres, ni le monde, sont déchaînés contre ce que la
société et la science ont de plus recommandable et de plus distingué.
Que l'église y songe : en continuant à approuver tous ces déporte-
mens, elle conflrmerait l'opinion qu'il y a dans certaines parties du
monde ecclésiastique une grossièreté, une ignorance que rien ne
saurait ni adoucir ni dissiper. Nous savons que des membres hono-
rables du clergé voient ces excès avec chagrin , mais ils n'osent les
réprouver hautement. Les fous intimident les sages, et, ce qui est
plus triste encore, ils trouvent jusque dans Tépiscopat des voix non-
seulement pour les défendre, mais pour les glorifier. M. l'évéque de
Chartres loue les odieux pamphlets sortis de la fabrique de Lyon; il
les loue contre l'avis de son métropolitain, en rappelant à M. l'ar-
chevêque de Paris, avec une humilité tout-à-fait édifiante, que saint
Pierre lui-même, quoique placé à la tête de toute l'église, fut repris
par un inférieur. Le fait est exact. Il fut dit une fois à saint Pierre
qu'il ne marchait pas selon l'Évangile; mais qui lui adressait cette
réprimande? Saint Paul, celui que Bossuet appelle le divin apôtre et
l'incomparable docteur des gentils. Nous nous trompions, vraiment.
l'église et la philosophie. 187
quand nous exprimions des craintes au sujet de la doctrine et de
l'intelligence du clergé. M. Clausel de Montais y tient la place de
saint Paul.
L'intervention de M. l'archevêque de Paris dans les débats entre
des membres de l'Université et du clergé est un fait considérable.
Du premier siège épiscopal de France est partie une voix qui nous
fait connaître les sentimens de l'église, ses désirs, ses projets. Dans
les premiers momens, ce manifeste a été, chose rare, accueilli pres-
que par tout le monde avec faveur. L'église a sur-le-champ reconnu
que cette pièce contenait toute sa pensée et n'abandonnait rien de
ses prétentions. D'un autre côté, dans le sein de l'Université, on a
été agréablement surpris de voir que le clergé, par l'organe d'un de
ses pvrélats, parlait enfin avec convenance et mesure, et cette satis-
faction a empêché beaucoup de personnes de peser toute la gravité
des Observations de M. l'archevêque. Ainsi, dans l'église, on a ap-
prouvé le fond; dans le monde, on a loué la forme. Nous ne démen-
tirons pas le jugement du monde, mais aussi nous sentons toute la
portée de l'approbation de l'église.
M. l'archevêque de Paris a trop d'expérience, il a trop de pratique
des affaires et des hommes, il a trop de finesse et de goût pour ac-
cepter la moindre solidarité avec les déclamateurs grossiers qu'ap-
plaudit M. l'évêque de Chartres. L'emportement et l'injure ne sont
pas dans les habitudes du savant auteur du Traité de V administra-
tion temporelle des paroisses . En rédigeant ses Observations, il a pesé
tout ce qu'il dit, calculé tout ce qu'il avance. Il a écrit avec les mé-
nagemens et l'habileté d'un homme qui se propose de mener à bien
une grande affaire. Lorsqu'on lit les premières pages de la brochure
de M. l'archevêque, on serait tenté de croire qu'on a enfin rencontré
un conciliateur impartial qui apporte la paix avec lui. Malheureuse-
ment cette illusion ne saurait être longue, et pour peu qu'on suive
attentivement le prélat dans les déductions de sa logique, on s'a-
perçoit qu'au lieu d'un arbitre, on est en face d'un adversaire, et
d'un adversaire intraitable sur les points fondamentaux du débat.
Nous pouvons juger quelle confiance l'église a aujourd'hui dans
ses forces par la manière dont elle fait le procès à l'esprit du siècle.
Voici la suite des raisonnemens par lesquels M. l'archevêque arrive
à conclure que tout gouvernement civil est incapable de poser la
base essentielle de l'enseignement public. La morale est indissolu-
blement unie au dogme catholique, et ce sont seulement ceux qui
sont chargés d'enseigner le dogme qui peuvent enseigner la morale.
13.
J88 REVDE DES DEUX MONDES.
L'enseignement moral et religieux appartient donc nécessairement
au sacerdoce. Ce n'est pas tout : l'intervention du sacerdoce est
encore nécessaire dans l'enseignement des lettres et de la philoso-
phie, car il faut le préserver par la morale de tous les vices qui peu-
vent le rendre inutile et funeste. Or la morale ne peut être enseignée
que par le sacerdoce, qui se trouve ainsi nécessairement investi de
la mission de répandre l'instruction littéraire et philosophique. —
Tâchons d'être aussi net dans notre réponse que M. l'archevêque l'a
été dans ses affirmations. Il n'est pas vrai que la morale soit indisso-
lublement unie au dogme catholique : la morale est une science qui
relève des lois de l'esprit et de la conscience. La morale ne saurait
donc être confondue avec la religion révélée, et c'est le travail de la
raison de l'homme et des sociétés depuis trois siècles d'opérer cette
scission, que la révolution française a définitivement établie dans nos
mœurs et dans nos institutions. On aperçoit toutes les conséquences
de ce grand fait. Puisque la morale n'est pas unie indissolublement
au dogme catholique et s'en distingue, le gouvernement civil n'est
plus frappé d'incapacité pour poser les bases de l'éducation; il n'est
plus réduit au rôle de maintenir l'ordre matériel dans la société, et
d'y faire, pour ainsi parler, la patrouille : lui aussi a sa mission mo-
rale, son sacerdoce intellectuel.
Les principes posés par M. l'archevêque mènent droit à un régime
théocratique. Nous savons bien que ces conséquences extrêmes pa-
raissent impraticables, même à l'auteur des Observations; aussi se
borne-t-il à conclure que les institutions laïques ont besoin de l'en-
seignement moral et religieux donné par le clergé, et que le clergé
n'a pas besoin de l'enseignement littéraire et philosophique donné
par des professeurs. Il ajoute : a Nous ne réclamons point un droit
exclusif, parce qu'un droit de cette nature entraînerait avec lui des
devoirs auxquels nous ne pourrions suffire. » A ce compte, l'église
n'abandonne à l'état que ce qu'il lui est impossible de faire elle-
même. Elle lui laisse les écoles spéciales, les arts et métiers, le
Conservatoire de musique; mais pour l'éducation morale, elle pré-
tend au partage dans les institutions laïques, et elle veut être maî-
tresse absolue dans les institutions ecclésiastiques. Voilà son ulti-
matum.
Et l'Université? — L'Université, répond M. l'archevêque, est une
administration à laquelle sont soumis à divers titres les collèges, les
pensions et les institutions du royaume.... L'Université ne peut re-
présenter l'état que pour des objets fort accessoires, et non pour ce
l'église et la philosophie. 189
qui est de l'essence de l'enseignement. — Telle est la part que
l'église fait aujourd'hui à l'état et à l'Université par l'organe d'un
prélat dont on a loué la modération.
La philosophie est encore plus maltraitée par M. l'archevêque.
Ci En fait d'erreur, dit-il aux philosophes, vous n'avez rien inventé
qui ne fût connu avant Jésus-Christ. Vous n'avancerez pas, soyez-en
assurés, en vous revêtant de ces vieux et impurs lambeaux dont il a
délivré l'humanité. Des discussions sans fin sur des systèmes qui
n'ont pas produit une idée nouvelle depuis quatre mille ans, ne vous
donneront pas un progrès nouveau. » Ici, nous l'avouerons, nous
n'avons pas reconnu l'adresse qui fait souvent éviter à M. l'arche-
vêque, dans sa polémique, des écueils dangereux. Voilà donc de
nouveau la guerre déclarée à la philosophie au nom de la religion par
un de ses premiers pontifes. Nous avions espéré être délivrés pour
long-temps de ces luttes fatales; nous avions cru un moment qu'on
était entré dans une phase heureuse d'études profondes et paisibles,
où chacun dans sa voie pourrait servir la science ou la religion. Nous
avions trop compté sur l'esprit de paix qui devait animer l'église.
C'est la guerre qu'elle veut, puisqu'elle la déclare et la commence.
Elle pourrait aujourd'hui prendre pour devise : Arma amens capio.
Et pourquoi faut-il que nous puissions avec justice ajouter : Nec sut
rationis in armis?
Ainsi le catholicisme proclame, par la bouche de M. l'archevêque
de Paris, que la science humaine n'est qu'un stérile amas d'erreurs
impures. Ces provocations sont imprudentes; elles autorisent des
questions qui pourraient être fâcheuses. Vous accusez la philosophie
de stérilité depuis quatre mille ans. Pourquoi donc la religion chré-
tienne lui a-t-elle fait tant d'emprunts? Pourquoi a-t-on enté Platon
sur l'Évangile? Pourquoi l'Évangile rappelle-t-il si souvent la morale
du portique? Pourquoi des aveux sans nombre échappent-ils sur ces
ressemblances à Lactance, à saint Augustin, à saint Jérôme? Mais
nous serons plus sage que ceux qui attaquent la pensée humaine si
vivement, et nous ne voulons pas insister aujourd'hui sur ces pro-
blèpties redoutables.
De toute la polémique de M. l'archevêque, nous avons dégagé
trois points qui dominent tout le reste : 1" l'état est incapable de
poser les bases de l'enseignement; 2^* l'Université a un caractère
purement administratif; 3*^ la philosophie n'a jamais été que men-
songe et impuissance. Voilà ce que soutient aujourd'hui l'église en
face de la France et du gouvernement.
490 REVUE DES DEUX MONDES.
Les esprits vraiment politiques doivent juger la question qui se
débat entre l'état et l'église sans passion comme sans faiblesse. L'é-
glise, il faut le reconnaître, agit et parle d'après un plan qui est
bien arrêté, et qui contredit sur certains points les maximes et la
conduite qu'elle a suivies dans le siècle dernier. Voyez Rome : Clé-
ment XIV avait supprimé les jésuites; Pie VII les a rétablis. La pa-
pauté est revenue à sa politique du xvr siècle, et il est permis d'af-
firmer qu'elle n'en déviera plus. Elle a repris à son service les jésuites
comme une milice sainte; elle les a adoptés de nouveau comme une
autre tribu de Lévi destinée à marcher à la tête des peuples catho-
liques. Regardez l'église de France : elle est tout-à-fait entrée dans
les desseins de Rome, elle a ouvert ses rangs pour y recevoir la com-
pagnie de Loyola, et c'est avec elle et par elle qu'elle espère rem-
porter d'éclatantes victoires. Il est des personnes qui ont la bon-
homie de penser qu'on devrait chercher à ramener l'église à des
sentimens plus sages, qu'il faudrait lui remontrer combien elle se
compromet d'une façon fâcheuse, en acceptant avec les jésuites une
étroite solidarité. Que ces personnes, dont les intentions sont du
reste estimables, soient bien convaincues que ce sermon qu'elles
voudraient faire au clergé resterait sans effet; elles croient qu'avec
les jésuites l'église se perd, mais l'église est persuadée qu'elle se
sauve.
Nous nous plaçons ici en dehors de toute polémique et ne consi-
dérons que les faits. L'église, la charte à la main, demande à l'état
la liberté d'enseignement : l'état doit la lui donner, mais non pas
comme une dupe. Aussi les hommes et les autorités politiques ne
sauraient perdre de vue qu'il ne s'agit de rien moins que d'un débat
nouveau entre la puissance temporelle et la puissance spirituelle.
La liberté est la base de notre ordre social et la médiatrice néces-
saire entre toutes les opinions, entre tous les droits, entre les mino-
rités et les majorités, entre les différens cultes et l'état. Elle est
écrite non-seulement dans la charte, mais dans tous les esprits, car
elle est pour tous la condition de la vie. Supprimez un instant par
l'imagination la liberté au sein de la société française : dans qj^el
chaos tomberions-nous! La liberté, c'est la lumière, car à sa clarté
tout le monde peut trouver sa place; c'est l'ordre, car par elle seule
les contraires peuvent vivre |à côté les uns des autres. Quand on
demande à l'état l'application de ce grand principe sur un point
nouveau, cette pétition lui signale des tendances et des ambitions
nouvelles qui veulent se satisfaire f c'est ce que nous voyons aujour-
l'éguse et la philosophie. 191
d'hui. La liberté d'enseignement est réclamée par le clergé parce
qu'il veut étendre son empire; ce ne sont pas des industriels, des
savans, qui la réclament, mais des prêtres.
Cependant ce n'est pas en tant que prêtres qu'ils doivent l'obtenir,
c'est seulement en qualité de citoyens. Le fameux texte, ite, et do-
cete omnes gentes, ne sera pas une autorité pour le gouvernement et
les chambres. Ce n'est pas ici une subtilité vaine. Si c'est à des ci-
toyens et non pas à des prêtres que la charte a promis la liberté de
l'enseignement, l'état ne doit à tous que le droit commun, et de pri-
vilèges à personne. Nous ne voulons pas ici entrer dans des appli-
cations de détails qui seraient prématurées : nous maintenons seu-
lement que la loi qui s'élabore ne saurait être pour le clergé pnva^a
hx, mais qu'elle doit être pour tous une déduction de la charte et
de nos institutions organiques.
Voilà pour le droit. En fait, que doit penser le gouvernement de
l'attitude du clergé? Les mêmes passions qui, sous les règnes de
Louis XVIIl et de Charles X, travaillaient l'église l'agitent toujours;
elles ont d'autres interprètes, mais elles n'ont rien perdu de leur
ardeur. Il y a vingt ans, en 1823, les tribunaux condamnaient le
Drapeau Blanc pour l'insertion d'un article où l'Université était qua-
lifiée de séminaire de V athéisme et de vestibule de V enfer. Cet article
avait la forme d'une lettre adressée à M. l'évêque d'Hermopolis,
grand-maître de l'Université, et elle était signée par M. l'abbé de
I^mennais. En 1829, quand M. de PoHgnac eut quitté l'Angleterre
pour prendre la présidence du conseil, un journal de Londres, the
Courier, parlant avec éloge du ministère du 9 août, disait : « On
pense généralement qu'il débutera par quelque mesure qui assurera
les libertés et les droits de la nation; le monopole de l'Université
disparaîtra; l'établissement des écoles ou pensions sera essentielle-
ment Hbre. » Quand le gouvernement de 1830 retrouve dans cer-
taines régions de la presse les fureurs du Drapeau Blanc, et dans
les pétitions du clergé la politique de M. de Polignac, la défiance
peut lui être permise. Nous ne disons pas que cette défiance doive
atter jusqu'au refus du droit qu'on réclame avec une vivacité sus-
pecte; mais les gens sages et de bonne foi ne nous désavoueront
point, quand nous demanderons que l'exercice du droit ne soit pas
séparé d'une surveillance et de garanties nécessaires non moins à la
société qu'à l'état.
Nous avons fait la part de la liberté promise par la charte et des
circonstances; il ne nous reste plus qu'à vider la question de prin-
192 REVUE DES DEUX MONDES.
cipe entre la puissance temporelle et la puissance spirituelle. Quand
on considère la souveraineté politique telle que l'ont établie la révo-
lution française et la charte, il faut bien reconnaître son caractère
tout-à-fait rationnel. Tout notre droit public se compose de théories
philosophiques devenues des lois. L'égalité des citoyens devant la
loi, la liberté individuelle, l'égalité des cultes, la liberté de la pensée
et de la presse, la séparation de la puissance executive d'avec la
législative, le pouvoir législatif divisé entre la royauté et deux cham-
bres, tous ces principes ont été long-temps débattus par l'esprit
humain avant d'être les bases de notre constitution, tous ces prin-
cipes contiennent la raison et Dieu. Comment l'état reconnaît-il que
la liberté humaine est sacrée, si ce n'est par les données de la rai-
son? Pourquoi proclame-t-il en même temps la sainteté et l'égalité
des cultes, si ce n'est parce qu'il s'élève à l'intelligence de Dieu.
Ainsi la sphère des idées dans laquelle l'état se meut et se développe
répond par son étendue à la nature des choses. L'état a ses prin-
cipes, ses convictions, ses doctrines, par lesquelles il travaille à ré-
soudre tous les problèmes, à répandre toutes les vérités, et l'ordre
temporel est complet par lui-même. Voilà pourquoi l'état enseigne
et a le droit d'enseigner.
Mais cette universalité d'attributions n'est-elle pas un attentat à la
puissance spirituelle? Non, car cette puissance se meut dans une
autre sphère qui n'est pas moins vaste. Par la foi, la religion s'est
créé un monde moral où tous les objets qu'embrasse la philosophie
sont vus et contemplés à la lumière du dogme révélé. Là elle est
souveraine, là il serait insensé que l'état voulût intervenir. Quand
la puissance spirituelle tombe sous la dépendance du pouvoir tem-
porel, en ce qui touche l'enseignement du dogme, elle est stérile et
avilie. Nous avons eu à plusieurs époques ce triste spectacle dans les
pays où règne le protestantisme; au contraire, il est fort rare que
dans les états catholiques la liberté chrétienne de l'église n'ait pas
été respectée.
Dans le domaine du dogme et de la spiritualité, l'église doit jouir
d'une indépendance absolue, et l'état ne saurait intervenir que
lorsque la religion s'exprime au dehors par le culte. Telle est la
nature des choses, et notre législation ne la contredit pas (1). Le
culte, cette manifestation des croyances religieuses, affecte trop la
(t) Le concordat du 26 messidor an ix est enlièrement basé sur cette distinction,
qui remonte bien haut, car on pourrait la reconnaître dans ces paroles du Christ :
« Reddite quae sunl Ciesaris, Cœsari et quœ sunt Dei, Deo. »
l'église et la philosophie. 193
société civile pour qu'elle n'ait pas le droit de s'immiscer dans le
règlement de son administration et de sa discipline. Qu'on juge alors
si l'état n'a pas un droit d'immixtion et de surveillance, quand l'église
sort du sanctuaire pour disputer au pouvoir temporel l'éducation de
la jeunesse !
Les rapports entre les deux puissances, entre l'état et l'église,
sont nettement déterminés , et nous pouvons insister sur toute l'é-
tendue de la mission du pouvoir temporel. Les champions du clergé
ne se lassent pas de reprocher au gouvernement de 1830 qu'il se
préoccupe exclusivement des intérêts matériels. Ils l'accusent de
corrompre les générations nouvelles en les abandonnant à de mau-
vais instincts, à l'amour du lucre et des jouissances. A les entendre, la
religion seule est capable de purifier ces âmes en péril et de les sauver.
Nous savons tout ce qu'il y a dans ces reproches de calomnieuses
exagérations; ceux qui les font, ou plutôt qui les vomissent, noyés
dans un torrent d'invectives, ont juré une haine implacable à notre
gouvernement et à fesprit philosophique de notre siècle. Toutefois
ces déclamations doivent servir d'avertissement. Le pouvoir temporel
doit, il en est temps, reprendre avec énergie la direction des inté-
rêts moraux dans tous les ordres d'idées et dans toutes les classes
sociales. Ne nous endormons pas au milieu d'une sécurité molle et
trompeuse. Le pouvoir temporel a en face de lui des adversaires,
des compétiteurs, qui lui font une guerre sans trêve ni merci. Qu'il
ne laisse pas s'accréditer par une dangereuse incurie cette opinion,
que le gouvernement représentatif est peu susceptible de grandeur
morale.
Serait-il vrai? faudrait-il penser que le principal mérite du gou-
vernement représentatif est de faciliter les gros impôts , les vastes
budgets, et que dans la sphère morale il est impuissant et stérile?
S'il en était ainsi, notre civilisation politique aboutirait à un résultat
dérisoire. Nous ne nous serions tant agités que pour descendre! Le
spectacle de notre affaissement moral serait plus affligeant encore
qu'il ne f est déjà, que nous refuserions de souscrire à une conclu-
sion pareille. La liberté, la liberté modérée, doit être au moins aussi
puissante pour le bien que le despotisme. Est-ce avoir pour elle trop
d'ambition? Dans le siècle dernier, au moment où les jésuites étaient
proscrits sur tous les points du globe, quand ils étaient chassés de
France, d'Espagne, du royaume de Naples, de fAmérique espa-
gnole, et même du Paraguay, Frédéric-le-Grand permettait qu'ils
restassent en Silésie, et il disait : Je ne fais pas de mal aux jésuites,
10 V BEVUE DES DEUX MONDES.
étant bien sûr d'empêcher qu'ils en fassent, et je ne les opprime points
parce que je saurai les contenir. Qui pourrait aujourd'liui , au nom
de notre gouvernement, parler avec la même fermeté? Cependant
il est urgent cpie le pouvoir et les chambres interviennent avec puis-
sance dans toutes les questions morales qui inquiètent les esprits,
pour accomplir avec une intelligente activité tout ce qui est prati-
cable et bon, pour lutter avec énergie contre les théories erronées
et les prétentions coupables. L'éducation des masses, l'amélioration
de leur condition matérielle, l'instruction de la jeunesse , la direc-
tion morale qu'il faut imprimer aux générations nouvelles, tout cela
ne saurait, sans un extrême péril, être abandonné au hasard ou aux
entreprises des partis. Dans ces derniers temps, on a un peu né-
gligé tous ces devoirs. Il est remarquable qu'il y a dix ans, quand le
gouvernement de 1830 était encore engagé dans des luttes ardentes,
ses représentans, et au pouvoir et dans les chambres, semblaient
convaincus plus qu'aujourd'hui de la nécessité d'agir moralement
sur les masses. C'est en 1833 que fut débattue et promulguée la loi
sur l'instruction primaire. A cette époque, le gouvernement, nous
parlons ici des trois pouvoirs, montra qu'il n'entendait abdiquer
aucune de ses attributions morales. Alors, il est vrai, on n'eût pas
osé prétendre, au nom de l'église, que l'état était incapable de don-
ner au peuple une éducation saine; alors le langage du clergé était
plus prudent, son attitude plus modeste. Devant le ton qu'il a pris
depuis plusieurs années, devant les prétentions qu'il affiche, le pou-
voir temporel doit-il battre en retraite , se faire humble et petit?
Qui oserait, au sein du gouvernement, conseiller tant de faiblesse?
C'est au nom de l'ordre, de la stabilité sociale, qu'il faut demander
aujourd'hui au pouvoir, pour tout ce qui concerne la satisfaction
légitime et la défense des intérêts moraux, un esprit d'initiative et
une main ferme.
Ce n'est pas exclusivement par l'Université que l'état exerce son
sacerdoce intellectuel; toutefois ce grand corps est le principal agent
par lequel l'instruction et les lumières se répandent dans toutes les
parties de la société, a II n'y aura pas d'état politique fixe, s'il n'y a
pas un corps enseignant avec des principes fixes, » avait dit Napo-
léon au sein du conseil d'état, et, en vertu de cette maxime cet
homme qui portait, pour ainsi dire, dans la science du gouver-
nement la divination d'un poète, forida l'Université. Il est glorieux
pour l'institution universitaire d'être contemporaine des grandes
créations politiques, qui étaient comme les assises de la société nou-
l'église et la philosophie. 195
velle. L'Université eut jusqu'à la chute de l'empire une existence
laborieuse et paisible; on la vit alors raviver les saines traditions
sociales et littéraires, et remettre en honneur les éternels modèles
du goût et de la raison. Elle parcourut cette première phase, si ho-
norable et si utile, avec une activité modeste et sans discussion avec
personne. Quand vint la hberté, la polémique parut. Durant la res-
tauration, l'Université eut à se défendre contre la puissance ecclé-
siastique, et fut souvent opprimée par elle. Toutefois, les plus avisés
de ses adversaires ne voulaient pas la détruire, mais la dominer, et
sur ce point, comme sur bien d'autres, il y avait division parmi les
hommes qui se disaient particulièrement appelés à sauver la monar-
chie et la religion. Les plus exaltés demandaient à grands cris l'a-
néantissement de l'Université, parce qu'ils voulaient transférer l'en-
seignement de l'état à l'église. L'Université avait donc alors à lutter
contre des inimitiés implacables, et elle ne trouvait souvent dans les
hautes régions du pouvoir qu'une bienveillance douteuse. Aujour-
d'hui la situation est différente : plus forte sur un point, elle est plus
exposée sur un autre. L'Université a tout l'appui du gouvernement,
mais elle a en face d'elle des adversaires plus nombreux et plus ro-
doutables. Ce n'est plus seulement une coterie, c'est l'église elle-
même qui descend dans l'arène. L'Université, cett^ autre église
laïque, a, nous le croyons, toutes les forces nécessaires pour résister
avec honneur, avec supériorité, si elle comprend qu'elle doit s'iden-
tifier de plus en plus avec l'esprit du siècle, et tenir plus haut que
jamais, tout en rendant à la religion les respects qui lui sont dus, le
drapeau de la science humaine.
Entre le catholicisme et la philosophie , le débat est rouvert. Con-
tinuer sa marche avec fermeté, prouver sa force par des développe-
mens féconds, afflrmer dans toute leur étendue les droits et la puis-
sance de la raison humaine, sans prendre contre les croyances et les
interprètes de la religion une attitude hargneuse et hostile , voilà ,
selon nous, quelle doit être l'ambition et la conduite de la philoso-
phie. Ni exagérations, ni emportemens : ce serait ressembler à certains
dévots par leur plus mauvais côté , par le fanatisme; mais aussi pas
de faiblesse, pas de concessions pusillanimes : la pire de toutes les
hypocrisies serait l'hypocrisie des philosophes. C'est aux représen-
tans de l'esprit philosophique de ne pas amoindrir ou éluder les pro-
blèmes , de ne reculer devant aucun des devoirs qu'imposent la re-
cherche et le culte de la vérité. Autrement, sans trouver grâce devant
ses adversaires, on ruine sa propre cause.
196 REVUE DES DEUX MONDES.
La société est assez forte aujourd'hui pour que l'antagonisme de
la religion et de la philosophie ne Tébranle pas. Il semblerait au pre-
mier aspect que les prêtres et les philosophes devraient plutôt s'en-
tendre que se combattre, puisque tous spéculent sur la nature morale
de l'homme. Si un jour l'humanité, ce qu'à Dieu ne plaise! devenait
assez industrielle pour ne plus vouloir s'occuper que de ce qui est
palpable aux sens, elle mettrait également hors de cour les philoso-
phes et les prêtres. Pourquoi donc se querellent-ils entre eux? Mais
les passions sont plus fortes, et, plus on est rapproché par le fond
des choses, plus on se fait la guerre. Prenons donc la réalité telle
qu'elle se comporte. Aux esprits incultes, aux âmes tendres, aux
imaginations vives, la religion inculque les vérités morales sous une
forme qui échappe à toute discussion, car la religion révèle et elle
ordonne. Ce dogmatisme est salutaire et digne du respect de tout
homme qui a réfléchi sur la nature humaine et sur la société. Cepen-
dant il est des esprits qui réclament une autre nourriture; ni les
surprises de l'imagination, ni les émotions de l'ame, ne suffisent pour
les convaincre et les mener. Chez eux, la raison domine avec ses exi-
gences et ses lois : elle observe, elle analyse, elle décompose, puis
elle se met à reconstruire le monde qu'elle a décomposé. Quelle est
la société, quel est le gouvernement qui pourrait sérieusement se
proposer la proscription du génie philosophique? Un jour le premier
consul se promenait dans une allée solitaire du parc de la Malmaison :
le son de la cloche de Ruel vint à retentir; Bonaparte fut ému. Il
resta plongé long-temps dans une rêverie profonde d'où il sortit
affermi dans le projet de rétablir la religion catholique. Le dessein
était aussi grand que juste. Malheureusement, Napoléon y mêla une
réaction violente contre les idées, les idéologues et la philosophie. Ici
commença la part de l'erreur. Pourquoi Napoléon ne se souvint-il
pas qu'Alexandre ne mit pas seulement son orgueil et son génie à
jeter bas l'empire des Perses, à fonder une ville qui devait attirer à
elle le commerce du monde, enfin à aller chercher à travers les sables
de la Libye le nom de fils de Jupiter, mais qu'il se glorifiait aussi de
lire et de comprendre Aristote?
Lerminier.
FERNAND.
DERNIERE PARTIE."
I. — FERNAND DE PEVENEY A KARL STEIN.
Que faire? que devenir? Plus j'envisage ma position, moins j'y
vois d'issue. Qu'est-ce donc que le cœur de l'homme? Quel est ce
sentiment égoïste et cruel qui m'arrache à ce que j'aime, me lie à
ce que je hais et me perd pour se sauver lui-même? Insensé et
farouche honneur! j'obéis à ta loi sans mérite ; je te maudis en te
servant, et je t'abhorre en faisant tout pour toi.
Je t'écris hors de France. Quel voyage! Deux misérables atta-
chés à la même chaîne, condamnés à perpétuité l'un à l'autre! On
me dit que je suis en Suisse. Je ne sais; que m'importe? J'ai quitté
pour jamais la patrie du bonheur. Encore, si je pouvais exhaler Hbre-
ment ma fureur et mon désespoir ! La bête fauve mord en rugissant
les barreaux de sa cage; mais moi, avec la mort dans l'ame, avec la
rage dans le sang, je dois n'offrir aux regards inquiets qui m'obser-
vent qu'un visage heureux et souriant. Il faut que je respecte des
susceptibilités toujours prêtes à s'effaroucher, et que je ménage un
(1) Voyez la livraison du !«' octobre.
198 REVUE DES DEUX MONDES.
orgueil inflexible qui ne veut rien devoir à ma pitié. Est-ce un rêve?
n'est-ce point la folie? C'est l'enfer et la damnation éternelle.
Oui , l'enfer, avec le souvenir du ciel I Comme si ce n'était pas
assez des tourmens que j'endure, le sentiment des félicités perdues
en redouble encore l'horreur et l'amertume. J'entends la voix connue
des anges qui m'appellent; de quelque côté que je me tourne, je
vois, au lointain borizon, les ombrages de Mondeberre et deux
blondes têtes qui, du haut des tourelles, semblent épier l'heure
de mon retour. Je suis maudit. Il y a des instans où je m'écrie
que c'est impossible, que cet état ne saurait durer, qu'il est insensé de
sacrifier ainsi sa vie tout entière; mais je retombe bientôt découragé,
comme le malheureux qui, en faisant le tour de son cachot, s'est
assuré qu'il doit renoncer à tout espoir d'évasion.
Peux-tu bien te faire une idée du perpétuel tête-à-tête dans lequel
nous traînons, Arabelle et moi , des jours qui sont autant de siècles?
Comprends-tu à quel point s'est vengé cet homme? J'ai la conviction
qu'avant de partir, il avait surpris ma lettre de rupture; déjà les
bruits du monde avaient éveillé ses soupçons; cette lettre n'a pas
été brûlée ainsi que le pense xVrabelle. Quoi qu'il en soit, M. de
Rouèvres doit être content de son œuvre. Il nous aurait enchaînés
l'un à l'autre dans l'ardeur partagée d'une passion mutuelle, que la
vengeance n'en eût été ni moins sûre , ni moins horrible. L'amour
est libre et vit d'illusions; lui ôter le prisme et la liberté, c'est en
faire la plus morne des réalités, le plus odieux des esclavages. C'est
ce qu'a fait cet homme. Il nous a chargés à la fois de liens et d'op-
probre; en nous condamnant à vivre face à face, il a voulu que
nous ne pussions désormais nous regarder l'un l'autre sans rougir.
Il nous a dépouillés de tout charme et de tout prestige; il a flétri jus-
qu'au passé; de deux amans il a fait deux forçats marqués par la
main du bourreau. Telle est notre destinée. Nous allons sans but,
au hasard, courbés sous le sentiment de notre commune déchéance^,
nous épuisant en vains efforts pour tromper l'ennui qui nous ronge.
Et toujours, et partout, une voix mystérieuse murmurant à mon
coeur : Où vas-tu? le bonheur est là, près de moi, qui t'attend I
IL
Parfois je me révolte et m'indigne contre moi-môme; je traite mes
scrupules de faiblesse et de lâcheté. Est-il juste, après tout, que je
FERNAND. 199
porte la peine d'un égarement dont je n'ai pas été le complice? Je
me dis aussi que l'honneur ne fait pas à la haine un devoir de l'amour;
je me dis que je hais cette femme, que je ne lui dois rien que d'as-
surer sa destinée; qu'elle ait donc à prendre ma fortune et qu'elle
me rende ma liberté. Ah! malheureux, plût au ciel qu'il en pût être
ainsi ! Que ne m'est-il permis de la racheter, cette liberté que je
pleure ! Je la paierais avec joie de tout ce que je possède en ce
monde. J'irais vivre sous un toit de chaume, je gagnerais ma vie à
la sueur de mon front, et je bénirais le Dieu qui m'aurait fait de si
doux loisirs. Mais, ami, tu connais Arabelïe! C'est une ame fière et
superbe aVec laquelle il serait insensé de vouloir entrer en arrange-
ment. Si l'honneur me fait une loi de ne lui point retirer mon appui,
de son côté l'honneur lui commande de ne rien accepter que de
mon amour. Ajoute qu'elle a toutes les exigences et toutes les sus-
ceptibilités que sa situation comporte, d'autant plus ombrageuse
qu'elle est préoccupée sans cesse de l'idée de sa dépendance. Je n'ai
pas le droit d'être distrait ou silencieux; on commente mes regards,
on mesure mes gestes, on pèse mes paroles. Qu'un nuage passe sur
mon front, il s'en échappe aussitôt des orages que je dois m'efforcer
de calmer. Combien de fois déjà m'a-t-elle offert, dans sa fierté
blessée, de me délivrer de sa présence! C'est moi qui suis obligé de la
rassurer et de la retenir. Quel amour ne faudrait-il pas pour alléger
un si rude labeur! J'ai beau me dire que je suis le seul être ici-bas
qui doive la juger avec quelque indulgence, j'ai beau me répéter que
ce n'est point à moi qu'il appartient de la fouler aux pieds, et que
c'est le moins qu'on pardonne aux erreurs de l'amour qu'on inspire;
c'est plus fort que moi, je la hais. D'ailleurs, saclions que l'amour
n'a rien à voir en ces sortes d'union. N'est-il pas honteux que ce qu'il
y a de plus beau sous le ciel serve de prétexte et d'excuse à de telles
aberrations? Quoi! l'oubli de tous les devoirs, la folle exaltation de
la tête et des sens, les dérèglemens d'une imagination sans frein,
Fimpudeur en plein vent, l'audace effrontée qui brave tout et que
rien n'arrête, ce serait là l'amour, cette chose de Dieu! Non, non, ce
n'est pas ainsi que procède l'amour véritable, et c'est l'outrager que
de mêler son nam à de pareilles aventures.
nr.
Hier, à la fenêtre d'une auberge où nous étions depuis quelques
heures, j'ai vu s'arrêter devant la porte une chaise de poste et Gus-
200 REVUE DES DEUX MONDES.
tave P... en descendre. Tu le connais; tu dois te souvenir de l'avoir
entrevu çà et là dans le monde. J'ai couru à lui; car, à quelque degré
d'intimité qu'on soit l'un et l'autre, c'est toujours une grande joie de se
rencontrer ainsi hors de la patrie commune. Il faut avoir quelque peu
voyagé pour savoir quelle prompte fraternité s'établit, passé la fron-
tière, entre gens du même pays. On se connaissait à peine sur le sol
natal, on se trouve frères sur la terre étrangère. Bien donc qu'il n'eût
jamais existé entre Gustave et moi que des relations simplement
bienveillantes, nous nous sommes embrassés comme de vieux amis;
puis, les premiers transports apaisés , il m'a pris par la main et m'a
présenté à une jeune et belle personne qui se tenait auprès de lui
et que je n'avais pas remarquée. Je ne le savais pas marié; je l'ai fé-
licité de mon mieux. C'est qu'en effet sa femme est charmante : ils
sont charmans tous deux. Je me suis assis à leur table, et nous avons
causé. C'était la première fois depuis six semaines que j'échangeais
librement mes sentimens et mes idées. Nous avons parlé de Paris,
qu'ils ont quitté tout récemment; en les écoutant, je me sentais re-
naître. Gustave ne m'a rien dit de son bonheur, mais ce bonheur
rayonnait sur son front, et d'ailleurs sa jeune compagne en révélait
plus par sa seule présence qu'il n'aurait pu lui-même en raconter.
Ses cheveux sont blonds comme ceux d'Alice, et, quoique d'une
beauté moins parfaite et moins poétique, elle m'apparaissait comme
l'ombre gracieuse de la vierge de Mondeberre. Je ne sais par quel
enchantement j'en vins à oublier, dans l'entretien de ces deux jeunes
gens, le boulet que je traîne au pied; toujours est-il que je l'oubliai.
Je me crus libre, libre comme l'oiseau captif qui monte dans les
plaines de l'air jusqu'à ce que l'oiseleur cruel tire le fil qui le fait
retomber brusquement sur la terre. L'amour est généreux, le bon-
heur expansif : Gustave m'offrit de les accompagner, sa femme et
lui, dans leurs excursions. J'acceptai étourdiment; mais comme nous
nous préparions à sortir, Arabelle entra dans la salle et vint à moi
d'un air familier. Gustave reconnut M""^ de Rouèvres. Il comprit
tout; il salua froidement Arabelle, prit sous son bras le bras de sa
femme, et je les vis tous deux disparaître au détour du sentier.
La passion a des instincts qui ne la trompent pas : Arabelle de-
vina sur-le-champ ce qui se passait en moi ; elle en fut irritée et
jalouse. Rien ne révolte plus les âmes qui vivent dans le trouble et
dans le désordre que le tableau de ces chastes unions sanctifiées par
Tordre et le devoir, de même que rien n'exaspère les gens qui ne
font rien comme de voir les gens qui travaillent. Arabelle essaya
FERNAND. 201
d'abord d'effacer dans mon cœur l'impression douloureuse; elle
voulut que le bonheur de ces deux jeunes gens pâlît et s'éclipsât
devant le nôtre. Elle m'entraîna dans la montagne, et, me forçant à
m'égarer avec elle sous les pins et sous les mélèzes, elle me récita,
avec de nouvelles variantes, toutes les litanies de son implacable
tendresse. Mais à tout ce qu'elle put dire je restai taciturne et
sombre. Sa colère grondait sourdement; je me sentais moi-même
au bout de ma patience. Voyant qu'elle ne réussissait même pas à
me distraire, Arabelle, poussée par l'envie, arriva, par je ne sais
quels perfides détours, à se railler du jeune couple qu'elle n'avait
fait qu'entrevoir. Je m'indignai de l'entendre outrager l'image des
félicités que j'avais répudiées pour elle : il me sembla qu'elle insul-
tait M"*= de Mondeberre. Mon sang bouillonnait dans mes veines;
pourtant je retenais encore la tempête déchaînée dans mon sein. Que
te dirai-je? la tempête éclata, et ce fut entre ces deux amans une
scène d'emportemens et de violence, telle qu'on eût dit deux en-
nemis près de se déchirer l'un l'autre.
Et tandis que nous échangions à voix étouffée tout ce que la haine
peut aiguiser et empoisonner de paroles, tandis qu' Arabelle se
meurtrissait le front, tandis que moi, sombre et rugissant, je la-
bourais et j'ensanglantais ma poitrine, sereine et recueillie, la na-
ture se reposait des fatigues du jour; on n'entendait que le bruit
lointain des cascades; la lune radieuse planait sur la cime des monts,
et je vis, à la clarté de ses rayons d'argent, Gustave et sa femme qui
marchaient à pas lents, amoureusement inchnés l'un vers l'autre:
la jeune épouse était suspendue au bras du jeune époux comme la
vigne en fleurs aux branches de l'ormeau; tous deux se regardaient
en silence et semblaient écouter le langage muet de leurs âmes.
IV.
Nous étions assis l'un près de l'autre sur un tertre, au bord d'un
abîme. Le jour tombait; le site était sauvage. De noirs sapins entre-
mêlés de hêtres prodigieux se dressaient au-dessus de nos têtes. Des
quartiers de roc qu'on eût dits entassés par la main des géans, éta-
laient çà et là leurs masses sans verdure. Autour de nous pas un
être vivant, rien qui révélât la trace d'un pas humain : vraie Thébaïde
qu'eût aimée Salvator. Nous y étions arrivés à travers mille dangers,
de bois en bois et de roche en roche, poussés moins par la curiosité
TOME IV. 14
202 REVUE DES DEUX BIONDES.
que par l'instinct des cœurs malheureux qui se plaisent aux tableaux
de la nature désolée. Au-dessous de nos pieds, un torrent mugissait
dans le gouffre. Nous nous taisions. Je pensais à ma vie brisée, au
bonheur perdu, à l'obstacle éternel , et, tout en songeant, je plongeais
un avide regard dans l'abîme qui me fascinait. Arabelle en était si
près, qu'il eût suffi d'un coup de vent pour l'y précipiter. Dieu seul
nous regardait; le gouffre était sans fond. J'eus peur; je me jetai sur
elle, je la pris dans mes bras, je l'emportai comme une bête fauve, et,
quand je l'eus déposée sur le gazon , j'allai tomber à quelques pas,
glacé d'horreur et d'épouvante.
Touchée de tant d'amour et de sollicitude, Arabelle baisa mes
mains avec transport; je priai Dieu, qui lit dans les âmes, de m'ab-
soudre et de me pardonner.
V.
Nous touchons à une crise inévitable. Quelle en sera l'issue? Je
l'ignore; mais il n'est pas de chaîne qui, à force de se tendre, ne
finisse par se briser. Nous en venons insensiblement à perdre vis-
à-vis l'un de l'autre tout ménagement et toute retenue. Arabelle
souffre; une sombre inquiétude la mine et la consume. Sa passion
s'aigrit, ma patience se lasse, notre humeur s'irrite, et nos rela-
tions s'enveniment. S'il n'est pas d'amour qui puisse résister à un
tête-à-tête forcé, tu peux juger quelle intimité est la nôtre. Je m'ob-
serve et me domine encore, mais il m'échappe parfois, malgré mes
efforts pour les retenir, des paroles qui jaillissent comme des éclairs
et jettent dans le cœur d'Arabelle de soudaines et sinistres lueurs.
L'infortunée se débat sous le sentiment de la réalité qui l'étreint.
L'instinct de sa destinée la presse et l'enveloppe de toutes parts. Son
martyre peut s'égaler au mien.
VI.
Ce que j'avais prévu est arrivé. Le choc a été terrible; mais nous
n'en sommes liés l'un à l'autre que par un nœud plus étroit et plus
sûr. Ainsi parfois la foudre, dans ses effets capricieux, allie violem-
ment les métaux le moins susceptibles de se combiner.
Déjà, depuis plusieurs jours, un orage s'amassait silencieusement
darjs nos cœurs. Hier soir, écrasée sous le poids de la journée ( de-
FERNAND. 203
puis la veille nous n'avions pas, je crois, échangé deux paroles),
Arabelle s'était jetée sur un lit de repos, tandis que moi , debout
auprès de la croisée ouverte, je m'occupais à regarder dans la cour
de l'auberge deux femmes qui venaient de descendre d'une berline
de voyage. L'une, à la fleur de l'ûge, mais pûle et l'air souffrant,
grande et mince comme un roseau, s'appuyait languissamment sur
l'autre, plus âgée, qui, l'observant d'un œil inquiet, la soutenait
avec amour. C'étaient sans doute une mère et sa fille. La jeune per-
sonne était si frêle et si débile, qu'elle me parut près de défaillir.
A peine, en effet, eut-elle fait quelques pas, qu'elle fut obligée de
s'asseoir sur un banc de pierre. Elle y demeura plusieurs minutes à
reprendre ses sens. Sa mère, assise auprès d'elle, la tenait appuyée
sur son sein. Je les contemplais avec une vague émotion, sans cher-
cher à me rendre compte ni du charme que j'y trouvais ni de l'at-
tendrissement que je sentais me gagner peu à peu, quand tout à
coup, à cette même fenêtre où j'étais, je vis la tête d'x\rabelle se
pencher auprès de la mienne. Soit que l'expression de mon visage
trahit en cet instant la préoccupation de mon cœur, soit que la pas-
sion ait le don de seconde vue , soit enfin qu' Arabelle ne cherchât
qu'un prétexte à ses emportemens, toujours est-il qu'à son insu peut-
être elle comprit mieux que moi-même ce qui se passait en moi.
Elle m'arracha brusquement de la croisée, et, m'entraînant dans
le fond de la chambre : — Qu'aviez-vous donc , me demanda-t-elle,
à regarder ainsi ces deux femmes? Vous caressiez, à coup sûr, une
espérance ou un souvenir. — A ces mots, (jui frappaient plus juste
qu'elle ne le croyait sans doute, je me troublai,, puis je m'irritai de
voir que j'avais été surpris et deviné. En général, nous n'avons de
pitié pour la jalousie que lorsque rien ne l'excuse et ne la justifie;
nous pardonnons volontiers à son aveuglement, jamais à sa clair-
voyance. Je répliquai avec un sentiment de colère mal contenu;
Arabelle en conclut naturellement qu'elle avait touché, sans le sa-
voir, l'endroit sensible de mon être. Ainsi engagée, la querelle alla
croissant. Ce ne fut long-temps qu'une escarmouche de traits plus
ou moins acérés, de paroles plus ou moins amères; bientôt ce devint
de part et d'autre une vraie furie. Au plus fort de la mêlée, Ara-
belle s'oublia jusqu'à me reprocher les sacrifices qu'elle m'avait faits;
je m'en tins d'abord à lui rappeler brutalement que ces sacrifices,
je ne les avais pas sollicités. Elle persista dans ses récriminations et
m'accabla de mépris et d'outrages. — Prenez garde! m'écriai-je à
plusieurs reprises; prenez garde, Arabelle, vous jouez avec la foudre î
14.
20k REVUE DES DEUX MONDES.
— Elle ne douta plus que je n'eusse un secret qui brûlait mon cœur
et mes lèvres; elle ne s'en montra que plus acharnée. — Arabellel...
m'écriai-je encore une fois d'une voix menaçante. — Parlez! frap-
pez! s'écria-t-elle avec égarement. Je suis perdue, je le sais, je le
sens; ne me laissez pas plus long-temps languir. — J'essayai vaine-
ment de la calmer; elle continua de m'aiguillonner et de me harceler
avec une rage nouvelle. J'étais ù bout. Il vint un instant où j'oubliai
tous les engagemens que j'avais pris vis-à-vis d'elle , vis-à-vis de
moi-même. Comme un homme qui tient entre ses mains une arme
à feu, et qui, sans le vouloir, lâche, en se débattant, le coup qui
doit donner la mort, je lui déchargeai mon secret dans le cœur.
J'étais fou, j'étais ivre. Aux trop faciles sacrifices qu'elle s'était im-
posés pour moi, j'opposai sans pitié les renoncemens que je m'étais
imposés pour elle ; j'abattis l'orgueil de la passion sous l'orgueil du
devoir; je racontai avec une complaisance cruelle les félicités au
milieu desquelles elle était venue me surprendre , l'avenir qu'elle
avait ruiné de fond en comble, les joies que j'avais abjurées pour la
suivre. Tandis que je parlais, je la voyais devant moi, debout, pâle,
immobile, écoutant avec la volupté du désespoir, s'abreuvant à longs
traits du poison que je lui versais. Je voulais m'arrêter, mais j'étais
emporté comme par des ailes de flamme. Enfin, quand j'eus tout dit,
pareil au meurtrier qui s'enfuit après avoir plongé et retourné le
poignard dans le flanc de sa victime, je m'élançai hors de la chambre,
je traversai le village comme un insensé, et me jetai dans la mon-
tagne. Je courus long-temps sans savoir où j'allais. Un instinctif
effroi me ramena auprès d'Arabelle. Je retrouvai désert l'apparte-
ment où je l'avais laissée. Je pris sur une table une lettre pliée à la
hâte : c'étaient seulement quelques lignes qui me disaient un éternel
adieu et me rendaient à la liberté. Ami, ce moment fut court, mais
enivrant. Je poussai un cri de joie sauvage, et j'aspirai l'air à pleins
poumons.
— Libre! libre enfin!
— Non, malheureux, s'écria tout à coup une voix implacable, non,
tu n'as pas le droit de l'accepter, cette liberté qu'on te rend ! Rattache
tes fers, misérable!
La pensée est prompte comme l'éclair. Je me rappelai ce que j'avais
oublié dans un transport de folle ivresse; je me souvins que cette
femme s'était fermé toutes les portes pour venir frapper à la mienne,
et que, privée de moi, l'infortunée n'avait que le suicide pour re-
fuge. Je me demandai si sa mort me serait moins lourde à porter
FERNAND. 205
que sa vie. En même temps ma conscience exaltée souleva contre
moi toutes les tentations, tous les souhaits criminels qui s'étaient
glissés, souvent à mon insu, dans les replis ténébreux de mon cœur.
Ces réflexions furent si rapides, qu'en moins d'une seconde le cri
de délivrance que j'avais poussé se changea brusquement en un
cri d'épouvante. Je m'informai de la direction qu'avait prise Ara-
belle en sortant; je me précipitai sur ses traces. La terreur, la pitié,
le remords, étouffaient en moi la voix de la haine, et jusqu'au senti-
ment de ma propre infortune; je n'étais plus qu'un amant éploré
courant après sa maîtresse infidèle. J'interrogeais tous les passans
que je rencontrais sur ma route; je prêtais l'oreille à tous les bruits;
mon regard plongeait dans tous les abîmes; je criais le nom d'Ara-
belle à tous les échos. Je m'arrêtais, j'écoutais, je reprenais ma
course haletante. La nuit me surprit, une nuit sombre, sans lune et
sans étoiles. J'allais toujours. — Arabelle ! Arabelle ! — Rien ne me ré-
pondait que les plaintes du vent, qui me faisaient parfois tressaillir
et glaçaient mon sang dans mes veines. Je venais de m'asseoir, dés-
espéré, quand j'aperçus à peu de distance une lumière qui brillait à
travers les arbres. J'y courus: des chiens aboyèrent à mon approche.
C'était une pauvre cabane adossée contre la montagne. Je poussai la
porte, j'entrai et je vis, près d'un feu de pommes de pin qu'on avait
allumé pour la réchauffer, une femme accroupie, les cheveux épars,
le visage meurtri : c'était elle. Des pâtres l'avaient recueillie demi-
morte sur le bord d'un sentier. Dans ma joie de la retrouver vivante,
j'allai m'agenouiller à ses pieds, je l'enlaçai de mes bras; comme
autrefois, je l'appelai des noms les plus tendres. Elle, cependant, ses
grands yeux attachés sur moi avec cette fixité du regard particu-
lière à la folie, ne répondait à mes paroles que par un doux sourire
étonné, mille fois plus effrayant que les emportemens de la colère.
Je la crus folle, je me crus moi-même près de perdre la raison. —
Parle-moi! réponds-moi! m'écriai-je avec désespoir. C'est moi, c'est
Fernand qui t'aime ! — A ces mots, passant une main sur son front,
de l'air d'une personne qui cherche à se ressouvenir, elle resta quel-
ques instans à m'examiner avec inquiétude; puis tout d'un coup ses
traits se contractèrent, un cri terrible sortit de sa poitrine, elle s'ar-
racha de mes bras, et tomba raide sur le carreau.
Je la relevai et la portai au grand air. Le froid de la nuit la ré-
veilla. Je l'avais déposée sur l'herbe et je réchauffais ses mains gla-
cées sous mes baisers. Revenue à elle, son premier mouvement fut
de s'enfuir; je la retins par une étreinte passionnée. — Fernand,
^6 REVUE DES DEUX MONDES.
TOUS m'avez tuée, me dit-elle. Je ne vous en veux pas; seulement que
n'avez-vous parlé plus tôt? Rien ne vous était plus aisé que de vous
délivrer de moi; mon intention n'a jamais été de m'imposer à vous,
d'être une charge dans votre existence, un obstacle à votre bonheur.
Je ne voulais que votre amour; je le sentais m'échapper, mais j'es-
pérais le ressaisir. J'ignorais qu'il fut à une autre. Vous êtes libre.
Retournez vers cette fille que vous aimez , et laissez-moi mourir en
paix. Soyez heureux, et que mon souvenir n'importune point votre
joie. — Elle parla long-temps ainsi, sans reproches, sans amertume,
avec une résignation touchante, s'excusant d'avoir troublé ma des-
tinée et me suppliant de lui pardonner. — Vous vivrez! vous vivrez!
ro'écriai-je. Et je me mis à retirer une à une les flèches empoison-
nées que je lui avais décochées dans le sein; j'appliquai mes lèvres
à ses blessures pour en extraire le venin mortel. Je rétractai toutes
les paroles qui m'étaient échappées quelques heures auparavant.
Devait-elle en croire les révoltes et les transports d'une ame vio-
lente et d'un caractère irascible? Je m'efforçai de lui prouver que
ce n'avait été qu'un jeu cruel; je m'écriai que je l'aimais, que je
n'aimais qu'elle, et qu'elle était ma vie tout entière. Et, chose
étrange, j'étais de bonne foi. En cherchant à l'abuser pour la sauver,
comme un acteur qui, à force de chaleur et d'entraînement, arrive
à s'identifier avec son rôle et finit par se croire le personnage qu'il
représente, j'étais parvenu à me tromper moi-même. J'oubliai tout
et m'abandonnai naïvement aux sentimeos que j'exprimais. Ara-
belle m'écoutait d'un air incrédule, et repoussait tous mes discours.
Sa résistance acheva de m'exalter. Un instant, je m'interrompis
pour la regarder à la lueur de la lune qui venait de percer les
nuages. Pâle, échevelée, les mains jointes, à demi pliée sur elle-
même, dans l'attitude de la Madeleine éplorée, elle était belle : je
me surpris à l'admirer comme si je la voyais pour la première fois.
Le silence, la nuit, la sohtude, la majesté des cimes alpestres qui
servaient de cadre au tableau , cette blanche lune qui nous baignait
de ses molles clartés, cette fière beauté qui voulait mourir, ces vôte-
mens en désordre, ces sanglots étouffés, ce beau sein gonflé de
larmes et de soupirs, tout fut complice du trouble de mon cœur. Je
la ramenai persuadée et soumise. Mais déjà mon ivresse était dis-
sipée , et, tandis que je la sentais à mon bras légère et joyeuse, je
marchais morne et sombre, maudissant ma victoire, honteux de ma
méprise, et me disant que celte femme avait été bien prompte et
bien facile à se laisser convaincre.
FERNAND. 207
Ne m'accuse pas, aie pitié des contradictions d'un cœur mallieu-
feux qui ne se connaît pas lui-même. Écris-moi à Milan , où nous
allons passer l'hiver.
KARL STEIN A FERNAND I>E PEVENEY.
Je t'aime et je te plains. Je vous plains l'un et l'autre, car le sort
d'Arabelle ne me semble pas moins affreux que le tien. Je plains sur-
tout les deux aimables créatures qui, pour t'avoir ouvert leur vie
comme un port, ont reçu le contre-coup de l'orage qui t'a foudroyé.
€'est une pitié, c'est un meurtre d'entraîner ainsi dans les désastres
de la passion des existences dont le cours n'a jamais réfléchi qu'un
ciel pur et des bords paisibles.
Je ne suis préoccupé que de toi; je sonde ta position , je la creuse
en tous sens pour voir s'il ne te reste pas quelque moyen d'évasion
et de fuite. Soins inutiles! l'honneur est ton geôlier, et je ne saurais
prendre sur moi de te conseiller une lâcheté. Seulement, quand je
vois de pareilles extravagances envahir la place des devoirs sérieux,
je ne saurais m'empêcher d'en être révolté. Voilà pourtant ce qu'à
force d'en exagérer l'importance, notre époque aura fait de l'amour!
Voilà le résultat de toutes ces belles doctrines qui , à force d'exalter
la passion, ont attaché des poids de cent hvres aux ailes de la fan-
taisie, et fait d'un épisode l'histoire de la vie tout entière, c'est-à-
dire d'une distraction une tâche, et d'un passe-temps un martyre I
Et puis nous avons la prétention d'avoir divinisé l'amour ! Il est très
vrai que nos pères s'y prenaient autrement; en aimaient-ils moins
bien? Je ne le pense pas.
Rien de nouveau dans ce Paris. Les voitures y roulent, les théâ-
tres y jouent, et le soleil s'y lève absolument comme si tu étais le
plus libre et le plus heureux des hommes. Dans ce groupe d'oisifs,
de sots et de méchans qui s'appelle modestement le monde, on s'est
occupé, huit jours durant, de ton aventure. Qu'a-t-on dit? que n'a-
t-on pas dit? Je te fais grâce des suppositions et des commentaires.
Les uns t'ont blâmé, les autres t'ont plaint; il s'est trouvé des gens
pour envier ton bonheur. Les femmes ont été sans pitié pour Ara-
belle. C'était inévitable : les femmes n'ont d'indulgence entre elles
que pour les faiblesses cachées; elles redoutent le bruit comme un
traître et l'éclat comme un dénonciateur. M. de Rouèvres n'a point
reparu; son hôtel est désert et fermé. On s'épuise encore à cette
208 REVUE DES DEUX MONDES.
heure en conjectures sur sa disparition. Ceux-ci présument qu'il est
allé prendre du service en Espagne; ceux-là, qu'il voyage en Orient;^
d'autres, qu'il se bat en Afrique. Ce qu'il y a de certain, c'est qu'ici
nul n'en sait là-dessus plus long que moi, qui n'en sais rien.
Que puis-je pour toi ? Dis un mot. Mon amitié souffre de son repos
et s'indigne de son impuissance.
FERNAND DE PEVENEY A KARL STEIN.
Tu ne peux rien pour ma délivrance, mais tu peux me faire passer
une fleur à travers les barreaux de ma fenêtre. Ami, puisque tu
m'aimes et que tu m'es dévoué, aie pitié d'une fantaisie démon cœur.
Si rien ne t'empêche et ne te retient, prends la poste, et va passer
quelques jours à Peveney. La lettre ci-jointe t'ouvrira la porte de
mon petit manoir et t'y installera en maître. Ce voyage te plaira. Ma
Bretagne , belle en toute saison , est belle surtout vers la fin de l'au-
tomne. Peut-être aussi te sera-t-il doux de connaître les lieux où
j'ai vécu, de vivre où je m'étais promis de vieillir en paix au sein du
bonheur. Il est impossible que tu ne trouves pas quelque charme à
visiter le nid de mes rêves envolés. Le coin de terre qui nous parle
d'un être aimé en dit plus à notre ame que tous les monumens
consacrés par l'histoire. Quoi qu'il t'en semble , prête-toi avec bonté
aux enfantillages d'un esprit chagrin. Tu dessines un peu, n'est-ce
pas? Le soir, avant la tombée de la nuit, suis le chemin qui mène à
Mondeberre; rôde discrètement autour du parc; tâche d'apercevoir,
par quelque éclaircie du feuillage, une jeune et blonde figure: si tu
la vois, saisis ses traits au vol, et fixe-les sur un feuillet de ton album.
Ajoutes-y un croquis du château , et glisse le tout sous l'enveloppe
d'une lettre que tu m'écriras dans ma chambre, près de la croisée,
à cette même place où je t'écrivais autrefois. Achève avec la plume
l'œuvre de ton crayon. Ne néglige rien, n'omets pas un détail. Que
cette lettre apporte à l'exilé tous les parfums, tous les reflets, tous
les échos de la patrie lointaine !
KARL STEIN A FERNAND DE PEVENEY.
Je t'écris dans ta chambre, à la lueur de ta lampe, les pieds dans
tes pantoufles. Mais reprenons les choses de plus loin. Tu veux des
détails, en voici.
FERNAND. 209
Le jour même où je reçus ta lettre qui m'enjoignait de partir, je
partis. A Clisson , je me fis indiquer la route de Peveney, et me pris
à suivre un sentier qui remonte le cours d'une rivière plus poétique
en ses détours que ne le fut jamais le Méandre. Après deux petites
heures de marche, j'aperçus, à mi-côte, dominant une riche vallée
et se mirant dans le cristal de l'onde , un joli castel que je reconnus
aussitôt. J'entrai par la grille du jardin, et présentai ma lettre d'in-
troduction à tes gens. Je soupai, fis un tour de jardin, et m'allai
coucher. Tes dahlias sont magnifiques , et ton vin de Bordeaux est
exquis.
Le lendemain, je me levai, sinon avec l'aurore, du moins assez tôt
pour ne pas laisser refroidir le déjeuner qu'on venait de servir. Une
fois à table, je ne pus m'empêcher d'admirer ce que je n'avais pas
songé à remarquer la veille, l'élégance du service et la perspective
enchantée que m'ouvrait, en guise de fenêtre, une glace sans tain
sur la vallée et sur les coteaux. J'aime à voir ainsi, par une heureuse
disposition, le paysage et la salle à manger se prêter des grâces mu-
tuelles. Les vins en ont plus de parfum, la nature en paraît plus
belle. Mais elle est triste au cœur de l'hôte, l'hospitalité à laquelle il
ne manque rien que la présence de celui qui la donne; je me disais :
— Que n'est-il là! — et je me sentais près de pleurer.
Je passai cette journée à visiter ton manoir. Je devinai dans son
étui de serge verte le fusil qui effraya si fort M"*^ de Mondeberre
enfant. Je restai long-temps à promener mes regards autour de la
chambre où s'est noué si fatalement le nœud qui t' étouffe. Pauvre et
cher garçon! c'est là que s'est livrée ta bataille de Waterloo. Il m'a
semblé voir gisant sur le parquet les ailes mutilées de tes rêves et de
tes espérances. Mais, ami, tu ne m'avais pas assez vanté les délices
de ton ermitage : tout m'y ravit, si ce n'est ton absence. Puissent
l'amour et le bonheur t'y ramener un jour, cher Fernand!
Sur le soir, fidèle à ma mission, je pris mes crayons, mon album,
et, suivi de tes chiens, je m'enfonçai dans un sentier que je savais
devoir me conduire où ton ame habite. Malheureusement, je n'avais
pu calculer la distance, et la nuit descendait déjà des coteaux dans
la plaine, que je n'étais point encore arrivé au but de mon expédi-
tion. J'entrevis le château dans l'ombre. Après avoir longé un mur
d'enceinte, je trouvai cette petite porte dont tu m'as tant de fois
parlé. Je me décidai à l'entr'ouvrir furtivement, non sans émotion;
mais je m'esquivai aussitôt, en entendant un bruit de pas sur les
feuilles sèches.
210 FEBNAND.
Le lendemain, c'était hier, jour aux aventures I Je m'étais éveillé
de grand matin, avec la fervente intention de voir lever l'aurore,
que je n'avais vue de ma vie que sur les toiles de l'Opéra. J'en avai»
lu tant de descriptions chez les poètes, que j'étais résolu à profiter de
mon séjour à la campagne pour savoir, une fois pour toutes, à quoi
m'en tenir là-dessus. Donc, à l'aube naissante, je me jetai à bas du
lit et courus à la fenêtre. Le ciel, la vallée, les coteaux, tout, jusqu'à
ton jardin , nageait péle-môle dans un épais brouillard, et je ne dis-
tinguai dans ce chaos que Ion palefrenier qui étrillait un cheval à la
porte de l'écurie. Je regagnai ma couche avec empressement, et,
quand je me relevai, le soleil avait conquis le ciel; de la brume qui
l'enveloppait quelques heures auparavant, il ne restait qu'une blan-
che vapeur qui flottait sur le vallon comme une gaze transparente.
J'aime la campagne modérément. Les romanciers en ont fait uo
tel abus, qu'ils l'ont dépouillée, à mes yeux, de son plus doux charme.
Jean-Jacques Rousseau, qui fut un grand peintre de la nature, parce
qu'il aimait la nature et qu'il vivait intimement avec elle, a créé une
école de rapins et de barbouilleurs qui se sont rués dans son domaine,
et n'ont manqué, pour se l'approprier, que d'amour et d'intelligence.
Je n'aperçois le paysage qu'à travers les fausses couleurs dont ils
l'ont chargé. La brise me récite leurs mauvaises phrases, et la fau-
vette me chante leurs méchans vers. C'est pourquoi je n'étais pas
aux champs depuis deux jours que déjà j'en avais assez. Ajoute que
cette maison déserte, qui ne me parle que de toi, est un tombeau où,
au bout de vingt-quatre heures, je me sentais dépérir de tristesse et
d'ennui. Il me semblait que tes meubles et tes lambris, étonnés de
me voir à ta place, me regardaient d'un air sournois. Après déjeuner,
je me demandai avec quelque inquiétude comment j'arriverais au
soir, car je ne suis pas homme à m'égarer en molles rêveries sur le
bord des ruisseaux. Tandis que je me consultais sur l'emploi de ma
journée, je me souvins du cheval qu'en cherchant à découvrir les
coursiers de l'Aurore, j'avais vu étriller à la porte de l'écurie. J'allai
le visiter. J'aime les chevaux, quoique n'en usant pas. Celui-ci, bien
qu'élégant et ûer, me parut doux et facile à mener. Ton palefrenier
m'ayant assuré que c'était un agneau, j'eus la fantaisie de le monter
et de pousser jusqu'à Clisson, que je n'avais fait qu'entrevoir. Ce fut
l'affaire d'un instant. On selle, on bride Ramponneau; je mets le
pied à l'étrier, et je pars, escorté de la meute joyeuse.
D'abord tout va bien. Ramponneau s'avance au pas relevé, à la
fois docile et superbe. Je ne reviens pas de mon aisance; j'admire
FERNAND. 211
mon adresse, je me crois du sang des Lapithes ou des Centaures.
Cependant, au détour du sentier, voici que maître Ramponneau,
plein d'une ardeur depuis long-temps oisive, et ne reconnaissant
pas le poids accoutumé, se livre à de légers exercices moins rassu-
rans que pittoresques; ce que voyant, je n'imagine rien de mieux
que de tirer à moi la bride de toute la force de mes deux poignets.
Ramponneau se cabre, tourne sur lui-même, se dresse sur ses jar-
rets de derrière, retombe sur ses pieds de devant, et s'élance au
triple galop, encore excité par les chiens qui bondissent autour de
lui en aboyant comme des forcenés. Nous allons comme l'ouragan,
franchissant haies, fossés et barrières. Je vois les arbres fuir comme
des ombres, et le sentier se dévider comme un écheveau. C'est Ma-
zeppa lancé dans les steppes de l'Ukraine. Enfin, après vingt mi-
nutes de course au clocher, homme et cheval , l'un portant l'autre,
nous nous précipitons , par une porte ouverte , dans une cour qui
retentit aussitôt des aboiemens des chiens, qui s'y jettent à notre
suite. C'est un abominable vacarme. Ramponneau bat le pavé, hennit
et renifle : les chiens du logis que nous venons d'envahir mêlent
leurs voix aux concerts de ta meute, tandis que moi , toujours en
selle et tout étourdi, je cherche à me remettre d'une alarme si
chaude.
C'est là qu'en sont les choses, lorsque j'entends le bruit d'une
fenêtre qui s'ouvre au-dessus de ma tête. Je lève les yeux et j'entre-
vois une figure qui disparaît pour venir à moi. C'est une femme
belle encore, au noble maintien, au grave et doux visage. En l'aper-
cevant, j'ai mis pied à terre. Elle s'avance, les traits épanouis et la
bouche souriante. Je crois démêler que je suis l'objet d'une méprise.
En effet, à quelques pas de moi, elle s'arrête, pâlit et se trouble.
J'en fais autant de mon côté; je la salue gauchement, et nous res-
tons à nous regarder l'un l'autre avec embarras. Je ne sais que dire
ni qu'imaginer, lorsqu'en cherchant au ciel une inspiration , je dé-
couvre à travers une vitre un jeune et blond visage qui m'observe
avec curiosité. C'est im éclair. Je comprends tout. Ramponneau m'a
conduit à mon insu dans la cour d'un château dont tu lui as appris
le chemin; cette femme, c'est M'''^ de Mondeberre; ce blond visage,
c'est Alice; moi, je suis le rayon éteint d'une espérance évanouie.
Quand tout fut expliqué et que j'eus prié M"** de Mondeberre
d'agréer mes excuses , je voulus me retirer; mais la châtelaine me
retint. — Vous êtes l'ami de M. de Peveney, me dit-elle; permettez
que je profite du hasard qui vous a conduit près de raoi. D'ailleurs,
212 REVUE DES DEUX MONDES.
VOUS êtes mon prisonnier, ajouta-t-elle en souriant. — Tu penses
bien que je ne résistai guère à tant de grâce et de prévenance. Je
dînai au château et ne retournai à Peveney que le soir.
Ami , j'ai passé là quelques heures que je n'oublierai de ma vie.
Je voudrais te parler des deux anges, mais je n'ose, car je craindrais
d'irriter tes douleurs et de redoubler tes regrets. Je sens pourtant
qu'il faut que je réponde à toutes les questions que m'adresse ton
cœur impatient.
M"^ de Mondeberre m'a paru grave, triste et fière. Elle était vêtue
d'une robe de soie grise montante, pareille à une amazone, moins la
jupe traînante; la torsade d'un tablier de moire noire entourait sa
taille élégante et souple; elle portait un col blanc et plat tout uni avec
des manchettes également unies et plates, relevées sur le poignet et
découvrant l'aristocratique blancheur d'une main fine et alongée.
Ses cheveux blonds, magnifiquement tordus et noués derrière la
tête , se rabaissaient sur son front en bandeaux légèrement renflés
vers les tempes. Un brodequin de coutil gris pressait son pied étroit
et cambré. A la façon dont elle m'a reçu, j'ai cru comprendre que
M'^^ de Mondeberre m'en voulait secrètement de ne pas être un autre
que moi-même. Elle n'a pas prononcé ton nom, et chaque fois qu'il
a été question de toi, elle est restée impassible et muette. D'ailleurs,
M'"^ de Mondeberre ne m'a parlé de toi qu'avec une excessive ré-
serve; j'y mettais moi-même une discrétion qu'il te sera bien aisé
d'imaginer : de sorte que l'unique pensée de nos trois cœurs fut en
apparence ce qui nous préoccupa le moins. Quand nous nous mîmes
à table, je devinai le regard d'Alice qui te cherchait à ta place vide.
Après dîner, M. Gaston de B.... l'ayant priée de se mettre au piano,
elle s'en défendit en disant qu'elle n'avait joué ni chanté depuis près
de trois mois. Le cousin ayant insisté, de guerre lasse M"*' de Mon-
deberre essaya de chanter en s'accompagnant; mais, au bout de quel-
ques mesures, elte s'interrompit brusquement, se leva, et revint
s'asseoir près de sa mère, qui la pressa contre son sein avec une
expression de tendresse indicible. Ce sont deux âmes qui s'entendent
et se comprennent en silence.
M. de B... ayant pris à part M'"'' de Mondeberre pour s'entretenir
avec elle, je restai près d'un quart d'heure en tête à tête avec Alice.
Je réussis à l'apprivoiser. Tout en causant, je feuilletais un des albums
qui couvraient la table du salon; j'y trouvai, sur un coin de carton
de Bristol, un petit dessin signé du nom d'Alice et représentant le
château de Mondeberre vu du côté de la prairie. J'amenai douce-
FERNAND. 2l3
ment la belle enfant à me l'offrir comme un souvenir de la gracieuse
hospitalité de sa mère, et je la priai d'accepter en échange un cro-
quis de Decamps que j'avais dans mon portefeuille. Le reste de la
soirée fut employé à visiter les lieux que j'avais appris à aimer long-
temps avant de les connaître. Toutefois, je dois convenir que la fraî-
cheur de la soirée nuisit quelque peu à la sincérité de mes émotions.
Entre neuf et dix heures, je me retirai en compagnie de M. de B. ..,
qui fit route avec moi jusqu'à Peveney. Quelque bien que tu m'aies
écrit de ce gentilhomme un soir que tu venais de découvrir avec
enthousiasme qu'il ne pouvait épouser sa cousine sous peine de bi-
gamie, quelque estime que je fasse de lui d'ailleurs, je ne saurais
pourtant m'empêcher de reconnaître que M. de B... possède un des
défauts (à moins que ce ne soit une qualité) les plus antipathiques à
ma froide nature. C'est un cœur banal, un esprit indiscret, une ame
en plein vent. Pareils aux vases fêlés qui ne peuvent rien garder, il
est des hommes dont la vie est un épanchement perpétuel; leur con-
fiance est à qui les écoute. En dix minutes, on fait plus de chemin
dans leur intimité qu'en dix ans dans une affection véritable. Ils se
livrent à tous sans discernement et s'en vont de porte en porte ra-
contant de droite et de gauche leurs affaires et celles de leurs voi-
sins, si bien que les connaissances d'un jour s'étonnent de jouir au-
près d'eux de tous les privilèges d'une ancienne amitié, tandis que
l'amitié s'indigne de se voir prostituée au premier étranger qui passe.
Je n'aime pas ces hommes-là, et M. de B... en est un. Nous n'avions
pas gagné le sentier du bord de l'eau qu'il m'appelait son cher ami
et me prouvait que ce n'était pas un vain titre. A peine étions-nous
à un quart de heue du château qu'il s'occupait déjà de m'en dévoiler
les mystères. Ainsi j'ai dû entendre tout au long l'histoire de la châ-
telaine depuis la mort de son mari; sa résolution de vivre dans la
retraite et d'y élever son enfant, les démarches infructueuses de sa
famille pour l'en arracher, son refus constant de se remarier, tout
ce gracieux poème que je savais déjà, iM. de B... me l'a chanté en
prose médiocrement poétique. Cet homme n'a rien compris de ce
qu'il y a de charmant dans la vie de cette chaste veuve qui s'enferme
à vingt ans pour vieillir fidèle à l'époux qui n'est plus et se vouer
tout entière à l'unique fruit d'un amour que la mort a fait éternel.
M. de B... n'a vu dans ce veuvage obstiné qu'une bizarrerie de ca-
ractère qu'il ne se charge pas d'expliquer. Je ne sais rien de plus
désenchantant que de soumettre à un examen un peu sérieux la
plupart de ces hommes qu'on appelle des gens du monde. On se
214 REVUE DES DEUX MONDES.
laisse volontiers prendre à la grâce de leurs manières ; mais qu'on
s'avise de gratter la couche brillante du vernis qui les couvre, on
est tout surpris de ne trouver dessous que le métal le plus vulgaire.
Pour en revenir aux indiscrétions du beau cousin, en voici quel-
ques-unes qui t'ititéresseront peut-être. Depuis deux ou trois mois,
l'humeur, le caractère et la santé de M'^" de Mondeberre se sont visi-
blement altérés. M. Gaston de B..., profond observateur et merveil-
leux psychologiste, assure qu'il faut marier cette enfant. Il tourmente
M'"*" de Mondeberre pour qu'elle se décide à conduire sa fille dans le
monde; mais la fille ne paraît pas s'en soucier non plus que la mère.
Quoi qu'il en soit, Gaston s'est mis en tête qu'il marierait sa joHe
cousine. Il ne se passe point de semaine qu'il n'aille une ou deux
fois au château proposer ou indiquer à M*"^ de Mondeberre quelque
nouveau parti pour Alice. Malheureusement Alice a déclaré qu'elle
ne voulait pas voir l'ombre d'un prétendant, et, de son côté, M""^ de
Mondeberre ne montre nul empressement à connaître le bois dont
on fait les gendres. M. de B... ne se lasse point de revenir à la
charge, bien qu'on lui réponde chaque fois : « Cousin, que voulez-
vous? nous sommes heureuses ainsi; allez porter vos maris ailleurs. »
Ne voulant point partir sans prendre congé des deux anges, je suis
retourné aujourd'hui au château. Ma visite a été courte. Il n'a guère
été question de toi, mais M"*' de Mondeberre a caressé tes chiens et
flatté de sa main l'encolure de ton cheval. Tu trouveras ci-joint,
avec le dessin d'Alice, un croquis à la mine de plomb que j'ai tracé
de souvenir, d'après sa personne. La ressemblance est à peine indi-
quée; ton cœur l'achèvera.
Bionda testa, occhi azziirri, e hruno ciglio.
J'ajoute à cet envoi un brin de bruyère rose qui s'est détaché d'un
bouquet qu'en causant hier avec moi, M"^ de Mondeberre mordil-
lait et broutait comme une biche. Je n'ai jamais donné pour ma part
dans ces faiblesses du sentiment; mais je les respecte et les sers au
besoin.
Ma mission est remplie. Je pars demain au point du jour; j'ai
hâte de revoir mon ruisseau de la rue du Bac. Adieu, ami; je n'ose
ni ne dois te conseiller l'espérance. Cependant ta place est gardée,
et la voix mystérieuse qui te poursuit dit vrai : Le bonheur est ici,
qui t'attend.
FERNANDw
245
I. — FERNAND DE PEVENEY A KARL STEIN.
Tu l'as vue! elle t'a parlé! tu as entendu sa voix! tu as respiré
l'air qu'elle respire ! tu as visité les lieux qu'elle habite î Hélas ! il
n'est que moi qui sois privé de ce bonheur. J'ai baisé ta lettre et les
trésors qu'elle enfermait. Sois béni mille fois, le meilleur et le plus
dévoué des amis ! Je te dois d'avoir senti tomber sur mon cœur brû-
lant et desséché une goutte de rosée céleste.
Nous sommes venus à Milan avec l'intention d'y passer l'hiver :
l'hiver s'achève à peine, et nous partons demain. Milan est une ville
française. Je ne saurais y faire un pas sans rencontrer quelque figure
de connaissance. Je n'ai pas le courage d'affronter plus long-temps
les regards indiscrets et les sourires équivoques. Hier, j'errais seul
autour du Dôme, quand j'ai rencontré le jeune comte de G..., qui,
m'ayant aperçu la veille avec M"'^ de Rouèvres au bras, a cru devoir
me comphmenter : je l'aurais volontiers souffleté. Arabelle, de son
côté, est exposée à rencontrer chaque jour des femmes qui se dé-
tournent en la voyant ou refusent de la reconnaître. La passion heu-
reuse se rit de pareils outrages qui ne la touchent point; mais aus-
sitôt qu'elle n'est plus exaltée par le sentiment du bonheur, elle en
est profondément blessée. Arabelle, qui avait commencé par faire si
bon marché de l'opinion, souffre et s'indigne toutes les fois qu'elle
croit remarquer que l'opinion la condamne et la réprouve. Elle vit
dans une irritation perpétuelle contre cette société qu'elle avait dé-
fiée de l'atteindre. Dévorée de je ne sais quel besoin posthume de
considération qu'en secret elle ne me pardonne pas de ne point satis-
faire, elle supporte impatiemment l'état de réclusion que notre posi-
tion nous impose; elle se révolte à l'idée qu'elle n'est ni recherchée
ni honorée à l'égal des autres femmes qui, n'ayant point abjuré leurs
devoirs, ont conservé leurs privilèges; elle qui n'a pas été à la peine
s'étonne de n'être pas à la récompense. C'est tout un nouvel ordre
de douleurs, de querelles et d'humiliations que je n'avais pas soup-
çonnées jusqu'ici et que me réservait le séjour des cités. J'ai signifié
tout d'abord à M""^ de Rouèvres que je ne consentirais jamais à la
présenter nulle part comme ma femme, et que j'étais décidé à vivre,
comme par le passé, dans une solitude absolue. De là des récrimi-
nations sans fin. A l'entendre, je la séquestre et la mets au ban du
monde. Je reçus, l'autre jour, une lettre d'invitation personnelle
pour un bal à la légation de France. Malgré tous mes soins pour la
21$ REVUE DES DEUX MONDES.
lui cacher, cette lettre tomba dans les mains d'Arabelle, qui, se voyant
frappée d'exclusion, cacha mal le dépit qu'elle en ressentait. Je
m'empressai de déclarer que je n'irais point à cette fête; mais, soit
qu'elle voulût m'éprouver, soit qu'elle se piquât de générosité, elle
me supplia d'y aller. Elle y mit tant d'insistance, que je m'habillai et
partis. Je n'avais, à vrai dire, nulle envie d'assister à ce bal, bien que
ce fût une occasion de jouer, pour une heure ou deux, à la liberté.
Quand je rentrai, je retrouvai Arabelle en larmes, la jalousie au cœur,
le reproche à la bouche. Ces scènes m'épuisent : j'ai perdu l'énergie
sauvage qui me soutenait. Arabelle est elle-même au bout de ses
forces. Elle dépérit visiblement; ce matin, j'ai été frappé de la pâleur
de son front et de l'amaigrissement de ses traits. Comme tous les
malheureux qui espèrent, en changeant de lieux, changer de des-
tinée, et croient que le bonheur les attend partout où ils ne sont pas,
£lle me presse de partir; nous partons pour Venise. Adieu.
IL
"n s'est trouvé que le consul de France à Venise est un M. de fi...,
parent et ami du comte de RouèvrèS. A peine arrivés, nous avons
pris, comme deux proscrits, la route de Florence, OÛ nous nous ren-
dons à petites journées. Notre vie est plus calme^ cependant tel est
l'ennui qui m'écrase, que j'en suis à regretter parfois les luttes et les
emportemens qui rompaient du moins la mortelle monotonie de notre
tête-à-tête. Que sommes-nous venus chercher dans ce doux pays si
bien fait pour l'amour, que c'est l'outrager que de n'y point aimer?
Qu'ils s'adressent aux glaces du Nord, les infortunés qui, comme
nous, promènent, en la maudissant, la chaîne qui les lie l'un à l'autre!
Qu'ils n'affligent pas du spectacle de leurs misères la patrie des
amans heureux! Nous traversons en silence, le cœur morne, l'œil
indifférent, ces beaux lieux où tout invite aux tendresses mutuelles.
Déjà sur cette terre favorisée du ciel le printemps bourgeonne et
fleurit; mais nous traînons partout après nous l'hiver éternel. Nous
passons, sans nous arrêter, devant les chefs-d'œuvre de l'art. Que
nous font ces palais, ces statues, ces tableaux? Les arts sont le luxe
(iu bonheur : ils ne disent rien à nos âmes. Et cependant, qu'il
pourrait être enchanté, ce voyage ! Ce matin, notre chaise a été dé-
passée par une voiture dans laquelle j'ai reconnu Gustave P... et sa
jeune femme. Ils suivent la même route que nous, dans l'ivresse
FERNAND. 217
de leurs fraîches amg^rs, aux charmantes lueurs de cette suave lune
qui préside aux premières joies des époux. Où m'égarent de lâches
regrets? J'ai honte de ma douleur en voyant celle qui m'accompagne.
Arabelle ne se plaint pas, mais une fièvre lente lui consume les os.
Ses joues se creusent, ses yeux se plombent; son corps s'allanguit et
s'affaisse. Elle reste des journées entières silencieuse, la tête appuyée
sur un coussin de la voiture; si je lui parle, elle répond avec douceur;
parfois je surprends des larmes coulant sans bruit sur son visage.
Est-ce là cette femme que nous avons connue belle, souriante, en-
tourée d'hommages? Sa vie n'était qu'une longue fête; l'amitié s'em-
pressait sur ses pas : les femmes enviaient sa beauté, les hommes
se disputaient ses regards; sa fortune n'avait que des flatteurs. En
comparant ce qu'elle était alors et ce qu'elle est aujourd'hui, qui ne
serait touché d'une pitié profonde? S'il pouvait la voir, M. de Rouè-
vres se croirait trop vengé. Mon cœur s'amollit et se fond. Qui pleu-
rera sur elle, si ce n'est moi, l'auteur de tous ses maux?
Si elle mourait pourtant?... Si elle mourait, c'est moi qui l'aurais
tuée ! En serais-je moins son meurtrier, parce qu'au lieu de l'immoler
d'un seul coup, je l'aurai laissé mourir à petit feu? Pour avoir pro-
longé son supplice, en aurais-je moins abrégé ses jours? Pour avoir
répandu son sang goutte à goutte, en aurais-je moins tari dans son
sein les sources de la vie? En trouverais-je plus aisément grâce devant
Dieu et devant toi-même? Si elle mourait! mais qu'espères-tu
donc, malheureux? As-tu pensé que sa dernière heure serait l'heure
de ta délivrance? T'es-tu dit qu'après l'avoir mise au tombeau, tu
n'aurais plus qu'à reprendre, libre et léger, le sentier des jeunes
amours? T'es-tu flatté que ta conscience ne te poursuivrait point
partout et toujours comme l'ange vengeur au glaive flamboyant?
T'es-tu promis de nouer de nouveaux liens sur le cercueil de ta vic-
time? As-tu médité d'associer ton ame flétrie à une ame innocente
et pure? Détrompe-toi, mon cœur. Ta chaîne est double : l'une peut
se briser, mais l'autre est infrangible; elle est forgée par le remords.
III.
Ami, c'en est fait; il est temps de se conduire en homme, et puis-
qu'espérer est un crime, je renonce même à l'espérance. J'accepte
TOME IV. 15
218 REVUE DES PEUX MONDES. ^^H
franchement la position que je me suis faite et ne me permettrai
plus une plainte ni même un regret. Arrivé à Florence, j'écrirai
aussitôt à M'"^ de Mondeberre. Je lui dirai que ma destinée est ac-
complie et que la patrie ne me reverra plus. Alice est jeune; en sup-
posant qu'elle soit atteinte, son ame se relèvera promptement. C'est
à la blessure la plus large et la plus profonde qu'appartiennent mes
soins et mes veilles. Ma place est auprès d'Arabelle, et je n'ai plus
désormais d'autre tâche que de m'oublier en vue de son repos. La
bonté peut suppléer l'amour; je trouverai ma récompense dans le
sentiment de mon abnégation et dans la conscience de mes sacrifices.
Il est impossible qu'on ne finisse pas par aimer l'être auquel on se
dévoue; du moins on aime son propre dévouement, et c'est assez.
Depuis que j'ai compris mes devoirs et que je m'y soumets sans
arrière-pensée, je me sens mieux avec moi-même, et je recueille
déjà les fruits de ma résolution. Je suis mort au bonheur, mais le
bonheur n'est pas une condition d'existence; c'est même une chose
assez peu commune pour qu'on se résigne à ne le point avoir. Adieu
donc, et pour toujours adieu, rêves charmans que je viens d'ense-
velir! Adieu pour la dernière fois, jeune et gracieuse image trop
long-temps caressée! je ne me pencherai plus sur mon cœur pour
vous contempler; mes regards ne vous chercheront plus dans le ciel
désert.
J'organise notre vie et travaille sérieusement à mettre un peu
d'ordre dans tout ce désordre. La santé d'Arabelle m'inspire de vives
inquiétudes. J'ai décidé que nous irions dresser notre tente, soit à
Pise, soit dans une des petites villes qui bordent la Rivière de Gênes.
Nous vivrons là ignorés et paisibles. J'aurai pour Arabelle la tendresse
qu'on a pour un enfant malade; je ne désespère pas de l'amener in-
sensiblement à prendre son amour pour le mien, ni de la voir bientôt
renaître sous mes soins et sous ce doux ciel. Nous appellerons l'étude
à notre aide; nous hrons les poètes itaUens; nous aurons des fleurs,
des livres et du soleil. Pour être heureux, il ne nous manquera que
le bonheur; je veillerai à ce qu'Arabelle n'en sache rien, et moi-même
je l'oublierai peut-être en assistant à sa résurrection. Je n'y arri-
verai pas en un jour; j'y tendrai incessamment de tous les efforts et
de toutes les facultés de mon être. Je ne me dissimule aucune des
difficultés de la tûche que je m'impose; Dieu, qui voit mes intentions,
me soutiendra dans cette entreprise. Déjà je suis entré dans ma
nouvelle voie, et j'y ai trouvé, dès les premiers pas, un soulagement
et un contentement intérieurs que je n'espérais plus éprouver. De-
FERNAND. ^SE9
puis que je n'attends rien de la destinée et que j'ai renoncé à ma
part de félicités en ce monde, j'ai perdu l'exaltation fiévreuse qui me
consumait et recouvré du même coup le sentiment des mille petites
joies que la nature prodigue à toute heure au cœur simple qui sait en
jouir. A soigner l'ame d'Arabelle, je gagne d'échapper à la mienne, et
je crois entrevoir que le secret du bonheur est de ne point le cher-
cher pour soi-même. Quand la santé d'Arabelle sera rétablie, nous
voyagerons : j'essaierai d'occuper ses jours et de la distraire; je ferai
mon devoir jusqu'au bout, sans me plaindre et sans murmurer. Je
rougis à présent des -excès auxquels je me suis laissé entraîner. Mal-
heureux , je n'ai eu ni le courage d'accepter ma position ni l'énergie
de m'y soustraire : j'ai reculé en même temps devant l'honneur et
devant la honte. Je sais mes faiblesses; je les déteste et je les abjure.
Comment ai-je osé, par exemple, t'envoyer rôder autour de Monde-
berre? Comment, trop faible ami, t'es-tu prêté à mes lâches désirs?
Comment n'avons-nous pas compris l'un et l'autre que c'était ou-
trager à la fois l'innocence et le malheur? Ah! tu l'as bien compris,
toi! mais tu as étouffé, pour me complaire, les répugnances de ton
cœur; tu n'as pas craint d'immoler à ma fantaisie la droiture de ton
caractère. Noble et cher ami, tu n'aurais pas dit : — Enlevons Her-
mione. — Tu l'aurais enlevée. Je veux, cher Karl, me montrer
digne d'une amitié si belle; je veux, en ne restant point au-dessous
de mon infortune, la rendre respectable et mériter l'estime autant
que la pitié. Le Fernand que tu as connu a cessé d'exister; je com-
mence une seconde vie en expiation de la première.
IV.
Stériles regrets! soins superflus! réparation tardive! Où trouverai-
je la force et le courage d'écrire ce funeste récit? Je le dois cepen-
dant, il le faut, afin que mon châtiment soit complet et que rien ne
manque à ma honte.
Depuis quelques jours, la passion d'Arabelle avait tout d'un coup
changé de caractère. Ce n'était plus Texaltation de la douleur, ni l'af-
faissement d'un courage épuisé, ni l'attendrissement d'une ame qui
pleure et s'appitoie sur elle-même; c'était un désespoir immobile,
silencieux et sombre. J'avais remarqué ces nouveaux symptômes, je
commençais de m'en alarmer, lorsqu'un matin, comme nous étions
enfoncés chacun dans^uncoia delà voiture, abîmés chacun dans nos
15.
220 REVUE DES DEUX MONDES.
réflexions, je sentis une main sèche et brûlante s'appuyer brusque-
ment sur les miennes. Je me réveillai en sursaut et me trouvai face
à face avec Arabelle, qui me contemplait d'un air étrange. — Fer-
nand, me dit-elle d'une voix calme et pourtant terrible, encore un
peu de patience 1 nous n'avons plus long-temps à souffrir. — Que
voulez-vous dire? m'écriai-je. — Si vous me regardiez, vous me
comprendriez, ajouta-t-elle en repoussant ma main avec une énergie
farouche. — Je la regardai : ses yeux étaient caves , ses paupières
mâchées et sanglantes; la pâleur de sa figure reluisait sous le feu de
la fièvre qui l'embrasait sans la colorer. — Vous souffrez? m'écriai-je.
— Elle ne répondit que par un geste de dédain, croisa ses bras sur
sa poitrine, et se tint muette dans son coin. Je ne pus, le reste du
jour, lui arracher une parole ni même un regard. D'ailleurs, pas une
larme, pas un sanglot, pas un soupir; inflexible comme le bronze!
Cependant je sentais, j'entendais pour ainsi dire, le travail de son
ame qui minait sourdement son corps. J'observais avec terreur les
rapides progrès du mal. Un sinistre pressentiment me mordit au
cœur. Il me sembla que le ciel, pour me punir, allait exaucer les
souhaits abominables que je lui avais parfois adressés. Je la pris dans
mes bras. Elle n'essaya point de se dégager, mais elle demeura in-
sensible sous mes étreintes. — Arabelle , m'écriai-je encore , quelle
fatale pensée vous absorbe? Je vous aime et ne vis que pour vous.
Mon amie, vous avez beaucoup souffert; mais ayez foi en des jours
meilleurs. Vous m'avez vu souvent injuste et cruel ; je veux réparer
à force de soins tous les maux que je vous ai causés. Cette tâche me
sera douce; je ne vous demande que de me sourire et de ne point
décourager ma tendresse. Laissez-moi croire que tout n'est pas dés-
espéré et que je puis guérir les blessures que j'ai faites; ne m'inter-
disez pas la conquête de votre bonheur. — Je lui parlai long-temps
sur le même ton, d'une voix émue et d'un cœur sincère. Il me fut
impossible de vaincre l'obstination de son silence; seulement, tandis
que je parlais, ses lèvres étaient agitées par un mouvement con-
vulsif , et ses yeux brillaient d'un funeste éclat. Ne sachant qu'ima-
giner, je finis par attribuer cet état à l'exaltation de la fièvre, et ce
redoublement de fièvre à la fatigue du voyage. La nuit tombait.
J'avais hâte d'arriver à Florence; nous n'en étions plus qu'à quel-
ques milles, lorqu'en passant devant une locanda d'assez pauvre
apparence. Isolée sur le bord du chemin , Arabelle fit arrêter les che-
vaux et déclara qu'elle n'irait pas plus loin. Je lui objectai douce-
ment qu'elle ue trouverait ici qu'un mauvais gîte, qu'elle y repo-
FERNAND. 221
serait mal, que sa santé réclamait des ménagemens, et qu'il était
plus prudent et plus sage de pousser jusqu'à la ville; elle insista
d'une voix impérieuse : je cédai. A peine entrée, elle refusa de rien
prendre et se fit conduire dans une chambre où je la suivis. C'était
une grande pièce meublée de plusieurs lits qui, rangés à la file, lui
donnaient l'air d'une salle d'hospice; les murs, blanchis à la chaux,
n'avaient d'autres ornemens que des images de saints grossière-
ment enluminées; les araignées filaient leurs toiles entre les pou-
tres noircies qui servaient de plafond. Je m'approchai d'un des lits;
les couvertures en étaient lourdes et froides, les draps humides et
rudes. Bien qu'on touchât aux premiers jours du printemps, l'atmo-
sphère de l'appartement se ressentait du voisinage des Apennins en-
core chargés de neige. Je demandai du bois, et, tandis qu'ArabelIe
se couchait, j'allumai moi-même un grand feu qu'il fallut presque
aussitôt éteindre à cause de la fumée qui se répandait à flots dans la
chambre. J'allai au chevet d'Arabelle. — Mon amie, vous le voyez,
lui dis-je avec découragement, ce lieu serait inhabitable, même pour
une personne en santé. — On n'y vivrait pas, me répondit-elle avec
calme, mais on peut y mourir. — Et comme à ces mots je demeurais
frappé de stupeur: — Fernand, reprit-elle d'une voix ferme, ne
restez pas ici, partez. Je suis décidée à ne pas sortir vivante de cette
chambre, et je sens que votre présence, au lieu de les adoucir, ne
ferait qu'irriter mes derniers momens. — A l'altération de ses traits
et à l'expression de son visage, je compris que ce n'était point un
jeu et qu'elle parlait sérieusement. Il n'y avait pas de temps à perdre.
Le postillon était encore avec ses chevaux dételés à la porte de l'hô-
tellerie. Je lui criai de ratteler. Je me jetai dans la voiture; au bout
d'une heure, j'entrais dans Florence et j'en sortais une heure après,
accompagné d'un médecin et rapportant tous les objets présumés
nécessaires à l'état d'Arabelle.
Lorsqu'à mon retour je lui parlai d'un médecin, elle me signifia
qu'elle ne consentirait pas à le recevoir. — Vous avez pris, dit-elle,
une peine inutile : la médecine n'a rien à voir ici. Je ne demande
qu'une chose, c'est qu'on me laisse mourir en repos. Mon Dieu!
ajouta-t-elle d'une voix moins brève et presque émue, ma vie fut
assez tourmentée, il est juste que ma mort soit tranquille. — En dépit
d'elle-même, j'amenai le docteur à son chevet; mais elle ne répondit
à aucune des questions qu'il lui adressa. — Monsieur, lui dit-elle
enfin, vous me fatiguez en pure perte. Qu'espérez-vous comprendre
à ce qui se passe sous vos yeux ? Où mon mal commence, votre science
222 REVUE DES DEUX MONDES.
finit. Ce n'est pas un corps souffrant, c'est une ame mortellement
blessée qu'il faudrait guérir. Vous n'y pouvez rien. De grâce, mon-
sieur, laissez-moi. — Je le pris à part et l'interrogeai. — A moins,
me dit-il, que mes observations ne me trompent, cette femme n'a
pas quarante-huit heures à vivre. Le mal est là, ajouta-t-il en portant
un doigt à son front : elle mourra d'un transport au cerveau. — Sau-
vez-la! m'écriai-je, sauvez-la, docteur, ma fortune est à vous, ma
fortune et ma vie tout entière! — Il sourit tristement et se retira en
hochant la tête. Je retournai vers Arabelle, je me jetai au pied de son
lit, je m'emparai de ses mains, je les inondai de baisers et de larmes.
— Qu'avez-vous ? que s'est-il passé? Pourquoi désespérer de la vie,
quand la vie promet d'être belle? Que vous ai-je fait? Je vous aime.
Si vous mourez, je meurs avec vous. Mais, voici quelques jours à
peine, vous ne parliez pas de mourir. Vous reposiez votre cœur sur
le mien, vous me laissiez espérer qu'ils pourraient un jour refleurir
l'un et l'autre. Qu' est-il survenu? Ai-je remué, sans le savoir, les
amertumes du passé? Ai-je touché, sans m'en douter, à quelque
point douloureux de votre ame? Parlez-moi, éclairez mes percep-
tions. Si le mal que je vous ai fait crie vengeance, imposez à mon
amour une tâche : quelle qu'elle soit, je l'accomplirai. S'il vous faut
mon sang, je le verserai avec joie. Mais on parle, on répond, on
s'explique , on n'est pas sans pitié pour un homme qui pleure et sup-
plie; on dit du moins pourquoi on veut mourir !
Je roulais ma tête sur son lit, et déchirais la couverture avec mes
dents, tandis qu'elle, debout sur son séant, m'examinait d'un œil
implacable, et paraissait se repaître avec une joie féroce du spectacle
de mes tortures.
— Monsieur de Peveney, dit-elle enfin, que penserait M"« de Mon-
deberre, si elle vous voyait ainsi?
A ce nom que je n'avais jamais prononcé devant elle, à ce nom
qui était resté en moi comme une perle au fond de la mer orageuse,
je me levai avec épouvante, et nous demeurâmes immobiles à nous
regarder l'un l'autre en silence. Après avoir joui quelques instans
de ma stupeur, elle me tendit froidement un papier qu'elle tenait
froissé entre ses doigts. Ce papier, je le pris d'une main tremblante;
c'était ta lettre, au timbre de Clisson, datée de Peveney.
— Écoutez-moi , lui dis-je; quand vous m'aurez entendu, vous me
jugerez, et votre jugement sera pour moi celui de Dieu.
KJe m'assis auprès d'elle, sur un escabeau, et me mis à lui dévoiler
dans toute sa nudité cette ténébreuse et déplorable histoire. Je ne dis-
FERNAND. 223^^
simulai aucun détail. Je dis dans quelles dispositions je m'étais enfui
de Paris, que j'étais las des orages de la passion moins encore que
de la vie de ruses et de fourberies qu'elle traîne à sa suite. Je contai
ce que j'avais souffert en la quittant, les combats que j'avais sou-
tenus avant de me décidera déchirer son cœur; comment j'avais re-
trouvé M"^ de Mondeberre; qu'elle m'était en effet apparue comme
un lointain espoir; mes remords cependant et mes hésitations toutes
les fois qu'il s'était agi de rompre l'anneau qui me retenait au
passé; la lutte des regrets et des espérances; la crainte de réduire
au désespoir une tendresse que je me sentais dévouée; toutes mes
faiblesses, toutes mes terreurs, toutes mes lâchetés, je dis tout, et
enfin par quelle fatalité la lettre de rupture que j'avais écrite n'était
arrivée qu'après le départ d'Arabelle. 0 mon ami, que le cœur de
l'homme est quelque chose de misérable! Tandis que je parlais,
près de cette femme qui allait mourir, j'étais, à mon insu, préoc-
cupé de l'arrangement de mes phrases; je calculais, sans m'en rendre
compte, les effets de mon discours; je trouvais, sans y songer, je ne
sais quel charme de rhéteur dans le développement et dans l'analyse
de mes sentimens ! Quand j'eus tout dit :
— Yous savez le reste , ajoutai-je ; voici maintenant ce que je
vous propose. Je n'ai pas attendu jusqu'à cette heure pour immoler
en moi tout ce qui n'est pas vous. Je vous offre d'essayer d'une nou-
velle vie, et de tendre, d'un commun effort, sinon vers le bonheur,
du moins vers la guérison et l'apaisement de nos âmes. Nous avons
beaucoup souffert, nous souffrirons encore beaucoup; mais peut-
être arriverons-nous, à force d'aide mutuelle, à ne plus regarder
que comme un rêve affreux le souvenir de tant de mauvais jours.
— Je te comprends, malheureux! s'écria-t-elle. en éclatant, ce
n'est pas ma mort que tu redoutes; tu la veux, tu l'appelles, tu la
demandes à Dieu; mais, lâche que tu es , tu n'as pas le courage de
m'assassiner. Tu voudrais t'y prendre de façon que je te bénisse en
mourant, et pouvoir ensuite te vanter de tes sacrifices. Tu t'arran-
gerais volontiers des profits du meurtre, à la condition d'échapper
au remords qui le suit. C'est ainsi que tu nous as tous perdus avec
ton indigne faiblesse ! Je te connais enfin , mais as-tu pu croire un
instant que j'accepterais la tâche que tu me proposes? as-tu pensé
que je consentirais à devenir sciemment la complice de tes trahisons,
de tes parjures et de tes infamies? Va! tu me ferais horreur, si tu
ne me faisais pitié.
Elle retomba épuisée sur son lit, et moi, le visage caché entre
224 REVUE DES DEUX MONDES.
mes mains, je restai écrasé sous le poids du mépris qui venait de
fondre sur ma tête. Jamais, non, jamais homme ne se sentit courbé
sous plus de lionte. J'essayai pourtant de me relever, non par or-
gueil, mais pour la sauver.
— O mon Dieu! m'écriai-je d'une voix qu'étouffaient mes larmes,
je ne suis né ni lâche ni méchant. Comment, en ne cherchant que
le bien, ai-je pu faire tant de mal? Ah! de quelque douleur qu'il
vous ait abreuvée, Arabelle, croyez-en mon cœur, ce cœur n'est
point si déchu qu'il ne puisse prétendre à se réhabiliter. Ne soyez
pas plus cruelle que Dieu, qui reçoit toutes nos fautes à rançon.
Vivez, ne me repoussez pas. Ce n'est plus seulement ma conscience
qui vous sollicite; c'est ma tendresse qui vous presse et qui vous
implore.
A ces mots, Arabelle tourna vers moi sa pâle figure.
— Que me fait votre tendresse? me dit-elle d'une voix calme. Je
vois votre erreur. Vous vous êtes tellement habitué à compter sur
ma folle passion , qu'il ne vous est pas même venu à l'idée que cette
passion pût s'éteindre avant moi. C'est de ce point de vue que vous
raisonnez encore à cette heure. Vous croyez que je vous aime et que
c'est la jalousie qui me tue. Vous vous trompez, monsieur de Pe-
veney. Il ne m'importe guère que vous aimiez ailleurs, et si je pou-
vais me préoccuper de la fille que vous avez choisie , ce serait , non
pour l'envier, mais pour la plaindre, car je sens que vous serez fatal
à tout ce que vous aimerez ; j'ai la conviction que vous porterez par-
tout après vous tous les malheurs et tous les désespoirs que la fai-
blesse traîne après elle. Plût à Dieu que vous fussiez né méchant 1
vous auriez été moins funeste. Je ne vous aime plus; c'est à peine
si je vous hais. Mais ce que je hais, et de toute la force que me laisse
un reste de vie, c'est l'amour que j'ai eu pour vous, c'est l'égarement
qui m'a jetée dans vos bras, ce sont les doctrines qui m'ont perdue.
Vous avez éclairé mon cœur en le frappant , je vous dois de com-
prendre et d'aimer les trésors que vous m'avez ravis. N'insistez donc
pas, monsieur, pour que je vive, car nous ne sommes plus rien l'un
à l'autre, et nous serons moins séparés par la mort que nous ne le
serions par la vie.
Ce fut le dernier coup, ce fut le plus terrible. J'aurais pu supporter
sa haine, son indifférence m'atterra. Le croirais-tu? est-il croyable
en effet que des sentimens si contraires puissent germer dans le
même cœur? Cet amour que j'avais si long-temps maudit, en le per-
dant, mon ame se brisa.
FEUNAND.
Au bout de quelques instans, elle me pria d'approcher sa lampe,
et de lui donner son nécessaire de voyage. Elle écrivit quelques lignes
qu'elle me remit après en avoir cacheté l'enveloppe. — Je compte
sur vous, dit-elle, pour faire parvenir ce mot à son adresse. —
J'examinai machinalement la suscription : j'y lus le nom de M. de
Rouèvres. — Et maintenant, ajouta-t-elle en croisant, en dehors du
lit, ses bras sur sa poitrine, je n'ai plus besoin de vous, monsieur de
Peveney. Je vais paraître devant Dieu; laissez-moi le prier pour qu'il
me pardonne. Je compte sur sa bonté, car quel supplice pourraient
imaginer sa justice et sa colère, qui ne me parût doux au sortir d'une
pareille vie?
Je m'étais retiré dans un coin de la chambre, où je priais pour elle
et pour moi. Que te dirai-je? Au bout de quelques heures, je vis, à
la lueur de la lampe qui brûlait au chevet, son visage s'enflammer,
ses lèvres trembler et ses mains s'agiter au hasard , comme pour
chercher à saisir les spectres que la fièvre promenait autour d'elle.
Aux paroles qui lui échappèrent, je compris qu'elle était en proie au
délire. Je courus à elle : l'infortunée se débattait entre les bras de la
mort, en criant le nom de M. de Rouèvres. Quand vint le jour, je me
réveillai sur le carreau glacé; je me levai, Arabelle était morte, et je
me souvins que son dernier cri avait été pour me maudire.
Et maintenant, tâche d'oublier que j'aie jamais existé. Tu n'en-
tendras plus parler de moi. Mort à tout ce qui vit, je vais traîner
dans la solitude les misérables restes d'une existence qu'achèveront
bientôt d'épuiser le remords et le désespoir.
arabelle a m. de rouevres.
Monsieur ,
Votre vengeance a porté tous les fruits que vous en deviez es-
pérer. Je meurs sur la terre étrangère, dans une chambre d'au-
bei^ge, entre quatre murs nus, sans autre assistance à mon chevet
que celle de l'homme qui m'a perdue, si délaissée du ciel et de la
terre, que vous êtes dispensé, non-seulement de me maudire, mais
aussi de me pardonner. Si je vous racontais ce que j'ai souffert, vous
pâliriez d'effroi, et vos larmes couleraient malgré vous. Moi aui
connais mes crimes, est-ce que je ne pleure pas, en écrivant ces
mots, d'attendrissement sur moi-même? Figurez-vous que vous
m'avez enfermée dans une cage de fer avec un tigre qui, par pitié.
226 REVUE DES DEUX MONDES.
a mis dix mois à me dévorer vivante. Ce que j'ai souffert ne saurait
se dire. J'ai vidé le calice de toutes les humiliations et de toutes les
amertumes; je me suis desséchée dans la honte. Et pour que rien ne
manquât à l'œuvre de mon expiation, voici que Dieu m'envoie, à
l'heure suprême, une torture non encore éprouvée qui surpasse
toutes les autres! Près de se fermer à jamais, mes yeux s'ouvrent à
la vraie lumière, et mon cœur, en s'éteignant, jette vers les biens
qu'il a méconnus un cri d'amour et de désespoir.
Un soir d'hiver, les gens de Peveney, réunis pour la veillée dans
une grande salle de rez-de-chaussée où ils se tenaient habituelle-
ment, s'entretenaient de leur maître absent, car, sur cette terre de
Bretagne, l'absence du maître ne disperse point les serviteurs, qui,
tant que la maison est debout, restent attachés au seuil désert
comme le lierre aux lieux inhabités. Les uns avaient vu naître Fer-
nand et l'avaient porté dans leurs bras; les autres étaient nés et
avaient grandi en même temps que lui, sous le même toit. Tous
l'aimaient et le vénéraient. Donc, par un soir de décembre, la bise
se plaignait tristement dans les longs corridors; la Sèvres, grossie
par les pluies, grondait comme un torrent au bas du coteau et faisait
de ses barrages autant de cascades mugissantes. Assis autour d'un
ormeau embrasé, les gens de Peveney calculaient que, depuis plus
de deux ans que M. Stein était venu parmi eux, ils n'avaient pas eu
de nouvelles de leur jeune maître, lorsque trois coups violens ébran-
lèrent la porte du manoir.
— Justice divine, c'est lui! s'écria en se levant brusquement la
vieille nourrice de Fernand, qui filait au rouet dans un coin de l'dtre.
Tous se levèrent en même temps et coururent à la grille du jardin.
Une voiture de poste entra dans la cour, et un voyageur en descendit.
Il était enveloppé d'un ample manteau, et les bords rabattus de son
chapeau lui cachaient à moitié le visage. Il écarta en silence, mais
avec autorité, les serviteurs rangés sur son passage, et gagna d'un
pas brusque la salle qu'illuminait la clarté du foyer. A peine entré,
il se laissa tomber sur une chaise, présenta ses pieds à la flamme, et
resta muet, dans une attitude recueillie. Les gens de la maison se
tenaient derrière lui et se regardaient entre eux d'un air consterné.
Enfin, la nourrice lui ayant ôté doucement son chapeau, tous les
FERNAND. 227
assistans ne purent retenir un mouvement de douloureuse surprise
en revoyant leur maître si changé.
— Jésus mon Dieu! est-ce toi, mon enfant? s'écria la bonne
femme qui lui avait servi de mère.
Il avait vieilli de vingt ans. On aurait vainement cherché sur son
visage quelques vestiges de jeunesse. Ses cheveux s'étaient éclaircis;
ses yeux étaient éteints dans leur orbite; les pleurs avaient creusé
leur sillon sur ses joues amaigries et livides.
Après avoir embrassé sa nourrice et adressé à chacun quelques
paroles bienveillantes, il se retira dans son appartement, où l'on
s'était empressé de tout préparer pour le recevoir. Il y vécut comme
dans un tombeau, sans communication avec le dehors, indifférent
à toutes choses, même au mouvement de sa maison. Il avait cessé
depuis long-temps tout commerce de lettres avec Karl Stein. Ses
gens avaient reçu l'ordre de ne point répandre dans le pays la nou-
velle de son retour. Il passa l'hiver dans un morne affaissement. Au
printemps, il s'occupa de régler ses affaires et sembla tout disposer
pour un long voyage. Quelques démarches qu'il fit à cette époque
donnèrent à penser autour de lui qu'il avait l'intention de réaliser
sa fortune et de visiter les pays lointains. En effet, après avoir désigné
celui de ses domestiques qu'il désirait emmener, il engagea les autres
à se pourvoir ailleurs, ajoutant toutefois qu'il ne vendrait jamais la
maison de son père, qu'il en laisserait la garde à sa nourrice, et que
tous ceux qui l'avaient aimé et servi y trouveraient de tout temps un
asile. Comme il désirait échapper aux discussions d'intérêt, pour
lesquelles il avait moins de goût que jamais, il s'entendit avec son
notaire pour qu'il ne fût procédé qu'après son départ à la vente de
ses domaines.
Tout était prêt. Il ne lui restait plus qu'à dire adieu à ces beaux
lieux qu'il allait quitter pour toujours. La veille du jour fixé pour son
départ, il voulut voir une dernière fois les ombrages de Mondeberre.
On aurait pu croire, depuis son retour, qu'il en avait oubUé le che-
min. Les noms d' AUce et de sa mère n'étaient pas sortis une seule fois
de sa bouche : pas un mot, pas une question; on eût dit que ce coin
de terre n'avait jamais existé pour lui. Près de s'éloigner pour ne
plus revenir, il ne résista pas à ce vague besoin d'émotions qui ne
meurt point chez les faibles et tendres âmes. D'ailleurs il ne songeait
pas à se présenter aux dames de Mondeberre. Bien qu'il n'eût pas
écrit la lettre qu'il s'était promis d'envoyer de Florence, il y avait
long-temps qu'il leur avait dit un éternel adieu dans son cœur. Il
228 REVUE DES DEUX MONDES.
ignorait leur destinée et ne doutait pas qu'Alice ne fût mariée. Il
voulait seulement entrevoir dans l'ombre les abords de la patrie d'où
il était pour jamais exilé.
A la tombée de la nuit, il prit, comme autrefois, le sentier du bord
de l'eau. Qui pourrait dire les pensées qui l'assaillirent le long de ces
traînes? Ce n'était plus, comme à son premier retour, la fatigue d'une
ame désabusée, mais jeune encore et prête à refleurir au premier
souffle caressant; c'était le terne désespoir d'une ame flétrie par le
remords, et que ne charmait même plus la poésie des souvenirs. Il
marchait à pas lents et le front baissé, indifférent aux beautés de
cette nature qu'il avait jadis tant aimée. Il avait tout perdu , jusqu'à
la faculté de pleurer et de s'attendrir sur lui-même. Cependant ses
yeux commençaient à chercher les tourelles de Mondeberre, quand
tout à coup, en aspirant l'air, il reconnut le parc et le château aux
senteurs qui s'en exhalaient. Ainsi les lieux où nous avons goûté le
bonheur ont, comme la terre natale, un parfum qui leur est propre
et qui nous saisit et nous pénètre aussitôt que nous en approchons.
En effet, au détour du sentier, Fernand aperçut la masse du manoir
qui se détachait sur l'azur du ciel et les panaches blancs des marron-
niers qui se balançaient à la lueur des étoiles. A ces aspects , il se
sentit près de défaillir. Les fenêtres du salon étaient éclairées; il
demeura quelques instans devant la façade à suivre d'un regard
éperdu les évolutions d'une ombre svelte et gracieuse qui se dessi-
nait sur la mousseline des rideaux. Il eut le courage de s'arracher à
cette contemplation. Il s'éloignait, lorsqu'en passant devant la petite
porte du parc, il fut arrêté de nouveau par une invisible puissance.
Long-temps il hésita; il crut voir gisant sur le seuil le cadavre
d'Arabelle qui lui en barrait le passage. Il s'enfuit et revint sur ses
pas. Bref, s'il n'eut point la force d'entrer, il en eut la faiblesse; il
entra.
Ses jambes se dérobaient sous lui et le soutenaient à peine. La
soirée était trop froide et trop avancée pour qu'il pût craindre de ren-
contrer M""^ de Mondeberre ou sa fille. II alla s'asseoir sur le banc
de pierre qu'abritaient, comme autrefois, les touffes embaumées des
lilas et des faux ébéniers. Il était perdu depuis près d'une heure
dans un abîme de réflexions, lorsqu'il entendit un bruit de voix et
un frôlement de robes qui paraissaient se diriger vers lui. Il se leva,
et n'eut que le temps, pour ne pas être vu, de se cacher derrière le
massif de fleurs et de verdure. A la clarté bleue des étoiles, moins
encore qu'au cri de son ame, il reconnut Alice et M'"'' de Monde-
FERNAND. 229
berre, qui vinrent s'asseoir à sa place. Elles demeurèrent d'abord
silencieuses et comme absorbées dans la contemplation mélancolique
du ciel vaste et pur qui étincelait sur leurs têtes. C'était une de ces
nuits plus belles que les plus beaux jours. Les haies s'égayaient dans
l'ombre de mille petits cris d'oiseaux qui se caressaient dans leurs
nids; les fleurs s'ouvraient pour recevoir le pollen amoureux que
leur portait la brise; les rainettes chantaient au loin sur le bord de
Teau; plus rapprochées, les trilles du rossignol éclataient à longs in-
tervalles.
— Que cette nuit est belle! dit enfin Alice d'une voix douce et
triste qui fit tressaillir Fernand.
M'"^ de Mondeberre attira sa fille sur son sein et l'y tint long-temps
embrassée.
— Mon enfant, dit-elle après un moment de silence, en renouant
sans doute un entretien fraîchement brisé, je crains que ton cousin
n'ait raison. Tu sais, ma fille bien-aimée, si je voudrais jamais contra-
rier tes goûts et forcer tes inclinations. Tu sais aussi, unique et cher
trésor, si je suis heureuse de te posséder tout entière, si ma ten-
dresse s'effraie seulement à l'idée de céder une part de la tienne.
Mais je vieillis, ma santé se perd, et je ne voudrais pas mourir sans
te voir appuyée sur un cœur dévoué.
— Nous vivrons et nous mourrons ensemble, répondit Alice en se
pressant contre sa mère.
— Enfant, reprit M™'' de Mondeberre en passant ses mains cares-
santes sur les cheveux de la blonde tête; ta vie commence à peine;
c'est à moi de partir la première. Ne te révolte pas, écoute-moi
patiemment, mon Alice. Il faudra bien un jour nous séparer. Te
laisserai-je seule, sans appui, sur la terre? Fille de mon amour, que
dirai-je à ton père lorsqu'il me demandera compte de ton bonheur?
— Tu lui diras, ma noble mère, répondit avec orgueil M"^ de
Mondeberre, que tu m'as enseigné, moins par tes leçons que par ton
exemple, à chérir et à honorer sa mémoire. Tu lui diras que tu n'as
vécu que pour moi seule, et que tu m'as élevée dans l'amour du beau
et de l'honnête. Tu lui diras que tu m'as fait un cœur à l'image du
tien.
— 0 mon enfant! s'écria la veuve d'une voix émue, tu ne vois
pas que cette tendresse passionnée que tu me rends m'abreuve en
même temps de délices et d'amertume. Parfois je me reproche
d'absorber à mon profit ta destinée, qui pourrait être belle; souvent
je m'interroge avec effroi. Ma fille, es-tu sûre que ta jeunesse n'élè-
230 REVUE DES DEUX MONDES.
vera jamais la voix pour me maudire? Es-tu sûre que tu ne m'accu-
seras pas un jour de t' avoir ensevelie dans ma solitude et associée à
mon veuvage?
— Tais-toi , tais-toi , ma mère I
Et deux ombres, penchées l'une vers l'autre, mêlèrent en silence
leurs pleurs et leurs baisers.
— Écoute , dit Alice en s'agenouillant sur le gazon aux pieds de
M""^ de Mondeberre; tu m'aimes, n'est-ce pas, et tu ne veux pas
m'affliger? Eh bien! ma résolution est arrêtée depuis long-temps.
Ce n'est pas d'un caprice d'enfant qu'il s'agit, mais d'une volonté
calme, sérieuse, réfléchie. Je ne veux pas me marier. Tous les
hommes que Gaston s'est obstiné à nous présenter m'ont paru vains,
ou sots, ou laids. Qu'il n'en soit plus question entre nous. Je ne sais
rien du monde et n'en veux rien savoir. Je sens qu'il n'a rien qui te
vaille. Je suis heureuse auprès de toi. Pourquoi changerais-je un sort
si doux pour courir les chances d'un bonheur incertain que je ne
rêve ni n'appelle? Aimons-nous et continuons de vivre comme par
le passé. Je n'ai pas une autre ambition.
— Va , je sais bien que tu n'es pas heureuse ! murmura M'""® de
Mondeberre avec une expression de tristesse ineffable.
Alice appuya son front sur les genoux de sa mère, et ne répondit
pas.
Cependant la brise fraîchissait, et déjà des gouttes de rosée bril-
laient à la pointe des herbes. M™*' de Mondeberre s'éloigna, appuyée
sur le bras d'Alice. Lorsqu'elles eurent disparu et qu'il n'entendit
plus le bruit de leurs pas, M. de Peveney, plus pâle que la lune qui
blanchissait le sable des allées, plus tremblant que les feuilles qu'a-
gitait le vent, sortit du massif de lilas et vint tomber sur le banc de
pierre. La tête cachée entre ses mains et se répétant à lui-même les
paroles qu'il venait d'entendre, il caressait depuis quelques instans,
avec une lâche complaisance, l'idée qu'Alice n'était point mariée; il
y trouvait à son insu un sentiment de joie égoïste et cruelte, quand
tout à coup il s'enfuit, comme s'il avait surpris une vipère se
gUssant furtivement dans son cœur. Il traversa le parc au pas de
course; dans son trouble, il s'égara. Au lieu de gagner le bord de la
rivière, il rabattit sur le château. Il s'arrêta pour le regarder une
dernière fois, puis il reprit sa course en se dirigeant vers la Sèvres;
il était près d'en toucher la rive, lorsqu'au tournant d'une allée cou-
verte, il se rencontra face à face avec Alice et M'"*^ de Mondeberre.
Il y eut de part et d'autre un mouvement d'hésitation que rien
FERNAND. 231
ne saurait exprimer. M^** de Mondeberre seule ne témoigna point
de surprise; elle demeura grave et immobile au bras de sa mère.
Avant qu'aucun mot eût été prononcé, M. de Peveney s'approcha et
prit une main de M""^ de Mondeberre, qu'il pressa contre son cœur
sans oser la porter à ses lèvres; puis il s'inclina devant Alice, qui de-
meura impassible et muette. Cela fait, après quelques paroles insi-
gnifiantes échangées sans suite entre Fernand et la châtelaine, ils
prirent tous trois le chemin du château.
Ce n'était pas seulement l'émotion et l'étonnement qui tenaient
ainsi M™^ de Mondeberre froide et réservée. Bien qu'Alice n'eût ja-
mais révélé le secret du mal qui la consumait, M'"*^ de Mondeberre
savait mieux qu'Alice elle-même ce qui se passait dans ce jeune
cœur. Elle avait assisté pendant près de trois ans au drame le plus
douloureux que puisse contempler une mère, et quoiqu'elle n'eût
point d'accusation directe à diriger contre M. de Peveney, cependant,
par lui et à cause de lui, cette femme avait tant souffert dans son
enfant, qu'elle n'avait pu s'empêcher de nourrir contre ce jeune
homme un profond sentiment d'amertume , ni se défendre , en le
revoyant, d'un instinctif mouvement de terreur. Sa première im-
pression avait été toute d'épouvante, et, encore à cette heure, l'ame
agitée de sombres pressentimens, elle serrait contre son sein le bras
de sa fille, comme si elle craignait qu'on ne voulût la lui enlever.
Tels étaient les motifs de l'accueil glacé que recevait Fernand. Chez
M™^ de Mondeberre , c'étaient la tendresse et l'orgueil maternels
blessés du même coup et saignant en silence; c'était chez Alice une
réserve naturelle jointe à la fierté de l'amour méconnu. Chargé de
honte et de remords, M. de Peveney les suivait machinalement, sans
chercher à se rendre compte du charme fatal qui l'enchaînait à
leurs pas.
Ils entrèrent ainsi dans le salon; mais lorsqu'à la lueur de la
lampe M'"^ de Mondeberre et sa fille virent les traits dévastés de ce
malheureux jeune homme, lorsque Fernand, de son côté, aperçut
quels ravages ces trois années avait exercés sur le front d'Alice et
sur la figure de sa mère, alors les âmes se fondirent, les cœurs écla-
tèrent, et l'on n'entendit que des larmes et des sanglots. Aucune
explication ne troubla cette scène d'épanchemens silencieux. On
parla peu; il n'y eut pas une question d'échangée; seulement on
s'observait avec attendrissement, et quand vint l'heure de se séparer,
trois mains se cherchèrent et se réunirent dans une seule et môme
étreinte. Durant toute la dernière partie de cette soirée, M. de Pe-
232 REVUE DES DEUX MONDES.
veney avait apaisé les rébellions de sa conscience en lui criant qu'il
partirait le lendemain et que cette entrevue était la dernière. Cepen-
dant il se retira sans avoir eu le courage d'annoncer aux dames de
Mondeberre qu'il ne devait plus les revoir.
Rentré chez lui , il employa le reste de la nuit à s'occuper des
derniers préparatifs de son départ. Au matin, il écrivit à M'"^ de
Mondeberre pour lui dire le suprême adieu. A huit heures, les che-
vaux de poste qu'il avait fait commander la veille arrivèrent. En
entendant claquer le fouet du postillon, il ouvrit une fenêtre et vit
ses serviteurs groupés autour de la chaise qu'on était en train d'at-
teler. Fernand fut consterné. Depuis son retour de Mondeberre, il
s'était flatté confusément que cette heure n'arriverait jamais, et qu'il
surviendrait nécessairement un obstacle imprévu qui l'empêcherait
de partir. Il chercha s'il n'avait rien oubUé : rien I tout était prêt. Le
sort en était jeté. M. de Peveney descendit dans la cour, embrassa
sa nourrice, donna ses dernières instructions à ses gens, et remit à
l'un d'eux la lettre qu'il venait d'écrire. Il ne lui restait plus qu'à
monter dans sa chaise, lorsqu'en l'examinant, il découvrit qu'elle
avait besoin de réparations, que les ressorts en étaient fatigués,
qu'elle n'avait pas été visitée depuis plus de trois ans, et qu'enfin il
ne serait ni prudent ni sage de s'y embarquer pour un si long voyage
avant qu'elle eût passé par les mains de son carrossier. Il consulta
les assistans, et s'y prit de telle sorte que tous s'empressèrent de se
ranger de son avis, et que le postillon lui-même, après avoir reçu son
pour-boire, déclara que la voiture n'était pas en état de courir deux
postes sans voler en éclats. Fernand reprit sa lettre à M"** de Mon-
deberre, et donna des ordres pour qu'on déchargeât la chaise et
qu'on l'envoyât en radoub à Nantes. Ainsi son départ se trouva re-
tardé de plus d'une semaine. Le cœur de l'homme est plein de ruses
et de lâches détours. M. de Peveney parut vivement contrarié de ce
retard et ne se gêna point pour en témoigner son humeur, con-
vaincu et de bonne foi, c'est-à-dire assez fin et assez habile pour
avoir réussi à se tromper lui-même.
Il n'est pas de position plus propice à l'ennui que celle d'un homme
qui, ayant tout arrangé pour son départ et prêt à monter en voiture,
se voit arrêté par quelque empêchement imprévu. Jusqu'au moment
où l'on pourra partir, on ne sait que devenir ni comment employer
le temps. On se trouve sous le coup d'un désœuvrement que rien ne
saurait occuper ni distraire. On n'a plus sous la main les objets qu'on
aimait. Disposée pour l'absence, la maison est un tombeau où l'on
FERNAND. 233
erre comme une ombre en peine. On n'est plus chez soi, et pourtant
l'on n'est pas ailleurs. On supporte d'autant moins patiemment le
poids des heures oisives qu'on s'était préparé par avance au mouve-
ment et aux distractions du voyage. C'est là du moins ce qui arriva
pour M. de Peveney. 11 n'eut pas atteint le milieu de la journée, qu'il
se sentit pris d'une impatience fiévreuse et d'un besoin d'agitation
qu'il ne sut comment satisfaire. Il se décida à monter son cheval,
dont il n'avait pu consentir à se débarrasser. Une fois en selle, où
aller? Peu lui importait. Il lâcha la bride au coursier, qui, fidèle à ses
anciennes habitudes, le conduisit droit à Mondeberre.
Cette fois encore M. de Peveney capitula avec sa conscience. Son-
geait-il à renouer des relations à jamais brisées? sa résolution n'était-
elle pas irrévocablement arrêtée? ne devait-il pas, sous peu de jours,
s'éloigner pour ne plus revenir? D'ailleurs il n'était plus temps de
retourner en arrière. Déjà Ramponneau battait le pavé de la cour du
château, et une fenêtre venait de s'entr'ouvrir pour laisser passer la
tête d'Alice.
Cette entrevue différa de celle de la veille en ce que les cœurs s'y
montrèrent moins silencieux et plus à l'aise. On ne toucha ni au
passé ni à l'avenir; on se complut de part et d'autre dans la mélan-
colie de l'heure présente. On s'entretint longuement de la visite
de Karl Stein. Fernand parla de ses voyages avec un sentiment de
tristesse qui, aux yeux de M"'' de Mondeberre, le revêtit d'un pres-
tige de plus. M""^ de Mondeberre le retint à dîner. Il s'en défendit
d'abord ; puis il se dit qu'ayant dû partir le matin , il manquerait de
tout à son gîte. Gaston se présenta sur le soir. En revoyant M. de
Peveney, dont le souvenir ne l'avait pas occupé six minutes en trois
ans, il témoigna une joie bruyante et l'embrassa avec effusion. Sur
ces entrefaites arrivèrent deux ou trois gentilshommes du voisinage.
La conversation s'engagea. A cette époque, la politique agitait fort
les esprits en Bretagne. On discuta les questions du jour. Indifférent
d'abord à ce qui se disait autour de lui , Fernand en vint bientôt à se
mêler à l'entretien. Il finit par s'y oublier et par goûter à cette dis-
cussion d'intérêts positifs un charme qui lui parut tout nouveau. Au
choc des idées, il sentit se réveiller et vibrer dans sa poitrine les nobles
instincts que le trouble des passions y avait long-temps étouffés,
l'amour de la patrie, la haine de l'injustice, le culte de la vérité,
l'enthousiasme qu'allume chez les âmes bien nées toute action grande
et généreuse. 11 comprit qu'il est pour l'ambition de l'homme des
ïOME IV. IG
S
1
23i REVUE DES DEUX MONDES.
luttes belles et fécondes. Il se retrempa aux réalités de la vie; comme
le géant de la fable, en touchant la terre, il retrouva ses forces.
Rentré chez lui , M. de Peveney brûla la lettre d'éternel adieu
qu'il avait écrite le matin à M""^ de Mondeberre, et le lendemain il
trouva un prétexte qui lui fit une obligation de retourner le soir au
château. Il en est des âmes aux prises avec la douleur comme du
chêne et du roseau battus par le vent de la tempête : où les fortes
se raidissent et succombent, les faibles plient et se relèvent. Ainsi,
Fernand subissait déjà des influences amollissantes. Il était toujours
décidé à partir, et n'imaginait pas que le remords qui le consumait
dût jamais s'apaiser ni s'éteindre. Il s'interdisait tout espoir et con-
tinuait de se regarder comme retranché du nombre des vivans.
Toutefois, il ne partait pas; les impressions terribles s'effaçaient
chaque jour, et ses facultés de souffrir, usées déjà par la solitude,
achevaient de s'amortir dans l'atmosphère des douces relations. Quoi-
que dans un avenir encore lointain, on pouvait croire sa guérison
d'autant plus probable, que, la jugeant lui-même impossible, il ne
faisait rien pour y résister. Un soir, en rentrant, il aperçut dans la
cour sa chaise réparée et garantie jusqu'au bout du monde. Il donna
des ordres pour qu'on la remisât, et le lendemain il écrivit à son
notaire pour lui enjoindre d'ajourner la mise en vente de ses pro-
priétés.
Cependant la vie du château avait pris une face nouvelle. M"** de
Mondeberre se relevait comme un beau lis. L'éclat de la jeunesse et
de la santé reparaissait peu à peu sur ses joues; l'azur de ses yeux
s'était éclairci; son corps avait retrouvé cette démarche souple et
légère que donnent la joie et le bonheur. Après avoir grandi dans la
solitude et s'être développé dans l'absence, l'amour de cette enfant
venait de se changer en une passion exaltée et profonde. Comment
aurait-il pu en arriver autrement? Ce jeune homme qui avait disparu
tout d'un coup comme emporté par un orage, et qui revenait, après
trois ans d'une vie errante, pâle et souffrant, mystérieux et sombre,
réunissait toutes les conditions nécessaires pour frapper vivement
une ame de vingt ans, déjà depuis long-temps éprise. Alice n'échappa
point aux poétiques séductions du malheur : son imagination acheva
ce que son cœur avait commencé.
Il n'en fut pas ainsi de M"* de Mondeberre, qui observait d'un
œil à la fois inquiet et charmé les changemens qui s'opéraient sur le
front et dans l'humeur d'Alice; sa prudente sollicitude ne s'en alar-
FERNAND. 235
mait pas moins que sa tendresse ne s'en réjouissait. Pleine de con-
fiance dans la loyauté de M. de Peveney, ce jeune homme pourtant
la troublait malgré elle. Que savait-elle de son passé? que pouvait-
elle présumer de ses sentimens? Devait-elle, par une lâche complai-
sance, encourager une intimité qui pouvait ruiner de fond en comble
la destinée, déjà trop compromise, d'une fille adorée? Elle éprouvait,
depuis le retour de Fernand, un inexplicable malaise, et parfois son
arae frissonnait sous de vagues pressentimens. Après avoir vainement
attendu qu'il déclarât ses intentions. M"'*' de Mondebe(;re se décida
sans efforts à prendre elle-même l'initiative, un soir qu'ils mar-
chaient tous deux dans une allée du parc.
— Monsieur de Peveney, lui dit-elle, je vais vous parler avec une
franchise à laquelle je vous ai depuis long-temps habitué, et qui ne
raessied pas, j'en ai la conviction, à la noblesse de votre caractère. Je
n'hésite pas plus à vous confier mes scrupules et mes terreurs que
je n'hésitai, voici bientôt trois ans, à vous révéler mes rêves et mes
espérances. Vous m'avez déjà entendue. Vous comprenez que votre
présence ici ne saurait être indifférente, et que, si vous ne pouvez
rien pour mon bonheur, vous me devez de ne rien ôter à mon
repos. Sans doute il m'en coûtera de vous perdre; mais, quelque
rigoureux que m'apparaisse le sacrifice, je me résignerai plus aisé-
ment à vous pleurer toute ma vie qu'à vous maudire seulement une
heure. Décidez donc vous-même de la nature des relations qui doi-
vent désormais exister entre nous. C'est vous seul que j'en ferai juge.
Je ne sais rien de votre passé et j'en respecte le mystère. Vous avez
souffert, et mon cœur vous absout. Pour le reste, je m'en repose sur
votre probité, vous estimant assez pour ne pas craindre d'affirmer
devant Dieu que vous êtes incapable de prétendre à un titre dont
vous vous sentiriez indigne.
Ces paroles éclairèrent M. de Peveney sur le véritable état de son
cœur et l'amenèrent forcément à s'expliquer avec lui-môme. Ainsi
accusée, la position était claire et nette. Pris au dépourvu, Fernand
ne devait plus songer à s'esquiver par d'hypocrites détours. Toutes
les issues étaient fermées; impossible d'éluder plus long-temps la
conclusion qui lui était si loyalement offerte. Son premier mouve-
ment fut d'obéir au cri de sa conscience et de se condamner à un
exil éternel; mais il n'était pas homme à trancher d'un seul coup le
na^ud de sa destinée. Il s'agissait pour lui de rompre le dernier lien
qui le rattachât à la vie: il recula devant l'énormité du sacrifice; du
moins il voulut voir, avant de s'immoler, s'il ne lui restait pas quelque
16.
I
236 REVUE DES DEUX MONDES.
moyen honnête de composer avec son passé et de transiger avec ses
remords.
— Madame, répondit-il, la sagesse et la bonté s'expriment par
votre bouche. Je vous admire autant que je vous aime. Si je ne
cédais qu'à la voix de mon cœur, je serais déjà à vos pieds; mais j'ai
traversé tant de mauvais jours, mon ame en est encore si remplie
de trouble et d'effroi, qu'avant d'accepter le bonheur, je vous dois
d'examiner si j'en suis digne. Si demain je ne reviens pas, pleurez
sur moi, madame, car je vous aurai vue ce soir pour la dernière i
fois. Si je reviens, ouvrez les bras à votre fils. "
— Allez, mon enfant, ajouta M""^ de Mondeberre avec mélancolie;
si vous ne revenez pas, ce n'est pas seulement sur vous que mes
larmes devront couler.
Fernand passa la nuit qui suivit ce court entretien dans une
agitation qu'il est aisé d'imaginer. Il descendit impitoyablement en
lui-même; ce qu'il y vit de plus clair, c'est qu'il aimait M"^ de Mon-
deberre. L'amour est ingénieux et fécond en ressources de toute
nature. Après s'être laissé outrager par l'ombre irritée d'Arabelle,
M. de Peveney se laissa doucement attirer par l'image souriante
d'Alice. Il alla d'abord de l'une à l'autre, ne sachant à laquelle
des deux se rendre : il finit par s'abandonner insensiblement sur
la pente des espérances. Il déploya un art infini à grouper tous les
raisonnemens qui pouvaient l'excuser à ses propres yeux. N'avait-
il pas assez souffert? le châtiment n'avait-il pas dépassé la faute?
devait-il sacrifier sa vie tout entière à un passé irréparable? Après
s'être attendri sur lui-même, il s'attendrit sur M^^^ de Mondeberre. Il
se demanda avec sévérité s'il pouvait se regarder comme dégagé de
toute réparation envers cette enfant dont il avait si fatalement en-
tamé la destinée? Était-il juste de soumettre au martyre de l'expia-
tion cette virginale beauté? fallait-il entraîner dans le naufrage de
la passion cette ame chaste et pure qui n'avait jamais cherché les
orages? Et M'"'' de Mondeberre, ne lui devait-il rien? Cette femme
si noble et si généreuse, cette mère si tendre et si dévouée, la con-
damnerait-il à voir la jeunesse de sa fille pAlir et se consumer dans
les larmes? Toutes les réflexions qu'il aurait dû faire trois ans aupa-
ravant, il les fit à cette heure. Il érigea ses penchans en devoirs pour
s'y livrer sans remords. Il déplaça sa conscience, qui devint ainsi
compUce de son cœur. Puis il appela à son aide Karl Stein, avec qui,
depuis quelques semaines , il avait renoué les relations long-temps
interrompues. Il relut toutes les lettres qu'il avait reçues de lui en
FERNAND. 237
dernier lieu. Elles respiraient toutes une affectueuse et saine raison.
Toutes conseillaient à M. de Peveney de se préserver des exagéra-
tions du désespoir et d'attendre patiemment le retour des jours meil-
leurs. Fernand y chercha des encouragemens; il amollit le sens des
phrases; il y trouva tout ce qu'il voulut y trouver. Enfin il se dit qu'il
n'était pas question d'un mariage brusque et précipité, qu'il s'agissait
seulement de s'engager dans l'avenir, et que d'ici là les teintes fu-
nèbres achèveraient de s'effacer.
C'était une ame faible, noble pourtant. Lorsqu'après une nuit de
luttes et de combats intérieurs, il se fut décidé à retourner à Mon-
deberre, Fernand se demanda si, en fin de compte, il était vérita-
blement digne du bonheur qu'il allait accepter. A cette question, il
se troubla, et tous les scrupules qu'il était parvenu à étouffer revin-
rent l'assaillir en foule; seulement, au lieu d'Arabelle, c'était Alice,
cette fois, qu'il craignait d'outrager. Était-ce bien à lui qu'il appar-
tenait de cueiUir cette fleur d'amour, de grâce et de jeunesse?
Était-ce dans un cœur dévasté qu'elle devait achever de s'épanouir?
N'allait-il pas abuser de la confiance de M'"*" de Mondeberre et sur-
prendre sa religion? Dans son effroi, il se décida au seul parti qui
convînt à un honnête homme : il résolut de soumettre son passé à
M""^ de Mondeberre et de ne prendre pour juge qu'elle-même.
Ce fut dans cette louable intention qu'il se rendit au château.
M™^ de Mondeberre attendait seule dans le parc l'heure qui devait
couronner ou ruiner à jamais son espoir. Alice ne se doutait de rien.
En apercevant M. de Peveney, M™'' de Mondeberre dissimula mal
un mouvement de joie que ne put réprimer entièrement sa dignité
de femme et de mère. Elle ne vit et ne comprit qu'une chose : c'est
que le retour de Fernand lui présageait le bonheur de sa fille. En se
trouvant vis-à-vis d'elle, ce jeune homme n'osa pas d'abord troubler
la douce sécurité que sa présence avait fait naître; il laissa l'illusion
grandir et se développer au point qu'il eût été cruel de la désabuser;
puis enfin, lorsqu'il s'y décida, il recula devant l'impossibilité d'un
aveu qu'il avait de loin jugé si facile. C'est qu'en effet pour ouvrir
un pareil cœur et pour en étaler sans pitié les plaies et les infir-
mités, il n'eût pas fallu une volonté faible, non plus qu'un médiocre
courage. Et c'était à M'"^ de Mondeberre, à cette ame droite qui
n'avait jamais fléchi, à cette chaste imagination qui n'avait pas tou-
ché, même du bout des ailes, aux fanges de la vie; c'était à cette
honnête et immaculée créature que Fernand s'était promis de confier
le triste roman qui venait de clore sa jeunesse! C'était M'"'' de Mon-
deberre, la sainte femme, la noble veuve, la tendre mère, qu'il s'était
238 REVUE DES DEUX MONDES.
proposé de promener dans les détours tortueux d'un abîme où lui-
môme ne plongeait ses regards qu'avec épouvante ! Qu'aurait-clle
pu comprendre à toutes ces misères? Elle aurait refusé d'y croire^
ou s'en serait éloignée avec un sentiment de pitié mêlé de dégoût.
Ce qui devait arriver arriva. M. de Peveney faillit une fois encore ù
sa résolution. Il éluda l'épreuve à laquelle il devait se soumettre, et
comme il s'était engagé par sa seule présence et qu'il n'était déjà
plus temps de retourner sur ses pas, il s'abandonna cette fois encore
au courant de sa molle nature.
Après qu'il eut expliqué nettement ses prétentions à la main d'A-
lice : — Mon enfant, lui dit M"*'' de Mondeberre d'une voix émue,
vous savez que depuis long-temps je vous ai donné ce nom. Puisque
vous l'acceptez, c'est que vous en êtes digne. Vous réalisez ainsi k
plus doux rêve de ma vie; vous exaucez en même temps les der-
niers souhaits de votre père. Cependant il vous reste encore à gagner
le cœur de ma fille : essayez, mes vœux sont pour vous, et je ne
demande qu'à reposer mes regards sur le tableau de vos amours
mutuels. Alice ne m'a rien dit de ses sentimens; je ne l'ai point en-
tretenue de mes espérances; puissent nos deux âmes, déjà si étroi-
tement unies, achever de se mêler et de se fondre dans la vôtre!
Cette journée s'écoula dans une douce intimité. Alice n'était point
dans le secret de son bonheur, mais elle en avait comme un confu^
pressentiment. Elle observait avec inquiétude je ne sais quoi d'inu-
sité sur la figure de sa mère et dans l'attitude de Fernand; elle voyaii
avec émoi leurs regards se rencontrer et se sourire, et lorsque M. d(
Peveney se fut retiré après lui avoir baisé la main pour la première
fois, elle pàHt, se troubla et s'échappa, éperdue et tremblante.
Cette nuit ne fut guère plus calme pour Fernand que ne l'avait
été la nuit précédente. Il était dans la nature irrésolue de ce jeune
homme de tout gâter et de ne savoir jouir de rien. Il y avait en lui,
comme chez la plupart des hommes, deux êtres, ennemis acharnés,
qui combattaient sans paix ni trêve; et comme le vaincu insultai!
toujours au vainqueur, de quelque côté que pencluU la balance, il
se trouvait que la joie du triomphe était toujours empoisonnée par
les clameurs de la défaite. Ainsi, à peine fut-il sorti du château, qu'il
eut à essuyer les cris et les reproches de sa conscience révoltée.
Heureusement il avait l'expérience de ses rébellions, et n'ignorait pas
comment on les apaise. Il chercha dans son amour la justificatioii
de sa faiblesse, et, comme pour achever de s'absoudre, il répondit
solennellement à Dieu du bonheur et de la destinée d'Alice.
Cette lutte fut la dernière. Il avait fait à ses scrupules et à ses re-
FERNAND. 239
mords la part assez large, assez belle. Le temps était venu d'en finir
avec le passé; Fernand le précipita dans l'éternel oubli, comme un
navire qu'on coule à fond, ou comme un cadavre qu'on jette à la
mer; puis, par un de ces brusques mouvemens de résolution que par-
fois la passion imprime aux esprits les moins résolus, il s'élança,
libre et joyeux, vers les félicités que lui promettait l'avenir. Ce fut
en lui une soudaine et complète transfiguration. Il sentit la jeunesse
affluer à flots pressés dans son sein, et, dans l'ivresse de son être
régénéré, il poussa vers le ciel un cri d'amour et de bénédiction.
Heureux, heureux enfin, il touchait au port; il apercevait les rivages
enchantés et paisibles vers lesquels il avait toujours soupiré! Du
haut de la rude montagne qu'il venait de gravir, il saluait avec des
transports pleins de larmes Mondeberre, qui lui apparaissait comme
une terre promise, couverte de fruits et de fleurs.
Il ne s'était pas couché de la nuit. Il ouvrit sa fenêtre , s'appuya
sur le balcon et regarda le jour se lever. Regarde-le, jeune homme
infortuné, ce jour radieux et pur qui se lève sur tes espérances. Sa-
voure à longs traits cet air enivrant qui t'inonde. Double, triple les
facultés qui te restent pour le bonheur. Ne repousse aucune des sen-
sations que t'apporte le vent du matin ; laisse la brise rafraîchir ton
front et l'illusion caresser ton ame. Hâte-toi de vivre, hâte-toi d'ai-
mer! La nature est immortelle, mais l'homme n'a pas même un jour.
Après avoir vu le soleil monter à l'horizon, Fernand, épuisé par
tant d'émotions, se jeta tout habillé sur son Ut. Il s'assoupit dans la
joie de son cœur, et cependant il fit un rêve étrange. Il rêva qu'il était
couché vivant dans un cercueil de plomb, et que, sous le couvercle à
demi soulevé, il voyait une jeune et belle fille, aux cheveux d'or,
aux yeux d'azur, qui le regardait en souriant et lui tendait la main
en disant : — Ami, lève-toi ! — Mais toutes les fois qu'il essayait de se
lever et de prendre la blanche main. Je couvercle de plomb retom-
bait sur son front et lui meurtrissait le visage. Il luttait depuis près
d'une heure contre cet horrible cauchemar, quand il se réveilla en
sursaut et sauta à bas de son lit. La porte de sa chambre venait de
s'ouvrir, et il se trouva face à face avec un personnage qu'il connais-
sait trop bien. Fernand pensa d'abord qu'il n'était pas bien éveillé,
et que c'était la suite de son rêve. Il fit deux pas en arrière; l'étranger
en fît deux en avant, puis ils restèrent à se regarder l'un l'autre. Cet
homme était si changé, que M. de Peveney, au premier abord, le
devina plutôt qu'il ne le reconnut. Son teint avait bruni; son front
s'était bronzé; sa barbe longue, épaisse et noire, contribuait à donner
2V0 REVUE DES DEUX MONDES.
à ses yeux une expression sauvage et farouche. Toutefois, il n'y
avait dans son altitude, comme dans son costume, rien que de sim-
ple, de grave et de sévère.
— Monsieur, dit-il enfin, voici deux ans que je vous cherche,
— Je l'ignorais, monsieur, répliqua Fernand d'une voix altérée,
mais calme.
— Vous êtes, monsieur, un trop galant homme, reprit le comte de
Rouèvres, pour que mon apparition ait rien qui vous doive surpren-
dre. Vous n'ignoriez pas que tôt ou tard nous nous reverrions à coup
sûr. Cependant, s'il était besoin de vous expliquer quel sujet m'amène
pour la deuxième fois chez vous, je m'y résignerais volontiers.
— Je vous comprends, monsieur, reprit M. de Peveney. Je dois
convenir pourtant que je m'attendais peu à l'honneur de votre visite.
Je croyais nos comptes réglés depuis long-temps; en consultant mon
cœur, je vous croyais suffisamment vengé.
— Suffisamment vengé! s'écria M. de Rouèvres en réprimant aus-
sitôt un mouvement de sombre courroux. Si, après avoir consulté
votre cœur, vous voulez prendre la peine d'interroger le mien, vous
comprendrez, monsieur, reprit-il avec sang-froid, que vous vous êtes
singulièrement abusé. Daignez m'écouter; ce sera l'affaire d'un
instant.
— Veuillez vous asseoir, dit M. de Peveney en lui indiquant un
siège.
— C'est inutile, répUqua M. de Rouèvres; je serai bref. Ce que
j'ai à vous raconter, vous le savez d'ailleurs mieux que moi-même.
Vous m'avez arraché le cœur, vous l'avez foulé sous vos pieds;
vous avez perdu mon ame, vous y avez étouffé la foi, la confiance
et l'amour, pour y substituer le désespoir, la colère et la haine. Vous
m'avez fait méchant, cruel et solitaire. Me voici vieux, brisé avant
l'âge, mort à tout ce qui rend la vie supportable, et ne vivant plus
que de ce qui tue. Vous cependant, vous êtes jeune et libre. Un jour,
et ce jour n'est peut-être pas loin , vous vous emparerez de tous les
biens que vous m'avez ravis. Vous aurez une femme aimée, et vous
oubHerez dans ses bras le drame épouvantable dont vous aurez été le
triste héros. La famille vous comblera de ses bienfaits; vous vieillirez
doucement, honoré et respecté, au sein du bonheur. Et je serais suf-
fisamment vengé! Mais, monsieur, vous n'y pensez pas, ajouta-t-il en
étreignant de sa main le bras de Fernand; vous ne savez donc pas ce
que j'ai souffert! vous ne savez donc pas ce que je souffre encore ! Si
je pouvais vous ouvrir ma poitrine, vous y verriez les tournions de
FERNAND. 241
l'enfer. Suffisamment vengé! Dites, monsieur, parlez, était-ce de
vous que je me vengeais, lorsque l'infortunée dont j'avais cloué
l'amour à votre indifférence se débattait comme un corps plein
de vie qu'on aurait lié à un cadavre? Était-ce vous que je frap-
pais, lorsqu'elle séchait dans les larmes et dans la honte? Est-ce
pour racheter vos égaremens qu'elle est morte loin de la patrie, dans
une salle d'auberge, sans autre pitié que la vôtre ? Comment n'avez-
vous pas compris que vous n'étiez alors que l'instrument de ma ven-
geance, et que je chercherais à le briser, cet instrument fatal, à
partir du jour où il aurait consommé son œuvre? Vous m'avez servi à
souhait, monsieur de Peveney. Je n'oserais même pas affirmer que
vous n'êtes point allé au-delà de mes espérances. Quoi qu'il en soit,
c*est à votre tour maintenant.
— Avez-vous des armes? demanda Fernand d'une voix ferme.
— Oui.
— Un témoin ?
— Un ami m'accompagne.
M. de Peveney se souvint que Gaston se trouvait dans le voisinage.
Il l'envoya quérir, et, en l'attendant, il écrivit à la hâte ses der-
nières dispositions. M. de B... arriva. Après lui avoir expliqué en
deux mots de quoi il s'agissait :
— Gaston , lui dit-il, si je suis tué, vous direz à M'"^ de Monde-
berre que ma dernière pensée a été pour elle.
Cela dit, tous deux montèrent dans la chaise de M. de Rouèvres,
qui leur en fit les honneurs avec politesse. La voiture partit au
galop des chevaux, et, sur l'indication de Gaston, après avoir suivi
quelques instans le bord de la Sèvres, elle tourna le coteau pour
s'enfoncer dans un sentier qui se perdait sous un bois de chênes.
Quelques heures après le lever du soleil, de lourdes vapeurs
s'étaient amassées au couchant et avaient fini par se condenser en
nuées épaisses qui envahissaient peu à peu l'horizon, et se déta-
chaient comme une chaîne de montagnes sur l'azur embrasé du
ciel. La nature semblait frappée de stupeur et d'immobilité. Pas un
cri, pas un tressaillement, pas un souffle. Les feuilles languissaient
dans l'air stagnant; les oiseaux se taisaient; les fleurs endolories se
penchaient sur leurs tiges.
242 IIEVLE DES DEUX MONDES.
M'"^ de Mondeberre et sa fille se tenaient assises sur le bord d'une
pièce d'eau située à l'extrémité du parc, petit lac ombragé de saules,
qu'alimentait le cours habilement détourné de la Sèvres , et qu'ani-
maient les évolutions de deux cygnes. Alice était inquiète, agitée; sa
mère l'observait avec complaisance, et se plaisait à prolonger ce
trouble et ce malaise dont elle avait le secret dans son cœur et la gué-
rison sous la main. Après avoir causé de toutes choses, excepté de
celle qui les préoccupait toutes deux, M"™*' de Mondeberre sut adroi-
tement amener l'entretien sur un terrain qu'Alice n'abordait jamais
sans humeur et sans impatience. Après l'y avoir attirée par d'insen-
sibles détours :
— Mon enfant, ajouta-t-elle , au risque de t'irriter, et dussé-je
passer à tes yeux pour la plus prêcheuse des mères, j'en reviens à
dire que ton cousin Gaston a raison. Il n'est pas juste, il n'est pas
convenable qu'une belle et charmante fille comme mon Alice ense-
velisse dans la solitude les plus belles années de sa jeunesse. Toute
ame ici-bas a ses destinées à remplir; nulle ne saurait s'y dérober
sans faiUir à la mission qu'elle a reçue de Dieu.
— Quelles destinées? quelle mission? répondit Alice avec vivacité.
Dieu ne m'a donné d'autre mission que de t'aimer et de le servir.
— Oui, tu es une fille adorable! s'écria M""" de Mondeberre avec
effusion; mais, chère enfant, cela ne suffit pas. Il est des devoirs,
des joies et môme des douleurs auxquels toute créature doit se sou-
mettre sous peine de manquera sa destination. Aimer, se dévouer et
souffrir, c'est, mon enfant, la commune loi.
— Aimer? dit Alice; est-ce que je ne t'aime pas? Se dévouer? est
ce ma faute, si tu m'as fait le dévouement si facile? Souffrir?...
A ce mot, elle s'interrompit et n'acheva pas; son jeune sein sr
souleva, et deux larmes brillèrent au bout de ses longs cils.
— Tiens, ma mère, reprit-elle presque aussitôt, laissons là toutes
ces subtilités auxquelles je n'entends rien. Je vois seulement où tu
veux en venir. Je ne m'irrite pas de ton insistance, parce que rien
de toi ne saurait m'irriter; mais si tu veux que je te le dise, mon
cœur en gémit, et ma tendresse s'en alarme. Mon amour t'est donc
à charge, que tu es si impatiente de le partager? Elle te pèse donc
bien, cette vie à deux qui me paraît, h moi, si légère? Va, tu n'c
qu'une ingrate qui ne sait pas aimer! ajouta-t-elle en s'abandonnaiu
avec une molle résistance aux bras caressons qui s'empressèrent di
l'enlacer.
— Allons, pardonne-moi, dit M'"' de Mondeberre. Après tout,
FERNAND. 243
je ne demande et ne cherche que ton bonheur. Puisque tu es heu-
reuse ainsi, et que ton cœur n'aspire pas à des félicités plus grandes,
je ne te tourmenterai plus. Je t'avoue pourtant qu'il me souriait
d'être grand'mère et de bercer mes petits-enfans. Et puis il s'offrait
un parti qui me semblait devoir te convenir. Tu ne veux pas; qu'il
n'en soit plus question.
— Encore quelque fat que t'aura proposé cet impitoyable Gaston?
répliqua l'enfant d'un air dédaigneux et mutin.
— Mais non, reprit M'"*' de Mondeberre; celui-là n'est pas un fat,
et s'est bien proposé lui-même. Je dois même ajouter que je n'ai pas
osé prendre sur moi de le décourager tout d'abord, car j'avais cru
remarquer que tu le recevais sans trop de déplaisir.
— Je le connais, ma mère? s'écria la jeune fille, qui sentit tout
son sang lui monter au visage.
— Tu le connais un peu, dit M"'' de Mondeberre; c'est un gentil-
homme de nos voisins que je tiens en grande estime, et à qui j'au-
rais confié sans hésiter le bonheur de ma fille adorée.
Alice regarda sa mère , qui souriait avec amour et paraissait ap-
peler sur les lèvres tremblantes de l'enfant le nom qui n'osait point
s'échapper de son cœur. Elle hésita; en moins d'une seconde, ses
joues pâlirent et se colorèrent du plus vif incarnat. Elle doutait,
elle hésitait encore.
— C'est lui ! s'écria-t-elle enfin en tombant tout en pleurs sur le
oin maternel, lorsque M'"® de Mondeberre lui ouvrit ses bras.
En cet instant, la détonation de deux coups de feu retentit au
loin. Ce bruit éveillait toujours dans le cœur de M'"'' de Mondeberre
de lugubres échos : elle frissonna; mais ce ne fut qu'une impression
presque insaisissable qui se perdit bien vite dans la joie des épan-
chemens et des confidences mutuelles. Qui pourrait dire l'ivresse de
ces deux âmes qui, après trois années de souffrances silencieuses,
après avoir, durant trois ans, tendu en secret vers le même but, tou-
chaient enfin à la réalisation de leurs rêves et se rencontraient dans
un même sentiment de bonheur? Il est si doux de revenir à deux
sur les douleurs du passé, lorsque le présent nous sourit et que
l'avenir est plein de promesses ! Il est si charmant de se confier l'un
à l'autre ce qu'on a pleuré, ce qu'on a souffert, quand les mauvais
jours sont finis, et que la vie n'est plus qu'une fête!
Alice et M"*^ de Mondeberre étaient restées assises au bord de
l'eau. De la place qu'elles occupaient, elles pouvaient voir, à travers
la ramée, la petite porte du parc. Il y avait plus d'une heure qu'elles
2i4 REVCE DES DEUX MONDES.
étaient là, s'oubliant en projets enchantés, allant tour à tour et sans
se lasser des jours écoulés aux jours à venir, s' emparant de la vie et
la disposant à leur gré, quand tout à coup la porte du parc s'ouvrit
pour donner passage à deux hommes de la campagne qui portaient
à bras un lit de feuillage sur lequel gisait un corps inanimé. En aper- X
cevant à travers les branches le funèbre convoi qui s'avançait lente- »
ment, M™" de Mondeberre et sa fille se levèrent, et, s'en étant
approchées, elles reconnurent M. de Peveney, qu'on rapportait
mortellement blessé. A cause de la proximité, Gaston avait jugé cou- -
venable de faire transporter Fernand au château, tandis qu'il allait, J
lui, au galop de son cheval, chercher à la ville voisine des secours,
hélas ! inutiles.
Quand on l'eut déposé sur le gazon, Alice et M'°' de Mondeberre
virent sa poitrine trouée et sanglante. Elles s'étaient agenouillées
chacune d'un côté du brancard : l'une, froide et immobile comme ces
statues de marbre qui veillent au pied des tombeaux; l'autre, laissant
son cœur éclater en sanglots.
— Mon fils ! mon enfant ! disait M"'^ de Mondeberre en le baignant
de pleurs.
Alice ne pleurait pas. Elle pencha son visage sur le front de son
pâle fiancé.
— Ami de mon cœur, entends-moi ! lui dit-elle. Je t'aime, je t'ai
toujours aimé. Je n'étais qu'une enfant que je t'aimais déjà. Tu vas
emporter ma vie tout entière. Mon amant! mon époux! jeune et
cher compagnon de mes belles années ! je te dis adieu, doux espoir!
Je ne sais si je te survivrai; mais si je te survis, mon Fernand, ce
sera pour porter ton deuil et pour chérir éternellement ta mémoire.
— Hélas I murmura Fernand , vous me faites mourir deux fois.
Il ne put en dire davantage.
Il tourna tour à tour vers chacune de ces deux femmes un regard
mourant que l'amour animait encore; puis, au bout de quelques in-
stans, une main dans la main d'Alice, l'autre dans celle de sa mère,
il expira.
— Ah ! ma fille î ma fille infortunée ! s'écria M'"»^ de Mondeberre
en se jetant sur Alice.
— Veuve comme toi , je vivrai comme toi , ma mère.
Et la noble enfant appliqua ses lèvres sur la main glacée de l'amant
qu'à la face du ciel elle venait d'épouser dans son cœur.
JCLES SaNDEAU.
ÉCRIVAINS CRITIQUES
HISTORIENS LITTERAIRES
DE LA FRANCE.
IX.
M. CHARLES MAGKTIlff.
Causeries et Méditations historiques et littéraires. '
Les critiques de nos jours, ceux qui, depuis une vingtaine d'an-
nées déjà, ont commencé de se produire et de battre le pays, songent
tous plus ou moins à se recueillir, à ramasser ce qu'ils avaient lancé
d'abord à l'aventure, à se refaire, pour le reste de la marche, un
gros assez imposant de ces troupes légères qui n'avaient donné dès
le matin qu'en éclaireurs et comme en enfans perdus. C'est signe que
la journée avance et qu'une pensée prévoyante succède insensible-
ment chez presque tous à l'audace et à la témérité première. Tantôt
même ce sont des ouvrages à part, et vraiment considérables, dans
(l) Deux vol. iu-80, chez Benjamin Duprat, 7, rue du Cloître-Saint-Benoît.
k
246 REVUE DES DEUX MONDES.
lesquels le critique essaie de reprendre et de résumer avec étendue,
de Qxer et d'approfondir sur un point les études jusque-là plus va-
gues, qui l'ont pourtant occupé de préférence; tantôt, ce sont tout
simplement d'anciens morceaux, déjà publiés en divers lieux, qu'on
rassemble avec ordre, avec suite, en les revoyant pour la correction,
mais en leur conservant leur premier caractère. En un mot, chaque
critique de cette génération lie sa gerbe et fait son livre. Hier c'était
M. Ampère, M. Patin; demain ce sera M. Saint-Marc Girardin. Au-
jourd'hui, nous retrouvons M. Magnin, qui a dès long-temps entre-
pris dans ses Origines du Théâtre moderne un ouvrage d'importance
et de longue haleine; mais il s'est accordé comme diversion et inter-
mède, et il nous fait le plaisir de publier un recueil d'anciens articles
très goûtés en temps et lieu lorsqu'ils parurent, et très dignes de
réclamer cette seconde lecture qui, seule, vérifie les bonnes pages.
Pour les gens du métier qui savent combien ces jugemens portés sur
les livres du jour par les critiques compétens sont utiles à l'histoire
littéraire, et combien, à une certaine distance, il devient difficile de
se les procurer dans des feuilles si vite disparues, il semblera tout
naturel qu'un homme qui connaît autant les circonstances et les des-
tinées des livres que M. Magnin ait songé à sauver ce qui, intéres-
sant et toujours agréable aujourd'hui, sera piquant et curieux pour
l'avenir.
Il y aurait une manière bien simple, bien commode, et à la fois
bien juste, de recommander ces volumes; nous nous hâterions de
dire qu'à une grande variété de sujets sur lesquels le critique a ré-
pandu tous les assortimens d'une érudition exacte et fine, se joint le
mérite d'un style constamment net, rapide, élégant; que la nouveauté
des points de vue n'exclut en rien les habitudes et les souvenirs de
la plus excellente et de la plus classique littérature; que l'ancienne
critique s'y trouve toute rajeunie, en ayant l'air de n'être que conti-
nuée. Mais ces éloges qui, à les serrer de près, ont leur entière jus-
tesse, n'offrent rien qui se grave assez au vif et qui caractérise assez
distinctement l'auteur. On pourrait, à peu de chose près, les appli-
quer à d'autres écrivains distingués; on en dit tous les jours à peu
près autant des ouvrages du même genre qui paraissent. L'avoue-
rons-nous? cette façon de louer nous paraît fade; nous voulons mieux
quand nous parlons d'un écrivain : malgré la difficulté de juger plus
à fond et de percer plus avant quand il s'agit d'un contemporain ,
d'un ami, notre plaisir est d'y viser, de nous jouer môme autour de
Ja di fil culte :
HISTORIENS LITTÉRAIRES DE LA FRANCE. 247
.... Et admissus circuni prœcordia ludit.
Ce serait notre plus grand honneur que de pouvoir quelquefois réussir
à ce jeu, qui d'ailleurs, dans le cas présent, ne peut nous mener qu'à
trahir des délicatesses de l'esprit et des traits ingénieux de caractère.
Chez la plupart de ceux qui se livrent à la critique et qui même
s'y font un nom, il y a, ou du moins il y a eu une arrière-pensée
première, un dessein d'un autre ordre et d'une autre portée. La cri-
tique est pour eux un prélude ou une fin, une manière d'essai ou un
pis-aller. Jeune, on rôve la gloire littéraire sous une forme plus bril-
lante, plus idéale, plus poétique; on tente l'arène lyrique ou la scène,
on se propose tout bas ce qui donne le triomphe au Capitole et le vrai
laurier. Ou bien c'est le roman qui nous séduit et nous appelle; on
veut se loger dans les plus tendres cœurs et être lu des plus beaux
yeux. Mais viennent les mécomptes, les embarras de la carrière, les
défaillances du talent, les refus sourds et obstinés. On se lasse, et, si
l'on aime véritablement les lettres, si une instruction solide n'a cessé
de s'accroître et de se raffiner au miHeu et au moyen même des
épreuves , on est en mesure alors d'aborder ce que j'appelle , en un
sens très général, la critique, c'est-à-dire quelque branche de l'his-
toire littéraire ou de l'appréciation des œuvres. C'est presque tou-
jours là que j'attends les jeunes arrivans si empressés au début et si
superbes. Qu'ils réussissent dans l'art et dans la poésie, s'ils le peu-
vent : tous nos vœux les accompagnent; mais il y a sur ce point peu de
conseils à donner. Ces palmes-là se ravissent et ne se discutent pas.
Que s'ils manquent le premier objet de leur ambition, s'ils sont mal
venus en ce premier amour, et si d'ailleurs, avec un esprit bien fait,
ils chérissent sincèrement l'étude, il y a de la ressource et de la con-
solation. Le retour, même sans triomphe, peut avoir des charmes;
le salut se retrouve dans le naufrage.
Ce qui est ainsi vrai de plusieurs ne paraît pas l'être pour M. Ma-
gnin, et c'est un point par lequel il se distingue de plus d'un de ses
confrères en critique. Lui, il est critique, en quelque sorte, d'em-
blée et essentiellement; on ne voit pas que ce goût se soit substitué
chez lui à une vocation première , à une ardeur autre part déter-
minée. Sa carrière se dessine d'une ligne toute simple. Né à Paris
d'un père franc-comtois, et qui fut d'abord attaché comme secrétaire
et bibUothécaire à M. de Paulmy d'Argenson, M. Charles Magnin a été
nourri au milieu des livres et comme au sein de cette grande biblio-
thèque dont son père avait contribué, pour sa part, à extraire et à
248 REVUE DES DEUX MONDES.
rédiger les Mélanges (1). Placé dès 1813 à la bibliothèque du Roi,
dont il est, depuis 1832, l'un des conservateurs, il ne cessa de vivre
à la source de l'érudition et de la connaissance littéraire la plus va-
riée et la plus abondante. Qu'on ne croie pourtant pas que ce fût,
dès l'enfance, un de ces liseurs avides et infatigables, un de ces
helluo librorum comme il sied à tout bibliothécaire poudreux de
l'être; son goût témoigna de bonne heure discrétion et choix, une
certaine friandise. Ses études universitaires avaient été brillantes; il
s'essaya au sortir de là dans quelques concours académiques. Une
pointe de bel-esprit, la pointe d'une plume qui allait être si fine et
si bien taillée, se faisait sentir. La plus vive tentative qu'il se permit
hors du cercle où nous le connaissons, est une petite comédie en
un acte et en prose, représentée à l'Odéon le 16 mars 1826 : Racine
ou la troisième Représentation des Plaideurs. — Les Plaideurs ont été
siffles aux deux premières représentations par la bazoche conjurée;
les procureurs sont en émeute, les conseillers aux enquêtes com-
mencent à s'émouvoir; Racine, désolé, reçoit la visite de la Champ-
mêlé et de Despréaux , qui le réconfortent et le consolent chacun à
sa manière. Pourtant M"^ de Crissé, vieille plaideuse qui se prétend
outragée dans la comtesse de Pimbêche, et le conseiller Dandinard
qui se croit joué dans Perrin Dandin, forcent successivement la
porte et font au poète une scène de menaces dont il se tire assez
bien; tout ce jeu est assez plaisant; pourtant l'orage augmente, et
l'on parle d'un ordre supérieur obtenu contre le poète, lorsque tout
à coup on apprend que la Champmêlé qui devait, ce soir même, jouer
Ariane devant le roi, a feint une indisposition; que, grâce à ce tour
d'adresse, les Plaideurs, représentés pour la troisième fois, ont su-
bitement trouvé faveur et gagné leur cause; on n'a plus osé siffler,
et le roi a ri. C'est la Champmêlé elle-même, puis bientôt Despréaux
en tête de la troupe comique, tenant flambeaux à la main, qui vien-
nent annoncer sa revanche et son triomphe au poète. La vieille
plaideuse M'"* de Crissé et le conseiller Dandinard sont toujours là
et font vis-à-vis au Dandin de la pièce et à la comtesse de Pim-
bêche encore en costume; c'est à s'y méprendre :
ToiNETTE (la servante de Racine).
c( Ah çaî ai-je la berlue, moi? — Quoi! deux Dandins... deux
comtesses de Pimbêche !» —Et le conseiller offrant la main à M"'*" de
:{i) M. de Paulmy se fit aider pour ses Mélanges tirés d'une grande Biblio-
ihèquc par Contant d'Orviile et par M. Magnin, de Salins, père du nôtre.
I
HISTORIENS LITTÉRAIRES DE LA FRANCE. 249
Crissé : « Venez, venez, madame : [se retournant) le roi a ri... ce
n'est pas ce qu'il a fait de mieux! mais nous avons le droit de re-
montrance ! )) Et Racine, à qui tout son courage est revenu et qui
va lire demain à la Comédie Britannicus, salue, en finissant, la
Champmélé du nom de Mnie. — On le voit, c'est là une de ces pe-
tites pièces-anecdotes dont le Souper d'Auteuil d'Andrieux repré-
sente le chef-d'œuvre, et qui sont comme un bouquet pour les an-
niversaires de naissance de nos grands poètes. En leur présentant
cette légère offrande, M. Magnin ne faisait que marquer son goût
pour leurs ouvrages, sa familiarité dans leur commerce, et témoigner
agréablement qu'il avait qualité comme critique des choses de théâtre.
Il ne prétendait pas s'ouvrir de ce côté une autre veine.
Dès ce temps-là , il prenait une part active à la collaboration du
Globej il allait surtout s'y faire une position spéciale par ses articles
sur les représentations théâtrales, et d'abord sur les pièces anglaises
principalement. M. Magnin n'a pas recueilli, dans les deux volumes
qu'il nous donne, ses articles concernant les nouveautés de la scène
française; il les réserve pour un volume séparé qui aura tout l'intérêt
d'un bulletin suivi et d'une chronique très animée. Mais, dans le
second des deux présens volumes, il a réuni tout ce qui se rapporte
à la tentative si brillante et si dramatique qui se fit à Paris, en 1827-
1828, et qui mit en jeu devant nous le théâtre de Shakspeare, de
Rowe, d'Otway. Les meilleurs acteurs anglais y figurèrent successi-
vement; on eut Kean, on eut Macready. Une ravissante actrice, miss
Smithson, apportait et confondait, pour nous séduire, sa jeunesse, son
talent, sa grâce idéale, et le charme de toutes ces beautés drama-
tiques si neuves qu'elle interprétait à nos yeux pour la première
fois. Cet épisode intéressant de l'histoire littéraire de la restaura-
tion se trouve raconté dans le livre de M. Magnin avec toutes ses
péripéties, ses accidens, ses ivresses même; on croit y respirer, par
momens, comme l'odeur de la poudre, et tel article, écrit le soir
dans la chaleur de l'applaudissement, est intitulé bulletin d'une vic-
toire. C'est qu'alors on croyait, on espérait avec enthousiasme et
ferveur. Indépendamment du plaisir direct et tout désintéressé que
pouvaient procurer ces admirables créations d'un génie terrible,
pathétique ou gracieux, et toujours puissant, il y avait, au fond de
tout cela, un désir de marcher à son tour, il y avait un mobile pré-
sent, contemporain, une émulation qui semblait aussi promettre
des œuvres. Le critique ne sonnait si haut de la trompette que
parce qu'il se sentait suivi, entouré, devancé même en plus d'un
TOME IV. 17
REVUE DES DEUX MONDES.
endroit par de généreuses ambitions qui n'attendaient que le signal
pour se produire. Ce drame de Shakspeare n'était pas>eulement un
noble spectacle; c'était une machine de guerre. On tiraillait sur
l'ennemi, sur l'absolutiste littéraire, jusque du haut du balcon de
Juliette, et on espérait bien avec Roméo escalader, en dépit des
unités, cet asile, ce sanctuaire trop interdit d'émotions et d'enchan-
temens. Pourquoi faut-il que, le jour où toutes les barrières sont
brusquement tombées, quand la brèche a été plus qu'entr'ouverte,
personne, presque personne, ne se soit plus trouvé là pour entrer I
Douze ans après, on a subi la revanche, et bien légitime, conve-
nons-en, on a eu l'accès inverse de cette ivresse première. L'an-
cien répertoire, Racine en tête, a fait sa rentrée parM"^ Rachel : c'a
été toute une restauration. Elle ne paraît pas près de flnir. Mais,
comme les belles œuvres ne sauraient jamais s'exclure , soyons et
demeurons heureux de les embrasser. M. Magnin n'a pas cessé un
moment de penser ainsi, et, comme critique, il a donné la main aux
deux triomphes.
Cependant, pour nous en tenir à lui, un contraste a dû frapper
d'abord. Nous l'avions laissé offrant son bouquet à Racine, à Des-
préaux , et , un an après, il était l'un des plus actifs à l'avant-garde
des novateurs. Il n'avait pas changé son culte, il l'avait agrandi. L'im-
pulsion dont tout esprit a besoin, et qui a son heure, lui était venue.
Pour le critique, c'est-à-dire pour l'écrivain de comparaison et
d'expérience, cette impulsion doit surtout venir du dehors en se
combinant avec le train habituel et avec les forces acquises. Ayant
peu écrit dans sa première jeunesse , nourri d'études classiques ,
élevé au nid de la littérature française, M. Magnin se trouvait avoir
un grand fonds en réserve, des habitudes sûres, une circonspection
qui n'excluait pas la vivacité et qui allait la diriger. Il porta tout aus-
sitôt et ne cessa de garder les qualités antiques dans l'adoption des
œuvres et des doctrines nouvelles. C'est là son trait original. L'an-
cienne critique, à voir paraître cet adversaire inattendu, ne pouvait
méconnaître ni son propre costume, ni ses formes mêmes, en ce
qu'elles avaient de net, de judicieux et d'excellent; elle s'étonnait
d'autant plus des conséquences :
Miraturque novas frondes et non sua poma.
Quand il s'agissait des tentatives modernes, M. Magnin, sans se ré-
volter ou s'engouer, sans parti pris, mais avec curiosité, ouvraitile
livre, le lisait plume en main, l'analysait, citait ce qu'il trouvait de
HISTORIENS LITTÉRAIRES DE LA FRANCE. 251
neuf et d'acceptable sans taire ce qui lui semblait un peu fort et
outré. Il faisait tout cela par voie d'exposition, presque de conces-
sion, d'un air d'ignorer toutes les hardiesses qu'il commettait et qu'il
appuyait. On y pouvait voir sous la candeur du critique un peu de
cette malice ingénieuse et couverte qui fait la dose requise, et que
Bayle, le premier, a si bien su mélanger. Mais , quand il s'attaquait
au faux classique, aux vieilleries modernes, à ces usurpations de
succès qui tranchaient du légitime, oh! alors, M. Magnin y allait
moins doucement : il savait le fort et le faible de la place, il ne frap-
pait pas à côté. Sa plume acérée a donné, à ce qu'on appelle la lit-
térature de \ empire, bon nombre de ses plus cruelles blessures. S'il
a eu un grain de passion en excès, c'a été sur ce point-là.
Mais, en général, M. Magnin a une qualité à lui, quand il traite
d'un sujet et d'un livre, une qualité que possèdent bien peu de cri-
tiques, et qui est bien nécessaire pourtant à l'impartialité, c'est l'in-
dififérence. Je vais me hâter de définir cette espèce d'indifférence
qui n'exclut pas du tout la curiosité et la conscience, ces deux vertus
du critique, et qui même leur laisse un plus libre jeu. Voltaire l'a
très bien remarqué : « Un excellent critique serait un artiste qui
aurait beaucoup de science et de goût, sans préjugés et sans envie.
Gela est difficile à trouver (1). » Il ajoute encore : « Les artistes sont
les juges compétens de l'art, il est vrai; mais ces juges compétens
sont presque tous corrompus... Il y a environ trois mille ans qu'Hé-
siode a dit : Le potier porte envie au potier, le forgeron au forgeron,
le musicien au musicien. » Sans doute un artiste, sur l'objet qui
l'occupe et qu'il possède , aura des vues perçantes , des remarques
précises et décisives , et avec une autorité égale à son talent; mais
cette envie, qui est un bien vilain mot à prononcer, et que chacun
à l'instant repousse du geste loin de soi comme le plus bas des vices,
il l'évitera difficilement s'il juge ses rivaux; sa noble jalousie, appe-
lons ainsi la chose, le tiendra éveillé aux moindres défauts, et il sera
prompt à voir et à noter ce qu'involontairement il désire; ou bien ,
si la générosité du cœur s'en mêle, il ira au-devant du défaut, il
passera outre et tombera alors dans des indulgences extrêmes, dans
des libéralités qui ne sont plus d'un juge. Je l'ai toujours pensé,
pour être un grand critique ou historien littéraire complet, le plus
sûr serait de n'avoir concouru en aucune branche, sur aucune partie
de l'art ( à moins d'avoir excellé dans toutes ); car autrement on porte
(1) Dictionnaire philosophique, article Critique.
17.
252 REVUE DES DEUX MONDES.
dans l'examen du passé ou, à plus forte raison , du présent, une pré-
dilection, une exclusion, nées de cette concurrence (1), une suscep-
tibilité d'impatience et d'ennui, qui est le contraire de l'esprit d'é-
clectisme et d'impartialité exigé dans une telle œuvre. Il y a plus :
comme, dans les critiques que nous faisons, nous jugeons encore
moins les autres que nous ne nous jugeons nous-mêmes, il est assez
bon que le critique, tout en n'étant que cela, tout en ne portant
aucun trésor personnel, aucun bagage apparent, n'ait pas à être au
dedans trop préoccupé de soi , qu'il ne se sente pas un goût secret
trop marqué, qu'il ne caresse pas tout bas un idéal trop cher. Qu'ar-
rive-t-il, en effet, alors? Si je pouvais prendre des noms contempo-
rains, l'éclaircissement me serait trop facile. Tel, dans les portraits
qu'il trace, se mire toujours un peu; sous prétexte de peindre quel-
qu'un, c'est souvent un profil de lui-même qu'il cherche à saisir.
Dans les flgures historiques ou littéraires que tel autre déprime,
dans celles qu'il exalte, je le retrouve au fond; c'est lui encore qu'il
préfère et qu'il célèbre sous ces noms divers; dans les types favoris
qu'à tout propos il ramène, il ne fait que sa propre apothéose.
]\I. Magnin n'est pas du tout ainsi; à vouloir conclure ce qu'il est
intimement et par nature d'après ses écrits, il serait difficile de le
deviner, sinon que c'est un homme d'esprit, de fine et excellente
littérature. Il est tout-à-fait impersonnel, grande qualité pour le
genre. Lorsque tant d'autres oracles prêchent pour leur saint, lui,
il n'a pas de saint; il n'accuse aucune préférence naturelle qui vienne
traverser ou commander son examen. Cette indifférence philoso-
phique que Descartes réclamait comme première condition à la re-
cherche de la vérité, il la réalise dans la pratique de la littérature;
et comme en même temps il a l'humeur vive et curieuse, la plume
facile et prompte, une telle disposition neutre l'a conduit très loin.
Sur une foule de points et de sujets, lui, sorti primitivement du
giron classique et fidèle à bien des préceptes d'autrefois , il s'est
trouvé un des plus avancés et des plus osés, fun des moins prévenus
contre l'idée ou la forme survenante, un des plus accueillans et des
(1) En veut-on un très gros exemple? Un jeune homme soumettait à La Harpe
le manuscrit d'une tragédie de Marie Stuart; La Harpe lut la pièce et répondit :
« Votre pièce est assez bien écrite, mais le sujet n'est nullement propre au théâtre;
« s'il l'était, Voltaire ou moi, nous nous en serions emparés. » Voltaire ou moi!
voilà bien du La Harpe tout pur, lorsqu'il causait en se laissant aller à sa morgue.
Mais combien d'autres, dans sa position, sans lâcher le mot, auraient jKinsé la
chose, et, à l'occasion , se seraient efforcés indirectement de la démontrer!
HISTORIENS LITTÉRAIRES DE LA FRANCE. 253
plus patiens des chercheurs. Tel il s'est montré dans tout son rôle, de-
puis miss Smithson jusqu'à M^^^ Rachel, depuis Hernani jusqu'à Lu-
crèce; sur Homère, sur l'abbesse Hroswhita, sur la reine Nantechild,
sur Ahasvérusy il a émis, accepté et soutenu des doctrines, des vues,
qui témoignent de l'ouverture de sa pensée et de sa flexibilité in-
génieuse presque indéfinie; ce qui me fait dire et répéter de plus
en plus : a Le critique n'est jamais chez lui, il va, il voyage; il prend
le ton et l'air des divers milieux : c'est l'hôte perpétuel. »
Chez beaucoup de ceux qui avaient épousé très vivement la cause
nouvelle au début et qui avaient entonné à haute voix le chant du
départ, le mécompte a suivi et s'est fait amèrement sentir. Le reflux
de l'ame, à l'âge du retour, est en raison le plus souvent de ce qu'a
été la marée montante aux heures de la jeunesse : plus l'on s'était
avancé, et plus on se retire. On a été des plus enthousiastes , et l'on
se trouve d'autant plus chagrin. Rien de tel chez M. Magnin : son en-
thousiasme, tout vif qu'il était, vint assez tard et se tempéra de ses
autres qualités, de façon à moins craindre le retour. Esprit conscien-
cieux, attentif jusqu'au scrupule, des plus constans et des mieux en
règle avec lui-même, s'il semble un peu plus lent à partir, il ne re-
cule jamais et ne revient guère sur ses pas. Lorsqu'il lui arrive , par
suite d'obstacles extérieurs, d'être obligé de s'arrêter, d'interrompre
sur un point, il n'oublie rien , il amarre sa barque à l'endroit précis,
et, s'il reprend ensuite sa marche, c'est sans avoir dérivé. Il se trouve
ainsi, après des années, plus en avant et plus en train que de plus
ardens au départ, mais qui ont, dès long-temps, rebroussé. Cela
s'est vu surtout lorsqu'il a eu à parler, en ces derniers temps, de cer-
taines représentations dramatiques, et, en général, dans ce qu'il a
écrit sur les œuvres de l'école poétique moderne depuis 1830. La
question dite romantique n'est restée aussi parfaitement présente à
aucun autre critique , et nul ne continue d'y porter un coup d'oeil
plus vigilant, plus scrutateur et moins désespéré. Mais ceci nous mène
à soumettre quelques remarques au talent si distingué et si sagace
que nous essayons en ce moment de bien démêler.
Je reprocherais précisément à M. Magnin Qt se trop souvenir
peut-être dans quelques occasions, et de reprendre trop juste les
choses où elles étaient hier. Les esprits et les choses sont allés telle-
ment depuis quelques années, et se comportent tellement chaque
matin, que, pour se remettre au pas avec eux et avec elles, rien n'est
mieux, rien n'est plus court et plus juste qu'une certaine inconsé-
quence. Rien ne va par continuité, surtout aujourd'hui ; les époques
25i REVUE DBS DEUX MONDES.
historiques se succèdent à vue d'œil , les manières diverses chez les
mOmes écrivains se prononcent et se déplacent avec une confondante
rapidité. Dans de telles conjonctures, la critique a souvent,, ce me
semble, à marquer les temps, à battre les changemens de mesure, à
dénoncer les reviremens. Chaque œuvre, chaque écrivain, en défi-
nitive, lorsqu'on les a suffisamment approfondis et retournés, peu-
vent être qualifiés d'un no)n; il faut que ce nom essentiel échappe au
critique, ou du moins que le lecteur arrive de lui-même à l'articuler.
M. Magnin ne l'y aide pas toujours assez dans l'agrément de ses dis-
sertations instructives. Comme un homme qui a beaucoup vu de
Hvres et qui sait mieux que personne à combien peu tiennent en ce
genre les destinées, et quelle infiniment petite différence il y a bien
souvent entre un livre qui vit , dit-on , et tel autre livre qui passe
pour mort, M. Magnin ne se montre pas trop empressé de dire :
Ceci est bon y et ceci est mauvais. On l'a tant fait, et à la légère,
qu'on a été guéri pour long-temps de ce rôle sentencieux.
Quoi qu'il en soit, pour insister sur un point capital de l'histoire
littéraire de ces dernières années , je suis de ceux qui estiment que
l'école dite romantique a été dissoute par le fait même de la révolu-
tion de juillet. Dès le lendemain, je crois m'en être ouvert en ce
sens avec le plus illustre des chefs d'alors. Ce jour-là, une nouvelle
question littéraire était posée, ou du moins la précédente ne Tétait
plus. Je ne trouve pas que f ingénieux critique se soit rendu compte
ainsi de la différence des situations, et cela a pu jeter quelque in-
décision sur des aperçus toujours piquans de détails et si heureux
d'expression.
Puisque j'en suis avec lui à des observations de ce genre, il en
est une qu'il me permettra encore; ce n'est guère que la même un
peu autrement retournée. Cette qualité d'indifférence que nous
avons notée chez M. Magnin, en ayant bien soin de la définir, a na-
turellement des conséquences qui influent sur l'ensemble de sa ma-
nière. Il est des critiques qui entrent et tombent, pour ainsi dire,
dans un sujet comme un fleuve qui descend des montagnes : les
masses, les points de vue, les horizons, distinguent, encadrent et
accentuent de toutes parts le paysage. Ainsi fait, par exemple, dans
son cours de Littérature dramatique, le grand critique Guillaume
Schlegel, exclusif et majestueux. Mais, quand le fleuve n'a pas reçu
une pente aussi décidée, quand il coule plutôt entre des digues et
par des bras habilement et activement ménagés, l'aspect du paysage
ne peut être|quc très différent. Enfd'autrcs termes, on ne rencontre
HISTORIENS LIITÉRAIRES DE LA FRANCE. 2i5
pas d'ordinaire chez M. Ma^nin de points de vue bien dominans ni
de masses bien détachées; on a plutôt la richesse, la fertilité et le
détail infini d'une Hollande; la Hollande, c'a été la patrie et le ber-
ceau de cette critique moderne, de celle qui fait les bons journaux.
Il en possède toutes les qualités primitives, fines et saines, me-
nues et solides, l'intégrité qu'il faut bien louer, tant elle devient
chose rare! cette attention à tenir la balance et à peser vingt fois le
même objet (c'est la probité du genre), une bienveillance ferme et
qui sait les limites, l'absence de toute envie, une sorte de simplicité
qui a pourtant beaucoup vu, et qui est plus portée à regarder qu'à
s'étonner. Son érudition très complète et très déliée nous rappelle
qu'il est aussi le critique-bibUothécaire. Sur chaque question, il se
plaît à savoir, et il s'inquiète d'abord de trouver ce qui a été écrit.
Cette première recherche a déjà de quoi apaiser et amortir la curio-
sité, de quoi remettre à sa place le présent. Rien n'est capable d'ôter
l'ivresse de la nouveauté comme la vue d'une grande bibliothèque;
c'est proprement le cimetière des esprits. Le grand bibliothécaire
par excellence, Gabriel Naudé, en parle étrangement en son style
plus énergique qu'élégant: « Les bibliothèques, dit-il, ne peuvent
mieux être comparées qu'au pré de Sénèque, où chaque animal
trouve ce qui lui est propre : Bos herbam, canis leporem, ciconia
lacertam (1). » Et arrivant à la connaissance des livres des novateurs,
il la conseille en temps et lieu, comme fournissant à l'esprit une
milliasse d'ouvertures et de conceptions, le faisant parler à propos de
toutes choses, et lui ôtant radmiration, qui est le vrai signe de notre
faiblesse. Gabriel Naudé nous dit là son goût de penseur hardi et
sceptique, il nous trahit son gibier favori et ce qu'il aime, sans pré-
judice des autres pièces; philosophe vorace, il lit tout, il y attrape
des milliasses de pensées, et les enveloppe à son tour dans quelqu'un
de ces écrits indigestes et copieux, vrai farrago, mais qui font encore
aujourd'hui les délices de qui sait en tirer le suc et l'esprit. M. Ma-
gnin, bien que très bibliothécaire aussi, n'est pas de cette classe, et
son lièvre plus rare a, si j'ose dire, la patte plus blanche. A travers
ce vaste champ de connaissances où sa condition l'a jeté, il s'est
orienté de bonne heure; furet et gourmet, il suit ses lignes sans en
sortir, sans s'égarer; il choisit et range à bonne fin le grain et la
perle. 11 lit, plume en main, et dans un but. Ceci revient à dire que
M. Magnin est écrivain, qu'il en a les qualités, le goût, un peu l'en-
(l) Avis pour dresser une bibliothèque.
256 REVUE DES DEUX MONDES.
traînement; il aime à étudier, à connaître, mais pour écrire, pour
déduire ce qu'il sait, pour le mettre en belle et juste lumière. On a
cité ce mot de M. Daunou sur lui : C'est une excellente plume. Il y
a mieux : pour lui, si je ne me trompe, cette grâce, cette aisance
de rédaction qui le distinguent, doivent quelquefois déterminer, ins-
pirer, guider la recherche par l'idée d'en faire usage. La plume,
c'est son organe.
Rien n'est plus agréable, comme lecture purement littéraire, que
ces assortimens bien faits de mélanges. Ceux que M. Magnin vient
de publier présentent toute espèce de choix et de variété : Grèce,
romantisme, Portugal et Chine, nul échantillon n'y manque; cette
qualité de style dont nous parlons en fait l'harmonie. C'est plaisir et
douce surprise que de retrouver ces théories et ces œuvres nouvelles
analysées, exposées, justifiées parfois, dans un langage courant et
pur, avec accompagnement des réminiscences, des citations classi-
ques que le critique y entremêle , et par lesquelles il les rattache
sans effort à ce que souvent elles oubliaient. Le rôle piquant et utile
en ce genre est ainsi de maintenir, de prolonger et d'asseoir la tra-
dition là même où elle semblerait faire faute. Ce travail de pilotis,
humble en apparence, suffît souvent, comme en Hollande, pour con-
tenir l'orgueil du flot. Parmi les morceaux d'une histoire littéraire plus
lointaine et plus désintéressée, il faut mettre au premier rang la no-
tice sur Camoens, vrai petit chef-d'œuvre où la curiosité de l'étude
et l'exquis de l'érudition viennent se fondre dans un sentiment bien
délicat de cette chevaleresque poésie. Les essais de traduction que
M. Magnin insère, chemin faisant, dans son récit, peuvent, je crois,
être considérés comme des modèles, et montrent dans quelle mesure
on doit se faire littéral avec un poète étranger, tout en se conser-
vant Français, lisible, et même élégant. Parmi les morceaux d'un
autre genre , un des plus délicieux et des plus fins est l'article sur
Paul-Louis Courier à propos de ses mémoires et de sa correspon-
dance, publiés en 1829. M. Magnin dégage chez Courier, au travers
de l'homme de parti et du champion libéral, l'homme véritable, na-
turel, l'indépendant épicurien et moqueur, l'artiste amoureux du
beau, l'AMwom^e vraiment attique, au rictus de satyre : a On n'a point
la bouche fendue comme il l'avait, d'une oreille à l'autre, sans être
prédestiné à être rieur, et rieur du rire inextinguible d'Homère ou
de Rabelais. »
Ces pages si légères et si bien touchées, à propos du plus docte et
du plus lettré de nos pamphlétaires politiques, nous ont rappelé in-
HISTORIENS LITTÉRAIRES DE LA FRANCE. 257
volontairement la différence des temps et le contraste de deux pé-
riodes pourtant si rapprochées. Je disais tout à l'heure que, pour la
question littéraire, la révolution de 1830 avait coupé court et changé
les conditions de succès; je ne me suis pas assez expliqué peut-être.
Sans doute le beau reste toujours beau, et il ne varie pas d'hier à
demain; mais il y a aussi dans les œuvres la forme, le cadre, l'art,
l'artificiel môme, si vous voulez. Or cette part, on le sait, était grande
dans l'école littéraire d'alors, et j'ajouterai qu'elle avait assez droit
de l'être , en raison des loisirs plus cultivés et des idées en vogue
durant la seconde moitié de la restauration. C'est cette portion mo-
bile qui a été ruinée du coup en juillet 1830; le je ne sais quoi de
nouveau se cherche et ne s'est pas trouvé jusqu'ici.
Mais, dans la littérature politique, le contraste naturellement se
tranche d'une façon plus directe encore. Les écrivains polémiques et
les pamphlétaires l'ont bien senti : ceux qui ont eu du succès en der-
nier lieu l'ont pris sur un autre ton, et ce ton, en général, était plus
aisé en ce qu'il a plutôt grossi. Le nom de Courier provoque le rappro-
chement avec un pamphlétaire d'esprit et même de talent, qu'on lui a
comparé souvent en ces dernières années et que quelques-uns n'ont
pas craint de lui préférer. L'homme d'esprit dont je parle sait bien
à quoi s'en tenir. Je laisse de côté le fond politique et aussi le ré-
sultat matériel. J'ai là sous les yeux la onzième édition du Livre des
Orateurs de Timon, et ce n'est sans doute pas la dernière. Ce Timon
se dit d'Athènes; mais qu'il y a loin de son quartier à la métairie de
cet autre misanthrope tempéré de gaieté, duquel M. Magnin a dit
en nous le montrant au bivouac avec son Homère : ce Son esprit
« s'empreignit d'atticisme. Il reçut de la Grèce sa façon de sentir,
tt de juger, de s'exprimer; il fut Athénien par ses idées sur l'art, sur
« le beau. Après le génie grec, ce fut ce qui s'en rapproche le plus,
a le goût italien, le soleil d'Italie, l'art de Venise, de Florence, de
(( Rome, qui l'enchantèrent le plus. La pureté du goût antique passa
« dans sa manière et produisit, en se mêlant à son cynisme de ca-
« serne et à ses mœurs quelque peu hussardes, un contraste des plus
« singuliers et des plus piquans. Dans ce Huron devenu artilleur, il
c( y eut de l'Alcibiade. » — Au sortir de Longus et entre deux pages
d'Hérodote, il lui parut plaisant de prendre à partie un régime tra-
cassier et hypocrite qui l'avait piqué; la difficulté de tout dire et de
bien dire était l'amorce tout-à-fait propre à tenter cet esprit rompu
aux grâces. Le Timon d'aujourd'hui , qui avait dès-lors Tàge de la
raison et même celui de la misanthropie, se serait bien gardé de se
258 REVUE DES DEUX MONDES.
mettre du jeu; s'il avait plus d'un motif, je l'ignore, je n'imagine
que le motif littéraire très suffisant : il attendait patiemment l'heure
d'aborder les choses par le plus gros bout, de jeter à l'aise et crû-
ment sa parole saccadée et cassante; il se sentait le croc^ non pas
ïaiguillon. Je ne saurais rendre l'effet désagréable que produit sur
moi, par instans, ce style bizarre, baroque, bariolé de métaphores et
de termes abstraits, à phrases courtes, à paragraphes secs, décharnés,
qui sentent encore le résumé du contentieux, et qui poussent par
soubresauts l'éloquence du factum jusqu'à une sorte d'élancement
lyrique. Dans l'article sur Henri Fonfrède , qu'il apprécie d'ailleurs
avec justesse et indulgence. Timon a le bon goût de citer une sortie
violente de ce même Fonfrède contre lui. Timon, et il ajoute : ce Par
c( Jupiter! lecteur! j'aurais pu affiler ma bonne lame, donner de la
c( pointe à ce Scythe, à ce barbare, et lui rendre blessure pour bles-
(( sure. — Mais nous autres. Grecs d'Athènes, si nous avons du sel aux
c( lèvres, nous n'avons pas de fiel dans le cœur, etc., etc. )> J'abrège
la parodie : il ne manque à ce choc, à ce cabotage de tous les styles,
que d'y avoir fait entrer plus au long 7na bonne lame de Tolède; l'amal-
game eût été complet. Laissons l'Hymette et son miel à ceux-là seuls
qui en savent les sentiers, à ceux qui, même au sein des passions et
des paroles acérées, ne perdent jamais une certaine légèreté de ton
et comme une certaine saveur du berceau : Musœo contingens cuncta
lepore. Tel fut Courier; lors même qu'il obtint des succès de parti,
c'étaient encore des succès de muse.
Nous ne disons rien ici, d'ailleurs, pour protester contre un succès
plus populaire et qui a voulu l'être. Les portraits de Timon ont du
relief et du trait, nous en convenons; ils sautent aux yeux à travers
la vitre. Il nous a semblé seulement, en relisant d'excellentes pages
écrites, il y a quatorze ans, par M. Magnin, que la critique elle-même
s'était fort désorganisée depuis lors : voilà un livre arrivé à plus de
onze éditions; les partis l'ont loué ou blâmé, selon l'intérêt de leur
cause; la valeur littéraire n'a pas encore été extraite et réduite à son
poids.
Plus d'analyse conviendrait peu, à propos des deux volumes que
nous annonçons; et puis il nous serait impossible, en continuant de
les feuilleter, de ne pas nous rencontrer nous-même face à face sous
la plume de M. Magnin, et de ne pas reconnaître avec émotion et
sourire tout ce que lui doivent de gratitude d'anciens essais pris
d'abord en main par lui et proposés du premier jour à l'indulgence.
En parcourant les articles qui composent son premier volume, on
HISTORIENS LITTÉRAIRES DE LA FRANCE. 259
pourra être un peu étonné d'en trouver un tout politique vraiment,
de quelques pages à peine : Comment une dynastie se fonde, et daté
du 16 mars 1831. Est-ce donc par inadvertance que cet article un
peu disparate s'est glissé là? M. Magnin commet rarement d'inadver-
tances, et il faut bien noter ici une intention. En introduisant ce brin
de politique entre des pages plus fraîches et restées plus neuves, en
y oubliant, comme par mégarde, ce coin de cocarde, le critique
littéraire a voulu sans doute témoigner qu'il avait sur certains points
des opinions, des principes, rappeler qu'il les avait soutenus, et
faire entendre qu'il s'en souvenait comme de tout le reste. C'est en-
core là un trait qui rentre dans ce que nous avons dit du caractère
de M. Magnin, de cette nature des plus fidèles à elle-même et à
ce qu'elle a une fois accepté; il tient beaucoup en cela de ces per-
sonnages de la fin du xviir siècle, qu'il connaît si bien, qu'il a pra-
tiqués de bonne heure, et dont il a gardé plus d'une doctrine et plus
d'un pli , tout en se séparant d'eux si complètement sur la question
httéraire.
Dans cette diminution et ce désarroi général de la critique que
nous déplorons, il est à souhaiter que des plumes comme celles de
M. Magnin, si aguerries et si bien conservées, ne cessent pas de
long-temps leur emploi, dussent-elles n'intervenir qu'avec choix et
discrétion, en prenant leur moment. Qu'il achève sans doute et cou-
ronne son important ouvrage commencé sur les Origines du Théâtre
moderne. Il y a déjà long-temps que, voyant s'accumuler les maté-
riaux et les documens sur ces origines que chaque découverte faisait
reculer sans cesse, M. Raynouard exprimait le vœu qu'un homme
d'instruction et d'esprit intervînt et mît ordre à la question éparse
et confuse. M. Magnin est désigné aujourd'hui, pour cette tâche à la-
quelle il s'est préparé de longue main. Que si nous osions mêler un
conseil au travers d'un travail si médité, et auprès d'un esprit par
lui-môme si averti, ce serait de borner à un certain moment la re-
cherche, de clore son siège, et de se jeter à l'œuvre avec toute la
richesse amassée et en s'occupant surtout à la dominer par l'idée , à
la classer d'une volonté un peu impérieuse. En parlant de la sorte
à un critique aussi prudent, nous savons bien que l'inconvénient
possible serait vite corrigé. Une fois d'ailleurs le livre fait et paru, le
peu qui a échappé en particularités et en minces détails arrive de
toutes parts et rentre le plus souvent dans les cadres déjà exposés.
Enfin de tels ouvrages ont toujours la seconde édition pour s'amender
260 REVUE DES DEUX MONDES.
et se compléter; visons d'abord à la première et à rarchitecture de
l'ensemble. Mais que ces lents et difficiles travaux, que les arcanes
de l'Académie des inscriptions elle-même et les exercices philologi-
ques du Journal des Savans n'éloignent jamais M. Magnin de ce qui
a fait son premier plaisir et son plus franc succès, de cette critique
instructive et accessible à tous, judicieuse et hardie, qui ne craint
pas de se commettre en parlant de ce qui occupe tout le monde et
de ce que tout le monde comprend. La publication de ces deux
volumes et le soin qu'il y a donné nous sont garans de ce que nous
espérons. Ce n'est pas au nom de la gloire et de la renommée qu'il
convient de s'adresser aux critiques, à ceux qui, vraiment dignes de
ce nom, voient les choses Httéraires avec sang-froid, étendue, et
partons les sens. Ils savent trop ce que c'est que renommée, com-
ment elle se fait, combien elle dure; ils y mettent tous les jours la
main, et plus d'un aussi pourrait dire à quelque roi du jour que la
chute attend : ^
J'ai fait des souverains, et n'ai point voulu l'être.
Il y a pourtant à ajouter, et ils le savent, que sans viser à aucune
gloire ni même à ce sceptre du genre qui a toujours plus ou moins
l'air d'une férule, il est aussi un degré d'estime très sûr qu'on par-
vient peu à peu à obtenir, et qui se perpétue. Tandis que les poètes
et les écrivains qui se croient créateurs passent très vite et meurent
tout entiers, s'ils ne sont excellens, le critique accrédité et fidèle vit,
c'est-à-dire (oh! ne nous exagérons rien) on le cite quelquefois, on
feuillette au besoin son recueil pour le consulter comme un témoin
véridique, on rappelle son jugement sur ces livres, un moment fa-
meux, qu'on ne lit plus et qu'on ne juge en abrégé que par quelques
mots tirés de lui. Bayle est un trop grand nom et qu'on pourrait ré-
cuser comme exemple; pour en prendre un qui n'ait rien d'éblouis-
sans, Le Clerc vit plus que tous les Campistrons. Et si le style s'en
mêle, si l'agrément a touché ces humbles pages d'autrefois, elles ont
aussi pour qui les rouvre après des années un certain parfum. Mar-
montel n'est compromis aujourd'hui dans sa renommée littéraire
que par ses ouvrages de poésie , de théâtre , par ses contes et ses
romans; s'il n'avait laissé que sa critique, il serait un nom des plus
respectés. C'est pour avoir visé au sceptre-férule dont nous parlions
et pour en avoir trop joué, qu'il en a coûté cher à La Harpe; mais,
quand on a borné son ambition à n'être que des meilleurs, comme
HISTORIENS LITTÉRAIRES DE LA FRANCE. 261
Ginguené, Siiard, on n'est pas tout-à-fait déçu dans ses vœux, et
ces destinées-là, telles que nous les voyons se dessiner dans un ho-
rizon déjà lointain, ont quelque chose qui continue de s'éclairer
doucement aux yeux du sage. Pourtant, encore une fois, c'est moins
au nom de cette perspective, toujours si pâle et si mêlée d'ombres,
qu'il faut s'adresser au vrai critique et le convier à ne pas cesser;
la vérité, voilà ce qui l'inspire, la vérité littéraire, le plaisir de la
dire avec piquant ou avec détour, l'amour d'une étude courante et
animée. Lors même que le feu des premières illusions est passé,
lorsqu'on n'épouse plus ardemment une cause et qu'il n'y a plus de
cause, la jouissance de la curiosité et de l'expression critique reste
tout entière. On prend un livre, on s'y enfonce, on s'y oublie; on
médite alentour, on y muse et s'y amuse, deslpere in libro; puis in-
sensiblement la pensée se prend, une idée sourit, on veut l'étendre,
l'achever: déjà la plume court, la déduction ingénieuse et indus-
trieuse se poursuit, et, quand on s'y entend aussi aisément que
M. Magnin sait le faire, si désintéressée que soit d'ailleurs cette
douce passion, il est difficile d'y résister.
Sainte-Beuve.
DE L'ÉTAT PRÉSENT
ET DE L'AVENIR
DE L'ESPAGNE.
C'est aujourd'hui, 15 octobre, que s'ouvre à Madrid la session des
chambres. Ce moment est décisif pour l'Espagne. Aujourd'hui se
pose déflnitivement pour ce noble et malheureux pays la question
de savoir s'il prendra rang parmi les grandes nations constitution-
nelles, ou s'il est destiné à tourner dans un cercle éternel de révolu-
tions, comme les républiques de l'Amérique du Sud. Toute l'Europe
est attentive et va asseoir un jugement sur l'avenir de la Péninsule.
Nous sommes de ceux qui espèrent beaucoup de cette crise. A nos
yeux, le mouvement qui a renversé Espartero a eu plus que le carac-
tère d'un pronunciamiento ordinaire; nous y avons retrouvé tous
les symptômes d'un élan véritablement national, l'unanimité, la
promptitude, la force irrésistible, et, ce qui est plus significatif en-
core, la modération. Le régent est tombé aux acclamations de tous
les partis sans exception; il a eu contre lui les exaltés comme les mo-
dérés, les répubhcains comme les carlistes; l'armée elle-même l'a
abandonné, et il n'a été accompagné dans sa fuite que par les hommes
SITUATION DE L'ESPAGNE. 263
les plus compromis de l'Espagne. Aucune réaction violente n'a suivi
sa chute; aucun de ces excès si malheureusement fréquens dans
l'histoire des guerres civiles espagnoles n'a souillé la cause des vain-
queurs. Rien de semblable au meurtre barbare de Quesada ou à
l'assassinat juridique de Diego Léon. Zurbano lui-même a été admis
à résipiscence par le nouveau gouvernement. On dirait un procès
fait de sang-froid par toute une nation à un homme, une sentence
rendue et exécutée avec le calme de la loi. Peu de colère, point de
vengeance, presque pas de bulletins, enfin une révolution semblable
à beaucoup d'égards à notre révolution de juillet.
Cet exemple a prouvé qu'il y avait en Espagne ce que beaucoup
de gens n'y croyaient pas possible, quelque chose comme un esprit
public et une volonté nationale. L'émeute y était devenue si facile à
la moindre poignée d'agitateurs, et en même temps si féconde en
fanfaronnades ridicules et en déplorables excès, qu'on a été généra-
lement étonné de voir se produire une impulsion universelle, spon-
tanée, dépourvue de toute exagération absurde ou criminelle. Il
importe d'ailleurs de ne pas oublier sur quelle question Espartero
est tombé. C'est pour avoir refusé d'accepter un programme de con-
ciliation, pour avoir été un obstacle à l'établissement d'un gouverne-
ment parlementaire, que l'homme des cent batailles, le vainqueur
de Luchana et de Morella, a été renversé en quelques heures. Le
ministère Lopez a été jusqu'à un certain point le ministère Marti-
gnac de l'Espagne, et Mendizabal en a été le Polignac, en tant du
moins qu'une velléité de despotisme militaire peut être comparée à
l'essai de monarchie semi-légale qui a été tenté par Charles X. L'Es-
pagne a eu même sur nous cet avantage, que sa justice a pu s'ar-
rêter au pied du trône, et que la réintégration du ministère Lopez a
pu la satisfaire , tandis que la France a dû laisser bien loin derrière
elle M. de Martignac, et porter la main jusque sur la couronne et sur
la constitution.
Malheureusement la révolution la plus juste laisse après elle des
embarras qui n'ont pas plus manqué à l'Espagne de 1843 qu'à la
France de 1830. Après avoir obtenu son but légitime, l'insurrection
ne s'arrête pas; l'élan est donné, il se poursuit encore après la vic-
toire, et les élémens de désordre une fois soulevés ne s'apaisent pas
du jour au lendemain. A la révolution succède l'émeute, qui croit lui
ressembler, et qui n'en est que la coupable parodie. Barcelone et
Saragosse ont été pour le nouveau gouvernement espagnol ce que
Lyon a été pour le gouvernement sorti en France du mouvement
264 BEVUE DES DEUX MONDES.
Dational. De môme que chez nous cette queue funeste des trois
grandes journées s'est prolongée pendant dix ans et semble quelque-
fois s'agiter encore, de même l'Espagne est probablement destinée
à voir bien des trames, bien des soulèvemens, qui la harcèleront
dans le travail difficile de sa réorganisation.
En France, l'ordre a été le plus fort. En sera-t-il de même chez
nos voisins? Voilà la question. Ce qui autorise à l'espérer, c'est
qu'après la monarchie d'Isabelle, il n'y a plus rien que la subversion
totale. L'ordre aujourd'hui ou jamais. Il semble que les Espagnols
le comprennent, et que l'expérience de leurs derniers bouleverse-
mens n'ait pas été perdue pour eux. Cependant il ne faut pas se dis-
simuler qu'ils auront beaucoup de peine à s'arrêter. Quand on pense
qu'il suffit d'une mauvaise tête, comme Abdon Terradas, pour mettre
toute une province en combustion, on ne peut s'empêcher de trembler
pour l'avenir d'un pays si complètement livré à toutes les influences
perturbatrices.
Disons néanmoins que le dernier mot est resté jusqu'ici à la jus-
tice et au bon sens. Ce sera peut-être un bien que le nouveau gou-
vernement ait eu affaire tout de suite à tous ses ennemis à la fois.
Une insurrection qui a éclaté et qui a été comprimée est plutôt un
principe de force qu'une cause de faiblesse pour un gouvernement.
Celui-ci à peine né a eu à se défendre de tous les côtés. Il s'est em-
pressé de se mettre à fabri derrière les deux plus forts remparts
qu'il pût opposer aux attaques, la monarchie et la liberté : il a pro-
clamé la majorité de la reine et il a convoqué les certes. Ces deux
mesures ont laissé les agitateurs sans drapeau. On n'a pu invoquer
que le nom d'une junte centrale, assez pauvre expédient qui ne
trompe personne, et qui laisse trop voir ce qu'il devrait cacher. La
meilleure junte centrale n'est-elle pas la chambre des députés élus
en vertu de la constitution, et n'est-ce pas avouer qu'on est à bout
de prétextes que de prendre un pareil cri de ralliement?
En réalité, le gouvernement n'a en face de lui que cette minorité
intraitable qui représente par tout pays, et en Espagne plus qu'ail-
leurs, fanarchie proprement dite. Trois partis portent la responsabi-
lité de l'agitation : les ayacuclios ou espartéristes, les républicains, et
les francisquistes ou partisans definfant don Francisco. Or aucun de
ces trois partis n'a de véritable importance. Les républicains, les seuls
qui aient un principe, forment dans la nation une fraction imper-
ceptible. Quant aux ayacuchos et d.\x\ francisquistes, ce ne sont pas
des partis, ce sont des coteries. Les uns sont excités par les derniers
SITUATION DE LESPAGNE. 2G5
agens restés fidèles à la gloire éclipsée d'Espartero; les autres sont
soulevés par une intrigue de cour. Il n'y aurait rien de sérieux dans
toutes ces démonstrations, si, au-dessous de ces prétendus partis,
n'était cette masse confuse d'esprits inquiets et de caractères ardens
à qui pèse toute société organisée, tout pouvoir constitué, et qui
aiment le désordre pour lui-même. Ceux-là seuls sont à craindre,
quelque nom qu'ils prennent, parce que ceux-là seuls sont un peu
nombreux et sulTisamment résolus. Nous ne parlons pas des carlistes;
ils ne bougent pas.
Dès l'instant qu'un gouvernement n'a à lutter que contre de pa-
reils ennemis, sa victoire doit être facile, car il a pour lui tous les
intérêts légitimes et tautes les opinions sérieuses. Aussi avons-nous
vu les tentatives échouer jusqu'à présent. Les conspirateurs ont
compris que, s'ils n'empêchaient pas la réunion des cortès, la bonne
cause aurait une chance de plus pour l'emporter. Ils n'ont donc rien
épargné pour mettre le feu aux quatre coins de l'Espagne et rendre
les élections impossibles. Ils n'y ont pas réussi. Si trente ans de ré-
volutions ont laissé dans beaucoup d'esprits des habitudes d'indisci-
phne, elles ont aussi fait naître dans beaucoup d'autres le sentiment
de l'ordre et la volonté de le maintenir. Tel est en effet le double
résultat de ces épreuves prolongées, qu'elles développent à la fois le
bien et le mal, et donnent des armes à la résistance en même temps
qu'elles fortiflent le mouvement.
Les mesurt- s étaient parfaitement prises, et sur tous les points de
It; T'cuiasule l'insurrection a levé la tête. On a suivi à la lettre le pro-
gramme des derniers pronunciamientos, espérant que ce qui avait
si facilement réussi pourrait bien réussir encore; mais il y a, même
en Espagne, pronunciamientos eipronunciamientds . Ceux-ci n'étaient
pas de la bonne espèce. A Cadix, à Cordoue, à Séville, à Santander,
à Ségovie, à Trujillo, à Grenade, à Malaga, à Almeria, il s'est
trouvé quelques meneurs pour courir les rues en criant : Vive Es-
parterof vive la junte centrale! A Zamora, on a crié : Vive Charles Vf
La population n'a répondu nulle part à l'appel, et le pronuncia-
miento a été partout étouffé dans son germe ou aisément réprimé. A
Madrid même, on a eu de nombreuses alertes. Presque chaque nuit
c'était une menace d'émeute. Il paraît que les conspirateurs sont
allés jusqu'à mettre le feu à une poudrière pour jeter le trouble dans
la ville et profiter du premier moment de surprise. Cette affreuse tac-
tique n'a pas eu plus de succès que les autres; à Madrid comme ail-
leurs, etplussûrementqu'aiileurs, les machinations ont été prévenues,
TOME IV. 18
26G REVUE DES DEUX MONDES.
Restent donc Barcelone et Saragosse. Sar ces dtux points, le mou-
vement a prévalu, mais ce triomphe momentané s'explique par des
causes toutes locales. Saragosse était la dernière ville d'Espagne qui
eût reconnu le nouveau gouvernement. Quant à Barcelone, il y a
dans cette malheureuse cité une tourbe de deux ou trois mille
hommes sans frein qui font trembler la population entière. Tant que
ces hommes seront armés, il n'y aura pas de repos possible pour Bar-
celone. Sous la reine Christine, le baron de Meer avait désarmé ces
redoutables bataillons dit de la blouse, et h\ paix régnait dans la Cata-
logne. Lors de l'insurrection fomenté^ par Espartero, le premier
soin de la junte fut de leur rendre leurs armes, et, dès ce moment,
la ville leur a été livrée. Les habitans de Barcelone ne connaissent
contre eux d'autres armes que l'émigration, vX celte ville de deux
cent mille âmes se laisse mener par une misérable poi^^née de par-
tisans.
L'occasion va être belle pour les réduire, si l'on eu î la volonté.
Les généraux envoyés contre Barcelone n'ont pas osé les attaquer
dans la ville, où ils se sont retranchés; on a craint d'imiter Espartero
et de soulever les mômes malédictions contre un bombardement.
Les forts ne tirent sur leurs retranchemens qu'autant qu'ils tirent
eux-mêmes sur les forts. Cette circonstance a prolongé leur résis-
tance; mais on les a bloqués, entourés de toutes parts, et ils ne
peuvent tarder à se rendre. Déjà tous les jours on apprend que les
personnes les plus compromises, comme les rédacteurs des journaux
anarchistes, les membres des juntes populairGb, se sauvent à Perpi-
gnan. Le jour où les insurgés ouvriront les portes présentera sans
doute un spectacle d'horreur. Ils sont à peu près seuls dans la ville,
d'où n'arrive aucune nouvelle; la famine et le désordre doivent ré-
gner parmi eux. Ils ont tenté dernièrement un assaut désespéré
contre la citadelle; ils ont été repoussés. Tout annonce qu'ils sont
<iux abois, et on sera ainsi parvenu à les contraindre à la soumis-
sion tout en ménageant la ville, qui a déjà bien assez souffert de
leurs déprédations.
Le jour où l'autorité légale sera rétablie à Barcelone, il sera facile
de prendre des mesures pour mettre dans l'impuissance ces bandes
malfaisantes. L'opinion publique ne les défend plus, comme du temps
d'Espartero. Quand la capitale de la Catalogne a chassé Van-Halcn,
quand elle a proclamé la déchéance du régent, les compagnies fran-
ches avaient derrière elles la population tout entière. Aujourd'hui
elles sont isolées. Les propriétaires, les commerçans, les véritables
SITUATION DE l'eSPAGNE. 267
ouvriers sont las de ces nWoltes toujours renaissantes qui ont trans-
forma Jîarcoiono en un champ de bataille. L'autorité devra plutôt
résister aux exigences de l'opinion qu'elle ne devra les exciter, car
il est probahl-^ que les réclamations seront énergiques. Tout le monde
demandera d'en finir. C'est là une bonne situation pour le gouver-
nement, s'il sait en proiiter, car il est bien évident maintenant que ce
n'est plus de politique qu'il s'agit, mais d^la conservation même de
la ville, que ces co'.nbats perpétuels détruisent matériellement, en
même temps qu'ils ébranlent toutes les fortunes et bouleversent
toutes les existences.
On assure que les paluieas ( c'est le nom que prennent les compa-
gnies franches) ont commis des attentats graves contre la propriété.
On pourrait presque iJire que c'est un bonheur, tant il importe que
ces hommes dangereux se montrent désormais tels qu'ils sont. Il y
a loin de là à ces mêmes iiommes allant chercher, après leur mou-
vement contre le régent, : u 'propriétaires les plus riches et les plus
recommandabics de Ba:^ ..i jne pour les mettre à leur tête. Alors, ils
sentaient qu'ils avaient pour eux les sympathies des honnêtes gens;
aujourd'hui, ils comprennent qu'ils sont repoussés et maudits de tous.
Tels sont la plupart des hommes d'action à la fin des révolutions; tant
qu'ils représentent quelque chose , ils sont soutenus et portés en
avant; dès qu'ils sont réduits à eux-mêmes, ils effraient jusqu'à ceux
qui les avaient le plus encouragés dans d'autres temps.
Une partie de la Catalogne a suivi l'exemple de la capitale, mais
tout le pays sera pacifié en même temps, on peut aujourd'hui l'af-
firmer sans crainte. Saragosse aussi est sur le point de capituler. On
a employé contre Saragosse le même système de blocus que contre
Barcelone. Ce système a cet avantage, qu'il n'a pas les apparences
de la rigueur, et qu'il conduit en définitive à des résultats peut-être
plus certains. La famine et l'anarchie sont enfermées dans Saragosse
comme dans Barcelone, et il est probable que ces deux villes turbu-
lentes auront reçu dans cette circonstance une leçon dont elles se
souviendront long-temps.
Au premier rang des symptômes qui permettent de mieux au-
gurer de l'avenir, figure sans contredit la fidélité inespérée des
troupes. Au sortir d'une révolution militaire, il était à craindre que
l'armée n'eût perdu tout sentiment de la discipfine. Ce danger
paraît évité, du moins pour le moment. Il semble que les soldats
aient reconnu la voix de leurs anciens chefs, et se soient rangés
sérieusement sous leur commandement. Narvaez à Madrid, Ar-
18.
2G8
REVUE DES DEUX AîONît
mero à Séville, Roncali à Valence,'"'!. ' ni parvenus
à obtenir l'obéissance et à inj^pir?! le dé , oiis ces 'j^ôné-
raux appartiennent, iî est vrr.î, à î'ancicnparli nio-xTÔ; mais \v mi-
nistre de la gnci
n'a pas peur
par la g(
môme p
montré v
l'ordre et
On pocv: : s ir
rares. Il n'y v.v. n
ce malheureu
:ii jeune et l:
oLii toute relie 1
" icien parti exalté,
. Il .\sprit de l'armée
:uve, et du sein de ce
RI Prim, qui a
:i défenseur de
ou
coi:
Irc à des défection-; n
qu'une qui aît eu qLcl
\metlter, qui n'a pu entrai.;
partie de ses trocp.s. D'autres généraux,
Saragosse, et Araoz h Barcelone, ont montrô r
vant l'émeute, mais sans aller jusqu'à la tn '
l'exemple de fermeté queNarvaez donnait à Mui.. i;.
lendemain môme d'un changement de gouvernem
SCS, elles ont été
t : c'Ci<t cc\W de
ii(> fpiUle
fios à
. ' de-
eurs,
;,.i, et le
■ci\{, quand la so-
ciété a eu à peine le temps de se rasseoir, c'est là un fait significatif
qui mérite d'être remarqué.
En Espagne, comme dans tous les pays libres, l'armée est l'image
de la nation; l'état de l'opinion réagit sur elle. Quand le pays est di-
visé, l'armée se divise; quand le pays devient plus homogène, l'armée
se rapproche. Cette noble émulation des militaires de tous les partis,
pour faire leur devoir, n'est que la reproduction de ce qui se passe
plus en grand dans le monde politique. Là aussi les anciens partis
se sont rapprochés , les vieux dissentimens ont été mis de côté pour
faire place à un patriotisme commun. Combien de temps durera cette
harmonie nouvelle enUe des ennemis qui paraissaient irréconcilia-
bles? Est-elle destinée à conserver sur l'avenir de l'Espagne une sa-
lutaire influence, ou doit-elle cesser avec les circonstances qui l'ont
fait naître? Nous l'ignorons. Ce que nous savons, c'est qu'elle existe
aujourd'hui, c'est qu'elle est le produit d'un besoin général, qu'elle
a été la cause déterminante de la chute du régent, et qu'elle est en-
core le fait dominant, le caractère distinctif de la situation.
Les luttes du parti modéré et du parti exalté, en Espagne, sont
connues de toute l'Europe. Après avoir trompé successivement les
espérances des deux partis, Espartero a fini par les mettre tous les
deux contre lui. De là la formation d'un grand parti moyen qui a
reçu le nom de parti parlementaire j du nom des idées communes
qui ont servi à le constituer. Modérés et exaltés se sont rencontrés
SITÙJl'ttON DE l'espagne. 269
sur le terrain con^î 'h>o1. Nous avons indiqué dans cette Uevue
la naissance de ce pr^Hcl de conciliation, nous l'avons suivi dans ses
progrès, nous avons aujourd'hui à le montrer à son apogée. Il se-
rait puéril d'espérer que les luttes ne recommenceront pas quelque
jour: la rivalité des personnes est dans l'essence même du gouverne-
ment constitutionnel et dans la nature du caractère espagnol; mais,
quoi qu'il arrive, ce rapprochement n'aura pas été san§ conséquences,
il aura donné à l'Espagne le sol politique qui lui ipanquait. C'est le
seul bienfait dont le pa^- ^ 'a redevable à l'administration du duc
de la Victoire.
Les modérés et les exakés ont eu successivement le gouverne-
ment; les uns et les aiifres y ont succombé. Le triomphe des mo-
dérés a abouti à la Fé\oiution de septembre qui les a exclus; le règne
des exaltés s'est perdu dans le despotisme militaire qui les a joués.
Voyant qu'ils n'avaient pu gouverner séparément, ils ont voulu es-
sayer de gouverner de concert. Rien ne rend accommodant comme
le sentiment de aou impuissance, surtout quand l'amour-propre est
sauvé par le sentiment égal de l'impuissance d'autrui. Il a fallu dix:
ans d'expérience pour en venir là; ce n'est pas trop. A l'origine d'une
période politique , chacun croit en soi exclusivement; c'est alors le
temps des illusions, des espérances ambitieuses, des promesses con-
fiantes pour soi et les siens; c'est aussi le temps du dédain, de la co-
lère et de la haine, contre quiconque ne marche pas dans la même
voie. Dix ans après, tout est bien changé. Chacun s'est essayé et s'est
trouvé plus faible qu'il ne croyait; chacun aussi a essayé son adver-
saire et l'a trouvé plus fort qu'il n'aurait cru; on se connaît réci-
proquement pour s'être éprouvés , pour avoir été tour à tour battus
etbattans, vaincus et vainqueurs, et on aies uns envers les autres
le ton moins haut et le cœur moins passionné.
On sait notre prédilection pour les modérés. Nous conservons
toute notre préférence pour ce parti, qui nous paraît le plus éclairé,
le plus honorable, le plus véritablement libéral de l'Espagne. Nous
ne prétendons pourtant pas nier qu'il n'ait fait des fautes, et de
grandes fautes. Son principal défaut, nous devons le dire, a été
la présomption. Comme il se sentait la supériorité de l'intelligence,
de la fortune et du nombre, il n'a pas tenu assez de compte des in-
fluences non moins puissantes qu'il avait contre lui. En temps de
révolution, si l'intelligence est une force, l'ignorance en est une
aussi , et l'esprit le plus cultivé est souvent forcé de céder devant la
passion la plus irréfléchie. De cela seul qu'une idée soit absurde, im-
270 REVUE DES DEUX MONDES.
praticable, il ne s'ensuit pas qu'elle ne soit \ms puissante : au con-
traire. L'esprit humain se contente difficilement du possible et tend
avec ardeur vers le chimérique. Dans les premiers momens d'une ré-
novation, ce qui est raisonnable pu rai t vulgaire et insuffisant; l'ima-
gination surexcitée aime mieux ce qui est vngue, inconnu, extraor-
dinaire. L'enthou.-iasme s'en mêle: et que peuvent les lumières
contre l'enthousiar me? Les modérés ont reçu le nom de cangrejos,
écrevisses ; leurs adversaires ont pris le nom do progressistes par
excellence. On ne savait pas encore alors que la modération des
idées est ce qu il y a de plus avancé^ et que le dernier, le plus grand
progrès qu'un peuple puisse faire, c'est d'.mquérir la faculté de se
contenter du possible.
Si l'intelligence est impuissante dans certaine n-omen.s la fortune
l'est plus encore. Qu'est-ce que la supériorité de fortune au com-
mencement d'une révolution? Souvent un crime. La propriété doit
plutôt chercher à se faire oublier que prétendre à \c première place
dans une société qui se décompose. La jalousie des ^^ositions faites,
la haine des inégalités sociales, sont les premières passions qui nais-
sent de la fermentation des esprits. 11 faut du temps pour que ce tor-
rent rentre dans son lit et reconnaisse des barrières qu'il ne peut
briser sans tout détruire. Enfin, qu'est-ce que le nombre, quand on
n'a pas l'énergie? Plusieurs expériences ont prouvé surabondam-
ment que les modérés ont pour eux le nombre; ils n'en sont que
plus répréhensibles de s'être laissé battre comme ils ont fait. Dieu
n'est pas toujours du côté des plus gros bataillons, il passe souvent
du côté des plus hardis, et l'on a vu de tout temps des minorités fai-
bles, mais ardentes, maîtriser des majorités compactes, mais inertes.
Pleins des enseignemens qu'ils avaient puisés dans l'étude des lois
politiques de l'Angleterre et de la France, les modérés ont cru trop
facile d'en faire profiter leur pays. Il y a désormais quelque chose de
commun entre l'Angleterre, la France et l'Espagne : c'est le gouver-
nement représentatif. Ce mode de gouvernement est destiné à faire
le tour du monde; il est déjà établi en Hollande, en Belgique, dans
les difiiôrens états d'Allemagne, et la dernière révolution de Grèce, les
agitations intérieures de la Prusse, prouvent qu'il tend à s'introduire
partout où il n'était pas encore reconnu. Mais, si le nom et l'essence
sont partout les mêmes, les formes varient à l'infini. Chaque nation
est appelée à modifier le thème commun, en l'appropriant à son ca-
ractère propre. En France, nous avons essayé de copier le gouver-
nement anglais, et nous avons fait quelque chose de très diflorcnt
SITUATION DE L'ESPAGNE. 271
en réalité, quoiqueTapparence soit semblable. Il en arrivera de même
en Espagne. Quand on dit que l'Espagne n'est pas apte au gouver-
nement représentatif, on se trompe; seulement, elle a besoin de se
l'accommoder, de se l'assimiler, et ce n'est pas une œuvre qui s'ac-
complisse en un jour.
Quel sera ce gouvernement représentatif espagnol dont l'enfan-
tement est si laborieux? Nul ne le peut dire. Quand le génie natio-
nal d'un peuple est aux prises avec une forme nouvelle, les combi-
naisons qui peuvent en résulter sont innombrables. Ce qu'il y a de
sûr, c'est qu'il ne faut pas trop se presser d'arrêter les conditions
du contrat. Les modérés ont voulu imposer trop vite à l'Espagne
des institutions qu'elle ne connaissait pas. Le vieil esprit national a
résisté, et de cette résistance sont sortis les exaltés. Les exaltés ont
été comme les carlistes, mais sous une autre forme , les représen-
tans de la vieille Espagne. Ni les uns ni les autres n'ont compris ce
que les modéras voulaient faire; les uns ont trouvé que c'était trop,
les autres que ce n'était pas assez. Le fait est que, pour tous, c'était
trop nouveau. L'anarchie est aussi ancienne en Espagne que le des-
potisme; l'anarchie s'est défendue, en même temps que le despo-
tisme se défendait, et, dans cette double lutte du passé contre le
présent, tout n'était pas illégitime. Sous les exigences les moins
rationnelles des carhstes et des exaltés , il y avait quelque chose
d'aveugle, mais de respectable : le caractère national.
Une des deux querelles est vidée : espérons que l'autre va se
vider. Les carlistes représentaient le passé pur, absolu, inconciliable;
ils ont été défaits, mais après une lutte terrible qui a prouvé qu'il
fallait compter avec eux, en même temps qu'ils ont appris eux-
mêmes à compter avec la révolution. Quant aux exaltés, ils n'ont
péché que par excès de zèle; maintenant qu'ils ont vu les consé-
quences de leur entraînement tout espagnol, une transaction avec
eux est devenue possible. De leur côté, les modérés paraissent avoir
abandonné ce que leurs idées avaient de trop tranchant. Repoussés
et proscrits au nom de la nation même qu'ils ont voulu doter de la
liberté, ils ont compris qu'il ne suffit pas d'avoir raison au fond, et
qu'il faut encore ménager dans la forme les préjugés et les illusions.
Ils paraissent résolus à devenir plus prudens], plus attentifs, plus
soigneux de répondre aux besoins de tout genre qui pourraient se
développer autour d'eux.
A cela près, ce sont les anciens exaltés qui viennent aujour-
d'hui aux modérés. Les modérés n'ont qu'à changer quelques pro-
272 UEVUE DES DEDX MONDES.
cédés; le fond de leur politique reste le même ; c'est toujours le
gouvernement constitutionnel monarchique, la forme de gou-
vernement la plus savante qu'ait réalisée la civilisation moderne,
qu'il s'agit d'introduire en Espagne; c'est l'ordre administratif et
financier, l'unité de législation, la police vigilante, la sécurité, le
travail, la liberté, le bien-être matériel, tout ce qui constitue les
sociétés nouvelles. Les exaltés ont voulu quelquefois autre chose
que cela; les modérés, jamais.
Le parti modéré s'est formé, depuis 1833, par alluvion. Le noyau
du parti était peu considérable au commencement; plusieurs des
hommes qui en font aujourd'hui la force étaient alors dans le camp
de ses adversaires. A chaque secousse qui est survenue, une nouvelle
portion du parti révolutionnaire s'est détachée et a passé au parti
modéré. D'abord ce fut M. de Toreno, puis M. Isturitz; maintenant,
c'est une alluvion nouvelle, et la plus grosse de toutes. M. Lopez
passait pour un des chefs les plus fougueux de l'opinion radicale;
quand il a été appelé au ministère par le régent, son premier acte a
été un appel aux opinions modérées, aux idées de conciliation.
MM. Olozaga et Cortina ont été aussi, dans d'autres temps, de
vigoureux champions des tendances révolutionnaires; aujourd'hui,
ils tendent la main aux modérés. Il est impossible de ne pas se laisser
aller à l'espérance en présence d'une disposition aussi générale à la
bonne harmonie et d'un retour aussi marqué aux conseils du pa-
triotisme et de la raison politique.
En même temps que s'amortit la lutte entre les exaltés et les mo-
dérés, on commence à voir décroître aussi une autre lutte qui n'a
pas fait moins de mal à l'Espagne, celle de la France et de l'Angle-
terre. L'Angleterre a pris évidemment une fausse route en s'atta-
chant comme elle l'a fait à la fortune d'Espartero. 11 y a long-temps
que nous le lui avons dit les premiers, et les évènemens ont Uni par
nous donner pleinement raison. Aussi commence-t-on à s'en aper-
cevoir de l'autre côté du détroit : malgré les ovations banales de
Mansion-House et les toasts réchauffés du lord-maire, la popularité
de l'ex-régent décline visiblement chez nos voisins. D'abord il n'a
pas réussi jusqu'au bout, ce qui est toujours un grand tort aux yeux
des Anglais; ensuite il devient de plus en plus clair qu'il n'a pas de
chances pour revenir sur l'eau, ce qui achève de le condamner. L'es-
prit britannique est ainsi fait, qu'il ne s'intéresse pas long-temps aux
causes perdues.
Il y a un homme qui a contribué plus que personne à fourvoyer
SITUATION DE L'ESPAGNE. 273
la politique anglaise en Espagne. C'est lord Clarendon, autrefois
M. Yilliers, ancien ambassadeur d'Angleterre à Madrid. Lord Cla-
rendon a commencé en Espagne la politique d'antagonisme que son •
ami, lord Palmerston, a transportée depuis sur un plus grand théâtre.
Comme lord Palmerston, il a eu d'abord un succès momentané qui
a été bientôt suivi d'un déboire. Ces deux hommes se sont associés
pour diriger ensemble la politique extérieure des whigs, et c'est un
grand malheur pour les whigs. L'Angleterre, qui voit tout ce que
ces esprits tracassiers lui ont rapporté, s'éloigne tous les jours de
plus en plus de leur système guerroyant; et pendant que les whigs
désertent la vieille poHtique qui a fait l'honneur de leur parti , les
tories s'en emparent. Ce sont aujourd'hui les tories qui, dans la ques-
tion d'Espagne comme dans toutes les questions, arborent le dra-
peau de la paix et de l'aUiance avec la France.
Si l'on en croit les bruits répandus dans le monde diplomatique ,
l'entrevue d'Eu aura de grandes conséquences pour la question d'Es-
pagne principalement. Depuis long-temps, dit-on, les ministres tories
étaient embarrassés de l'attitude belligérante que leur avait léguée à
Madrid le dernier cabinet. Us supportaient impatiemment M. Aston,
le continuateur des idées et des procédés de lord Clarendon ; mais
tant que la conduite de leur ministre en Espagne avait été accom-
pagnée d'une apparence de succès, ils n'avaient pas pu le rappeler.
L'opinion publique le soutenait d'ailleurs, et, quelque puissant que
soit un ministère anglais, il ne s'engage pas volontiers dans une lutte
avec l'opinion publique. Depuis quelques mois, les choses ont pris
une autre face. La catastrophe d'Espartero est arrivée, qui a ôté à
M. Aston tout son prestige , et il a été rappelé immédiatement. On
ne sait pas encore qui le remplacera, mais à coup sûr, dit-on, ce ne
sera pas un représentant de la même pensée; les bases d'une poli-
tique plus intelhgente auraient été jetées pendant le court séjour de
la reine d'Angleterre chez le roi des Français.
Rien n'était plus gratuit en effet que la guerre aveugle faite par
l'Angleterre à la France en Espagne. Quel pouvait en être le but?
Sans doute l'Angleterre ne prétend pas empêcher que la France soit
la seule voisine continentale de l'Espagne; ces quatre-vingts Heues
de frontières communes, ces côtes qui se touchent et se prolongent
l'une par l'autre, cette conformité de langue, d'origine, d'histoire,
de mœurs et d'intérêts dans les populations limitrophes des deux
pays, sont des choses que les plus habiles intrigues du monde ne
peuvent pas détruire. Quoi qu'on fasse, l'Espagne et la France au-
274 REVUE DES DEUX MONDES.
ront toujours ces étroites relations de voisinage qui naissent de la
configuration éternelle des territoires et non des combinaisons pas-
sagères de la diplomatie. L'Angleterre n'a jamais pu concevoir l'es-
pérance de chasser la France d'Espagne; c'est impossible. Autant
vaudrait chercher à séparer l'Ecosse de l'Angleterre elle-même.
D'un autre côté, la France n'a jamais prétendu à exercer en Es-
pagne, depuis la mort de Ferdinand VII , une prépondérance quel-
conque. La France est une nation qui veut être libre diez elle et qui
respecte l'indépendance des autres nations comme ell« entend qu'on
respecte la sienne. La France de juillet veut être l'amie, l'alliée de
l'Espagne, mais elle n'a jamais songé à la diriger, à la maîtriser à son
gré. L'Angleterre elle-même a convié la France, à une certaine
époque, à prendre une grande position en Espagne par l'interven-
tion ; elle s'y est refusée. Quoique don Carlos fût le représentant
d'un principe ennemi du gouvernement qu'elle s'est donné, elle s'est
bornée à lui faire la guerre sur son propre sol , sans mettre le pied
sur le sol espagnol. Enfin, quand la reine Christine a été bannie au
cri sauvage de mort aux Français! elle ne s'est pas irritée, elle n'a
pas pris les armes, elle a attendu. Elle a accueilli les proscrits de
toutes les opinions qui sont venus lui demander un refuge, elle en a
nourri beaucoup à ses frais, mais elle n'a jamais cherché à se faire
de ses sacrifices un prétexte pour intervenir dans les affaires inté-
rieures de la Péninsule.
Pourquoi donc l'opposition de l'Angleterre? Que combattait l'An-
gleterre? Est-ce l'alliance française? Mais cette alliance est inévi-
table. Est-ce l'influence française? Mais la France n'y prétend pas.
L'Angleterre enfin craint-elle d'être exclue par la France de toute
communication avec l'Espagne? Cette crainte serait insensée. L'An-
gleterre a Gibraltar, le Portugal, qui la mettent en contact per-
pétuel avec l'Espagne, et mieux encore que tout cela une puissante
marine, une industrie immense, un commerce infatigable. Avec de
pareils moyens, on est toujours sûr d'entrer partout. La France n'a
pas fait la guerre à l'Angleterre en Espagne, c'est l'Angleterre qui a
fait la guerre à la France. La France n'a jamais voulu être d'aucun
parti à Madrid, elle n'a fait les affaires de personne, et personne n'a
été chargé exclusivement de faire ses affaires; c'est l'Angleterre qui
a voulu à toute force avoir un parti et qui en a eu un. On a bien dit,
dans certaines occasions, toutes les fois qu'on voulait faire un mou-
vement contre l'ordre public en Espagne, que le gouvernement était
de connivence avec la France dans quelque conspiration contre les
SITUATION DE L'eSPAGNE. 2f75
institutions; mais ce bruit répandu par les agens anglais s'est tou-
jours trouvé faux. N'a-t-on pas essayé de répandre aussi que c'était
l'or de Louis-Philippe qui avait soudoyé la dernière révolution? Heu-
reusement l'opinion publique était éclairée par toutes les mystifica-
tions antérieures, et cette accusation des journaux anglais est restée
cette fois sans écho.
La France n'a pas à changer de politique pour s'entendre avec
l'Angleterre sur la question espagnole. Il eût été facile à la France,
si elle eût voulu s'y prêter, de se créer un fort parti; elle ne l'a pas
fait. Il n'y a pas de parti français en Espagne; qu'il n'y ait pas de
parti anglais, et tout sera fini. L'Angleterre doit bien voir qu'elle ne
peut pas enlever de vive force son traité de commerce; elle ne peut
l'attendre désormais que de l'assentiment raisonné de l'Espagne libre
et livrée à elle-même. Qui sait? Quand l'Angleterre s'acharnera moins
à imposer ce traité, elle l'obtiendra peut-être plus aisément; elle trou-
vera peut-être un jour dans la France autant d'appui pour l'obtenir
qu'elle y a trouvé jusqu'ici d'opposition. Le tout est de s'entendre.
Les intérêts bien compris de l'Espagne et de la France pourraient bien
n'être pas inconciliables dans cette question avec ceux de l'Angle-
terre : ce que la guerre n'a pas fait, la paix peut le faire; mais il faut
que cette paix soit sérieuse, durable, conclue de bonne foi ; il faut
que la guerre ne recommence pas au premier dissentiment.
Quoi qu'il en soit, les élections se sont accomplies en Espagne sous
l'empire de ces idées nouvelles de modération, de conciliation, d'in-
dépendance nationale. Elles ont donné un résultat inattendu pour
quiconque n'aurait pas suivi de près le mouvement des idées dans
ce pays, et ce qui importe peut-être plus encore que le résultat, c'est
le caractère imposant de vérité, de tranquillité, d'unanimité, qu'elles
ont eu. Ni les menées des conspirateurs, ni le bruit de la guerre civile
en Catalogne, ni le souvenir des déceptions que tant d'expériences
successives ont amenées, n'ont pu détourner les Espagnols de leur
devoir électoral. Bien plus, tout s'est passé avec une conscience et
une régularité inconnues jusqu'ici. Quand le rapprochement des an-
ciens partis n'aurait eu d'autre résultat que de donner aux élections
ce caractère, ce serait déjà beaucoup.
On sait comment se font les élections en Espagne, sous l'empire
de la constitution de 1837. Le pays est divisé en quarante-neuf pro-
vinces qui nomment chacune en moyenne de cinq à six députés.
Chaque électeur écrit sur son bulletin autant de noms que sa pro-
vince nomme de députés. Le dépouillement est fait dans chaque dis-
276 lŒVUE DES DEUX MONDES.
trict par le bureau, et envoyé ensuite au chef-lieu, où la députation
provinciale, renforcée d'un électeur par district, réunit tous les
votes de la province, et dresse le résultat général. Ce mode défec-
tueux avait donné lieu jusqu'ici à de grands abus. Les bureaux ne
s'étaient pas toujours montrés scrupuleux dans leurs dépouillemens.
On s'est plaint souvent que le nombre des voix était flxé d'une ma-
nière arbitraire, et que' les bulletins n'étaient pas tous lus comme
ils étaient écrits. Ces scandales se sont reproduits cette année sur
quelques points où les bureaux étaient dans l'intérêt du parti vaincu :
à Madrid, par exemple, plusieurs protestations ont eu lieu séance te-
nante; mais dans le reste de l'Espagne, partout où le parti parlemen-
taire a eu le dessus, on n'a entendu parler de rien de pareil.
Nous n'avons pas ouï dire non plus qu'il y ait eu nulle part quel-
qu'une de ces violences si familières dans d'autres temps aux pré-
tendus progressistes. On se rappelle les bastonnades patriotiques des
premiers temps de la régence, les injonctions faites aux électeurs de
tel ou tel parti de ne point se présenter pour voter, les urnes du
scrutin renversées et foulées aux pieds par l'émeute quand elle pré-
voyait un résultat qui lui déplaisait, enfin les coups de feu tirés
dans l'enceinte même, et les électeurs frappés de mort au moment
où ils s'apprêtaient à déposer leur suffrage. Toutes ces gentillesses
révolutionnaires ont disparu avec les flyacwcAo5. Dieu veuille qu'elles
ne reviennent plus, et que les mœurs électorales de l'Espagne soient
définitivement formées !
Enfin les reproches faits habituellement à la composition des listes
électorales ne paraissent pas applicables cette fois. Il n'y a pas, à
proprement parler, de listes électorales en Espagne. Ce sont les
aijuntamientos qui les forment arbitrairement la veille de l'élection.
Comme le cens est extrêmement bas, on peut y faire entrer à peu
près qui l'on veut, et, comme il n'y a pas de recours efficace, on peut
aussi en éliminer qui l'on ne veut pas. Les municipalités avaient,
dit-on, largement usé jusqu'ici de cette double faculté. C'est ce qui
expliquait pourquoi les élections étaient toujours faites dans leur
sens. Lors des dernières élections, le parti militaire y avait fait fort
peu de façons. A Badajoz on avait inscrit sans se gêner, parmi les
électeurs, tout un bataillon du régiment en garnison, et les soldats
étaient venus par ordre au vote comme à l'exercice. Ce fait constaté
en pleines cortès a fait casser l'élection de Badajoz. Nous n'avons
pas appris que Narvaez, qu'on dit si terrible, ait imité en ceci
l'exemple de Kodil.
SITUATION DE l'ESPAGNE. 277
Ce qui prouve que la franchise a présidé aujourd'hui à la confec-
tion des listes comme à toutes les opérations électorales, c'est que ,
dans plusieurs provinces, la lutte a été réelle. Le parti parlementaire
n'a pas triomphé partout, et, là où il a vaincu, ce n'a pas été sans
combattre. Une preuve plus décisive encore en faveur de la sincérité
des opérations, c'est le nombre des électeurs qui y ont été appelés
et de ceux qui y ont pris part. Avec des nombres aussi considéra-
bles, tout triage est impossible.
Il n'a point encore été fait de statistique complète des élections;
mais on peut évaluer dès à présent d'une manière approximative le
nombre des électeurs qui ont été inscrits à six cent mille au moins.
C'est presque trois fois plus d'électeurs qu'en France, où la popula-
tion est pourtant plus du double de celle de l'Espagne, et où les
richesses et les lumières sont bien autrement répandues. Si les mêmes
conditions de cens donnaieut en France l'électorat, on peut affirmer
que le nombre des électeurs s'élèverait chez nous à trois millions.
L'Espagne n'est pas loin , comme on voit , du suffrage universel.
Sur ce nombre de six cent mille électeurs, quatre cent mille environ
ont voté. C'est beaucoup plus qu'on n'en avait jamais vu. Dans la
province de Lugo, sur 26,52i électeurs inscrits, 21,214 sont venus
voter; le premier des élus, don Ramon Saavedra, n*a pas eu moins
de 19,800 voix. Dans la province des x\sturics, sur 21,720 électeurs,
14,693 ont pris part au vote; les deux principaux élus, MM. Pidal et
Mon, ont eu plus de treize mille voix chacun. En général, la moyenne
des majorités obtenues a été de cinq à six mille voix. Ces chiffres con-
trastent singulièrement avec ceux des élections qui ont eu lieu sous
l'administration des mjacuchos. Alors ce n'était qu'une faible majorité
qui prenait part au vote; aujourd'hui c'est la nation presque tout
entière qui s'est pressée autour de l'urne du scrutin. On ne peut
contester que les nouveaux choix ne soient l'expression du vœu na-
tional. L'élection a été enfin en Espagne une vérité.
Qui peut dire ce que serait en France le résultat d'un mouvement
électoral qui remuerait de pareilles masses? Malgré les progrès que
l'esprit public a faits depuis quelques années, malgré la supériorité
de notre civilisation et notre plus longue habitude de la liberté, est-
on bien sûr que des choix faits par plusieurs millions d'électeurs don-
neraient des résultats très rassurans pour l'ordre constitutionnel? Eh
bien î tel est en Espagne le besoin d'un gouvernement, telle est la
force des instincts conservateurs même dans la^foule, que les can-
278 REVUE DES DEUX MONDES.
didats qui donnaient le plus de garanties à l'ordre l'ont emporté sur
presque tous les points.
Les élections ont eu lieu dans toutes les provinces, excepté celles
de Barcelone , de Tarragone et de Girone , dévastées par la guerre
civile, et celle de la Corogne, où elles ont manqué par la faute de
la députation provinciale. A Saragosse même, on a voté malgré
la victoire de l'insurrection. Sur quelques points, comme à Burgos,
à Léon, à Lerida, à ïeruel, à Zamora, les opérations ne sont pas
complètes, et on est obligé de passer à un second tour de scrutin ,
la majorité nécessaire pour tous les députés n'ayant pas été ob-
tenue au premier. Les élections des Baléares et des Canaries ne
pourront être connues que dans quelques jours. Pour le moment,
trente-six provinces sur quarante-neuf ont entièrement fini leur
dépouillement, et cent cinquante nominations de députés sont con-
nues sur deux cent quarante. Les oppositions de toutes les couleurs
ont emporté l'élection dans cinq provinces, celles d'Alicante, d'Al-
méria, de Burgos, de Séville et de Teruel; dans deux ou trois autres,
les nominations se sont partagées; en tout, l'opposition a eu vingt-
cinq députés environ; les cent vingt-cinq autres appartiennent au
parti parlementaire.
Les deux fractions de ce parti se partagent ce nombre à peu près
également; l'ancien parti modéré en a la moitié, la portion ralliée de
l'ancien parti exalté a l'autre. Des deux côtés, tous les chefs ont été
nommés. Parmi les modérés élus, on remarque don Francisco Mar-
tinez de la Bosa, ancien président du conseil; le comte de Toreno,
qui a été nommé par sa province, quoique mort; don Alejandro Mon,
ancien ministre des finances du cabinet d'Ofalia; don Pedro Pidal,
procureur-général à la cour des comptes; le général Narvaez, le gé-
néral Concha, don Javier Isturitz, ancien président du conseil; don
Javier de Burgos, ancien ministre de l'intérieur; don Francisco de
Castro y Orozco, ancien ministre de la justice; le marquis de Cara Irujo,
don Mariano Boca de Togores, don Juan Donoso Cortès, publiciste;
don Juan Bravo Murillo, jurisconsulte; don Gonzalo Moron, direc-
teur de la Uevue d'Espagne; don José Sartorius, directeur du journal
Vfleraldo, etc.; du côté des exaltés, don Joaquin Maria Lopez,
président actuel du conseil des ministres; don Francisco Serrano,
ministre de la guerre; don Fermin Caballero, ministre de l'intérieur;
don Mateo Ayllon, ministre des finances; don Salustiano de Olozaga,
ministre d'Espagne en France; don Vicente Sancho, ministre d'Es-
SITUATION DE L ESPAGNE. 279
pagne en Angleterre; don Manuel Cortina, ancien ministre de l'in-
térieur; don Juan Bautista Alonzo, sous-secrétaire d'état au minis-
tère de l'intérieur; don Luis Gonzalès Bravo, don Eugenio Moreno
Lopez, etc. Toutes les notabilités politiques de l'Espagne constitu-
tionnelle vont se trouver réunies.
Le sénat ne sera pas moins bien composé. On sait que le gouver-
nement choisit les sénateurs sur une liste de trois candidats nommés
par les provinces. Fidèle à son programme de conciliation, le minis-
tère Lopez a fait ses choix avec une remarquable impartialité. Les
sénateurs désignés sont pris en nombre à peu près égal dans les deux
anciens partis. Ce qui prouve que le parti modéré ne sera pas en
minorité dans le sénat, quoique les nominations aient été faites par
ses anciens adversaires, c'est qu'il est question de porter à la prési-
dence le duc de Bivas, don Angel Saavedra, une des plus pures re-
nommées de l'Espagne et une des gloires du parti.
La défaite des espartéristes a été complète. Aucun des hommes
fortement compromis avec le régent n'a été élu, ni M. Gonzalès, ni
M. Infante, ses deux ministres de prédilection, ni M. Calatrava, l'an-
cien président du conseil, l'homme qui a passé long-temps pour le
chef des progressistes, ni Bodil, le dernier ministre de la guerre, ni
enfin le fameux Mendizabal, qui fut nommé en 1836 par sept pro-
vinces, et qui n'a pas eu aujourd'hui une seule voix. Nous n'avons
vu non plus figurer, parmi les candidats au sénat, ni M. Marliani,
l'ardent défenseur du traité de commerce avec l'Angleterre, ni
M. Gomez Becerra, l'ancien président du sénat, le dernier président
du conseil d'Espartero, ni M. Arguelles, le divin, l'ex-tuteur de la
reine Isabelle. Presque toutes les nominations d'opposition qui ont
eu lieu portent sur des hommes nouveaux et peu connus. Le seul
choix un peu marquant est celui du comte de Parsent, chambellan
de l'infant don Francisco, qui a été nommé par la province de Sa-
ragosse. Encore, par une bizarrerie fort singulière, a-t-on nommé
en même temps que lui deux modérés. L'infant lui-même n'a pas
été porté pour la députation; il n'a pas eu sans doute envie de conti-
nuer le triste rôle qu'il a joué dans les dernières cortès.
Les élections qui restent à connaître changeront probablement
très-peu les proportions que nous venons d'indiquer. On peut cal-
culer que, dans la chambre des députés, l'opposition comptera de
trente à quarante voix; les modérés de quatre-vingts à cent, les
progressistes ralliés de cent à cent vingt. Avec une chambre ainsi
composée, le rôle des anciens modérés est tout tracé. Gomme ils>
280 REVUE DES DEUX MONDES.
n'ont pas la majorité, ils ne peuvent pas, ils ne doivent pas prétendre
au pouvoir. D'un autre côté, comme ils formeront une minorité
puissante, le pouvoir, quel qu'il soit, sera forcé de les ménager. Dans
cette situation , leur fonction devra être d'appuyer quiconque en-
treprendra de gouverner, et il y a lieu d'espérer qu'ils le feront.
Cette tactique est à la fois la meilleure et la plus honorable.
On voudra sans doute conserver le ministère Lopez, à qui revient
l'éternel honneur de l'initiative dans le mouvement généreux qui
s'accomplit aujourd'hui ; mais ce ministère a besoin d'être fortifié.
Après M. Lopez, les premiers hommes du moment sont MM. Olo-
zaga et Cortina. M. Olozaga et ses amis représentent une espèce de
centre gauche, et M. Cortina ce qu'on appelle chez nous la gauche
dynastique. De ces deux hommes, l'un entrera probablement au mi-
nistère, l'autre aura la présidence des cortès. Les modérés voteront,
dit-on, pour tous deux. On a parlé ces jours-ci d'un ministère dont
ferait partie le général Narvaez; ce ne peut être qu'un bruit ré-
pandu à dessein par les mécontens. La form.ation d'un pareil minis-
tère serait une grande faute. Le général Narvaez est indispensable
au poste qu'il occupe si bien; c'est aux personnages parlementaires
à agir maintenant sur le parlement.
Il paraît certain que, dès leur réunion, les cortès reconnaîtront la
majorité de la reine. Isabelle II a eu treize ans le 10 de ce mois; sa
majorité de fait n'aura précédé que d'un an sa majorité légale. Après
l'accomplissement de cette première formalité viendra sans doute la
question du mariage. Les Espagnols de tous les partis attachent une
grande valeur à cette question , et ils ont raison. Nous craignons
pourtant qu'ils ne se l'exagèrent. Dans un gouvernement constitu-
tionnel , la personne du prince n'est pas aussi importante que dans
une monarchie absolue. Que les Espagnols cherchent pour leur reine
le meilleur mariage possible, rien de plus naturel et de plus juste;
mais ils auraient tort de rattacher à ce choix de trop grandes craintes
ou de trop grandes espérances. Le mari de la reine Isabelle n'aura
qu'une influence limitée sur les destinées du pays.
Nous ne voyons que deux choix qui auraient réellement quelque
importance par eux-mêmes; l'un est un fils de l'infant don Carlos,
l'autre est un prince de la maison d'Orléans. Le caractère significatif
de chacun de ces choix nous paraît précisément ce qui doit empêcher
.qu'on y songe. Marier la reine avec le fils du prétendant, c'est dé-
itruire ce que les armes de l'Espagne constitutionnelle ont accompli
•Xivec tant d'effort; c'est relever le drapeau renversé de l'absolutisme, et
SITUATION DE l'eSPAGNE. 281
rétablir la guerre civile en la plaçant sur le trône. Cette combinaison
nous semble la plus funeste qui puisse être proposée, et nous ne
doutons pas qu'elle ne soit repoussée unanimement par les cortès.
Quant à un fils du roi des Français, ce serait sans doute une excel-
lente conquête pour l'Espagne à cause du mérite personnel qui dis-
tingue nos princes, mais ce serait aussi une source féconde de com-
plications européennes; l'Espagne détruirait par là la bonne harmonie
naissante de la France et de l'Angleterre, et adresserait une sorte de
défi aux puissances du Nord.
A quoi bon provoquer de nos jours une coalition semblable à celle
qui soutint la guerre formidable de la succession? L'Espagne n'en a
pas besoin pour s'assurer l'amitié de la France; la France, à son tour,
n'en a pas besoin pour s'assurer Talliance de l'Espagne. Les rapports
entre les peuples obéissent de nos jours à d'autres règles, les unions
entre les familles royales n'ont plus la même influence qu'autre-
fois. Nous ne croyons pas d'ailleurs que la sagesse éprouvée du roi
des Français consentît aisément à ce mariage. La France n'y a rien à
gagner, et elle pourrait beaucoup y perdre. L'épée de M. le duc d'Au-
male peut être utile un jour pour défendre la couronne de son neveu
et l'indépendance nationale; il est bon qu'il la garde au service de
son pays. Un magnifique avenir s'ouvre pour lui en Afrique, et peut
suffire à sa jeune ambition; il y a là tout un empire à créer par la
France et pour la France. La vice-royauté d'Alger a presque le
même éclat qu'une royauté, et elle n'a pas les mêmes dangers; elle
ne soulèvera pas autant les cabinets européens, et elle ajoutera plus
réellement à la puissance de la France.
L'Espagne a d'ailleurs des candidats plus naturels à la main de sa
reine. Isabelle II peut se marier sans sortir de sa famille; elle a deux
oncles, frères du roi de Naples et de la reine Christine, elle a deux
cousins, fils de l'infant don François et de la princesse Charlotte, elle
peut choisir parmi ces quatre princes, qui sont tous d'un âge en rap-
port avec le sien. Nous savons quelles objections on peut opposer à un
choix fait dans la maison de Naples, qui n'a pas encore reconnu la
reine Isabelle; nous savons aussi quel tort immense on a fait aux fils
de l'infant don François, en mêlant leurs noms aux misérables intri-
gues qui viennent de soulever une partie de l'Espagne : mais ce sont
là des difficultés qui peuvent s'aplanir. Il est probable que la question
se résoudra par un mariage avec un prince napolitain ou avec un
infant espagnol, car nous ne pouvons croire que les Espagnols pen-
sent sérieusement à un Cobourg. Un Cobourg brouillerait l'Espagne
TOME IV. 19
282 REVUE DES DEUX MONDES.
avec la France, et la livrerait encore une fois à l'Angleterre. Les
Espagnols ne voudront pas faire de l'Espagne un second Portugal.
Dans tous les cas, nous verrions avec peine les cortès s'arrêter
trop long-temps à cette question. La difficulté n'est pas là, quoi
qu'on en dise; elle est dans la fondation d'un gouvernement. Or, ce
sont les nations, beaucoup plus que les personnes royales, qui fon-
dent les gouvernemens. La France de juillet doit beaucoup à son
roi; elle ne lui doit pas tout. La France s'est faite elle-même; que
l'Espagne prenne son parti de l'imiter. Quatre grands intérêts sont
en première ligne parmi ceux dont les cortès doivent s'occuper, la
réorganisation administrative du pays, sa constitution financière, le
rétablissement de l'église et le commencement d'un grand système
de travaux publics. Quelque peu que les cortès fassent pour la satis-
faction de ces nécessités politiques, ils auront plus fait pour la con-
solidation du trône qu'en se livrant à d'interminables pourparlers
pour le choix d'un roi.
Du vivant de Ferdinand YII, l'organisation administrative était
fort grossière , fort incomplète, mais enfin il y en avait une. Les
ayuntamientos ou conseils municipaux, semi-héréditaires, semi-
électifs, étaient sous la surveillance de \ audience ou cour royale,
qui tenait des séances administratives en dehors de ses séances
judiciaires. Ces jours-là, \ audience était présidée par le capitaine-
général, qui réunissait en sa personne l'autorité politique et la puis-
sance militaire. Au faîte de la hiérarchie siégeait une sorte de con-
seil d'état, sous le nom de conseil de Castille, de qui relevaient
toutes les audiences et tous les ayuntamientos du royaume, et qui
exerçait dans leur plénitude les droits de la souveraineté. On voit
que, dans cette organisation imparfaite, les pouvoirs n'avaient pas
été séparés et définis. Le pouvoir administratif était confondu, dans
les municipalités , avec le droit de propriété de certaines familles;
dans les cours royales, avec le pouvoir judiciaire; chez les capitaines-
généraux, avec le pouvoir militaire; dans le conseil de Castille, avec
tous les autres pouvoirs. Cependant, si le principe de l'autorité n'a-
vait pas été suffisamment dégagé, l'autorité elle-même ne manquait
pas. Un Hen étroit rattachait au trône l'élément municipal, naturel-
lement si rebelle, et le centre commandait aux extrémités.
Dès les premières années du règne d'Isabelle, on s'empressa de
changer cet ordre tel quel légué par l'ancienne monarchie. Le con-
seil de Castille fut supprimé comme conseil suprême administratif,
et remplacé par un ministère del fomenta ou du progrès, dont les
SITUATION DE l'eSPAGNE. 283
attributions étaient semblables à celles de notre ministère de l'inté-
rieur. Dans les provinces, la juridiction administrative fut retirée
aux audiences et aux capitaines-généraux, et confiée à des fonction-
naires nouveaux, créés sur le modèle de nos préfets, qui reçurent
le nom de délégués del fomento. Le principe héréditaire fut retran-
ché des ayuntamientos. Enfin, un ordre plus rationnel et plus logique
fut établi; mais on n'avait pas compté sur l'ignorante routine des uns
et sur l'entraînement révolutionnaire des autres. Le nouveau ré-
gime administratif, mal compris, mal exécuté, n'aboutit qu'à une
confusion générale. La révolution de la Granja arriva, et un autre
système, qui datait des cortès de 1823, fut mis en vigueur.
C'est cette loi de 1823 qui régit l'Espagne encore aujourd'hui. On
ne saurait imaginer quelque chose de plus anarchique. Non-seule-
ment elle établit le suffrage universel pour la nomination des ayun-
tamientos j mais elle remet tous les pouvoirs entre les mains des mu-
nicipalités ainsi élues. C'est l'absolutisme rétabli au profit des conseils
municipaux. L'ayuntamiento, présidé par un alcade également élec-
tif, fait tout et peut tout. S'agit-il de dresser les listes électorales?
l'ayuntamiento. S'agit-il de percevoir la plupart des contributions?
l'ayuntamiento. S'agit-il de former la garde nationale et le jury?
toujours l'ayuntamiento, et ce pouvoir exorbitant s'exerce sans con-
trôle. Il y a bien par province un conseil général, ou députation
'provinciale^ investi nominalement du droit de révision ; mais ce con-
seil, élu de la même façon que les ayuntamientos^ et n'ayant pas
comme eux de force armée à ses ordres, est presque toujours ou im-
puissant ou complice. Quant au fantôme de préfet qu'on a conservé
sous le nom de chef politique, il n'a que voix consultative. Les ayun-
tamientos ne relèvent réellement que des députations provinciales,
qui ne relèvent elles-mêmes que des cortès.
Comment s'étonner qu'après six ans d'un pareil régime l'Espagne
en soit venue à une désorganisation sans limites? Cette loi mettrait
le désordre partout; en France même, nous n'y tiendrions pas. Nous
avons déjà beaucoup de peine à marcher avec la loi municipale telle
qu'elle est. Que serait-ce si le nombre des électeurs était décuplé,
si le droit de nommer les maires était retiré au roi, si les préfets
n'avaient pas le droit de suspendre les conseils municipaux qui s'éga-
rent et de casser leurs délibérations? Que serait-ce si les conseils
municipaux percevaient les impôts au nom de l'état, et s'ils dres-
saient à volonté les listes électorales, sans autre révision que celle
lu conseil général de département? Que serait-ce enfin s'ils avaient
19.
584 REVDE DES DEUX MONDES.
SOUS leurs ordres la garde nationale, sans que le gouvernement eût
le pouvoir de la dissoudre, de la désarmer, et sans qu'il fiit possible
de leur opposer autre chose qu'une armée mal payée, mal équipée,
habituée à voir réussir toutes les insurrections? Qu'on se représente
où nous en serions avec un gouvernement qui n'aurait ni argent, ni
troupes, ni autorité légale, ni action politique, et avec des munici-
palités qui auraient tout cela. Nous passerions notre temps dans des
luttes locales sans utilité comme sans grandeur.
Il sera sans doute très difficile d'enlever aux aijuntamientos le pou-
voir extravagant dont ils jouissent. Il le faut pourtant absolument;
rien n'est possible en Espagne sans cette condition première, ni
l'unité gouvernementale, ni la constitution financière, ni la paix
publique, ni même la police des routes. Les modérés ont essayé une
fois de réformer ce régime déplorable; une loi municipale calquée sur
la nôtre a été votée par les cortès de 1840. Les municipalités mena-
cées se sont soulevées, et, avec l'aide d'Espartero, elles ont chassé
la reine Christine. La loi votée par les cortès et sanctionnée par la
couronne n'a pas reçu d'exécution. A la rigueur, on pourrait se dis-
penser d'en discuter et d'en voter une nouvelle, car celle-là existe
suivant la constitution, elle a été revêtue de toutes les formalités qui
la rendent exécutoire. Tous les partis sérieux sont d'accord mainte-
nant pour la désirer, car ils ont tous appris à leurs dépens les vices
de la loi actuelle. La grande difficulté est de la faire accepter par les
ayuntamientos investis d'une autorité absolue et appuyés par des
milices nationales en armes. Chaque pueblo ou commune est un
véritable fort à emporter.
Telle est la condition du nouveau gouvernement, que, s'il touche
à la loi municipale , il s'expose à une révolution , et que, s'il n'y
touche pas, il ne peut rien faire pour remédier au désordre qui dé-
vore l'Espagne. C'est là, sans contredit, la plus grande question qui
puisse être soumise aux cortès. Elle est bien autrement grave, nou«
le répétons, que celle du mariage de la reine. Quand même le pouvoir
royal resterait déposé, après le mariage, dans d'aussi faibles mains
qu'aujourd'hui, nous n'y verrions pas un grand mal. C'est la faiblesse
même de la reine Isabelle, c'est sa jeunesse et son innocence, qui
ont sauvé le principe monarchique au milieu des convulsions poli-_
tiques du pays : les factions se sont arrêtées devant un enfant. !■
n'en est pas de même du gouvernement proprement dit; il faut qu'il
soit fort, obéi et respecté, pour être durable. Or, tant que les muni-
cipalités resteront ce qu'elles sont, le gouvernement, quel qu'il soit,
SITUATION DE L ESPAGNE. 285
n'aura qu'une existence précaire et misérable; il risquera d'être
changé tous les matins, comme il l'a été jusqu'ici.
Après la réorganisation administrative et politique vient la réor-
ganisation financière, autre intérêt non moins puissant, non moins
vital, et qui ne peut être non plus satisfait qu'avec beaucoup de ré-
solution et de persévérance.
Le désordre des finances, en Espagne, ne date pas d'hier. Voilà
des siècles que le budget de la monarchie se solde tous les ans en
déficit. L'or de l'Amérique a long-temps contribué à rétablir l'équi-
libre, et, depuis que cette ressource a manqué, le gouffre de l'em-
prunt s'est ouvert. L'Espagne se trouve aujourd'hui dans l'heureuse
impuissance d'aller plus loin dans cette voie. Elle a tant emprunté,
sans payer ni capital ni intérêts, qu'elle a fini, par ruiner complète-
ment son crédit. Le système des expédiens est épuisé pour elle; elle
est forcée parla nécessité de finir par où elle aurait dû commencer,
c'est-à-dire de chercher à mettre la balance entre les recettes et les
dépenses publiques. Une grande gloire est réservée à l'homme d'état
qui parviendra à résoudre ce problème.
Cette t(îche n'est pourtant pas aussi difficile qu'elle le paraît au
premier abord. Les impôts s'acquittent, en Espagne, plus qu'on ne
le croit généralement, et tout permet de supposer que leur produit
actuel serait à peu près suffisant pour couvrir les dépenses. La ques-
tion n'est donc pas d'établir l'impôt et de le faire payer, mais d'as-
surer son recouvrement par le trésor pubHc. Tout ce qu'acquittent
les contribuables n'arrive pas dans les caisses de l'état; bien loin de
là. Les habitudes de déprédation sont si générales et si invétérées,
que les percepteurs des revenus publics commencent presque par-
tout par s'en attribuer la plus grande part. Le gouvernement a tou-
jours mieux aimé avoir recours au moyen facile et désastieux des
emprunts que de porter un examen sévère sur les détails innom-
brables de la perception. De là la persistance du déficit et la démo-
ralisation générale des employés.
Dès qu'il y aura un gouvernement en Espagne, il devra s'occuper
de porter remède à ce mal si ancien et si profond. La France, le
pays le mieux organisé de l'Europe, peut lui fournir les plus parfaits
modèles sous ce rapport. Ce ne sont pas d'ailleurs les formes de la
comptabilité qui manquent en Espagne , elles y sont au contraire
très nombreuses et très compliquées; ce qui fait défaut, c'est l'habi-
tude de l'ordre, la réalité de la surveillance, la tradition de l'exacti-
tude. Pour introduire dans l'administration espagnole cette sévé-
286 REVUE DES DEUX MONDES.
rite qui fait l'honneur de la nôtre , il faudrait un soin minutieux et
assidu que personne n'a pu prendre jusqu'ici, au milieu des agita-
tions qui ont troublé le pays; il faudrait un pouvoir fort, qui eût la
certitude de se faire obéir, et qui ne permît plus à personne de
compter sur l'impunité; il faudrait enfin une autorité supérieure qui
donnât l'exemple de l'intégrité, je dirais presque de la rigidité poussée
à l'excès : il n'y a que l'excès dans le bien qui puisse détruire l'excès
dans le mal.
Le jour où tout cela se trouvera en Espagne, ce jour-là l'Espagne
aura des finances. Il ne faut pas qu'elle espère s'en créer autrement,
de même qu'il ne faut pas qu'elle désespère d'en avoir par ce moyen.
Le temps des illusions est passé, on ne croit plus aux secrets extraor-
dinaires de M. Mendizabal pour transformer, du jour au lendemain ,
la misère en opulence; il n'y a pas d'autre secret pour battre mon-
naie, que l'économie, la surveillance, la stricte probité. Ce secret
est seul infaillible, il vaut mieux que toutes les inventions des fai-
seurs d'affaires; il n'enrichit personne que l'état, mais il enrichit
l'état. Quand une fois le recouvrement des contributions sera assuré,
quand les recettes du trésor seront assises sur une bonne base, on
pourra se Hvrer à des combinaisons financières qui augmentent la
richesse publique, pas avant. Ce qui est un moyen de progrès dans
un pays organisé est un instrument de ruine dans un pays qui ne
l'est pas.
L'Espagne a sans doute une grande charge, c'est sa dette; mais
toutes les nations de l'Europe ont une dette aussi, et elles en paient
l'intérêt. Après les banqueroutes successives que l'Espagne a faites,
le chiffre des intérêts qu'elle a à payer par an est réduit à 75 millions
environ. En France, le service de la dette, amortissement compris,
absorbe tous les ans 250 millions, et en Angleterre, le seul service
des intérêts, sans amortissement, dépasse 700 millions de francs. On
ne voit pourtant pas que les deux pays se refusent à payer leur dette,
sous prétexte qu'elle est trop lourde. Il y a plus : le royaume de
Naples, dont la population égale tout au plus la moitié de celle de
l'Espagne, a tous les ans pour 20 millions d'intérêts à payer, et il
les acquitte; nous ne voyons pas pourquoi l'Espagne n'en ferait pas
autant.
Ce serait nouveau sans doute, ce serait inattendu; ce ne serait
pas impossible; il n'y a rien d'impossible dans ce genre à un peuple
de quatorze à quinze millions d'ames qui habite un des plus riches
pays du monde. Ce n'est pas là pour l'Espagne une petite question;
SITUATION DÉ l'ESPAGNE. 287
sa prospérité n'y est pas moins engagée que son honneur. L'Europe
ne croira à la régénération de l'Espagne qu'autant qu'elle la verra
faire honneur à ses engagemens. Alors seulement la Péninsule en-
trera dans la communauté des nations civilisées. Tant qu'elle ne
paiera pas ses dettes, elle pourra intéresser, amuser l'Europe par le
spectacle dramatique et pittoresque de ses guerres civiles; mais elle
ne sera prise au sérieux par personne comme puissance constituée,
et le présent lui sera contesté comme l'avenir.
D'après le budget présenté pour 1843 par le ministre des finances,
l'Espagne aurait besoin d'un revenu -de douze cents millions de
réaux ou trois cents millions de francs, pour subvenir à toutes ses
dépenses, y compris celle de la dette. Les dépenses se divisent ainsi
qu'il suit: liste civile, huit millions et demi; ministère des affaires
étrangères, deux millions et demi; justice, quatre millions et demi;
intérieur, vingt-quatre millions et demi ; guerre, quatre-vingts mil-
lions; marine, commerce et colonie, quatorze millions; dette, qua-
tre-vingt-six millions, y compris le fonds d'amortissement. Voilà
quels sont tous les besoins de l'Espagne, et il ne faut pas oublier
que c'est là en quelque sorte un idéal. Les recettes réalisées et con-
séquemment les dépenses effectives n'ont jamais été au-delà de la
moitié de cette somme de trois cents millions; tous les services ont
donc souffert et souffrent encore aussi bien que celui de la dette.
Même en ne payant rien à ses créanciers, l'Espagne n'est jamais
parvenue à joindre les deux bouts. Pendant la guerre, l'armée et la
liste civile absorbaient tout, et il ne restait rien ou presque rien pour
la justice, la marine, les affaires étrangères, les travaux pubHcs, etc.
Depuis la fin de la guerre, les choses ne vont guère mieux , à cause
du désordre que la révolution de septembre a porté, dans les finances
comme dans tout le reste. Le jour où les dépenses de l'état attein-
dront réellement ce chiffre de trois cents millions sera un jour de
prospérité et de régénération pour toutes les administrations pu-
bliques.
Nous n*avons pas la prétention d'établir ici en quelques hgnes le
budget des recettes possibles de l'Espagne, cette œuvre difficile qui
exigera tant d'années et d'efforts pour être menée à bien. Mais, de
bonne foi , croit-on qu'il soit impossible de faire produire à l'impôt
en Espagne trois cents millions par an? A ce taux, l'Espagne ne
paierait encore que le quart de ce que paie la France, et le septième
de ce que paie l'Angleterre. Si l'on réunissait tout ce qui se gaspille
par un mauvais système de perception , on ne serait probablement
288 REVUE DES DEUX MONDES.
pas bien loin de cette somme, môme à l'heure qu'il est. Il n'en faut
pourtant pas davantage pour faire face à tout , et avec une largeur
inusitée.
Il suffît de jeter un coup d'œil sur les diverses branches de revenu
de la couronne d'Espagne pour se convaincre de la facilité d'en ac-
croître le produit par une meilleure administration. Le tabac, par
exemple, qui rapporte chez nous cent millions au trésor, rapporte
vingt-cinq millions seulement en Espagne. On sait cependant quel
usage font du tabac toutes les classes de la population. Le revenu
des postes, qui dépasse chez nous cinquante millions, atteint à peine
en Espagne cinq millions, ou le dixième. Nous citons ces deux exem-
ples, non parce qu'ils sont les plus frappans, mais parce qu'ils sont les
plus clairs pour des lecteurs français. Les tabacs et les postes sont
du petit nombre des impôts qui se ressemblent dans les deux pays,
et qui peuvent conséquemment prêter à une comparaison. La fraude
sur ces deux articles est, dit-on, très considérable et prive le trésor
d'un bon tiers des recettes. Pour ce qui est des contributions directes,
ou de ce qui en tient lieu, comme elles sont perçues par les ayun-
tamientos, il esta peu près impossible d'évaluer ce qui se perd. On a
essayé plusieurs fois de faire un relevé de la matière imposable;
on a toujours été forcé de s'arrêter, faute de renseignemens suffî-
sans. Les élémens d'une statistique manquent absolument.
La révolution, qui a fait main basse sur tant de débris du passé,
a respecté dans le système financier le monument le plus suranné
du moyen-âge. On a compté en Espagne plus de cent espèces de
contributions différentes. L'origine, la nature et le nom de quel-
ques-unes de ces contributions ne sont pas moins étranges que leur
nombre. Valcabala est un droit sur les ventes qui remonte aux
Maures, la cruzada est l'impôt payé pour une bulle obtenue sous
Charles-Quint qui permet de manger de la viande en carême, les
millones ou contributions indirectes datent de 1590 et de Philippe II,
paja y ustensilios (paille et ustensiles) est une taxe sur le revenu,
quelque chose comme Vincome fax de sir Robert Peel, qui a été in-
stituée en 1719, et ainsi de suite. La plupart de ces impôts, établis
dans des temps d'ignorance et de despotisme, sont mal conçus, mal
assis, et étouffent la production et la consommation dans leurs
sources. Ils ne sont pas d'ailleurs les mêmes dans toutes les pro-
vinces. Telle portion du pays ne contribue aux charges de l'état que
pour un faible don annuel; telle autre est affranchie des droits indi-
rects. Une foule de taxes locales, d'une origine plus ou moins féo-
SITUATION DE LESPAGNE. 289
dale, compliquent encore le système; il en résulte que les charges
sont réparties sur la surface du territoire avec une criante irrégula-
rité. Quand certaines parties de l'Espagne sont écrasées, d'autres
au contraire jouissent de privilèges exorbitans. Point d'unité; beau-
coup de branches de revenu sont affectées à des destinations spé-
ciales; chaque ministère a ses recettes particulières et son budget
distinct, dont les meilleurs produits sont parfois engagés d'avance
pour plusieurs années. C'est une confusion semblable en tout à celle
qui régnait dans les finances de la France avant 1789.
L'Espagne a eu beaucoup d'assemblées constituantes qui se sont
occupées de lui donner des lois politiques, elle n'en a pas encore eu
une qui ait songé à la doter d'une bonne organisation financière.
Ce sera là l'éternel honneur de l'assemblée constituante française.
Elle a sans doute commis bien des fautes , elle est tombée dans bien
des erreurs; mais en môme temps qu'elle fondait sur des théories im-
praticables la constitution politique du pays, elle lui donnait la con-
stitution économique qu'il a encore, et qui a si heureusement suc-
cédé au chaos de l'ancien régime. Les travaux de l'assemblée, sous
ce rapport, ont été moins brillans sans doute, mais plus solides, d'un
effet plus durable et plus sûr que ses travaux politiques. La consti-
tution de 1791 a disparu; l'unité administrative et financière est
restée.
Voilà un travail qui reste à faire à l'Espagne et un de ceux qui lui
importent le plus. L'unité et l'homogénéité des finances sont de
grands leviers de puissance pour un état. Quand toutes les recettes
sont centralisées, la révision devient plus facile, et la répartition plus
équitable. Or, les effets d'une bonne répartition sur le revenu pubUc
sont incalculables. Avec quelques impôts bien simples, bien clairs,
mais également distribués et habilement assis, l'Espagne obtiendra
plus de résultats qu'avec cet amas d'exigences vexatoires, confuses,
et quelquefois contradictoires. Le spectacle de ce qui se passe en
France peut encore lui servir d'exemple. Le nombre de nos contri-
butions est borné, mais leur perception est si bien entendue et se
moule si naturellement sur le progrès delà richesse pubhque, que
sans l'établissement de nouveaux impôts, les revenus montent d' eux-
mêmes, dans une proportion considérable, à mesure que la consom-
mation s'accroît et que les échanges se multiplient.
Il est surtout une branche de revenu qui n'a pas encore été , à
vrai dire, exploitée en Espagne : ce sont les douanes. Dirait-on que,
dans cette monarchie de quinze miUions d'ames, où l'aisance moyenne
290 REVUE DES DEUX MONDES.
s'est fort accrue depuis trente ans, les douanes ne rapportent au
trésor public que quinze millions par an, à peine la moitié de ce que
produit chez nous la seule douane de Marseille? Quand la Grande-
Bretagne, qui ne compte guère plus d'habitans, retire annuellement
de ses douanes l'énorme somme de six cents millions de francs, c'est
à la quarantième partie de ce chiffre que l'Espagne en est réduite!
Rien ne prouve plus qu'un pareil fait combien de ressources offrira
la Péninsule à quiconque portera sur ses affaires économiques un
coup d'oeil intelligent.
Le commerce d'importation qui est maintenant en France de plus
d'un miUiard, et qui dépasse depuis long-temps en Angleterre un
milliard et demi, n'atteint en Espagne, officiellement du moins, que
cent cinquante millions de francs environ. Si la puissance industrielle
d'une nation se mesurait au peu qu'elle retire de l'étranger, l'Es-
pagne serait la première nation industrielle du monde, car il n'en est
pas qui, proportionnellement à sa population, reçoive moins de mar-
chandises étrangères. Les partisans du système prohibitif peuvent
admirer à leur aise dans ce pays-là les magnifiques conséquences
qu'il peut produire. L'Espagne est le pays natal du système prohi-
bitif; il y brille depuis des siècles de tout son éclat, et il est parvenu
à étouffer toute l'activité industrielle , agricole et commerciale sur
fun des territoires les mieux doués par la nature pour findustrie,
l'agriculture et le commerce.
Quand l'Espagne réformera ses douanes, elle n'y gagnera pas seu-
lement sous le rapport fiscal. Le travail national, comme on dit à
présent, gagnera encore cent pour cent à être délivré de la prétendue
protection qui fécrase. Mais on peut procéder graduellement dans
cette réforme , et la commencer sans alarmer les intérêts qui se
croient lésés par un remaniement total. Avec ses absurdes tarifs,
TEspagne n'empêche pas les produits étrangers d'entrer chez elle;
seulement, elle les force à entrer par contrebande et à payer aux
entrepreneurs du commerce interlope la prime qu'ils devraient payer
au fisc. Que les droits soient abaissés de manière à être un peu au-
dessous ou seulement au niveau de la prime de contrebande, et le
trésor bénéficiera immédiatement d'un revenu qui lui échappe au-
jourd hui, sans rien changer en réalité aux conditions commerciales
existantes. Ce revenu doublera, triplera ensuite, si Ton veut aller
plus loin et rendre f Espagne plus accessible au commerce, au grand
profit de la population entière comme des finances nationales.
L'Espagne a besoin de revenir de loin sous le rapport des intérêts
SITUATION DE l'ESPAGNE. 291
matériels, car une mauvaise constitution économique a toujours été
la plus grande plaie du pays. Quand une nation s'enrichit , elle trouve
toujours le moyen d'arranger ses autres affaires. C'est quand elle va
«'appauvrissant qu'elle perd tout ressort. Or, parmi les attentats qui
chargent la mémoire de Philippe H, le système de compression
financière qu'il a établi n'a pas été un des moins mortels. Partout où
ce système déplorable a été porté, il a laissé après lui la ruine et la
dévastation. Voyez Naples : dans quel état l'administration espagnole
avait mis ce beau royaume, qui n'a commencé à reprendre vie que
quand il a échappé à la domination des successeurs de Philippe II!
Il serait curieux de suivre dans ses détails les ingénieuses inventions
de cette autre inquisition pour tarir systématiquement toute richesse.
Il n'y a de comparable à cet absolutisme destructeur que l'adminis-
tration dévorante des Turcs.
Voilà plus d'un demi-siècle que l'illustre Jovellanos, dans son mé-
morable travail sur la législation agricole, a posé les bases d'une ré-
forme économique. Les révolutions ont réalisé une partie des idées
de ce grand citoyen; il ne reste qu'à en compléter l'exécution pour
les rendre fructueuses. Le traité sobre la leij agraria devrait être
encore aujourd'hui le manuel de tout ministre des finances espagnol.
Le plus difficile est fait; la propriété elle-même s'est affranchie dos
chaînes caduques du moyen-âge , et si cette délivrance a été quel-
quefois achetée par des violences coupables qui auraient fait saigner
le cœur du sage économiste asturien, les résultats sont maintenant
consacrés par le temps, qui cicatrise bien des blessures. Il manque
peu de chose pour tirer toutes les conséquences de cette transforma-
tion, et pour faire participer le gouvernement au bien qui en naît
tous les jours pour la société.
Le trésor a encore une ressource dont nous n'avons pas parlé : c'est
la vente des biens du clergé; mais cette ressource, toute révolution-
naire, n'a pas l'importance qu'on lui prête. Si, dans l'origine, l'état
avait procédé avec intelligence à la prise de possession des biens du
clergé, les créanciers de l'Espagne auraient pu y trouver un gage
qui les eût rassurés. Aujourd'hui, cette réserve est gaspillée. Ce qui
a été vendu suffit à peine pour représenter les intérêts de plusieurs
années qui n'ont pas été payés, et ce qui reste à vendre est grevé
d'une servitude morale fort grave. Ceci nous amène à la troisième
des grandes questions que nous avons indiquées, celle de l'église.
Il y a quelques années, le clergé espagnol était le plus riche du
londe; maintenant, il est le plus pauvre. On lui a pris ses biens
1
292 REVUE DES DEUX MONDES.
pour les vendre au nom de la nation, et on ne lui a donné en échange
que des subsides qui ne se paient pas. Cette situation honteuse ne
peut pas durer; il faut que, d'une manière ou de l'autre, le clergé
ait des revenus qui lui permettent de vivre et d'entretenir le culte.
Ou qu'on lui rende ce qui reste de ses biens, ou qu'on lui donne
une dotation réelle sur le budget: il n'y a pas de milieu pour un gou-
vernement qui se respecte. Le clergé espagnol, tant séculier que
régulier, avait beaucoup à expier, car il était pour sa bonne part dans
les maux séculaires du pays. L'expiation a été cruelle; il ne faut pas
qu'elle se prolonge plus long-temps. La religion elle-même finirait
par souffrir de la colère soulevée par ses ministres. A son tour, l'Es-
pagne nouvelle a des torts, même des crimes, à se reprocher envers
le clergé. Le moment de la réconciliation doit être venu, car de part
et d'autre on a besoin de faire oublier.
Cette difficulté du revenu n'est pas la seule. Il n'y a plus, à propre-
ment parler, d'église espagnole. Les rapports entre l'Espagne et
Rome sont rompus. Les trois quarts des sièges épiscopaux sont vides.
Parmi les évêqnes, les uns ont suivi don Carlos, les autres ont été
déportés par le gouvernement hors de leurs sièges. Deux ou trois
fois, on a essayé d'introduire en Espagne la constitution civile du
clergé, mais l'esprit profondément catholique du pays y a répugné.
Même dans les cortès élues sous l'administration d'Espartero , la loi
proposée est restée sans discussion. Il est indispensable et urgent
d'ouvrir des relations avec le saint-siège pour la négociation d'un
concordat. Le pays lui-même le demande, car, dans les élections
qui viennent d'avoir lieu, plusieurs prêtres éminens ont été nommés
candidats au sénat, la constitution leur fermant l'entrée de la cham-
bre des députés. Il n'est pas possible que le peuple le plus catholique
de l'Europe reste long-temps dans cet état. Nulle part, dans les cam-
pagnes, le service du culte n'est assuré, et tout le royaume est comme
frappé d'interdit.
Après le bombardement de Séville, le vénérable cardinal Cien-
fuegos, archevêque de cette ville, déporté à Alicante , a envoyé de
son exil, au chapitre de sa cathédrale, sa croix d'or et son anneau
pastoral, pour contribuer au soulagement des malheureux atteints
par le bombardement. Cet envoi était accompagné d'une lettre tou-
chante où le vieux prélat s'excusait sur sa pauvreté de ne pouvoir
faire davantage. Toute l'Espagne s'en est émue, et il est bien à dé-
sirer que l'attendrissemjnt général produit par cet incident con-
duise à quelques mesures efficaces.
i
, SITUATION DE L'ESPAGNE. 293
Enfin nous avons parlé de travaux publics. Il est inutile d'insister
sur ce sujet qui se recommande de lui-même. Tous les rapports des
voyageurs s'accordent à présenter les Espagnols comme très occupés
de questions matérielles. L'émulation les a gagnés. De tous les côtés,
on n'entend parler que de projets de routes, de ponts, de canaux. Le
danger est qu'ils prétendent trop faire à la fois, car il paraît bien
certain qu'ils veulent à toute force sortir de leur apathie tradition-
nelle. Nous leur recommandons surtout les routes au travers des Py-
rénées. Entre Bayonne et Perpignan, Napoléon voulait ouvrir cinq
grandes communications. Le gouvernement français fera certaine-
ment de son côté ce qui sera nécessaire pour réaliser le magni-
fique projet de l'empereur, quand il sera sûr que les voies tracées
sur notre territoire se prolongeront sur le territoire espagnol. Il est
difficile de prévoir toutes les conséquences que pourrait avoir sur
l'avenir de la Péninsule l'ouverture de ces cinq portes, par où passe-
raient les richesses, les mœurs, les idées , toute la civilisation de la
France et de l'Europe. Si l'on n'avait pas tant abusé du mot de
Louis XIV, nous dirions qu'alors véritablement il 71' y aurait plus de
Pyrénées.
Mais ces merveilles ne sont réalisables qu'autant que le grand pro-
blème sera résolu, le problème d'un gouvernement. Nous venons de
dire quels obstacles le succès rencontrera; nous avons dit aussi quels
moyens peuvent l'aider. A nos yeux, si les élémens d'anarchie sont
puissans, les élémens d'ordre sont plus forts encore. Mais la moindre
faute peut tout perdre, et le trône avec le reste. Or, si jamais le trône
est renversé, tout est Uni pour l'Espagne; le principe monarchique,
resté debout encore dans ce tas de ruines, est sa seule chance de
salut. Nous qui avons eu le facile mérite de prévoir et d'annoncer
d'avance la chute d'Espartero, nous voudrions être aussi bon pro-
phète en annonçant que la crise actuelle peut être le salut du pays.
Malheureusement il est toujours plus aisé et plus sûr de prévoir le
mal que le bien. Ayons pourtant bon espoir. Ces momens où le dan-
ger est visible pour tous sont quelquefois ceux où il est conjuré le
plus facilement.
LITTERATURE ANGLAISE.
THE IRIS H SKETCH BOOK,
BY M. M. -A. TITMARSH.
M. Titmarsh, — ceci est un pseudonyme, — ou M. Thackeray, — voilà I
vrai nom de notre voyageur, — appartient à cette classe de braves et honnêt^i
cockneys littéraires qui ont la faiblesse de n'aimer point à s'en faire accroiM|
et de raconter la vérité telle qu'ils l'ont vue, sans apprêt, sans ornement;
fidèles à leurs impressions, à leurs préjugés même, et se souciant assez peu
de l'opinion pour ne pas faire toilette au moment de comparaître devant le
public. Ce gai compagnon est d'une franchise à toute épreuve. Il avoue qu'il
voyage en véritable agent littéraire pour un des lords de Paternoster Ilow,
c'est-à-dire pour un gros bonnet de libraire, qui, lui mettant un beau jour une
centaine de guinées entre les mains , et lui promettant cinq ou six fois celte
somme, l'a prié d'aller s'impressionner de la verte Erin , à raison de quatre
mois et deux volumes. Beaucoup de nos écrivains accepteraient un pareil
marché, mais combien peu renonceraient à colorer plus poétiquement leur
voyage! Il leur faudrait, — et à leurs lecteurs aussi, — une perspective plus
favorable, un ajustement moins simple et plus apprêté. La fantaisie les
poussait, nous diraient-ils, ou bien le besoin d'oublier. Quelques-uns ne se-
raient pas fâchés de se poser en hommes d'état futurs. Nous en savons qui
vont s'assurer, aux confins du monde, du bruit qu'y réveille leur nom.
D'autres voyagent à la recherche des ordres étrangers, comme Japhet à la
recherche d'un père. Ceux-ci se font espions politiques au profit d'une opi-
nion qu'ils n'ont pas; ceux-là quêtent tout bonnement sur les bords de la
Neva des dupes qu'ils ne trouveraient plus à Paris. Aucun ne nous initie
LITTÉRATURE ANGLAISE. 295
à ses véritables intentions. Pour la plupart, néanmoins, l'éditeur est au bout
du voyage. Ils passent par l'Espagne, les Alpes ou la Russie, mais sans perdre
un instant de vue cette portion du faubourg Saint-Germain oii trônent les
Colburn et les Bentley parisiens. S'ils s'en taisent, c'est fatuité pure.
Quant à nous, la véracité complète de M. Titmarsh, sur ce point délicat,
nous a fait le plus grand plaisir, en ce qu'elle nous a paru garantir son exac-
titude à propos de toute autre chose. Et la vérité, la vérité avant tout, c'est
ce que nous demandons aux voyageurs. Combien peu nous la rapportent!
Ajoutons que M. Titmarsh est un dessinateur humoriste, et qu'il a semé
sa narration de petites pochades fort agréables. On comprendra facilement
alors comment il nous a séduit, et comment , peut-être , nous ne serons que
les interprètes fort insuffisans de son esprit, doublement formulé.
Voilà beaucoup de préliminaires. Aussi passerons-nous à Dublin sans plus
tarder, à Dublin, dont les harengs grillés sont vraiment dignes de leur répu-
tation. La ville est belle, les maisons, en briques rouges, ont un aspect ma-
jestueux. Stephen's-Green, où le libérateur veut installer son parlement, est
un square taillé dans d'immenses proportions; mais les harengs grillés ont
un charme tout particulier pour notre voyageur. Les harengs et les journaux
du lieu, voilà ce qu'il admire tout d'abord. Et à peine a-t-il jeté les yeux sur
ces derniers, que notre protestant reçoit la première aspersion d'eau bénite
catholique. Le Morning Register lui apprend que l'évêque d'Aureliopolis a
été sacré, ajoutant que cette distinction lui a été conférée par le saint pon-
tife, the holy pontiff; — expression malsonnante s'il en fut, — malson-
name aux oreilles anglaises, — quand il s'agit du pape de Rome. Mais Tit-
marsh devait en entendre bien d'autres.
Suivait dans le même journal un parallèle entre le prélat catholique et les
évêques anglicans : le luxe effréné, l'épicuréisme de ceux-ci, étaient comparés
aux vertus, à la pauvreté méritoire, à la vie de privations que s'imposait
celui-là. Par malheur, immédiatement après celte philippique éloquente, le
journaliste insérait un compte-rendu fort exact du dîner d'installation donné
par le nouvel évêque aux officians du matin : le nom du restaurateur, l'éloge
du repas, une phrase reconnaissante sur le bon choix et ^excellente qualité
des vins, rien n'y manque; et Titmarsh s'attendrit tout aussitôt sur la vie de
privations qui commence pour les prélats romains au sortir de la chapelle où
ils sont sacrés. — Les assises de Tiperary, dont il lit ensuite le détail, lui
fournissent des réflexions moins gaies : six meurtres, coup sur coup jugés,
tous commis de sang-froid, à la face du jour, quelques-uns en présence de
témoins qui n'ont pas remué un doigt pour les empêcher, et qui se refusent
obstinément à nommer les assassins; ceux-ci, convaincus du crime, mais
niant toujours, jusque sous la potence, afin de point compromettre leurs com-
plices ou leurs témoins à décharge.
Tels étaient les premiers traits de la vie irlandaise. La solitude des rues,
la paresse déguenillée des rares passans qui les traversaient, frappèrent aussi
notre Loidjncr, habitué à l'activité silencieuse de la foule qui obstrue le
296 REVUE DES DEUX MONDES.
Strand. Peu à peu, il vous fait partager l'espèce de prostration morale qui
s'empare de lui au sein de cette capitale vide et inoccupée, devant ces mai-
sons magnifiques et désertes, sur ces trottoirs où quelques mendians sem-
blaient se demander l'aumône les uns aux autres en attendant qu'un gent-
leman vînt à passer. Que faire en une cité pareille ? De tous les personnages
auxquels ïitmarsh était recommandé, pas un n'avait jugé à propos de rester
à Dublin pendant l'été. Le voyageur rentra donc triste et abattu dans sa
petite chambre {Shelburne Hôtel), et, las de regarder par la fenêtre, il re-
garda la fenêtre elle-même.
Ici nous voudrions pouvoir vous donner le portrait de cette fenêtre, tel
que Titmarsh l'a croqué. Elle a, comme toutes les croisées d'outre-Manche,
cette forme surannée qui donna l'idée de la guillotine, et que la déplorable
aventure de Tristram Shandy a pour jamais immortalisée. Le montant
mobile est à demi soulevé; mais, pour venir en aide à la coulisse élargie qui
le laisserait retomber, la house-tnaid a imaginé de lui donner un support,
et ce support, c'est le balai de la cheminée. Ne vous étonnez pas de la
surprise de ïitmarsh en face de cet ingénieux mécanisme. Un Anglais ne
comprend pas l'a peu près, et ne sait pas ce que c'est que le j)rovisoire;
l'Irlandais, en cela proche parent du Français, se contente à meilleur mar-
ché, fait expédient de tout, et, doué du plus heureux abandon, substituera
fort bien un balai à un appui de fenêtre. Lequel a tort? lequel a raison?
C'est un point que, suivant son caractère, chaque lecteur pourra décider.
Quant à nous, il nous semble que la caricature en question, comme la plu-
part des plaisanteries, se retournerait aisément contre celui qui l'a faite.
Pendant que ïitmarsh dessinait, un énorme cabriolet tournait le coin
de la place, s'arrêtait devant Shelburne-Hotel, et apportait au voyageur ce
qu'il pouvait désirer de mieux en ce moment de solitude misanthropique :
une invitation à dîner. La première invitation décide ordinairement le sort
du voyage; en Irlande surtout, où elle en engendre une foule d'autres. A
peine mis en rapport avec les naturels du pays , Titmarsh n'eut plus que
l'embarras du choix entre une course de chevaux, une promenade en calèche
dans le comté de Kerry, et un séjour à la campagne, où on lui promettait les
plus belles pêches de saumon. Le résultat final de toutes ces propositions fut
un voyage à Cork, déterminé par l'agréable perspective d'une fête agricole.
A Rathcole comme à Naas, à Naas comme à Kilcullen, malgré quelques
soins donnés à la décence extérieure, le touriste commence à pressentir la
misère du pays. Le commerce ne se révèle nulle part. Les rues sont désertes.
A Kilcullen, cependant, il y a foule aux portes d'une boucherie; (\^i\\ ou
trois cents personnes, des femmes pour la plupart , en assiègent les portes.
C'est une distribution de viande que les propriétaires des environs y font
faire une fois la semaine. Plus loin, de pauvres femmes arrachent dans I
liaies quelques herbes sauvages, quelques orties, destinées à les nourri
faute de pain ou de pommes de terre..., faute de travail aussi. — Ce qu
voyant, Titmarsh s'étonne de leur air de santé. « Parmi tous ces morts
i
LITTÉRATURE ANGLAISE. 297
faim, s'écrie-t-il , on ne trouverait pas autant de visages cadavéreux que
dans un groupe d'avocats anglais. » La plaisanterie peut être bonne; mais
est-elle bien à sa place ?
Il est vrai qu'elle fut probablement écrite dans une jolie ferme du Kildare,
oii Titmarsh s'arrêta trois jours, et où toute impression fâcheuse devait né-
cessairement s'affaiblir, tant on y respirait l'aisance et le bonheur domestique.
IVotre touriste la dépeint avec d'autant plus de complaisance et de charme,
qu'au sortir de là, il était tombé dans une auberge de Waterford, où tous ses
sens anglais souffraient à la fois : sur cette table où il veut poser son ciia-
peau , une épaisse couche de poussière; sur une chaise où il veut s'asseoir et
qui rôtit paisiblement au soleil, les traces humides d'un plat qu'on vient
d'y poser; dans un coin de la salle, quatre garçons fainéans qui se querellent
et n'écoutent pas les voyageurs; un dîner abondant et dégoûtant; le canard
est cru, les pois sont crus; la nappe est tachée de cidre; une cornemuse ir-
landaise nazille obstinément à côté de la fenêtre ouverte. Nonobstant cette
précaution, une fumée étouffante remplit la salle à manger. Vainement un
pathétique défenseur de l'Irlande voudrait-il accuser l'Angleterre de tout ce
désordre : Titmarsh ne le souffrirait pas. Il prétend en effet qu'un balai
n'est point une arme prohibée par les lois, qu'une maison mal tenue n'est
point économique, et qu'un gigot de mouton cuit à point ne revient pas plus
cher que lorsqu'il est cru. Ce sont là ses opinions politiques les plus arrêtées.
A peine remonte-t-il en voiture, qu'à chaque relais un horrible groupe de
mendians lui rappelle en quel pays il voyage. Alors, si peu disposé qu'il soit
aux réflexions mélancoliques, il lui faut bien se rappeler qu'un sixième de
la population irlandaise (1), — c'est-à-dire douze cent mille créatures de
Dieu, — n'ont de soutien, toute l'année durant, que la charité publique ou
privée. Il s'étonne alors, regarde avec effroi les faces hideuses de tous ces
misérables, et se demande « ce que serait l'histoire, fidèlement racontée,
d'une douzaine d'entre eux, depuis quinze jours. » — En effet, que serait-
elle }
La misère, en Irlande, est de telle nature, qu'elle a conquis des droits, des
privilèges, inconnus ailleurs. Le mendiant ne s'arrête pas timidement à la
porte du parc; il entre, et, sans hésiter, il demande à parler au maître.
Celui-ci reçoit, comme une autre visite, celle de l'hôte affamé. Il écoute ses
griefs, il les juge, et ce qu'il donne, il semble le payer comme une dette.
Ce seul fait, rapporté comme trait de mœurs, donne une effrayante idée du
pays. Du reste, là comme ailleurs, la plus vive répugnance écarte de la maison
des pauvres ceux qui semblent avoir le plus pressant besoin d'y cherclier
asile; Titmarsh raconte qu'il conseillait cette ressource suprême à une men-
diante dont les plaintes l'avaient attendri. Elle changea sur-le-champ de phy-
sionomie, et avec l'expression du plus profond dédain : « C'est une maison,
lui répondit-elle en parlant de l'hôpital qu'il avait nommé, c'est une maison
I
(1) Chiffre officiel.
TOME lY. 20
298 REVUE TES BEUX MONDES.
OÙ personne d'iionnéte ne saurait aller. Elle est au-dessous de ses af-
faires! (1). )) Un tel scrupule n'était-il pas édifiant?
Sur sa route, à Cappoquin, trouvant l'établissement du INIont-Meilleraye,
fondé par les trappistes bretons, l'écrivain protestant reconnaît qu'ils ont
merveilleusement fertilisé quelques rochers stériles où on leur a permis de
s'établir, mais il s'en dédommage aussitôt par les reproches ordinaires des
réformés à l'ascétisme. Il est vrai qu'il range les quakers sur la même ligne,
et ne se gène pas pour les assimiler, quakers et trappistes, aux fakirs indiens.
Sans être précisément possédé d'un zèle fanatique pour aucun culte, nous
n'admettons pas cette malveillance sans motif contre les gens qu'une foi plus
ou moins éclairée conduit à certaines pratiques , lorsque ces pratiques sont
compatibles avec le bien-être de la grande communauté. Aussi ne confondrons-
nous jamais le solitaire qui se condamne au travail du corps pour dompter
l'orgueil de l'esprit, avec l'insensé qui se mutile à coups de poignard , ou va
se faire écraser par la roue d'une pagode roulante, sans que ses tortures ou
son supplice profitent à personne.
Il y a moins d'amertume dans les réflexions du spirituel touriste à propos
des ursulines de Blackrock. Ici les égards dus au beau sexe ont atténué son
humeur satirique, et d'ailleurs, il en convient, il a eu peur. Peur, direz-
vous, et de quoi.^ Nous le laisserons répondre lui-même :
« On nous fit entrer dans un salon très gai , où ne tarda pas à venir nous
prendre la sœur N" Deux-Huit, charmante et gracieuse femme dont voici le
costume {Fignette représentant une ursuline). « C'est la plus jolie religieuse
du couvent, » me dit à l'oreille l'ex-pensionnaire sous les auspices de laquelle
j'étais venu. Alors, l'avouerai-je, bien que dans cette figure souriante et
douce, dans cette taille déliée, souple et menue, il n'y eût rien de très effrayant
pour personne, encore moins pour un énorme protestant de six pieds de haut,
je ne pus m'empêcher de la regarder avec une émotion qui se révélait par un
léger tremblement. C'était la première fois que je me trouvais en compagnie
d'une religieuse. Dirai-je — et pourquoi non?— que leurs augustes voiles, leurs
mystérieuses robes noires me fout peur? De même, lorsque je vois les prêtres
catholiques vêtus de chapes étincelantes , et les petits thuriféraires écarlates,
défiler en s'iuclinant devant l'autel, leurs gestes, dont le sens m'échappe, le
frémissement des chaînes, le mouvement cadencé des encensoirs fumans,
l'odeur pénétrante qu'ils répandent au loin, me remplissent d'une secrète an-
goisse. Maintenant que me voilà vis-à-vis d'une vraie nonne, jolie et pâle,
entre quatre murs, je me demande avec effroi si quelqu'une de ses sœurs
n'est pas enfermée dans un inpace souterrain...; si ce pauvre petit corps, si
délicat et si frêle, est labouré des cicatrices que la discipline et la haire de
crin doivent y laisser...; et comment a-t-elle dîné aujourd'hui?
« En passant auprès du réfectoire, nous avions subodoré je ne sais quelle im-
(1) Dey owe iwo hundrcd pounds at dat house , said shc, and , failh, an honest
wonian can'l i;o dore.
LITTÉBATURE ANGLAISE. 299
perceptible et fade émanation qui réveillait Tidée du jeûne et d'un bouillon
de légumes servi dans des assiettes de bois. Sur ce, je m'étais représenté ces
pauvres filles mélancoliquement attablées autour de ce pâle brouet, tandis
qu'une vieille et jaunâtre discrète, percbée dans la chaire aux lectures, leur
marmottait quelques extraits de sermon... «
Avec de telles idées, M. ïitmarsh ne peut croire au bonheur des religieuses.
Vainement, la sœur Deux-Huit lui sourit-elle à chaque parole; vainement dé-
clare-1- elle que son existence n'a rien de pénible : notre beefeater n'accepte
ce témoignage que sous bénéfice d'inventaire. Il lui paraît hors nature qu'un
bouillon d'herbes suffise à la félicité humaine. Ce phénomène extraordinaire
mérite confirmation. Et il continue d'un œil soupçonneux la revue du cou-
vent; il entre dans les petites cellules , non sans un serrement de cœur, et
se rassure à peine en voyant le mobilier si modeste et si propret, le lit de
fer à rideaux de serge verte, l'armoire en bois blanc, la chaise de paille,
l'image d'un saint encadrée de papier doré, la Vierge au cœur sanglant, le
crucifix, et devant lui la petite bougie de cire : « Et c'est là , s'écrie encore
notre comfortable touriste , c'est là que passent leur vie entière ces pauvres
choses voilées de noir! »
La sœur Deux-Huit lui montre ensuite, avec un certain amour-propre de
nonnain, l'orgue de la chapelle, en bel acajou; puis le musée du couvent
C pauvre fille, Titmarsh en avait tant vu, et de si beaux! ), c'est-à-dire, dans
une armoire vitrée, un soulier chinois, deux ou trois vases venus de l'Inde,
trois ou quatre médailles des papes, et une douzaine de volumes de théologie,
publiés et reliés en France sous Louis XIV. « Elle nous montrait tout cela,
s'écrie Titmarsh , avec l'empressement et le babil aimable d'un enfant qui
étale ses joujoux! — Une seule sœur, disait-elle avec un naïf et respectueux
étonnement, une seule sœur, en y consacrant, il est vrai, toute sa vie, avait
formé cette collection. — Quant à moi, j'étais presque attendri. La pauvreté
même de ce trésor le rendait intéressant à mes yeux. Un peu plus riche, il
eût été ridicule. A ce degré de dénûment, il inspirait une respectueuse pitié. »
Rarement ïitmarsh est aussi sentimental qu'à propos des Ursulines , et
encore cette sentimentalité ne dure-t-elle pas long-temps; témoin l'apos-
trophe que lui inspire la vue de la grille oij ces jeunes victimes, les mains
pressées entre celles de l'évêque, consomment le sacrifice suprême de leurs
espérances en ce monde. « C'est là, dit Titmarsh , que s'accomplit le suicide
du cœur... O brave Martin Luther! Dieu merci, vous avez renversé cet autel
d'enfer, ce paganisme maudit. Laissons des retraites pareilles à ceux que la
mort a isolés, que les remords poursuivent, que les chagrins ont abattus.
O femmes, si vous voulez battre et lacérer vos poitrines dans des cavernes
et des solitudes, si vous voulez finir comme Madeleine a fini , commencez-
aussi comme Madeleine! »
Le conseil est léger, mais Iwureusement sans périls pour les femmes d'Ir-
lande, qui , s'il faut en croire notre voyageur, sont à la fois les plus belles et
les plus chastes de la création. Remarquez, s'il vous plaît, l'inconséquence
20,
300 REVUE DES DEUX MONDES.
de ce brave protestant, qui attribue à la confession cette vertu inexpugnable.
C'est en allant aux courses de Killaruey qu'il laisse échapper l'aveu suivant :
« Jamais, sur de pauvres ou riches épaules, je n'ai vu tant de jolies
figures. Les jeunes paysannes elles-mêmes ont dans le regard une expression
de tendresse langoureuse que je préfère encore à leur beauté La foule se
livrait, du reste, à la gaieté qu'on retrouve partout ici : les piétons échan-
geaient toute espèce de plaisanteries avec les charmantes personnes qui pas-
saient en voiture au milieu de la chaussée. Les gars les saluaient toutes sans
exception de quelque compliment très expressif. L'une d'elles, plus fière ou
plus timide que les autres, détournant la tête et ne montrant à ses admira-
teurs qu'une masse énorme de beaux cheveux bruns, profusément répandus
sur ses épaules, fut embrassée, — la voiture venant à s'arrêter un instant, —
parle plus téméraire d'entre eux. Un beau soufflet tomba tout aussitôt sur la
joue du coupable, qui se mit à crier : Au meurtre! et fut accablé d'aigres
reproches par toutes les capes bleues qui garnissaient le fond de la carriole.
Mais, un instant après, ces bonnes figures irlandaises riaient à qui mieux
mieux de l'aventure, et l'audacieux voleur eût pu, sans courir les mêmes
dangers, réitérer sa galante prouesse.
<t Ici , de peur qu'on ne prenne mauvaise opinion d'un écrivain qui traite
si légèrement un pareil attentat, il faut bien ajouter que, malgré ces embras-
sades, ces folâtreries, ces badinages perpétuels, il n'est pas au monde de plus
innocentes jeunes filles que les jeunes filles irlandaises, et que la pruderie
délicate de nos Anglaises est d'une défense beaucoup moins sûre. Il ne faut
que traverser une ville d'Irlande et une ville d'Angleterre pour juger de leur
moralité relative. Ce grand épouvantail, le confessionnal, se dresse toujours
en face de la jeune Irlandaise, qui sait bien que, tôt ou tard, il y faudra tout
raconter. »
Maintenant, comme il serait assez maladroit de voyager en Irlande sans y
voir le père Mathew, nous reviendrons sur nos pas jusqu'à Cork, la ville la
plus littéraire que notre touriste ait rencontrée sur sa route. Ce fut en des-
cendant de voiture que Titmarsh vit passer dans la rue un homme de qua-
rante-deux ans environ, que son extérieur avenant et les respects dont il était
l'objet lui firent distinguer tout d'abord. Un instant après, il reconnut une
figure que la lithographie a popularisée dans les trois royaumes. C'était, en
effet, Théobald Mathew, l'apôtre de la tempérance. Ce grand homme s'ap-
procha de la voiture, et serra cordialement la main du cocher, qui était un
adepte récent du teetota/ism. Le lendemain, notre voyageur eut occasion
de lui être présenté. C'était, pour le prêtre catholique, une épreuve difficile,
dont il se tira fort bien, à ce qu'il semble. Du moins paraît-il avoir fait à
demi la conquête du sensuel hérétique, s'il faut en juger par le témoignage
favorable que celui-ci s'empresse de lui rendre.
« Il n'y a rien de remarquable en M. Mathew, nous dit-il, si ce n'est son
excessive simplicité de mœurs, sa cordialité, son air de franchise et de réso-
lution; très différent en ceci de la plupart de ses collègues. D'où vient cette
LITTÉRATURE ANGLAISE. 301
mine sombre et rechignée qui altère constamment la figure du prêtre irlan-
dais? J'ai rencontré une douzaine au moins de ces révérends, et, à deux ou
trois exceptions près , c'était toujours la même expression fausse dans le re-
gard, la même affectation mielleuse dans le langage. Mathew est le seul en
qui je n'ai trouvé, lorsqu'il parlait des affaires publiques, aucun des préjugés
de l'esprit de parti. Connaissant à fond l'état du pays, les rapports du pro-
priétaire et du fermier, la condition des paysans, il parle de leurs besoins,
de leurs différends respectifs et des améliorations que leur situation réclame,
avec la plus minutieuse expérience pratique. Et en l'écoutant, quiconque n'eût
pas été au courant de ses principes n'aurait pu savoir au juste s'il avait affaire
à un whig ou à un tory, à un catholique ou à un protestant. Pourquoi ne pas
faire un conseiller privé de cet homme si parfaitement informé, dans lequel
les pauvres Irlandais ont tant de confiance, et qui a si bien employé le crédit
populaire dont il est investi? « M. Mathew doit être d'autant plus flatté de
cette motion de Titmarsh que celui-ci ne la ferait pas volontiers pour O'Con-
nell. Sans s'expliquer très catégoriquement sur le compte du libérateur, il
lui lance à l'occasion des sarcasmes détournés, sur la portée desquels on
ne saurait se méprendre, et qui deviennent plus clairs à mesure que le livre
avance.
Le père Mathew, qui dans l'origine, et sans doute pour prêcher d'exemple,
consommait des tasses de thé sans nombre et beaucoup plus d'eau qu'il n'était
nécessaire, se contente maintenant d'une tasse de thé à déjeuner et d'un verre
d'eau à dîner. Après le repas qu'il prit en compagnie de Titmarsh, il proposa
aux dames une partie de plaisir qui consistait à visiter soti cimetière. Le
pronom possessif n'est pas ici sans intention , car dans cette cité des morts,
bâtie sur les ruines d'un jardin botanique, la place du milieu est d'avance
réservée au bienfaisant apôtre. Dieu merci! Titmarsh ne trouve pas à gloser
sur une si lugubre digestion. Pas un Français n'y eût manqué. Telle est la dif-
férence du génie national.
A propos de génie national, il nous prend envie, comme à notre auteur,
de vous raconter un des récits populaires qui charmèrent l'ennui d'une soirée
pluvieuse passée par Titmarsh dans une hôtellerie de Gahvay. Galway est
une ville antique, triste d'aspect, entourée de ruines, écrasée sous le poids
de son ancienne grandeur. C'est la Rome du Connaught , et cette Rome eut
son Brutus, James Lynch Fitzstephen, qui, en sa qualité de lord-maire, porta
un arrêt de mort contre son propre fils, convaincu d'assassinat. Puis, comme
le clan de Lynch, révolté par tant de sévérité, voulait délivrer le coupable,
Fitzstephen Lynch, plus féroce que Brutus, exécuta de ses mains paternelles
le jugement qu'il avait rendu.
Un pareil souvenir n'est pas de ceux qu'on aime à évoquer tout seul , dans
une chambre d'auberge, entre onze heures et minuit, quand le sommeil ne
vient pas, et quand la mèche de votre unique chandelle affecte la forme d'un
champignon qui brûle noir. Titmarsh donc, — lorsque le garçon d'auberge
302 REVUE DES DEUX MONDES.
eut tiré les rideaux de la croisée, monté Teau chaude pour le whiskey, pré-
paré la pipe, et mis à portée delà main une poignée de tabac, — Titmarsli eut
recours à certains "petits volumes mal imprimés et couverts en papier jaune
qui composent la Bibliothèque bleue de la verte Érin. Il y trouva une tragédie
en cinq actes et en vers, dont nous ferons grâce au lecteur, les Mémoires
d'un chef de brigand , le capitaine Freeny, — lecture peu récréative en de
telles circonstances, — et enfin l'histoire de Hudden et Dudden , sur laquelle
nous avons jeté notre dévolu.
Hudden et Dudden étaient tous deux voisins de Donald O'Neary. Chacun
d'eux labourait avec un bœuf les terres du baron de Ballinconlig. Hudden et
Dudden , jaloux de la prospérité qui accompagnait Donald en ses moindres
actions, résolurent de tuer son bœuf, pensant bien qu'il lui serait impossible
alors de cultiver sa ferme, et qu'ils le forceraient ainsi à vendre son petit do-
maine, où ils prétendaient s'établir. Le bœuf, surpris de nuit dans l'étable,
fut bel et bien assommé. Donald, au matin, très fâché de le trouver mort,
ne perdit pourtant pas la tête. Il écorcha l'animal, mit le cuir sur ses épaules,
— l'épiderme sanglant en dehors, — et s'achemina vers la ville voisine pour
en tirer le profit qu'il pourrait. Chemin faisant, une pie vint se percher sur
la peau saignante, qu'elle becquetait; et de bavarder, tout en mangeant, elle
ne se faisait faute. Donald, remarquant qu'elle avait appris à contrefaire la
voix humaine, et croyant distinguer, à travers ses cris, quelques paroles
mal articulées, étendit la main et se saisit de l'oiseau, qu'il mit sous son
habit; il arriva ainsi à la ville.
La peau vendue, — assez mal, par parenthèse, — il alla dans une auberge
pour y boire un coup , et tout en descendant au cellier avec l'hôtesse, il serra
le cou de l'oiseau , qui se mit à pousser deux ou trois cris entrecoupés, dont
l'hôtelière s'étonna fort. — Qu'est-ce que j'entends? dit-elle à Donald. Il
semble que ce sont des paroles, et pourtant je n'y comprends rien. — Vrai-
ment, dit Donald , c'est un oiseau que j'ai , qui me dit toute chose au monde,
et que je porte toujours avec moi, pour qu'il m'avertisse de tout danger.
Tenez, ajouta-t-il, ce qu'il me disait à l'instant même, c'est que vous avez
de bien meilleure aie que celle que vous allez tirer pour moi.
— Voilà qui est étrange! s'écria l'hôtesse; et sans rien ajouter elle changea
de tonneau. Puis elle demanda si l'oiseau était à vendre. — Je le vendrais,
dit Donald, pourvu qu'on m'en donnât ce qu'il vaut. — Je remplirai votre
chapeau d'argent, si vous voulez me le laisser. — Donald accepta, très en-
chanté de sa bonne chance. Comme il s'en revenait comptant ses écus, il ren-
contra Hudden et Dudden. — Ah! ah! leur dit-il, vous vouliez me faire
pièce, mais, parle fait, vous m'avez porté bonheur. Voyez, ajouta-t-il en
leur montrant son couvre-chef plein de belle monnaie, voyez ce que j'ai eu
en échange de la peau du bœuf. C'est étonnant comme les peaux de bœuf
ont renchéri depuis quelque temps.
Hudden et Dudden rentrèrent aussitôt chez eux , tuèrent leurs bœufs, et ,
LITTÉRATURE ANGLAISE. 303
dès le matin suivant , portèrent les deux peaux au marché. A peine en vou-
lut-on pour quelques pence, qu'ils furent bien obligés de prendre. Ils revin-
rent furieux, et jurant qu'ils tueraient Donald pour les avoir ainsi trompés.
Donald avait prévu que les choses iraient à peu près ainsi, et, de peur
d'être volé ou blessé, il ne voulut pas coucher dans son lit placé dans la cui-
sine, justement au-dessous delà fenêtre. Il prit donc le lit de sa mère, et mit
la pauvre vieille femme à sa place. Aussi les scélérats, se réglant sur les ha-
bitudes de la maison , vinrent-ils étrangler celle-ci; mais comme ils allaient
vider Tarmoire , croyant que Donald était mort, celui-ci fit assez de bruit
pour les effaroucher, et ils partirent les mains vides, à leur très grand regret.
Dès le point du jour, Donald se leva, prit sa mère sur ses épaules et se
rendit à la ville. A côté de la route, il avisa une fontaine auprès de laquelle
il plaça le corps en l'appuyant sur son bâton , comme si la vieille femme
s'était accroupie un instant pour boire. Puis il se rendit dans un lieu public
comme pour y manger un morceau, et il dit à une femme assise auprès de
lui : — Je vous serais obligé d'aller appeler ma mère; elle s'est arrêtée à boire,
près de telle fontaine, et elle est un peu dure d'oreille, je vous en préviens.
Si elle ne répond pas tout de suite, secouez-lui le bras, et dites-lui que je
l'attends ici.
La femme alla porter ce message, et comme, en effet, la mère de Donald
ne semblait pas entendre qu'on l'appelait, cette femme lui prit le bras pour
l'avertir. Mais aussitôt qu'elle l'eut lâchée, voilà que la vieille tombe dans la
fontaine, la face en avant, et, du moins en apparence, la voilà noyée. La
pauvre messagère, surprise et contrite de cet accident dont elle se croyait
la cause, vint raconter à Donald comment les choses s'étaient passées. —
Miséricorde, s'écria-t-il , qu'est ceci? Et il courut tirer sa mère de l'eau,
pleurant et criant comme un insensé.
La femme était bien plus affligée en réalité qu'il ne l'était en apparence, et
tous les habitans de la ville, prenant pitié du malheureux fils, considérant de
plus que l'accident avait eu lieu sur leur territoire, tombèrent d'accord de lui
donner en indemnité une bonne somme d'argent qu'il empocha sans se faire
prier. On enterra d'ailleurs fort bien la pauvre défunte, sans faire payer un
penny pour ses funérailles.
Quand Donald revit Hudden et Dudden : — Vous pensiez m'avoir tué la
nuit dernière, leur dit-il , mais par bonheur vous vous êtes trompés de lit. Or,
j'ai très bien vendu le corps de ma mère. On est en quête d'ossemens pour
faire de la poudre à canon. Voyez la bourse qu'on m'a donnée en échange.
Hudden et Dudden, émerveillés, rentrèrent chezeux, et chacun d'eux tordit
le cou à sa mère. Puis le lendemain on les vit arriver au marché, portant
les corps sur leurs épaules et criant : A vendre une vieille femme pour faire
de lajmudre à canon ! — Tout le monde se moqua d'eux, et les polissons de
la rue les chassèrent à coups de cailloux.
Cette fois ils se promirent d'en finir avec leur trompeur voisin et, de fait,
ils allèrent tout droit chez Donald, qui déjeunait paisiblement, le saisi-
304 ÎIEVUE DES DEUX MONDES.
rent, le garrottèrent, puis le mirent dans un sac pour l'aller noyer dans une
rivière à quelque distance. Tout en y allant, ils virent passer un lièvre, et
comme ce lièvre courait sur trois jambes, ils pensèrent l'attraper facilement.
Aussi posèrent-ils le sac sur la route, et les voilà partis à toute course.
En leur absence passa un conducteur de bestiaux , qui s'étonna beaucoup
d'entendre Donald chanter à tue-tête dans son sac : — Pourquoi chantez-vous?
lui demanda-t-il , votre position n'est pas si belle. — Pas si belle ? répliqua
Donald... Oh ho! vous n'y entendez rien, mon compère. Savez-vous que je
vais au ciel de ce pas , et que là je serai quitte de tout ennui ? — Vraiment?
dit le pasteur; en ce cas je voudrais bien être à votre place. Seriez-vous ca-
pable de me la céder? — Cela dépend du prix, répliqua Donald. — Eh bien!
continua l'homme aux bêtes , je n'ai pas grand argent, mais voici vingt belles
vaches que je vous donnerai si vous me laissez mettre là dedans. — C'est
bien bon marché, dit Donald; mais enfin, dénouez le sac, et j'en sortirai. Ce
qui avait été dit fut fait; le vacher entra dans le sac,— et Donald mena paître
ses vaches.
Hudden et Dudden , ayant pris le lièvre, revinrent à leur victime, et, sans
vérifier le contenu du sac , allèrent le jeter dans la rivière, où il enfonça im-
médiatement. Puis ils arrivèrent chez Donald. Ils pensaient s'y installer en
maîtres, quand ils virent paisiblement assis dans son pré au milieu d'un
troupeau superbe celui qui la veille n'avait pas seulement un méchant veau.
— Donald, lui dirent-ils, quel est ce prodige ? Nous vous croyions noyé, puis
vous voilà! — Hélas! répondit-il, peu s'en est fallu que ma noyade ne m'en-
richît à jamais. Je n'ai manqué pour cela que d'un peu d'aide. Tout ce
qu'on peut voir de troupeaux et d'or monnoyé, je l'ai vu dans la rivière, et
personne pour le garder. Mais tout seul, que faire? Il a bien fallu me con-
tenter des vaches que vous apercevez là; pour cette fois, du moins, car j'ai
bien reconnu l'endroit, et je vous ferais gagner des mille et des cents si j'en
avais envie. » Ce fut alors à qui des deux lui montrerait le plus d'amitié.
Après s'être un brin laissé cajoler, Donald les conduisit vers un endroit où la
rivière était très profonde, et prenant une pierre : — Regardez bien, leur dit-
il, où elle tombe. — Et il la jeta tout au milieu du courant. — C'est là qu'il
faut que l'un de vous se lance. S'il a besoin de secours, nous sommes là pour
lui prêter la main. Hudden plonge à l'instant même , va toucher le fond, et
revient, à demi mort, balbutier sur l'eau quelques paroles indistinctes, comme
c'est l'usage de ceux qui se noient. — Qu'est-ce qu'il bredouille? demanda
aussitôt Hudden. — Ma foi, s'écria Donald, il demande du secours. Kst-ce
que vous ne l'entendez pas?.. Laissez, ajouta-t-il en prenant du champ comme
pour sauter, laissez-moi faire et attendez-moi là! Je sais mieux la route que
vous autres. — Mais Dudden, empressé de prendre lesdevans, se lança comme
un fou dans le courant où il fut noyé bel et bien. Ainsi finirent Hudden et
Dudden.
Nous pourrions vous faire assister, après cette histoire, à une espèce de fête
irlandaise, le pattern de Croagh-Patrick; mais en recueillant nos souvenirs,
LITTÉRATURE ANGLAISE. 305
nous trouvons de tous points cette fête si semblable à une foire normande,
que l'on pourrait révoquer en doute la nationalité de cette description. Voici
qui, Dieu merci pour la France, est plus exclusivement irlandais. Dans un
groupe d'enfans qui mendiaient au sortir de l'école, notre touriste choisit le
plus déguenillé pour l'interroger. — Combien paies-tu au maître? un penny
par semaine ? — Oh ! non, pas autant; quelque chose au bout de l'an. —
Quelque chose ? Que faut-il entendre par là ! Un baril de farine? Une charge
de pommes de terre ou quelque chose d'approchant? — Oui, répondit le
petit garçon les yeux baissés, quelque chose d'approchant.
« Il avait trois frères, tous vivant chez leur mère, et du produit de son tra-
vail. Il n'avait pas d'ouvrage. Comment en aurait-il eu? personne n'en a. Sa
mère a une cabane, sans le moindre bien; pas une perche de terre; pas une
pomme de terre. Rien que sa cabane. Comment vivent-ils ? La mère tricote
des bas. Je lui demandai si elle en avait à vendre chez elle. L'enfant répondit
que non. Et comment ils se tiraient d'affaire? — Comme nous pouvons, ré-
pondit-il encore. Nous lui donnâmes trois pence. Il les prit avec une joie
navrante, et courut, en sautant, les porter à sa pauvre mère. Ciel miséri-
cordieux! quelle histoire à s'entendre conter, presque gaiement, par un en-
fant qui n'en saisit même pas le côté douloureux, tant elle est simple et na-
turelle pour lui. Bien simple, en effet. C'est l'histoire de chacun et de chaque
jour. ))
Avec tout cela , une gaieté vraie , toujours prête à se répandre en vives
saillies. Une mendiante demande quelque chose à un voyageur anglais de
taille colossale. — Combien voulez-vous donc, ma bonne? dit le géant. —
Musha, réplique la vieille avec un regard malin, j'ai reçu tout un shelling
d'un gentleman plus petit que vous. L'Anglais se mit à rire et passa sans
rien donner. Molière eût jeté sa bourse et dit : Merci.
En ouvrant le second volume , une vignette avait frappé nos yeux par sa
disposition singulière. Elle représente une barque montée par quatre rameurs,
et qui s'offre au spectateur dans une attitude perpendiculaire, très gênante
sans doute pour les passagers qu'elle ballotte. Aussi se cramponnent-ils de
leur mieux au banc de proue sur lequel ils sont à peu près assis. Le tout est
intitulé : Bateau de plaisir à la chaussée du Géant. Il faut lire le passage qui
sert de texte à cette charmante illustration, et les raisonnemens que Titmarsh
se fait à lui-même , lorsque , tournoyant au gré des vagues , il se demande
pourquoi diable il est dans cette barque, où le mal de mer commence à lui
travailler l'estomac, et avec ces quatre rameurs extravagans... qu'il faudra
payer, au bout du compte. Vient ensuite le guide, avec le jargon de ces sortes
'de compagnons.
« Chacune de ces baies, monsieur... (Prenez ma place, vous serez moins
éclaboussé d'écume), chacune de ces baies a un nom qui la distingue. Voici
Port-iVoffer, et plus loin Port-na-Gange... Ce rocher est le Stookawns (chaque
rocher a aussi son nom à lui), et là-bas... (Faites place, enfans... Hurrah!
306 REVUE DES DEUX MONDES.
nous voilà dessus! Vous a-t-elle mouillé, monsieur?...) Et là-bas c'est la ca-
verne, qui s'enfonce à plus de cinq cents pieds sous terre, etc. »
On arrive enfin à la chaussée du Géant , après cent cinquante milles de
route, accomplis tout exprès pour la voir; et la chaussée n'est qu'un misé-
rable pier au prix duquel le marché au poisson {hungerford market) serait
un majestueux monument. Ainsi en juge du moins le voyageur désappointé.
Il est vrai que le mal de mer n'embellit rien , pas même, nous l'attesterions
au besoin, ce qu'une jolie voyageuse laisse "voir de son bas de soie (ou de
coton) lorsqu'un zéphyr indiscret nous révèle la couleur de ses jarretières.
A plus forte raison doit-on rester insensible, dans l'état d'apathie où il nous
plonge, aux attraits de la plus belle chaussée du monde.
Veuillez remarquer, — cette remarque n'est peut-être pas inutile, — que
nous allons le train d'un railway, dans un pays où pas un railway n'existe
encore. Sans nous en douter, nous avons traversé les comtés du sud de l'Ir-
lande, plus pauvres, moins industrieux, mais bien autrement poétiques,
bien autrement intelligens que ceux du nord. Nous avons vu Cork, Lime-
rick, Galway, Drogheda,si célèbre par les massacres deCromwell, Belfast,
le Liverpool irlandais, tout hérissé d'églises et de temples, de meeting honses,
de spinning niills, d'écoles protestantes , de collèges catholiques, de jour-
naux orangistes et de journaux repealers , et nous voici à Coleraine, où le
voyageur enregistre comme une des beautés de l'endroit le bas prix du bœuf.
Une livre de bœuf pour quatre pence l c'est bien autre chose que les piliers
basaltiques de la fameuse chaussée dont nous parlions tout à l'heure.
Eh bien! Coleraine même, — ce pays où le bœuf est à si bon compte , —
est déjà ouvert à la corruption politique. Sur deux cent cinquante électeurs,
— Titmarsh obtint sans doute ces renseignemens en raison de sa tournure
éligible, — cinquante tout au plus votent par conviction; les quatre autres
cinquièmes sont assez éclectiques pour donner leurs voix à tout homme, whig
ou tory, qui apporterait assez d'argent pour les payer. — « Béni soit Dieu ,
s'écrie le pieux touriste, puisqu'il met ainsi au niveau de Londres ces ré-
gions si sauvages en apparence ! Je gagerais que dans la petite île de Ra-
ghery, — ce rocher si stérile et si désert, — on trouverait déjà l'étoffe d'un
bourg pourri ; loué soit Dieu , et louée la civilisation ! »
Mais, direz-vous, quelle opinion représente Titmarsh.^* de quelles croyances,
de quels préjugés est-il l'organe? Si vous voulez notre avis, Titmarsh, en
homme d'esprit qu'il est, se représente lui-même, et peut-être, s'il fallait le
classer à toute force, le rangerions-nous dans l'éternel parti des gens d'esprit,
un peu mécoutens de toute chose. Il n'aime point les catholiques, mais il
n'aijue guère les protestans. Il ne vénère point O'Connell, qu'il a vu trôner à
une séance de la corporation de Dublin dans le ridicule costume de lord-maire,
et dont il a fuit une charge excellente à la page 309 du second volume; mais
il tient en grand mépris les mauvaises parades que jouent le vice-roi d'Irlande
et la prétendue aristocratie de Dublin, toute composées d'épiciers et de barris-
LITTÉRATURE ANGLAISE. 307
ter s; noblesse de comptoir et de robe. Titmarsh reproche vertement au fa-
meux collège catholique de Maynooth d'être l'institution la plus malpropre
des trois royaumes, et propose de lui voter un subside en savon. Titmarsh
se moque des beaux fds en uniforme qui traînent le sabre dans les villes d'Ir-
lande, de ces beaux dragons raides et brillans, vernis depuis la pointe des
cheveux jusqu'à la pointe des bottes. — Que veut donc Titmarsh, que de-
mande Titmarsh, grand ennemi des universités anglaises et grand partisan
des écoles d'agriculture ?
Nous ne souffririons cette question que d'un provincial. Un Parisien doit
comprendre un Londoner. Un cockney n'est point une énigme pour un ba-
daud. 11 y a dans toutes les capitales, et en grand nombre, de ces êtres
heureusement organisés, qui trouveraient à dire au Père Éternel lui-même,
et sont bien décidés à s'en aller de ce monde sans y avoir rien laissé de cer-
tain dont ils n'aient pu douter, rien de sérieux dont ils ne se soient un peu
moqué , rien de ridicule qui n'ait été par eux pris un instant au grand tra-
gique. Nous les appelons des êtres, mais c'est dire trop ou trop peu : ce sont
<les paradoxes vivans que ces railleurs superficiels. Ils croient pouvoir tout
dominer parce qu'ils comprennent tout; ils ne reconnaissent de grand que
ce qui échappe à la critique, autant vaut dire rien; ils abusent d'ailleurs du
droit de juger blanc aujourd'hui et noir demain, toujours suivant l'inspira-
tion de leur caprice irresponsable, et toujours avec cette raison du moment
que l'esprit ne manque jamais à donner; bons camarades, au reste, convives
charmans et toujours prêts à vous venger d'eux sur eux-mêmes, pour peu que
vous ayez soif d'une si facile vengeance. Titmarsh plaisante la France en
deux ou trois endroits. Il se moque de notre accueil empressé, mais vide, de
notre affectuosité bavarde, mais banale et stérile, de bien des choses encore,
et peut-être à bon droit. Cependant, comme Titmarsh est Français plus qu'à
moitié, nous gagerions bien qu'il est tout prêt à nous faire ample réparation
du mal qu'il a dit de nous. Quitte à recommencer le lendemain , si quelque
bonne épigramme naît sous sa plume ou quelque bonne caricature sous son
crayon.
En somme pourtant, et moyennant cette humeur particulière qui est jus-
tement le contraire d'un bienveillant éclectisme, moyennant cette faculté
d'observation que ne dérange aucun parti pris , moyennant un sang froid
parfait et une remarquable originalité de style, Titmarsh a écrit sur l'Ir-
lande un des livres les plus agréables et les plus goûtés qui aient paru dans
ces dernières années. Nous n'avons pu en donner qu'une idée fort incom-
plète; mais comment transvaser une si subtile humour^ comment suivre un
si agile voyageur ? En effleurant notre sujet , c'est-à-dire son livre, nous lui
rendons ce qu'il a fait pour le sien, c'est-à-dire l'Irlande; et nous nous dé-
clarons très satisfaits si cette méthode nous a réussi comme à Titmarsh.
O. N.
CHRONIQUE DE LA QUINZAINE
^0»04
li octobre 1843.
Les prévisions du parti constitutionnel se réalisent en Espagne. Les élec-
teurs reconnaissent par leurs suffrages la légitimité du dernier naouvement
et sanctionnent la déchéance d'Espartero. L'insurrection de Barcelone et de
l'Aragon i^'a point trouvé d'appui dans les populations ni de complices dans
l'armée. C'est une poignée de factieux qui ont compté sur l'attitude passive
du pays et la faiblesse des autorités provinciales. L'Espagne a enfin retrouvé
quelques hommes d'action, quelques hommes habiles et énergiques; Narvaez
à Madrid , Prim en Catalogne, ont sauvé la cause du parti constitutionnel
et de la reine. Les cortès vont éteindre les dernières flammes d'un incendie
qui ne trouve plus d'aliment. Une fois la reine reconnue majeure et investie
du plein exercice de son autorité légale , l'insurrection n*a plus ni excuse ni
prétexte. Les hommes égarés rentreront d'eux-mêmes dans le devoir; les
chefs et les instigateurs de l'émeute chercheront leur salut dans la fuite ,
jusqu'au jour où une amnistie pourra, sans danger pour la chose publique,
ramener tous les Espagnols dans leurs foyers.
Notre ambassadeur en Espagne, s'il est désigné, n'est pas encore nommé.
M. Bresson est encore à Berlin et n'a pas remis ses lettres de rappel. Notre
gouvernement attend probablement les premières délibérations des cortès et
la proclamation solennelle de la majorité de la reine. Il sera, en effet, con-
venable que notre ambassadeur se rende à Madrid dès que la majorité de la
reine aura été portée officiellement à la connaissance des gouvernemens
étrangers.
C'est alors que s'accomplira le mouvement diplomatique qui amènera
REVUE — CHRONIQUE. 309
M. le marquis de Dalmatie à Berlin et laissera la place de Turin vacante
pour M. de Salvandy. M. de Dalmatie a honorablement terminé sa mission
près de la cour de Sardaigne par un traité de commerce qui , sans établir
entre les deux pays tous les rapports commerciaux qui devraient les unir,
leur sera néanmoins fort utile. Sans doute ce n'est pas notre librairie qui
peut en attendre un grand soulagement. Au-dessus des lois commerciales,
existe en Piémont, comme dans presque tous les états italiens, une censure
minutieuse, tracassière, inexorable; ajoutons, pour être vrais , une censure
qui aggrave la maladie qu'elle a la prétention de prévenir, car c'est une idée
étrange de croire que l'Italie puisse être, comme un nouveau Paraguay,
mise à l'abri de toute invasion de la pensée, de ce poison dont le nom seul
met en alarme toutes les polices de la péninsule. La censure n'arrête pas les
poisons les plus subtils et les plus délétères; elle n'arrête que les livres, que
les publications où se trouverait l'antidote. Ce ne sont pas les pauvretés dont
la censure favorise l'impression qui peuvent neutraliser l'effet des doctrines
perverses et subversives qui pénètrent toujours à travers les mailles des ré-
seaux de la police. Ceux auxquels on défend la quantité et la variété recher-
chent avidement la qualité, c'est-à-dire tout ce qui paraît de plus incisif, de
plus audacieux, de plus monstrueux. A-t-on jamais vendu sous le manteau
que des choses horribles.^ Il est tel livre que nous n'avons jamais lu ni vu,
dont personne ne s'occupe en France, et dont l'existence ne nous a été si-
gnalée que par des étrangers qui l'avaient lu et relu avec délices dans leurs
pays de censure. On se demande, en vérité, qu'est-ce que la censure prétend
empêcher? Qu'on n'apprenne qu'il est dans le monde des pays libres, des
gouvernemens représentatifs, des institutions libérales? Qu'on ne fasse re-
marquer que rien de pareil n'existe en Italie, bien qu'à coup sûr les Italiens
n'aient rien à envier en fait de lumières et de progrès aux Belges, aux Bava-
rois, aux Badois, aux Grecs? Qu'on ne démontre que, même toute idée de
constitution à part, il est dans plus d'un état italien d'énormes abus à faire
cesser, d'urgentes et décisives réformes à réaliser? Grand Dieu ! qui ne sait
tout cela? Est-ce là un secret pour quelqu'un, même en Italie? Croit-on que
les Italiens l'ignorent, parce qu'il ne leur est pas permis de le crier tout haut?
Imagine-t-on que tous les muets sont à la fois sourds et aveugles?
Parmi les dispositions de ce traité, il en est une dont on a exagéré l'im-
portance : celle qui frappe le transit de la contrefaçon belge. Ce transit est
en réalité très minime. Le grand débouché pour la Belgique en Itahe, c'est
Livourne : par là elle répand ses livres dans toute la péninsule et les en-
voie aux îles Ioniennes, en Grèce, à Smyrne, en Egypte, à Constantinople.
Encore le midi de l'Europe n'entre-t-il que pour une médiocre part dans l'ex-
ploitation de la contrefaçon. C'est surtout le Nord, la Russie, le Danemark,
la Hollande, l'Angleterre, puis les Amériques, le Brésil, qui alimentent
les principaux comptoirs. Les journaux de Bruxelles se sont élevés contre le
traité conclu avec la Sardaigne, moins parce qu'il attaque un grand intérêt
310 REVUE DES DEUX MONDES.
actuel que parce qu'ils y voient une menace pour l'avenir. En effet , si la
prohibition établie en Sardaigne s'étendait sur les états que nous venons de
nommer, la librairie belge pourrait se trouver aux abois, et c'est là le juste
sujet de ses craintes. Bien des obstacles s'unissent malheureusement pour
retarder le jour d'une transaction entre les puissances que séparent tant d'in-
térêts divers et de préoccupations politiques. Il n'en faut pas moins se féli-
citer qu'on ait introduit dans le traité sarde le principe qui atteint le transit
de la contrefaçon belge.
Au surplus, le traité qu'on vient de signer avec la Sardaigne est peut-être
digne d'attention plus encore sous le rapport politique que sous le rapport
commercial. On peut y voir le signe, Tannonce d'une politique nouvelle, d'une
politique conforme à l'esprit de notre temps et à la situation des diverses
puissances. L'Italie ne renferme, à vrai dire, que trois états importans, et dont
l'indépendance puisse être réelle, le royaume des Deux-Siciles, le royaume
de Sardaigne, les états du pape; tout le reste est sous la domination ou sous
l'influence directe de l'Autriche. Toutes les fois qu'un petit état fait acte
d'indépendance, toutes les fois même qu'il ne cède à un ascendant irrésistible
qu'avec mesure et dignité, il a d'autant plus droit à nos éloges que sa situa-
tion est plus difflcile. Mais, après tout, peut-on croire que les princes qui
régnent à Parme, à Modène, à Florence, rompront avec leurs traditions,
leurs habitudes, leurs affections personnelles, leurs sentimens de famille? Les
-causes de déférence et d'adhésion vis-à-vis de l'Autriche n'existent pas à
Rome, à Naples, à Turin. Il n'est pas moins vrai qu'à partir de 1815 jusqu'à
ces derniers temps, l'influence de l'Autriche sur ces trois cours était incon-
testable et presque sans bornes. Il n'y avait rien là d'étonnant. C'était une
conséquence prévue de la position que les évènemens et le congrès de Vienne
avaient faite à l'Autriche. Les princes rétablis n'étaient remontés sur le trône
qu'en tremblant : ils avaient peur de tout; ils regardaient les nations comme
des volcans, et toute idée libérale comme un feu souterrain pouvant à chaque
Instant amener l'explosion. De crainte de se tromper et de tomber dans un
piège, ils qualifiaient d'idée libérale, révolutionnaire, abominable, toute me-
sure un peu nouvelle, toute garantie d'une bonne et sage administration.
L Autriche n'avait garde de les rassurer. Leurs terreurs faisaient sa force;
c'est d'elle qu'ils attendaient aide et protection. Seulement elle s'appliquait
alors, par une politique dont elle n'aurait pas dil se départir, à gouverner ses
provinces italiennes avec une modération et une habileté qui rendaient plus
frappantes les erreurs et les sévérités des administrations sarde et pontificale.
Les commotions politiques de 1820 et 1821 modifièrent profondément cet
vStat de choses. L'Autriche octroya aux gouvernemens absolus de la péninsule
italienne une protection active, armée, qui ressemblait fort à un acte de su-
zeraineté. Jusque-là elle ne faisait que jouer son rôle; elle le jouait habile-
ment. On lui avait abandonné l'Italie; elle en faisait à son gré. Il lui impor-
tait de prouver qu'en Italie tout se pouvait avec elle, et que rien n'était pos-
REVUE — CHRONIQUE. 311
sible sans elle. L'ataissement des gouvernemens locaux rehaussait dans l'opi-
nion des peuples la puissance autrichienne. Les hommes du Midi, avec leur
vive imagination et leur amour des choses sensibles, résistent difficilement
aux prestiges de la puissance, si elle sait se donner les apparences de la gé-
nérosité et de la grandeur. L'Autriche pouvait préparer de grandes choses;
rien ne lui était plus facile : elle n'en fit rien. Sous les inspirations person-
nelles d'un monarque dont l'histoire dira un jour combien le cœur était dur,
l'ame sans élévation et l'esprit étroit, l'administration autrichienne en Italie/:
devint à son tour tracassière et violente. On vit un prince dont la bonhomie/S^i
bourgeoise n'était sincère que pour ceux, peuples et individus, qui se pros
ternaient devant tous ses préjugés, se faire le geôlier impitoyable de l'élite
de ses sujets. Les gouvernemens italiens gagnèrent ce jour-là leur procès
Tout le monde comprit en effet qu'il n'y avait rien à espérer de l'étranger,
pas même une douce servitude, et qu'il fallait du moins pouvoir se consoler
de l'absence de liberté par l'indépendance de son pays. Ajoutons, pour être
justes, que d'ailleurs l'esprit de réforme a pénétré dans les administrations
italiennes, en particulier à Naples, en Toscane, en Piémont. Le gouvernement
pontifical est le seul qui n'ait pas suivi le mouvement général. Rome n'a pas
su appliquer au gouvernement temporel cette habileté, cet esprit d'observa-
tion, cette prudence que nul ne lui refuse dans le gouvernement des choses
de l'église. C'est là sans doute une des causes des troubles qui agitent inces-
samment les états du pape.
L'influence des évènemens de 1815 et de 1821 commençait à s'affaiblir.
Les gouvernemens italiens éprouvaient quelques velléités d'indépendance. Si
l'Autriche n'avait pas perdu de terrain , il est sûr du moins qu'elle n'en avait
point gagné. Quinze ans s'étaient écoulés sans profit pour elle, lorsque le
tocsin de la révolution de juillet serra de nouveau autour de l'Autriche tous
les gouvernemens de l'Italie. Au-delà des Alpes et au-delà du Rhin, la haute
police ne cherchait qu'à réveiller les anciennes méfiances contre la France,
qu'on représentait comme voulant, à tout prix et sous tous les rapports, re-
commencer l'ère de 1792. On aura peine à croire un jour que ce ridicule
épouvantail ait pu, pendant quelques années, servir de moyen efficace dans
les combinaisons de la politique européenne. Aujourd'hui, sauf quelques
incorrigibles badauds, tout le monde sait et reconnaît que la France n'a nulle
envie de guerre et de conquête; que, loin de songer à aucune agression,
elle ne s'est occupée que de rendre impossible toute agression contre elle-
même. Qu'on juge la politique française comme on voudra, nul ne peut nier
qu'elle ne soit essentiellement pacifique, éloignée de tout empiétement, de
toute violence, et toujours convaincue que l'habileté, l'équité et la patience
peuvent résoudre par les voies de la paix les questions même les plus ardues
et les plus compliquées. Les faits ont abondamment prouvé que ce ne sont
pas là dans la bouche du gouvernement français de vames paroles. Il a bien
montré que rien ne pouvait le détourner des voies pacifiques, ni les tenta-
tions les plus irritantes ou les plus séduisantes , ni les plus amères critiques.
312 REVUE DES DEUX MONDES.
A la lumière de ces faits se dissipe cette ténébreuse politique de craintes,
de méfiances et de rancunes dont on avait, je dirais presque enveloppé les
cabinets allemands et italiens après la révolution de 1830. Les princes de ces
états retrouvent aujourd'hui leur liberté d'esprit. Le vasselage vis-à-vis de
l'Autriche pouvait leur être bon lorsqu'ils redoutaient les attaques delà France.
Primo vivere. Aujourd'hui que ce vasselage ne serait qu'un abaissement sans
but , nous sommes convaincus qu'ils songent à leur émancipation , et nous
aimons à penser que le traité que nous venons de conclure avec la Sardaigne
en est un symptôme. Ils peuvent aujourd'hui s'élever de la politique autri-
chienne à la pohtique européenne; car il ne s'agit pas de changer de maître,
de transporter à l'Angleterre et à la France l'influence qu'exerçait l'Autriche :
ce qui leur importe, c'est d'être eux-mêmes, d'avoir leur libre action, de pou-
voir sans crainte se décider dans chaque question, conformément aux intérêts
de leur pays. Cette politique sera aussi nouvelle qu elle est équitable et digne.
Le gouvernement autrichien ne pourra point ne pas s'y résigner. Les popu-
lations italiennes s'attacheront d'autant plus à leurs gouvernemens, qu'elles
les verront affranchis de l'étranger. Qu'on se persuade une fois qu'on ne peut
aujourd'hui refuser impunément toute satisfaction aux sentimens moraux des
peuples qu'on gouverne. Si on leur refuse la liberté, qu'on leur permette du
moins de penser qu'ils obéissent à un gouvernement indépendant et digne.
La grande affaire des soufres de Sicile vient d'avoir un dénouement peu
en rapport avec le bruit qu'elle a fait dans le monde. Les réclamations des
négocians anglais qui se prétendaient lésés par l'établissement du monopole
ont été examinées par un comité spécial, et l'indemnité qui leur était due a
été fixée à cent trente mille ducats napohtains. C'est pour cette modique
somme qu'on a failli allumer la guerre entre l'Angleterre et le royaume de
Naples. Les négocians anglais n'ont pas borné là le calcul des bénéfices qu'ils
espéraient tirer de cette affaire. Ils ont demandé que l'intérêt de leurs cent
trente mille ducats fût fixé à six pour cent, prétendant qu'ils n'en seraient
payés que dans plusieurs années. Le chevalier Ferri, ministre des finances
du roi de Naples , leur a répondu en donnant l'ordre au chef du trésor de
payer immédiatement la somme totale. Aussi le Times disait-il récemment
que les Anglais qui ont eu affaire au gouvernement napolitain n'ont à se
plaindre que d'avoir été payés trop tôt. Déjà ce même ministre avait donné,
dans cette même affaire des soufres, un exemple plus frappant du bon état
des finances napolitaines. La compagnie Taix, à laquelle a été allouée une
somme de trois millions de ducats, insistait aussi pour que l'intérêt lui
fût payé à six pour cent. Le chevalier Ferri a mieux aimé payer comptant
ces trois millions de ducats, moitié la première année, moitié la seconde. De
.tels faits font honneur à l'administration du chevalier Ferri et au bon ordre
.^ue le roi Ferdinand a introduit dans les finances de son royaume.
L'Angleterre vient d'accomplir son œuvre avec la Chine, et cette œuvre est
\line grande chose. Voilà donc un immense empire, un marché de trois à
quatre cents millions d'hommes ouvert sous des conditions très équitables au
REVUE. — CHRONIQUE. 313
commerce et à l'industrie de l'Europe. Si le génie fiscal, et, ce qui est mille
fois plus absurde et plus malfaisant, le système prohibitif, ne viennent pas
rendre illusoires les succès de la politique , il peut y avoir là comme la dé-
couverte d'un nouveau monde pour l'Europe. Ajoutez que les Chinois ne
sont pas des sauvages. Ils sont déjà des producteurs, aidés dans leurs travaux
par un climat qui les met à même de produire ce que l'Europe ne produit
pas; mais aussi il importe de ne pas oublier que les travailleurs ne manquent
pas à la Chine, et que, si la race mongole rencontre plus vite que la race cau-
casienne les bornes de sa puissance d'invention , elle est eu revanche douée
d'un rare talent d'imitation , d'une patience et d'une persévérance à toute
épreuve. En lui inspirant le goût des choses européennes sans lui offrir les
moyens de se les procurer par l'échange de ses propres denrées, on ne ferait
qu'encourager en Chine l'imitation de nos produits. Nous aimons à croire
que la légation française ne tardera pas à mettre à la voile.
Les nouvelles d'Afrique sont depuis long-temps rassurantes. D'un côté,
Abd-el-Kader est hors d'état, en ce moment du moins, de rien entre-
prendre de grave contre notre domination dans le pays; de l'autre, l'œuvre
de la colonisation , sans avoir atteint le point auquel on aurait pu la con-
duire, a cependant fait quelques pas, et laisse concevoir aujourd'hui d'assez
brillantes espérances. On entre enfin avec quelque résolution dans le sys-
tème dont nous n'avons cessé de demander l'application. Il n'y a pas de
mezzo termine en Algérie : ou abandonner un territoire dont on ne saurait
que faire, ou le coloniser. Le système d'une guerre qui absorbe des sommes
énormes et retient sur le rivage africain une partie si importante de notre
armée, ne peut être que temporaire, passager. Le prolonger indéOniment
serait une folie. Une vaste et forte colonisation peut seule nous permettre de
limiter nos sacrifices annuels sans compromettre la dignité de la France et
la sûreté de nos possessions.
A l'intérieur, rien de nouveau, tout est calme; le calme vient souvent de la
santé, souvent aussi il y conduit : comme cause ou comme effet, il faut donc
toujours s'en féliciter. Le calme ne nuit qu'aux journaux. C'est une rude
besogne que d'avoir à émouvoir un public qni n'est plus émouvable :
Et la rame inutile
Fatigue vainement une mer immobile.
Dans ces momens de tranquillité stagnante, il n'y a de ressource pour la cu-
riosité publique que dans les petites querelles qui ne manquent jamais de
s'élever entre les partis ou entre les hommes. Lorsque rien ne préoccupe
vivement la pensée publique , on dirait qu'il y a des hommes empressés à
saisir ce moment de trêve pour se montrer, espérant que le public alors aura
le temps de s'occuper d'eux, faute de mieux. Pendant le spectacle, ils se tai-
sent <;t ils font bien; l'entr'acte venu, ils vont se poser au foyer, et ils y
TOME IV. 21
Sik REVUE DES DEUX MONDES.
jouent je ne sais combien de petites pièces , mais il faut à ces petites pièces
leur auditoire particulier : elles plaisent peu au vrai public.
Voulez-vous aujourd'hui vous mettre au régime des petites villes? Oh ! alors
vous n'aurez que l'embarras du choix. Les petites querelles abondent, les
débats minutieux pleuvent de tous côtés; on se dispute à droite, à gauche,
au milieu, partout. Querelle entre les journaux légitimistes et républicains,
et question de savoir si, en 1815, à Grenoble, M. de Genoude a cassé sou
sabre contre la baïonnette d'un de nos soldats; à quoi M. de Genoude répond
qu'en 1813 il priait pour détourner l'invasion étrangère loin du sol français.
A Dieu ne plaise que nous voulions entrer dans cette querelle! M. de Ge-
noude nous écrirait quelque longue lettre; nous dirons seulement que , pour
notre compte, nous savons gré aux journaux républicains de n'avoir pas pu
supporter plus long-temps les équivoques et les réticences que contenait leur
prétendue union avec les légitimistes. Il faut pour unir deux partis opposés,
il faut mieux que les finesses de quelques intrigans , il faut même plus que
l'estime réciproque que peuvent avoir les uns pour les autres les honnêtes
gens des deux partis, il faut un but commun; or, les uns ont pour but la ré-
publique et les autres Henri V. L'accord réel est donc impossible, et, quant
à singer l'amour et l'amitié, cela ne peut convenir qu'à ceux qui se sont habi-
tués à porter un masque. Tel n'est pas le parti républicain : il vise à une chi-
mère et à un malheur; mais il y vise franchement.
Nous avons parlé d'Henri V. Le duc de Bordeaux a été passer quelques
jours à Berlin; il est en ce moment en Angleterre. Il a été et il sera partout
reçu en prince, nulle part en prétendant. Nous ne savons pas si le duc de
Bordeaux a de l'ambition; nous sommes plutôt disposés à croire qu'il a dv*
bon sens, et les voyages qu'il a déjà faits, ceux qu'il fait en ce moment ont
dû singulièrement l'éclairer sur sa situation. Il ne voyage pas au hasard; il a
soin de faire savoir où il veut aller, afin de pressentir l'accueil qu'il recevra.
Il a dû remarquer que personne aujourd'lmi n'était embarrassé de le rece-
voir, parce que personne ne songe à le recevoir comme un prétendant. Il n'y
a à cet égard dans les princes dont il visite les états aucun doute, aucune
irrésolution. Fort décidés à vivre en bonne intelligence avec la France et à
tenir le roi Louis-Philippe pour très légitime roi des Français, ils reçoivent
le duc de Bordeaux de manière à bien lui montrer que leur décision est
prise. Ils rendent à l'homme et à sou rang tout ce qu'ils lui doivent; mais
ils n'accordent rien à ses prétentions, s'il en a. Enfin, ce qui doit achever
d'éclairer le duc de Bordeaux sur sa fortune, c'est que le seul prince qui,
sans avoir rompu avec la France, passe pour avoir peu d'affection pour la
monarchie de juillet, l'empereur de Russie, est le seul que le duc de Bordeaux
n'a jamais pu rencontrer, quoiqu'il l'ait désiré, dit-on, le seul aussi dont il
n'ait pas encore visité les états, et nous concevons la réserve de l'empereur
de Russie. Il ne veut pas recevoir le duc de Bordeaux comme prétendant : ce
serait se séparer de l'Europe; il ne veut pas non plus le recevoir seulement
I
REVUE. — CHRONIQUE. 315
comme prince, ce qui serait accepter d'une manière personnelle l'état de
choses établi en France; il aime mieux l'éviter.
Quoiqu'il s'agisse de princes, tous ces manèges, plus ingénieux que grands,
n'ont rien qui puisse intéresser vivement le public. INous ne trouvons pas
non plus que la mauvaise humeur que quelques journaux allemands ont
montrée du voyage que la reine d'Angleterre a fait à Eu soit bien noble et
bien digne. La reine Victoria aurait bien fait, disent ces journaux, de se sou-
venir de la visite que le roi de Prusse lui a faite à Londres, au moment du
baptême du prince de Galles, et elle aurait dû rendre à Berlin la visite reçue,
avant d'en faire une à Eu. On espère même que, l'année prochaine, la reir.e
viendra , sur son beau yacht , jusqu'à Cologne rendre hommage au Rhin
allemand , et que là elle sera reçue sur la terre prussienne par le roi de
Prusse. Les choses qui touchent aux souverains ont aussi, comme on le voit,
quelque arrière-goût de commérage. C'est l'effet de la saison. Tout le monde
est en villégiature, et les médisances de châteaux remplacent les débats des
chambres.
Pour nous faire prendre patience sans doute jusqu'à l'ouverture des débats
parlementaires, nous avons les séances du conseil municipal d'Angers. Là,
on joue à qui mieux mieux au gouvernement représentatif. Le conseil muni-
cipal refuse au maire son concours, comme la chambre des députés de 1830
refusait son concours au ministère nommé par Charles X, et un légitimiste,
M. Freslon, membre de ce conseil municipal, trouve que cela se ressemble
si bien, qu'il triomphe de cette revanche que le conseil municipal d'Angers,
en 1843, prend sur la chambre libérale de 1830, la battant par ses propres
armes et la convainquant par ses propres argumens. IVous espérons que cette
terrible expiation imposée à la révolution de juillet vaudra au moins à cette
révolution le pardon de M. Freslon. Elle n'y peut pas gagner moins.
Nous devons parler plus sérieusement, non plus des querelles qui s'élèvent
entre le clergé et l'université (la question a fait un pas), mais des querelles
ou des dissentimens qui s'élèvent entre les membres du clergé. M. l'arche-
vêque de Paris avait, comme on sait, blâmé et désavoué le pamphlet inti-
tulé : le Monopole universitaire. Ce blâme et ce désavœu ont excité la bile
de M. l'évêque de Chartres, qui a fait fort aigrement la leçon à M. Parche-
vêque de Paris, lui reprochant de prendre des airs de chef et de patriarche.
Nous avons pu croire pendant quelque temps qu'il n'y avait que la queue
du parti ecclésiastique qui prenait fait et cause pour ce triste pamphlet; mais
voici M. l'évêque de Chartres qui l'érigé en évangile de vérité : oii en som-
mes-nous? Et ce qui nous frappe en tout ceci , ce n'est pas seulement l'in-
curable aveuglement des exaltés du parti ecclésiastique; ce qui nous frappe
surtout, nous le disons avec une profonde tristesse, c'est que le clergé de-
vient un parti. Il en prend les déplorables allures, nous voulons dire, l'es-
prit d'indiscipline et de discussion , la domination des exaltés, l'ascendant de
la queue sur la tête et de la passion fanatique sur le zèle prudent et mo-
21.
316 REVUE DES DEUX MONDES.
déré. Il change son admirable hiérarchie, qui faisait sa force, contre l'orga-
nisation violente et tumultueuse des partis. Hélas! le clergé se vantait d'avoir
conquis l'esprit du siècle; nous craignons bien plutôt que ce ne soit l'esprit
du siècle qui ait conquis le clergé, et nous ne nous en félicitons pas, car, en
faisant cette conquête, le siècle a perdu un des remèdes qui lui étaient pré-
parés : le malade a donné son mal au médecin qui devait le guérir. 11 y avait
en effet, nous l'avons cru pendant dix ans , il y avait un corps en France, un
corps autre que Parmée, qui gardait le secret de l'obéissance hiérarchique,
secret perdu partout ailleurs. Le clergé avait le dépôt de la discipline mo-
rale, comme l'armée a celui de la discipline matérielle. Plaise à Dieu que le
clergé n'ait pas encore dissipé ce dépôt sacré ! Plaise à Dieu qu'il puisse en-
core se retirer des pièges où il s'est venu prendre ! Voici des évèques qui se
blâment et qui se désavouent; voici un prêtre de la congrégation de Saint-
Joseph qui se met à la tête de je ne sais quelle entreprise d'éducation sans
avoir consulté son supérieur, et que son supérieur est forcé aussi de dés-
avouer. Ce sont là des symptômes dangereux. L'orgueil individuel, l'esprit
de secte ne peut tendre à se substituer au principe de la hiérarchie catholique.
Il y a des gens qui appellent cela une régénération; nous y voyons une mé-
tamorphose, et c'est le sort de toutes les métamorphoses de faire toujours
perdre quelque chose au métamorphosé. jNous savons quel clergé nous
avions ; nous craignons de savoir déjà quel clergé nous aurons quand il sera
changé en un parti.
Il paraît que nos chambres ne seront convoquées que vers la fin de dé-
cembre. On commence cependant déjà à se demander quels pourront être
les gros évènemens de la session, ce qu'elle produira pour les partis, pour le
ministère, pour le pays. Des pronostics faits trois mois à l'avance sont, à vrai
dire, une trop grande témérité. Le courage nous manque pour nous aven-
turer ainsi. A cette heure, la question de la liberté de l'enseignement est la
seule question importante qu'on aperçoive surgir à notre horizon politique.
Or, sur cette question, si le débat s'ouvrait dans ce moment , il y aurait une
mêlée probablement bizarre, une confusion inextricable. En sera-t-il autre-
ment dans trois ou quatre mois ? La réponse dépend , en partie du moins,
du projet que M. le ministre de l'instruction publique élabore en ce moment.
Sans doute, quoi qu'il propose, il ne donnera jamais pleine satisfaction à ces
opinions extrêmes qui ne servent, dans tous les débats d'un gouvernement
régulier, qu'à donner du relief aux opinions sensées et praticables; mais ils
y aura beaucoup d'hommes, de toutes les nuances d'opinion, qui, dans unfr^
question si déhcate et qui touche de si près à l'avenir de nos enfans, aux de-
voirs les plus sacrés du père de famille, oublieront complètement, et nous le
disons à leur honneur, les querelles et les intérêts de parti, pour chercher
de bonne foi la solution la plus propre à garantûr les droits de l'état, et l'ave-
nir moral et politique de »la jeunesse française. C'est à ces hommes que
s'adressera, nous en sommes certains, le projet de M. Villemain. iSous conip-
REVUE. — CHRONIQUE. 317
tons sur sa longue expérience et sur sa profonde connaissance des choses
de l'enseignement. Il ne s'agit pas de gagner une bataille, mais de concilier
en homme grave et consciencieux de grands intérêts, des forces sociales qui
devraient toujours s'entr'aider et ne jamais se combattre.
A mesure que la France agrandit la sphère de son activité commerciale,
elle se met dans la nécessité d'augmenter ses forces maritimes. Fonder des
établissemens coloniaux, ouvrir des marchés extérieurs sans proportionner la
puissance navale d'un pays au développement de ses spéculations lointaines,
ce serait une déplorable contradiction. Notre ministère de la marine doit
donc, par la force des choses, devenir une de nos administrations les plus
considérables et les plus actives. Les mesures qui ont signalé l'avènement du
nouveau ministre nous font espérer que M. de Mackau ne faiblira pas sous
la responsabilité qu'il accepte. Ce serait peu que la connaissance exacte de
la spécialité qui a dignement occupé sa vie, si elle n'était éclairée par une
expérience générale des hommes et des affaires de son temps. M. de Mackau
sait qu'une légitime défiance accueille aujourd'hui ces grands programmes
de réformes dont le premier effet est d'imposer au budget un surcroît de
charges, et qui n'aboutissent trop souvent qu'à la création d'un service nou-
veau en faveur de quelques protégés. Les améliorations qu'il annonce dans
sa circulaire du 9 octobre, adressée aux préfets maritimes, sont de celles
qui, pour être réalisées, n'exigent que de l'énergie et de la vigilance. A une
époque où l'on est trop porté à s'exagérer la puissance de l'argent , il faut
applaudir à cette neuve et féconde parole de M. de Mackau : « L'économie
est une puissance. »
Malgré la réserve qui distingue le rapport adressé au roi en date du 9 sep-
tembre, sur l'état financier du département de la marine, le simple énoncé
des faits trahit une situation assez embarrassée. Les dépenses, qui depuis
long-temps excèdent les prévisions du budget, ont constitué un déficit per-
manent auquel on a remédié jusqu'ici en amoindrissant les approvisionne-
mens qui devraient exister dans les magasins. L'effectif des bâtimens en
service ou en disponibilité a été constamment au-dessus du nombre que les
chambres ont pris pour base de leurs allocations. Par exemple, en 1843, au
lieu de 164 bâtimens armés ou désarmés, dont mention est faite au budget,
nous en avons 207, dont 192 armés; l'excédant de dépenses occasionné par ce
surcroît d'armement est évalué, pour la présente année, à 5,600,000 francs.
La construction des paquebots transatlantiques , les frais de premier établis-
sement pour l'organisation de ce service, dépassent de plusieurs millions les
sommes accordées à cet effet par les chambres. Les rapports qu'il s'agit d'éta-
blir avec la Chine, la protection des intérêts français au Sénégal, ont égale-
ment nécessité des dépenses exceptionnelles. En somme , au dernier renou-
vellement du ministère, le déficit avoué était de 13,163,000 francs. Or, M. de
^lackau déclare, dans son rapport au roi, qu'on ne doit, en aucun cas, essayer
de rétablir l'équilibre en affaiblissant notre état maritime, en désorganisant
318 REVUE DES DEUX MONDES.
les escadres; il met un terme à ces anticipations sur les approvisionnemens
qui finiraient par épuiser les réserves de nos magasins; il fait face aux besoins
urgens au moyen d'un crédit extraordinaire dont l'emploi devra être con-
trôlé à la première session, crédit affecté à l'établissement définitif des services
transatlantiques, à l'expédition en Chine, à la station du Sénégal. Quant au
surplus du déficit, espérons qu'il sera atténué avec le temps par ces modestes
réformes qui tendent à utiliser toutes les ressources, à prévenir les abus dans
le service personnel et le gaspillage dans l'administration. La condamnation
des bàtimens trop détériorés pour être refondus avec avantage, la démolition
de ceux qui sont laissés à flot, quoique depuis long-temps condamnés, le rem-
placement des magasins flottans par des magasins à terre, plus sûrs et moins
dispendieux, la réduction des bàtimens affectés au service intérieur des ports,
sont assurément des mesures de bonne économie. C'est encore une heureuse
idée que celle d'employer autant que possible les navires de commerce aux
communications et aux transports de l'état : ce serait du même coup fournir
du travail à notre marine marchande, trop souvent désœuvrée, et bénéficier
sur la suppression d'un grand nombre de ces bàtimens de charge dont l'uti-
lité est loin d'être en rapport avec les frais qu'ils occasionnent.
Il va bientôt devenir urgent de remplacer les matériaux employés par an-
ticipation, comme nous l'avons dit , pour remédier à l'insuffisance des fonds
alloués par les chambres. La décroissance des approvisionnemens en bois de
construction, signalée depuis plusieurs années par les commissions du budget,
est alarmante. En 1820, avec une marine moins considérable qu'aujourd'hui,
il existait dans les arsenaux 168,000 stères de bois de construction; main- i
tenant les inventaires n'en accusent plus que 111,111 , et on assure que le ^■
quart, le tiers peut-être de cette réserve, est de mauvaise qualité, et impropre
à l'usage auquel on la destine. La construction des bateaux à vapeur devant
augmenter encore la consommation de ces matériaux, il faudrait moins de
dix ans, si l'on n'y prenait garde, pour épuiser nos approvisionnemens.
Cette pénurie, en cas de guerre, mettrait notre marine dans l'impuissance
de réparer ses pertes; elle nous livrerait à la discrétion des négocians étran-
gers, ou , ce qui est pis encore , à la merci de ces agioteurs qui ne sont d'au-
cun pays. Le nouveau ministre de la marine a sondé le mal pour en préparer
le remède; il médite, assure-t-on, un ensemble de mesures qui doivent rele-
ver, sur un pied respectable, notre approvisionnement de prévoyance. II y
aura lieu alors de rechercher si le mode actuel d'adjudications et de four-
nitures n'entraîne pas de graves abus. Nous nous promettons de revenir avec
détails , lorsqu'il en sera temps , sur toutes les tentatives qui seront faites
par M. de Mackau au profit de notre puissance maritime. Le premier devoir
de la publicité n'est-il pas d'appeler l'attention sur les actes des hommes
d'état bien intentionnés , afin qu'ils puisent , au besoin, les forces qui leur
seraient nécessaires, dans la sympathie de ceux qui ont à cœur les intérêts
du pays ?
t
REVUE. — CHRONIQUE. Sl9
I.E PAB.TI RUSSE EX GRECE.
La courte révolution qui vient de s'accomplir en Grèce mérite une atten-
tion plus sérieuse que celle qu'on paraît disposé à lui accorder. On semble
généralement la considérer comme terminée; il se pourrait bien qu'elle ne
fût que commencée, et, comme les conséquences qu'elle produira seront
peut-être de nature à amener de graves complications dans les relations des
puissances européennes, il ne saurait être sans intérêt de rechercher les
Cluses qui l'ont provoquée.
On soupçonne généralement que le gouvernement russe est loin d'avoir
été étranger à ces évènemens. Sans vouloir chercher le dessous des cartes ,
ce qui est toujours un travail très problématique , il suffit d'avoir recours
aux faits et aux documens écrits pour voir que les procédés acerbes de la
cour de Saint-Pétersbourg ont certainement contribué à compléter la dé-
considération du gouvernement du roi Othon, et à précipiter le mouvement
du 3 (14) septembre. Ainsi c'est le cabinet russe qui le premier a signalé
publiquement et officiellement à l'Europe le gouvernement grec comme un
débiteur insolvable. Au commencement de cette année, le ministre russe
remit au ministre des affaires étrangères de Grèce une note conçue dans les
termes les plus durs, et dans laquelle il était dit que les trois puissances pro-
tectrices allaient prendre les mesures nécessaires pour s'assurer le paiement
des intérêts de l'emprunt. Le gouvernement grec répondit en demandant de
nouveaux délais, et en déclarant l'impossibilité absolue où il se trouvait de
satisfaire à ses engagemens.
A cet appel pressant, presque désespéré, le gouvernement français répondit
seul d'une manière bienveillante. Le gouvernement grec avait payé jusqu'en
1838 les intérêts de l'emprunt de 60 millions; en 1838, la France avait changé
le mode de paiement; elle avait payé de ses propres fonds les intérêts, en
comptant pour débiteur direct le gouvernement grec. La France seule avait
agi ainsi; c'était un témoignage de bienveillance envers la Grèce, c'était aussi
un moyen d'action que nous conservions sur ce royaume. Nous y perdions
de l'argent, mais nous pouvions y gagner de l'influence. Cette protection fut
continuée à la Grèce, et on peut se rappeler qu'au mois de juillet dernier, le
gouvernement vint demander aux chambres un crédit de 527,000 francs pour
pourvoir, à défaut du gouvernement de la Grèce, au semestre échu des inté-
rêts et de l'amortissement de l'emprunt. Néanmoins, comme les désordres de
l'administration des finances grecques menaçaient de se perpétuer, et comme
une plus longue tolérance eût été une duperie, le gouvernement français,
tout en se résignant encore à payer, se joignit aux deux autres puissances
pour imposer au gouvernement du roi Othon l'adoption de réformes indis-
pensables.
320 REVUE DES DEUX MONDES.
On ne peut se dissimuler que de la manière dont les finances de la Grèce
étaient administrées, la garantie des trois puissances était singulièrement
compromise. Il est vrai qu'ayant voulu créer un royaume, elles n'avaient pu
se dispenser de lui prêter une dot pour s'établir, mais il était bien naturel
qu'elles prissent leurs précautions pour pouvoir plus tard rentrer dans leurs
fonds. Aussi, par l'article 6 du traité de 1832, il avait été stipulé que la Grèce
appliquerait au paiement des intérêts et à l'amortissement de l'emprunt les
premières recettes de l'état. Au lieu de cela, que fit le gouvernement grecPIi
paya l'intérêt d'une portion de l'emprunt avec une portion nouvelle de l'em-
prunt même, et arriva ainsi à une complète insolvabilité.
Et cependant, le nouveau royaume prospérait, ses ressources augmentaient,
et ses recettes étaient en progrès. D'oij provenait donc cette dilapidation qui
le réduisait à de pareilles extrémités.? Des vices de l'administration, et des
abus de l'invasion bavaroise. Le fils du roi de Bavière avait été choisi par les
trois puissances protectrices, ou du moins par la France et l'Angleterre, pour
deux raisons, d'abord , parce qu'il vivait sous un gouvernement constitu-
tionnel, et qu'il devait être ainsi mieux préparé qu'un autre à l'exercice des
institutions parlementaires, et, en second lieu, parce qu'il était très jeune, et
devait avoir plus de facilités pour se façonner aux mœurs de sa nouvelle
patrie que n'en aurait eu un prince déjà formé. Malheureusement, le roi
Othon ne paraît avoir, jusqu'à présent, justifié ni l'une ni l'autre de ces
espérances. D'un côté, la Grèce n'a pas été dotée des institutions libres qui
lui avaient été solennellement promises; de l'autre, le roi, ou du moins son
gouvernement, ne s'est pas nationalisé, et il est resté bavarois au milieu de
la Grèce. C'est cette transplantation d'une colonie allemande à Athènes qui a
été la plaie du jeune royaume. Sauf les douze millions consacrés à l'indemnité
turque, le reste de l'emprunt fut presque entièrement absorbé par le bagage
germanique du roi Othon. Seize millions furent dépensés pour le transport,
l'entretien, et le renvoi de l'armée bavaroise qui occupa le pays pendant
quatre ans. La Grèce paya pour avoir des Allemands, elle paya encore pour
ne plus en avoir. Ce n'est pas tout; le roi Othon, se méprenant un peu sur la
portée de son royaume nouveau-né, mit son petit ménage royal sur le pied
d'une grande maison. Il importa à Athènes une administration toute faite, à
compartimens, sur le modèle occidental, à peu près comme ces maisons à
plusieurs étages, qui se démontent à volonté, et qu'on transporte maintenant
dans les colonies. Il se donna une cour sur la proportion de celle des anciens
empereurs byzantins, et des sommes énormes passèrent en traitemens de
fonctionnaires inutiles. La bureaucratie, ce produit de la centralisation,
s'abattit avec tous ses apanages sur un pays dont toute la vie administrative
était dans les municipalités, et le papier timbré s'étendit comme un crêpe
sur toute la surface du sol.
Ce fut ce défaut d'assimilation qui indisposa surtout les Grecs contre leur
gouvernement. Depuis le moment où ils ont été constitués en peuple libre,
REVUE — CHRONIQUE. 321
ils n'ont pas eu une seule administration véritablement autochtone. Les partis
eux-mêmes n'avaient que des dénominations étrangères; il y avait le parti
français, le parti anglais, le parti russe; il n'y avait pas le parti grec. C'est
la fatalité des puissances secondaires; elles subissent toujours forcément une
tutelle. Avec la régence de M. Capo-d'Istrias, ce fut le parti russe qui do-
mina; avec le général Coletti, ce fut le parti français qui triompha; avec
M. d'Armansperg, le parti anglais. Ce n'est point qu'il faille déprécier la
dette de reconnaissance que la Grèce a contractée envers les trois puissances
protectrices. C'est, après tout, à leur intervention autant qu'à ses propres
efforts, quelle dut son émancipation; on se souvient que, lorsque l'Europe
mit fin à la guerre de Grèce, les Turcs avaient résolu de transporter la po-
pulation entière en Afrique pour l'y vendre comme esclave. Mais les trois
puissances n'avaient sans doute pas entendu que la Grèce payât son indépen-
dance du prix de ses libertés , et, en lui donnant une monarchie héréditaire,
elles lui avaient aussi solennellement promis une monarchie constitution-
nelle.
L'introduction du système représentatif en Grèce n'y eût point été une
importation exotique 'comme celle d'une cour allemande. Le pays en avait
tous les élémens dans ses institutions et ses franchises municipales, qui
n'avaient pas cessé d'être en vigueur, même sous le régime absolu des pachas
turcs. Ce n'est pas sans raison que, sous ce rapport, on a comparé la Grèce à
l'Espagne. Toutes deux, sous la forme de gouvernement la plus tyraiinique,
conservaient une très grande part d'indépendance locale. Le village grec
était, financièrement et judiciairement, sous l'autorité de ses notables, qui
levaient les tributs et jugeaient les contestations à peu près comme les alcades
et les ayuntamientos en Espagne. Ce fut à ces institutions que les deux peu-
ples durent de pouvoir traverser des siècles de gouvernement absolu eu con-
servant des habitudes de gouvernement libre.
La cour d'Athènes, sous la direction des trois cours protectrices, semble
avoir eu pour système de n'accorder aux Grecs des constitutions libres que
une aune, avec une sorte de parcimonie prudente, comme s'il se fût agi d'un
peuple entièrement novice dans l'usage de la liberté. Ainsi , on leur laissa
leurs corporations municipales et leurs assemblées provinciales, on leur donna
la Uberté de la presse, le jugement par jury, la publicité des débats judi-
ciaires, et, au milieu de tout cela, la prérogative royale resta sans contrôle.
On leur donna presque tout ce qui fait le régime constitutionnel, excepté
une constitution; et même lorsque, il y a deux ans, les trois cours de France,
d'Angleterre et de Russie, voyant enfin que le gouvernement hellénique mar-
chait droit à la banqueroute, lui présentèrent d'un commun accord un projet
de réformes, elles n'allèrent pas jusqu'à y prononcer le mot de constitution.
Elles indiquaient seulement des changemens à faire dans l'ordre adminis-
tratif, et abordaient à peine ce qui touchait à l'ordre politique.
Le tort qu'eurent les trois puissances protectrices, ce fut de vouloir retenir
le nouveau royaume hellénique dans un état prolongé de minorité, qui devait
322 REVUE DES DEUX MONDES.
être plus favorable à leurs desseins respectifs. L'influence extérieure avait
naturellement plus de prise sur un roi presque enfant et sur une cour beso-
gneuse qu'elle n'en aurait eu sur des assemblées délibérantes. La France et
l'Angleterre oublièrent trop que tout ce qui tendrait à développer la natio-
nalité grecque ne pouvait qu'être favorable aux intérêts des puissances con-
stitutionnelles de l'Occident, et, par la même raison, contraire aux projets
secrets de la Russie. C'était là le lien qui devait rattacher l'une à l'autre
la France et l'Angleterre, car la Russie avait tout à gagner à leur rivalité.
Par malheur, aucun des trois partis ne songeait à réclamer la constitution
tant de fois promise et si long-temps différée que lorsqu'il n'avait plus la
prépondérance, et celui des trois qui avait momentanément la haute main
dans la direction des affaires trouvait naturellement qu'une constitution était
une chimère.
C'est ce qui explique la part qui est attribuée aux manœuvres du cabinet
de Saint-Pétersbourg dans le dernier mouvement. Tant que la Russie avait
disposé en Grèce d'une influence exclusive, comme sous le gouvernement de
M. Capo-d'Istrias, elle avait été plus royaliste que le roi; quand elle vit le
pouvoir lui échapper, comme dans ces dernières années, elle se fit plus na-
tionale que la nation. Ses émissaires travaillèrent le peuple en tout sens, et
exploitèrent sans relâche les antipathies dont l'entourage du roi était l'objet.
La Russie avait d'ailleurs le plus puissant moyen d'action dans la religion;
c'était par là qu'elle avait le plus de prise, et elle inondait la Grèce de prédi-
cations soit par des brochures, soit par la presse de Constantinople, dont elle
disposait. Il y a deux ans, elle ne s'était jointe qu'après une longue résistance
aux représentations modérées que les cours de France et d'Angleterre vou-
laient adresser au gouvernement du roi Othon. Elle voulait la constitution,
et rien que la constitution. M. Guizot , sur les avis toujours prudens de M. de
Metternich, penchait alors pour l'établissement d'un sénat; il est probable
que ce projet fut remis en avant dans les dernières conférences qui ont eu
lieu sur les affaires de la Grèce, car tout récemment les journaux d'Orient
dévoués à la Russie le dénonçaient avec la plus grande violence.
C'était surtout contre le roi Othon qu'étaient dirigés tous les efforts du
parti russe. La ccgiiarllla était incessamment signalée à la haine et à la ja-
lousie du peuple. Quelque temps avant la dernière révolution, une brochure
publiée à Constantinople avait été répandue à profusion parmi les Grecs.
Elle avait pour titre : La Providence veille toujours sur la Grèce. On y de-
mandait le renvoi des étrangers, une constitution libérale, et enfin un roi
d'origine hellénique et de religion grecque. La Servie, la Moldavie et la
Valachie, y disait-on , bien qu'elles ne fussent pas des principautés souve-
raines, étaient cependant gouvernées par des princes de leur religion et de
leur nation. Il existait encore, dans différentes contrées de l'Europe, des des-
cendans de la famille impériale byzantine; c'était l'un d'eux qu'il fallait
choisir pour roi de la Grèce. Dans d'autres écrits, le parti russe excitait contre
le roi les préjugés religieux. C'est ainsi qu'il répandait le bruit qu'après avoir
REVUE — CHRONIQUE. 323
fait bénir publiquement son nouveau palais par l'arcbevêque grec, il l'avait
fait bénir secrètement une seconde fois par son chapelain catholique pour le
purger de sa première bénédiction. De pareilles choses étaient lues avec avi-
dité en Grèce, et le peuple y ajoutait foi. C'était encore le parti russe qui
s'élevait le plus violemment contre les folles dépenses delà cour, qui n'y prê-
taient que trop, du reste, et contre la dilapidation des finances. Il rappelait
alors la manière dont M. Capo-d'Istrias avait refusé le traitement de 1 80,000 f.
qui lui était offert, et citait une réponse célèbre qu'on avait mise dans sa
bouche à cette occasion. Tout enfin s'accorde à prouver que la Russie, et
par des moyens détournés, et par des moyens directs, a fait tous ses efforts
pour provoquer la révolution du 3 septembre.
Maintenant, cette révolution a-t-elle tourné à son avantage? nous ne le
croyons pas.
Le but du parti russe était une révolution dynastique et non pas une
smple révolution constitutionnelle. Déjà quelque temps avant que le mou-
vement éclatât , les correspondances de la Grèce disaient que le peuple ne
voulait plus accepter une constitution, et qu'il était déterminé à se débar-
rasser de la dynastie bavaroise. C'est ce qui explique le bruit qui courut tout
d'abord que le roi Othon avait été forcé de s'embarquer avec sa suite d'Alle-
mands, et de dire adieu à son royaume.
Ces prévisions furent déjouées. Le parti russe ou nappiste, comme on
l'appelle en Grèce, avait compté que le peuple, selon une expression bien
connue, traverserait la liberté; mais le peuple a eu le bon esprit de s'arrêter.
Il avait peut-être aussi compté que le roi refuserait obstinément toute con-
cession, mais le roi a eu le bon sens de céder. Double désappointement. La
politique des nappistes avait été de développer en même temps chez le peuple
un sentiment exalté de la liberté, et chez le roi une idée aveugle de sa propre
prérogative, afin d'amener tôt ou tard une collision. Ils ont cru le moment
favorable, et pendant qu'ils travaillaient activement les esprits en Grèce, le
cabinet de Saint-Pétersbourg, de son côté, a pris tout à coup l'initiative des
mesures les plus rigoureuses envers le gouvernement du roi Othon. Les
cours de France et d'Angleterre se sont associées, un peu légèrement peut-
être, à ce redoublement de sévérité. Déclarer le gouvernement grec en état de
banqueroute n'était pas un moyen de lui concilier le respect de son peuple.
Le protocole de la conférence de Londres fut rendu public à Athènes cinq
jours avant la révolution, et il est indubitable qu'il contribua beaucoup à la
précipiter.
]Nous ne reviendrons pas ici sur les évènemens déjà connus du 3 septembre.
On sait que le roi Othon n'a cédé qu'à la dernière extrémité, et en versani
des larmes de colère; mais on dit qu'avec un caractère faible, il a le cœur
droit et honnête, et qu'ayant donné sa parole, il la tiendra. C'est la seule
chance qui lui reste de conserver son trône, car toute tentative de réaction
lui serait très probablement fatale. Déjà il tient par bien peu de racines au
sol de la Grèce. Le bruit qui avait été répandu de la grossesse de la reine s'est
32i REVUE DES DEUX MONDES.
trouvé être faux; le jeune roi n'a pas encore de dynastie, et, selon toute appa-
rence, n'en aura pas. Il ne faudrait donc pas une bien grande secousse pour
achever la ruine de ce trône improvisé.
Dans tous les cas, le rôle de la France et de l'Angleterre est bien claire-
ment tracé. C'est à elles surtout qu'il appartient de veiller sur la Grèce. Que
la Russie se trouve au nombre des puissances protectrices, ce n'est qu'un
accident diplomatique, un paradoxe. La Russie est l'ennemie naturelle, néces"
saire, de la Grèce. Elle a en Orient une politique constante qu'il est facile de
suivre dans la part qu'elle a toujours prise à l'émancipation successive des
provinces slaves : c'est de créer autant que possible des principautés indépen-
dantes, en ayant soin de les créer trop faibles pour qu'elles puissent se passer
d'un protectorat. Ainsi a-t-elle fait pour la Servie, la Moldavie, la Valachie;
ainsi voudrait-elle faire pour la Grèce. Elle a un intérêt si évident, si forcé,
à empêcher que la Grèce ne devienne un royaume fort, que les intérêts con-
traires de la France et de l'Angleterre en ressortent tout naturellement. Les
deux grandes puissances constitutionnelles de l'Europe ne doivent pas oublier
qu'elles sont autant les protectrices du peuple hellène que de la royauté
qu'elles ont contribué à lui donner; elles ont un intérêt commun, celui de
soustraire la Grèce à l'influence de la Russie, et par conséquent elles doivent
avoir un but commun , celui de développer et de fortifier la nationalité
grecque.
Ce sont les affaires d'Irlande qui, en dernier lieu, ont absorbé l'intérêt du
public. On s'en est occupé parmi nous presque autant que s'il se fut agi de
la Vendée. Cette préoccupation a redoublé par suite de l'excursion qu'O'Con-
nell a jugé à propos de faire sur le territoire français. Il faut le dire, sa cam-
pagne a eu peu de succès. Certes, s'il est un pays en Europe où les plaintes
de l'Irlande aient toujours trouvé de l'écho, et où ses maux aient toujours
rencontré de la sympathie, ce pays est la France; mais enfin l'intérêt qu'in-
spirait à juste titre l'Irlande ne pouvait pas empêcher les gens sensés de voir
et de dire qaO'Connell dépassait le but, et poussait fatalement son pays à
un acte de désespoir et de folie. Inde irœ. O'Connell a pris texte de quelques
critiques de la presse française pour lancer les plus violentes et les plus ridi-
cules diatribes contre la France, son gouvernement et ses institutions. Mal-
heureusement pour lui, il s'y est pris de telle façon, qu'il a blessé tout le
monde, et cela devait être, puisqu'il n'épargnait personne. Les insultes in-
qualifiables qu'il a adressées à la personne du roi ont été en général fort mal
accueillies; le parti radical , qui aurait pu lui en savoir gré, avait encore sur
le cœur la manière très peu reconnaissante avec laquelle ses avances avaient
été reçues; il ne restait donc à O'Connell que la ressource du parti légiti-
miste. De ce côté, tout était le bien-venu : les attaques contre Vusurpateur
et contre l'université impie, et l'offre burlesque d'une brigade irlandaise
pour rétablir Henri V sur le trône de ses pères. Il est vrai que le panégy-
REVUE. — CHRONIQUE. 325
rique du prétendant était fait un peu aux dépens de son aïeul, le roi Charles X,
mais on a fermé les yeux là-dessus. On a bien aussi trouvé singulier que le
parti qui se défendait avec tant d'iiorreur de vouloir jamais accepter une
intervention étrangère, montrât tant de gratitude pour l'offre d'une brigade
irlandaise, et qu'O'Connell offrît aux autres une coopération dont il ne vou-
lait pas lui-même; mais il est avec la Gazette des accommodemens, et l'an-
cienne constitution française , que la fameuse brigade devait apporter dans
ses bagages, lui a servi de lettres de naturalisation.
M. O'Connell a dû regretter depuis lors cette sortie malheureuse, et recon-
naître qu'il avait été injuste envers la France, car cette dissension passagère
n'a point altéré les sympathies que la cause de l'Irlande rencontre universel-
lement dans notre pays. Depuis quelques jours, les affaires du rappel ont
pris subitement une face nouvelle. Le gouvernement anglais s'est décidé à
sortir de sa longue réserve, et a fait un soudain déploiement de forces. Les
dernières mesures prises par O'Connell étaient un empiétement trop direct sur
la prérogative royale pour qu'elles pussent être tolérées sans danger. Aussi
la détermination du gouvernement se trahissait-elle depuis quelque temps
par des signes qui n'échappaient pas à O'Connell lui-même. Il s'y préparait;
il attendait l'attaque, sans savoir à quel moment elle serait faite. Sa résolu-
tion, à lui aussi, était bien prise. Qu'il eût jamais eu la pensée de repousser
la force par la force, c'est ce qu'il serait déraisonnable de croire. Les défis
multipliés qu'il avait lancés au gouvernement avaient pu tromper là-dessus
ses auditeurs, mais ne l'avaient pas trompé lui-même. Seulement , il jouait
gros jeu en risquant d'être cru trop aveuglément, et ce n'est pas sans raison
qu'il a dit que dimanche il avait passé une journée affreuse en songeant que
peut-être il n'aurait pas le pouvoir de prévenir une collision.
On a dit que le gouvernement anglais rendait un véritable service à O'Con-
nell en l'arrêtant dans sa marche, car il ne savait plus comment s'arrêter lui-
même. Il est certain, en effet, qu'il était à bout de ses voies et moyens, et
qu'il se trouvait très embarrassé de sa position. Il a maintenant une raison
pour se tenir tranquille, il est probable qu'il en profitera. Il usera de toutes
les ressources fécondes de son esprit pour élyder la loi, mais dès qu'il la
rencontrera devant lui, il s'arrêtera. Il sait mieux que personne que le gou-
vernement, une fois entré dans la voie de la répression, ne peut plus reculer.
On parle déjà de poursuites judiciaires dont O'Connell et ses principaux adhé-
rens seraient l'objet. Nous croyons cependant que le gouvernement n'en
viendra là qu'à la dernière extrémité, car il aurait lui-même, dans ce cas, des
chances à courir. Si un jury acquittait O'Connell, ce serait un échec grave
qui pourrait donner une nouvelle force à l'agitation. Au fond, il est probable
que ni le gouvernement ni O'Connell n'ont envie d'aller plus loin; si la chose
ne dépendait que d'eux, ils en resteraient là jusqu'à la prochaine session du
parlement; malheureusement la popularité a aussi sa tyrannie, et le tout est de
savoir si O'Connell, après avoir tant parlé, pourra toujours se dispenser d'agir.
326 REVUE DES DEUX MONDES.
La presse s'est beaucoup occupée ces jours-ci d'une controverse des plus
déplorables qui s'est élevée à Macao entre deux agens français, M. le comte
deRatti-Menton, consul de France, et M. Dubois de Jancigny, qui depuis 184!
remplit en Chine une mission dont il a été chargé par le gouvernement. A
peine arrivé à Macao, M. de Ratti-^Ieuton s'est empressé de dénier publique-
ment à M. de Jancigny la qualité d'agent français, en le menaçant des arti-
cles du code pénal qui s'appliquent à Fusurpation de titres; M. de Jancigny
a répondu par la même voie en annonçant qu'il poursuivrait le consul
de France comme calomniateur devant les tribunaux de son pays. On a été à
peu près unanime pour convenir que M. de Ratti-Menton avait, en cette oc-
casion, commis la double faute de provoquer le débat, et de le rendre public.
Que tous les torts soient en effet du côté du consul, c'est ce qu'un simple
exposé des faits suffît pour prouver. Un journal de Macao, sept mois avant
l'arrivée de M. de Ratti-Menton, avait donné à M. de Jancigny un titre re-
connu par le gouvernement français, le titre fort simple d'agent commercial;
mais il avait commis Terreur de le comprendre dans la liste des personnes
attachées au consulat de France. C'est cette qualification erronée que IM. de
Ratti-Menton a cru devoir rectifier, on sait de quelle façon et en quels termes.
En présence d'une provocation aussi gratuite et aussi inattendue, M. de Jan-
cigny n'avait d'autre alternative que de suivre son adversaire sur le terrain
qu'il avait lui-même choisi, et les expressions justement sévères de sa réponse
ne présentent rien que de très naturel.
On a dit qu'au mois de décembre , le ministre des affaires étrangères avait
expédié à M. de Jancigny des instructions qui lui enjoignaient de quitter la
Chine, pour aller remplir ailleurs la seconde partie de sa mission, et qui met-
taient à sa disposition la corvette la Favorite, pour le transporter sur les
divers points indiqués par son itinéraire. Ce fait est parfaitement exact; seule-
ment, ce qu'on ne sait pas, c'est qu'au 29 mars ces instructions n'étaient pas
encore parvenues à M. de Jancigny, et qu'à cette époque la corvette la Favo-
rite avait depuis long-temps déjà quitté les mers de la Chine. M. de Jancigny,
en admettant que les dépêches du gouvernement lui soient parvenues, se
trouvait donc forcé d'attendre qu'on lui procurât un autre bâtiment, et il
employait la prolongation obligée de son séjour en Chine à étabhr avec les
autorités chinoises, aidé du concours de M. Challaye, gérant du consulat
de France, les bases d'un traité avantageux pour son pays. Si M. de Jancigny
eût voulu, après l'arrivée de M. de Ratti-Menton, continuer sans son con-
cours ou sans son aveu, ces négociations, on pourrait comprendre le mécon-
tentement de M. le consul de France, sans comprendre pour cela la forme
inconvenante et le procédé inqualifiable par lesquels il a cru devoir l'expri-
mer; mais ce que nous pouvons dire, c'est que dès que M. de Jancigny apprit
l'arrivée du nouveau consul, il lui fit offrir de le mettre au courant de tout
ce qui avait été fait sans lui, et que M. de Ratti-Menton ne répondit à ces
offres que par l'étrange lettre qui a été l'origine d'un débat dont tout le scan-
dale doit retomber sur lui.
REVUE. — CHRONIQUE.
Dans tous les cas, INI. de Jancigny eût-il réellement outrepassé ses pou-
voirs, ce qu'il n'a pas fait; eût-il cédé au désir d'exagérer son importance en
exagérant sa qualité, ce qu'il ne paraît pas avoir fait davantage, le sens poli-
tique le plus vulgaire, à défaut du plus simple sentiment des convenances,
commandait à M. de Ratti-Menton de ne pas compromettre le nom français
par une publicité scandaleuse qui ne pouvait qu'affaiblir le crédit et l'autorité
du pavs qu'il représente. M. de Jancigny a positivement refusé, et avec raison,
d'admettre la singulière distinction que M. de Ratti-Menton prétend établir
entre des agens sérieux et des agens non sérieux. M. de Jancigny est parti
sur la corvette de l'état la Favorite, chargé d'une mission du ministère des
affaires étrangères, et on ne saurait croire que M. Guizot, qui a eu de nom-
breuses conférences avec M. de Jancigny avant son départ , ne l'eût envoyé
en Chine que pour faire un voyage d'agrément. M. de Jancigny parle les
langues orientales; il a fait un long séjour dans l'Inde; les lecteurs de la
Revue peuvent se souvenir de ses travaux sur l'extrême Orient, et ce fut,
si nous ne nous trompons, cette série d'articles qui attira sur M. de Jan-
cigny l'attention de M. le ministre des affaires étrangères. On a pu , à cette
occasion, se livrer à certaines attaques contre le système des missions parti-
culières; pour nous, nous croyons que rien n'est plus aisé à justifier, en prin-
cipe, que ces missions confiées à des hommes instruits, intelligens et capables.
On se plaint souvent de l'ignorance où est tout le monde en France, à com-
mencer par le gouvernetnent , de beaucoup des choses les plus importantes
qui se passent dans les pays étrangers, et que n'ignorent pas d'autres gouver-
nemens que le nôtre. Ces plaintes ne sont malheureusement que trop justes.
Il est bien certain que si en 1840, par exemple, nous avions eu en Syrie des
agens moins officiels que des consuls, nous ne serions pas tombés dans les
illusions que nous nous étions formées sur les forces de la jeune puissance
égyptienne. Le gouvernement anglais en savait plus long que nous sur ce
sujet, parce qu'il y a des Anglais partout, et qu'il y en avait dans le Liban.
Sous ce rapport, les Anglais ont sur nous un incontestable avantage; ils ont
une aristocratie : ils ont des oisifs, et des oisifs intelligens et entreprenans,
qui voyagent sur tous les points du globe et rapportent dans leur pays le fruit
de leurs observations. Voilà ce que nous n'avons pas, et voilà pourquoi il est
de bonne politique au gouvernement de confier des missions particulières à
des agens qui n'en sont pas moins sérieux pour cela.
Un ouvrage important, le Commentaire de Joseph Slory sur la con-
stitution fédérale des États-Unis d'Amérique, vient d'être traduit par
M. Paul Odent (1). Si la traduction du commentaire de Story eût paru im-
médiatement après la révolution de 1830, elle fût venue merveilleusement
en aide à la curiosité de ceux qui voulaient connaître les institutions améri-
(î) 2 vol. iu-8o; chez Jouberl, rue des Grés, li. 1843.
328 REVUE DES DEUX MONDES.
caines pour les comparer à notre propre organisation politique. Le docteur
Joseph Story, juge à la cour suprême des États-Unis, professeur et doyen de
l'université de Harvard, a fait pour le droit politique américain ce que Wil-
liam Blackstoue a fait pour les lois anglaises. Le jurisconsulte américain a
divisé son livre en trois grandes parties. La première contient une esquisse
de l'histoire constitutionnelle et de la jurisprudence des colonies antérieure
à la révolution; la seconde embrasse l'histoire de chaque état pendant la
révolution; enfin la troisième présente l'histoire de l'origine et de l'adoption
de la constitution actuelle, avec l'expUcation doctrinale de son texte, avec
l'examen des motifs sur lesquels sont fondées ses dispositions et des objec-
tions qui ont été faites. Le traducteur, M. Paul Odent, nous apprend que les
commentaires de Story sur la constitution, toujours d'accord avec les déci-
sions du grand juge Marshall, sont devenus le guide de tous les juriscon-
sultes américains. Sans avoir en France cette importance pratique, l'ouvrage
de Story sera pour nous une systématisation précieuse qui nous permettra
d'embrasser d'un œil sûr l'ensemble des institutions américaines. L'auteur
de la Démocratie en Amérique s'est souvent appuyé de Story, surtout dans
la première partie de son travail. M. de Tocqueville a eu l'avantage de trouver
dans le commentaire du Blackstone américain un tableau complet de la léga-
lité des États-Unis. Story donne une grande place dans son travail à l'ap-
préciation des pouvoirs du congrès. On reconnaît à son insistance que c'est
là pour les États-Unis la question vitale. Quand il arrive à s'exprimer sur
la nature de la constitution fédérale, Story refuse d'y voir une transaction
entre divers états; il y reconnaît une loi permanente, obligatoire, émanant de
la volonté générale du jpeuple entier de l'Amérique. Au surplus , il ne perd
jamais de vue l'harmonie nécessaire du gouvernement central avec les pou-
voirs des états de l'Union. Jusqu'à présent, l'expérience nous a démontré, dit-il
quelque part, combien les états sont heureux et libres sous l'action bienfai-
sante de la constitution. Le jurisconsulte américain a foi dans l'avenir de soa
pays, s'il continue d'exécuter fidèlement la foi fédérale, qui ne compte encore
que cinquante ans d'existence. M. Paul Odent, qui a eu soin d'ajouter à sa
traduction des notes, des observations, des citations intéressantes, ne pouvait
mieux commencer que par le commentaire de Story ses publications sur le
droit public des états modernes. 11 annonce une autre série qui contiendra
le droit public de la confédération germanique d'après Eichhorn, Kliiber et
Pœlitz. 11 ne s'agira plus ici d'une simple traduction, car il sera nécessaire
de coordonner d'une manière claire et méthodique d'innombrables maté-
riaux. Kous engageons M. Paul Odent à ne rien négliger pour réussir dans
ce travail, dont la difficulté égale l'importance.
V. DE Mars.
LE CARDINAL
DE RICHELIEU.
Les grandes occasions font les grands hommes, et la Providence
semble dispenser le génie selon la mesure des évènemens. Un peuple
touche-t-il à l'une de ces crises préparées par les siècles pour ouvrir
devant lui des destinées nouvelles, de puissans ihstrumens ne lui
font pas faute dans ses transformations laborieuses, et les hommes
se rencontrent à la hauteur des choses. S'agit-il, au contraire, de
suivre le courant d'une situation invariable et tracée, d'épuiser une
idée qui a perdu sa sève, les ambitions se font petites, comme le but
auquel elles aspirent, et les acteurs se nivellent naturellement à leur
rôle. A la vue de cet affaissement général , l'on accuse la stérilité de
la nature, lorsqu'il faudrait plutôt rendre hommage à la loi d'har-
monie qui maintient l'équilibre entre les faits et les idées, et qui, en
accordant à chaque époque ce qui lui est nécessaire, ne lui départit
que ce qu'elle peut supporter.
Lorsque la France renversa ses vieilles institutions, pour dessiner
le plan d'un nouvel édifice, la voix de Mirabeau fut assez forte pour
faire crouler ces ruines et pour en dominer un instant le bruit.
TOME IV. — 1" NOVEMBRE. 22
330 REVUE DES DEUX MONDES.
Quand la révolution eut besoin de s'épandre au dehors par la vic-
toire, et de se régler au dedans par le pouvoir, elle s'incarna dans
Napoléon ; après ce grand effort sur elle-même et sur le monde, elle
entra dans un repos plus agité que fécond. En remontant le cours
des âges, l'histoire est jalonnée par ces hommes qui portent au
front le signe indélébile de l'œuvre sociale accomplie par eux. Char-
lemagne constitua la chrétienté par l'empire , sa plus haute expres-
sion humaine. Philippe-Auguste délimita la France, Duguesclin
et Jeanne d'Arc en ont assis la nationalité par une lutte populaire
avec l'étranger. Louis XI a fondé le système politique de la monar-
chie au sein de l'Europe moderne; François P'" appliqua ce système
avec plus d'héroïsme que d'intelligence^ Henri IV l'entreviLà travers
les orages de son règne; enfin Richelieu vint, qui le premier Tem-
brassa d'un coup d'œil net et ferme, et eut à la fois assez de saga-
cité pour le comprendre dans ses plus minutieux détails, assez de
puissance pour le faire triompher jusque dans la génération qui l'a
suivi.
L'œuvre de ce ministre embrasse en même temps la France et
l'Europe, car il prépara l'une au traité de Westphalie, l'autre au
règne de Louis XIV. En Europe, il substitua le mécanisme de l'équi-
libre à la grande unité qu'avait brisée la réforme, et, par l'habile
balancement des intérêts, il parvint à combler en partie le vide im-
mense que laisse au cœur des peuples l'idée du droit lorsqu'elle se
retire. En France, il acheva l'aristocratie princière, comme la révo-
lution de 89 en finit avec la noblesse de cour. Entre une féodalité
renaissante sous des formes nouvelles, et le protestantisme passant
à l'état de parti politique, il fit grandir la royauté, et rejeta violem-
ment dans la monarchie absolue une société qui, jusqu'à lui, oscillait,
tiraillée par les forces les plus contraires. Tandis que d'un côté la
réforme, échauffée au souffle ardent de la Hollande et de Genève,
essayait d'attirer vers le fédéralisme républicain la France affaiblie
par ses dissensions; pendant que, de l'autre, le cabinet espagnol
s'efforçait de ranimer, sous l'influence de l'Escurial, les cendres h
peine éteintes de la ligue, Richelieu entreprit d'élever, dans l'indé-
pendance de sa force et l'originalité de son génie, l'édifice delà
monarchie française au-dessus des bûchers de l'inquisition et de
l'échafaud puritain qui se préparait déjà dans White-Hall.
Depuis le xvr siècle, la France cessait d'être elle-même, et son
caractère propre tendait à s'altérer dans son gouvernement comme
dans ses mœurs. Dominée tour à tour par l'Italie et par l'Espagne,
LE CARDINAL DE RICHELIEU. 331
par la corruption politique de l'une et par le fastueux éclat de
l'autre, sa cour avait reçu l'empreinte profonde des maximes et des
habitudes florentines; de son côté, le gros de la nation s'était accou-
tumé à recevoir l'impulsion étrangère dans toutes les circonstances
décisives; l'on voyait, depuis plus d'un demi-siècle, les uns porter
leurs regards au-delà des Pyrénées, dans l'espérance de voir se recon-
stituer, sous l'influence austro-espagnole, la vieille unité de l'Europe
catholique; les autres attendre d'au-delà de la Manche et de la Meuse
le triomphe du règne de Christ et la régénération du monde.
S'élever hardiment au-dessus de la double puissance morale qui
dominait alors l'Europe, rompre avec l'empire et avec l'Espagne en
même temps qu'on écrasait le protestantisme à l'intérieur, déplacer
toute la poHtique consacrée depuis Charles-Quint pour faire de la
France le centre des grandes affaires européennes; préparer enfin
une httérature qui, par ses grands côtés comme par ses défauts, fut
en parfaite harmonie avec la sévère discipline monarchique imposée
à la société, c'est là peut-être l'entreprise la plus hardie à laquelle se
soit jamais voué un homme d'état.
Pour avoir l'exacte mesure du génie de son auteur, il ne faudrait
pas apprécier une telle tentative en elle-même, et juger le fait
comme on ferait une théorie. La monarchie française telle que Ri-
chelieu l'a comprise et teUe que Louis XIV l'a réalisée est assurément
une forme politique plus éclatante que durable, et l'on peut trouver
qu'en brisant toutes les forces pour triompher de toutes les résis-
tances, on a manqué de prévoyance autant que de modération. Ce-
pendant, lorsqu'on se place en présence des faits que Richelieu do-
mina dans leur ensemble, mais qui le dominèrent à leur tour dans les
détails de ses actes et de sa vie, il est difficile de ne pas reconnaître que
le ministre de Louis XIII était placé dans l'alternative de tout faucher
devant lui, ou de continuer sans gloire pour lui-même et sans pro-
fit pour la France le règne impuissant des Concini et des Luynes.
Les moyens termes sont le plus souvent les meilleurs , mais il est
des temps où ils sont aussi les plus impraticables. Si les hommes
d'état les plus éminens ne poursuivent guère deux pensées à la fois
dans le cour^ de leur vie politique, c'est que les circonstances per-
mettent rarement de tempérer l'une par l'autre. La lutte de chaque
jour provoque celle du lendemain , et les résistances qu'on rencontre
contraignent à dépasser le but lorsqu'on n'aspirait qu'à l'atteindre.
En étudiant la vie et le ministère de Richelieu , nous verrons que
22.
332 REVDE DES DEUX MONDES.
cette excuse ne manque ni à ses torts, ni à ses violences : en jetant
un coup d'œil sur les temps qui l'avaient précédé, nous nous assu-
rerons aussi que la pensée d'unité absolue à laquelle il dévoua sa vie
était la seule qui pût alors arracher la France aux mesquines ambi-
tions qui menaçaient son intégrité, troublaient son repos et arrêtaient
son essor. Pressé entre des intérêts également intraitables, Richelieu
ne pouvait opérer ni une conciliation ni une transaction, et semblait
prédestiné à un rôle de révolution et de dictature. Il l'accepta, non
pas comme on aurait pu faire avec une fermeté résignée, mais avec
une satisfaction intime, parce qu'il était de la famille de ces hommes
redoutables chez lesquels le cœur ne vient jamais déranger les cal-
culs de l'esprit, et qui sont pour les nations des fléaux impitoyables,
lorsque la Providence ne leur a pas accidentellement départi une
rigoureuse mission de salut.
On ne comprend les temps du cardinal que par ceux de la régence,
car ce sont les misères des uns qui font la grandeur et la justification
des autres. Pour peu qu'on étudie avec quelque attention cette
époque si inquiète et si troublée, on doit rester convaincu que la
France ne pouvait se maintenir dnns la situation incertaine et vio-
lente où elle était placée depuis la réforme, et qu'un changement
dans sa constitution intérieure était devenu inévitable. Si la royauté
ne s'était jetée en travers d'un mouvement de dissolution rapide
pour le dominer à son profit, il fallait, ou que le protestantisme
triomphât dans ses conséquences politiques en brisant l'unité na-
tionale, ou qu'une féodalité nouvelle se reconstituât au profit des
princes du sang et des grands du royaume qui dominaient l'état et
le rançonnaient alors sans résistance comme sans pudeur. Henri IV
n'est un si grand roi que parce qu'il a suspendu pour quelques an-
nées le cours d'une crise nécessaire, et contenu par une habileté
consommée les factions toutes prêtes à reprendre non plus une lutte
de doctrines, mais une lutte de grossiers intérêts. Sa clémence et sa
loyauté calculées lui facilitèrent cette tâche laborieuse, qui n'était
possible que pour un prince dont les antécédens offraient des gages
à tous les partis, des garanties aux intérêts les plus opposés. Combien
d'inquiétudes et d'angoisses ne déchiraient pa» l'ame du Béarnais
lorsque, vieilli et lassé, il méditait, dans sa solitude de Fontaine-
bleau , sur les destinées de ce royaume si divisé contre lui-même, et
dans lequel le nom de Philippe d'Espagne ou d'Elisabeth d'Angle-
terre était , par un grand nombre , plus respecté que le sien î
LE CARDINAL DE RICHELIEU. 333
Quelle tristesse continue dans sa correspondance et dans sa vie,
lorsqu'il arrête ses regards sur cette royale enfance à laquelle il va
bientôt manquer, et qu'il prévoit les luttes des grands de sa cour
contre ce trône qu'il n'occupera plus ! C'est dans la divination et
dans l'astrologie judiciaire que sa grande ame, atteinte par les fai-
blesses de son temps, se réfugie pour échapper aux mauvais pré-
sages et aux sinistres pressentimens , pour se délivrer de soupçons
qui ne s'arrêtent pas même devant la fidélité du duc de Sully (1).
Que feront Soissons et Condé , Guise et Mayenne, Lesdiguières et
Bouillon, Rohan et Soubise?Que feront ces gouverneurs insaisissa-
bles dans leurs provinces, où plusieurs entretiennent des relations
connues avec la Savoie et l'Espagne? Que décideront dans leurs
synodes et leurs assemblées provinciales ces farouches prédicans et
ces rudes huguenots de Nîmes et de La Rochelle? quel usage feront-
ils des canons dressés sur leurs remparts et des garnisons entretenues
à leur solde? Enfin entre la féodalité princière et une royauté sans
prestige, de quel côté ira la noblesse, lorsque le vieux chef au pa-
nache blanc aura cessé de la rallier? La France entière se posa ces
redoutables problèmes sitôt que le poignard de Ravaillac eut arrêté
le cours de la noble vie si long-temps menacée. Chacun comprit que
tout était remis en question, et que l'abîme des révolutions était
rouvert.
Jamais cri — le roi est mort — ne suscita par tout le royaume une
plus vive émotion. Ce fut sous l'influence de cette appréhension uni-
verselle que le parlement de Paris, stimulé par les menaces et par
l'épée du duc d'Épernon, proclama cette régence maternelle qui devait
être bientôt si violemment contestée. A l'annonce du régicide, Sully
lui-même s'était confiné dans la Bastille pour voir venir les évène-
mens; les villes de sûreté avaient levé les herses de leurs ponts-levis,
et les gouverneurs des provinces, hésitant entre la reine-mère et
les princes du sang, attendirent sans se prononcer l'issue d'une
crise d'où dépendaient le maintien et l'accroissement de leur for-
tune. Cependant, par un heureux hasard, les princes en mesure de
disputer la régence à Marie de Médicis étaient absens lors de la
catastrophe : ils apprirent en même temps la mort du roi et la dé-
termination hardie dont elle avait été suivie. Les vieux ministres
d'Henri IV, Sully, Sillery, Villeroi et Jeannin, conseillèrent à la
reine de verser l'or à pleines mains, et d'en appeler aux cupidités
(1) Mémoires de Sully, liv. xxvii.
334 REVUE DES DEUX MONDES.
pour amortir les ambitions, procédé presque toujours infaillible dans
les temps de faction, parce que ceux-ci corrompent encore plus
qu'ils n'exaltent.
Le comte de Soissons renonça le premier à ses prétentions pour
une somme immense reçue comptant, avec l'engagement d'une pen-
sion de 50,000 écus, ayant soin de se réserver le gouvernement de
Normandie pour lui-même, et la survivance du gouvernement du
Dauphiné pour son fils. Le prince de Condé ne voulut pas manquer
une aussi belle occasion de rétablir ses affaires et de payer ses
créanciers. En apprenant ce que sa condescendance avait rapporté
au comte de Soissons, il n'bésita pas à s'assurer par une vague
adhésion une large part dans les pistoles accumulées aux caves de la
Bastille par les soins du surintendant Sully. Renonçant donc pour
le moment à contester en droit la régence, sous la condition qu'il
serait considéré comme le chef effectif du gouvernement, le pre-
mier prince du sang obtint pour prix de cette habile temporisation
200,000 livres de pension, la propriété du bel hôtel de Gondi à Paris
et du comté de Clermont, avec force gratifications pour ses créa-
tures. Il fallait, en effet, beaucoup d'argent à ce prince; car ne
l'avait-on pas vu, pour intimider la régente et obtenir de meilleures
conditions, faire une entrée menaçante dans Paris, accompagné de
plus de quinze cents gentilshommes de sa maison? Des pratiques
analogues furent employées près de la plupart des grands seigneurs,
et le relâchement général des mœurs en rendit le succès facile. Ce
fut ainsi qu'en dilapidant en quelques jours les trésors accumulés
pendant le cours du précédent règne, on acheta deux années d'une
neutralité douteuse, et que la régence put se constituer sous le boa
plaisir des princes et des grands, dont la double pensée consistait à
la rançonner et à l'avilir.
Renverser le ministère du feu roi, éloigner les prudens conseillers
qui gardaient encore les traditions respectées du grand règne, tel
était le premier but à atteindre par les basses ambitions qui aspi-
raient à l'exploitation du royaume. Les mécontens y parvinrent eo
unissant pour quelque temps leurs intérêts à ceux du favori italien
destiné à dépasser bientôt, par la profondeur de sa chute, la hauteur
inespérée de sa fortune. Chasser ou tuer les membres du conseil,
faire appuyer ce mouvement par un corps d'armée commandé par
Lesdiguières, tel fut le premier plan délibéré entre Concini et les
seigneurs qui peu après devaient faire promener dans Paris les lam-
beaux de son corps déchiré. Cet homme, devenu maréchal et mar-
LE CARDINAL DE RICHELIEU. 335
quis d'Ancre, ne pouvait s'unir aux princes mécontens que pour
assurer sa propre fortune, en se faisant une large place dans ce
gouvernement pris d'assaut. Les idées de l'aventurier italien, les
dédains prodigués à son origine, le séparaient de cette coalition
princière, aux yeuxl de laquelle il ne pouvait être qu'un vil instru-
ment. Son attachement pour la reine, unique point d'appui de sa
fortune, le rendait l'ennemi naturel de la faction qui aspirait à pro-
flter de la faiblesse de la régente pour reprendre en sous-œuvre
l'édiGce de la seconde race en substituant l'hérédité des gouverne-
mens à celle des grands ûefs. Concini appartenait à la monarchie
absolue au commencement du xvii'' siècle, comme il aurait proba-
blement appartenu à la démocratie à la fin du XVII1^ Il était voué,
pour ainsi dire, en dépit de lui-même, à cette cause de l'unité du
pouvoir, dont il fut l'agent et le martyr, et^ représentait, à dix ans
d'intervalle, la même pensée politique que RicheHeu. L'un essaya
sans succès comme sans gloire ce que l'autre devait accomplir avec
tant d'éclat.
Le maréchal d'Ancre n'eut pas plus t6t réussi, par son association
avec le duc de Bouillon et la maison de Condé, à établir sa prépon-
dérance dans le conseil, qu'il se vit exposé en première ligne aux
attaques de ses puissans alliés. Aussi s'attacha-t-il à les diviser, op-
posant habilement les princes de Lorraine aux princes du sang, mon-
trant en perspective un grand gouvernement à l'un, un riche éta-
blissement à l'autre, sachant lui-même se dépouiller au besoin pour
se ménager des appuis, offrant, par exemple, au prince de Condé
de lui livrer Péronne, au centre de son marquisat d'Ancre, en com-
pensation du Château-Trompette, que la reine refusait obstinément
de céder au premier prince du sang. Ce refus du Château-Trompette
fut un des grands évènemens de cette époque d'égoïsme et d'intri-
gues. Marie ne se faisait aucune illusion sur le sort qui la menaçait.
En recueillant les tristes confidences du roi son époux, elle lui avait
souvent entendu dire que si, durant sa lutte avec Henri III, il avait
été maître du bon château de Bordeaux, il se fût fait proclamer duc
de Guyenne : aussi lui répugnait-il beaucoup de donner un tel pied
au chef de la faction à quelques marches des frontières d'Espagne,
dans un temps où ceux de la religion réformée exerçaient une sorte
de souveraineté indépendante en Languedoc, et disaient insolem-
ment aux officiers de la couronne : Le roi est à Paris et nous à Nîmes.
De grandes sommes adroitement offertes et avidement acceptées
calmèrent pour quelques mois l'irritation que ce refus causait à des
336 REVCE DES DEUX MONDES.
princes presque toujours détournés du soin de leur grandeur poli-
tique par le souci brutal de leur fortune; mais c'était là un expédient
qui commençait à s'épuiser, une ressource dernière qui semblait
devoir manquer bientôt à la royauté avilie. « Les présens que la
reine fit aux grands, au commencement de sa régence, étourdirent
bien la grosse faim de leur avarice et de leur ambition , mais elle ne
fut pas pour cela éteinte. Il fallait toujours faire de même si on
voulait les contenter. De continuer à leur faire des gratifications
semblables à celles qu'ils avaient reçues, c'était chose impossible;
l'épargne et les coffres de la Bastille étaient épuisés, et quand on
l'eût pu faire, encore n'eût-il pas été suffisant, d'autant que, les
dons immenses qui leur avaient été faits les ayant élevés en plus de
richesses et d'honneurs qu'ils n'eussent osé se promettre, ce qui du
commencement eût été le comble de ce qu'ils pouvaient désirer
leur semblait maintenant petit, et ils aspiraient à choses si grandes,
que l'autorité royale ne pouvait souffrir qu'on leur donnât le sur-
croît de puissance qu'ils demandaient. Il ne se parlait plus que de se
■vendre au roi le plus chèrement que l'on pouvait, et ce n'était pas
de merveille; car si, à grand'peine, on peut, par tout moyen hon-
nête, retenir la modestie et sincérité entre les hommes, comment le
pourrait-on faire au milieu de l'émulation des vices, et la porte ayant
été si publiquement ouverte aux corruptions, qu'il semblait qu'on
fît le plus d'estime de ceux qui prostituaient leur fidélité à plus haut
prix (1), û
(1) Mémoires de Richelieu, liv. v, année 1614. — Nous citerons toujours cet
ouvrage sous le litre que lui a justement restitué M. Petitot dans sa collection. La
plus faible partie de ce grand travail, antérieurement publiée sous le titre d'His-
toire de la mère et du fils, avait été, sans nul motif plausible, attribuée à Mézerai,
quoique des esprits sagaces y eussent depuis long-temps reconnu la main du car-
dinal de Richelieu lui-môme. L'authenticité de ces Mémoires, dont l'original existe
au dépôt des affaires étrangères, n'est pas contestable; l'existence en est indiquée
dans l'épltre au roi qui précède le Testament politique, et ce dernier écrit n'a été
détaché du corps même de l'ouvrage, comme le constate M. de Foncemagne,
l'éditeur, que par la crainte qu'éprouvait le cardinal de ne pas vivre assez long-
temps pour employer les matériaux rassemblés sous ses yeux dans le but de com-
poser une histoire générale de son ministère. Une grande partie des Mémoires, et
plus particulièrement ce qui se rapporte à la carrière active de Richelieu lorsqu'il
fut devenu chef du conseil, est écrit par des secrétaires sous l'œil du ministre;
quelques morceaux émanés de lui-môme sont évidemment intercalés. Mais la partie
qui traite de la jeunesse de Richelieu , du ministère du maréchal d'Ancre et de
l'exil de Marie de Médicis à Blois ne peut être sortie que de la plume même du car-
dinal, qui parle toujours en son propre nom, et dont la personnalité s'y révèle à
LE CARDINAL DE RICHELIEU. 337
Pressée par des exigences chaque jour croissantes, la régente
n'entrevit de ressource, pour maintenir son autorité compromise,
que dans une étroite union avec l'Espagne, qui mettrait à sa dispo-
sition les forces de cette grande monarchie. L'alliance espagnole
avait eu des partisans chaleureux dans le conseil de Henri IV : Vil-
leroy et le chancelier Sillery y inclinèrent constamment. Mais Henri,
qui avait l'instinct du rôle pohtique réservé à la France dans un pro-
chain avenir, et Rosny, que ses antipathies religieuses ne séparaient
pas moins du cabinet de San-Lorenzo que de la cour de Rome,
avaient constamment décliné les ouvertures du roi cathoUque. L'idée
fixe du Béarnais était de donner l'une de ses filles au prince de
Galles, futur héritier d'Angleterre et d'Ecosse, l'autre au prince de
Piémont pour s'assurer une entrée en Italie, afin d'y combattre l'Es-
pagne, et de marier le dauphin à l'héritière de Lorraine pour pré-
parer la réunion de cette province à la France. On sait que la mort
le surprit à la veille de son expédition de Clèves, qui n'était qu'une
autre application de la même pensée politique.
De tels projets ne convenaient plus à la faiblesse d'une régence
chaque jour menacée, et Marie de Médicis ne sut point aspirer à
autre chose qu'à abriter son trône sous celui de l'héritier de Charles-
Quint. Elle conclut donc brusquement, et sans consulter les princes,
chaque page de la manière la plus incontestable et quelquefois la plus naïve. De la
respectueuse affection que Richelieu témoigne, dans les six premiers livres, à la
reine Marie, sa bienfaitrice, il nous semble impossible de ne pas conclure que
ceux-ci furent composés avant sa rupture avec cette princesse : quelques parties
nous feraient croire qu'ils ont été écrits durant l'exil de l'évêque de Luçon à Avi-
gnon , après la mort du maréchal d'Ancre. L'ouvrage se termine quatre ans avant
la mort du cardinal par le compte- rendu de l'année 1638.
Le manuscrit des Mémoires devint, à la mort du cardinal, la propriété de la
duchesse d'Aiguillon, sa nièce. M. deTorcyen obtint la concession lorsque, par
ordre de Louis XIV, il fonda , en 1705 , le dépôt des affaires étrangères dans le
donjon du vieux Louvre. M. de Foncemagne, qui édita le premier, en 176i, le
Testament politique, dont l'authenticité a été combattue par Voltaire avec tant de
légèreté, paraît avoir été autorisé à en prendre lecture. La même faculté fut con-
cédée quelques années plus tard à M. de Fontette, continuateur du père Lelong.
M. Tabaraud a également cité le manuscrit des affaires étrangères dans son His-
toire du cardinal Bérulle, publiée en 1817. Mais ce fut en 1822 seulement que,
sous le ministère de M. le duc Matthieu de Montmorency, la publication intégrale
en fut enfin autorisée. Du reste, lorsque l'homme se révèle aussi complètement
dans son œuvre, on essaierait en vain d'en méconnaître l'origine. Le Testament
et plusieurs livres des Mémoires appartiennent à Richelieu par l'excellente raison
qu'il est impossible qu'ils soient d'un autre.
338 REVLE BES DEUX MONDES.
le mariage de Louis XIII, encore enfant, avec l'infante Anne d'Au-
triche, et celui de la princesse Elisabeth avec le prince qui fut depuis
Philippe IV. Cette double union , dont tant de difficultés devaient
traverser l'accomplissement, fut accueillie dans le royaume sous des
impressions très différentes : la partie de la nation qui faisait passer
l'idée religieuse avant l'idée politique, ou plutôt celle pour laquelle
la pensée politique n'existait point encore, accueillit avec joie et con-
fiance la perspective d'un mariage qui semblait assurer mieux que
tout autre l'avenir catholique de la monarchie, et qui garantissait à
la royauté une force sulTisante pour triompher de toutes les attaques
des huguenots. Ceux-ci, de leur côté, en conçurent une alarme vive
et naturelle; enfin les princes et les grands, dont l'unique souci était
d'affaiblir la monarchie, appréhendèrent plus sérieusement encore
ie résultat de la double combinaison destinée à confondre les forces
et les intérêts des deux plus puissans états de l'Europe. Lorsqu'on
apprit la soudaine conclusion des négociations matrimoniales, et
qu'on vit l'ambassadeur d'Espagne associé en quelque sorte à la tu-
telle du jeune roi, l'émotion fut donc grande parmi les seigneurs, qui,
depuis le commencement des guerres civiles sous le roi Charles IX ,
savaient d'expérience ce que rapporte un pouvoir faible à qui sait
l'attaquer pour lui vendre la paix. Las de presser une éponge vide,
selon l'expression d'un contemporain , et résolus à ne pas laisser
( oncliire le mariage sans garanties et bonnes conditions, Condé et
Bouillon quittèrent la cour; le duc de Vendôme se sauva du Lou-
vre, où il avait été un moment confiné, et gagna la Bretagne, dont
l'imprudente tendresse de son père lui avait assuré le gouvernement;
le duc de Nevers s'empara de Mézières; le marquis de Cœuvres, de
Laon; le duc de Mayenne, des meilleures places de l'Ile-de-France; la
Picardie éclata sous le duc de Longueville, son gouverneur, et du
Poitou aux côtes de Provence, les réformés firent entendre des me-
naces, en s'apprêtant à mettre à prix le formidable concours qu'ils
étaient en mesure d'offrir à toutes les ambitions entreprenantes. Si-
tôt que les conjurés eurent pris position dans leurs provinces et dans
leurs inaccessibles donjons, Condé lança le manifeste du parti féodal;
car tous les partis écrivaient alors assurément autant que de nos jours,
et les populaires convictions de la ligue, en disparaissant, avaient
laissé des habitudes d'universelle publicité. Ce manifeste est curieux
à lire comme expression de cette époque d'abaissement et d'immo-
ralité politique : le vide emphatique de la rédaction reporte invo-
lontairement la pensée vers les manifestations déclamatoires de
LE CARDINAL DE RICHELIEU. 339
quelque prononciamento de l'Espagne ou des républiques améri-
caines. Les auteurs de la nouvelle ligue du bien public déclaraient
s'insurger parce que la noblesse était abaissée et le pauvre peuple
grevé, et, pour mettre le comble à l'impudence de leurs plaintes et
è l'ironie de leurs conseils, ils indiquaient comme l'un de leurs prin-
cipaux griefs contre le gouvernement de la régente les prodigalités et
profusions qui avaient été faites des finances du roi I Enfin, selon la
formule de tous les temps , ils réclamaient la convocation des états-
généraux pour remédier aux griefs qui accablaient les fidèles sujets
de sa majesté.
Marie, princesse médiocre par l'esprit et par le cœur, redoutait le
péril autant qu'elle aimait l'agitation. Aussi perdit-elle d'abord cou-
rage à la vue de cette rébellion maîtresse des meilleures places de
son royaume, et à laquelle elle n'avait à opposer que quelques mil-
liers de soldats , sous des chefs d'une fidélité équivoque. Les nom-
breux mémoires du temps constatent qu'elle songea un instant à
abdiquer une charge trop lourde pour sa faiblesse, et que les bruits
populaires rendaient plus pénible encore pour la femme que pour la
reine; mais d'autres conseils prévalurent, et elle aima mieux se
laisser vaincre sans combat que d'abdiquer un pouvoir dont on s'ar-
rachait les lambeaux. Quelques-uns de ces hommes de transaction
qui, sous le nom de politiques, avaient joué durant la ligue un rôle
si important et parfois si utile , parvinrent à retarder encore une
lutte armée que l'indifférence publique rendait d'ailleurs difficile.
Marie usa une fois de plus des forces qui jusqu'alors ne lui avaient
pas fait défaut. Toutes les demandes des coahsés furent accueillies,
toutes leurs prétentions admises. Il fut sursis au mariage du roi jus-
qu'à sa majorité prochaine, et les états du royaume furent convo-
qués à Sens, puis à Paris pour le mois d'octobre 1614. Le prince de
Condé obtint le fort château d'Amboise , et reçut quatre cent cin-
quante mille livres en espèces sonnantes. Le duc du Maine se fit
adjuger 300,000 francs pour se marier, et la survivance du gouver-
nement de Paris. Le duc deNevers eut Mézières avec la coadjutorerie
de l'évêché d'Auch. MM. de Bouillon, de Longueville et de Rohan
furent désintéressés par des procédés analogues. Le duc de Vendôme
seul résista quelques instans, parce qu'en Bretagne une opinion
puissante et natioucfle s'était chaleureusement associée à une cause
dont elle espérait faire surgir l'indépendance de la province.
Le roi venait enfin d'atteindre sa quatorzième année, et les états-
généraux furent réunis selon l'engagement pris à Sainte-Menehould
3i0 REVUE DES DEUX MONDES.
avec les mécontens. Les princes avaient compté sur cet instant de
crise pour briser les liommes de la régence et s'imposer à la jeunesse
du monarque émancipé; mais le gouvernement du maréchal d'Ancre
déploya dans cette difficile conjoncture une habileté qu'il faut re-
connaître, et parvint à puiser quelque force dans le jeu du formi-
dable instrument que ses ennemis les contraignaient à employer.
Ayant profité de la résistance du duc de Vendôme pour faire faire
au jeune roi un voyage en Bretagne, la régence avait gagné quel-
ques semaines, et ce délai précieux mit Louis XIII, entré depuis
peu de jours dans tous les droits de sa majorité, en mesure d'éta-
blir, avant la réunion des trois ordres, un conseil privé au gré de la
reine, et de déclarer avec solennité aux états rassemblés que, plei-
nement satisfait de l'administration de sa mère, il avait résolu de
lui continuer toute son autorité.
La cour mit un grand soin à diviser l'assemblée, et elle y réussit
presque toujours au-delà de ses espérances. Il n'y avait à cette époque
aucune idée de réforme politique assez universellement acceptée
par l'opinion tout entière pour servir de base à une agression sé-
rieuse contre le pouvoir. Les vues étaient distinctes comme les exis-
tences elles-mêmes, et il ne s'agissait que de faire surgir une in-
compatibilité d'intérêts entre le tiers, la noblesse et le clergé, pour
paralyser toutes les combinaisons et toutes les tentatives. Ainsi la
noblesse, moins intéressée que la bourgeoisie dans la vénalité des
magistratures, proposa vainement la suppression de la paulette,
droit établi dans le cours du règne précédent pour assurer les charges
à la veuve et aux héritiers de celui qui en serait revêtu, sous con-
dition d'un droit de paiement annuel évalué au soixantième du prix
de l'office (1). Le tiers mit tous ses soins à écarter une réforme qui
aurait atteint les intérêts financiers et la position de la plupart des
représentans de cet ordre , membres de cours souveraines ou de
sièges présidiaux, propriétaires de nombreux offices transmissibles.
Les bourgeois, pour faire pièce aux nobles, et pour ne pas paraître
reculer dans la voie des réformes et redressemens, proposèrent, de
leur côté, la suppression des pensions payées par le trésor au détri-
ment du pauvre peuple, pensions qui formaient la principale res-
!*ource de l'aristocralie de cour, en même temps qu'elles étaient le
(1) Le peuple donna le nom de paulette au nouveau droit, parce que le traitant
s'appelait Paulel. Voyez Levassor, Histoire <U Louis XIII, liv. vi, etMézeraî,
année 1604.
LE CARDINAL DE RICHELIEU. 341
principal objet de ses convoitises. Enfln, aux vœux exprimés parle
clergé de voir le concile de Trente reçu dans le royaume, il fut ré-
pondu dans la chambre du tiers par d'énergiques déclarations en
faveur de la plénitude de l'autorité temporelle, déclarations dans
lesquelles se révéla dans toute sa force Tesprit parlementaire qui
dominait alors la haute bourgeoisie. Quant au projet du double ma-
riage, il fut accueilli avec une faveur à peu près générale, et les
raécontens virent avec un amer regret qu'il fallait renoncer à élever
sur ce point de sérieuses objections. De vaines dispositions contre
les duels, et quelques mesures contre les traitans, trésoriers et gens
de finance, furent à peu près les seuls résultats effectifs de cette
assemblée, qui avait trompé l'espoir des agitateurs, et n'avait révélé
dans ses délibérations décousues que des divisions destinées à pré-
parer la prépondérance du pouvoir monarchique, jusqu'au jour où,
devenues plus profondes, on en verrait sortir une crise terrible pour
la société tout entière.
La tenue de ces pacifiques états de Paris reporte la pensée yen
ceux qui les avaient précédés comme vers ceux qui les ont suivis.
Vingt-cinq années auparavant , les états de Blois voyaient expirer ks
Guise sous l'épée d'un officier des gardes. Un siècle et demi plus
tard, les états de Versailles étaient inaugurés au bruit du canon de
la Bastille. Combien cette date de 1614 est terne devant de tels
souvenirs 1 Quel abîme entre ces trois époques ! Les passions reli-
gieuses étaient affaibhes, et les passions politiques sommeillaient
encore; l'esprit humain traversait une époque de transition et d'at-
tente, et nulle idée n'était assez puissante alors pour surexciter son
énergie. Ce n'est pas que la société fût assise sur des bases solides et
respectées : rien n'était fixe, ni dans les institutions, ni dans les
mœurs; les unes étaient tiraillées entre l'absolutisme monarchique
aspirant à naître et une féodalité nouvelle s'efTorçant de se reconsti-
tuer; les autres, élégantes et cruelles, astucieuses et guerrières, par-
ticipaient de l'héroïsme chevaleresque en même temps que des leçons
de Machiavel. Les lettres elles-mêmes, soumises aux influences les
plus contraires, essayaient vainement de se frayer une voie, et d'at-
teindre à une originalité propre entre les inspirations de l'Espagne
et de l'Italie et les souvenirs de l'antiquité. Au sein de cette con-
fusion générale, dans ce pôle-môle de civilisations étrangères su-
perposées, il n'était pas un seul principe fécond qui pût devenir
la base d'une organisation quelque peu durable. La conversion de
Henri IV avait désarmé le catholicisme, et l'édit de Na.iles donnait
342 REVUE DES DEUX MONDES.
une large satisfaction à la liberté de conscience des réformés. La
question religieuse était dès-lors hors du débat, et ne se produisait
que sous un aspect purement humain. Quant aux partis politiques,
on vient de les voir à l'œuvre, et bientôt nous les retrouverons en-
core. Alors, si Richelieu a besoin d*excuses, ces seigneurs faméli-
ques, plus vaniteux que superbes, plus avides qu'ambitieux, se
chargeront eux-mêmes de lui en fournir de surabondantes.
Qu'aurait produit, sous le règne de Louis XIII, le triomphe de
cette aristocratie princière domptée par le cardinal? Y avait-il dans
tout cela un germe, si faible qu'il fût, de liberté populaire ou de
grandeur nationale, une force propre à constituer la France et à
fonder son importance politique? C'est commettre une injustice vé-
ritable que de reprocher à Richelieu et à Louis XIV la chute d'une
aristocratie qui n'a jamais usé avec discrétion du pouvoir, lorsque
les circonstances le lui ont départi, et qui n'a jamais su se défendre
lorsqu'elle a été attaquée. Que serait devenu le royaume, si, durant
la minorité de Louis XIII, l'esprit du prince de Condé avait prévalu
dans le gouvernement de la monarchie, si les Guise s'étaient établis
en Provence, les Montmorency en Languedoc, les Longueville en
Picardie; si Lesdiguières avait conservé la sauvage monarchie de
ses montagnes, le duc d'Épernon la souveraineté de la Guyenne; si
le duc de Vendôme avait ranimé en Bretagne le souffle à peine éteint
de l'indépendance? Conçoit-on une pareille organisation devant la
puissance compacte de l'Espagne, maîtresse du Portugal, des Pays-
Bas, de la Franche-Comté, du Milanais et du royaume de Naples? La
conçoit-on en face de l'empire germanique, contre lequel la France
ne pouvait lutter que par la cohésion de toutes ses parties? Le seul
résultat de l'affaiblissement de l'autorité royale, au commencement
du xvir siècle, aurait été l'abaissement de la France au rang de
puissance secondaire. Cet abaissement aurait vraisemblablement
amené une division territoriale dont la Savoie et l'Espagne eussent
profité dans la mesure de leur ambition et de leurs forces. Si l'indé-
pendance des gouverneurs de provinces s'était consolidée par des
concessions irrévocables, les réformés auraient, de leur côté, donné
un libre cours aux projets audacieux si souvent agités dans leurs
conventicules, et dont d'ardentes prédications s'efforçaient de pré-
parer le succès. L'exemple des cantons suisses et des Provinces-Unies
offrait un encouragement aussi bien qu'un modèle, et la France,
violemment jetée hors de son orbite, eût gravité en môme temps
vers Madrid et vers Genève.
LE CARDINAL DE RICHELIEU. 343
•de fut un magnifique spectacle que celui de la noblesse française
marquant les frontières de la patrie à la trace de son sang et les re-
culant par son épée. Soit que cette noblesse se ruine pour avoir le
droit de se faire tuer au premier rang, et qu'elle se retire dans
ses manoirs avec la croix de Saint-Louis et un pourpoint râpé, soit
qu'elle vive dans les provinces dispensant populairement son opu-
lence, elle reste l'honneur de notre histoire, comme elle fut si long-
temps fe vie même de la monarchie. Elle est glorieuse lorsqu'elle
triomphe aux croisades comme lorsqu'elle succombe à Azincourt,
et ne mérite pas moins de respect en combattant à cinq sous par
jour sous les enseignes de Coudé que lorsqu'aux mauvais temps de
Louis XIV elle couvre de son corps le royaume, menacé par trois
coalitions. Mais deux choses ont constamment manqué à cette bril-
lante chevalerie, des chefs dignes de la conduire, et un esprit poli-
tique à la hauteur de son cœur. En France, les circonstances ont
séparé l'aristocratie territoriale de la nation, tandis qu'en Angleterre
éîles se confondirent indissolublement l'une avec l'autre. Constam-
ment dominée, aux époques décisives de l'histoire, par des princes
de race royale, qui se posaient moins comme ses égaux que comme
ses maîtres, l'aristocratie française a toujours été traînée à la remor-
que de leurs desseins particuliers, sans pouvoir jamais tracer ni suivre
un systématique plan de conduite. Pas de lutte nationale aux champs
glorieux de Runnimède, pas de magna carta et de charte des forets,
de statuts de Merton et de Marlebridge, pour rallier dans une même
pensée de liberté les bourgeois et les gentilshommes, les seigneurs
et les vassaux : chez nous, les grands combattirent toujours la royauté
pour leur propre intérêt, et ne mirent jamais le peuple en compte à
demi dans leurs querelles; tels on les voit au x° siècle, et tels ils re-
paraissent à l'ouverture du xvII^ Les désirs sont les mêmes et les
espérances presque semblables. Ils se servent des réformés comme
en d'autres siècles ils s'associaient aux Normands, et pourchassent
les bons gouvernemens sous la minorité de Louis XIII, comme leurs
pères arrachaient l'hérédité des fiefs à la faiblesse des successeurs
de Charlemagne. Une différence capitale existe toutefois et sufiît
pour séparer les époques et révéler tout l'avenir : il n'est pas, au
xvir siècle, uu chef de mécontens qui ne se laisse volontiers désin-
téresser par une pension.
La cabale essaya de reprendre en sous-œuvre, au parlement de
Paris, la tentative qui venait d'échouer près des états du royaume.
Celte grande compagnie judiciaire, tumultueusement réunie par les
34 i- REVUE DES DEUX MONDES.
soins de quelques créatures des princes, invita les ducs et pairs à
venir prendre leurs sièges pour délibérer sur les maux du royaume
et sur les remontrances qu'il serait estimé convenable d'adresser au
roi. En se substituant ainsi aux états-généraux à peine dissous, le
parlement préludait à la fronde; il allait donner la mesure de ses
constantes prétentions et celle de son impuissance non moins con-
stante. Réclamer une part du pouvoir législatif en vertu d'un titre
plus que contestable était un acte de hardiesse que la confusion des
droits et des idées pouvait peut-être autoriser; mais subordonner
toujours son action au jeu de quelques intrigues, se faire factieux à
la suite, sans soupçonner môme un rôle plus large d'organisation et
de liberté, c'était préluder tristement à cette longue histoire trop
glorifiée, toute tissue de violences et de faiblesses, de velléités am-
bitieuses et de déplorables timidités, qui, à travers les orages de deux
minorités et le prologue d'une grande révolution, est venue finir dans
les déclamations de d'Esprémesnil.
Il suffit au jeune roi de dénier énergiquement, par l'organe du
chancelier Sillery, le droit des compagnies judiciaires de son royaume
de se mêler des affaires d'état, sans y être provoquées par la cou-
ronne, pour faire tomber cette bruyante opposition de paroles qui,
du banc des enquêtes, n'était pas encore descendue dans les halles
de Paris. Ayant ainsi triomphé de toutes les résistances régulières et
légales, si une telle expression est de mise pour une époque d'uni-
verselle confusion , Marie de Médicis et le maréchal d'Ancre n'hési-
tèrent pas à accomplir les deux mariages qui devaient assurer à la
monarchie vacillante le précieux appui de la royauté castillane. Le
jeune roi, escorté d'une armée, partit de sa capitale pour aller, à tra-
vers des provinces plus d'à moitié soulevées, recevoir la reine-infante
à l'extrémité du royaume, et conduire sa sœur aux frontières d'Es-
pagne. Ayant de nouveau protesté contre l'alliance espagnole, et
refusé de suivre la cour, les princes estimèrent le moment favorable
pour s'établir à Paris et pour s'emparer de la personne du roi. Les
circonstances semblaient en effet des plus propices, car, sous pré-
texte de la violation de quelques privilèges, les réformés avaient pris
les armes dans le Poitou, le Dauphiné et le Languedoc. Une assem-
blée générale des églises protestantes convoquée à Grenoble, aux
termes des édits, s'était transférée à Nîmes de sa pleine autorité,
malgré les défenses formelles de la cour. Passant de son rôle de pro-
sélytisme à une pensée purement politique, le protestantisme, par
i' organe de ses délégués, exigeait, comme condition de sa fidélité au
LE CARDINAL DE RICHELIEU. 345
roi, la prise en considération des réclamations faites parles seigneurs
coalisés; il demandait que l'on suspendît l'accomplissement du ma-
riage, et réclamait des explications catégoriques sur le serment du
sacre. Les hommes vraiment pieux de la réforme, Duplessis-Mornay
en tête, déploraient sans la comprendre cette tendance nouvelle, qui
l'emporta dans les conseils des protestans, parce que les vues d'in-
térêt s'étaient substituées à l'ardeur des premiers temps. Désormais
les réformés constituaient un parti plutôt qu'une secte, et mena-
çaient l'unité du royaume autant que l'unité de l'église. Il y avait
alors à la suite de la reine-mère un jeune prélat qui le comprit et
ne l'oublia jamais.
Le duc de Rohan, qui jusqu'alors n'était entré qu'avec une cer-
taine réserve dans les factions de la cour, y porta cette fois toutes
les ressources d'un esprit entreprenant et ferme, non moins dévoué
à ses convictions religieuses qu'au soin de sa propre grandeur. Le
maréchal d'Ancre , établi en Picardie, couvrit Paris avec une armée;
le maréchal de Bois-Dauphin tint la campagne contre les partisans
des princes , maîtres du plus grand nombre des meilleures places du
royaume. La guerre s'engagea donc sur tous les points, guerre mes-
quine dans ses mouvemens comme dans ses motifs, et qui, lorsque
nous en suivons jour par jour les opérations dans les Mémoires de
Bassompierre, ne laisse pas même pressentir les vastes combinai-
sons stratégiques destinées, quelques années après, à changer la
face de l'Europe. Le duc de Guise, rallié à la cour par l'espérance
d'obtenir le bâton de connétable, protégeait, à la tête de dix mille
hommes, le royal convoi. Celui-ci s'avançait à pas lents vers la capi-
tale de la Guyenne, contraint de s'arrêter souvent pour faire face à
l'ennemi. Des dangers plus sérieux encore menacèrent la jeune prin-
cesse que la France envoyait à l'Espagne. Elisabeth dut mettre dix
mortelles journées à faire le trajet de Bordeaux à Bayonne , toujours
entourée par la cavalerie du duc de Rohan, et contrainte de camper
chaque soir pour éviter une surprise.
Ce fut sous ces auspices que l'année 1615 vit enûn se conclure la
double alliance dont les suites devaient décevoir si promptement les
prévisions sur lesquelles elle avait été fondée. Renforcer le pouvoir
de la couronne contre les grands et contre les réformés, telle était
la pensée de la reine Marie; établir la prépondérance espagnole sur
les conseils du roi très chrétien , rompre l'alliance de la France avec
l'Angleterre, son alliance plus dangereuse encore avec les Provinces-
L'nies, obtenir son concours pour tout ce qu'il plairait à l'Espagne de
lOME IV. 23
346 REVUE DES DEUX MOM)ES.
tenter en Italie, telle avait été la ferme espérance de Philippe III ,
telle était la politique dont une jeune infante devait être à la fois dans
la pensée paternelle et l'instrument et le symbole. Or, il advint que
le pouvoir royal se renforça bientôt en combattant l'Espagne, et non
point en s'appuyant sur elle, et il se trouva qu'Anne d'Autriche
passa le temps de sa régence dans une lutte incessante contre la chère
patrie dont elle se séparait alors avec tant de larmes; enfin le dernier
résultat des alliances espagnoles sous Louis XIII et sous Louis XIV
fut de transmettre à un fils de France des droits ou des prétentions
qui, en moins d'un siècle d'intervalle, portèrent la maison de Bourbon
sur le trône des rois catholiques I
Cependant la conclusion du mariage avait porté un grand coup
à la faction huguenote et féodale. Il fallait désormais se résigner à
un fait accompli, puisque les forces espagnoles étaient prêtes à venir
l'appuyer au besoin. Les peuples, d'ailleurs, avaient presque partout
applaudi à l'auguste hyménée, et les princes insurgés restaient isolés
et réduits à leurs propres forces. Les classes bourgeoises surtout
s'écartaient par un instinct sûr d'une cause qui ne pouvait être la
leur, et dont le triomphe aurait éloigné de plusieurs siècles le jour
de leur victoire. Le parti réformé restait seul debout et armé , avec
les nombreux gentilshommes attachés à la fortune personnelle des
princes. La cour profita avec habileté de ce mouvement favorable de
l'opinion publique. Elle sut détacher de la ligue, par l'offre de grands
avantages pécuniaires, les ducs de Mayenne et de Longueville, et
bientôt après le duc de Bouillon, en disponibilité pour toutes les
trahisons et pour toutes les intrigues, et qui n'avait voulu, confes-
sait-il naïvement, être le principal auteur de la guerre que pour se
donner le mérite d'être l'auteur principal de la conclusion de la paix.
Le gouvernement donna large satisfaction aux réformés sur les griefs
imaginaires ou fondés consignés dans leurs manifestes; il consentit
à accepter près d'eux la médiation de l'ambassadeur d'Angleterre, et
après de longues négociations où l'on vit intervenir sur un pied
d'égalité des commissaires du roi, des agens du prince de Condé et
des députés des églises réformées, la paix fut conclue à Loudun, à
des conditions qui touchaient moins le public que les hommes per-
sonnellement engagés dans cette stérile querelle. Ce traité n'était
une victoire pour personne; mais il constatait une fois de plus l'im-
puissance de la royauté, qui, après avoir mis le prince de Condé
hors la loi, consentait à subir ses conditions et à désintéresser ses
créatures.
LE CARDINAL DE RICHELIEU. 347
Voulant dissuader Condé d'une résolution qu'il estimait funeste
aux intérêts de ses coreligionnaires, le duc de Rohan lui avait dit ces
paroles : « La faible espérance d'enrichir votre maison et de tirer
quelque argent des finances du roi ne devrait pas l'emporter sur ce
grand nombre d'amis dont vous allez vous séparer, pensez-y sérieu-
sement; on travaille à vous faire perdre une occasion que vous ne
retrouverez jamais. Vous allez vous placer entre les mains de la
cour, et à votre première démarche suspecte elle s'assurera d'un
prince qui a déjà pris deux fois les armes (1). » C'était prêcher la
grande ambition à un homme qui n'était capable que de la petite.
Rohan avait raison toutefois, et le chef de la conjuration aristocra-
tique et protestante en fît bientôt la dure expérience. Après le traité
de Loudun, Condé se crut maître du gouvernement et de la France,
et fit peser sur la royauté un joug d'autant plus humiliant, qu'il lui
contestait avec la même jalousie les apparences et les réalités du pou-
voir. Plus recherché et plus suivi que le roi même, dit un écrit con-
temporain, sa maison rendait le Louvre désert (2). Condé et ses aco-
lytes ne furent pas plus tôt rentrés dans Paris, qu'ils reprirent, au
sein du parlement, leurs intrigues accoutumées et lièrent des rap-
ports secrets avec l'ambassadeur d'Angleterre et les agens des Pro-
vinces-Unies. L'insolente attitude du premier prince du sang réveilla
promptement toutes les jalousies du jeune roi et toutes les terreurs
de sa mère. Le chef de la branche de Condé aspirait-il à placer la
couronne dans sa maison , et à réaliser dans une pensée aristocra-
tique et protestante le grand dessein que les Guise avaient essayé
naguère sous une inspiration bourgeoise et catholique? Il est difficile
de l'affirmer, plus difficile encore de le nier. Cependant, à voir le
décousu de ses actes et la facilité avec laquelle il s'en laissait dé-
tourner par les soins les plus vulgaires, on peut juger qu'il échoua
plutôt par l'incertitude que par la témérité de ses projets.
L'avidité l'avait déjà compromis, une haine aveugle allait le perdre.
Il crut le moment venu de frapper un grand coup, et pensa que
les antipathies populaires soulevées contre le maréchal d'Ancre met-
taient les factions en mesure de le tenter. Ne pouvant plus douter,
de son côté, qu'un attentat sur sa personne ne fût déjà résolu dans
le conseil secret des princes, Concini suggéra à Marie, inquiétée
dans ses affections, une résolution qu'un tel motif pouvait seul faire
(1) Mémoires de Itohan, t. II.
(2) Apologie pour leurs majestés après l'arrestation de M. le Prince, Vdivis^
1616.
23.
3^8 REVUE DES DEUX MONDES.
agréer à celte princesse. Au milieu de ses partisans troublés et sur-
pris, Condô fut arrêté en plein Louvre au nom du roi , et conduit à
la Bastille. Ce coup d'autorité, qui dut paraître téméraire aux con-
temporains, n'excédait pas pourtant la mesure des forces de la
royauté : il constata combien les masses populaires et la majorité de
la noblesse elle-même restaient étrangères aux agitations factices
entretenues par les seigneurs. Les tentatives essayées pour insurger
Paris n'amenèrent d'autre résultat que le pillage de l'hôtel d'Ancre,
et les princes retirés à Soissons essayèrent avec peu de succès d'or-
ganiser la guerre civile dans les différentes provinces du royaume.
Le gouvernement ne recourut pas vainement à ses moyens accou-
tumés, et la défection du duc de Guise, qui s'était réuni aux mécon-
tens après de longues hésitations, amena sinon la chute de la con-
fédération elle-même, au moins son entière impuissance. Privés de
leurs pensions et traitemens pendant cette nouvelle rupture avec la
cour, les princes éprouvèrent bientôt le plus vif désir d'y rentrer.
Une machination tramée dans l'ombre contre le favori de la reine-
mère par un autre favori qui s'élevait sur ses ruines, leur en offrit
promptement l'occasion. Comprenant enfln l'impossibilité de faire
un appel spécieux à quelque grand intérêt public, ils transigèrent
avec la cour au prix du sang, assurés d'être absous par l'opinion, s'ils
consentaient à servir ses haines. Un gentillâtre de Provence, dres-
seur de faucons et siffleur de linottes, captivait alors, sinon la con-
fiance, du moins l'attention du triste monarque, qui apparaît pour
la première fois dans l'histoire le jour d'un guet-apens commandé par
lui. Albert de Luynes s'était déjà grandement poussé à la cour, en
berçant par des distractions puériles la vie oisive de Louis, longue
enfance sans naïveté et sans tendresse , à laquelle devait succéder
une précoce vieillesse et une sorte de torpeur générale de l'ame et
des sens. Mais, quelle que fût la position inespérée de ce jeune offi-
cier de vénerie devenu nécessaire aux plaisirs de son maître et admis
à l'honneur de sa familiarité, les désirs du Provençal dépassaient les
limites de sa fortune présente, et le maréchal d'Ancre lui semblait
un invincible obstacle à son avenir. Insolent autant qu'avide, et plus
imprudent qu'il ne convenait dans une situation si menacée, l'Ilalien
n'avait épargné ni les dédains ni les railleries au pourvoyeur de5
chasses royales, dont sa bienveillante indifférence avait favorisé les
premiers pas. De son côté , de Luynes avait compris qu'une seule
voie lui était ouverte pour jouer un rôle politique, et qu'il fallait,
iwr un service signalé, s'assurer le patronage des puissans ennemis
LE CARDINAL DE RICHELIEU. 3i9
du maréchal. Tuer Concini, amener à ce prix la réconciliation de la
royauté avec ses grands feudataires, tel fut le plan auquel il se dévoua
avec le calme et la sécurité de conscience produite par les maximes
et les tristes habitudes du temps.
Pour faire agréer une telle pensée au jeune roi, il fallait le brouil-
ler avec sa mère, empoisonner son esprit de soupçons et d'inquié-
tudes, et dominer par la crainte cette nature égoïste et débile.
Luynes y réussit au-delà de ses espérances. Il incrimine jusqu'aux
actes les plus simples du maréchal, représentant au roi que cet
étranger exerce un pouvoir absolu dans le royaume, et qu'il s'y
fortifie contre son autorité; il le lui montre dominant l'esprit de la
reine-mère, inclinant son cœur vers Gaston, son plus jeune fils,
pendant qu'il l'éloigné du roi; il fait intervenir des astrologues et
des devins consultés sur le terme probable d'une vie royale; il va,
disent les mémoires contemporains (1), jusqu'à supposer des lettres
pleines d'outrages et de menaces contre le monarque; il poursuit
cette ame malade dans le silence de ses nuits sans sommeil, et
dans l'obscurité des forêts où Louis aime à s'égarer; il obtient enfin
un ordre que l'épée du baron de Vitry se charge d'exécuter au sein
même du palais des rois. Le sang du maréchal coule au pied du
grand escalier du Louvre; son cadavre, livré au peuple, est mis en
pièces et brûlé devant la statue de Henri IV, et le jeune prince ac-
cueille avec bonheur les acclamations de la foule, comme un premier
hommage à sa souveraineté naissante. Il règne enfin , sans sa mère et
contre sa mère, qui reçoit de la bouche inexorable d'un fils de dix-
sept ans l'ordre de partir sans délai pour son premier exil; il règne
en permettant qu'on le débarrasse par un crime d'un instrument
compromis sans doute, mais dévoué à la pensée monarchique, que
le roi va bientôt reprendre avec une ardeur jalouse et un succès
inespéré, et, singulière ironie de l'histoire 1 il inaugure par une
sanglante concession au parti féodal un gouvernement destiné à
l'exterminer.
Arrêtons-nous encore un moment pour embrasser d'un regard
tout ce passé qui va disparaître. Quel regret nous laissera-t-il, et quel
germe y trouverons-nous qui ne soit ou dangereux ou stérile? Cette
société intermédiaire entre la ligue et Richelieu n'est-elle point, elle
aussi, le résidu épuisé d'une longue révolution, la transition néces-
saire entre les chaleureuses croyances disparues et un organisme
(1) mémoires de Richelieu, liv. viii. — Mémoires de Deageant, p. 48 à 61.
350 REVUE DES DEUX MONDES.
nouveau aspirant à se produire? Le scandale de ces factions égoïstes
ne dépasse-t-il pas encore celui de nos plus honteuses manœuvres par-
lementaires? Pendant que l'Angleterre fondait sa liberté politique et
sa grandeur maritime, et que la Hollande s'élevait au premier rang
des nations; tandis que les deux grandes moitiés de l'empire de
Charles-Quint dominaient encore l'Europe en s'appuyant l'une sur
l'autre, la France se débattait indifférente et lassée entre les con-
cinistes et les Barrahas (1), et commençait cette guerre de chansons
qui ne devait finir qu'à la virilité de Louis XIV; elle voyait les
défenseurs naturels de sa glorieuse unité s'associer tour à tour, sans
pudeur comme sans remords, aux huguenots et aux Espagnols, non
plus pour servir les intérêts d'un grand parti , mais pour faire leurs
propres affaires. Aucun esprit politique dans l'aristocratie dominée
par cette haute féodalité princière, et qui ne conserve plus de ses
temps héroïques qu'un courage déréglé et un besoin fébrile de daels;
aucun sentiment national dans le parlement, qui, hors de la distri-
bution de la justice civile où il est admirable, n'entre dans les grandes
affaires que pour les brouiller; aucun prestige dans la royauté repré-
sentée par une femme galante et par un roi valétudinaire; chez la
bourgeoisie concentrée dans ses affections municipales, peu ou point
d'intelligence des intérêts publics; enfin l'Espagne et l'empire domi-
nant le mouvement de l'Europe, telle est la France à l'ouverture du
siècle qui, entre tous les autres, allait bientôt conquérir le nom de
grand.
L'homme qui arrêta court ce progrès sensible vers une décadence
générale, qui fit ou prépara deux grands règnes, a jusqu'ici à peine
été nommé dans ces pages, et pourtant il nous semble qu'il les rem-
plit déjà tout entières. En assistant à un pareil spectacle, on devino
que cet homme va venir; on comprend qu'il faut qu'il vienne, et la
corruption de la société semble justifier d'avance devant Dieu et de-
vant l'histoire les terribles moyens qu'il emploiera pour en renou-
veler la face. Mais comment conquérir la force que présuppose une
pareille entreprise? Comment s'imposer à la royauté accoutumée
aux complaisances de favoris médiocres, à cette haute féodalité qui
-a fait capituler le monarque à Loudun et à Sainte-Menehould, et
qui vient de livrer à la foule ameutée par ses laquais les restes pro-
fanés du maréchal d'Ancre? Une pareille tâche serait des plus ardues
(1) Sobriquet donué aux partisans du prince de Condé, et dont l'origine c>
diversement expliquée par les historiens.
LE CARDINAL DE HICHELIETI. 351
pour qui se trouverait dans le cas de l'entreprendre avec la res-
source de puissantes alliances et d'un haut patronage tout formé.
Combien dès-lors ne semble-t-elle pas impossible lorsqu'on voit se
mettre à l'œuvre un homme isolé , sans autre appui à la cour que la
faveur de la reine-mère et du maréchal assassiné, et qui, signalé à
toutes les méfiances des vainqueurs, se trouve enveloppé dans la
proscription commune?
Faire sortir sa fortune de l'abîme même où elle semblait engloutie,
tirer plus de parti de l'exil que jamais courtisan n'en tira de la fa-
veur royale, c'est là un tour de force qui suffirait pour signaler à la
postérité l'habileté incomparable d'Armand-Jean Duplessis de Ri-
chelieu. Si ces commencemens sont plus obscurs, ils ne sont pas
moins importans à connaître; ils apprennent l'homme à ceux qui
n'ont étudié que le ministre. Né avec une vocation prononcée pour
les affaires, Richelieu a rencontré sur sa voie autant d'obstacles que
personne. Il est curieux de le voir les tourner à force de persévé-
rance et d'adresse, et ce spectacle est plus saisissant peut-être que
celui des luttes énergiques qu'il jivre dans la pleine possession de sa
force. C'est un malheur de la vie politique de contraindre les natures
les plus éminentes à dépenser pour arriver à la puissance plus de
ressources qu'elles n'en déploieront jamais pour l'exercer. Le mi-
nistre de Louis XIÏI, introduit dans la carrière par Marie de Médicis
et par Concini, subit l'empire de cette loi plus générale encore au-
jourd'hui que dans son temps; il se fit laborieusement sa place, et
dut déployer, pour arriver au ministère, des dispositions de carac-
tère en contraste complet avec celles qu'allait signaler avec tant d'é-
clat la seconde période de sa vie. Sa souplesse fit sa fortune et son
orgueil fit sa gloire, a dit un grand écrivain (1). La vie de Richeheu
est tout entière dans cette inscription lapidaire. C'est en combinant,
en effet, des qualités et des défauts qui semblent s'exclure, en har-
moniantdes tendances qui se repoussent, qu'on peut dessiner avec
quelque vérité cette physionomie qui n'a rien de l'unité sévère que
trop d'historiens se sont attachés à lui imprimer. Montrer Richelieu
dans les phases diverses de sa vie, constater qu'il a moins agi en
vertu d'une idée préconçue que sous l'empire des évènemens de son
époque, telle est la double pensée qui inspirera ce travail. S'il n'offre
pas au lecteur un intérêt de curiosité impossible à exciter en une
telle matière et dans un sujet tant rebattu, il a du moins, pour Té-
(1) M. de ChMeaubriand , Études historiques.
352 REVUE DES DEUX MONDES.
rrivain, le charme d'un substantiel entretien avec une vigoureuse
intelligence. Voir vivre ce puissant mortel dans les faiblesses de ses
passions en même temps que dans l'énergie de sa pensée, l'entendre
parler dans ses écrits demeurés deux siècles presque inconnus au
monde, juger enfin son œuvre d'équilibre européen au moment
même où cette œuvre tend à disparaître, c'est un sérieux plaisir d'es-
prit que nous avons goûté dans toute sa plénitude, et que d'autres
aimeront peut-être à prendre avec nous.
On sait que le jeune Duplessis, né en 1585 d'une bonne, mais
pauvre maison du Poitou, n'embrassa la carrière ecclésiastique que
pour empêcher l'évêché de Luçon de sortir de sa famille. Il avait
porté l'épée jusqu'au jour où Alphonse, l'un de ses frères, eut aban-
donné cette dignité pour se confiner dans un cloître. Quelques études
théologiques suffirent pour préparer au sacerdoce et à l'épiscopat
un jeune homme bien né qui, selon les idées du temps, accomplis-
sait un devoir en maintenant dans une noble maison sans fortune
«n établissement lucratif. L'église , dominée par son association in-
time avec l'ordre politique, en subissait les conséquences au détri-
ment de sa discipline. Agé de moins de vingt-deux ans, Jean Du-
plessis fut pourvu à Rome même de l'évêché vacant. Siri, répété par
Levassor et par tous les écrivains hostiles au cardinal, assure qu'rî
trompa Paul V sur son âge véritable, et qu'en apprenant la vérité, le
bon pape loua fort l'esprit et l'adresse du jeune prélat dont il prédit
la haute fortune.
De retour en France, Richelieu parut prendre au sérieux les de-
voirs de son état. Il se remit à l'étude de la théologie, et l'on ne sau-
rait lire ses écrits, même politiques, sans y trouver l'empreinte de
ces formules didactiques, de cette argumentation rigoureuse qui
allait si bien à la trempe ferme et nette de son esprit. Quelques
années passées dans son évêché, où il se livra à la controverse contre
les réformés, quelques carêmes prêches à Paris avec un assez grand
succès , remplissent cette première période de jeunesse et d'obscu-
rité. Marie de Médicis écouta avec plaisir le prélat, qu'une figure ré-
gulière et animée , une attitude parfaitement noble , firent d'abord
remarquer à la cour. Il s'attacha à cette princesse, à laquelle il parvint
à se faire recommander par le maréchal d'Ancre, alors dans la plé-
nitude de sa puissance. Député aux états-généraux de 1614 par les
sénéchaussées de Fontenay et de Mort, il se jeta avec chaleur dans
le parti de la reine, et exerça une influence notable sur la rédaction
des cahiers du clergé. Il s'y prononça vivement pour l'union avec
LE CARDINAL DE RICHELIEU. 353
l'Espagne et pour le maintien de l'administration aux mains de la
régente; on le vit également s'élever avec force contre toutes les
réclamations inspirées aux parlementaires par la faction des princes
mécontens. Ayant obtenu, d'autres disent ayant brigué l'honneur de
porter la parole au nom de son ordre, il loua dans le style empha-
tique de son temps la gloire de la régente, exalta l'autorité royale
au-dessus de tous les pouvoirs humains, et représenta la religion
comme la base des trônes et leur plus solide fondement. Ce discours
ne fût point sorti des banalités consacrées par ce genre d'allocution,
si « le bon prélat n'avait, selon l'expression d'un de ses antagonistes,
découvert le sentiment de son cœur dans l'endroit de sa pièce qui
n'était pas le moins étudié (1). » Se plaignant amèrement de l'usage
qui tendait à s'introduire d'éloigner les ecclésiastiques des conseils
du roi et des emplois publics, on l'entendit s'écrier, : « Votre ma-
jesté doit nous donner plus de part aux affaires. Quand les rois
ses prédécesseurs ont employé les prélats de leur royaume , l'église
gallicane a été plus puissante qu'aucune autre, et, depuis qu'on a
négligé de suivre cette louable et salutaire coutume, le clergé fran-
çais a tellement perdu son éclat, qu'il n'est plus connaissable. Bien
loin de consulter les prélats éclairés sur les affaires de l'état, on
s'imagine maintenant que l'honneur que nous avons d'être consacrés
au service de Dieu nous rend incapables de servir notre roi, qui en
est l'image vivante. »
Le dévouement sans bornes de Richelieu ne tarda pas à lui valoir
une récompense. Quelques mois après la clôture des états, la reine-
mère le fit nommer grand-aumônier de la reine régnante Anne
d'Autriche, et, comme il avait besoin d'argent pour payer quelques
dettes de sa maison, le maréchal d'Ancre lui obtint permission de
vendre cette charge, ce qui le mit en état de vivre à la cour avec un
commencement de splendeur. L'Italien avait deviné la pénétration
et la vigueur d'esprit de ce jeune ecclésiastique que le soin de sa
fortune ne détournait pas de la gravité extérieure de sa profession,
et qui, au plus fort de sa jeunesse, ménageait sa faveur comme le
courtisan le plus consommé. « Je gagnai le cœur du maréchal, dit
Richelieu lui-même, et il fit quelque estime de moi dès la première
fois qu'il m'aboucha. 11 dit à quelques-uns de ses familiers qu'il avait
un jeune homme en main capable de faire la leçon à tutti harboni.
Mais sa bienveillance diminua, premièrement parce qu'il me trouva
(1) Levassor, liv. vi, tom. II.
354 REVUE DES DEUX MONDES.
avec des contradictions qu'il n'attendait pas, secondement parce
qu'il remarquait que la confiance de la reine penchait de mon côté,
troisièmement par les mauvais offices de Russeley, qui n'omettait
aucun artifice pour m' abattre, et Barbin(l). »
Après le mariage du roi, Concini, ayant grand intérêt à recevoir
des renseignemens exacts sur l'état intérieur de la cour d'Espagne,
avait songé à l'évêque de Luçon pour cette importante ambassade.
Celui-ci embrassa avec ardeur une telle perspective comme un pre-
mier pas vers les grandes affaires et vers l'intimité de deux maisons
royales; mais, après l'emprisonnement du prince de Condé et le pil-
lage de l'hôtel d'Ancre, le maréchal et la régente jugèrent utile de
renouveler le conseil , et de n'y admettre que des hommes d'un dé-
vouement absolu à leur pensée politique. A ce titre, ils songèrent à
Richelieu pour exercer la charge de secrétaire d'état conjointement
avec le vieux Yilleroy, auquel cinquante années de services sous
trois règnes avaient ôté l'énergie que des circonstances aussi difficiles
semblaient rendre nécessaire. Associé à Mangot et à Barbin, humbles
créatures de Marie de Médicis, soumis au maréchal sans l'estimer et
sans l'aimer, Richelieu ne fut dans ce cabinet qu'un instrument do-
cile et secondaire. Le seul acte de volonté personnelle dont il soit
possible de recueillir la trace pendant ce ministère, interrompu
bientôt après par l'assassinat de son chef, s'applique aux intérêts
directs du prélat. Richelieu raconte qu'aussitôt après sa nomination
à la charge de secrétaire d'état, à laquelle le maréchal attacha avec
intention des gages considérables, celui-ci le pressa vivement de se
défaire de son évêché, afin de le tenir dans une plus étroite dépen-
dance; «mais, considérant les changemens qui pouvaient arriver,
tant par l'humeur changeante du personnage que par les accidens
qui pouvaient arriver à sa fortune, jamais je n'y voulus consentir, ce
dont il eut mécontentement sans raison. » On voit que ses premiers
succès n'enivraient pas le jeune ministre, qu'il se refusait à jouer
trop gros jeu, et faisait marcher de front la prudence et l'ambition.
A cet égard, les preuves ne manqueront pas.
Des nuages s'élevèrent, aux derniers mois de la vie du maréchal
d'Ancre, entre lui et le nouveau secrétaire d'état : c'est chose fa-
cile que de juger, au ton de ses Mémoires, que celui-ci prévoyait la
catastrophe et prenait de loin ses mesures du côté des princes et des
frères de Luynes pour n'être pas enveloppé dans la disgrâce, tôt ou
(1) Mémoires de Richelieu, liv. viii.
LE CARDINAL DE RICHELIEU. 355
tard inévitable, du mallieureux Florentin. Aussi l'évoque de Luçon
fut-il appelé au Louvre sitôt après le crime qui venait d'en souiller
l'enceinte, et le roi s'empressa-t-il de lui dire qu'il ne le confondait
pas avec les mauvais conseillers du maréchal et qu'il le voulait bien
traiter. De Luynes lui flt les plus belles protestations , et je ne sais
guère de harangue plus curieuse que la longue réponse de Riche-
lieu au favori, qui tenait alors les destinées de la monarchie dans
sa main débile et sanglante. Il est difficile de livrer plus complète-
ment un homme qui n'est plus, tout en paraissant ménager les con-
venances qu'impose la mémoire d'un bienfait, et de se montrer de
plus indulgente composition sur un meurtre qu'on aifecte de déplo-
rer. De telles dispositions n'étaient pas de nature à inquiéter de
Luynes; aussi s'erapressa-t-il d'annoncer à Richelieu que seul entre
ses collègues il serait maintenu dans le nouveau conseil, où le roi
lui commanda d'aller à l'instant même prendre siège, a Je balançais
si je devais recevoir cet honneur, mais j'estimais qu'en cette grande
mutation les marques de la bonne grâce du roi me devaient être
chères, vu que par après mes actions feraient connaître que je les
recevais par la pure estime que le roi faisait de moi , et non pour
connivence que j'eusse eue avec ceux qui avaient machiné la mort
du maréchal (1). »
On pouvait en toute sûreté sacrifier Concini, puisqu'il était mort;
mais la reine-mère était vivante, elle avait exercé un grand empire
sur l'esprit du roi, et pouvait le reprendre encore : le cas était donc
plus embarrassant. Gardée à vue dans sa chambre par des soldats
qui allaient chercher jusque dans son lit la poudre qu'on l'accusait
d'y cacher pour faire sauter son fils, Marie était tout à coup tombée
du faîte de la puissance dans une situation lamentable. Renier sa
royale maîtresse en un tel moment était un procédé honteux, indigne
d'un gentilhomme et plus encore d'un évêque, procédé des plus dan-
gereux d'ailleurs selon le cours des évènemens; mais se dévouer sans
réserve à sa mauvaise fortune était un acte qui imposait des sacri-
fices pénibles dans le présent et peut-être sans compensation dans
l'avenir. RicheUeu sortit de cette alternative en ménageant à la fois
les convenances et ses intérêts. Placé entre le jeune roi et sa mère,
il sut conserver l'attachement de l'une et se préparer les bonnes
grâces de l'autre, avec un art que nous ne souhaitons à coup sûr à
personne, mais dont nos plus souples tacticiens parlementaires pour-
(i) Mémoires, liv. yiii.
356 REVUE DES DEUX MONDES.
raient à bon droit se montrer jaloux. « Je demandai au sieur de
Luynes le plus adroitement qu'il me fut possible, pour ne lui dé-
plaire pas, s'il ne me serait pas permis de voir la reine, et que s'il
lui plaisait me faire accorder cette grâce, j'en userais assurément,
non pour aigrir, mais pour adoucir son esprit. » Cette faculté lui fut
bientôt accordée avec une latitude plus grande qu'il ne l'aurait pro-
bablement voulue. Les nouveaux ministres ayant refusé de commu-
niquer avec lui lorsqu'il se présenta la première fois au conseil, Ri-
chelieu comprit que la position n'était pas tenable à la cour, et se
résolut, après mûres réflexions, à embrasser le rôle de martyr de
la fidélité. Au moment où se dressait l'échafaud de la compagne
chérie de Marie de Médicis, judiciairement égorgée comme sorcière
et devineresse par des juges encore plus lâches qu'imbéciles; pendant
que les princes rebelles rentraient en triomphe dans ce Louvre si
long-temps troublé par eux, Marie de Médicis, accompagnée d'un
petit nombre de serviteurs, s'acheminait vers la ville de Blois, qu'un
songe lui avait naguère indiquée comme lieu de son exil. « Au sortir
de Paris, je l'accompagnai , recevant plus de consolation en la part
que je prenais à son affliction, que je n'eusse pu en recevoir en la
part que ses ennemis me voulurent faire de leurs biens. » Les faits
permettent d'apprécier la portée de cette réflexion, fort affaiblie
d'ailleurs par l'aveu qui la suit. « Je voulus avoir une permission
expresse du roi par écrit, de peur qu'ils ne me rendissent puis aprè^
coupable de l'avoir suivie, et soutinssent que je l'avais fait de mon
mouvement. »
Voilà de la prudence. Voici de la trahison , trahison discrète et
savante qu'admirera sans doute l'école contemporaine qui s'est in-
clinée pendant cinquante ans devant la fortune d'un autre évéque-
ministre, esprit politique sans système et sans vigueur, qui profitu
de tous les évènemens de son temps sans en dominer un seul, et qui
sera dans l'histoire au cardinal Richelieu ce qu'est h un général qui
a livré de grandes batailles le maraudeur qui dépouille les mort-
après le combat.
Devenu à Blois chef du conseil de la reine-mère, Richelieu entra
aussitôt en correspondance avec le duc de Luynes, lui rendant un
compte minutieux de tous les actes de la princesse , et se portant
personnellement garant de sa conduite. Ce ne fut pas sans des peines
infinies qu'il suffit pour quelque temps à ce double rôle. Contraint
de témoigner h sa malheureuse maîtresse un dévouement d'autant
plus absolu que le malheur engendre la défiance, obligé de se dé-
LE CARDINAL DE RICHELIEU. 357
fendre en même temps à la cour contre des soupçons qu'une corres-
pondance obséquieuse ne parvenait pas toujours à conjurer, Riche-
lieu préludait par un rude apprentissage aux embarras du pouvoir,
et ne laissait assurément rien pressentir de la hauteur de caractère
qu'il devait apporter bientôt dans l'exercice du gouvernement. Assez
bien traité par de Luynes et par le jeune monarque, l'évêque de Luçon
était de la part des membres du conseil, et en particulier du garde-des-
sceaux Du Vair, l'objet de vives antipathies et d'une méfiance pro-
noncée. Inquiets de sa présence près de la reine et de l'activité de
ses démarches, ils obtinrent du roi l'ordre de son éloignement.
Après de vaines protestations de fidélité adressées à Louis XIII et à
son favori, Richelieu dut partir pour son évêché, puis après pour
Avignon. Ce procédé violent acheva de lui conquérir la confiance
absolue de la princesse, qui ne vit dans cet exil qu'une persécution
de plus dirigée contre elle.
Rendu malgré lui pour deux années à une vie pastorale et soli-
taire, Richelieu composa divers écrits, indépendamment de ses mé-
moires, dont le commencement nous paraît remonter à cette époque.
Les principaux sont : \ Instruction du Chrétien et la Réponse adressée
au roi par les quatre ministres de Charenton, Aucune qualité émi-
nente ne se révèle dans ces écrits, dont le dernier, dirigé contre une
lettre supprimée par arrêt du conseil, fut plutôt un acte politique
qu'une œuvre rehgieuse. La médiocrité de ces travaux, qui doivent
au seul nom de leur auteur le privilège d'être feuilletés quelque-
fois sous la poussière qui les recouvre, n'empêche pas Richelieu d'en
parler avec une complaisance et une vanité d'homme de lettres qui
sont l'un des traits les plus persistans de son caractère, soit qu'il se
produise comme théologien ou comme poète, qu'il argumente contre
Calvin ou contre Corneille.
Cet exil d'Avignon, dont la perspective est si cruelle pour Riche-
lieu, fut pourtant l'origine de sa haute et rapide fortune. La reine
avait franchi les murailles du château de Rlois, en s'appuyant sur
une échelle de cordes, durant les ténèbres d'une nuit d'hiver. Le
duc d'Épernon, brouillé avec la cour pour une querelle de pré-
séance, l'avait reçue dans son gouvernement à la tête d'une armée.
Faisant appel à tous les mécontens, c'est-à-dire à tous les ambitieux,
la veuve de Henri IV menaçait de recommencer contre son fils une
guerre civile à peine éteinte. Rien n'était en effet changé depuis
la mort du maréchal d'Ancre et l'avènement au pouvoir du petit
gentilhomme provençal, ni dans la constitution de l'état, ni dans les
358 REVUE DES DEUX MONDES.
plans et les espérances des grands du royaume. De Luynes avait
servi leur vengeance en versant le sang de Concini, et ce sang avait
scellé une sorte de pacte entre lui et la faction féodale; mais bientôt
la force des choses le contraignit à faire des efforts pour se dégager,
et il se vit accusé de trahir ses amis alors qu'il ne faisait que se
défendre. Il n'y allait pas moins que de l'existence de la royauté elle-
même, et de Luynes n'était rien que par elle.
Les nouveaux ministres, et parmi eux le président Jeannin, esprit
prudent et pratique, s'étaient refusés à rendre la liberté au prince
de Condé, et, tout en abandonnant au pillage les Gnances de l'état,
ils résistaient aux demandes de gouvernemens et de places fortes
de nature à compromettre l'intégrité de la monarchie. Les grands,
qui avaient compté jouir d'une autorité pleine et entière, se trou-
vèrent donc frustrés dans leurs espérances. La plus grande partie
des dépouilles de Concini et de son infortunée compagne était passée
dans la maison de Luynes; tel avait été, conformément à la loi géné-
rale des révolutions de cabinet, le principal, pour ne pas dire le seul
résultat de celle-ci. Aussi le maréchal de Bouillon , que Richelieu
appelle quelque part le démon incarné de la sédition, déclarait-il
bien haut que la taverne était restée la même, et que le bouchon seul
avait changé.
Ainsi compromis de deux côtés à la fois, Luynes comprit que pour
conserver le pouvoir, et peut-être pour sauver la royauté , il fallait
traiter avec la reine-mère, étabHe dans xVngoulême à la tête de
forces considérables. Les huguenots du Poitou accouraient déjà
offrir à cette princesse leurs services intéressés. La cour émigrait en
Saintonge, et le gouvernement faible et timide du duc de Luynes
provoquait dans l'opinon publique, en faveur de la reine-mère, cette
réaction qui ne manque jamais lorsqu'on sait l'attendre et la pré-
parer. Pour ménager une réconciliation aussi difflcile, le favori pensa
à Richelieu, qui reçut à Avignon avec une joie inexprimable le mes-
sage par lequel le roi lui enjoignait de se rendre sans délai près de
sa mère. Ce long voyage, entrepris par ordre de la cour, conserva
aux yeux prévenus de Marie le caractère d'un acte spontané de cou-
rage et de dévouement. Aussi l'évoque de Luçon, à peine arrivé,
fut-il le directeur de ses résolutions, l'inspirateur suprême de ses
volontés. Il suggéra facilement h la princesse le désir de se rappro-
cher de son fils et de la cour; mais, comme tous les chefs de faction,
Marie s'appartenait moins à elle-même qu'aux hommes engagés dans
sa querelle : aussi les efforts de Richelieu furent-ils inutiles pendant
LE CARDINAL DE RICHELIEU. 359
plus d'une année. Une entrevue ménagée à Tours entre la mère et
le fils n'avait amené d'autre résultat que de banales protestations
d'attachement. L'ancienne régente s'inquiétait moins d'ailleurs de
reconquérir le cœur de Louis XIII que de ressaisir ce pouvoir de-
venu la seule compensation de sa jeunesse évanouie; de son côté,
le jeune roi ne revit pas plus tôt sa mère que son ame se rouvrit à
tous les soupçons qui devaient torturer jusqu'à la tombe ce martyr
vivant des sollicitudes du trône.
Alors se passèrent des choses bien caractéristiques de ces temps de
faiblesse et d'anarchie. Luynes, menacé par les grands qui se disaient
trompés par lui, avait d'abord essayé de rapprocher le roi de la reine-
mère; puis, s'apercevant bientôt que l'ambition véritable de cette
princesse était de reprendre la haute direction des affaires, il n'ima-
gina rien de mieux pour paralyser ses forces que de lui opposer le
prince de Condé, et l'on vit tout à coup sortir de prison, après plus
de trois ans de captivité, le chef de la turbulente faction princière.
Ulcérée par cette mise en liberté, éclatante condamnation de l'acte
principal de sa régence, la reine rompt aussitôt les rapports qu'elle
commençait à nouer avec la cour, et fait appel à tous les ambitieux
du dedans, à tous les ennemis du dehors. Les princes et les grands
se divisent et s'agitent; chacun fait ses conditions et exige des ga-
ranties à la pointe de son épée. Le Maine, l'Anjou, le Poitou et la
Saintonge retentissent du bruit des armes au milieu de l'indifférence
et du dégoût hautement manifestés par les populations, qui voient
s'élever aux proportions d'une guerre civile la querelle personnelle
de M. de Luynes et de M. d'Épernon.
Dans cette disposition universelle des esprits, une seule rencontre
aux portes d'Angers suffit pour inspirer aux deux armées un égal
désir de voir enfin leurs chefs compter la paix publique pour quelque
chose. Ceux-ci comprennent que le moment est venu de cesser de
jouer à la bataille. Des négociations sérieuses sont donc ouvertes où
l'éveque de Luçon intervient activement, et, au mois d'août 1620,
la lutte se termine par une transaction générale, assise sur les mêmes
bases que toutes celles qui l'ont précédée. Les seigneurs des deux
partis obtiennent toutes les conditions qu'il leur a plu de stipuler.
Les modestes seuls sont dupes, aussi en est-il peu. Pour ne parler
que du plus remuant entre les personnages de ce temps, le duc
d'Épernon, cette médiocrité grandie par une insolence impertur-
bable, et qui n'a plus rien à demander pour lui-même, voit offrir à
ses enfans un établissement immense, un duché-pairie, la survivance
360 , REVUE DES DEUX MONDES.
de toutes ses charges et un modeste présent de deux cent mille écus.
Luynes, de son côté, se prépare à saisir de son bras de fauconnier
Tépée de connétable qu'avait portée Duguesclin. Dans ces loteries
des guerres civiles, tous les joueurs gagnaient un lot. Richelieu y
tira un quine, car il se fit assurer le chapeau de cardinal.
Le moment n'était pas encore venu d'entrer au conseil où sié-
geaient les hommes que la mort du maréchal d'Ancre y avait portés;
mais le cardinalat était à la fois et un bon moyen pour attendre et
une force pour ne pas attendre long-temps. Richelieu conclut de
plus le mariage de sa nièce chérie avec le marquis de Combalet,
neveu du duc de Luynes, aux applaudissemens de la cour et de la
reine-mère, qui paya la dot et vit une preuve nouvelle de dévouement
dans l'alliance que son fidèle conseiller consentait, pour le seul intérêt
de son auguste maîtresse, à conclure avec le favori du roi.
Malgré les stipulations d'Angers, d'assez longs retards furent op-
posés à la promotion de Richelieu, soit que ces délais provinssent de
la chancellerie romaine elle-même, ou qu'il faille les attribuer aux
démarches secrètes de ses ennemis, alarmés d'un tel accroissement
de sa fortune. Ce ne fut qu'en 1622, après la mort du cardinal de
Retz, que l'évêque de Luçon se vit promu au cardinalat. Pendant ce
temps, les évènemens avaient marché, et une situation de plus en
plus difficile allait bientôt lui préparer sa place dans les grandes
affaires.
Le roi ayant voulu rétablir en Réarn le libre exercice de la religion
catholique interdit dans cette province depuis un demi-siècle, les
réformés avaient pris les armes et donné une preuve de plus de l'in-
compatibilité de cette organisation menaçante avec l'existence d'un
gouvernement régulier. L'assemblée de La Rochelle, sommée de se
séparer, avait répondu qu'elle n'en ferait rien, et que le roi ne pou-
vait avoir oublié que c'était aux religionnaires que son père devait
le trône. Cette assemblée, à l'abri de ses formidables remparts, avait
procédé à une division territoriale du royaume en dix-huit églises
subdivisées en églises simples et en colloques, desquelles dépen-
dait un certain nombre de localités. Dans chacune de ces circon-
scriptions, des chefs militaires et des magistrats civils étaient solen-
nellement institués. Une législation générale avait été promulguée
pour l'état de guerre aussi bien que pour l'état de paix. Le duc de
Rohan et son frère de Soubise, investis du commandement général
des forces huguenotes, se préparaient une situation analogue à celle
que la maison d'Orange avait conquise dans les Provinces-Unies à la
LE CARDINAL DE RICHELIEU. 3G1
faveur de la lutte contre l'Espagne; (crien ne manquait enfin au des-
sein manifeste d'établissement d'une république dans ce royaume (1). »
Louis XIII s'était mis en campagne. Il avait déployé, dans une
guerre qui le conduisit deux fois au fond du Languedoc, une valeur
personnelle incontestable, seule qualité qui puisse recommander la
mémoire du triste monarque qui ne fît de grandes choses qu'en re-
mettant à la discrétion d'un ministre souverain sa volonté ambula-
toire et son esprit obsédé de mille fantômes. Après avoir déclaré par
lettres patentes leshabitans de La Rochelle criminels de lèse-majesté,
le roi donna l'assaut à la ville de Saint-Jean-d'Angely pendant que le
duc du Maine s'emparait de Nérac et de plusieurs places en Guyenne.
Mais les rivalités princières poursuivaient Louis dans les camps comme
dans son Louvre. Sa mère, qui suivait l'armée, était l'objet de ses
inquiétudes incessantes, et la présomptueuse inexpérience du nou-
veau connétable pesait également sur les opérations militaires et sur
les affaires civiles. Bientôt le siège de Montauban vint mettre un
terme aux succès des armes royales. Toutes les forces de la monar-
chie échouèrent contre ce boulevard de la réforme, moins défendu
peut-être par ses héroïques habitans que par les faiblesses de la cour
et le découragement de l'armée. Le duc du Maine, noble héritier
d'une maison cathohque et militaire, était mort au pied de ses rem-
parts, et la plus brave noblesse du royaume ne se voyait pas sans in-
dignation soumise aux ordres d'un chef qui avait appris la guerre
dans les forêts de Fontainebleau : favori insatiable, dont l'impopu-
larité réhabiUtait le Florentin, et qui, cumulant la dignité de garde-
des-sceaux avec celle de connétable, mérttait ce jugement de ses con-
temporains, qu'il était aussi propre à faire un magistrat en temps
de guerre qu'un général en temps de paix.
Luynes éprouva pourtant une douleur qui l'honore. Contraint de
lever le siège de Montauban, repoussé devant Monheur, une chétive
place du Languedoc, menacé dans sa faveur par la froideur crois-
sante du roi et l'irritation croissante aussi de l'opinion, il ne se
sentit pas la force de braver des mépris trop justifiés. Sa santé altérée
le conduisit au tombeau; il mourut, livrant le roi à lui-même et à
l'incertitude de ses pensées. Qui hériterait de la faveur et de la con-
fiance du prince? Telle était la seule question que le tempérament
du monarque permît alors de poser. Le moment était venu où la Pro-
vidence allait la résoudre directement par la main de l'homme que
(1) Mémoires de Richelieu, liv. xii.
TOME IV. 24
362 REVUE DES DEUX MONDES.
les hautes qualités de son esprit autant que les passions long-temps
refoulées dans son cœur préparaient en silence h une lutte à mort
contre l'anarchie seigneuriale. Lassée de ces crises et de ces avorte-
mens éternels, la France appelait un pouvoir énergique avec Ten-
traînement qui la précipite dans le despotisme au sortir de tous les
désordres, et Richelieu, après la régence, était presque Napoléon
après le directoire.
Et quels problèmes politiques et sociaux étaient posés en France
et en Europe! A l'intérieur du royaume, les religionnaires, formant
un état dans l'état, étaient en révolte à peu près permanente; la cour
se partageait en grandes factions auxquelles celle de Gaston d'Or-
léans, frère du roi, allait ajouter bientôt un large contingent de ma-
chinations et d'immoralités. Au dehors, l'Europe s'agitait tout entière
sous le contre-coup de la réforme. La guerre de trente ans commen-
çait en Allemagne, où le protestantisme, fruit indigène du sol et du
génie natif, n'avait pas épuisé aussi promptement qu'en France sa
première période de religieuse ferveur. L'empereur Ferdinand II
venait de triompher de la Bohême et d'en chasser l'électeur Frédéric,
sur la tête duquel le parti protestant n'avait pas craint de placer la
couronne royale; mais la défaite de ce prince, que son cœur ne met-
tait pas au niveau de sa fortune, n'avait pas éteint le courage des
héroïques aventuriers qui levèrent bientôt l'étendard contre la maison
d'Autriche. Les princes protestans recommencèrent la ligue de
Smalcalde, et déjà la Suède se préparait à suivre le Danemark sur
ce vaste champ de bataille. De son côté, l'empereur organisait la dé-
fense de l'unité politique^et religieuse sur des bases non moins
formidables, et devenait le lien de toutes les forces catholiques.
S'élcvant alors comme un astre étincelant sur l'horizon troublé de
la Germanie, Wallenstein étudiait déjà dans les cieux les mysté-
rieux présages de sa grandeur. L'empereur Ferdinand essayait de
rendre leur vieille et étroite intimité aux relations de l'Autriche avec
l'Espagne, et s'entendait avec le cabinet de San-Lorenzo pour do-
miner l'Italie. Reprendre l'œuvre de Charles-Quint était la pensée
dominante de sa vie. Philippe IV, que la raort de son père venait
d'appeler au trône d'Espagne, et qui tenait alors sous son sceptre
l'Europe méridionale tout entière depuis Naples jusqu'à Lisbonne,
ent! ait dans les vues de son parent avec une vivacité qu'entretenaient
les inspirations de sa conscience et le soin de sa propre grandeur.
Neutraliser l'Angleterre en y suscitant le parti catholique, amortir
l'action extérieure de la France en mettant aux gages de l'Escurial
LE CARDINAL DE RICHELIEU. 363
les seigneurs qui troublaient le repos de la cour de Louis XIIÏ;
anéantir la Hollande et se venger de la longue trêve que son coura-
geux patriotisme avait imposée à l'orgueil de ses anciens maîtres; s'as-
surer du duc de Savoie pour diriger sans résistance les affaires de
l'Italie; opposer le pape aux Vénitiens et la vieille majesté de l'empire
aux prétentions électorales : tel était le vaste plan qu'inspirait au ca-
binet espagnol l'indestructible pensée d'une monarchie universelle.
L'empire obtint de grands succès au début de cette longue lutte.
Chacun sait que l'intervention des Suédois, provoquée par la France,
changea seule la face des choses. Si le triomphe de la politique austro-
espagnole n'avait été arrêté par les combinaisons audacieuses de
Richelieu, il est hors de doute que la France, demeurée sans in-
fluence dans cette crise décisive, allait tomber pour bien long-temps
au rang de puissance secondaire, et l'on peut conjecturer qu'une
restauration bâtarde et fausse de l'unité religieuse se fût opérée
dans quelques parties de l'Allemagne impériale. Dans cette hypo-
thèse, le principe catholique fût resté peut-être pour toujours iden-
tifié avec la politique et les inspirations de l'Escurial, de telle sorte
que Rome et l'Espagne n'eussent éveillé dans l'esprit et la conscience
des peuples qu'une seule et même pensée; alors Louis XIV et son
siècle devenaient impossibles, et la souveraineté européenne du
génie français plus impossible encore. Or, c'est là ce que Dieu a
détourné dans les conseils éternels de sa providence, c'est à ce péril
qu'il a arraché l'avenir de l'église et les destinées du monde mo-
derne. La France est douée, entre toutes les nations, d'une sympa-
thique puissance que l'Espagne ne connut jamais, et les destinées
du catholicisme reposent avec plus de sécurité sur son sol boule-
versé par les tempêtes et battu par le flot de toutes les opinions hu-
maines que sur la terre où il semblait régner alors sans résistance
et sans contrôle. Il fallait Richelieu pour engendrer Louis XIV, et
Louis XIV seul pouvait asseoir et fonder cette suprématie intellec-
tuelle de la France qui survit à toutes les vicissitudes, et dont il est
malaisé de se défendre alors même qu'on la conteste avec le plus de
violence.
Saluons donc d'un cri d'espérance et de joie Tavénement de
rhomme appelé à effacer le passé, pour qu'il fût possible d'écrire
l'avenir; saluons le destructeur d'une société impuissante et cor-
rompue, le formidable initiateur d'une ère nouvelle, qui, commen-
çant par le pouvoir absolu, contenait en germe la démocratie mo-
derne, avec tous les mystères de ses destinées. Examinons de sang-
24.
36i REVUE DES DEUX MONDES.
froid cette vaste combinaison de la monarchie absolue comme une
forme transitoire de la sociabilité humaine, et sachons la comprendre
sans nous montrer indulgens et faciles pour les violences à l'aide
desquelles elle fut fondée. Distinguons surtout entre l'application
d'une grande pensée politique et les passions personnelles excitées
par une situation constamment menacée; n'oublions pas que, tandis
que Richelieu faisait trembler l'Europe et la dominait par la puis-
sance de ses plans et de ses armes, son sort semblait dépendre
d'une manœuvre de la reine, d'une intrigue de Gaston, d'une con-
versation du père Caussin ou de M"* de La Fayette. C'est dans un
perpétuel contraste entre l'immensité de l'œuvre entreprise et les
pieds d'argile du colosse qui s'y consacre que repose tout l'intérêt
dramatique de cette vie puissante.
La reine-mère avait obtenu son entrée au conseil après la mort
du connétable de Luynes, et la modération calculée avec laquelle
elle sut user de ce droit important parut dissiper pour quelque temps
les ombrageuses susceptibilités de son fils. L'admission de cette
princesse au conseil impliquait l'entrée prochaine de Richelieu au
ministère. Estimant l'événement inévitable, le duc de la Vieuville
voulut se donner près de la reine-mère le mérite de le déterminer.
Depuis la mort du favori, le conseil de Louis XIII se composait
d'hommes hors d'état d'exercer une influence personnelle sur la
marche générale des affaires. Le président Jeannin avait été rem-
placé à la surintendance des finances par Schomberg, et cette charge
importante se trouvait alors remplie par le marquis de la Vieuville. Lo-
ménie conservait à la maison du wi le poste qu'il occupait depuis le
régne précédent; d'Aligre, ancien président au parlement de Bre-
tagne, tenait les sceaux; enfin les affaires étrangères et la guerre,
qui ne formèrent long-temps qu'un seul département, avaient passé,
ù la mort du marquis de Villeroy, à Brulart, fils du chancelier de
Sillery. Plus tard, ce portefeuille fut subdivisé en trois grandes divi-
sions, confiées à Phélippeaux, Loménie et Potier d'Ocquère. Ce fut
dans cet état que Richelieu trouva le conseil lorsqu'il y fut appelé,
à l'ilge de trente-neuf ans, comme unique secrétaire d'état pour les
affaires étrangères.
Le livre quinzième de ses Mémoires s'ouvre par un long exposé
des motifs soumis au roi par Richelieu, pour lui faire agréer son
refus lorsque ce prince lui eut annoncé ses bienveillantes intentions,
et ce morceau n'est pas assurément le moins curieux de l'ouvrage,
a Le cardinal se défendit autant qu'il lui fut possible par plusieurs
LE CARDINAL DE RICHELIEU. 365
considérations et par plusieurs raisons. Il représenta au roi qu'il
avouait que Dieu lui avait donné quelques qualités et force d'esprit,
mais avec tant de débilité de corps, que cette dernière qualité l'em-
pêche de se pouvoir servir des autres dans le bruit et désordre du
monde. Pour lui témoigner qu'il lui dit vrai, il s'offre de faire tout ce
qu'il peut désirer de lui, soit pour le public, soit pour le particulier,
pour le servir sans être du conseil. Pour être publiquement du con-
seil, il lui faudrait tant de conditions pour la faiblesse de sa com-
plexion, laquelle n'est pas connue à tout le monde, qu'il semblerait
que ce serait pure délicatesse qui le lui ferait désirer... Cela n'em-
pêcherait point que, quand pour le bien des affaires publiques, le
roi prendrait résolution de dénier à quelque prince quelque pré-
tention, il ne le lui dît fort fermement, car ce qu'il propose est sans
fard, proportionné à ses infirmités, et non à aucun dessein qu'il ait
de s'exempter de la mauvaise volonté du tiers et du quart quand ce
sera pour le bien public, etc. (1). »
Pour entrer au conseil , Kicheheu montrait sa béquille ; à peine
entré, il la rejeta. Le lendemain du jour où il eut pris le portefeuille
des affaires étrangères, il parlait déjà en maître. La pourpre ro-
maine dont il était revêtu lui assurait de plein droit une préséance
que ses collègues renoncèrent d'ailleurs dès l'origine à lui disputer,
et cet homme qu'on avait vu si humble sous le maréchal d'Ancre, si
souple sous Luynes, déploya tout à coup une hauteur de comman-
dement inattendue. C'est qu'il ne trouvait plus en face de lui aucune
situation assez forte pour tenir tête à la sienne , et qu'il importait de
dominer le roi sous peine de voir ce prince échapper à son ministre,
pour accepter le joug de quelque obscur favori. Au moment où Ri-
chelieu entrait au conseil, le terrain était libre, et il fallait en devenir
le maître, si l'on ne voulait tomber promptement. Aspirer à fixer
l'esprit mobile de Louis néanmoins était une entreprise plus que
chanceuse; Richelieu y parvint en tirant parti des défauts autant et
plus que des qualités du monarque.
L. DE Carné.
{La seconde partie au prochain 71°. )
(1) Au début de ce xve livre, Richelieu cesse de parler à la première personne,
et, à part certains morceaux dont la facture révèle la main du cardinal lui-même,
l'ensemble de l'ouvrage se compose évidemment de notes et de mémoires écrits
par des secrétaires et des metteurs en œuvre travaillait sous l'inspiration du
ministre.
III !*
ÉTUDES
SUR L'ANGLETERRE.
II.
SAINT-GILES.
On a VU dans White-Chapel la population qui vit des restes de
Londres. Pour compléter la description du genre parasite en Angle-
terre, il est à propos de faire connaître celle qui exploite les vices
et qui rançonne les faiblesses de cette opulente cité. Les vagabonds,
les prostituées et les malfaiteurs abondent dans toutes les capi-
tales : il semble que la richesse les attire aussi invinciblement que
la lumière traîne l'ombre après soi, et les grandes agglomérations
d'hommes les abritent comme un mal caché dans leurs profondeurs.
Partout aussi les classes dangereuses de la société affectionnent cer-
tains quartiers qu'elles s'approprient et qu'elles infestent. Commu-
nément ces quartiers immondes se trouvent situés dans le voisinage
des rues qui étalent la circulation la plus active et le luxe le plus
brillant. Ce sont des postes d'observation du haut desquels les vau-
tours de la civilisation guettent leur proie; ce sont les repaires du
SAINT- GILES. 367
pillage et de l'orgie. Il y a là une atmosphère de corruption qui
couve, fait éclore et développe le crime, de la même manière que
certains insectes se multiplient naturellement au fond d'une humide
obscurité.
Qui ne connaît les endroits infectés dans Paris? Grâce au goût
prononcé de nos romanciers pour les fortes émotions et pour la pein-
ture des mœurs infîmes, qui ne sait en Europe les noms des plus
affreuses rues de la Cité, des bouges qui souillent les abords de
l'Hôtel-de-Ville et du Palais-Royal? Et quel est l'étranger qui , ju-
geant notre société sur cette écume dont on a barbouillé tant de
livres, ne pense pas qu'on peut la flétrir à son aise, sans tomber dans
la calomnie? Les romanciers anglais ont plus de patriotisme ou plus
de discrétion. Ils laissent enfouis dans les livres bleus, dans les do-
cumens parlementaires, des détails qui doivent être réservés aux
chastes regards de la science. Charles Dickens a seul jusqu'à présent
soulevé un coin du voile, en écrivant Oliver Ttvist. Encore faut-il
dire que le succès de ce livre, dans une société comme celle de la
Grande-Bretagne, a tenu peut-être à la sobriété avec laquelle l'au-
teur avait traité ce triste et iiîépuisable sujet.
A Londres, le quartier par excellence des gens sans aveu est la
paroisse de Saint-Giles, lieu célèbre dans les fastes criminels, qu'ha-
bitent concurremment avec les vagabonds irlandais les prostituées
de bas étage et les voleurs de profession. Saint-Giles figure un pâté
de rues étroites, d'allées sombres et de cours fétides, situé dans
l'angle que forment, derrière la cathédrale de Saint-Paul et au cœur
de la Cité, les deux grandes voies de Londres, celle qui part de Cha-
ring-Cross, et celle qui commence à la pointe de Hyde-Park sous le
nom d'Oxford-Street. Cette paroisse, jointe à celles de Saint-George
et de Holborn , qui présentent à peu de chose près les mêmes phé-
nomènes sociaux, peut renfermer 75 à 80,000 âmes. Elle a pour
limites, à l'est, les murs de Newgate et de Old-Bayley, à l'ouest le
bureau central de la police établi à Bow-Street, et se trouve ainsi
placée, comme par une affînité instinctive, entre la poHce et la
prison. Il en est de même à Paris, où les bandits les plus déterminés
vivent dans les rues tortueuses de la Cité, à quelques pas de la pré-
fecture de police et des tribunaux, comme s'ils voulaient jeter de
plus près à la justice des hommes un insolent défi.
Mais notre Cité peut servir tout au plus de lieu d'asile. Elle est
isolée en quelque sorte de Paris par les deux bras du fleuve, et il
faut aller assez loin de là pour re^coittrer ces quartiers somptueux
368 REVUE DES DEUX MONDES.
OÙ le luxe étale ses tentations. Saint-Giles au contraire est au centre
même du mouvement et de la richesse dans Londres. En quelques
minutes, les bandes qui sortent de ce repaire peuvent s'abattre à
volonté sur Oxford-Street, sur Piccadilly, sur Regent-Street, ou sur
le Strand. Deux des théâtres les plus fréquentés, Covent-Garden et
Drury-Lane, les marchés de Covent-Garden, de Hungerford et de
Smithfield, les principaux lieux de réunion, les bazars, les boutiques,
sont à leur portée, et pour ainsi dire sous leur main. Il y a là un
espace de deux à trois mille mètres carrés qui offre la moisson la
plus abondante à toute espèce de déprédations.
Saint-Giles a deux sortes d'habitans : une population sédentaire
qui se compose de petits marchands, de logeurs, de receleurs, ainsi
que de la classe la plus infime des publicains, ou débitans de liqueurs
spiritueuses, propriétaires de cafés, entrepreneurs d'amusemens pu-
blics, et une population flottante dont les prostituées ainsi que les
filous forment le noyau. Celle-ci se propose pour but les jouissances
de la vie; celle-là, le gain. Les voleurs commandent; le reste rampe
et les sert, dans l'espoir d'attirer à soi les profits de leur ignoble in-
dustrie. Tout est disposé selon leurs goûts et pour leurs conve-
nances. Il y a des cafés où ils peuvent, en dépit des règlemens mu-
nicipaux, passer la nuit à jouer, à fumer et à raconter leurs exploits.
Ailleurs on leur donne des bals, des concerts et des représentations
scéniques, auxquels leurs concubines sont admises. Ceux qui pré-
fèrent, après le succès de la journée, se livrer au repos sont reçus
dans des chambres communes à raison de trois à quatre pence;
quelques-uns de ces repaires renferment jusqu'à cinquante lits. Ceux
qui n'ont pas d'argent et qui n'obtiendraient pas aisément crédit
couchent sous les portiques des théâtres, dans les marchés, ou dans
les bâtimens en construction. D'autres ont un domicile et tiennent
un certain état de maison, vivant en grands spéculateurs jusqu'à ce
que la chance, comme ils disent, ait tourné contre eux.
Bien que la police soit aujourd'hui mieux faite à Londres qu'elle
ne l'était avant la réforme opérée en 1829 par sir Robert Peel, et
étendue à la Cité en 1839 par lord John Kussell, il paraît qu'une
sorte d'inviolabilité protège encore les bouges les plus infâmes de
Saint-Giles, et que les agens de la force publique, craignant le nom-
bre et l'union de leurs adversaires, osent rarement y pénétrer. On
cite un groupe de masures que les habitués désignent sous le nom
de la petite Irlande, et qui offre un lieu d'asile aussi sûr que l'était
l'encçinte du Temple du temps de Jacques I".
SAINT-GILES.
Au reste, Saint-Giles n'est pas seulement le siège de la truan-
derie dans la métropole; c'est encore pour ainsi dire le quartier-
général du vol pour le royaume-uni tout entier. Depuis que la po-
lice devient plus efficace dans les villes principales, les malfaiteurs
se rabattent sur les campagnes et sur les petites cités. Tous les do-
cumens que l'administration a recueillis (1) s'accordent sur ce point,
que les vols avec effraction et généralement les crimes les plus
hardis sont l'œuvre des bandits qui résident à Londres, à Birmin-
gham ou à Liverpool. Ceux-ci conçoivent un vol comme une opéra-
tion de commerce; ils se jettent dans un bateau à vapeur ou mon-
tent dans un train de chemin de fer, exécutent leurs plans à point
nommé, et rentrent ensuite paisiblement dans leurs foyers, le plus
souvent sans laisser de traces qui révèlent les auteurs de l'expé-
dition.
Tous les gens sans aveu qui peuplent Londres n'ont pas sans
doute élu domicile dans les environs de Drury-Lane et de Covent-
Garden : le nombre en est trop grand et la ville trop étendue, pour
que cette fange n'ait pas laissé ailleurs des dépôts; mais on peut
considérer Saint-Giles comme le type des réunions d'hommes qui se
mettent en guerre, par un côté ou par un autre, avec les mœurs et
avec les lois. Quels sont les effets de cette lutte sur l'économie de
la société? Londres a-t-il mieux résisté que les autres capitales de
l'Europe aux élémens de dissolution que toute métropole renferme?
Cette partie de l'état moral d'un peuple que l'on induit des chiffres
officiels de la misère et du crime, place-t-elle nos voisins au-dessus
ou au-dessous de notre niveau? Voilà ce que je me suis proposé de
rechercher.
Commençons par la misère, qui explique le reste. Il y a quelques
années encore , Londres était beaucoup moins chargé de pauvres
que le reste du royaume. On y rencontrait peu de mendians dans
les rues, et les maisons de charité {îvork-houses)^ ces invalides des
travailleurs, n'étaient pas remplies. La capitale de l'Angleterre, ville
de commerce et d'entrepôt, marché ouvert au monde entier et
rendez-vous de l'aristocratie la plus opulente, ne renfermait pas
alors cette masse flottante d'ouvriers qu'un ralentissement dans la
production peut affamer et jeter par milliers sur le pavé. Elle ne
participait ni à la détresse invétérée des classes agricoles, ni aux
brusques variations de l'existence dans les districts manufacturiers.
(1) First Report on constabulary force.
3OT REVUE DES DEOX MONDES.
On citait comme un phénomène purement local les souffi*anccs des
tisserands de Spitalfields et de Betlinal-Green, et c'était dans ces
quartiers d'exception que la pauvreté métropolitaine se concentrait.
La métropole britannique descend rapidement de ce piédestal où
la fortune l'avait placée. Une succession d'années calamiteuses a
porté la gêne dans les familles; le commerce a vu se fermer une
partie de ses débouchés, et les ouvriers, qu'il a cessé d'employer ou
qu'il emploie plus rarement, tombent à la charge des paroisses. A
mesure que le mouvement commercial diminuait, cette population,
dont le flot monte toujours, cherchant à se créer de nouvelles res-
sources, Londres est devenue insensiblement une ville de fabrique
comme Paris; ce qui l'a exposée aux mêmes vicissitudes que Bir-
mingham , Manchester et Glasgow. Ajoutons que les faubourgs de
Londres, à force de s'étendre, ont fini par rencontrer et par renfer-
mer dans leur enceinte une race à moitié urbaine, à moitié agricole,
dont les moyens d'existence sont problématiques, et qui donne s<m-
vent un pauvre par quatre habitans.
En ce moment, les maisons de charité de la capitale ne renfer-
ment pas moins de trente mille pauvres, qui sont presque exclusi-
vement des vieillards et des enfans. Plus de cent mille indigens sont
en outre secourus à domicile. Les sommes dépensées annuellement
par les paroisses ne vont pas à moins de 10 à 12 millions de francs.
Dans la partie de Londres qui dépend du comté de Middlesex, le
nombre des indigens soulagés par la charité publique, qui n'était
que de 49,814 en 1840, s'est élevé à 73,815 en 1841. De 1841 à
1842, le paupérisme a fait des progrès encore plus alarmans; dans
la seule paroisse de Mary-le-Bone, ce riant quartier qui forme les
avenues du Parc du Régent, le nombre des mendians s'est accru de
2,621 à 5,396. Tout récemment les gardiens de la paroisse ont offert
deux guinées par tête pour la capture de 17 pères de famille qui
avaient abandonné leurs femmes et leurs enfans, délit prévu par les
lois. Vunion de la Cité a vu la taxe des pauvres augmenter de
15 pour 100 en trois années, et a dépensé près de 1,500,000 francs
en 1842 pour l'entretien de 6,125 indigens. Enfin , tandis que le
nombre des pauvres secourus en Angleterre, qui était, par rapport
à la population, de 8 6/10 sur 100 en 1840, s'est élevé à 9 4/10 sur
100 en 1841, la proportion, qui n'était que de 7 1/6 sur 100 à Lon-
dres, est montée l'année suivante à près de 11 sur 100. A Paris, le
rapport moyen du nombre des pauvres à la population est celui de
8 à 100. En faisant un compte séparé de la dépense des hôpitaux.
SAINT "GILES. 371
on consacre à peine dans cette capitale 3 à 4 millions de francs au
service des secours publics.
Voilà pour le budget de la charité régulière à Londres. Mais ce
n'est pas de ce côté que se montrent les symptômes les plus mena-
çans. Quels que soient les progrès de la misère locale, comme une
population ne passe pas en un jour de l'aisance à la pauvreté, on
peut encore les prévoir et y faire face. Ce que l'on prévoit difficile-
ment, c'est la misère qui déborde d'un lieu sur un autre, lorsqu'une
communauté urbaine ou rurale, se trouvant dans l'impuissance ab-
solue de porter le fardeau que la Providence lui avait assigné, en
laisse retomber une partie sur les épaules de ses voisins. Voilà ce qui
arrive à Londres aujourd'hui. Une armée de misérables à demi nus
chassés par la faim des districts agricoles, du Lancashire, de l'Ecosse
et de l'Irlande, envahit les rues de la métropole. On peiit suivre dans
les registres d'une seule union, celle de la Cité, la marche de cette
inondation. En 1838, le nombre des pauvres forains [casual pau-
pers ) qui avaient accidentellement demandé du secours se bornait
à 356; en 1839, il était de 2,403; en 1840, de 11,203; en 1841 , de
26,703, et en 1842, de 45,000; on en comptera bien davantage
en 1843.
Une lettre écrite par M. Thwaites, administrateur des secours
[relieving officer) dans la Cité, présente des détails pleins d'un tou-
chant intérêt sur les causes du vagabondage épidémique qui désole
Londres. «Le vagabondage, dit ce magistrat, s'accroît d'une ma-
nière alarmante dans la métropole; cela tient en partie à la détresse
des districts manufacturiers, et en partie à la cessation, dans les dis-
tricts agricoles, des travaux de chemins de fer.
« Les laboureurs sont dans l'usage de quitter leurs foyers pour
aller chercher du travail , particulièrement dans l'intervalle d'une
moisson à l'autre. Pendant que les chemins de fer étaient en cours
d'exécution, la facilité avec laquelle les bras trouvaient de l'emploi
déterminait des milliers d'entre eux à émigrer ainsi. Ils recevaient
un salaire élevé, faisaient un travail pénible, vivaient bien et ne mur-
muraient pas; quand une ligne de fer était terminée, ils passaient à
une autre, mais cette ressource n'existe plus aujourd'hui pour eux.
« Les ouvriers quittent les districts manufacturiers avec leurs
familles, lorsqu'ils sont mariés, et en plus grand nombre que jamais
depuis la crise qui frappe l'industrie. Ils vont de ville en ville, n'ob-
tiennent du travail dans aucune, et, de même que les terrassiers,
ils finissent par se diriger vers la capitale, pensant y trouver plus
372 REVUE DES DEUX MONDES.
sûrement de l'emploi ; mais là aussi le môme désappointement les
attend : le marché du travail est surchargé.
« Ces deux grandes classes de travailleurs n'ont généralement que
des motifs très avouables pour quitter leurs foyers; mais lorsqu'une
fois elles ont pris l'habitude d'une existence ambulante , elles ne
peuvent plus se fixer. Un ouvrier qui a rôdé long- temps en quête de
travail est perdu pour l'industrie.
« Un grand nombre de jeunes filles, qui viennent principalement
des districts manufacturiers, quittent leurs familles par goût pour le
changement, parce qu'elles manquent de travail, qu'elles sont mal-
traitées, ou qu'elles ont été attirées par les pourvoyeurs de la prosti-
tution. L'averir de ces malheureuses est à jamais ruiné, quand elles
n'ont pas le bonheur d'être réclamées et renvoyées à leurs parens.
« Il est une quatrième classe, la plus nombreuse peut-être et qui
s'accroît continuellement aux dépens des trois autres; je veux parler
du vagabond de profession [tram.per)y qui ne se livre pas un seul
jour à un travail régulier, qui vit en trompant, en mendiant et en
volant. Tous ces misérables, aussi long-temps que la maigreur de
leur bourse le permet, passent la nuit dans ces garnis infimes que
l'on trouve partout en Angleterre, et où l'encombrement est tel, la
propreté tellement inconnue, que la vermine et les maladies cuta-
nées finissent par les ronger. »
Voilà dans quel état tant de malheureux arrivent à Londres. On
vient de voir qu'ils n'y trouvent ni emploi ni moyens de subsistance.
Quel accueil cependant leur fait la charité publique, dans la per-
sonne de ses représentans officiels? Écoutons encore M. Thwaites :
« Le système généralement adopté par les unions (paroisses unies)
de la métropole consiste à donner, aux pauvres qui se présentent
accidentellement, du pain, de l'eau et le logement pour une seule
nuit; ou bien l'on oblige les hommes à casser des pierres et les
femmes à éplucher des étoupes [picking oakum) pour un salaire tel-
lement minime, qu'une journée du travail le plus rude rapporte à
peine à une famille entière la chétive pitance de quelques sous. Le
nombre des unions qui rayonnent à une distance de dix milles de
Saint-Paul n'est pns moir.dre de trente, qui sont tenues, selon l'in-
terpr('(ation donnée aujourd'hui à la loi des pauvres, d'assister toute
personne qui demande des secours, et cela sans enquête préalable;
cette méthode aggrave le mal et encourage les vagabonds à aller
d'une union à l'autre jusqu'à ce que, ayant complété le circuit de la
métropole et des faubourgs, et étant tombés dans une misère égale
SAINT-GILES. 373
à leur dégradation , ils se rejettent sur la Cité, où ils savent qu'on
les traitera avec humanité, et que, s'ils sont malades, on les enverra
à l'hôpital. La Cité devient ainsi l'asile de tous les vagabonds de
l'Angleterre.
« Les magistrats les envoient encore par centaines en prison, pour
avoir mendié ou pour avoir cassé des réverbères et des carreaux de
vitres. Là, ils ont un travail moins rude et un régime plus substan-
tiel que dans la plupart des maisons de charité; mais, à leur sortie,
n'ayant ni asile ni papiers, que vont-ils devenir? Ils sont prêts à re-
tomber dans les mêmes délits; ils vont de la prison à la maison de
charité, et de la maison de charité à la prison, jusqu'à ce que la ma-
ladie et la mort mettent un terme à leurs souffrances. C'est le sort
du plus grand nombre, sinon de tous. Qui se souvient d'avoir jamais
vu dans les rues de Londres autant de malheureux à demi nus? »
Il arrive souvent que ces pauvres gens n'ont pas môme l'alterna-
tive dont parle M. Thwaites, et qu'ils sont réduits de prime-abord à
partager le pain des criminels. Le quartier que l'on destine, dans
chaque maison de charité, à recevoir les indigens forains se trou-
vant presque toujours rempli de bonne heure, les derniers venus
n'ont pas d'autre ressource que celle de frapper à la porte de la pri-
son. Que deviennent ceux qui, par respect pour eux-mêmes, ne
peuvent pas se résoudre à prendre ce parti désespéré? C'est ce que
l'on verra dans le récit suivant, emprunté à \ Examiner du 14 oc-
tobre 1843.
(c Les gardiens du parc et les agens de la police ont conduit, ces
jours derniers, au bureau de Mariborough-Street, plusieurs jeunes
filles qu'ils avaient trouvées endormies sous les arbres de Hyde-Park
et dans les jardins de Kensington. Ces malheureuses étaient toutes,
sans exception , dans la plus effroyable misère, et tellement infectées
d'une maladie honteuse, que le magistrat qui siégeait crut faire acte
d'humanité en les envoyant en prison , où elles auraient un asile et
où elles recevraient l'assistance des hommes de l'art, il paraît, d'après
la déclaration des gardes, que cinquante personnes environ des deux
sexes et de tout âge n'ont pas, depuis plusieurs mois, d'autre abri
pendant la nuit que celui que leur offrent les arbres du Parc et les
trous pratiqués dans les talus. La plupart sont des jeunes fdles de
quatorze à dix-sept ans, que des soldats ont amenées de la province,
qu'ils ont débauchées et qu'ils ont ensuite abandonnées à leur hor-
rible destin. Ces infortunées créatures se voient ainsi, dès leur pre-
mière jeunesse, rejetées complètement hors de la société, et vivent
374 REVUE DES DEUX MONDES.
pôle-môle la nuit au milieu des parcs, où elles pourrissent littérale-
ment dans le besoin, dans la fange et dans la maladie. »
Quel trait ajouter à cette aiffreuse peinture? A Londres, au milieu
des quartiers les plus opulens, sous les fenôtres du duc de Welling-
ton , et à quelques pas du palais qu'habite la reine, les sujets de A ic-
toria viennent par bandes, et comme des parias chassés de leur caste,
se coucher, par une nuit d'octobre, sur la terre humide, sans autre
abri que les arbres du parc ! La police de la métropole, cette police
modèle, si attentive à protéger le gentleman qui marche bien vêtu,
sa maison et sa famille, ne s'aperçoit qu'au bout de quelques mois
qu'il y a dans quelque trou de Hyde-Park des malheureux qui meu-
rent de faim et de froid I Puis, quand on les amène devant le magis-
trat, il se trouve que cette civilisation si complète, si puissante et si
riche n'a pas d'autre moyen de leur témoigner son humanité que de
les mettre au régime des malfaiteurs, un régime que les pauvres
envient!
Dans les grandes villes de l'Ecosse, on n'a pas à rougir de pareilles
scènes; à Edimbourg, à Glasgow, la charité privée corrige sur ce
point l'imprévoyance de la loi. Par les soins d'une association qui
se compose principalement de commerçans, un asile s'ouvre chaque
soir pour abriter les malheureux qui sont hors d'état de payer les
3 ou 4 pence qu'il en coûte par nuit pour coucher dans quelque
maison garnie, sur un grabat. On interroge les arrivans, afin de
connaître leur profession et leurs moyens d'existence, et, pourvu
qu'ils ne soient pas en état d'ivresse, on les admet. Avant l'heure du
repos, ils reçoivent un morceau de pain et un plat de gruau [por-
ridge], A onze heures, les portes de la maison étant fermées, la
prière se fait en commun; puis les hommes vont dans un apparte-
ment, et les femmes dans un autre, dormir enveloppés dans une
couverture sur le lit de camp. Le lendemain, on leur donne en les
congédiant un morceau de pain; quelquefois la société s'emploie
pour obtenir le passage gratuit sur un bateau à vapeur à ceux qui
veulent rentrer dans leurs foyers. Rarement les mômes personnes
sont hébergées pendant plus de deux jours; on craindrait d'oflrir
une prime à l'oisiveté. Les deux asiles d'Edimbourg ont secouru
plus de vingt mille personnes en 1841; vingt-cinq mille personnes
ont été admises dans celui de Glasgow.
L'utilité d'une ou de plusieurs institutions semblables se fait par-
ticulièrement sentir dans des capitales aussi vastes et aussi peuplées
que Londres et Paris. Combien de malheureux ne sauverait-on pas
SAINT -GILES. 375
du désespoir ou de la corruption en ouvrant un lieu public où les
^ens qui seraient sans asile auraient la certitude de trouver, ne
fût-ce qu'une fois dans l'année, un abri et du pain! Pour le mo-
naent, les habitans de Londres semblent vouloir prendre les devans
sur ceux de Paris. Le Times a fait tant de bruit des scènes de Hyde-
Park, que l'opinion publique s'est émue à la fois de honte et de com-
passion. Un comité se forme pour établir un asile de nuit dans les
quartiers de l'ouest; mais il en faudrait encore un au nord, un au
centre, un à l'est et un au sud de l'autre côté de la Tamise, pour
répondre aux nécessités qui viennent de se révéler.
Les commissaires qui président en Angleterre à l'administration
des secours publics [poor law commissionners) reconnaissent, dans
leur dernier rapport (1), que la loi n'est pas ce qu'elle devrait être,
et qu'elle ne donne ni le moyen de venir sufflsamment en aide aux
infortunes accidentelles, ni celui d'atteindre les imposteurs qui ex-
ploitent les sentimens bienfaisans du pays. En effet, c'est peu d'ac-
cueillir pour une nuit dans la maison de charité les indigens ou les
vagabonds qui se rendent à Londres de toutes les parties de l'Angle-
terre, et pour avoir le droit de leur refuser un asile permanent, il fau-
drait les aider à regagner leur contrée natale et à retrouver la chance
de vivre en travaillant. On a déjà réformé la loi des pauvres dans
l'intérêt des contribuables , à qui l'on a fait ainsi remise d'une partie
de l'impôt qu'ils acquittaient; il reste à porter maintenant la pré-
voyance sociale de l'autre côté, et à laisser tomber les miettes de la
table du riche sur Lazare affamé.
La législation anglaise punit avec une grande sévérité la men-
dicité ainsi que le vagabondage, a Toute personne, dit l'acte de la
cinquième année de George IV, qui vague dehors ou qui se tient
dans les rues, sur les places publiques, sur les grands chemins, dans
les passages ou dans les cours, pour demander ou pour recevoir l'au-
mône, peut être, sur la déposition d'un seul témoin, condamnée au
travail forcé dans une maison de correction, pour un temps qui
n'excédera pas un mois. » On reconnaît bien là l'horreur qu'éprouve
une société riche et policée pour le spectacle de la misère; mais ré-
primer la mendicité comme un délit, et ne pas la laisser en même
(1) (.< Il nous paraît que le système des secours à donner dans la métropole aux
indigens de passage et aux personnes appelées communément vagabonds demande
à être placé sur un pied un peu différent de ce qu'il est aujourd'hui, soit quant à
l'assistance que méritent ceux qui sont réellement malheureux, soit dans le but de
décourager les imposteurs capables de travail. » [Eigth annual Report y p. 25.)
376 REVUE DES DEUX MONDES.
temps sans excuse en rendant la charité publique accessible à tous
les indigens, quelle inconséquence! disons mieux, quelle injustice
de la part du législateur !
Il n'y a que deux systèmes possibles en cette matière : ou l'état
reste indifférent à la misère des individus, et il doit alors s'abstenir
de tout contrôle sur la mesure dans laquelle la charité privée s'exerce,
ainsi que sur les procédés auxquels on a recours pour la solliciter; ou
bien il prétend réprimer comme un délit le seul fait de demander et
de recevoir l'aumône, et dans ce cas c'est un devoir pour lui de
veiller à ce qu'aucune souffrance ne se manifeste sans être aussitôt
soulagée. Les gouvernemens qui se considèrent comme représentant
la Providence sur la terre , entreprennent une tâche laborieuse, et
dont il leur importe de calculer toutes les obligations. La pauvreté,
dans notre état social, est un accident qui tient soit à la force des
circonstances, soit h l'imprévoyance des hommes. Quand on veut
réparer les malheurs qui proviennent de l'une et l'autre cause, on
ne se propose rien moins que de prévoir pour tout le monde, et de
gouverner les évènemens.
De la mendicité passons à la prostitution ; les deux plaies se tou-
chent. Le nombre des femmes qui se prostituent à Londres a été
l'objet de divers calculs. Au commencement du xix^ siècle, un ma-
gistrat de police, Colqu'houn, l'évaluait à 50,000; on le trouve estimé
à 80,000 dans quelques ouvrages récens. L'auteur d'un rapport offi-
ciel, M. Chadwick, réduit ce nombre à 7,000 dans le rayon auquel
s'étend l'action de la police métropolitaine, ce qui supposerait, en y
joignant celles qui fréquentent la Cité, un total d'environ 10,000 pros-
tituées pour une population qui dépasse un million et demi d'habi-
tans. Il paraît difficile de concilier l'estimation de M. Chadwick avec
les documens qu'il produit lui-même. En effet, il compte dans le res-
sort de la police métropoUtaine, et sur les indications fournies par les
agens, 3,335 maisons qui reçoivent des femmes de mauvaise vie. En
adoptant la proportion de quatre femmes par maison, qu'il propose
ailleurs, on trouverait 13,3'^0 prostituées, et à peu près 16,000 en y
comprenant la Cité. Dans un ouvrage exempt de passion (1), le doc-
teur Wardlaw en admet 10,675 pour le seul comté de Middlesex.
Il faut avoir parcouru le soir les rues de Londres pour se faire une
idée de la multitude vraiment incroyable des femmes et surtout des
jeunes filles qui soUicitent les passans. Dans certains quartiers, les
(1) Wardlaiv's Lectures on prostitution.
SAINT- GILES. 377
maisons de prostitution se touchent. A Saint-Giles, sur un espace
de 700 yards (environ 700 mètres) de circonférence, qu'on nomme
le repaire [rookery], on compte 24 maisons suspectes, et dans cha-
cune 10 prostituées; et combien de quartiers dans Londres ressem-
blent à celui-là !
Outre les prostituées qui fréquentent ou qui habitent les maisons
suspectes, et qui avouent pubHquement leur profession, il y a la
prostitution clandestine, qui descend depuis la courtisane et la femme
entretenue jusqu'aux malheureuses qui infestent les abords des ca-
sernes [barraclis], des vaisseaux et des prisons. Tout calcul serait ici
problématique; mais les données qui précèdent suffisent assurément
pour démontrer que Londres ne peut revendiquer à cet égard au-
cune supériorité morale sur les grandes villes du continent, et sur
Paris en particulier. On sait que Paris n'a jamais renfermé plus de
4,000 prostituées inscrites, et que le nombre de ces malheureuses est
loin d'augmenter dans la capitale de la France avec la population.
En dressant ce triste catalogue, il n'entre pas dans ma pensée de
rétorquer contre l'état moral de l'Angleterre les accusations que l'on
a tant prodiguées à la France. Le nombre des prostituées ne porte
pas nécessairement témoignage de l'immoralité d'un peuple. Les
contrées méridionales de l'Europe qui n'ont pas ou qui ont peu
de prostituées, sont précisément celles qui se distinguent par le re-
lâchement des mœurs. L'étendue de la prostitution se mesure à la
grandeur du luxe et à la profondeur de la misère; l'une fournit les
appétits auxquels l'autre est livrée par ses besoins. La même cause
qui pousse les hommes au crime jette les femmes dans le vice; vol
ou prostitution, chaque sexe pille la société avec les armes que la
nature lui a départies.
Toutes choses égales, la prostitution doit être plus commune à
Londres qu'ailleurs, parce que les ressources du travail pour les
jeunes filles y sont plus limitées. En Angleterre, les hommes font line
partie de la besogne qui devrait revenir aux femmes ; ils président
aux ouvrages d'aiguille et tiennent les comptoirs dans les magasins
ainsi que dans les établissemens publics. En France, les femmes s'em-
parent d'une partie des travaux qui devraient revenir aux hommes;
elles portent des fardeaux , font le commerce , sont commis , te-
neurs de livres et compositeurs d'imprimerie. Les ouvrages d'ai-
guille sont si peu rétribués à Londres, que les jeunes personnes qui
s'y livrent ont de la peine à gagner 4 sh. (5 francs) par semaine, en
travaillant dix-huit heures par jour. On ne saurait rien imaginer de
XOME IV. 25
378 REVDE DES VEITS. MONDES.
plus affreux que l'existence de ces pauvres filles. Il faut qu'elles se
lèvent dès quatre ou cinq heures du matin, dans toutes les saisons,
pour aller recevoir les commandes des mains des marchands ; elles
travaillent ensuite jusque vers minuit dans des chambres étroites ,
où elles sont réunies par cinq ou six. Cette vie sédentaire et cette
application constante les vieillissent avant l'âge, quand la phtisie les
épargne. Doit-on s'étonner si quelques-unes, effrayées ou rebutées
en trouvant le chemin de la vertu aussi rude , tendent les bras à la
prostitution ?
Les habitudes des prostituées à Londres ont certainement gagné
en décence depuis trente ans. Elles sont particulièrement moins
brutales, et les passans, pour se délivrer de leurs avances, ont plus
rarement à invoquer la vigueur de leurs poings. On voit que l'autorité
réprime aujourd'hui des excès qu'elle tolérait autrefois. Avant l'éta-
Missement de la nouvelle police , les prostituées avaient le haut du
pavé, et rendaient les rues de la métropole impraticables dès la chute
du jour. En 181i, deux mille propriétaires de maisons dans la Cité,
voulant mettre un terme à cette usurpation de la voie publique,
adressaient au lord-maire une pétition curieuse dont le texte se re-
trouve parmi les documens annexés à l'enquête de 1816.
((Les principales rues de cette Cité, disaient les pétitionnaires, sont
chaque soir encombrées de femmes de mauvaise vie, qui , par leurs
rixes continuelles et par leur conduite obscène, fatiguent et alarment
les honnêtes gens.
(( L'audace avec laquelle ces femmes accostent les passans, les hor-
ribles imprécations et les paroles obscènes qu'elles ont sans cesse
à la bouche, voilà ce que , en notre qualité de pères de famille et de
maîtres de maisons, nous considérons comme un intolérable abus.
Aucune femme honnête , malgré la protection dont on l'environne,
ne peut traverser les rues dans la soirée sans être témoin de ce dé-
goûtant spectacle, et toute la vigilance dont nous pouvons user ne met
pas nos fils ni nos domestiques à l'abri de sollicitations qui viennent
les chercher jusqu'à notre porte. En se familiarisant avec la vue de
femmes qui mettent toute sorte d'artifices en jeu pour séduire la
jeunesse, on sent diminuer le dégoût qu'elles inspirent, et ce relâ-
cbement dans la surveillance est suivi des plus fâcheuses consé-
quences pour la santé , pour la réputation et pour la moralité de la
génération qui est notre espoir.
a Les relations intimes que ces femmes dépravées forment d'une
part avec les garçons de boutique et avec les apprentis, de l'autre
SAINT-GILES. 379
avec les voleurs , les filous et les receleurs, facilitent leurs dépréda-
tions. Elles constituent aussi une classe nombreuse de coupeuses de
bourses [pick-pockeis], et commettent une infinité de petits délits. ))
La supplique des habitans de la Cité a été entendue, bien qu'un
peu tard. L'acte de 1829 défend à toute prostituée ou rôdeuse de
nuit ( night-îvalker) de se placer sur la voie publique pour solliciter
les passans; en cas de contravention, la peine portée estune amende
de 40 shillings, ou à défaut un mois de prison. Cependant la police ne
met pas une grande rigueur dans l'exécution de la loi; pourvu que les
prostituées ne se rendent pas trop importunes et ne soient pas trop
bruyantes, on les laisse circuler librement. Du reste, on n'exerce sur
elles aucune espèce de surveillance. La pudeur anglaise s'oppose
invinciblement à un contrôle sanitaire du genre de celui qui est en
usage à Paris, où il a contribué à diminuer, depuis plusieurs années,
les ravages d'un mal sans nom. Un système de laisser-faire absolu
prévaut en cette matière; il n'y a pas d'autre digue que la prudence
individuelle pour arrêter l'effroyable contagion.
J'avoue que le système français me paraît préférable. S'il y a le
moindre espoir d'arracher à la prostitution quelques-unes de ses vic-
times, les soins donnés à leur santé y serviront autant que les ensei-
gnemens moraux. Il est bon encore que ces infortunées créatures ne
puissent pas, quand elles le voudraient, se séparer entièrement de la
société, et que, les liens de la famille se rompant, la tutelle de l'ad-
ministration les suive au fond de leurs égaremens. Un gouverne-
ment ne devient pas responsable de ces désordres par cela seul qu'il
s'efforce, en les régularisant, d'en limiter l'étendue. Partout au con-
traire où la prostitution demeure livrée à elle-même, elle devient
bientôt comme la pépinière de toute espèce de délits.
A Paris, malgré la sévérité des règlemens, le pouvoir discrétionnaire
du préfet de police n'atteint pas plus de 5 à 6,000 filles publiques par
année (1). A Londres, sans y comprendre la Cité, qui a sa police dis-
tincte, 12,104 femmes ont été arrêtées soit comme prostituées, soit
comme excitant quelque tapage [disorderhj characters], soit comme
suspectes [suspidous characters) ^ soit en état d'ivresse dans les rues.
Le mouvement des arrestations, qui avait été en décroissant à partir
de 1831, éprouve une recrudescence très marquée depuis deux ans.
Je ne veux pas établir de comparaison entre la situation des pros-
tituées h Londres et les conditions de leur existence à Paris : les
(l) Ea 184-2, 5,734 filles ont été arrêtées et conduites au dépôt de la préfecture.
25.
380 REYCB DES DEUX MONDES.
termes et peut-être aussi le courage me manqueraient pour de tels
rapprocliemens; mais, en se référant aux ouvrages et aux documens
qui ont été publiés sur cette grave question, je crois que l'on est en
droit de conclure que la prostitution en Angleterre présente généra-
lement un caractère plus repoussant, qu'elle commence dans un ;lg<i
plus tendre, et qu'elle a des relations plus étroites avec les crimes
ainsi qu'avec les délits.
Parent-Duchûtelet, dans ses consciencieuses recherches, a con-
staté que, sur 3,248 filles publiques inscrites, 196 étaient âgées de
dix à seize ans à l'époque de leur inscription. C'est la proportion
déjà très remarquable de 6 sur 100. A Londres et dans la Grande-
Bretagne, cette précocité du vice existe et se propage sur une bien
plus grande échelle. Voici ce qu'on lit dans l'adresse publiée par
la société qui a pour objet de protéger les jeunes filles et de les
arracher à la prostitution : « Dans les trois hôpitaux les plus con-
sidérables de Londres, et en huit années, il ne s'est pas présenté
moins de 2,700 enfans de onze à seize ans infectés d'une maladie
honteuse. » Deux mille sept cents enfans visités par cette horrible
peste avant l'âge de la puberté! Le vice et la maladie venant gan-
grener tant d'existences, avant que la raison ait pu se développer
dans la pensée et la vigueur dans le corps! Quel spectacle que celui-
là pour un peuple qui a des entrailles! et comment éprouver assez
de pitié pour les victimes, assez d'indignation pour les bourreaux?
On n'a pas oublié un procès qui déroulait, il y a quelques mois à
peine, devant le tribunal correctionnel de Paris, des scènes jusque-là
sans exemple en France. Une mère, spéculant sur les agrémens de
sa fille, l'avait livrée à la prostitution dès l'âge de douze ans; et
comme l'enfant résistait, avertie par un dégoût qui n'était que l'in-
stinct du devoir, l'abominable mégère lui avait cassé deux dents.
L'histoire de la femme Éon est une histoire assez commune de
l'autre côté du détroit. Écoutons le témoignage d'un missionnaire
expérimenté, M. Logan : « Dans un de nos hôpitaux, je rencontrai
cinq jeunes filles qui souffraient d'un mal honteux, à l'âge, l'une de
treize ans, l'autre de douze, la troisième de onze, la quatrième de
neuf, et la cinquième de huit. La mère de celle-ci était dans l'hô-
pital, attaquée de la môme maladie. Trois de ces jeunes filles avaient
été séduites dans la maison de leur mère, et ce n'était pas par da
enfans (1). »
{\) An Eçcposure offemale prostitution, by W. Logan, Ciiy missionnary.
SAÎNT-GILES. 381
La prostitution des jeunes filles n'est pas toujours imputable en
Angleterre à l'avidité de quelque mère dénaturée. Ce qui frappe au
contraire en lisant les récits des procès correctionnels, c'est la par-
faite spontanéité de ces penchans vicieux dans la plupart des sujets.
On y voit une prostituée à peine âgée de treize ans, qui, pour dé-
jouer la surveillance de son père, l'accuse elle-même devant le
jury (1) de l'avoir violée; d'autres, dans un âge encore plus tendre,
servent d'appât pour attirer et pour pervertir les jeunes garçons dont
les voleurs émérites font leurs instrumens. Mais je préfère insister sur
un récit qui donne une idée plus complète de cette perversité de
serre-chaude, en montrant qu'aucun vice ne lui est étranger.
La scène se passe au bureau de Queen Square, le 14 décembre 1842.
Deux jeunes filles, Marguerite Haggarty et Marie Hanton, sont pré-
venues d'avoir cherché à extorquer de l'argent à un honnête mar-
chand, M. Perkins. Le plaignant déclare que la veille, dans la soirée,
comme il traversait le pont de Westminster, Haggarty s'approcha de
lui et lui demanda l'aumône de quelques pence. Il refusa, mais la
jeune fille insista et le suivit en l'importunant. Un moment, ill'a-
vait perdue de vue, lorsqu'à l'entrée du cimetière de Sainte-Margue-
rite elle l'aborda de nouveau, à sa grande surprise, et mit la main
sur lui, l'accusant d'avoir pris avec elle certaines libertés. Au même
instant, elle poussa un cri qui fut le signal de l'apparition de Hanton
et de quatre autres qui l'entourèrent en le menaçant. Hanton par-
ticulièrement se mit à pleurer, prétendant que sa sœur avait été
insultée, et, se saisissant d'une grosse pierre, elle jura qu'elle écra-
serait la tête au plaignant, à moins qu'il ne lui donnât de l'ar-
gent. M. Perkins les arrêta l'une et l'autre, et, un agent de police
survenant, il les fit conduire à la station. Pendant ce temps-15, leurs
compHces s'étaient esquivées. — Le magistrat, M. Bond, demande si
l'on sait quelque chose des antécédens de ces jeunes filles. L'inspec-
teur, M. Bareford, répond qu'il les connaît bien, et qu'elles lui
avaient déjà donné de l'embarras un an auparavant. Il les avait trou-
vées rôdant le long des rues et les avait renvoyées à leurs parons,
qui étaient d'honnêtes ouvriers vivant à l'autre extrémité de la ville;
mais elles avaient bientôt quitté la maison paternelle pour relounier
à leurs habitudes vicieuses. Ce matin même, elles lui ont avoué que
depuis plusieurs mois elles vivaient de la prostitution. L'inspecteur
ajoute qu'ayant reçu d'autres plaintes du même genre, il avait donné
(1) Crown- Court, 7 august 18i2.
382 REVUE DES DEUX MONDES.
l'éveil à ses agens. — Haggarty est condamnée à un mois d'empri-
sonnement, et Hanton à cinq jours. En France, ces jeunes filles
auraient été renfermées, par ordre du tribunal, dans une maison de
correction jusqu'à leur dix-septième année.
Nos journaux judiciaires nous ont souvent entretenus des prouesses
de certains malfaiteurs qui exercent une pareille industrie. Ceux-là
vont s'embusquer dans quelque allée obscure des Champs-Elysées ou
au détour d'une rue peu fréquentée, et, lorsqu'ils rencontrent un
passant bien mis, ils l'arrêtent, le menaçant de l'accuser, s'il hésite
à leur ouvrir sa bourse, de leur avoir fait une infâme proposition.
Mais que le môme expédient soit pratiqué par de jeunes filles; que
celles-ci atteignent, malgré leur âge et malgré leur sexe, à cet excès
d'audace, de cynisme et de dépravation , voilà ce qui confond l'in-
telligence! voilà les prodiges, les signes de notre temps!
Les relations des prostituées à Londres avec les voleurs sont un
fait général et qui souffre peu d'exceptions. On les rencontre par
centaines attablés ensemble dans les cuisines des garnis ou dans les
cabarets, à jouer aux cartes et aux dés. Ces femmes ont le secret des
expéditions , elles en partagent quelquefois les périls et habituelle-
ment les profits. Il n'y a pas de maison de prostitution, dans la der-
nière classe et la plus nombreuse, à Londres, à Manchester, à Liver-
pool ni à Glasgow, qui ne soit aussi une caverne de brigands. Voici la
méthode usitée en pareil cas. Une de ces femmes ignobles, et dont le
seul aspect offense tous les sens, se met en quête d'une dupe. Quand
elle pense l'avoir trouvée, comme ce malheureux n'aurait jamais le
courage de suivre une telle créature ni de s'aventurer dans un tel
lieu, elle le conduit d'abord dans la boutique de quelque débitant de
hqueurs et fenivre de gin. Le patient, ayant perdu l'aplomb de sa
raison, devient plus facile; on fentraîne, à travers une multitude
d'allées tortueuses, au fond d'une cour, et là, dans un affreux coupe-
gorge d'où il ne sort que battu et dépouillé, souvent on le laisse
pour mort et on le jette dans la rue. Tout récemment, la cour crimi-
nelle de Londres a condamné à la déportation quatre prostituées,
toutes ûgées de dix-sept ans, qui avaient figuré comme acteurs ou
comme complices dans un guet-apens de ce genre; mais il n'est pas
toujours facile de retrouver la trace des coupables à travers ces la-
byrinthes de Saint-Giles, dont les allées se ressemblent toutes, et
où les cours n'ont pas de nom.
On le voit, la prostitution à Londres corrompt la femme sans ré-
serve. En la dépouillant de sa pudeur, le vice ne lui laisse pas même
SAINT-GILB^. 383
sa probité. Il semble que ce soit une nature forte; mais, sans lest et
sans ressort, quand elle commence à descendre, elle ne s'arrête
qu'au fond de l'abîme, d'où elle ne remonte plus. Les races méri-
dionales portent la débauche avec une sorte d'aisance et comme un
effet du climat; dans les contrées du Nord, de pareils excès sont
tellement contre nature, que les malheureux qui s'y abandonnent
tombent dans la brutalité la plus abjecte et perdent bientôt tout ce
qu'ils avaient d'humain. D'ailleurs ,' la moralité en Angleterre tient
beaucoup plus à la force des habitudes qu'à la fermeté des principes.
La société enveloppe l'homme et surtout la femme d'une infinité de
retranchemens qui servent d'appuis à sa vertu et qui l'empêchent de
faillir; mais aussi, une fois sortie de ces lignes de défense, elle se
trouve sans support, et, l'occasion venant à l'attaquer, elle devient
une proie certaine. Elle succombe sous le poids de ces ailes de plomb
que M ilton donne aux anges rebelles et déchus.
Après la misère vient la prostitution , et après la prostitution le
crime; ce n'est pas la partie la moins lugubre du sujet. On connaît
le budget criminel du département de la Seine : dix-huit cents à deux
mille libérés (1) forment le noyau de cette brigade de malfaiteurs qui
est perpétuellement à l'état d'agression contre les personnes et contre
les propriétés; la population moyenne des prisons comprend cinq
mille détenus; sans compter les prostituées , la police opère chaque
année dix-sept à dix-huit mille arrestations; enfin, les tribunaux
condamnent annuellement à la mort, aux travaux forcés ou à l'em-
prisonnement, 6,500 à 7,000 individus. La population de la Seine
étant d'environ 1,300,000 habitans, il y a donc un individu arrêté
sur 72, et une condamnation sur 185. Cette proportion, déjà bien
assez effrayante , n'est rien auprès de celle que présente la capitale
«lu royaume-uni.
Au commencement du siècle, Colqu'houn, voulant expliquer l'ac-
<Toissement déjà rapide qui se faisait sentir dans le nombre des dé-
lits, supposait que, depuis la révolution française, Londres était
devenu le rendez-vous de tous les scélérats et de tous les escrocs du
continent, ce Paris étant ruiné, disait cet auteur, la noblesse bannie
et la plus grande partie des propriétés mobilières anéanties , les fri-
pons et les escrocs n'y ont plus les mêmes ressources qu'auparavant,
et d'ailleurs cette ville n'a plus les attraits qu'elle avait autrefois.
L'ignorance de la langue anglaise, qui était pour nous une espèce de
(1) 1,867 libérés du bagne ou cks prisons en 1836.
38 '^ REVUE DES DEUX MONDES.
sauve-garde^ n'est plus un obstacle à l'action des malfaiteurs venus
du continent. Jamais notre langue n'a été aussi répandue au dehors,
et jamais l'usage de la langue française n'a été aussi commun dans
ce pays, surtout parmi les jeunes gens. Le goût du jeu et de la dissi-
pation qui règne dans Londres, et que l'influence des étrangers cor-
rompus, l'opulence du peuple et la grande masse du numéraire en
circulation ont déjà bien augmenté, présente aux Français et aux
étrangers qui infestaient Paris sous l'ancien gouvernement un vaste
champ pour exercer leur industrie. »
Depuis la paix, Paris est devenu plus brillant que jamais. Cette
ricliesse mobilière, que Colqu'houn croyait anéantie, s'est multipliée
jusqu'à éblouir les yeux et jusqu'à étonner l'imagination. La cai)itale
de la France est aussi le théâtre de la mode, du luxe et des plaisirs.
Elle attire, comme autrefois, les voyageurs opulens de toutes les con-
trées de l'Europe, et à leur suite ce cortège d'escrocs et d'intrigans
qui viennent prendre part à la curée. Si nos malfaiteurs, mettant à
profit l'universalité de la langue française, vont chercher parfois leur
butin à Londres, à Bruxelles, à Berlin, la diffusion des langues étran-
gères en France ouvre par compensation notre territoire aux malfai-
teurs de tous les pays. En veut-on la preuve? Il suffit de parcourir
les comptes de la justice criminelle, où l'on trouvera par exemple
que, sur 15,624 individus arrêtés à Paris en 1840, 1,072 étaient étran-
gers à l'empire français.
Si Colqu'houn vivait encore, il serait forcé de reconnaître qu'en
fait de crimes, en Angleterre, l'exportation égale tout au moins l'im-
portation. Ce magistrat, qui ne savait comment expliquer la quan-
tité des délits à une époque où les prisons de Londres recevaient
annuellement quatre à cinq mille prévenus, se trouverait bien au-
trement embarrassé pour rendre compte des causes qui amènent
aujourd'hui, dans cette seule ville, l'arrestation de soixante-quinze à
quatre-vingt mille personnes par an. Quelle que puisse être d'ailleurs
l'explication, il faut bien admettre, lorsqu'un désordre social se dé-
veloppe avec ce luxe de proportions, qu'il doit être un produit indi-
gène et spontané. Il reste pourtant à l'évéque de Londres, ce grand
ennemi de la danse, la consolation d'imputer à la contagion des
idées et des mœurs françaises un scandale que le bon Colqu'houn,
dans la naïveté de ses illusions patriotiques, regardait comme l'œu-
vre directe des bandits français.
Aucune agrégation d'hommes dans le monde connu, à l'excep-
tion peut-être de Liverpool, de Manchester et de Glasgow, ne corn-
SAINT- GILES. 385
met proportionnellement autant de délits que la population de Lon-
dres et de sa banlieue. La police métropolitaine, dont la juridiction
s'étend sur le comté de Westminster et sur une partie du comté de
Surrey, a mis la main en 1842 sur 65,704 individus. Si l'on y joint
les 10,841 arrestations opérées par la police de la Cité, on aura un
total de 76,545 personnes arrêtées dans l'année, ce qui donne pour
!a métropole une arrestation sur 25 liabitans. Il faut dire que les
lois et les règlemens de police en Angleterre élèvent au rang de
délits des actes qui ne sont pas considérés chez nous comme léga-
lement répréhensibles : par exemple, on arrête les ivrognes, à moins
qu'ils ne soient en état de se conduire; 13,301 personnes sont por-
tées de ce chef sur les tables de 1842. On y trouve encore prés de
20,000 individus emprisonnés comme suspects ou comme menant
une vie de désordre, sans compter 3,000 prostituées. Si l'on retranche
du bilan criminel de Londres toutes les contraventions qui ne sont
pas punies à Paris, le chiffre des arrestations sérieuses peut se ré-
duire de 76,000 à 45,000 environ , chiffre qui représente encore une
arrestation sur 40 habitans. Parmi les individus arrêtés, 15,533 ont
été condamnés à la mort, à la déportation ou à l'emprisonnement;
résultat : une condamnation par 120 habitans.
En poussant plus avant cette comparaison, voici le contingent que
chacune des deux métropoles a fourni aux principales catégories de
crimes et de délits. Les chiffres sont extraits, pour Londres, du
compte-rendu de la poHce métropolitaine en 1842, et, pour Paris,
du dernier compte- rendu de la justice criminelle que l'adminis-
tration ait publié, celui de 1841.
CRIMES ET DÉLITS CONTRE LES PERSONNES.
ACCUSÉS ET PRÉVENUS. . . i?'^'*.^^^.', PARIS.
SANS LA CITL.
1° Meurtre ou tentative de meurtre, assassinat,
empoisonnement, etc 123 21
2° Coups et blessures suivies de nQort » li
a» Sodomie ou tentative de, etc 35 »
4° Viol ou tentative de viol 53 33
5" Bigamie 28 »
6° Outrage public à la pudeur
7 0 Outrages et violences envers la force publique.
8» Coups et blessures ayant ou non entraîné une
incapacité de travail {common assaults). . .
Total. . . 7,277 3,449
152
149
2,193
1,581
5,193
1,648
386 REVUE DES DEUX MONDES.
CRIMES ET DÉLITS CONTRE LES PROPRIÉTÉS.
ACCUSÉS ET PKÉVE5CS. g^^,^ ^^ ^^^^ PARIS.
1» Vols qualifiés, effraction, etc 277 360
20 Vols domestiques , etc 364 24i
3° Vols simples, escroquerie, recel, etc 13,880 3,390
4» Faux et fausse monnaie 1,024 82
Total. . . 15,545 4,076
Si l'on joint les délits commis dans la Cité à ceux qu'indiquent
les comptes de la police métropolitaine, le nombre des délits contre
les personnes à Londres s'élève à 8,339, et celai des délits contre
la propriété à 17,794.
Il est à peine nécessaire d'insister sur ces résultats. Quelle dis-
proportion entre les deux villes ! Le rapport est celui de 2 à 1 dans
les crimes contre les personnes, et de 3 à 1 dans les crimes contre
les propriétés. La population de Londres paraît être tout é la fois
plus violente et plus dépravée que celle de Paris. Le meurtre, l'as-
sassinat, le viol, la sodomie, les violences contre la force publique,
les rixes suivies de coups , tous les excès en un mot qui supposent
des passions sans frein, s'y donnent pleine carrière. L'intempérance
y produit les mêmes effets qu'engendre ailleurs l'ardeur du climat.
En même temps, on aperçoit dans tout son développement la cor-
ruption qui est particulière aux peuples libres et industrieux. Plus
de 16,000 cas d^ vol simple et d'escroquerie dans une seule ville!
961 cas de fausse monnaie I On voit bien que l'argent est le dieu de
cette société.
Par un phénomène digne d'observation, les délits commis contre
les propriétés semblent avoir atteint leur point culminant à Londres,
et la quantité n'en varie guère depuis sept ans. Les crimes et les
délits commis contre les personnes suivent au contraire un mouve-
ment ascendant de plus en plus prononcé. Ainsi, le nombre des vols
avec violence est aujourd'hui double de ce qu'il était en 1836; les
gens du peuple jouent plus fréquemment du couteau dans leurs
rixes; on ménage moins la vie des hommes; les actes de rébellion
et les violences de tout genre se sont accrus de 26 pour 100 en
dix ans.
Mais de quels élémens se compose cette population de criminels?
Il y a d'abord les malfaiteurs de profession, dont M. Chadwick estim
SAINT -G ILES. 387
le nombre à 6,i07 (1), sans y comprendre ceux qui habitent la Cité
de Londres. Cette évaluation doit être au-dessous de la réalité. Com-
ment ne pas le supposer, lorsque le même auteur, qui ne compte que
276 garnis destinés aux voleurs dans la ville de Londres, en alloue
1,469 à la ville de Liverpool? Au surplus, si les filous ne sont pas
plus nombreux , le personnel de cette confrérie se renouvelle sou-
vent. Selon M. Chadwick, la carrière d'un malfaiteur, qui se pro-
longeait en moyenne pendant six années du temps de l'ancienne
police, ne dure plus aujourd'hui que deux ans.
Les associations de malfaiteurs avaient, avant l'année 1829, un
caractère formidable. Elles pouvaient, dans un moment fixé, envahir
Londres et tenir la force publique en échec. Lorsque les truands de
la capitale voulaient se donner un passe-temps qui fût aussi un acte
d'autorité, ils organisaient une chasse au taureau [biill himting).
Voici quel était le procédé : on prenait l'animal dans un troupeau;
on le battait et on le tourmentait de cent façons jusqu'à ce qu'il
écumât de rage; dans cet état, on le lançait à travers les rues, où il
renversait les passans, enfonçait les boutiques et ameutait la foule
après lui. Des enfans, placés sous la direction d'un chef, le suivaient
au pas de course et à grands cris, cherchant à augmenter la confu-
sion; puis les bandits, survenant en nombre et bien armés, battaient*
le guet et pillaient sans merci les assistans.
Les grandes traditions se perdent aujourd'hui. Au lieu de chasser
le taureau dans les rues de Londres, les habitués de Saint- Giles et
de Field-Lane en sont réduits, pour entretenir dans leur cœur les
émotions fortes, à faire battre des chiens à huis-clos. A l'avènement
de la nouvelle police, les chefs de bande avaient préparé une émeute
qui devait éclater sur le passage de Guillaume IV se rendant à
Guildhall. Pendant plusieurs heures en effet, les agens de police,
rangés en ligne dans le Strand, eurent à essuyer les outrages d'une
tbule dans laquelle les voleurs dominaient. Ceux-ci, voyant que le
vrai public ne se mettait pas de la partie, jugèrent le coup manqué,
et ce fut leur dernier acte de vigueur.
En renonçant à livrer des batailles rangées à la société, les malfai-
teurs britanniques n'ont pas cessé pour cela d'être dangereux. Non-
seulement ils restent les plus accomplis filous de la terre, mais ils ont
imaginé de faire des élèves. Ils séduisent les femmes (2), qui les ai-
(1) First Report on constabulary force, p. 12.
(2) « Les voleurs et les prostituées semblent former une grande corporation
universelle. » {Constabulary Report.)
388 REVUE DES DEUX MONDES.
dont ensuite à débaucher lesenfans. C'est pourquoi le nombre môme
des voleurs de profession devient une question secondaire; cliacun
d'eux a désormais une importance plus grande, pouvant disposer
des services de plusieurs individus. Une lance, dans le moyen-ilgo
voulait dire un cavalier avec plusieurs hommes de pied, en sort
qu'une armée de cinq mille lances représentait souvent vingt mille
hommes. Les malfaiteurs d'aujourd'hui sont organisés sur le môme
principe, et cela valait la peine d'ôtre observé, car rien de pareil ne
se voit sur le continent.
Les femmes, dans la ville de Londres, prennent une grande pari
aux délits. On a compté 17,686 femmes (t) sur 63,12V personnes ar-
rêtées en 1842, ce qui donne la proportion de 28 sur 100. A Paris,
cette proportion n'est que de 14 à 15 pour 100. Et ce serait une erreur
de croire que les délits commis par les femmes à Londres manquent
de gravité ou portent un caractère spécial. Elles marchent dans le
crime du même pas que les hommes , avec la môme hardiesse et
avec la même brutalité. On les voit figurer dans les meurtres, dans
les vols avec effraction, dans les rixes et jusque dans les violences
exercées contre la force publique; elles s'enivrent comme les hommes,
se battent comme eux, et trempent aussi leurs mains dans le sang.
Le tableau suivant montre le rapport des hommes aux femmes dans
les principaux délits.
DÉLITS. PRÉVENUS.
Meurtre 25
Coups et blessures graves. ... 43
Violences contre la force pu-
blique 1,769 1,512 257 li 1/2
Violences exercées sur des par-
ticuliers 5,193
Vols simples 5,673
Vols sur la personne 1,307
Vols dans une maison habitée. . 472
Vols avec effraction , etc 141
Fausse monnaie 961
Escroquerie 12,338
La moralité de la famille dépend surtout de la femme. Dans une
ville où la corruption du sexe le plus faible est aussi extraordinaire,
le vice doit germer de bonne heure au foyer domestique, et flétrir
(1) Je déduis 2,580 prostituées du nombre total des arrestations.
MES.
FEMMES.
POER CENT.
18
7
28
32
11
25 1/2
4,290
903
17
3,931
1,742
30
535
772
59
237
235
50
120
21
15
580
281
39
7,988
4,350
35
SAINT -GILES. 389
l'enfance de son souffle avant l'âge des passions. On s'étonne du
nombre des en fans qui paraissent chaque année à Paris devant la
police correctionnelle et devant la cour d'assises. Que sera-ce si l'on
énumère les jeunes délinquans que fournit la métropole de l'An-
gleterre !
Parmi les 14,371 individus arrêtés à Paris en 1841 (1), 3,375 étaient
au-dessous de vingt-un ans; on en comptait dans ce nombre 1,442
au-dessous de seize ans. 3,355 jeunes délinquans donnent, à peu de
chose près, relativement à la population de la Seine, la proportion
de 1 sur 400. A Londres, le district de la police métropolitaine, à
l'exclusion de la Cité, a fourni en 1842 16,987 délinquans au-dessous
de vingt ans, ce qui, même sans parler de ceux de vingt à vingt-un
ans, présente pour la population de ce district le rapport de 1 sur 100.
Voici comment se répartit entre les divers âges de l'enfance et de
l'adolescence cette masse de prévenus :
GÂR^OISfS. FILLES. TOTAL.
Au-dessous de dix ans lOi 42 U6
De dix ans et au-dessous de quinze. . . . 2,163 428 2,591
De quinze ans et au-dessous de vingt. . . 9,502 4,748 14,250
Total. . . 11,769 5,218 16,987
La moitié de ces enfans, soit 8,326, ont été condamnés sommai-
Bernent par les tribunaux de police ou renvoyés devant le jury. Voici
rénumération des délits qu'ils avaient principalement commis :
Coups, blessures et meurtre 485
Vols qualifiés 93
Vols, recel, faux,etc ^ 3,321
A l'état habituel de vol ou de désordre. . . 1,931
Vagabonds et prostituées. . . , 1,551
Ainsi, le délit qui amène la plupart de ces arrestations est le vol.
C'est l'industrie à laquelle on dresse les enfans dès leur bas âge dans
les familles perdues. « Les enfans de parens dissolus et qui vivent
oisifs, dit M. Beaumont dans la première enquête sur la police de
Londres, infestent les rues dans un état de dénuement et de vaga-
bondage; la seule instruction que ces petits malheureux reçoivent
(1) Le chiffre des entrées au dépôt de la préfecture de police en 18il diffère de
celui que nous indiquons ici d'après le compte-rendu de la justice criminelle; il
est en effet de 17,234.
390 REVUE DES DEUX MONDES.
est de gagner leur vie en mendiant et en volant. J'ai vu des enfans,
qui n'avaient pas plus de sept à huit ans, initiés à l'art de fouiller les
poches des passans, sous l'inspection de femmes adultes qui pa-
raissaient être leurs mères, m Quelquefois les parens ne prennent pas
la peine de cette éducation, et ils mettent leurs enfans à la solde de
quelque voleur expérimenté. Avant la réforme de la police métropo-
litaine , des bandes de petits voleurs s'assemblaient régulièrement
sur les terrains vagues des faubourgs, et là le receleur qui soudoyait
cette armée de filous venait tous les jours, chargé d'une immense
corbeille, leur distribuer publiquement de l'argent et des provisions.
Il se tenait même à Londres des espèces d'écoles professionnelles,
des pépinières [nurseries] de filous, où les enfans allaient se former
à l'art des Cartouche et des Mandrin. Des voleurs émérites avaient
coutume de choisir de jeunes garçons dont ils formaient une bande
pour agir sous leur direction, et auxquels ils donnaient des leçons
matin et soir, ce Depuis l'établissement de la nouvelle police, dit le
rapport on constabulanj force, ce système ne se pratique plus avec
régularité. De temps en temps, lorsqu'un vieux voleur se trouve au
rendez-vous des jeunes, ceux-ci s'exerçant entre eux pour montrer
leur adresse, l'ancien les reprend s'ils viennent à se tromper, mais il
ne cherche pas à exciter leur émulation par des récompenses. C'est
là, d'ailleurs, un exercice accidentel et qui n'a guère lieu qu'une fois
en huit jours. »
Suivant le rapport auquel j'ai déjà emprunté plusieurs citations,
les jeunes délinquans débutent généralement, à Londres comme à
Paris, par dérober aux étalages des fruits ou de la viande. Plus tard,
ils s'enhardissent et volent des marchandises de peu de prix , qu'ils
vendent ensuite pour quelques pence aux receleuses irlandaises de
Saint-Giles ou de Holborn; le produit est dépensé en friandises et en
sucreries. Dans les enquêtes antérieures à 1830, on considère les
petits théâtres comme l'occasion première de cette dépravation. Les
enfans s'y rendent par centaines, attirés par le bas prix d'un spectacle
dont ils jouissent souvent pour deux sous; puis, n'osant plus rentrer
chez leurs parens à une heure aussi avancée, ils passent la nuit
pêle-mêle dans les marchés, où ils vivent d'écorces d'oranges et
autres débris. La description la plus complète et la plus exacte des
procédés au moyen desquels tant d'enfans sont détournés de la fa-
mille et de la société, se trouve dans une brochure publiée en 1831
par un observateur très intelligent qui se trouvait alors renfermé
à Newgate, M. Gibbon Wakefield. C'est lui que je vais laisser parler.
SAINT -GILES. 391
c( Londres abonde en petites pépinières de légers délits, dirigées
par des personnes de tout âge. J'ai eu l'occasion d'interroger plus de
cent voleurs de l'âge de huit ans à quatorze , sur les causes qui les
avaient engagés dans le vol, et, dans neuf cas sur dix, j'ai trouvé que
l'enfant n'avait pas commis son premier crime spontanément, et qu'il
avait été entraîné dans cette carrière par des personnes qui profes-
sent cette sorte de séduction.
« La plus nombreuse classe de ces séducteurs se compose de vo-
leurs expérimentés, enfans et hommes faits , qui vont à la recherche
d'enfans non criminels et leur représentent l'existence du voleur
comme une vie de plaisir. En pareil cas, les moyens de séduction ne
se bornent pas aux paroles; on donne à manger à ceux qui ont faim,
et quant à ceux qui ne manquent pas de pain, on leur offre toute
espèce de jouissances. Un voleur expérimenté dépense souvent dix
livres sterling (255 fr.) en quelques jours pour corrompre un jeune
garçon, en le menant aux spectacles et en le laissant manger et boire
dans les boutiques de pâtisserie ou de fruits, ainsi que dans les caba-
rets. Lorsque l'enfant, sous l'impression de ces jouissances, témoigne
du dégoût pour la vie honnête , on le considère comme préparé à
recevoir sans s'alarmer les insinuations de celui qui le séduit.
« Souvent on emploie des moyens de séduction encore plus effi-
caces, à savoir l'excitation précoce de la passion sexuelle, avec l'aide
des femmes associées aux voleurs, et auxquelles on confie générale-
ment le soin de faire comprendre à ces jeunes gens, dans leur ivresse,
que le vol est l'unique moyen de continuer sûrement cette vie de
débauche. Ce genre de séduction réussit toujours. Pour l'édification
de ceux qui pourraient croire que j'exagère les faits, j'ajouterai que
la plupart des enfans au-dessus et même au-dessous de douze ans
qui sont détenus à Newgate ont eu des relations avec les femmes.
On ne peut guère en douter, car ces enfans sont visités journellement
par leurs maîtresses, qui se font passer pour leurs sœurs, et leur
conversation dans la prison rouie le plus souvent sur leurs amours.
c( Une autre classe de séducteurs se compose d'hommes et de
femmes, mais principalement de vieilles femmes qui tiennent des
boutiques de fruits et de petits gâteaux, afin de dissimuler leur vé-
ritable commerce, qui consiste à déterminer les enfans au vol et à
receler les objets volés par ces enfans. Voici la méthode suivie en
pareil cas. Lorsqu'un enfant achète des fruits ou des gâteaux, on lie
conversation avec lui pour gagner sa confiance. Il passe un autre
jour devant la boutique sans argent, et on l'invite è prendre à crédit.
392 REVUE DES DEUX MONDES.
S'il cède à la première tentation, c'est fait de lui. Une fois endetté,
il se laisse entraîner et se voit bientôt engagé pour une somme qu'il
ne peut pas acquitter. On lui parle alors de la dureté des parens et
des maîtres, on le plaint de manquer d'argent, et on lui insinue qu'il
pourrait aisément payer ce qu'il doit en dérobant quelque objet dans
la boutique de son maître ou dans la maison de ses parens. Le pre-
mier pas fait, il continue à voler. La receleuse reçoit les objets dé-
robés et ne lui donne qu'une partie de l'argent qu'elle en retire; elle
lui fait connaître d'autres jeunes garçons qui suivent la môme car-
rière, et l'enfant apprend bientôt à préférer à une vie laborieuse et
frugale l'oisiveté d'une existence dissipée. Enfin , il devient un vo-
leur accompli , laisse là sa séductrice avec laquelle il ne consent plus
à partager le produit de ses vols, s'associe à une bande, prend une
maîtresse, et se trouve désormais établi sur le grand chemin de Bo-
tany-Bay et des pontons.
«D'autres pépinières de crimes, qui n'existent pas, celles-là, dans
tous les quartiers, mais qui se concentrent dans certains districts,
tels que Saint-Giles, les bas quartiers de Westminster et les deux
extrémités de White-Chapel , sont les logemens garnis tenus par des
receleurs. Il en est où l'on n'admet que des enfans; cela se fait pour
éviter que les hommes ne les dépouillent, et afin d'assurer aux lo-
geurs une plus grande part du butin. Les femmes cependant ne sont
pas exclues. Il serait plus exact de dire que l'on admet des jeunes
filles de tout âge, depuis l'âge de dix ans (car les filles qui s'asso-
cient aux voleurs arrivent rarement à l'âge de femme), non pas pour
leur propre compte, mais comme les maîtresses reconnues des en-
fans. On ne saurait décrire les scènes de débauche qui se passent
dans ces antres, et, si on les décrivait, le public n'y croirait pas. »
Le témoignage de M. Wakefield concorde avec celui des magis-
trats et des officiers de police entendus dans les enquêtes parlemen-
taires. « Tous les enfans, dit le chapelain de Newgate, M. Cotton,
même dans l'âge le plus tendre, font profession d'entretenir, sur le
produit de leurs vols, des filles qu'ils appellent /fl5/i-<7«>/5. B..., qui
est un enfant de neuf ans, a, lui aussi , une personne qu'il appelle
sa femme (hisgirl). — Dans des maisons particulières à Saint-
Giles, et dans des maisons pubUques à White-Chapel, dit M. V. Beau-
mont, les jeunes garçons et les jeunes filles passent la nuit dans un
état complet de promiscuité. »
En voilà bien assez pour montrer que le nombre des jeunes dé-
linquans à Londres n'est pas encore le caractère le plus saillant de
SAINT- GILES. 31>3
cette épidémie morale, et que le mal s'aggrave par la nature mOme
ainsi que par l'étendue de leur dépravation. Le gamin de Paris est
vagabond d'habitude et voleur par occasion; le vice, en le marquant
de son empreinte, ne lui enlève pas tout ce qu'il a d'humain, et sa
précocité ne va pas jusqu'à l'initier, dès la plus tendre enfance, à
tous les excès de l'âge viril. A Londres, il n'y a pas d'enfance pour
les malfaiteurs : un jeune voleur n'a ni les qualités ni les défauts
de son âge; à neuf ou dix ans, c'est déjà un homme fait, aussi
adroit que les filous les plus consommés, aussi étranger à tout prin-
cipe et à tout sentiment, leur émule en débauche, leur maître en
sang-froid, et, pour tout dire, un monstre avorton.
Cette espèce de criminels se recrutait principalement, il y a dix
ans, dans les maisons de charité. Les orphelins et les enfans des
familles pauvres, abandonnés ou mal surveillés par la paroisse dès
qu'ils avaient l'âge d'apprendre un métier, se livraient au vagabon-
dage et formaient des liaisons qui avaient bientôt achevé de les per-
vertir. Depuis que les commissaires chargés de l'administration des
pauvres ont fondé, dans les environs de Windsor, une maison où
ces enfans reçoivent une éducation professionnelle, les pourvoyeurs
du vol sont dans la nécessité de s'adresser ailleurs. Cependant le
nombre des jeunes délinquans, loin de diminuer à Londres, va au
contraire croissant tous les ans. H était de 11,781 en 1837, de 14,635
en 1838, de 13,587 en 1839, et de 14,031 en 1840. L'augmentation
de 1842 sur la moyenne de ces quatre années est de 25 pour 100.
N'y a-t-il pas là une progression bien menaçante pour la moralité
des générations à venir?
Avec un système d'éducation approprié à la réforme des jeunes
délinquans, on en sauverait assurément un grand nombre; mais rien
n'est plus barbare ni moins efficace que le traitement qu'on leur fait
subir. Un petit filou est surpris la main dans le sac, il arrive souvent
que le marchand lésé lui inflige sur place une rude correction; on
le dépouille de ses vêtemens, on lance un chien après lui, et on le
chasse, d'une chambre à l'autre, à grands coups de fouet, jusqu'à ce
qu'il tombe épuisé sur le plancher. Alors une jatte de goudron étant
apportée, on en barbouille le drôle de la tête aux pieds; on le sau-
poudre ensuite d'une poussière blanche qui donne d'effroyables dé-
mangeaisons, puis on assujétit ses habits en un paquet sur la tête,
on lui lie les mains derrière le dos, et on le met dehors, portant sur
ses épaules ce mot écrit en gros caractères : « voleur. »
Les magistrats de Londres ont le même goût pour les corrections
TOME IV. 26
394 REVUE DES DEUX MONDES.
manuelles, et mettent fréquemment les jeunes prévenus en liberté
après les avoir fait fustiger. Tout barbare qu'il est, ce traitement
semble encore préférable au prétendu système d'éducation que l'on
emploie dans les prisons. A Newgate, les jeunes prisonniers ont des
communications constantes avec les détenus adultes; à Coldbatbfields,
ils travaillent dans le môme atelier que les hommes et sont soumis,
comme eux , au régime abrutissant du tread-mill. La prison-modèle,
que le gouvernement a établie à Parkburst, dans l'île de Wight, pour
les jeunes détenus, n'est encore qu'un essai informe et ne renferme
pas au-delà de deux cent cinquante enfans.
J'ai vu bien des criminels, j'étudie depuis douze ans la race par-
ticulière d'enfans qui alimente les prisons, je l'ai observée en France,
en Belgique, en Angleterre et en Ecosse; dans toutes ou presqne
toutes les grandes villes , j'ai trouvé que cette existence vagabonde
portait les mêmes fruits. A quelque différence près dans l'ouverture
de l'angle facial, le jeune détenu de Manchester et d'Edimbourg res-
semble â celui de Paris; mais celui de Londres ne ressemble à rieu.
Il est difficile d'oublier, quand on les a examinées une fois avec
attention, ces physionomies pâles, muettes et dures, qui ne trahis-
sent déjà plus aucune émotion de l'ame, et sur lesquelles on peut lire
seulement la sombre résolution de persévérer dans le mal. Les geô-
liers de Newgate gardent précieusement une collection de plâtres
qui représentent les bustes des plus fameux criminels. Ces figures
ne sont que brutales. Si l'on veut des types inconnus, que ne repro-
duit-on, en les prenant au hasard , les traits de huit ou dix enfans
parmi ceux qui sont renfermés à Newgate? On aurait figuré les pour-
voyeurs du vol, les chacals de cette étrange société.
Nous voici arrivé au terme de cet exposé. Nous avons parcouru
Londres, et nous en avons faitl'anatomie. La métropole de la Grande-
Bretagne est une belle médaille et bien frappée, sur laquelle on re-
connaît sans peine la puissante aristocratie qui domine les mers; mais
au revers de cette richesse et de cette puissance, on lit White-Chapel
et Saint-Giles, c'est-à-dire la misère, le vagabondage, la prostitution
et le vol. Si l'Angleterre a jamais humilié quelque grande nation, ce
peuple n'a qu'à regarder Londres, et il se trouvera trop vengé.
LÉON Taucher.
LA SARDAIGNE
EN 1842.
Vers la fin du mois de janvier 1841, une escadre de cinq vaisseau.v,
sortie de Toulon pour se rendre aux îles d'ïlyères, fut dispersée par
un violent coup de vent, et forcée de chercher un refuge dans les
ports de la Sardaigne. Bien qu'à proximité des possessions françaises,
cette île avait été jusqu'alors négligée par notre marine, et nos cartes
n'en donnaient qu'une idée très imparfaite. L'accident qui nous y
conduisit fit sentir la nécessité de la mieux connaître. Le gouverne-
ment français obtint donc de la cour de Turin l'autorisation de faire
lever par un de nos bâtimens les plans des ports de la Sardaigne. Le
brick la Comète fut désigné pour remplir cette mission. Au mois de
mai 1841, nous quittions Toulon, faisant voile pour Cagliari.
Les circonstances étaient alors très favorables pour une explora-
tion définitive de cette région intéressante. M. le général de La
Marmora, directeur de l'école de marine à Gênes, venait d'achever,
avec le concours de M. le chevalier de Candia, la rédaction d'une
carte générale de l'île. Leur travail consciencieux, relié à la grande
triangulation de la Corse, venait d'être publié. C'était un précieux
avantage que de pouvoir s'appuyer sur une pareille base, au lieu de
26.
306 REVUE DES DEUX MONDES.
se borner à des déterminations astronomiques, comme l'avaient dû
faire les hydrographes qui nous avaient précédés. Notre entreprise
devait encore être facilitée par l'hospitalité empressée, les recom-
mandations, les renseignemens de plusieurs personnages aussi bien-
vcillans qu'éclairés.
Dès notre arrivée à Cagliari , notre aimable consul , M. Cottard ,
se chargea de nous présenter à son excellence le vice-roi. On nous
lit attendre quelque temps dans une vaste salle où se trouvent ap-
pendus, à une haute muraille grise, les portraits de tous les vice-
rois qui ont gouverné l'île depuis sa réunion à la couronne d'Aragon.
Rien ne semblait moins encourageant que la contenance rébarbative
de toutes ces excellences bardées de fer, qui nous jetaient un fier
regard du haut de leurs cadres vermoulus. Nous nous trouvâmes
plus à l'aise avec leur successeur. M. le comte dell' Assarte nous reçut
de la façon la plus gracieuse, et cet accueil nous parut d'un heureux
augure pour l'avenir de notre expédition. C'est en effet à l'intérêt
constant que M. le comte dell' Assarte voulut bien nous témoigner que
nous dûmes de rencontrer partout un dévouement affectueux. Outre
les recommandations qu'il prit la peine d'expédier de tous côtés, il eut
encore la bonté de nous faire remettre une espèce de firman, revêtu
de ses armes, dans lequel il intimait l'ordre aux autorités de la côte
et de l'intérieur de nous venir en aide en toute occasion. Au moyen
de ce talisman, les difficultés que nous aurions pu rencontrer dans
le mauvais vouloir des habitans s'aplanirent devant nous. Deux cam-
pagnes nous suffirent pour explorer minutieusement les côtes méri-
dionales de la Sardaigne, depuis la baie de Saint-Pierre jusqu'au cap
Ferrato.
De tous les pays que j'ai visités, je ne sais pourquoi la Sardaigne
seule m'a laissé une secrète sympathie. Peut-être l'obscurité dans
laquelle elle a vécu jusqu'ici, et qui l'a préservée de l'invasion des
touristes, est-elle un grand charme à mes yeux; car j'ai pour les pays
que j'aime une sorte d'affection jalouse qui n'admet pas volon-
tiers de partage. Il semble que trop de regards profaneraient les
sites qui m'enchantent, et qu'ils cesseraient de me plaire, si chacun
pouvait les admirer. Le secret de ma prédilection pour la Sardaigne
n'est point cependant tout entier, je l'espère, dans cette jouissance
ombrageuse, dans ce besoin envieux de possession exclusive dont je
m'accuse sans détour. Il doit s'y mêler, si je ne suis pas un ingrat,
quelque souvenir des bontés dont j'ai été l'objet pendant mon séjour
dans cette île.
LA SARDAIGNE. 397
Une expédition entreprise dans un but scientifique devait nous
présenter un attrait que nous n'avions pas espéré, et qui tient au
singulier oubli dans lequel a été laissé, depuis des siècles, le pays
que nous visitions. La Sardaigne était à peu près inconnue, il y a
quelques années. L'étroite ceinture des flots bleus de la mer Tyr-
rbénienne avait mis plus de distance entre cette île et le continent
européen , que l'immensité de l'Océan n'en met aujourd'hui entre
l'Australie et la Grande-Bretagne. La marine sarde, n'ayant rien à
exporter d'une terre appauvrie, se bornait à un petit commerce de
cabotage sans cesse menacé par les Barbaresques. Le commerce
d'importation était éloigné par des droits excessifs et des prohibi-
tions sans but; les curieux, ne trouvant point de communications
régulièrement établies, reculaient devant des traversées qu'il eût fallu
tenter la plupart du temps sur des bateaux peu sûrs. Aussi, après
avoir partagé avec la Sicile l'honneur de nourrir le peuple romain, et
servi de théâtre aux querelles des républiques italiennes pendant le
moyen-âge, cette île était depuis plus de trois cents ans retombée
dans un oubli à peu près général, malgré quelques estimables ten-
tatives pour la signaler à l'attention de l'Europe.
En 1798, un écrivain né en Sardaigne, Azuni, jurisconsulte habile
accueilli en France sous le directoire, fit paraître sur son pays un
essai qui, bien que composé à la hâte, méritait cependant plus de
succès qu'il n'en obtint. En 1819, trois autres ouvrages furent pu-
bliés sur la Sardaigne, V Histoire ancienne et moderne de l'île, par
M. Mimaut, consul de France à Cagliari, et deux descriptions com-
plètes du pays, l'une par M. William Smyth, capitaine de la marine
anglaise, l'autre par M. le comte de La Marmora, qui n'était alors
que capitaine d'état-major. De ces trois publications, l'ouvrage de
M. le comte de La Marmora, dont la seconde édition a paru en 1839,
est sans contredit la plus remarquable. Cet écrivain distingué a su
appliquer à l'étude d'un pays où tout était nouveau, où tout était à
décrire, des connaissances très étendues et très variées, un juge-
ment plein de netteté et de profondeur. Mais pendant que ces obser-
vateurs étudiaient avec étonnement cette civilisation du xiv*^ siècle,
restée enfouie sous la lave du moyen-âge, il se passait une chose qui
allait lui ravir bientôt le charme de son originalité et de sa mysté-
rieuse existence. Un jour, les Sardes aperçurent de leurs rivages
une colonne de noire fumée qui s'avançait vers leurs ports. C'était
l'Europe qui venait à eux. Un service régulier de bateaux à vapeur
avait été organisé par les soins du roi Charles-Albert entre Gênes et
398 REVUE DES DEUX MONDES.
les deux extrémités de la Sardaigne, et le premier paquebot se diri-
geait surCagliari.
Ces bateaux à vapeur sont de singuliers agens de propagande.
Leur course infatigable efface les distances; sans cesse ils transva-
sent les populations d'une rive à l'autre, et les assimilent en les mê-
lant. Un peuple qui communique tous les quinze jours avec le con-
tinent ne peut rester long-temps étranger à ses mœurs et à ses
institutions. Devenue accessible aux voyageurs les moins entrepre-
nans, la Sardaigne ne tardera pas à perdre le genre d'intérêt qu'elle
excite encore. Si l'on veut conserver le souvenir d'une physionomie
que les influences extérieures auront altérée avant peu, il y a en
quelque sorte urgence d'en prendre une dernière empreinte : c'est
là ce qui m'a déterminé à reproduire ici les impressions et les notes
que j'ai recueillies en Sardaigne, pendant un séjour de deux années.
La Sardaigne, dont la longueur du nord au sud est de cent qua-
rante-quatre milles géographiques, et la largeur moyenne d'environ
soixante milles, n'est séparée de la Corse que par un étroit canal de
six milles et demi. Par le nord, elle est à cinquante-trois lieues de
Toulon; par le sud, à quarante-deux lieues de Bone et quatre-vingt-
quinze d'Alger. Pour constater en peu de mots l'intérêt qui s'attache
à la position maritime de la Sardaigne, il suffit de rappeler que cette
île commande le plus important des bassins formés par la Méditer-
ranée; qu'également menaçante sur ses quatre faces, elle semble
s'élever entre l'Italie, l'Espagne et l'Afrique, ainsi qu'une immense
forteresse, présentant à chaque angle un port comme bastion, obli-
geant Marseille et Livourne à passer sous ses glacis, et dominant en
même temps la grande route commerciale qui vient de Gibraltar et
se bifurque à l'entrée du canal de Malte pour aller aboutir à Con-
stantinople et à Alexandrie.
Un hydrographe de l'antiquité classait ainsi les îles de la Méditer-
ranée, d'après leur étendue, a La Sardaigne, disait-il, est la plus
considérable, la Sicile vient ensuite. Après elle, il faut placer la Crète,
Chypre, l'Eubée, la Corse et Lesbos. » La Sardaigne, en effet, d'après
les calculs du capitaine Smyth , quoique moins riche et moins peu-
plée que la Sicile, l'emporterait sur elle par son étendue (1). La su-
(1) Il faul dire ce|)t'ii(Jiint (lue d'autres calculs élablissent au coolraire un avan-
tage de 22 à 30 niyrianiètres carrés du côlé de la Sicile.
LA SARDAIGNE. 399
perGcie de ïa Sardaigne, en y comprenant celle des petites îles adja-
centes, est de près de sept mille milles géographiques carrés, ou
environ deux cent trente-neuf myriamètres; mais ce qui lui mérite-
rait le premier rang entre les îles méditerranéennes, ce n'est pas sa
superficie, ce n*estpas même la fertilité de son sol : c'est sa ceinture
de ports; ce sont ces dix mouillages qui , sur un périmètre de plus
de deux cents lieues, forment autant d'étapes pour le commerce ou
pour la guerre.
Si nous commençons l'exploration de ce littoral, qui s'enfonce à
chaque pas en des golfes profonds ou se découpe en archipels tuté-
laires, par l'extrémité nord-est de la Sardaigne, nous voyons d'abord
le groupe des îles de la Madeleine abriter les baies d'Arsachena et
d'Azincourt, où Nelson venait se réfugier pendant ses longues croi-
sières devant Toulon. A quinze lieues de là, l'île d'xVsinara, qui
touche à la Sardaigne et forme son extrémité nord-ouest, présente
sur sa côte orientale les mouillages de la Ueale et des Fornelli, excel-
lens abris auxquels peut se confier une frégate, et qui servent pour
ainsi dire de rade k la darse insuffisante de Porto-Torrès. Tournant
la pointe d'Asinara, nous n'avons pas fait onze lieues vers le sud
que nous rencontrons un autre port. C'est Porto-Conte, près de la
ville d'Alghero, le plus sûr et le plus abrité des ports de la Sardaigne.
Seize lieues plus bas, sous le cap de la Frasca, à la pointe sud du
golfe d'Oristano, une frégate peut mouiller en toute sécurité. Après
Oristano, à douze lieues plus loin, commence enfin, dans le sud, la
magnifique série des vastes bassins creusés par la nature. Cette partie
du littoral comprend dans son développement la baie de Saint-Pierre,
formée par l'île de ce nom; celle de Palmas, entre le continent sarde
et l'île de Saint-Antioche; celle de l'île Rousse, vers le cap Teulada,
et enfin le grand golfe de Cagliari, dont l'entrée, de Pula à Carbo-
nara, a vingt-quatre milles d'ouverture. La côte orientale est moins
bien dotée que les autres. L'abri de la petite île de Tortoli, à dix-
sept lieues du cap Carbonara, ne saurait^onner de sécurité qu'à des
bricks, et il faut remonter jusqu'aux golfes de Terra-Nova et de Con-
gianus, situés à trente-six lieues de Carbonara et à huit lieues en-
viron des îles de la Madeleine, notre point de départ, pour renouer
cette riche et forte chaîne de baies spacieuses, de ports faciles à
défendre.
L'aspect général de la Sardaigne est celui d'une contrée monta-
gneuse et accidentée. Toutefois, ses montagnes, comparées à celles
de la Corse, n'ont qu'une médiocre élévation , et semblent la conti-
400 REVUE DES DEUX MONDES.
iiuation affaiblie des croupes gigantesques du Monte-Rotondo et du
Monte-Cinto. En effet, une chaîne granitique dirigée du nord au
sud, prenant naissance au nord de la Corse et venant mourir au cap
Carbonara, à l'extrémité méridionale de la Sardaigne, forme le noyau
de terrain primitif dont paraît avoir été composée, dans les premiers
iîges géologiques, cette portion de continent aujourd'hui divisée en
deux îles, la Corse et la Sardaigne. Cette chaîne centrale, prolongée
transversalement par des ramifications secondaires, souvent inter-
rompue par de profondes coupures ou par de larges plateaux, boule-
versée par des perturbations qui ont couvert le sol de grandes nappes
Âe roches d'éruption, atteint, vers le centre de l'île, sous le nom de
Gennargentù, la hauteur de 1,917 mètres. Celle du Monte-Rotondo,
en Corse, est de 2,672 mètres.
L'aridité de ces montagnes n'en détruit cependant pas la majesté,
à en juger du moins par l'aspect de la région méridionale, que nous
avons particulièrement explorée. Le chaînon qui se ramifie vers le
sud-est, en poussant jusqu'à la mer la pointe de Carbonara, est un
entassement de blocs granitiques qui affectent des formes tourmen-
tées et bizarres, comme pour conserver le souvenir d'un gigantesque
bouleversement. Des tableaux encore plus saisissans s'offrirent à
nous pendant les laborieuses journées que nous employâmes à sonder
la rade de Saint-Pierre. Vers une heure, quand le soleil de juin de-
venait intolérable, et que la faim nous pressait, nous cherchions à
terre un abri pour quelques instans. Tantôt nous trouvions l'ombre
et la fraîcheur dans les fractures d'un terrain bouleversé; tantôt une
Falaise qui semblait avoir été tranchée d'un seul coup, tant elle était
lisse et inaccessible, se dressait bariolée par de larges stries d'ocre
jaune et rouge. D'autres fois, c'était un promontoire de trachyte
bleuâtre qui surgissait à nos yeux, et ses colonnes juxta-posées, avec
leurs découpures bizarres et leur merveilleuse efflorescence , nous
donnaient l'idée d'un château gotiiique sorti par magie du sein des
eaux. Des falaises de porphyre, d un rouge brun luisant, nous ont
parfois offert des asiles splendides. Une étroite fracture qui se pro-
longeait jusqu'au haut de la falaise, et qui laissait à peine passage à
notre canot, nous introduisait dans un vaste bassin rempli d'une eau
limpide et profonde. Les massifs rochers, inclinés l'un vers l'autre,
pressaient entre eux, au sommet du dôme qu'ils formaient sur nos
têtes, une gigantesque clé de voûte mal attachée, menaçante, et
qu'on eut dit devoir s'abattre à la moindre vibration de l'air. Néan-
moins, fascinés parla magnificence du spectacle, nous prenions pos-
LA SARDAIGNE. 401
session de ce palais de fées en poussant notre canot jusqu'au centre
du bassin. Au dehors, la mer venait en mugissant se briser sur les
roches, mais elle semblait respecter notre asile enchanté, et, à l'in-
térieur, sa surface restait calme et transparente.
Les plaines les plus étendues comprises entre les contreforts des
différentes chaînes de montagnes sont arrosées par de nombreux
ruisseaux, mais aucun grand cours d'eau ne les traverse : la consti-
tution géologique de la Sardaigne s'y oppose; le sol y est trop tour-
menté pour permettre à une rivière un peu considérable de déve-
lopper son cours. Les principaux ruisseaux sont en été de maigres
filets d'eau que l'hiver transforme en torrens. Alors, grossis par des
pluies diluviennes, ils descendent des montagnes, entraînant les
terres sur leur passage, franchissant les ravins et les précipices, et
sortant de leur lit mal encaissé pour se répandre dans de vastes plaines
qu'ils changent, pendant la moitié de l'année, en marécages.
La Sardaigne réunit aux avantages attachés à l'admirable position
qu'elle occupe dans la Méditerranée celui de posséder un sol fertile
et propre aux plus riches cultures. Sa population n'est cependant
que d'environ 515,000 âmes, un peu plus de 21 habitans par kilo-
mètre carré. Les calculs qu'on a faits sur la population spécifique de
la Corse ont donné à peu près les mêmes résultats. C'est rester bien
loin des 181 habitans qui représentent la densité de la population dans
le département du Nord, et même des 63 qui expriment en moy.enne
celle de la France. Des 515,000 habitans de la Sardaigne, 9i,000 ré-
sident dans les villes de Cagliari, Sassari, Alghero, Castel-Sardo,
Tempio, Ozieri, Nuoro, Oristano et Iglesias; les autres sont répandus
dans les 368 communes de l'île.
Cagliari renferme près de 26,000 âmes. C'est en vain que Sassari,
chef-lieu de la partie septentrionale, prétend lui disputer le premier
rang. La prépondérance de Cagliari, ville maritime et place de guerre,
est suffisamment justifiée. Élevée en amphithéâtre au fond du golfe
auquel elle donne son nom, sur une colline calcaire dont le sommet
est à une centaine de mètres au-dessus du niveau de la mer, cette
antique cité présente de loin l'aspect d'une colline blanchâtre, isolée
au milieu d'étangs et de salines. Dans le nord seulement, cette col-
line se relie par une vallée à la hauteur sur laquelle est bâti le châ-
teau ruiné de Saint-Michel, élevé de cent soixante mètres au-dessus
du niveau de la mer. La ville se compose de quatre parties bien dis-
tinctes : la cité proprement dite, qui comprend dans son enceinte
bastionnée le faubourg de la Marine; en dehors de cette enceinte^
402 REVUE DES DEUX MONDES.
deux autres faubourgs, à Test celui de Villa-Nova, qui fait face à la
baie de Quartù; à l'ouest, celui de Stampace, qui conserve encore des
vestiges de l'antique cité fondée par les Athéniens sous les ordres
d'Iolas, et enfin le Château, ou Castello, qui couronne la colline sur
laquelle est bâtie Cagliari, et forme une acropole entourée d'une
seconde enceinte qu'habitent les autorités et la noblesse.
La tour pisane de Saint-Pancrace s'élève au sommet de cette acro-
pole; celle de l'Éléphant en défend les approches. Ces constructions
remontent à l'année 1307. Combien de fois je me suis arrêté à con-
templer ces tours massives que ne se lassait pas d'admirer Charles-
Quint ! Combien de fois ai-je pris plaisir à repasser sous ces guichets
qui gardent encore suspendue la herse aux lourds barreaux de fer à
travers lesquels volaient les traits des arbalétriers! Dans la vue de
cette herse gothique endormie sur les deux poteaux qu'on a encas-
trés dans les rainures de pierre , dans la vue de cette herse rouillée
et levée aujourd'hui pour toujours, il y avait encore pour moi tous
les souvenirs d'un assaut de guelfes et de gibelins. C'est ainsi qu'à
chaque pas on retrouve en Sardaigne quelque débris du moyen-âge
laissé là par mégarde, et qu'on a oublié de détruire.
La colline de Cagliari est une de ces positions que recherchaient
les anciens pour y asseoir leurs citadelles. Elle n'est accessible que
par le faubourg de la Marine : sur ses trois autres faces, elle présente
de formidables escarpemens qui défient l'escalade. Les fortifications
de Cagliari sont du reste assez négligées. Le bastion de Sainte-Ca-
therine, au sud-est de la ville, a été converti en promenade d'hiver.
L'enceinte du château est fort dégradée et en partie désarmée; elle
ne figure plus dans le système de défense de la ville, qui paraît se
concentrer du côté de la mer. J'ignore pourquoi, avec une pareille
préoccupation , on a renoncé à entretenir les ouvrages qui défen-
daient les hauteurs de Saint-Élie et du mont Urpino.
A la distance de quelques milles, l'aspect de Cagliari, vue de la
mer, est assez imposant; mais, en approchant, on remarque je ne sais
quel air de négligence et de dégradation répandu sur toute cette
façade grisâtre. Les dômes des églises sont mesquins et écrasés, les
clochers sans hardiesse, les maisons couvertes d'un badigeon qui a
bavé partout. A part les souvenirs qu'ont laissés Pise et l'Espagne
dans ces bastions bien assis , dans ces tours luisantes au soleil , il y a
peu de monumens qui méritent d'être cités. Le palais du vice-roi,
grand édifice sans caractère, a toute Tapparence d'une caserne. La
cathédrale, commencée par les Pisans, restaurée et modifiée par les
LA SARDAIGNE. 403
Espagnols, qui Tont gâtée, se présente aujourd'hui grossièrement
revêtue de plaques de marbre d'un effet assez médiocre. L'université
est un monument d'une architecture simple qui ne manque pas de
grandeur; toutefois, ses principaux titres à l'attention du voyageur
sont un musée et une bibliothèque de dix-sept mille volumes où do-
minent, comme d'ordinaire, la vieille jurisprudence et la théologie,
plus vieillie encore.
Le principal attrait du musée consiste dans une collection d'anti-
ijuités phéniciennes et carthaginoises. Plusieurs sarcophages et bas-
reliefs y ont été apportés des diverses parties de la Sardaigne. On y
a réuni tout ce qu'on a pu recueillir des antiquités de l'île : de pe-
tites figurines de bronze, retrouvées dans l'Ogliastra, qui ont été
reconnues pour des idoles phéniciennes, et dont quelques-unes pré-
sentent le grotesque et curieux emblème d'une hideuse trinité; une
armure presque complète, provenant des fouilles faites à Saint -An-
tioche; de lourdes épées, des boucliers, des socs de charrue, des
clés, des serrures , mille objets en bronze, pour lesquels on ignorait
encore l'emploi du fer. A tout cela joignez des congés romains gravés
sur d'étroites plaques d'airain, de nombreuses inscriptions phéni-
ciennes, grecques et latines, des talismans juifs ou arabes, des mé-
dailles et des monnaies de tous les âges, de petites statuettes déli-
cieuses, et enfin des vases romains en verre, remarquables par leurs
nuances nacrées, et vous aurez une idée des richesses du musée
d'antiquités de Cagliari.
En résumé, la capitale de la Sardaigne gagne peu à être vue de
près. Les rues sont pavées d'un cailloutis qui n'a son pareil qu'à
Lyon. Ce pavé de galets, avec les rampes qu'il faut gravir pour arriver
jusqu'au château, invitent peu à parcourir la Ville et prédisposent le
voyageur aux injustes préventions. Quoique mal bâties pour la plu-
part , les maisons ne manquent pas d'une certaine apparence. De
larges balcons de fer capricieusement contournés en corbeilles et
d'un effet pittoresque rappellent , avec plus d'élégance encore, les
miradors de Cadix; mais qu'il est regrettable qu'on ne trouve pas
également à Cagliari la propreté du midi de l'Espagne ! Hélas ! (j^s
qu'on pénètre dans une de ces vastes maisons , sous ces arceaux
mauresques que supportent de massifs escaliers de pierre, il est rare
qu'on ne rencontre pas, au pied même de l'escalier, un bourbier
infect qu'on y laisse accumuler pendant plusieurs jours. Cette né-
gligence n'est pas générale, je m'empresse de le reconnaître, mais
404 REVUE DES DEUX MONDES.
elle ne manqua pas de frapper, comme nous, le capitaine Sniyth ,
pendant' le séjour qu'il fit à Cagliari. Une autre habitude bizarre
donne à la ville un singulier air de fête : des bannières flottent dans
toutes les rues; d'un côté à l'autre, des cordes sont tendues pour les
recevoir; on se croirait à l'entrée d'Henri IV à Paris : c'est tout sim-
plement qu'à Cagliari chacun lave son linge sale en famille et le fait
sécher en public.
Ce qu'il y a peut-être de plus remarquable dans la capitale de la
Sardaigne, c'est la magnifique promenade créée récemment dans
l'enceinte même de la ville, au pied des escarpemens qui terminent
le château à l'est. Chaque soir, pendant l'été, quand le soleil com-
mence à disparaître derrière les crêtes du monte Arenosù, qui do-
mine le village de Capo-Terra, on est certain de trouver réunie sur
cette promenade toute la société de Cagliari. Là, du môme coup
d'oeil, vous pouvez embrasser et la population et le pays sous leurs
divers aspects. Dans la foule, où brillent ces yeux noirs pleins de feu
qui se cachent à demi sous le voile de blonde ou la cape catalane,
vous reconnaissez, mêlés aux gracieux uniformes des carabiniers ou
des chasseurs-gardes, le coUettù de cuir des bouchers de Cagliari, les
bas violets des chanoines et le froc des capucins; en même temps,
vous voyez s'étendre devant vous le vaste golfe qui s'ouvre de Pula
à Carbonara. A vos pieds, l'industrieux faubourg de Villa-Nova ré-
sonne encore du bruit des marteaux et des enclumes, et dans les
champs fertiles qui forment le Campidano de Cagliari , huit clochers
signalent les gracieux villages qui enrichissent la plaine, depuis l'é-
tang de Molentargiu jusqu'au pied des montagnes granitiques de
Sarpeddi.
Plus d'une fois nous eûmes occasion d'admirer cette belle plaine
de Cagliari, plantée d'oHviers et de vignes, couverte de splendides
moissons, et découpée en nombreux enclos par des haies de cactus
opuntia. Cette plante vivace, qui étend ses grands bras épineux à cinq
ou six pieds de distance du tronc principal, forme la meilleure de
toutes les clôtures. Originaire de l'Afrique, et se propageant avec
une activité merveilleuse dans tous les lieux où le climat la favorise,
elle donne aux campagnes de la Sardaigne une physionomie toute
moresque, qui les ferait aisément confondre avec les environs de
Tunis ou d'Alger. Ses fruits, appelés figues de Barbarie, quoiqu'un
peu secs et filandreux, sont d'un goût agréable; ses feuilles épaisses
et charnues servent, pendant une partie de l'automne, de nourriture
LA SARDAIGNE. 405
aux bestiaux. Mais ce serait payer bien cher les avantages que pro-
cure cette plante, s'il était vrai que ses débris, amoncelés dans les
fossés, devinssent une cause active d'épidémie.
Autour de la Sardaigne sont semés, comme autant de postes avan-
cés, plusieurs îlots, blocs de granit qui semblent avoir été entassés
par la main des cyclopes, et rivés à jamais au fond des mers. Nos
travaux nous obligèrent précisément à visiter les deux plus remar-
quables de ces petites îles, celles de Saint-Pierre et de Saint-Antio-
che, qui dessinent au sud-ouest du continent sarde la magnifique
baie dite de Saint-Pierre, et le golfe plus spacieux encore de Palmas.
Envoyés à la recherche d'un danger signalé par les navigateurs, à
quinze milles environ du cap Teulada, nous quittâmes Cagliari au
commencement de juin 1841, munis des utiles documens que nous
donnèrent, avec une grâce et un empressement que nous n'avons
pas oubliés, M. le comte de Bellegarde, commandant de la marine à
Cagliari, et M. le chevalier de Candia, collaborateur très distingué de
M. le général de La Marmora.
L'île de Saint-Pierre, dont tout révèle l'origine volcanique, est
peu élevée. De loin, ses collines noirâtres sont écrasées par le voisi-
nage des pics plus audacieux qui forment en cet endroit la côte de
Sardaigne. Ce n'est qu'à la distance de six à sept milles qu'on peut
observer les falaises de Saint-Pierre. La côte du nord, battue par le
mistral, est à peu près inabordable; la côte méridionale n'est guère
moins abrupte. Ces deux faces de l'île, également sinistres et déso-
lées, se distinguent cependant par leurs teintes : au nord, c'est un
trachyte bleuâtre; au sud, un porphyre bruii. Au moment d'entrer
dans la baie, on range d'assez près une haute colonne à pans carrés,
détachée de quelques mètres du rivage, et sur le. sommet de laquelle
une aigle pygargue a grossièrement étalé son nid. Cette aiguille a
valu à ce lieu le nom de cap Colonne. Le coup d'oeil de la baie n'a
rien d'attrayant. Sur un rivage peu élevé qui court tout droit vers le
nord, s'élève une tour grise et sombre destinée à couvrir les appro-
ches de Carlo-Forte : tel est le nom du chef-lieu de l'île. Cette petite
ville fiotte dans son enceinte pentagone garnie de tours, qui contien-
drait aisément une ville trois fois plus considérable. Ses maisonnettes
blanches s'étalent à leur aise au soleil; un petit clocheton les domine,
et la statue de Charles-Emmanuel, bienfaiteur de Carlo-Forte, se
dresse sur son piédestal au bord du quai.
La population de Saint-Pierre tire son origine de quelques familles
de corailleurs génois qui s'étaient établis sur l'île de ïabarque, située
406 REVUE DES DEUX MONDES.
à la limite des régences d'Alger et de Tunis. En 1737, plusieurs de
ces familles quittèrent Tabarque et vinrent s'installer dans l'île en-
tièrement inhabitée de Saint-Pierre, qui était alors un fief du mar-
quis de la Guardia. Quatre ou cinq ans plus tard, Charles-Emmanuel
réunit à ces premières familles cent-vingt captifs de même origine
qui avaient été emmenés en esclavage par les Tunisiens, et qu'il ra-
cheta. Il obtint en même temps du marquis de la Guardia la cession
de tous ses droits, et fit élever un fort, aujourd'hui ruiné, qui de-
vint le centre de Carlo-Forte. L'industrieuse population de cette
petite ville atteint presque le chiffre de trois mille âmes. Fidèle à sa
nationalité tabarquine, elle n'a rien de commun avec les farouches
habitans de la Sardaigne, dont tout la sépare, son langage, la dou-
ceur de ses mœurs, ses habitudes civilisées et son amour pour le
travail. La pèche du thon, qu'exploitent quatre madragues établies
sur la côte occidentale de la Sardaigne, est pour elle une source d'oc-
cupations et de profits pendant trois mois de l'année. Mais, après
tout, le Tabarquin n'est jamais embarrassé de son temps. Quand la
pèche ne l'emploie pas, il fait un petit cabotage; il s'aventure même
en été jusqu'aux côtes de l'Algérie; dans ses momens perdus, il
bêche un coin de terre. Ce n'est point là un hardi pêcheur comme
le corailleur sicilien qu'on voit quitter Marsala ou Drapani dès le
mois d'avril pour aller affronter dans son bateau ponté les orages du
canal de Malte. Le Tabarquin n'est pas si entreprenant : il n'y a rien
d'aventureux dans son caractère, et, à tout prendre, je ne le crois pas
un grand marin; mais il est patient, sobre, laborieux, de moeurs
douces et honnêtes : s'il se refuse à courir de grands risques, c'est
qu'il se trouve trop heureux pour cela. La ville de Carlo-Forte a un
aspect de propreté qui charme; les enfans y ont l'air sain et vigou-
reux, les femmes y sont gracieuses et bien faites; les hommes, gé-
néralement grands et robustes , ont une physionomie bienveillante
qui inspire la confiance. Les tribunaux ont peu à faire à Cario-
Forte.
Nous réservâmes, pour notre seconde campagne, l'exploration du
golfe de Palmas. L'île de Saint-Antioche, qui en forme la partie occi-
dentale, est très fertile. Elle est jointe au continent sarde par deux
étroites langues de terre qui encadrent de vastes étangs, avantageu-
sement exploités comme pêcheries. Au point de jonction s'élève un
petit fortin qui protège le pont sur lequel passe la route d'Iglesias à
Saint-Antioche. Sous les arches de ce pont, un canal presqu'à sec
unit par un mince filet d'eau le golfe de Palmas et celui de Saint-
LA, SARDAIGNE. 407
Pierre. Cette communication d'un si grand intérêt et si facile à en-
tretenir est tellement négligée cependant, que, pour passer d'un
golfe à l'autre, il faut traîner les plus légers bateaux plats sur le sable
et leur faire franchir à force de bras un espace de trois à quatre cents
mètres. Nos pauvres canotiers, forcés de traîner ainsi presque tous
les jours nos lourdes embarcations, faisaient comprendre le miracle
opéré par Mahomet II, qui fit traverser une vallée à sa flotte pendant
le siège de Constantinople. Tout n'était pas fini quand le pont était
passé : le canal était si étroit, si tortueux pendant plusieurs milles,
que, s'il nous arrivait de nous laisser surprendre en route par la
nuit, nous tombions dans des difficultés inextricables. Nous étions
arrêtés à chaque pas par des bancs d'herbe ou de sable. Notre po-
sition ne faisait que s'aggraver par nos infructueuses tentatives. II
nous est arrivé de passer des heures entières dans ces perplexités ,
nous demandant par quelle incurie on avait ainsi laissé se combler
un canal qui conduisait autrefois les galères de Rome aux quais de
Sulcis.
Ces quais, dont les débris bordent encore la côte, indiqueraient à
eux seuls l'existence d'une grande ville sur l'emplacement même où
s'élève le village de Saint-Antioche. Sulcis était en effet si riche à
l'époque de la ruineuse visite que César rendit à la Sardaigne, qu'elle
put être condamnée à payer, outre une forte contribution en blé, la
somme de cent mille sesterces, en expiation de l'attachement qu'elle
avait montré au parti de Pompée. Des médailles et des vases sont
fréquemment trouvés au milieu de ses ruines. Nous fûmes môme
témoins des fouilles exécutées devant le vice-roi. Au pied d'un ro-
cher de porphyre, on découvrit toute une nécropole d'urnes funé-
raires juxtaposées , et contenant des cendres et des os à demi-con-
sumés. Cette violation des tombeaux séculaires fut peu profitable :
on trouva bien quelques bas-reliefs de médiocre valeur, mais les
urnes funéraires ne contenaient ni médailles ni anneaux d'or ou
d'argent. Eltes ne renfermaient que de tristes restes de l'espèce
humaine, réduits à leur plus simple expression. Il y a une sorte de
prescription pour le respect qu'on accorde aux morts. Tous ces
paysans, qui eussent cru commettre un sacrilège s'ils avaient seule-
ment marché sur une tombe fermée depuis vingt ans, piochaient
sans remords parmi ces sépultures antiques, et jetaient au vent les
cendres romaines ou carthaginoises qui y avaient reposé pendant
tant de siècle».
En considérant l'importance de la Sardaigne, comme position
?j08 revue des deux mondes.
vStratégique , ou s'étonne de la trouver à peu près désarmée. Cagliari
mérite seule aujourd'hui le nom de place de guerre. Deux autres
villes, jadis fortes et respectées, Alghero et Castel-Sardo , ont perdu
leur prestige depuis que l'artillerie est devenue le principal moyen
d'attaque et de défense. Après avoir joué un grand rôle du xir au
xiv^ siècle, d'abord sous le nom de Castel-Genovese, quand elle
était au pouvoir des Dorias, ses fondateurs, puis sous celui de Cas-
tel- Aragonès , qu'elle prit en passant sous la domination des rois
d'Aragon, Castel-Sardo reçut son dernier nom en 1769, de la dynastie
-qui règne encore. Alghero, fondée aussi par les Dorias, au commen-
cement du xu^ siècle, tomba au pouvoir des Aragonais en 135i.
Bâtie sur une pointe de roches qui surgit du milieu d'une plage de
sable, cette ville a la forme d'un parallélogramme, et est entourée
de murs très épais flanqués de bastions et de tours. Ces fortifications
sont encore assez bien entretenues , mais , comme celles de Castel-
Sardo, elles sont dominées par deux hauteurs voisines.
Outre ces places, fort peu redoutables malgré leur aspect mena-
çant, il existe sur tout le littoral des tours de défense établies parles
vice-rois espagnols, dans le but de protéger l'île contre les descentes
des Barbaresques. Ces tours étaient au nombre de quatre-vingt-qua-
torze. On n'en compte plus que soixante-sept qui soient encore ha-
bitables. Elles défendaient autrefois les seuls endroits abordables de
la côte, et, communiquant entre elles par des signaux et des feux,
avertissaient les populations des villages voisins de l'approche de
l'ennemi et de la nécessité de s'enfuir dans les montagnes, à moins
qu'on ne fût en force pour le repousser. Si délabrées qu'elles soient
aujourd'hui, elles suffisent à faire observer les réglemens de l'inten-
dance sanitaire et de la douane. Leur personnel ne se compose ordi-
nairement que de trois ou quatre miliciens appelés torrariy et d'un
gardien, désigné sous le nom d'alcaïde. Ces édifices, toujours assis,
comme des nids d'aigles, en des lieux escarpés et agrestes, projettent
autour d'eux je ne sais quel reflet romantique qui saisit l'imagina-
tion et la transporte dans un autre âge. J'aime à me représenter
encore la vieille tour du cap Teulada , et les torrari appuyés sur le
parapet ruiné, retirant, à notre approche, l'échelle de corde qui seule
peut donner accès à l'intérieur. Leur canon sans affût, et soulevé
sur deux pierres, était présenté tout chargé à une des embrasures;
le seul fusil de rempart qui fût en état reposait aussi sur sa fourche ,
prêta faire feu. Ainsi préparés, ils attendaient de pied ferme les
liarbaresques, et bien que l'un d'eux fût boiteux et que l'autre n'eut
LA S ARDA IGNE. 409
qu'un œil, iis eussent fait au besoin une énergique résistance. Ce
ne fut pas avec une force plus considérable que l'alcaïde Sébastien
Milis repoussa les Turcs qui vinrent l'attaquer, en 1812, dans la tour
de Saint-Jean de Salarà, sur la côte de l'est. Il n'avait avec lui que
son fils et un simple canonnier. Son fils tomba mort près de lui , son
compagnon fut grièvement blessé. Atteint lui-même par le feu de
l'ennemi, il n'en continua pas moins h combattre. Au bout de dix
heures seulement, l'arrivée des habitans des villages voisins vint
mettre fin à cette lutte inégale.
La garnison de Teulada, j'aime à le croire , malgré son aspect mi-
sérable, aurait eu aussi son Mazagran , si les Turcs l'avaient mise à
l'épreuve. Ce n'était pas votre faute, vaillans torrari, si l'affût de
votre unique canon n'existait plus. Tout ce qu'on pouvait faire, vous
le faisiez. Une barque n'approchait pas sans que vous fissiez retentir,
pour l'interroger, votre énorme porte-voix en ferblanc. S'il arrivait
que cette barque, forcée de chercher un refuge contre le mauvais
temps, ne fût pas un bateau de pêche, exempt pour cela seul de tout
droit, il fallait qu'elle fût bien habile pour se dérober au paiement
des droits d'ancrage. Vous n'hésitiez pas au besoin à risquer une
sortie; quand c'était à un brick ou à un trois -mâts que vous aviez
affaire, après les trois sommations au porte-voix, venait un coup de
canon à poudre; puis un boulet suivait, atteignant Dieu sait où! Les
Napolitains, les Génois, se laissaient quelquefois intimider, et se
rendaient à terre afin d'acquitter le tribut dont une partie entrait
pour beaucoup dans les émolumens de vos nobles fonctions; quant
aux Grecs, je le dis à regret, ils se moquaient de vous, les maudits,
et vous eussiez épuisé vos munitions avant de les décider à sortir un
talari de leur escarcelle.
Rien ne prouve mieux la terreur qu'inspirèrent long-temps les pi-
rates que la présence de ces tours sur toutes les côtes exposées à leurs
incursions. Les traces laissées en Sardaignepar les dernières appari-
tions des Maures sont encore saignantes. En 1798, six bâtimens tuni-
siens mouillèrent pendant la nuit dans la baie de Saint-Pierre; au point
du jour, ils débarquèrent sur la plage environ deux mille hommes.
La tour Vittorio fut prise sans coup férir, et la ville livrée au pillage.
Une partie des habitans s'enfuit dans les montagnes. Huit cent cin-
quante personnes, hommes, femmes et enfans, furent emmenées à
Tunis, et y restèrent jusqu'en 1815. Le gouvernement sarde par-
vint alors à traiter de leur rançon. Un dernier coup de main fut tenté
en 1816, avec un égal succès. Les Tunisiens débarquèrent dans le
TOME IT. 27
HO REVUE DES DEUX MONDES.
golfe de Palmas, enlevèrent le château de Saint-Antioche , saccagè-
rent le village, et entraînèrent comme esclaves une partie des ha-
bitans.
Il faut oser l'avouer : une destinée fatale, que l'énergie humaine
ne parviendra peut-être jamais à conjurer, semble un obstacle à la
régénération de la Sardaigne; c'est l'insalubrité de l'île, déjà prover-
biale dès l'époque romaine, malgré les grands développemens qu'avait
alors reçus l'agriculture. Si l'on en jugeait par la moyenne de la tem-
pérature, la Sardaigne serait une terre favorisée : cette moyenne est,
suivant de nombreuses observations, de seize degrés centigrades
dans la ville de Cagliari, un degré de moins que la température
moyenne de Naples; mais les variations atmosphériques qu'on y
subit sont fréquentes et perfides. J'ai pris date, par exemple, d'une
de ces journées de février qui , délicieusement attiédies par le pre-
mier souffle printanier, et se confondant avec les sécheresses de
janvier, le secche di gennaro, font de la fin de l'hiver la plus belle
saison dans le midi de l'Europe. Le soleil était resplendissant et
doux. Le ciel ne formait qu'une vaste coupole d'azur, et le sein de la
mer, mollement soulevé, trahissait à peine une émotion secrète. Les
plongeons, dans leurs nids grossiers semés sur de petits îlots, cou-
vaient leurs œufs en toute sécurité; les amandiers se paraient pré-
maturément de fleurs. Qui ne s'y fût trompé? Pour moi, je m'y lais-
sais prendre avec la nature entière. Je croyais l'hiver refoulé au-delà
de Paris, et je m'applaudissais d'en avoir fini si tôt avec le vent, avec
la pluie, avec les gros nuages chargés de toutes les colères du ciel;
mais pendant ce beau rêve, de petits nuages aux formes indécises,
aux contours mous et floconneux, s'élevaient de l'horizon, et, se suc-
cédant rapidement, allaient s'arrêter et se grouper au sommet des
montagnes. A l'ondulation légère de la mer se joignait par intervalles
une lame plus creuse et plus brusque que les autres; puis toutes les
pointes, tous les écueils blanchissaient graduellement; la houle s'ani-
mait de plus en plus, et cependant on ne sentait encore aucune
brise, si ce n'est une folle bouffée de vent, rapide et fugitive, qui
s'éteignait avant qu'on eût pu en reconnaître la direction.
Suffisamment avertis par ces indices, nous abrégeàines notre
course. Notre canot, armé de six avirons maniés par de vigoureux
gabiers, était guidé par un excellent pilote. Nous eûmes le temps de
gagner le rivage et de nous rendre à Carbonara, pour y recevoir l'ou-
ragan dans notre lit, les portes et les fenêtres bien closes.Vers quatre
ou cinq heures du malin , nous fûmes réveillés par le bruit du vent.
LA SARDATGNE. 411
C'était le sud-est, le sirocco, qui commençait, accompagné de grains
de pluie qui se succédèrent sans interruption. Vers midi, il aban-
donna la partie, et fut remplacé par le libeccio ou sud-ouest, qui
souffla plus violemment et plus constamment. Ce n'était rien encore.
Pendant la seconde nuit, le mistral vint chasser tous ces vents qui se
combattaient. Le fougueux aquilon parla réellement en maître. La
maison semblait tressaillir, on eût dit qu'elle allait s'écrouler. Le
mistral continua ainsi, toujours pluvieux, toujours renforcé par des
grains plus terribles les uns que les autres. Un instant, dans la jour-
née, il parut s'apaiser : c'était pour reprendre bientôt avec une nou-
velle furie, donl nous avions à peine l'idée. Armé d'un petit marteau
géologique, je courais partout, assurant les portes et les fenêtres;
les clous ébranlés cédaient et s'arrachaient. Nous voyions pleuvoir
les débris du plafond. Ce n'était pas un coup de vent, c'était un
terre-moto, comme disait notre digne hôte, tremblant pour son vil-
lage menacé d'être emporté tout d'une pièce à la mer.
Plus tard , quand les chaleurs de juillet et d'août succédèrent h la
température plus modérée du mois de juin, il y eut pour nos marins
des journées où l'ardeur du soleil devint vraiment insupportable :
c'étaient celles où régnait ce calme lourd qui précède le vent venu
d'Afrique, plumbeus Amter. Elles étaient annoncées dès le matin
par la sécheresse de l'atmosphère , la netteté avec laquelle les con-
tours des montagnes, dégagés de toute vapeur, s'accusaient dans le
ciel, les teintes pâles du lever du soleil, et quelques nuages maigres
et effilés répandus vers l'est. Le calme durait souvent jusqu'au soir;
le lendemain, la mer était unie comme un miroir et sans aucune
vibration à la surface. Le soleil, qui produisait un capricieux mirage,
avait toute l'intensité d'un soleil tropical. Vers le soir, il se couchait
au milieu d'une bande de vapeurs que les pêcheurs du pays appe-
laient la cargadura del sirocco. Le vent du sud-est, qui suivait de près
ces chaleurs insolites, durait deux ou trois jours : le troisième jour,
presque infailliblement, le nord-ouest, ce maître inquiet de la Médi-
terranée, ripostait avec une subite violence. Il parcourait aussi sa
carrière de trois jours, et quelques belles journées de brises solaires
nous étaient alors acquises.
Ces soudaines variations ne peuvent manquer d'exercer une fâ-
cheuse influence sur l'état sanitaire de la Sardaigne; mais elles ne
sauraient sufflre à expliquer l'insalubrité du pays. Au moyen-âge,
Dante confondait dans la même fosse les fièvres de la Sardaigne et
celles des raaremmes. 11 y a en effet de grands rapports entre les
27.
412 REVUB DES DEUX MONDES.
fièvres pernicieuses^ qui désolent la Sardaigne depuis la fin de juin
jusqu'au mois de décembre, et la malaria, qui exerce ses ravages
dans les campagnes de Rome et de la Sicile. On retrouve dans ces
fièvres, nommées par les Sardes intempérie, de môme que dans la
malaria, les caractères généraux des fièvres miasmatiques communes
à tous les pays marécageux et produites par les gaz délétères qui
s'exhalent des eaux stagnantes. En Sardaigne, où la constitution vol-
canique du pays, les nombreuses dépressions de terrain qui en sont
la suite, et le peu de perméabilité d'un sol argileux, retiennent les
eaux à la surface, on peut prévoir les effets d'un soleil ardent sur les
mares croupissantes qui se forment de toutes parts dans de vastes
plaines en partie inondées pendant l'hiver.
Ce qui distingue l'intempérie sarde de toutes les fièvres de mémo
origine, c'est la rapidité de ses ravages; elle est presque toujours
mortelle. Parfois, l'invasion en est lente et sournoise; elle ne se ma-
nifeste d'abord que par un état de malaise auquel il faut se hâter de
porter un prompt remède; dans la plupart des cas, elle est tellement
foudroyante, qu'elle ressemble à un empoisonnement. L'inflamma-
tion gastro-entérite, qui est la condition morbide la plus remarquable
de cette maladie, révèle alors à l'autopsie les plus affreuses lésions
dans les intestins. Quand ces terribles fièvres ne vous enlèvent pas
ainsi soudainement, elles deviennent chroniques ou laissent après
elles des obstructions du foie ou de la rate.
L'intempérie épargne d'ordinaire les habitans des localités où elle
sévit; ils sont généralement acclimatés et respirent sans danger cet
air empoisonné. Cependant la population qui habite la mortelle plaine
de Pula, celle qui vit au milieu des cloaques qui couvrent le littoral
de la province de Sulcis, depuis Porto-Paglia jusqu'aux marécages de
Teulada, témoignent toutes deux, par leur teint jaune et leur aspect
maladif, que ce n'est pas avec une entière impunité qu'ils subissent
l'influence d'une atmosphère viciée. Rien n'est plus misérable sur-
tout que l'apparence de ces enfans demi-nus, à la face pâle, aux
jambes grêles et au ventre balonné, qu'on voit grelotter en hiver sur
le seuil de chaque maison. Par une exception inexplicable, le village
de Cabras, près d'Oristano, situé au centre des marais qui font de ce
golfe le lieu le plus redouté de la Sardaigne, semble, par la beauté
extraordinaire et la longévité de ses habitans, donner un éclatant
démenti à cette inévitable influence des miasmes délétères.
I^ terreur qu'inspire l'intempérie est générale en Sardaigne. On
évite avec soin d'approcher des lieux mal famés pendant la mauvaise
LA SARDAIGNE. 413
saison. La population de Cagliari reste tout entière conflnée dans
l'étroite enceinte de la ville; ceux qui s'aventurent pendant quelques
heures au dehors ne le font qu'avec un luxe de précautions qui trahit
leurs inquiétudes. L'île vit pour ainsi dire dans une espèce de qua-
rantaine pendant six mois de l'année. Si un étranger arrive à cette
époque redoutée, il ne peut manquer d'être frappé de cette préoc-
cupation universelle. De bienveillantes recommandations le mettent
en garde contre les dangers du climat; on s'alarme pour lui, on lui
demande ce qu'il vient faire dans une pareille saison; on rengage à
fuir, à revenir dans des temps meilleurs. L'intempérie est dans toutes
les bouches; les noms d'Oristano, de Pula, de Terra-Nova, bien d'au-
tres encore, traînent toujours avec eux un cortège de lamentables
histoires. On est tellement ému de la violence de l'intempérie, qu'on
se refuse généralement en Sardaigne à lui reconnaître avec les fièvres
miasmatiques des autres pays une commune origine. Parmi les per-
sonnes qui veulent en trouver l'explication dans l'intervention d'agens
plus énergiques que les exhalaisons ordinaires des terrains maréca-
geux, les unes attribuent cette action délétère à la décomposition
de certaines plantes de la famille des iridées, propres aux marais
de la Sardaigne, d'autres admettent l'existence de gaz souterrains
que la terre laisserait échapper en se fendillant pendant les grandes
chaleurs; mais les hommes spéciaux ont tous résolu la question dans
le môme sens : l'intempérie n'est qu'une fièvre miasmatique; des
travaux de culture et de dessèchement dirigés avec intelligence con-
tribueraient à en délivrer la Sardaigne.
Il est heureusement plus facile qu'on ne le croirait de se soustraire
à l'influence de ces miasmes pernicieux. La sphère où ils régnent
paraît fort bornée. Cagliari, dont la colline s'élève au miHeu d'étangs
et de marais, est un lieu de sûreté pendant la mauvaise saison. L'île
de Saint-Pierre, située en face des marais de Porto-Senso, ne con-
naît pas l'intempérie, et les bàtimens qui séjournent dans le golfe de
Palmas, entre la plaine marécageuse de Villarios et la vallée si mal-
saine de Maladrossia, n'ont rien à redouter de cette maladie, pourvu
qu'ils évitent de laisser leurs marins descendre à terre. Sans ce
droit d'asile octroyé à certains Heux, la Sardaigne ne serait pas
habitable. Quiconque n'aurait point été acclimaté dès l'enfance n'y
pourrait séjourner pendant la moitié de l'année. On comprend sans
peine que des Piémontais, des soldats du comté de Nice ou de
la Savoie n'abandonnent pas sans répugnance un pays sain, des
villes heureuses ,i^ de riantes campagnes pour venir affronter ces
411 REVUE DES DEUX MONDES.
champs fétides et pestilentiels. Leurs regrets les rendent même sou-
vent injustes envers cette Sardaigne qu'ils traitent peut-être avec
trop de dédain et d'amertume. Il est à regretter surtout que ce dé-
goût, partagé par les Piémontais qui occupent en grande partie
les emplois de l'île, soit souvent exprimé sans ménagement et avec
une rudesse qui ne peut manquer de blesser le sentiment national.
Et cependant on se sent disposé à excuser l'emportement de ces
discours. Peut-on juger de sang-froid cette nouvelle Tauride dont
on ne touche point le funeste rivage sans inquiétude? Tout ne sé-
pare-t-il pas en Sardaigne le peuple acclimaté de celui qui ne sau-
rait jamais l'être? Il faut bien en convenir, la fusion est impossible
entre gens qui ne peuvent respirer le même air.
II.
Par quelle raillerie du sort se trouve-t-il qu'une terre si souvent
désolée soit d'une merveilleuse fécondité? Convenablement cultivée,
la Sardaigne, à peu près dépeuplée aujourd'hui, pourrait nourrir la
population la plus compacte, et s'enrichir par l'exportation de ses
produits naturels. Son sol argileux est particulièrement favorable à
la culture des céréales. Sous l'empire romain , non-seulement elle
alimentait une population trois fois plus nombreuse que de nos
jours, puisqu'elle atteignait le chiffre de douze à quinze cent mille
âmes; mais elle fournissait une exportation tellement considérable,
que, payant ses impôts en froment, le dixième de ses produits suf-
fisait, avec le contingent de la Sicile, pour remplir les greniers de
Rome. Aujourd'hui, le tiers environ de la surface de l'île est occupé
par les étangs, les marais, les salines, et par les terres arides et sa-
blonneuses impropres à la culture. Les forêts et les pâturages en com-
prennent à peu près autant; le reste du sol, c'est-à-dire une super-
ficie évaluée à sept cent quatre-vingt dix-sept mille hectares, est
cultivé en vignes, oliviers, vergers et jardins. Près de quatre cent
mille hectares sont consacrés à la culture du blé, qui, malgré l'im-
perfection des procédés agricoles, donne communément un produit
de sept ou huit pour un.
Les vins sardes sont généralement capiteux; ils se conservent bien
et devraient former un des articles les plus avantageux du commerce
d'exportation; mais aucun marché ne leur est ouvert. Le droit d'in-
Iroduction auquel ils sont soumis à leur entrée dans les états piô-
LA SARDAIGNE. 415
montais a été élevé à la moitié de celui qui frappe les vins étrangers,
ce qui équivaut presque à une prohibition ; la culture de la vigne
tend donc chaque jour à se restreindre dans l'île. Cependant cette
culture conviendrait parfaitement au climat de la Sardaigne et met-
trait en valeur des terrains pierreux laissés en friche, parce qu ils
sont impropres à donner d'autres produits.
Une autre culture dont la concurrence continentale tend aussi à
arrêter l'extension , c'est celle de l'olivier. Les encouragemens du
gouvernement ne lui ont pas manqué. Dès le xvii^ siècle, l'assem-
blée des états de Sardaigne enjoignit à chaque propriétaire de greffer
tous les ans dix oliviers sauvages. Celui qui possédait cinq cents
pieds d'oliviers devait en outre établir un moulin à huile. La maison
de Savoie de son côté, pendant son séjour dans l'île, accorda par un
décret royal des titres de noblesse à tout particulier qui aurait planté
et cultivé une quantité déterminée de ces arbres. Du reste, l'olivier
sauvage se rencontre partout en Sardaigne : une des provinces les
plus incultes de l'île, l'Ogliastra, qui n'a point d'autre port que le
golfe peu sûr de ïortoli, a reçu son nom des magnifiques bois d'oli-
viers qui couvrent ses montagnes, et dont on dédaigne la richesse.
L'oranger réussit parfaitement; dans la vallée de Milis, près d'Oris-
tano, il forme une véritable forêt. On cultive aussi le lin, le mûiûer,
le coton et le tabac; mais à part cette dernière culture, qui donne
de très beaux résultats dans le nord, les autres articles que je viens
de citer ne sont jamais entrés que pour une quantité très insigni-
fiante dans la production générale de l'île.
Des forêts considérables s'étendent sur les versans des hautes mon-
tagnes du centre, dans la Barbargia et la Gallura. Là, de vastes pla-
teaux sont couverts de chênes séculaires, de chênes-liéges et de
châtaigniers. Les montagnes du littoral sont au contraire dépouillées
de toute végétation. La faute en est à la loi, qui autorise les paysans
h mettre le feu aux broussailles vers la fin du mois d'août, soit pour
se procurer un peu d'herbe fraîche pendant l'automne, soit pour dé-
blayer un terrain destiné à être défriché. Il en résulte que l'incendie
gagne souvent les forêts voisines et y cause d'irréparables dommages.
J'ai vu quelquefois, de la rade de Saint-Pierre, d'immenses incen-
dies, animés par un vent violent de sud-est, parcourir rapidement
toute la crête des montagnes qui s'étendent vers Oristano , et ne
laisser derrière eux que la roche nue et quelques tiges noircies res-
tées debout au milieu des cendres. Ces incendies étaient défendus
par les anciennes chartes de l'île jusqu'au 8 septembre, et ceux qui
^16 REVUE DES DEUX MONDES.
désiraient mettre le feu à leur terrain devaient, d'après le môme
code, dès le 29 juin, jour de la Saint-Pierre, former autour de ce ter-
rain un cercle dégagé d'herbes et de buissons, afln d'empêcher l'in-
cendie de se propager. Je ne pense pas que ces sages prescriptions
aient été abrogées; mais soit défaut de surveillance, soit insuffisance,
]C mal qu'elles tendaient à prévenir n'en a pas moins continué de
faire de désastreux progrès.
Malheureusement, dans cette île où les pâturages naturels sont
si abondans, on ignore complètement l'art de se procurer des four-
rages secs pour l'hiver. Dès le mois de juillet, les herbes sèchent sur
pied, et c'est pour obtenir ce misérable regain, rendu indispensable
par le défaut d'industrie, que le feu est mis aux herbes et aux brous-
sailles. Le bois est devenu excessivement rare dans la plupart des
districts cultivés, et surtout dans le campidano de Cagliari. Le
charbon y remplace le bois, que le défaut de routes empêche de
faire venir des vastes forêts du centre. L'industrie des charbonniers,
qui n'est soumise à aucune surveillance, contribue beaucoup au
déboisement du littoral. J'éprouvais je ne sais quel sentiment de
vague tristesse en voyant les bûcherons de Carbonara tondre à leur
gré la montagne, et changer en désert un site verdoyant. Comme !a
touffe de cheveux que le guerrier indien conserve au sommet de sa
tête chauve, quelques bouquets d'arbres, sauvés de cette dévastation
par leur éloignement de la mer, témoignaient encore, sur les cimes
élevées, quelle vigoureuse végétation eût couvert ces rochers, sans
la funeste incurie du gouvernement.
Les troupeaux de mérinos ont ruiné, dit-on, l'agriculture en Es-
pagne. Les chèvres et les brebis qui couvrent la surface de la Sar-
daigne n'y ont pas été moins funestes h la prospérité agricole du
pays. Long-temps, on a méconnu avec une fatale obstination la
véritable richesse du sol, et on a sacrifié les cultivateurs aux ber-
gers. Avant un décret qui ne date que de 1820, tous les terrains qui
n'étaient point entourés d'une haie ou de murs étaient divisés par
une ligne idéale en deux ou plusieurs régions. Une seule de ces
régions était destinée chaque année à être ensemencée, l'autre res-
tait inculte et était affectée à la pôlure des troupeaux. Les terres de
la région destinée à la culture étaient alors réparties entre ceux qui
se présentaient pour la cultiver, ce qui s'exécutait par la voie du
sort, ou par élection du propriétaire, quand elles appartenaient à
des particuliers. L'année suivante, on mettait en culture la région
laissée en friche, et ainsi de suite, successivement; les terres même
LA SARDAIGNE. 417
appartenant aux particuliers, qui se trouvaient comprises dans cette
étendue de terrains appelés vidazzoni, devaient subir la loi com-
mune. Ce ne fut qu'en vertu du décret de 1820, qu'on donna aux
propriétaires des terrains libres enclavés dans les vidazzoni la fa-
illie de les clore et de les cultiver à leur gré; depuis cette époque,
ios clôtures se sont beaucoup multipliées et sont même devenues
([uelquefois le prétexte d'empiètemens abusifs. Ne suffirait-il pas de
ce seul fait pour prouver quel était encore, il y a quelques années,
l'état vraiment primitif des institutions?
La quantité de bestiaux que possède la Sardaigne est très considé-
rable. Un document officiel, qui date, il est vrai, de plus d'un demi-
siècle, portait cette quantité^à près de deux millions, sur lesquels on
comptait environ soixante-six mille chevaux. Les bœufs sont petits,
mais vigoureux et pleins de feu. Dans plusieurs cantons, on les pré-
fère au cheval, même comme monture. Une espèce de cheval par-
ticulière à la Sardaigne est de si petite taille, que quelques indi-
vidus de cette famille lilliputienne ne sont guère plus hauts qu'un
gros chien de Terre-Neuve. La race ordinaire est d'origine espa-
gnole, vive, intelligente, sobre, et d'une grande sûreté de jambes.
L'ancienne noblesse espagnole estimait ces coursiers naturalisés en
Sardaigne à l'égal des plus fiers andaloux. Dans l'intérieur de l'île,
les paysans vont rarement à pied. Aussi confians dans leur monture
que dans leur propre adresse, rien ne les arrête : ils franchissent au
galop les sentiers les plus rudes, et se lancent à corps perdu à tra-
vers les ravins et les rochers.
L'ane est aussi très petit en Sardaigne, mais il y rend d'importans
services. Il s'y est fait meunier, et remplace très bien les moulins à
vent que l'on ne connaît pas dans l'île, et les moulins à eau qu'on
n'a pu y établir, parce que les cours d'eau y sontinsuffisans. Chaque
ménage est obligé de moudre pour sa propre consommation ,' et il
n'y a pas une maison où l'on ne voie dans un coin de l'appartement
un de ces petits ânes laborieux tourner d'un pas égal et patient la
meule du moulin de famille. Il faut dire à leur honneur qu'il n'y a
pas un pays au monde où le pain soit plus blanc qu'en Sardaigne.
La quantité de porcs que l'on consomme dans l'île est immense,
on en exporte aussi beaucoup en Corse; mais ce sont les chèvres et
les brebis qui composent en Sardaigne les troupeaux les plus consi-
dérables. Le nombre de ces animaux a été porté à plus de treize cent
mille têtes par le recensement que j'ai déjà cité. L'utilité de ces trou-
peaux consiste surtout dans les fromages que l'on confectionne avec
418 REVUE DES DEUX MONDES.
leur lait, car ;ia laine des brebis est sans valeur au dehors et n'est
employée que dans le pays à la fabrication d'une étoffe grossière
appelée fiiresi, qui joue le principal rôle dans l'habillement des habi-
tans de la campagne.
La chasse est aussi une des grandes ressources de la Sardaigne.
Toutes les espèces de gibier s'y trouvent en abondance, et le marché
de Cagliari ne manque jamais de venaison. Les perdrix, les lièvres,
les grives, se rencontrent partout; les pigeons ramiers n'abandonnent
guère les falaises escarpées de la côte. Les étangs du littoral se cou-
vrent aussi, vers la fin de l'été ou pendant l'automne, de flamands,
de cygnes, d'oies et de canards sauvages, dont on voit les longues
files déployées dans le ciel arriver sans cesse du nord et du midi et
venir s'abattre sur le rivage. Les sangliers habitent les forêts du
centre. Les cerfs, d'une taille médiocre il est vrai, se trouvent en
grand nombre dans la province de Sulcis, la Barbargia et la Gallura.
Les daims, ordinairement réunis en troupes de vingt à trente, sont
assez faciles à tuer. Quant au moufilon, animal ruminant et qui se
laisse difficilement approcher, il est assez commun dans les lieux
escarpés, qu'il préfère.
La mer est pour la population sarde un trésor inépuisable. Tous
les poissons de la Méditerranée propres à la salaison se trouvent en
abondance dans les parages voisins. Pour quelques pièces de mon-
naie, nos matelots ornaient leur table d'un homard magnifique ou de
ces beaux poissons qu'on appelle des denties, et que j'ai retrouvés au
musée de Cagliari sous le nom de dentatus. Souvent une occupation
lucrative devient un plaisir : telle est la pêche aux flambeaux, dont
le spectacle fit diversion à nos fatigues pendant notre exploration
du golfe de Palmas. Qu'on se représente dans un canal étroit et
peu profond une centaine de petites barques maniées par un seul
homme avec une dextérité surprenante, et voltigeant sur l'onde,
pour ainsi dire, à la lueur d'un grand feu de bois résineux allumé
à la proue. Sur l'avant se tient debout, attentif et silencieux, le
pêcheur armé de la fouine aux cinq dents aiguës; sa silhouette,
enluminée par les reflets sataniques d'une flamme rougeâtre, se
détache d'une façon bizarre sur le ciel. D'une main, il dirige le ra-
meur qui doit suivre le poisson dans ses capricieux détours; dt
l'autre main, il balance son arme : son œil ne quitte pas la surface
de l'eau, et tout à coup vous le voyez darder rapidement la fouine,
et la retirer avec un mulet ou une sole qu'il jette fièrement au fond
du bateau.
LA SARDAIG>E. ^19
Les grandes pêcheries de la Sardaigne sont très productives; leur
exportation annuelle a été évaluée à la somme approximative de
1,800,000 francs. Les plus importantes ont pour but la pêche du
thon. Elles sont en grand nombre sur la côte occidentale de la Sar-
daigne. La première thonnare ou madrague est celle des salines près
de l'île d'Asinara. Il faut ensuite tendre vers le sud, jusqu'au-delà
du golfe d'Oristano, pour trouver la thonnare de Flumentargiù, à six
railles au sud du cap de la Frasca; celle de Porto-Paglia, à vingt-cinq
milles plus bas; celle de Porto-Senso, à l'entrée même de la baie de
Saint-Pierre, et enfin celle de l'île Plane, à la pointe nord-est de l'île
Saint-Pierre. Quelques autres thonnares ont été récemment aban-
données. L'établissement de ces pêcheries en Sardaigne remonte
au x\T siècle. On_en fut redevable à un simple marchand nommé
Pierre Porta, qui y consacra sa fortune. On prétend qu'après l'aban-
don des madragues de la côte d'Espagne et de Portugal, occasionné
par le tremblement de terre de Lisbonne, à la suite duquel les thons
parurent changer leur itinéraire, les thonnares de la Sardaigne, hé-
ritières des thonnares espagnoles et portugaises, prirent jusqu'à
cinquante mille thons par année. Ce nombre a bien diminué aujour-
d'hui. Le chiffre de onze mille têtes environ représente la moyenne
de plusieurs années; mais les chances varient considérablement
d'une année à l'autre. Plus qu'aucune autre pêche, celle des thons
est une loterie : elle a ruiné bien des spéculateurs. De tous les avan-
tages qu'elle présente, le plus certain est d'offrir à la population
pauvre une lucrative occupation.
Ce fut pendant nos courses à Porto-Senso que nous recueillîmes
d'assez curieux détails sur l'industrieuse exploitation des madragues,
le périodique passage des thons, et leur inconcevable stupidité. Au
pied des falaises du cap Alteno, un câble en sparterie, tendu per-
pendiculairement à la côte jusqu'à une distance de trois à quatre
cents mètres, soutient un énorme filet qui traîne jusqu'au fond. Be
nombreuses et fortes ancres l'assujettissent des deux côtés; des pla-
teaux de Uége le font flotter à la surface. La dernière ancre est
quelquefois mouillée par une profondeur de trente ou quarante
brasses. A l'extrémité de ce câble, et perpendiculaires à sa direc-
tion, se trouvent établis les filets de la madrague : ils forment plu-
sieurs chambres dont la dernière est composée de solides mailles
de clianvre.
Quand les thons, dans leurs pérégrinations périodiques, ont passé
le détroit de Gibraltar, ils se divisent en deux bandes, dont l'une
4âO REVUE DES DEUX MONDES.
suit le littoral de l'Afrique et l'autre celui de l'Espagne. Cette der-
nière bande gagne bientôt les côtes de la Sardaigne et les descend
du nord au sud en les rangeant de fort près pour trouver à se noiirrir,
sur le bord, de petits poissons ou de détritus végétaux. En suivant
ainsi les inflexions du rivage, les thons rencontrent sur leur roule
l'immense filet qui leur barre le passage. Us le suivent jusqu'à son
extrémité, et là, trouvant une autre barrière, ils reviennent sur leurs
pas. Arrivés près de la côte, ils n'ont pas l'idée de rebrousser chemin
et de s'en retourner par où ils sont venus; ils s'en garderaient bien,
l'instinct qui les dirige ne va pas jusque-là. Ils remontent encore
jusqu'à l'obstacle invincible, pour redescendre de nouveau vers la
côte, et pendant trois jours quelquefois leurs nombreux bataillons
continuent stoïquement ce manège. Des hommes placés dans des
bateaux de garde ne les perdent pas de vue, et quand , fatigués de
tourner ainsi dans un cercle constant , quelques thons s'aventuren'
dans l'enceinte des chambres de la madrague, les filets latéraux qu'on
a laissés abaissés sont soudainement relevés, et ces ingénieux pèle-
rins se trouvent captifs.
Le jour de la matanz-a arrivé, quand quatre ou cinq cents thons
sont réunis dans les filets, on les provoque doucement à passer d'une
chambre dans l'autre, sans les effrayer cependant; car, si on les ef-
frayait, ils briseraient et entraîneraient tout. Une fois arrivés dans
la dernière chambre, cette chambre de mort qui peut défier tous
les efforts des thons captifs, les filets sont fermés; d'énormes ba-
teaux, appelés les vaisseaux de la madrague, s'en approchent; on
soulève sur les bords la chambre chargée de butin : les meurtriers
sont prêts, tenant à la main des crocs emmanchés à de courts bcUons
de chêne. Le signal du carnage est donné. C'est alors un combat,
c'est une tempête : le sang ruisselle, l'onde jaillit; des cris de joie
animent les pêcheurs; les thons sont jetés pêle-mêle au fond des vais-
seaux, qu'ils battent convulsivement de leurs queues. De nombreuses
barques portent à terre ces monstrueuses victimes, qui sont en un
instant dépecées, cuites, salées et encaquées. A peine déchargées,
les barques reviennent aux vaisseaux prendre un nouveau charge-
ment. C'est une activité à faire plaisir. Les rades ne sont animées
que pendant la matanza. Des bâtimens génois, marseillais, napoli-
tains, en attendent le produit pour l'aller porter sur les marchés de
la Lombardie, de la Toscane et des provinces sardes du continent;
des équipages siciliens arrivent chargés de sel : c'est pour quelques
instans un mouvement commercial inusité en Sardaigne.
LA SARDAIGNE. 421
La pêche du corail, moins abondante que sur les côtes d'Afrique,
est entièrement abandonnée aux Siciliens et aux Génois. Les bancs
de corail actuellement exploités sont ceux qui se trouvent à la hauteur
d'Alghero, ou à quelques milles à l'ouest de l'île de Saint-Pierre.
Outre les pêcheries du littoral, les étangs d'Oristano, de Cagliari
et de Porto-Pino, dans le golfe de Palmas, fournissent une grande
quantité de mulets, dont les œufs, salés et soumis à une forte pres-
sion, se vendent sous le nom de bottarghey et sont une grande res-
urce pour le temps du carême.
III.
Avec nos habitudes d'économie rapace, avec notre instinct spécu-
lateur, nous avons peine à comprendre qu'un pays si fécond en
ressources ne devienne pas l'objet d'une exploitation active; mais
l'habitant de la Sardaigne, le campagnard surtout, satisfait de son
sort et fier de lui-même, ne s'est pas encore enthousiasmé pour les
sublimes doctrines du progrès matériel. C'est un homme d'un autre
âge qui se présente encore à l'observateur avec une physionomie
étrange remplie d'attrait et de poésie. Monté sur un cheval plein de
feu, avec son long fusil sur l'arçon de sa selle, il rappelle bien plus
le klephte de l'Albanie que l'industrieux laboureur de nos contrées.
D'une taille moyenne, mais bien proportionnée, il a le teint brun,
des yeux noirs très vifs, la bouche généralement grande et les lèvres
épaisses. Inculte comme on l'a laissé, il a conservé une imagination
prompte, un tour d'esprit naïvement poétique et un attachement
enthousiaste pour son pays.
Une sorte de quiétude indolente semble le caractère distinctif de
la classe inférieure. Au milieu de ces terribles marais que désole
l'intempérie, vous verrez souvent le berger sarde tranquillement
assis et impassible sous la morsure d'un soleil dévorant.Vous retrou-
verez involontairement dans votre mémoire quelque souvenir de la
muse antique, à l'aspect de ce Tityre sauvage qui, les joues gonflées,
emplit de son souffle un triple roseau sonore. Cet instrument est la
launedda, composée de trois flûtes inégales, tibiœ impares, orchestre
rustique qui résonne au milieu des joncs et rappelle au troupeau les
brebis éloignées. L'existence casanière de la classe moyenne est
douce et monotone. Au curé de village, au modeste médecin, au
petit propriétaire, il suffît d'une maisonnette bien blanche, précédée
422 11 E VUE DES DEUX MONDES.
ordinairement d'une vaste cour où un lit épais de paille et de fange
fait fumier. Devant le corps-de-logis, une vigne attache ses sarmens
à des traverses de bois qui partent de la façade pour s'appuyer sur de
lourds piliers carrés grossièrement maçonnés. La maison, couverte en
tuiles rouges, n'est le plus souvent qu'un long rez-de-chaussée com-
posé d'une chambre à coucher et d'une cuisine comprise entre l'éta-
ble et l'écurie. Pour ameublement de la chambre d'honneur, quel-
ques chaises, une table, et un vaste lit au sommet duquel il paraît
difficile d'arriver sans échelle. Dans une telle retraite, les jours cou-
lent lentement, obscurément, semblables les uns aux autres; le moin-
dre incident fait époque. La plus importante affaire de la journée,
c'est la sieste. Cette jouissance, incomprise dans le Nord, n'appartient
qu'à ces climats généreux où le soleil, arrivé au point culminant de
sa source glorieuse, verse partout une molle langueur qui provoque
au sommeil le troupeau vulgaire et porte au recueillement les na-
tures d'éUte. On dîne généralement à une heure en Sardaigne, et le
dîner est suivi de la sieste. C'est un moment de bien-être facile que
chacun respecte chez les autres et fait respecter chez soi. On s'expo-
serait à une réception peu amicale, si on se présentait à cette heure
à la porte d'une maison italienne.
Une de ces fêtes religieuses qui deviennent pour les populations
naïves des jours de réjouissance fut pour nous une occasion unique
de voir réunis les plus curieux costumes de l'île. La plupart des
paysans portaient des culottes de furesi noir assez semblables à celles
des gars de Tredarzec ou de Plimeur en Basse-Bretagne, et par-
dessous ces larges culottes, on voyait passer uii caleçon de toile
laissé ouvert par le bas. Leurs jambes étaient couvertes de borze-
ghinosy espèce de guêtres de cuir lacées sur le mollet, ou de carzas,
guêtres de furesi plus en usage chez les habitans du cap inférieur.
Presque tous étaient rasés, et leurs longs cheveux, réunis en tresses,
étaient rassemblés en paquet sous un bonnet de laine noire, conique
comme le bonnet phrygien, et dont la pointe était recourbée sur le
côté : par-dessus ce bonnet, un énorme chapeau de toile cirée à
larges bords servait à les garantir du soleil. Cette dernière partie de
l'habillement était commune à la grande majorité des paysans. Les
autres vêtemens différaient davantage, suivant les professions et les
Walités. Les uns portaient le colletlà, justaucorps de cuir tanné, san^
manches, très serré, surtout vers les hanches, et formant, en se croi
saut vers le bas, comme un tablier double qui descendait jusiju'aux
genoux. Ou a cru reconnaître dans ce vêtement le colaHum ou thorax
LA SAHDAIGNE. V23
des anciens. Une large ceinture de cuir dans laquelle était passé un
grand couteau l'ajustait contre le corps et servait également à con-
server des cartouches. D'autres paysans étaient couverts d'une grosse
capote appelée cabanû^ qui n'est autre chose que le caban des Grecs;
mais le plus grand nombre était vêtu de la hestepeddî, sorte de pe-
lisse rustique faite avec quatre peaux de moutons ou de chèvres
dans leur état naturel, et sans manches, comme le coUettù. C'est ce
vêtement sauvage qui, du temps des Romains, portait le nom de
mastmca, et qui valut aux Sardes, de la part de Cicéron, l'épithète
de Sardi pelliti et de Sardi mastrucati.
Il y avait en général plus de richesse et d'élégance dans l'habille-
ment des femmes. Celles qui étaient venues d'Iglesias portaient un
corset en étoffe de soie, très serré à la ceinture et à manches étroites,
un jupon de drap à plis très fins et très nombreux, garni dans sa
partie inférieure d'une bordure de couleur tranchante, et, sur le
devant, un petit tablier carré garni comme le jupon. Leurs cheveux
tressés étaient renfermés dans une résille de soie attachée sur le
front par deux gros rubans qui tombaient sur les côtés; un mou-
choir de mousseUne brodé, lié sous le menton, cachait entièrement
cette résille. Quelques jeunes filles d'Oristano se distinguaient par
leur jupon rouge et un grand mouchoir carré à larges palmes qui,
placé sur leur tête, retombait par derrière jusqu'à leurs talons.
La hiérarchie sociale est rigoureusement établie entre les femmes
par une qualification particulière à chaque classe. La dama est une
dame de haut rang; la signora est une dame de condition moyenne;
la femme d'un médecin ou d'un avocat s'appelle nostrada; celle d'un
fermier contadina principale. U arteggiana est l'épouse d'un artisan,
et la contadina rustica celle d'un simple paysan. Dans les deux
classes inférieures, les femmes sont chargées de presque tous les
soins domestiques. Elles s'occupent en même temps des enfans et
de la basse-cour, de la confection du pain et de celle des étoffes
grossières que l'on fabrique dans l'île avec la laine des brebis. Ce
sont elles aussi qui, la plupart du temps, vont chercher l'eau aux puits
ou aux fontaines, souvent placés en dehors des villages. Portant sur
leur tête l'amphore aux formes antiques, elles ont alors dans leur
démarche une grâce singulière. La tête rejetée en arrière, les reins
bien cambrés, soutenant parfois d'une main le vase chancelant, elles
marchent d'un pas ferme et assuré, sans répandre une goutte d'eau
de l'urne remplie jusqu'au bord.
Il n'est rien de mieux, pour conserver FempreiTite caractéristique
424 REVUE DES DEUX MONDES.
d'un peuple, que la rareté et la difficulté des voies de communica-
tion. A cet égard, les Sardes n'avaient rien à envier aux popula-
tions les plus arriérées avant les tentatives faites en ces derniers
temps. Il y a peu d'années qu'ils étaient entièrement privés de che-
mins praticables pour des voitures. Ce ne fut qu'en 18*22 qu'une
route royale de sept mètres de largeur, et de cent vingt-cinq milles
de développement, fut ouverte de Cagliari à Sassari. Elle fut dirigée
par Oristano, et prolongée jusqu'à Porto-Torrès. La dépense totale
se monta à près de 4 millions de francs. Une diligence, établie sur
cette route, fait aujourd'hui un service régulier entre les deux chefs-
lieux de l'île. Quant à ce qu'on appelle les chemins de traverse, la des-
cription qu'on en pourrait faire serait appHcable, en général, à n'im-
porte quel pays de sauvages. Les moyens de transport sont d'ailleurs
en harmonie avec l'état des lieux. Nous en fîmes la rude expérience
dans une excursion à la recherche des haras justement renommés
du baron de Teulada. Nqus nous étions égarés après mille détours,
lorsque nous vîmes arriver un jeune paysan sarde d'une physiono-
mie fine et avenante. Il devina notre embarras, et, après nous avoir
parlé une langue dont nous n'entendions pas un mot, il essaya l'élo-
quence du geste, en nous faisant signe de le suivre jusqu'à une char-
rette embourbée près de là. Ayant chargé sur cette charrette du bois
qu'il devait précisément voiturer à Teulada, il passa dans une prairie
voisine et en ramena une paire de taureaux magnifiques, au fanon
tombant jusqu'aux pieds, à l'œil plein de feu. Nous le vîmes ensuite
fixer par un œillet le bout des rênes à la corne extérieure de ces
fougueux animaux, puis saisir les deux oreilles qui se trouvaient
près du timon et serrer chacune d'elles d'un demi-tour de la rêne
qu'il avait ramenée sur l'avant du joug. Cette compression de l'oreille
dompte si bien les malheureux taureaux, que de semblables attelages
sont conduits au grand trot ou même au galop à travers les rues de-
petites villes sans qu'il en résulte aucun accident. On doit seulement
éviter d'approcher les bœufs de mauvaise réputation, qui portent
aux cornes un brin de paille : c'est encore le fœnum habet in cornu
d'Horace.
Le chariot, qui sans doute n'était pas autre chose que le plaus-
trum vénérable des Romains, n'excita pas moins notre curiosité.
C'était une espèce d'échelle, ayant à peu près trois pieds de large
dans la partie qui formait le char, mais assez étroite à son extrémité
aritérieure pour servir de timon. Vers le milieu de cette échelle ho-
rizontale se trouvaient pratiqués deux encastremens semi-circulaires.
LA SARDATGNE. 425
dans lesquels se logeait l'essieu, et c'était cet essieu même, portant
à chaque extrémité une roue massive, qui tournait dans les encas-
tremens. Les roues, composées de trois planches unies par une
grande clouée en travers, étaient entourées, non par un cercle de
fer, mais par d'énormes clous dont les têtes triangulaires se tou-
chaient.
Peu encouragés par ces préparatifs, nous prîmes place en frisson-
nant auprès de notre cocher. Celui-ci se dirigea vers un ruisseau
dont le lit formait l'enceinte de la vaste prairie où il avait été cher-
cher son attelage. Tout d'un coup, il pique ses agiles taureaux en les
animant de la voix ; les deux roues du char tombent à la fois de près
de trois pieds de haut au fond du ruisseau; nous chancelons à cette
secousse inattendue; la ferme contenance de notre guide nous ras-
sure, et nous voilà suivant le lit inégal et raboteux de ce ruisseau,
qui coulait à pleins bords entre deux haies de ronces et de rosiers
sauvages. Nos coursiers avaient de l'eau jusqu'au poitrail. Le jeune
paysan, attentif aies diriger, leur parlait sans cesse et les maintenait
soigneusement au miheu du courant. Il y avait des endroits où nous
faisions, en passant, une trouée à travers les buissons qui se rejoi-
gnaient d'un bord à l'autre du fossé. Le moins qui pût nous arriver,
selon les apparences, devait être de laisser aux ronces la moitié de
nos vêtemens; quand le lit du ruisseau devenait trop étroit, la roue
du char montait sur la berge, et nous inclinions tellement que nous
nous crûmes vingt fois sur le point de verser. Enfin , après un quart
d'heure de ce supplice, nous prîmes terre sur un sentier qui, bien
que creusé par de profondes ornières, n'était que roses après le
chemin d'amphibies que nous venions de parcourir. Notre cocher se
retourna alors vers nous, et son sourire sembla nous demander ce
que nous pensions des moyens de transport de Teulada. En vérité,
nous pensions que, si les Sardes voulaient continuer à naviguer ainsi
dans les fossés, ils faisaient bien de garder leur plaustrum et de re-
pousser obstinément toutes les innovations qu'on cherche à intro-
duire à cet égard dans leur île, car je ne connais pas de véhicule mieux
approprié au genre de pérégrination dont nous avions fait l'épreuve.
Les communications maritimes ont aussi conservé quelque chose
de primitif, du moins sur les côtes orientales. Le défaut de ports, dans
cette région , n'admettant guère que des bateaux que l'on puisse tirer
sur le rivage, on y emploie le ciù (prononcez tchiou], construction
propre à la Sardaigne. C'est un grand bateau plat, pointu des deux
bouls, emporté par une immense voile triangulaire, semblable à l'aile
TOME IV. 28
426 REVUE DES DEUX MONDES.
d'une bécassine, assez active d'ailleurs, mais brutale dans son allure.
Nous nous résignâmes à monter un bateau de cette famille, pour
explorer le littoral désert qui s'étend du golfe de Cagliari au cap
Ferrato. Il m'a toujours semblé que ce dut être sur un ciù pareil au
nôtre que Télémaque s'embarqua cette nuit où il quitta secrètement
Ithaque pour se rendre à Pylos. Non pas que notre bateau naviguât
souvent la nuit : oh! non, c'était un ciù prudent qui touchait de plage
en plage, se tirait à terre à la première menace du ciel, et qui relâchait
ponctuellement chaque soir, ayant sans doute retenu cette sentence
d'Homère transmise de ciù en ciù : « C'est la nuit que s'élèvent les
<( vents terribles qui perdent les navires. » Dès que le vent était con-
traire et la mer un peu dure, nous devions chercher l'abri le plus
voisin , car, si le ciù eût résisté à la mer, à coup sûr, nous n'eussions
pas résisté au ciù. Jamais bateau pareil , j'en fais serment, n'a choqué
la crête de la lame; jamais cahots de charrette sur les routes défon-
cées de la Brie n'ont égalé ses soubresauts, ses trépidations épilepti-
ques : il n'y a que le charbon de Carbonara ou les fromages de Sar-
rabus qui puissent supporter long-temps une telle navigation.
La difficulté des communications dans la plus grande partie de
l'île, l'isolement forcé de la plupart des groupes explique leur état à
demi sauvage. Le seul lien qui les rattache l'un à l'autre et les rap-
proche quelquefois, c'est la religion. Le sentiment religieux est en-
core très vif en Sardaigne. Il n'est pas rare d'y rencontrer de francs
et bons catholiques, pleins de foi et d'enthousiasme, emportés même
un peu loin par leur imagination méridionale. On vous soutiendra
fort et ferme qu'il faudrait bien se garder de ne pas aller chercher
saint Effisio à Pula, le jour de sa fête, pour le transporter à Ca-
gliari, et que le saint, si on l'oubliait, se mettrait en route tout seul.
La religion est la principale occasion de rendez-vous publics. Une
chapelle ruinée au bord de la route, inaperçue par le voyageur dis-
trait, deviendra, à la fête du patron, un lieu de rassemblement et
de plaisir pour les villageois du voisinage. Ce sont là des émotions
naïves que nous ne connaissons plus, et dont j'ai pu me faire une
idée à la fête du modeste village élevé sur les ruines de l'opulente
Sulcis. Saint Antiochus, martyr sous Dioclétien, en est aujourd'hui
!e patron. Dans la crainte des Barbaresques, les reliques vénérées de
ce saint furent jadis transportées à Iglesias; mais, chaque année, elles
sont rapportées en grande pompe h Saint-Antioche, et la population
tout entière, hommes, femmes et enfans, h pied, à cheval, en char-
rello, se presse sur la route dTglesias pour saluer le saint h son pas-
LA SARDAIGNE. 427
sage. Cette fois, la fête fut plus brillante que jamais; pendant tout
le mois d'avril, on avait sollicité pieusement quelques journées de
pluie; après être long-temps resté sourd aux prières, le saint daigna
se laisser fléchir. La population, dans sa reconnaissance, se porta
d'enthousiasme à la rencontre de son patron, qui arriva dans un
carrosse attelé des deux plus beaux bœufs de la plaine dont on
avait orné les cornes de magnifiques oranges. Une brillante caval-
cade lui servait de cortège , un orchestre composé de trente joueurs
de launedda le précédait. De nombreuses carrioles tirées par des-
bœufs, recouvertes d'étoffes éclatantes, et parées de branches de
myrte et de lentisque, suivaient par derrière avec les familles venues
d'Iglesias ou des villages voisins. Des paysans pieds nus portaient à
la main des cierges allumés, d'autres, voltigeant autour du carrosse^
tiraient des salves de coups de fusil. La joie la plus expansive et la
plus sincère animait la pieuse solennité. Chacun avait revêtu ses plus
beaux habits, et comme si le ciel eût voulu prêter son concours à
cette fête, le temps, qui avait été gris et pluvieux les jours précé-
dens, était magnifique ce jour-là. Pendant les trois jours que dura la
fête, on n'eût pas reconnu le village de Saint-Antioche. Dans toutes
les rues, on avait dressé des boutiques où s'étalaient des pièces
d'étoffes qu'on ne voit plus en Europe depuis cinquante ans. C'étaient
des damas, des lampas, des brocards qui sortaient je ne sais d'où , et
qui, bien qu'un peu fanés, étaient encore d'une grande richesse. A
côté des splendides étoffes, on vendait de communes rouenneries^
des toiles imprimées, et toute la misérable pacotille que nous expor-
tons en pays étranger. On était venu à cette foire de dix lieues à la
ronde, et chaque maison, encombrée d'étrangers, se mettait en frais
pour les recevoir dignement. Il n'y avait pas jusqu'aux pauvres gens
vivant sous terre au sommet de la colline, habitans des tombeaux
dont ils ont dépossédé leurs ancêtres , qui ce jour-là n'égayassent
leur souterrain d'un tronçon de chère lie et^'d'un plat de macaroni.
N'est-il pas à regretter que les pays où cette foi naïve a maintenu
une sorte de gouvernement théocratique soient précisément ceux qui
fassent tache en Europe aujourd'hui? Pourquoi dans ces contrées la
terre est-elle en friche, le commerce languissant, les voies de com-
munication détruites, le peuple en haillons, son existence politique
compromise? La foi qui conserve aux peuples leur poésie et leur
gaieté exclut-elle donc les bénéfices incontestables de la civilisation?^
Une autre vertu des anciens temps que la Sardaigne a conservée
sans altération, c'est l'hospitalité. Les Sardes sont pour la plupart de
28.
428 REVUE DES DEUX MONDES.
nature bienveillante; leur abord est plein de cordiatité, leurs offres
sincères. Ils sortent de leur indolence babituelle dès qu'un bote leur
arrive, et rien ne leur coûte pour faire dignement les honneurs de
leur maison. Plusieurs d'entre eux poussent môme le sentiment de
l'hospitalité jusqu'à l'héroïsme : ils sacrifieraient leur vie pour sauver
celle de l'homme qui est venu chercher un asile sous leur toit pro-
tecteur. Autant ils se montrent fermes dans le dévouement, autant
ils sont implacables dans la haine. Les a-t-on offensés? ils ne l'ou-
blient jamais, et poursuivent leur vengeance avec une ténacité qu'au-
cune considération ne saurait fléchir. Ces inimitiés se transmettent
de génération en génération. La veuve d'un homme assassiné con-
serve la chemise ensanglantée de son mari et la déploie de temps en
temps devant ses enfans, pour entretenir leur haine contre ceux qui
ont 7)iangé leur père. Le fils qui manquerait à tirer vengeance d'un
pareil meurtre, qui n'accepterait pas cet héritage de haine, serait
méprisé dans le pays et flétri du nom de pigeon. Ce n'est pas par un
franc défi qu'il peut se venger. Le duel est inconnu en Sardaigne. Il
faut qu'à son tour il devienne assassin. Dès l'enfance, sa mère l'a
instruit à tirer ce long fusil d'étroit calibre qui reçoit une balle dont
la grosseur n'excède pas celle d'un pois ordinaire. Habitué à frapper
à coup sûr une petite pièce de monnaie placée à quarante pas, il se
tapit dans les buissons pendant des jours entiers, épiant le passage du
meurtrier de son père. Quand sa vengeance est accomplie, il s'enfuit
dans les montagnes, et va se joindre à quelque troupe de bandits.
Ce point d'honneur est le trait distinctif du caractère sarde. On
peut en déplorer les suites funestes, mais il est difficile de refuser
quelque sympathie à cette nature mâle et vigoureuse, qui offre à
coup sûr plus de ressources pour le bien qu'un sang tiède et ap-
pauvri. Les passions farouches d'un tel peuple cachent la loyauté et
l'énergie : c'est une rouille sous laquelle on découvre un acier bien
trempé. On doit mettre d'ailleurs quelque différence entre les ven-
delte de la Sardaigne et les assassinats des rues de Naples. Les ven-
dette ont leurs embuscades et leurs surprises, mais elles débutent
presque toujours par une franche déclaration de guerre; l'escopette
frappe dans l'ombre comme le stylet, mais elle ne frappe d'ordinaire
qu'un homme mis sur ses gardes par une offense ou commise ou
reçue. C'est une vengeance qui n'adopte pas de champ-clos, qui ne
veut pas de témoins, à laquelle toute heure et tout moyen convien-
nent; c'est une sombre et impitoyable vengeance qui se plaît à une
férocité dont les détails font souvent frémir; ce n'est pas un meurtre
LA SARDAIGNE. 429
de lazzarone. Si l'on raconte qu'un homme, en Sardaigne, se tint
pendant sept ans sur un arbre, plusieurs heures par jour, pour atten-
dre son ennemi, on a vu aussi ces haines opiniâtres emprunter à
l'antique chevalerie ses plus nobles inspirations.
Pendant le séjour de la cour en Sardaigne , quand de nombreuses
bandes de brigands désolaient la Gallura , un des plus fameux ban-
dits de l'île, Pierre Mamia, apprend que son ennemi juré, Pompita,
est tombé entre les mains des troupes royales. Il rassemble ses par-
tisans, et le déhvre : « ïu es mop ennemi, lui dit-il, mais c'est de
ma main que tu dois recevoir la mort. Voici des armes, de la poudre
et du plomb; je te donne trois jours pour retrouver les tiens. Au bout
de ce temps, la trêve est rompue; tiens-toi pour averti et prends
garde à toi! » En 1806, un autre chef de bande, Cicolo, veut tenir
tête aux carabiniers envoyés contre lui. Il est battu et poursuivi.
Dans sa fuite, il se livre à deux bergers qui le conduisent dans les
montagnes et lui indiquent une retraite inaccessible et inconnue.
Quelque temps après, ces deux bergers sont arrêtés, et, plutôt que
de trahir leur hôte, ils reçoivent la mort sur l'échafaud. Certes, ce
fanatisme a sa noblesse et n'appartient point à une race abâtardie.
Du reste, les vendette sont bien moins fréquentes aujourd'hui
qu'il y a vingt ans, et les troupes de bandits qu'elles alimentaient
ne se rencontrent plus guère que sur la côte orientale de l'île, dans
la province de l'Ogliastra et les environs de Terra-Nova. Celles-là ne
dédaignent pas toujours de voler les bestiaux et de détrousser les
voyageurs. Les montagnes de Dorgali, GaltelH, Posada, et le Monte-
Santo leur offrent des refuges où les troupes n'osent les poursuivre.
Entre tous ces fameux bandits des âges héroïques de la Sardai-
gne, la chronique a conservé les noms de don Pietro et d'Ambrosio
de Tempio, qui acquirent dans le siècle dernier une sorte de popu-
larité par des traits d'une incroyable audace.
Don Pietro possédait des biens considérables, et un troupeau qui
se montait à plus de dix mille têtes de bétail; mais, ayant tué un
homme de Chiaramonte et son fils pour se venger d'une injure qu'il
avait reçue, il se fit bandit, et s'établit avec les plus déterminés de
ses vassaux dans les gorges du mont Sassù. Plein d'intelligence, et
ne manquant pas d'un certain honneur qu'il entendait à sa façon, il
interdisait à ses affidés des larcins qui les eussent rendus odieux
aux paysans. Il devint bientôt la terreur des troupes envoyées contre
lui. Blessé à la main gauche, il s'habitua à poser le canon de son
fusil sur l'avant-bras, et , de la sorte, il se rendit si habile, qu'il ne
430 REVUE DES DEUX MONDES.
manquait jamais un œuf jeté en l'air devant lui. Il accorda^i au-
dience à ses amis; mais il eût été peu prudent de se présenter sans
un sauf-conduit, car il y avait toujours quelques bandits bien armés
et d'énormes mâtins placés en sentinelle pour prévenir les sur-
prises. A la fln, la trahison le livra à ses ennemis. Il fut massacré avec
tous ses compagnons, pendant qu'ils étaient plongés dans un pro-
fond sommeil, produit par de l'opium qu'on avait mêlé à leur vin.
Ambrosio de Tempio avait tué tant d'hommes et tenu si long-
temps contre tous les efforts des autorités, que bien des gens le
croyaient sous la protection particulière d'un saint. Il disparut ce-
pendant un jour, étant probablement mort dans quelque caverne
des suites de ses blessures , ou par quelque autre accident. Il y a
encore dans le canton où l'on a conservé son souvenir plus d'un
paysan qui le croit vivant et s'attend à le voir reparaître. Le plus
bel éloge qu'on puisse faire d'un fusil en Sardaigne, c'est de le com-
parer à la redoutable canna d' Ambrosio.
Tous ceux qu'un délit plus ou moins excusable expose aux ri-
gueurs de la loi ne sont pas assez heureux pour aller mener dans
les montagnes cette poétique vie de bandit. Les coupables que la
justice peut atteindre sont condamnés aux galères quand ils évitent
la peine capitale. Au reste, on est loin d'attacher dans l'île aucune
idée d'ignominie à ce rigoureux châtiment des travaux forcés, quand
celui qui le subit n'a commis qu'un de ces actes de violence excusés,
ou, pour mieux dire, commandés impérieusement par les mœurs
du pays : ce qui l'eût déshonoré aux yeux de tous, c'eût été de ne
pas riposter à un premier coup, de ne pas laver dans le sang une
insulte. Les galériens sont en général employés à l'exploitation des
salines; quelquefois, par une sorte de commutation de peine, on
les attache à des spéculations particulières. Il y a quelques années,
un homme généreux et entreprenant, le général lucane, en in-
spection militaire dans l'extrémité orientale de l'île, s'aftligea de
ne rencontrer qu'une population rare, abrutie et misérable dans un
canton fertile et favorablement situé. Il conçut le projet d'y fonder
un village. A son retour à Cagliari, il obtint du gouvernement une
concession de terres, et en môme temps une concession de galé-
riens. Ce furent les commencemens de Rome et de Carbonara. Une
modeste église, que le général lit élever à ses frais, devint un centre
de population auquel vinrent se rallier les pâtres de la montiigne et
les sauvages de la côte. Aujourd'hui, la plaine de Carbonara produit
du blé, du vin, nourrit de nombreux troupeaux, et le bienfaiteur de
LA SARDAIGNE. 431
cette nouvelle commune commence à recueillir les fruits de son
heureuse inspiration.
Un guide nommé Francesco Coceù, qui nous conduisit au cap
Ferrato, était précisément un des premiers colons de Carbonara,
condamné à dix ans de galères pour avoir tué un homme sans pré-
méditation. Pauvre Coccù! C'était un jour de fête, un de ces beaux
jours de fêtes méridionales où, sous un chaud soleil, sous la voûte
bleue et pure, les danses se mêlent au son de la launedda : Coccù
s'était rendu au ballo tondo de Pirri, et là, sans y penser, il avait dans
la ronde entrelacé ses doigts à ceux de sa voisine (ce qui n'est per-
mis, à vrai dire, qu'à un mari ou à un fiancé, mais Coccù n'y prenait
pas garde). Il était donc tout entier au plaisir du ballo tondo, se dé-
menant, s'agitant, et oubliant ses doigts, quand un jeune homme qui
tenait l'autre main de sa jolie voisine (celui-là était son fiancé) lui
cria d'une voix altérée par la colère : — Prends garde à ce que tu fais,
Coccù, ou tu me le paieras! — Coccù continuait à danser; mais,
voyant celui qui venait de lui donner cet avis porter la main à son
couteau et se précipiter vers lui, il fut plus prompt à dégainer, et le
prévint en le jetant mort sur la place. Deux existences perdues en
un instant !
L'amour est l'occasion la plus fréquente de ces tristes tragédies.
Les Sardes sont en général très jaloux. Rarement, quand ils reçoi-
vent des étrangers , les femmes sont admises à prendre part aux
repas. Cependant la meilleure harmonie règne communément dans
le ménage. Les cérémonies qui consacrent les fiançailles et les noces
prouvent que le Sarde n'a pas encore dépouillé le mariage de toute
poésie. Les jours de fête, dans les lieux de réunion, où plus d'un
jeune garçon, soyez-en sûr, sent battre discrètement son cœur à
Vaspect des belles jeunes filles, vous verrez quelque vieux pâtre cher-
chant dans cette foule joyeuse une fiancée pour son fils, et répétant
tout bas la gracieuse formule usitée pour la demande en mariage :
a Vous possédez, compère, une génisse blanche et d'une beauté par-
faite. C'est elle que je viens chercher, car elle ferait la gloire de mon
troupeau et la consolation de mes vieux ans. » Si flatté qu'il soit de
cette proposition, le père de la jeune fille, pour se conformer aux
lois de la bienséance, ne paraîtra pas saisir l'objet de la demande.
Il se lèvera , et amenant successivement chacune de ses filles :
« Est-ce là ce que vous cherchez? » dira-t-il; et il aura soin de n'intro-
duire que la dernière celle dont son hôte est venu demander la main.
Dès que la proposition de mariage est agréée, des cadeaux sont
432 REVUE DES DEUX MONDES.
échangés comme gages d'un consentement mutuel. Les bancs sont
ensuite publiés pendant trois semaines, et huit jours avant le ma-
riage, qui doit être célébré dans la paroisse de la jeune ûlle, le trous-
seau de la mariée est transporté avec pompe dans la maison qu'elle
doit habiter. C'est là une cérémonie à la fois joyeuse et attendris-
sante dont le spectacle^me fut offert sur le chemin qui conduit du
village de Selargius à celui de Settimo. Nous venions de quitter Se-
largius, quand nous aperçûmes de loin une longue file d'hommes et
de femmes, quelques-uns à pied, mais le plus grand nombre à che-
val; à la suite venaient de nombreux chariots traînés par des bœufs.
Les sons nasillards de la launedda arrivaient déjà jusqu'à nous avec
le grincement des essieux et les cris d'une foule animée. Une jeune
fille de Settimo devait s'unir dans huit jours à un jeune paysan de
Selargius, et le fiancé, accompagné de ses amis, les paranymphes
antiques, avait été recevoir des parens de sa future épouse le trous-
seau et l'ameublement qui composaient une partie de sa dot, et qu'il
transportait, avec le cérémonial usité, dans la maison nuptiale.
Par une coïncidence singulière, il n'y avait pas deux ans qu'en
Turquie j'avais vu transporter ainsi, sur la grande route qui conduit
de ïhérapia à Stamboul, le magnifique trousseau de la sultane Atié.
Près du Bosphore, le cortège se composait de voitures aux panneaux
dorés, traînées par huit chevaux : au fond de ces voitures, on aper-
cevait les odalisques du sérail enveloppées dans leur feredji, et le
visage couvert du yacmack; des eunuques blancs et noirs veillaient à
toutes les portières. Après ces voitures, de nombreux chameaux,
au pas lent et mesuré, portaient les aiguières et les plats d'or et
d'argent, ou les meubles incrustés de nacre et d'ivoire; puis venaient
le sadrazan et les autres ;ministres, suivis d'arrabas richement dé-
corés auxquels étaient attelés de superbes taureaux d'une blancheur
éclatante; des escadrons de cavalerie équipés à l'européenne conte-
naient avec peine le peuple émerveillé. Ici, entre Settimo et Selar-
gius, la cérémonie était la même; il n'y avait de changé que l'échelle
de la fête : les riches arrabas étaient remplacés par une douzaine de
chariots sur lesquels on avait entassé plusieurs matelas tout neufs,
des bois de lit, des chaises ornées de branches de lentisque et d'ar-
bousier. Des tables et des bancs , de grands bahuts de chêne renfer-
mant les robes de la fiancée, suivaient sur d'autres chariots; une
troupe de jeunes garçons et de femmes parés comme aux plii<
grands jours précédaient ces chars rustiques, portant sur leurs têti
des corbeilles pleines de verres et de porcelaines. Un nombreux cor-
LA SARDAIGNE. 433
tége de paysans à cheval , devant lequel marchaient deux joueurs
de flûte, entourait le jeune époux, qui se faisait remarquer entre tous
par sa bonne mine et la richesse de ses vêtemens. Il fallut plus d'un
quart d'heure pour que cette bruyante procession défilât devant nous.
Vient enfin pour les fiancés le grand jour de la bénédiction nup-
tiale. Avant de se séparer de son père, la jeune femme, en sortant
de l'église, mange avec son époux, pour la première fois, un potage
qui leur est servi dans la même écuelle. Un brillant cortège les ac-
compagne ensuite jusqu'à leur nouvelle demeure, décorée , comme
au temps de Juvénal, de guirlandes de fleurs et de branches de myrte.
Les matrones, qui attendent les époux sur le seuil de la maison,
jettent sur eux, dès qu'ils sont à portée, des poignées de sel et de
froment, et la journée se termine par un copieux festin.
Tel est ce peuple que la civilisation s'apprête à envahir. Ce ne fut
qu'après notre retour en France que. nous pûmes apprécier combien
peu la Sardaigne est connue. Même parmi les hommes occupés de
géographie générale et de travaux statistiques, nous en trouvâmes
peu qui ne fussent obligés de confesser à cet endroit une lacune
considérable dans leurs études. La Sardaigne et ses ressources, son
peuple demi-romain et demi-féodal, ses institutions gothiques, ses
coutumes, qui remontent, par-delà les siècles, aux temps du paganisme
ou de l'invasion arabe , toute cette civilisation d'un autre âge mira-
culeusement conservée jusqu'à nos jours, comme Herculanum sous
sa croûte de lave, tout cela eût mérité sans doute les regards des
observateurs sérieux. Au surplus, je crois voir approcher le terme de
cette indifférence. Ce que n'ont pu faire les études consciencieuses
de M. le général de La Marmora, les paquebots de Gênes le feront
plus sûrement, je pense. Qu'on se hâte donc, car la Sardaigne poé-
tique, la Sardaigne telle que nous l'avons encore vue, merveilleux
trésor numismatique, seul souvenir existant en Europe des peuples
italiens au moyen-âge, cette Sardaigne que vous avez négligée, tou-
ristes mal inspirés, vous ne la retrouverez plus dans sa curieuse in-
tégrité. Chaque instant lui enlève quelque lambeau de sa vieille
tunique : c'est un peuple qui se transforme, et ce qui est encore
vrai au moment où je trace cette esquisse ne le sera peut-être plus
juand vous arriverez à Cagliari ou à Porto-Torrès.
E. Jurien-Lagraviére.
{La seconde partie au prochai nnuméro).
DE
L'ETAT DE LA POESIE
EN ALLEMAGNE.
I. — Lenau's Gedichte (Poésies de Lenau.)
II. — Waldfraulein (la Demoiselle de la Forêt), par M. Zedlitz.
III. — Freiligrath's Gedichte (Poésies de Freiligrath).
IV. — Atta-Troll^ par M. Henri Heine.
Après la grande période littéraire de l'Allemagne , après le riche
épanouissement de l'imagination sous le règne de Goethe, de Schil-
ler, de Herder, l'art ne disparut pas tout à coup; long-temps encore
il fut noblement représenté par une école ouverte à tous les instincts
affectueux , à toutes les sympathies nationales, par Uhland, llûckert
et leurs amis. La poésie refleurissait sur sa tige épuisée déjà ; der-
nier produit de l'année, dernière fleur de l'automne, ce fut là peut-
être une partie de son charme, et la muse germanique aima ces
heureux poètes comme une mère aime les derniers venus de ses
enfans, ceux qui ont béni et consolé sa vieillesse. Mais depuis ce
mouvement inattendu, depuis cette floraison inespérée, un vent
glacial a soufllé sur la pensée poétique; toutes sortes d'influences
DE l'État de la poésie en Allemagne. 435
sont venues contrarier le développement des germes qu'elle avait
semés : d'abord le dégoût du spiritualisme, puis une imitation fâ-
cheuse du plus mauvais journalisme parisien et de ses habitudes
sans dignité , enfin les grandes prétentions politiques et l'abaisse-
ment de l'art, devenu un instrument banal aux mains des partis.
Uhland et ses disciples aimaient à se rattacher à leurs ancêtres de
la Souabe et de la Franconie, aux maîtres chanteurs du xiir siècle;
est-ce qu'ils sont destinés au même sort que leurs aïeux? est-ce qu'ils
seront raillés par leurs héritiers? Rappelez-vous ce qui est arrivé à
ces pieux trouvères : au moment où finissaient les religieuses épo-
pées de Wolfram et les luttes de la Wartbourg, une poésie laide et
grimaçante succéda aux sérieuses inspirations, et il fallut deux cents
ans au génie de l'Allemagne pour se retrouver lui-même.
L'école de Souabe avait donné tous ses fruits, et elle cessait déjà
de se renouveler, quand on vit paraître un humoriste bien spirituel
et bien hardi, qui, tout en se plaçant loin des partis et des écoles, et
sans prétendre à aucun rôle sérieux, exerça pourtant une influence
singuHère sur l'imagination allemande, et la détourna pour long-
temps des voies sereines et pacifiques. C'était M. Henri Heine. Sous
la folle et fantasque légèreté de ses paroles, il y eut souvent, à son
insu, quelque chose de très grave, et qu'on ne peut passer sous
silence. Avec une intelligence vive et fine, facilement émue, mais
point du tout dupe de son émotion, il comprenait tout, il touchait
à toutes les idées, il voyait toutes les contradictions des systèmes,
tout le néant des espérances de son pays, et comme il souffrait et
riait à la fois, il en vint bientôt à ce mélange bizarre où, la sensibi-
lité et l'ironie se succédant, le résultat de tout ce qu'il écrivait n'était
plus qu'une railleuse indifférence. Il semble que son ambition ait été
de révéler à sa patrie mille douleurs, mille ennuis qu'elle voulait se
cacher à elle-même; au lieu de calmer et d'élever les âmes, comme
c'est le devoir du poète, il irrita la plaie de sa nation. Après cet
homme impitoyable, il n'était plus possible à la poésie de l'Allema-
gne de retrouver pendant long-temps la chaste candeur, la sérénité
inaltérable de ses débuts. Assurément, Goethe avait été le plus scep-
tique et le plus indifférent des maîtres de génie; cependant cet amour
de l'art qui avait été la cause de son scepticisme lui en avait épargné
les excès. Que de précautions, quelle habileté incomparable pour
cacher ce qu'il y avait de périlleux dans la pensée! Quelle diplomatie
^employée à sauver les apparences! Avec Goethe, cela est bien cer-
tain , la poésie allemande avait mangé le fruit de l'arbre du bien et
436 REVDE DES DEUX MONDES.
du mal, mais beaucoup l'ignoraient encore, et la muse germanique
n'avait pas dû quitter le paradis de ses jeunes années; avec M. Heine,
la muse n'a pas essayé de cacher sa faute: plus franche, elle publia
elle-même ses misères, et, moitié pleurant, moitié souriant, elle
s'enfuit de son Éden.
Il y aurait ici une remarque curieuse à faire; les secousses poli-
tiques que le monde a ressenties depuis la révolution française, et
les agitations morales qui en sont la suite, ont produit, dans les pays
sceptiques, une poésie grandiose et toujours religieuse ou spiritua-
liste, au milieu même de ses plus libres audaces. Après le scepticisme
de Voltaire et de Bolingbroke, l'Angleterre et la France, dans l'ébran-
lement universel, ont trouvé des plaintes d'une sublime beauté.
Quelle énergique noblesse dans Child-Harold, malgré les révoltes de
la pensée! et dans René, quelle grandeur morale, au milieu de ses
vagues douleurs et des troubles inguérissables de son ame ! L'Alle-
magne était demeurée le pays de l'idéalisme, et quand ces secousses
l'atteignirent, elle commença de rire et de chanter; il n'y eut ni
Re7ié, ni Child-Harold. Point de ces grands lutteurs de la pensée,
nobles, sérieux, austères; il y eut une ironie sans pitié et une joyeuse
effervescence.
L'Allemagne eut bien de la peine d'abord à accepter cette poésie;
M. Henri Heine fut distingué sans doute à cause de la vivacité de
son esprit, à cause de la grâce de son style, à cause de la fraîcheur,
de la délicatesse , de la passion contenue de ses premiers vers; mais
on attendait, on comptait sur un progrès sérieux du jeune écrivain;
on espérait que, la première fougue passée, du milieu des intempé-
rances et des hasards de son ironie sortirait une œuvre belle et qu'on
pût admirer sans réserve. Il y avait en lui assez de ressources pour
cela. M. Heine pouvait répondre à ces espérances; malheureuse-
ment > il me semble que la première raillerie du jeune esprit blessé,
que les premiers emportemens de sa verve moqueuse ont un peu
perdu cette naïveté , cette sincérité, cette franchise, qui faisaient
pardonner tout. Qu'y a-t-il de plus fugitif que les bizarres légèretés
de la fantaisie, de \ humour? Ces vivacités de la pensée ne sont-elles
pas mille fois plus capricieuses que les inspirations de la poésie? Or,
si on abuse de la poésie, si on veut forcer l'inspiration trop tardive,
ou contrefaire froidement son émotion de la veille, c'est déjà une
faute; que sera-ce donc si vous voulez fixer ou diriger à volonté ce
qu'il y a au monde de plus rapide, de plus bizarre, de plus insaisis-
sable, un éclair, un souffle, une apparence le plus souvent, une saillie
DE l'État de la poésie en Allemagne. 437
de l'imagination? Dans ce travail impossible, chaque chose perd
bientôt son caractère propre; ce qui était naturel devient pénible et
laborieux ; je ne sais quoi de dur et de contraint se substitue au gra-
cieux laisser-aller de la pensée; la légère et inoffensive moquerie se
change en aigreur, et l'esprit en paradoxe. Est-il nécessaire de
signaler ce danger à l'ingénieux auteur des Relsehilder?
M. Heine avait beaucoup de finesse sans doute; mais, quand je
lis ses écrits les plus récens, il me semble toujours qu'il s'était dit,
en arrivant en France : (c J'aurai plus d'esprit qu'ils n'en ont tous.
Je vais les éblouir, les étourdir. Ma plume sera plus acérée que
celle de Voltaire, et Duclos aurait envié ma verve et mes saillies. »
M. Heine le sait mieux que personne, l'esprit n'est pas quelque chose
de si ambitieux, de si prémédité; il y faut plus de simplicité et de
grâce; l'esprit sans la grâce, est-ce bien de l'esprit? Quand M. Heine
vint ici , il ne trouva pas immédiatement ce qu'il espérait; ce bon sens,
cette promptitude de l'intelligence, cette délicatesse de la pensée,
toutes ces choses qui sont ce qui s'appelle l'esprit ne lui suffisaient
pas. Il ne retrouvait pas là l'idéal qu'il s'était formé, et le peuple
français lui parut volontiers, faut-il le dire? ennuyeux et inepte. \\
écrivait dans un livre sur la France : «Les Français, aujourd'hui,
s'occupent de philosophie, d'histoire, de choses sérieuses; vraiment,
nous valons mieux. » Je crois que M. Heine s'est trahi dans ce mot-
là, je crois que je le surprends en flagrant délit. Ne reconnaissez-vous
pas le caractère véritable de l'Allemand , malgré tant de prétentions
contraires, malgré tant d'efforts pour dissimuler ce qu'on est? N'est-
ce pas bien l'écrivain d'Allemagne, qui ne comprend pas que l'on
montre maintes quaUtés fines, promptes, vives, dans les études sé-
rieuses, et que l'aisance, la faciHté, le mouvement delà pensée,
c'est-à-dire l'esprit, brillent dans les travaux les plus sévères? Pour
avoir de l'esprit, faut-il laisser là l'étude commencée et se couvrir
d'un masque? Est-ce chose qui se prenne et se dépose à volonté?
M. Heine me pardonnera de lui soumettre ces réflexions, car il les
comprendra sans peine : je ne veux pas dire que chez lui l'esprit,
l'ironie, soient un rôle, un effort, un parti pris, mais il y a eu peut-
être, surtout dans ce qu'on a appelé son école, quelque chose
de cela; et si j'insiste sur ce défaut essentiel, c'est que cette sorte
d'imitation a introduit en Allemagne bien des désordres que M. Heine
déplore et condamne certainement.
Il y a deux hommes chez M. Henri Heine , il y a le poète du Livre
des Chants et des lleisebilder, plein de sincérité dans ses railleries, et
438 REVUE DES DEUX MONDES.
l'écrivain de chaque jour, qui a trop souvent abusé de ces dons char-
mans de l'esprit. Il faut bien le dire, c'est depuis que M. Heine écrit
à Paris, qu'on l'a vu arrêter le développement régulier de son talent.
Dans nos premières relations avec l'Allemagne, il est arrivé souvent
que nos écrivains ne nous ont rapporté que ce qu'il y avait de moins
bon dans ce pays; au lieu d'aller au-delà du Rhin, comme les Grecs
en Egypte, pour apprendre les secrets des sages, pour recueillir les
enseignemens du sanctuaire et transformer toutes ces idées avec la
vive clarté de l'esprit athénien , au lieu de nous approprier, à la ma-
nière de Platon, les symboles de l'Orient, au lieu de délier, ainsi que
Dédale, les pieds des statues égyptiennes, nous n'avons bien souvent
rapporté de la Germanie que les ombres et les chimères. L'Alle-
magne, aujourd'hui, fera-t-elle de même avec nous? J'espère que
non. Certes, il doit y avoir d'utiles échanges entre les peuples, et
si nous pouvons emprunter à l'Allemagne ce religieux enthousiasme,
cette honnêteté laborieuse, cette ardeur idéaliste, qui la recomman-
daient autrefois, les écrivains allemands peuvent apprendre chez nous
ce bon sens, cette ferme pensée, cette droiture de l'intelligence, qui
distinguent l'esprit français. N'est-ce pas à cela que Goethe s'est
appliqué toute sa vie? n'est-ce pas par ses relations avec la France,
par son étude attentive de nos écrivains du xviii^ siècle , qu'il s'est
formé une langue admirablement Hmpide et belle? n'est-ce pas la
prose si vive, si nette, si rapide, de Voltaire et de Montesquieu, qui,
transportée en Allemagne et mise au service d'un grand poète, est
devenue cet idiome que Goethe seul a parlé au-delà du Rhin? Voilà
un glorieux exemple de ces communications fécondes entre les peu-
ples. M. Heine lui-même avait demandé à la France cette netteté
qui manque à son pays, il lui avait emprunté aussi une certaine veine
satirique, une vivacité comique, qui auraient pu être une nou-
veauté pour l'Allemagne, et ouvrir à la poésie des routes fécondes;
mais le journaliste n'a-t-il pas quelquefois gdté ce que le poète avait
heureusement découvert? et le livre de M. Heine sur Louis Roerne
ne fait-il pas regretter le spirituçl auteur des Bains de Lucques et
des Nuits florentines?
Rîen n'est jamais désespéré avec les hommes d'esprit, et je désire
que M. Heine puisse voir dans nos avertissemens, dans nos remon-
trances, un peu rigoureuses peut-être, la plus sincère sympathie
pour son talent. C'est surtout en étudiant l'Allemagne que je suis
porté à être sévère pour M. Heine. Je n'ai aucune estime, je l'avoue,
p )ur ses imitateurs, pour ce journalisme prétentieux, pour ces affec-
DE l'État de la poésie en Allemagne. 431
tôtions de frivolité. Ce n'est pas là précisément l'esprit qu'il convena
de nous emprunter. Faut-il que nous rencontrions au-delà du Rhii
ce que nous combattons tous les jours ici? Nous ne cessons de récla-
mer contre cette infatuation qui est devenue une des plus sérieuses
maladies de notre époque, contre cet incurable orgueil des écrivains
qu'un certain succès a enivrés; eh bien! je n'aime pas que M. Heine
écrive sans rire : « Mes travaux sont des monumens que j'ai im-
plantés dans la littérature de l'Europe, à l'éternelle gloire de l'esprit
germanique! » Il y a, pour un esprit si fin, une grande imprudence
dans ces paroles. L'Allemagne, en effet, a-t-elle souscrit à ces éloges?
Il s'en faut bien. Tandis que M. Heine travaillait à nous faire con-
naître sa patrie, elle se plaignait d'avoir été blessée par lui, comme
dit Montesquieu , aux endroits les plus tendres. Sans regarder ces
plaintes comme tout-à-fait légitimes, sans accuser M. Heine des
troubles de l'esprit littéraire au-delà du Rhin, on peut lui reprocher
de n'avoir pas fait tout le bien qu'il aurait pu; ce sont ceux qui se
disaient ses disciples ou ses amis qui ont porté le désordre dans la lit-
térature. L'Allemagne avait beau protester contre les influences fu-
nestes de cette frivolité d'emprunt, elle les subissait à son insu; les
choses sérieuses étaient peu à peu décréditées ; le goût calme et
désintéressé de l'étude disparaissait, et la poésie, qui s'inspirait au-
trefois des grandes idées, la poésie, qui demandait des enseigne-
mens à la pensée immortelle, transplantée loin de ce terrain fécond,
se flétrit de jour en jour. Les écrivains même qui voulaient faire re-
naître cette fleur languissante y employaient vainement leurs hon-
nêtes efforts. Certes, parmi les poètes qui sont venus après M. Henri
Heine, tous n'ont pas chanté le doute, mais je ne sais quel esprit fri-
vole les sépare désormais des traditions du dernier siècle; ils sont
poussés chaque jour vers une poésie extérieure, vers un art matériel,
et il faudra bien du temps pour qu'ils puissent retrouver, sous tant
de ronces et d'épines, le chemin de leur paradis perdu.
Pendant que la fantaisie moqueuse de M. Heine avait tant de peine
à se faire accepter de l'Allemagne, et que la poésie semblait s'étein-
dre, on entendit tout à coup vanter deux jeunes poètes qui promet-
taient, dit-on, de devenir des maîtres. C'étaient M. Nicolas Lenau
et M. Ferdinand Freiligrath. Depuis que llhland se taisait, depuis
que Riickert ne faisait plus que redire trop long-temps son chant
monotone sans vouloir le renouveler, on s'était bien éloigné de
cette poésie sérieuse qui d'abord avait été saluée avec tant d'amour
par l'Allemagne, et M. Heine, je l'ai dit, représentait parfaitement
44.0 REVUE DES DEUX MONDES.
l'état de la pensée poétique dans ce pays. Était-il réservé à ces deux
écrivains de retrouver, comme l'école souabe, ces inspirations si
fraîches, si bien appropriées au génie allemand , ce rare mélange de
grâce et de profondeur? Je ne le pense pas, et ce qui prouve com^
bien l'Allemagne était déjà loin de la poésie de l'école de Souabe,
c'est l'accueil bien différent et assez singulier qui fut fait à ces deux
poètes. Sans le dire expressément, beaucoup d'esprits aimaient dans
Nicolas Lenau une continuation de l'école d'Uhland. On le soutenait
pour cette raison surtout; c'était l'admiration d'un parti plutôt que
cet assentiment naturel que commande le talent. Pourquoi cela?
Pourquoi était-il si nécessaire de protéger ainsi un poète de mérite
sans doute, mais qui se serait placé dans l'école de Souabe bien loin
de M. Gustave Schwab? Le génie particulier à cette école était-il
donc menacé, pour qu'il fallût courir au-devant des nouveaux venus
qui semblaient le continuer? C'était là en effet ce qui était arrivé.
Non-seulement les imitateurs de M. Heine avaient porté le trouble
dans les lettres, mais cette poésie politique qui occupe aujourd'hui
toute seule l'attention des esprits s'annonçait déjà de loin. Mille
plumes l'appelaient et la provoquaient. Sous le nom de romantisme,
l'école de Souabe était envahie et attaquée de toutes parts, et lorsque
M. Nicolas Lenau publia ses premières poésies, on crut que la pha-
lange d'Uhland allait compter un auxiliaire utile dans le jeune poète
autrichien. Quant à M. Freiligrath, il fut vanté au contraire dès l'ori-
gine parles adversaires de l'école dite romantique, et les Annales de
Halle s'efforcèrent de l'opposer à la direction que Uhland et Kerner
avaient donnée à la poésie. On voit que l'accueil fait à ces écrivains
signalait déjà des changemens considérables survenus dans l'opi-
nion, et, pour donner à ce fait toute son importance, il faut ajouter
que M. Lenau et M. Freiligrath, malgré de certains mérites, n'au-
raient obtenu en tout autre temps qu'une attention médiocre. Ainsi,
chose bizarre! ce qui fait pour nous l'intérêt de ces deux écrivains,
c'est presque leur insuffisance, c'est ce contraste entre la valeur
contestable de leurs œuvres et l'enthousiasme qu'elles ont excité; il
y a là, en effet, de curieuses révélations sur les différens mouve-
mens d'idées qui se sont déclarés récemment en Allemagne et qui y
font éclater en ce moment même de bruyantes émeutes dans le do-
maine de l'art.
M. Nicolas Lenau se rattache sans doute à l'imitation d'Uhland,
«iais il n'a pas ce qui donne aux chanteurs de Souabe une originalité
-ii heureuse, une distinction si haute; il n'a pas cette profondeur vi-
DE l'état de la poésie EN ALLEMAGNE. 441
vace du sentiment, cette franche inspiration qui jaillit du fond du
cœur. Il imite Uhland, Gustave Schwab, Charles Mayer : il préfère les
sujets qu'ils ont traités, il chante comme^ux le printemps, la nature;
seulement il voit toutes ces choses sous un aspect moins original,
et sa pensée, facile et gracieuse, n'a point cette force, cette vigueur
naturelle qui subjugue chez Uhland. Il y a un mot charmant de M. Vil-
lemain sur la poésie des troubadours, si agile, si légère, si prête à
toute occasion , où l'on chercherait en vain toutefois l'énergique sen-
timent des trouvères : poésie tout à fleur d'ame, dit-il. L'inspiration
de M. Lenau est aussi tout à fleur d'ame; mais pourquoi n'y trouve-
t-on pas ce qui nous dédommage chez les poètes méridionaux?
Pourquoi l'absence d'un sentiment profond n'est-elle pas cachée
dans ses vers, comme dans les chansons et les villanelles du Midi,
par l'élégance délicate et les vives nuances? Au contraire, ce qui
manque le plus chez M. Lenau, c'est le style; on lui a souvent re-
proché des négligences singuhères et surtout une certaine grossiè-
reté d'expression qui vient trop souvent faire tache dans une page
heureuse. M. Lenau occupe pourtant dans la poésie de son pays une
place qui n'est pas sans honneur. Ses amis admirent chez lui une
douceur mélancolique, une tristesse qui ne manque pas de charme.
Parmi ses poésies lyriques, il y en a quelques-unes réellement belles :
ce sont celles que lui a inspirées l'Amérique. Dans ses Atlantiques,
dans ses Feuilles de Voyage, il y a plus d'une inspiration véritable,
plus d'un accent qui ne s'oubUe pas. Ainsi le chant des Filles de la
mer, les vers brillans dont il a salué la cataracte du Niagara, la belle
pièce intitulée la Forêt vierge, et ces mélancoliques méditations au
bord d'un gouffre, dans la forêt dépouillée :
« Où sont les fleurs qui couvraient les branches de la forêt ? où sont les
oiseaux qui y chantaient si gaiement ? Les fleurs et les oiseaux sont depuis
long-temps partis. La forêt maintenant est abandonnée et dépouillée. Ainsi
bientôt , peut-être , se seront fanées aussi les belles fleurs de pressentiment
qui fleurissent dans mon ame; et quand la sève de la vie se sera desséchée en
moi, alors mes oiseaux aussi , mes chansons, prendront leur vol. Je serai si-
lencieux et mort comme cet arbre. Le printemps de mon ame aura été comme
le sien, un rêve. Lorsque cet arbre, dont le feuillage est aujourd'hui dans la
poussière, s'élançait vers la lumière adorée, lorsqu'il lui tendait ses bras,
lorsque chacune de ses feuilles tremblait vers le ciel, lorsqu'au printemps il
répandait dans les airs ses doux et vivifians parfums, sa belle existence ne
paraissait-elle pas digne de durée, et maintenant qu'il est mort, mérite-t-il
moins de regrets que ma pensée, qui se croit éternelle, ou que mon ame,
TOME IV. 29
442 REVUE DES DELX MONDES.
pleine d'aspirations vers Dieu ? — Ainsi je pensais, courbé sur l'abîme, l'ame
durement oppressée, et plus près de la mort que je n'avais jamais pu l'être.
Tout à coup j'entendis le frémissement des feuilles sèches et le bruit des pas
de mon cheval; il s'avançait vers moi comme pour m'avertir que la nuit était
venue, et qu'il fallait reprendre notre route. Mais je lui criai : —Est-ce bien
aussi la peine, ô mon cheval , que je remonte sur toi? Il me regarda, et son
regard, où il y avait le calme bonheur de l'existence, me pénétrant et me ré-
chauffant le cœur, y porta le repos avec une puissance magique. »
Plus loin encore, on aime ce Mythe de la tempêtey comme il l'ap-
pelle, ces vents qui accourent du fond de l'horizon, et, voyant la mer
calme, s'imaginent qu'elle est morte. « Es-tu morte, ô mère, ô vieille
aïeule?» Alors ils se penchent sur elle et pleurent de douleur. Non,
elle vit, elle se réveille, elle s'élance hors de son lit, la mère et les
enfans s'embrassent et se chantent leur amour dans le chœur de la
tempête. Il y a assurément une certaine grandeur bizarre dans ces
images; la tristesse qui est empreinte à chaque page du livre n'est
pas toujours monotone. Cette tristesse était une nouveauté pour
l'Allemagne, et n'a pas médiocrement contribué au succès du poète.
Je disais tout à l'heure que la poésie sombre et souffrante, provo-
quée en France et en Angleterre par les secousses morales du monde
moderne, n'avait pas été représentée en Allemagne, et que les trou-
bles de la pensée religieuse n'y avaient produit que la spirituelle
raillerie de M. Heine; c'est peut-être pour l'opposer à un railleur si
cruel qu'on a placé très haut ce poète quelquefois triste et grave, et
qui prenait au sérieux toutes les douleurs dont l'autre s'amusait fol-
lement. Je m'assure toutefois qu'il y avait bien plus de sincérité
dans le doute ironique de M. Heine que dans la molle et banale
tristesse de M. Lenau. Quoiqu'il ait foulé la terre de René, dont le
souvenir le préoccupe évidemment, combien il y a loin de cette
mélancolie vulgaire à la vivante douleur du frère d'Amélie! C'est
là décidément le défaut de M. Nicolas Lenau, une poésie super-
ficielle, et qui , affectant certoinas formes déjà consacrées par les
maîtres, ne produit guère qu'un contraste fâcheux entre l'ambition
du cadre et l'insuffisance de l'œuvre. Quand M. Lenau imite Uhland
il n'a pas cette profondeur émue, cette sérénité naturelle, cettt
franchise de cœur qui est le signe distinctif de cette école; quand il
chante la mélancolie, il ne la justifie point par l'étude des souffrances
morales; quand il a erré enfin, comme René, sur les terres lointaines
de l'Amérique, il ne rapporte du Nouveau-Monde que des couleurs
pour ses paysages.
DE l'État de la poésie en Allemagne. kkS
Ce défaut de M. Lenau paraît surtout d'une manière bien frap-
pante dans les poèmes de longue haleine où il s'est essayé récem-
ment, dans Faust et Savonarole. Comment oser toucher à Faust?
Répondra-t-on que c'est là une forme commune , un type qui n'ap-
partient à personne, un masque peut-être sous lequel, comme sous
le masque antique , chacun peut paraître à son tour et jouer son
drame? Ce serait presque une hérésie littéraire. Vers la fin du
moyen-âge, tous les poètes écrivaient un Fcmst, et on en trouve par
centaines dans les bibliothèques; mais, depuis qu'un maître s'est
emparé du sujet, il y a plus que de l'imprudence à vouloir le re-
prendre. Je veux cependant que vous ayez raison, et je vous ac-
corde votre cadre ; n'est-il pas nécessaire au moins que vous appor-
tiez à ce type consacré une pensée nouvelle? Le Faust de M. Nicolas
Lenau, loin de rien ajouter à la grande figure que nous connais-
sons, ne fait que reproduire en les affaiblissant les principales scènes
du drame mystique de Goethe. Quand M. Lenau ne copie pas Goethe,
c'est à Byron qu'il emprunte ses tableaux; Faust devient Manfred;
le poète va de l'un à l'autre sans pouvoir se décider; son imagina-
tion irrésolue hésite continuellement entre le Brocken et la Jung-
frau. La seule chose que M. Lenau n'ait pas empruntée à ses deux
maîtres, c'est le sens sublime de leur création, c'est l'étude de cette
curiosité infinie, de ce désir insatiable, de cette ambition effrénée
de l'humaine pensée, et on ne sait, en vérité, comment qualifier
une œuvre où l'auteur, dans son imitation maladroite, s'est com-
posé un héros de pièces et de morceaux dérobés , et n'a oublié que
l'ame.
On peut en juger : le drame commence par une petite pièce, en
forme de prologue, intitulée : le Papillon. Le papillon volait dans les
prairies en fleurs, mais la terre ne lui suffit pas; il s'élance au-dessus
de la mer , il vole , il vole , et bientôt , ne sachant plus où se poser,
il meurt dans ce désert. Ce papillon , c'est Faust qui s'est enfui sur
la mer des esprits, et qui, ballotté de toutes part, jeté hors de sa route,
meurt enfin, tandis que les génies célestes qui voguent sur cette
mer divine le regardent avec un sourire mêlé de compassion, sans
pouvoir cependant le secourir. Quel est le sens de cette introduction?
L'auteur a-t-il voulu dire que le repos de l'ame vaut mieux que le
travail? Défend-il à la pensée de se hasarder sur la mer des esprits?
Cette morale vulgaire n'est peut-être pas aussi sage qu'elle le paraît,
et on avouera qu'il: y a quelque chose de plus dans Faust et dans
Manfred, Serait-ce là vraiment toute l'idée du livre? Continuons,
29.
444 REVUE DES DEUX 3I0NDES.
nous verrons bien : la première scène de ce poème, écrit tantôt en
dialogue , tantôt dans la forme du récit , nous montre Faust errant
sur une haute montagne; il veut découvrir le secret de la création ;
il interroge la vie partout où elle est dans la nature, il la cherche
dans la pierre, dans la plante, dans l'insecte; mais le poète lui crie
de ne pas s'acharner à cette poursuite insensée :
« Que veux-tu, Faust, sur les cimes de ces monts? Espères-tu échapper
aux nuages et aux doutes? Le nuage de l'abîme s'attachera à tes pas, et là
aussi le doute viendra heurter ton front. Laisse-toi charmer par le pur éclat
du soleil, par cette plante silencieuse qui est sa fille, par l'alouette des Alpes
qui s'élève, solitaire, dans les airs, par ces sommets de neige dont les pointes
percent les cieux. Permets aux souffles de la montagne de pénétrer ton cœur:
ils dissiperont ton illégitime tristesse; mais, ne laisse point brûler dans ton
ame ce désir enflammé d'arracher son secret à la création. »
Faust continue ses recherches, et tout à coup le son des cloches
s'élève du fond de la vallée. Il se rappelle alors les jours de son en-
fance, la foi pure et paisible de ses jeunes années; il la compare à
son agitation présente, et, ce contraste le poussant au désespoir, il
va se jeter dans un gouffre de la montagne, quand une main vigou-
reuse le retient. C'est un chasseur noir qui lui a sauvé la vie et qui
disparaît à l'angle des rochers. — Rappelez-vous Manfred sur la
Jungfrau, rappelez-vous le chasseur de chamois qui l'empêche de se
précipiter dans l'abîme; rappelez-vous aussi le Faust de Goethe , le
vrai Faust, dans son laboratoire, écoutant les cloches de Pâques et le
chant matinal des anges. Y a-t-il un nom particulier en Allemagne
pour désigner de tels emprunts? Poursuivons toujours; peut-être
trouverons-nous quelque chose qui appartienne à M. Lenau. Voici
Faust et Wagner, à l'amphithéâtre d'anatomie, occupés tous deux à
disséquer un cadavre. Faust est comme toujours impatient, inquiet,
mécontent de lui-même et de la science; Wagner, insouciant dans
sa médiocrité vulgaire, est très heureux du peu qu'il lui est donné
de savoir. Tout le monde a admiré cette scène dans l'œuvre de
Goethe. La scène suivante nous transporte dans une forêt où Faust
recommence ces éternelles questions : Qu'est-ce que la vie? qu'est-
ce que la mort? Arbres vivaces qui tenez si solidement au cœur de
cette terre féconde où résident tous ces secrets sans nombre, pour-
quoi ne nous apprenez-vous rien de ces mystères? Survient Méphis-
tophélès, et le contrat s'engage. Nous allons voir maintenant la
caverne d'Auerbach, où Goethe a conduit Faust tout dégoûté de la
DE l'État de la poésie en Allemagne. 445
grossièreté repoussante des chanteurs ivres. Le Faust de M. Lenau
se mêle à une danse de village, et, au lieu de se sentir soulever le
cœur par les grossiers plaisirs que décrit le poète, il s'y jette ardem-
ment. Toute cette scène est écrite avec une crudité vraiment bru-
tale; le pis est qu'on n'en voit pas le sens. Que dire aussi du tableau
suivant, intitulé le Pauvre petit Abbé? Dans la taverne où continue
la danse, entre un passant, tenant une belle fille sous le bras. Ils
prennent place et boivent joyeusement; mais le chien de Faust,
depuis leur entrée, n'a cessé de japper et de tourner avec inquié-
tude autour des nouveaux venus. Tout à coup il saute d'un seul
bond sur la table et enlève à notre homme sa perruque frisée : qu'a-
perçoit-on? une tonsure de prêtre. Voilà la première invention qui
appartienne à M. Lenau ; je doute qu'on la trouve très heureuse.
Que signifient ces grossières descriptions où sa plume se complaît?
Quel est le sens de ce conte voltairien jeté au milieu du drame?
quel est cet abbé? d'où vient-il? pourquoi l'auteur l'amène-t-il dans
cette ignoble taverne? quel est son rapport avec l'histoire de Faust?
Toutes ces questions demeurent sans réponse, et M. Lenau ne se
soucie pas d'éclairer sa pensée, si pensée il y a. L'auteur imagine
ensuite d'introduire Faust avec Méphistophélès dans les jardins du
roi; Méphistophélès engage le ministre à ne tenir aucun compte des
droits et des besoins du peuple; Faust promet un hymne où il chan-
tera le mariage du prince qui sera célébré le lendemain, et devant
toute la cour il récite deux couplets médiocres où le roi est tourné
en ridicule. Mais que fais-je? et pourquoi analyser cette œuvre sté-
rile , où tout ce qui n'est pas emprunté sans discrétion est miséra-
blement inventé? Faust arrive chez des forgerons dans la forêt;
tandis qu'il veut séduire son hôtesse, une mendiante frappe à la
porte, son enfant dans ses bras. Cette femme, c'est Faust qui l'a
perdue, et cet enfant, c'est le sien. Faust devient pâle; il jette sa
bourse à cette femme, monte à cheval, et s'enfuit au galop. Comme
il court à travers les bois, il approche d'un cloître; c'est la nuit de la
Saint-Jean : une procession d'enfans, de jeunes filles, de vieillards,
traverse lentement et religieusement la forêt. L'éclat paisible des
cierges, les sons pénétrans de la psalmodie émeuvent Faust jusqu'au
fond des entrailles; il laisse tomber sa tête dans ses mains et éclate en
sanglots. Bientôt le voilà à la cour de la princesse Marie, fiancée au
duc Hubert; il séduit la princesse. Un peu plus loin, nous le rencon-
trons dans un bois, où il s'enivre avec son noir compagnon, et va
criant à tous les échos : Je me suis donné au diable 1 Enfin, lassé de
446 REVUE DES DEUX MONDES.
la terre, il veut naviguer sur l'Océan pour s'arracher à ses souvenirs;
il part avec Méphistophélès , mais le vaisseau est brisé par l'orage,
et nos voyageurs, qui ont pu regagner le bord, entrent dans un ca-
baret rempli de matelots et de filles perdues; Faust leur demande
s'ils croient en Dieu, puis il les quitte et va se tuer sur un rocher.
Méphistophélès arrive, qui emporte son ame. Voilà ce poème, où
l'auteur n'a montré que les efforts impuissans d'une imagination aux
abois. Quant au sens du livre, je le répète, c'est une énigme indé-
chiffrable; comprenne qui pourra ces imitations incohérentes, je ne
me charge pas de les expliquer. J'ai beau chercher, j'ai beau inter-
roger l'ensemble et les détails; je ne puis découvrir les secrètes
intentions du poète, j'ignore ce qu'il a voulu. Est-ce simplement le
Faust de Goethe refait et corrigé? Une pareille entreprise se juge
d'elle-même. Est-ce une contre-partie, une réfutation? Il ne pa-
raît pas. Qu'est-ce enfin que ce Faust qui cède si aisément aux con-
seils de la débauche, et qui n'a ni les entraînemens de don Juan ni
l'exaltation spirituelle de Manfred? Mais j'ai tort vraiment d'y vou-
loir trouver une signification sérieuse, et je suis forcé de croire que
l'auteur n'a désiré qu'une occasion pour des tirades sonores et des
tableaux éclatans. Le seul mérite, en effet, qu'on puisse louer dans
son œuvre, c'est une certaine vigueur de style, bien qu'elle s'abaisse
trop souvent à la grossièreté.
M. Nicolas Lenau n'a pas été beaucoup plus heureux dans son Sa-
vonarole. S'il fallait, pour renouveler la légende de Faust, pour faire
lire sans impatience une œuvre dont le seul nom évoque devant
nos souvenirs les plus énergiques inventions de l'art moderne , s'il
fallait une imagination vraiment originale, la tâche nouvelle que
s'imposait M. Lenau en voulant consacrer par la poésie un des plus
grands sujets de l'histoire du moyen-âge exigeait aussi une puissance
qui décidément ne lui appartient pas. Ressusciter pour nous l'Italie
du XV* siècle, reconstruire l'ancienne Florence, nous transporter au
sein de l'église déjà affaiblie et corrompue, puis de la corruption
universelle faire sortir ce moine énergique, cet ardent dominicain,
le jeter au milieu des désordres qu'il veut faire disparaître, des
misères morales qu'il veut châtier, de l'église enfin, à qui il espère
rendre la sévère beauté qu'elle a perdue : c'était là un programme
magnifique, mais difficile à remplir, une éclatante et périlleuse occa-
sion. Une pareille tâche eût pu tenter le génie de Shakspeare, et
l'histoire entre ses mains, reproduite avec une vigueur égale à la réa-
lité môme, aurait atteint à une beauté merveilleuse. Le poème de
DE l'État de la poésie en Allemagne. 447
M. Lenau a trop le caractère d'une légende : ces vers courts, ces
strophes toujours égales et d'un ton uniforme, l'accent naïf et pai-
sible du style, pouvaient convenir à quelque douce histoire de sainte,
à quelque pieux et mystique récit; mais la grandeur, l'énergie du
sujet y disparaissent trop souvent. Dans le commencement, rien de
mieux; que le livre s'ouvre comme une légende, je l'accorde sans
peine; que le poète, avant de conduire son héros sur cette scène
agitée où il périra, nous le montre sous le toit paternel se préparant
par la prière, par les visions d'une foi jeune et déjà inspirée, à toutes
les saintes passions, à toutes les ardeurs véhémentes d'un réforma-
teur de l'église et d'un chef de parti; que Jérôme entre au cloître,
qu'on le suive au monastère, que M. Lenau raconte avec grâce le
noviciat du jeune dominicain, qu'il le montre s'oubliant à la prière
du soir dans des contemplations sans fin, et les autres novices,
malgré la sévérité de la règle qui les rappelle, n'osant troubler ses
profondes extases, il y a beaucoup de bonheur et vraiment une ceF-
taine beauté dans ce début. Ces détails, ces circonstances présentées
habilement, ces peintures familières, sont une charmante introduc-
tion aux récits plus dramatiques qui vont suivre, et que nous atten-
dons. Un certain éclat, d'ailleurs, ne manque pas à ces tableaux;
ainsi, dans une prédication de Savonarole :
a Les degrés de l'autel, les niches, la sacristie, l'échafaudage des galeries
contre la muraille, tout est rempli par la foule, et le peuple se presse encore.
« Jérôme est monté dans la chaire; il s'agenouille avec une silencieuse dé-
votion; il demande à Dieu sa force pour les paroles qu'il va prononcer.
« Puis le saint homme se lève; son regard plein de bénédictions se repose
sur le peuple, son noble visage est illuminé par la puissance de l'amour et
le courage du combat.
« Quand les oiseaux commencent à chanter, quand se lève une belle ma-
tinée de printemps, on voit s'éclairer d'abord les cimes de la montagne qui
s'élève majestueuse et voisine du ciel.
« Puis, peu à peu, du haut des sommets, descend jusqu'au fond le rayon
matinal, jusqu'à ce que la vallée tout entière resplendisse, pleine de clarté
et de bonheur, dans la lumière du soleil.
« Ainsi, du visage du saint homme, quand il parle tout inspiré à la foule,
ainsi descend le pur rayon de lumière qui va briller sur chaque front. »
Ces images sont belles, et on se rappelle que saint Augustin com-
parait aussi à des montagnes les hommes que Dieu illumine de sa
grâce, les grandsjesprits qui transmettent la lumière aux humbles et
448 REVUE DES DEUX MONDES.
au\ faibles. Les paroles que le poète met dans la bouche de Savona-
role sont reproduites avec habileté d'après les sermons italiens que
nous a laissés le fougueux prédicateur. Nous y voyons, dès les premiers
mots, toute l'Italie du xv*' siècle, et cette église devenue païenne,
que le pieux dominicain veut ramener dans le chemin de l'Évangile.
M. Lenau a quelquefois répété non sans hardiesse les libres paroles
avec lesquelles le courageux moine châtiait les papes dissolus , les
prêtres athées, les cardinaux sacrilèges; mais quand l'auteur parle
en son nom, quand il raconte, quand il place en face de Savonarole
les ennemis qui vont engager la lutte avec lui, Alexandre Borgia et
les Médicis, son poème n'est plus qu'une froide chronique, sans vie,
sans couleur, sans mouvement. Il ne suffit pas de dire en quelques
vers très faibles : Savonarole est dangereux pour les Médicis et pour
le pape, parce qu'il a signalé leurs péchés; — il fallait montrer le rôle
politique de Savonarole et le parti des pénitens, dont il était le chef,
devenu tout-puissant à Florence. La mort de Lorenzo de Médicis a
fourni à M. Lenau une scène assez belle; cette lutte entre le prince
mourant et le prêtre qui veut obtenir de lui la liberté de sa patrie
a inspiré au poète quelques vers éloquens. Bientôt cependant les
évènemens se multiplient, les Français arrivent, Charles VIII est
aux portes de Florence, et les Médicis sont abattus : M. Lenau
tombe alors au-dessous de son sujet, et toute cette partie est de la
dernière médiocrité. Dans la description de la cour effrontée du
pape Alexandre VI, dans les détails sur Lucrèce Borgia et ses deux
frères, M. Lenau n'a pas su éviter ces grossièretés que je bhlmais
tout-à-l'heure dans son Faust. Au chant qui suit, l'assassinat du
prince de Gandia rappelle un peu trop un récit semblable dans le
drame de M. Hugo. Puis, voici la peste, le fléau de Dieu que Sa-
vonarole annonçait à l'Italie avec de si menaçantes paroles; voie
Alexandre VI qui se décide à punir le moine de ses courageuses
remontrances; Jérôme est jeté dans une prison et mis à la torture.
Là encore, je regrette les vivantes émotions du récit que nous a
transmis l'histoire, et je m'impatiente contre cette languissante chro-
nique rimée. Un peu plus loin, la légende reparaît, et M. Lenau se
retrouve sur son terrain. Le moine, brisé par la torture, est étendu
sur la paille de son cachot ; il rêve qu'il marche avec son père et sa
mère, le long d'un bois, dans une prairie divinement éclairée qui est
le chemin du paradis; il entend les chœurs des anges; ils chantent
si doucement, si douoenicnl, que les anciens souvenirs de sa jeu-
nesse, ses joies disparues, ses espérances éteintes, 'se réveillent et
DE l'État de la poésie en Allemagne. 449
revivent en lui. Savonarole aperçoit les patriarches, les prophètes, les
pères de l'église, qui viennent au-devant de lui par les belles avenues
du ciel. Des oiseaux chantent sur les arbres; des gazelles toutes blan-
ches, des daims, des cerfs, boivent l'eau des sources sur la lisière des
bois. Un ange explique à Savonarole le sens de tout ce qui frappe ses
yeux : ces blanches gazelles, ces daims qui courent sans effroi dans
la prairie, c'est l'humanité telle qu'elle sera un jour, purifiée, heu-
reuse, vivant sans crime et sans douleur dans les vallées de la terre;
les oiseaux qui chantent sur les branches, ce sont les penseurs, les
esprits avides de la divinité qui s'élèvent vers elle en la cherchant
sur les cimes de l'intelligence. Jean le bien aimé vient ensuite
et bénit tout le pays; les fleurs se colorent du sang du Christ; cette
merveilleuse vallée, à mesure qu'on avance, devient plus belle, plus
divine; là-bas, voici le trône de Dieu, et déjà ce n'est plus de l'air
qu'on respire, c'est le souffle embaumé des prières. Il y a une gra-
cieuse poésie dans ce songe du pauvre moine. Je trouve aussi dans
la scène du martyre une invention qui n'est pas sans beauté : tandis
que Savonarole meurt sur le bûcher, tandis que cette foule mobile
qui l'aimait autrefois vocifère autour de lui , un juif qui l'avait tou-
jours poursuivi de sa haine, arrivé là pour l'insulter une dernière fois,
rencontre son regard illuminé d'une clarté toute divine; frappé par
cette lumière, et atteint jusqu'au fond de l'ame, il éclate en sanglots,
il s'agenouille au pied du bûcher, et crie à Savonarole : Baptise-moi,
baptise-moi, je suis chrétien! — Je te baptise avec tes larmes, lui
répond le mourant. Et quand ses cendres sont jetées dans le fleuve,
le vieux juif suit le flot qui emporte ces restes sacrés, il marche, il
marche le long de l'Arno, il va jour et nuit sans se reposer, jusqu'à
ce qu'il tombe et meure d'épuisement.
On a pu remarquer que M. Lenau rachetait quelquefois par le mé-
rite de certains détails tout ce qu'il y a de faible et d'insuffisant dans
l'ensemble de son œuvre. Assurément, ce poème ne se lit pas sans
plaisir; mais dans cette série de petits chants, de courtes romances,
où retrouver la vive physionomie de cette dure époque? où sont tant
de passions aux prises? où est cette énergie si sainte du moine flo-
rentin, son éloquence si hardie, et tout ce drame enfin, plein d'é-
motion et de mouvement? M. Nicolas Lenau, il faut bien le dire, a
été vaincu par l'histoire, comme dans son Faust il a été vaincu par
le souvenir des chefs-d'œuvre qu'il imitait.
Un poète qui appartient à la même école que M. Lenau, à l'école
autrichienne, et qui, comme lui, s'était annoncé avec éclat dans ses
450 REVUE DES DEUX MONDES.
débuts, l'auteur de la Couronne des Morts, M. Zediitz, vient de mon-
trer aussi que son talent a décliné et mal répondu aux espérances
premières. On ne peut reprocher à l'auteur de s'être attaqué à des
sujets trop élevés : ce n'est ni un poème philosophique ni un drame
emprunté aux pages les plus vivantes de l'histoire que M. Zediitz
nous donne; c'est simplement une histoire de bonne femme. On voit
cependant qu'il attache une grande importance à son œuvre, et les
proportions étendues, les allures quelquefois épiques du récit, le soin
qu'il a apporté au style, tout dit assez que le poète ne refuse pas d'être
jugé sur son conte de fée. La fable, on va le voir, est bien peu de
chose. Un enfant vient de naître dans une forêt, sa mère est morte
en lui donnant le jour; une fée arrive qui recueille la pauvre petite
créature et la transporte dans un chAteau merveilleux, au milieu
des prairies embaumées et des clairières des bois. Son nom sera
Waldfraûlein , la demoiselle de la forêt. La blonde enfant grandit;
elle devient une belle jeune fille. Voilà son cœur qui s'ouvre au prin-
temps, comme ces fleurs délicates qu'elle voit partout sous ses pas;
elle chante, elle pleure, je ne sais quoi d'inquiet s'agite en elle, un
amour inconnu frémit dans son ame. Encore un an, lui dit la fée,
et tu seras mariée au plus beau des chevaliers. Bientôt, sous les
ombrages de la forêt, Waldfraûlein rencontre un beau chasseur,
noble, brillant, le seigneur de Mospelbrunn; elle le reconnaît, c'est
le fiancé de ses rêves. A peine sont-ils tombés dans les bras l'un de
l'autre, que la fée courroucée paraît. La jeune fille éperdue s'enfuit,
et son amant la rappelle en vain. Elle court vers le château, mais
elle ne peut le retrouver; le palais, les jardins, tout a disparu; c'est là
sa punition, et sa bonne fée l'abandonne. Que faire? Waldfraûlein,
après avoir erré le jour et la nuit, épuisée de fatigue et de faim,
entre au service de la vieille charbonnière Nothburga, et le char-
bonnier Caprus la veut prendre pour femme. Cependant le jeune
seigneur de Mospelbrunn cherche partout sa fiancée, celle qui lui
est apparue un instant pareille à une créature céleste, et qui s'est
enfuie comme un songe. Enfin, après de longues recherches et de
longues aventures, les deux amans se retrouvent, et les hirondelles
viennent chanter sur leur toit. Il n'y a pas, comme on voit, beau-
coup d'imagination dans cette histoire, et il est clair que l'auteur
n'a désiré qu'un cadre pour mille petits détails de description.
La poésie de M. Zediitz n'est pas autre chose en effet. Jamais la
musc, en Allemagne, ne s'est résignée ainsi h se priver des idées; il
semble qu'elle veuille faire pénitence pour en avoir abusé peut-être
DE l'État de la poésie en Allemagne. 451
autrefois, et, abandonnant le domaine de la pensée, elle va se re-
pentir dans le désert. M. Tieck a bien souvent choisi des sujets pa-
reils à celui-ci, mais comme il les transformait! Que de fines inten-
tions dans (ses pages légères! Chez M. ZedUtz, il n'y a rien qui
rachète la faiblesse de l'invention. Le style même, n'étant pas sou-
tenu par la pensée, ne gagne rien aux soins particuliers qu'on lui
donne; au contraire, il devient tourmenté, précieux. L'écrivain,
pour relever l'insulTisance du fond, est forcé de prêter à la forme
toute sorte d'ornemens inutiles, de la parer, de l'ajuster sans cesse,
de la ciseler, comme on dit; rien ne fatigue plus que cette minu-
tieuse coquetterie de tous les instans.
L'affectation et la manière, c'est là ce qu'on doit surtout blâmer
dans l'école autrichienne. M. Anastasius Grun, le plus distingué as-
surément de tous ces jeunes poètes de l'Autriche, n'est pas tout-à-
fait exempt de ce défaut. Le style cependant, chez lui, est animé
par les idées, par les convictions qu'il exprime avec noblesse, car
M. Grûn appartient à ce mouvement nouveau qui fait tant de bruit
au-delà du Rhin , et nous le retrouverons bientôt dans les rangs de la
poésie politique. M. Nicolas Lenau, nous l'avons vu, manque trop
souvent aussi de naturel. Pour éviter ce péril, il faut que les poètes
se préoccupent davantage de la pensée, il faut qu'ils l'aiment et
qu'ils lui soient dévoués. C'est elle qui leur enseignera une langue
belle et simple. Il faut aussi mesurer ses forces. Ni trop haut, ni trop
bas. Que M. Zedlitz s'efforce de s'élever et de retrouver les inspira-
tions sérieuses qui ont recommandé ses débuts. Pour M. Lenau, au
contraire, qu'il renonce à une ambition qui l'a mal conseillé; son ta-
lent n'est pas fait pour les grands sujets. Qu'il revienne aux premiers
chants de sa muse lyrique, à ces paysages, à ces tableaux des terres
lointaines, aux descriptions mélancoliques de la mer et des cieux; il
retrouvera une place qu'il peut rendre honorable encore.
De M. Nicolas Lenau à M. Freiligrath, la transition est naturelle.
M. Freiligrath a plus d'un rapport de parenté avec l'auteur de Sa-
vonarole; il lui ressemble par certaines qualités, par l'habileté poé-
tique, par la science de la couleur. Seulement, il a porté plus loin
l'aveugle amour de la forme, et avec lui la poésie allemande achève
de quitter tout-à-fait ses anciennes traditions. Séparé par M. Heine
des pures inspirations de l'école de Souabe, cette poésie marche de
plus en plus vers un art tout extérieur, jusqu'à ce qu'elle aille tomber
dans le domaine du journalisme, et qu'elle ne soit plus qu'une arme
banale pour les luttes de chaque jour. M. Freiligrath, dont le talent
452 REVUE DES DEUX MONDES.
d'ailleurs est incontestable, a peu de goût pour la pensée; son genre,
c'est la ballade, brillante, étincelante; ce sont de vives peintures
chaudement colorées, c'est la reproduction d'une nature pleine de
lumière, de la nature d'Orient et d'Afrique, avec une audace de cou-
leurs étranges qui ne messied pas. M. Lenau avait été loué pour sa
pensée, pour sa mélancolie; mais il vient de montrer qu'on avait trop
compté sur les ressources de sa muse. M. Freiligrath, au contraire,
a été salué dès le commencement par ceux qui voulaient que la
poésie abandonnât le terrain d'un romantisme idéaliste; il est sur-
tout un coloriste bizarre et hardi.
Lorsque l'Allemagne s'était occupée de l'Orient, elle y avait tou-
jours cherché un aliment aux ardeurs religieuses de son génie. La
muse allemande se reconnaissait dans les contemplations profondes
de la poésie indienne, dans le gracieux mysticisme de l'école per-
sane. Non-seulement Herder, Goethe, Novalis, Rùckert, mais au-
dessous d'eux tous les poètes, tous les écrivains qui les avaient suivis
sur les bords du Gange, n'avaient eu qu'une seule pensée : c'était de
satisfaire, chacun à sa manière et selon la direction particulière de
son esprit, cet amour des mystiques profondeurs. M. Freiligrath est
entré d'une tout autre façon dans le monde asiatique; personne
n'est moins mystique que lui , personne ne se soucie moins des ri-
chesses invisibles amassées là depuis des siècles, de ces trésors de
contemplations et de rêverie que recèlent les prodigieux systèmes de
l'Inde. Il a pénétré cavalièrement dans ces sanctuaires où les maîtres
n'entraient jamais qu'avec émotion et respect. C'est là l'originalité de
M. Freiligrath, et la cause de la surprise qui a accueilli ses vers, il y
a quelques années. Rien n'était plus nouveau, plus inattendu, plus
irrespectueux peut-être , et plus piquant. L'auteur n'aimait l'Orient
que pour lui ravir ses vives couleurs , pour composer des groupes
étincelans, ou pour peindre, non sans vigueur, quelque tableau du
désert. L'imitation, du reste, y avait bien sa part, et il n'était pas
difficile de reconnaître dans maintes pièces l'étude attentive de
M. Hugo. Figurez-vous la folle apparition des Orientales avec leur^
splendeurs, leurs pavillons victorieux, toutes leurs richesses dé-
ployées, au milieu de ces sages à barbe blanche qui commentent
silencieusement les Védas!
M. Freiligrath ressemble surtout à son modèle dans les pièces
où il a peint la nature toute seule et cherché la grandeur, l'effet
inattendu, la bizarrerie, sans enfermer une idée sous les forme-
brillantes de sa poésie. Il a lutté quelquefois avec bonheur contre
DE l'État de la poésie en Allemagne. 453
l'éclat des vers de M. Hugo. Ainsi dans la Course du Lion, — A
l'heure où le Hottentot dort dans sa hutte, à l'heure où la gazelle
et la girafe vont boire aux eaux du fleuve, le roi du désert, couché
dans les roseaux, s'élance en rugissant sur la girafe tremblante.
Étrange et formidable cavalier! Il enfonce ses ongles dans les flancs
de sa royale monture, et sur son col incliné il laisse flotter sa jaune
crinière. La girafe pousse un cri de douleur, et s'enfuit plus rapide
que le vent. Elle emporte avec elle une colonne de sable qui la suit
comme un esprit du désert. Le vautour, la hyène, la panthère, lui
font un sombre cortège, et sa trace est marquée des gouttes de son
sang. EUe tombe enfin épuisée après avoir couru toute la nuit; elle
a franchi le désert tout entier, et là-bas le soleil se lève sur Mada-
gascar. Voilà, dit le poète, comment le lion traverse son empire.
II y a dans bien des peintures pareilles à celle-là une certaine
énergie de pinceau. J'aime mieux pourtant M.iFreiligrath dans d'au-
tres pièces empreintes d'un caractère plus particulier, et où l'auteur
cesse de rappeler trop directement M. Victor Hugo. Il a écrit une
dizaine de ballades où sa manière se révèle plus vivement. J'en-
tendais un jour un écrivain allemand, d'un esprit très ingénieux,
comparer M. Freiligrath à celui de nos peintres qui sait si bien les
couleurs de l'Asie, à M. Decamps. Ce rapprochement n'est pas tout-
à-fait juste; il y a sans doute chez M. Freiligrath bien des pages qui
rappellent l'auteur de la Patrouille turque; comme lui, M. Freili-
grath connaît dans les rues de Smyrne ou d'Alep l'effet des ombres
sur les murs blancs, et les couchers de soleil dans la solitude; il
connaît les intérieurs de la vie orientale et les immenses lignes
jaunes du désert. Tous les animaux des zones brûlantes , droma-
daires, girafes , crocodiles , sont à l'aise dans ses vers et s'y jouent
volontiers : il me semble les voir sous cet ardent soleil , au milieu
de cette puissante nature que M. Decamps reproduit sur sa toile;
mais où est l'esprit, la fine pensée du peintre français? C'est le co-
loriste, et non l'observateur, que rappelle M. Freiligrath. Je citerai
une de ces ballades :
le prince maure.
« Son armée se pressait dans la vallée des Palmiers; autour de sa chevelure
était roulé son châle de pourpre; il portait sur ses épaules une peau de lion,
et les frémissantes cymbales sonnaient la guerre.
45i REVUE DES DEUX MONDES.
« Ses bandes sauvages ondulaient comme une mer. Il entourait sa bien-
aimée de son bras noir, de son bras tout chargé d'or : « Orne-toi , jeune fille,
« pour la fête de la victoire ! »
« Vois : je t'apporte des perles brillantes; elles pareront ta chevelure noire
« et crépue. Là oii les flots du golfe Persique cachent des bancs de corail,
« de hardis plongeurs les ont pêchées.
« Vois : des plumes d'autruclie! Qu'elles parent ton front et s'inclinent,
« toutes blanches, sur ton visage noir! Orne la tente, apprête le festin, rem-
« plis et couronne la coupe du vainqueur. »
« Du fond de sa tente blanche et brillante sort le prince maure armé pour
le combat ; ainsi , du seuil des nuées étincelantes , sort la lune , sombre,
obscurcie.
« Comme il est salué par les cris joyeux de ses troupes, par les trépigne-
mens de ses chevaux! C'est à lui le sang fidèle du nègre, c'est pour lui que
le Niger roule ses eaux mystérieuses.
« Mène-nous à la victoire ! mène-nous à la bataille ! » Ils combattirent de-
puis le matin jusqu'au milieu de la nuit. La dent creusée de l'éléphant, avec
son bruit sauvage, enflammait les guerriers.
« Les lions, les serpens s'enfuient effrayés au bruit du tambour, garni de
crânes. Dans les airs flotte la bannière qui annonce la mort; le jaune désert
se teint en rouge.
« Ainsi s'agite la bataille dans la vallée des Palmiers! Elle, cependant,
prépare le festin. Elle remplit la coupe avec le jus des dates, et couvre de
fleurs le pieu qui soutient la tente.
« Avec les perles que les flots de la Perse ont produites, elle pare sa che-
velure noire et crépue; elle orne son front avec les plumes ondoyantes, elle
couvre de coquillages étincelans son cou et ses bras.
« Elle se tient devant la tente du bien-aimé; elle écoute comment sonne au
loin la trompette de la guerre. Il est midi, le soleil brûle; ses couronnes de
fleurs se fanent, mais elle ne le voit pas.
« Le soleil descend , le soir vient. Voici la rosée de la nuit qui frissonne,
voici le ver luisant qui paraît. Du sein des eaux tièdes, le crocodile lève sa
tête, comme pour jouir de la fraîcheur.
« Le lion se dresse et rugit tout affamé. Des troupes d'éléphans s'agitent
dans la forêt; la girafe cherche un gîte pour se reposer; les yeux et les fleurs
se ferment.
« La poitrine de la jeune fille se gonfle d'inquiétude; tout à coup vient un
Maure, fugitif, couvert de sang : « Plus d'espérance! La bataille est perdue!
Ton amant est pris et conduit vers l'orient.
« Là-bas, vers la mer! vendu aux hommes blancs! » Alors elle se roule à
terre, elle s'arrache les cheveux, elle brise ses perles d'une main frémissante,
elle cache ses joues brûlantes dans le sable brûlant. »
DE l'État de la poésie en Allemagne. 4^5
Dans la seconde partie de la ballade, nous voyons le marché, les
cavaliers, la foule, les femmes étalées aux regards des acheteurs, et,
dans un coin du tableau, le prince maure, devenu esclave, qui bat
du tambour, qui regarde sa peau de lion , et songe au Niger et à la
bien-aimée qui a orné de perles ses cheveux noirs. Cette pièce in-
dique assez bien quel est le talent de M. Freiligrath. Malgré la cru-
dité des tons, et une fois le genre admis, c'est là, dans l'allemand,
un petit tableau plein de couleur et de mouvement.
Toutefois, je le répète, que M. Freiligrath égale parfois le coloris
de M. Hugo, qu'il rappelle dans certaines ballades le riche pinceau
de M. Decamps, ce n'est pas là qu'il me satisfait le plus. Il s'élève
davantage quand il introduit dans ces petites scènes, habilement
disposées et éclairées de tant de lumière, une idée, un sentiment,
une émotion, dont la poésie ne saurait se passer. Il peut le faire, il
Fa essayé trop rarement. Il aime , par exemple , à représenter les
hommes de l'Orient loin de leur pays, il les conduit dans les climats
du Nord, pour nous les montrer ensuite les yeux tournés vers l'en-
droit où le soleil se lève et pleurant la terre natale. Il rapproche
ainsi ces deux mondes, et, en même temps qu'il rencontre dans
ce procédé ces effets de couleur qui l'attirent, il éveille quelque-
fois une émotion grave et forte. S'il aperçoit, dans quelque fête d'Al-
lemagne, sur la place du marché, la jeune Grecque qui est venue
vendre les essences d'Orient achetées à Smyrne, s'il la voit pensive
et réfléchie, il rêve comme elle, il s'enfuit vers ces pays du soleil,
il la reconduit au milieu des bazars d'Alep et de Bagdad. Ailleurs,
c'est le nègre qui pense au Nil bien-aimé, ou, par un contraste nou-
veau, c'est le poète qui a quitté l'Allemagne et qui habite chez les
sauvages; il leur récite des vers en pleurant; les Indiens écoutent
cette langue inconnue qui les charme, et, quand le poète meurt, ils
lui creusent sa tombe à l'endroit qu'il aimait. Vous reconnaissez
René et le vieux Sachem. Plus loin, c'est la baleine, fille des mers
du Nord, qui vient périr sur les rivages du Midi, sous le harpon des
pêcheurs. La pièce est assez éloquente. L'auteur l'a intitulée Lévia-
thauy et il a pris pour épigraphe ce verset d'un psaume : « Tu di-
vises la mer par ta puissance, et tu brises la tête des dragons dans
l'eau; tu brises la tête des baleines, et tu les donnes à manger aux
peuples du désert. »
« Un jour, Tautomne, j'allais sur le bord de la mer, la tête nue, le regard
baissé, tenant à la main les psaumes de David. La mer montait, la vague se
456 REVUE DES DEUX MONDES.
gonflait, le vent soufflait d'ouest, et à Thorizon, avec sa blanche voilure,
s'avançait un vaisseau.
« Et lorsque dans les psaumes du roi d'Israël, tantôt regardant autour de
moi , tantôt feuilletant mon livre, j'en vins à l'endroit que vous lisez en tête
de ce chant, près du rivage désert, ayant replié leurs voiles grises, s'avan-
çaient trois bateaux pêcheurs, bien équipés.
« Et derrière eux, gris et noir au milieu de la blanche écume des flots,
plongeait et nageait, grand comme un géant, un animal monstrueux. Ils le
traînaient avec un cordage. Les falaises grondent; le mut craque avec fra-
cas; le harponneur jette l'ancre. Sur le bord reposent les bateaux pêcheurs
avec la baleine.
« Et maintenant, au cri des frères et des époux, arrive par bandes le peuple
du désert; joyeux, ils sortent des huttes et courent vers le rivage. Ils voient
la fille de l'Océan, le corps éventré par le fer; ils voient sa tête fracassée,
d'où l'eau ne jaillira plus
« Et les pêcheurs dansaient et chantaient autour de leur proie sanglante.
Alors il me sembla qu'elle roulait son œil à demi fermé , avec mépris , sur
cette foule grossière. Il me sembla que son sang rouge ruisselait de sa plaie,
fumant de colère, et qu'en râlant elle murmurait dans la tempête : O misé-
rable race des hommes!
« O nains qui avez vaincu le géant par la ruse ! Lâches habitans de la terre
qui devriez craindre mon empire ! O faibles créatures qui ne pouvez traverser
la mer que dans un vaisseau creux , pareils à ces honteux animaux qui ne
sortent jamais de leurs coquilles!
« O rivage aride et dépouillé! Et sur ce rivage, quelle vie aride et dé-
pouillée aussi! Peuple affamé! Comme ils se sont agités, quand ils ont vu
que j'étais là! Que leur village est tristement situé sur la dune avec ces som-
bres huttes! — Et toi, vaux-tu mieux qu'eux, toi qui me regardes mourir,
ô poète.^ »
Ce même sentiment est exprimé parfois avec une certaine grâce
légère et moqueuse, comme dans la pièce où les hirondelles, arri-
vées des climats brûlans, rasent de l'aile l'eau tranquille des étangs,
pour converser avec la reine des sylphes dans son p^ais de cristal ;
elles lui racontent qu'elles ont vu les Arabes, les Maures, les man-
teaux blancs des Bédouins, et que le crocodile du Nil la fait saluer.
Le plus souvent toutefois, c'est l'effet des contrastes que le poète
recherche, et les plus heureuses pages qu'il ait écrites dans ce genre,
où il confronte avec beaucoup d'art deux natures différentes, ce
sont assurément deux ou trois peintures des armées françaises dans
le désert. Il y a encore là, je le sais, un souvenir des inspirations de
M. Victor Hugo; après les continuels caprices et les excursions loin-
DE l'État de la poésie en Allemagne. 457
taines, M. Freiligrath, comme l'auteur des Orientales y revient tou-
jours vers la grande figure de l'empereur, et, comme lui, il l'a placée
au milieu de son œuvre :
In medio mihi Csesar erit templumque tenebit.
Mais il a su renouveler ce qu'il imitait, il a su porter dans ces ta-
bleaux éclatans une certaine émotion qui lui est propre, soit qu'a-
près 1830, au moment où le drapeau de la France nouvelle (lotte
sur les murs d'Alger, le vieux scheik du Sinaï se fasse porter devant
sa tente pour interroger la caravane et savoir si Napoléon est revenu,
soit que Bonaparte s'endorme au bivouac, et que, tandis qu'il repose,
des gardes silencieux viennent veiller à ses côtés. Murât, Kléber,
dormez! voici des sentinelles auprès du jeune général. Qui sont-ils'?*
d'où viennent-ils? Celui-ci est mort, au milieu du désert, dans l'ar-
mée de Cambyse, celui-là sous Alexandre, cet autre sous César. Les
héros du monde antique envoient leurs morts au nouveau maître du
monde pour qu'ils le gardent pendant son sommeil. Est-ce un aver-
tissement sinistre? est-ce un témoignage de gloire? L'auteur ne le
dit pas , et cette incertitude ajoute encore à ce qu'il y a de mysté-
rieux dans le tableau qu'il a tracé.
On ne peut nier que M. Freiligrath n'atteigne souvent à une
verve remarquable dans ses scènes du désert; quand il ne se con-
tente pas de peindre, de rassembler de vives couleurs, quand il
veut, sous ces formes brillantes, mettre une intention, une pensée,
son imagination, contenue et guidée, est toujours plus heureuse.
DerWecker in der Wûste (littéralement le réveilleur dans le désert)
est une de ces pièces qui ont signalé le jeune poète à l'attention de
la critique. Au bord du Nil, le lion royal a rugi, et son rugissement
a retenti jusqu'au bout du désert. La panthère, le chameau, le cro-
codile, ont tremblé, et du fond d'une pyramide une momie de roi se
réveille. Il se rappelle le temps où il régnait sur cet empire, le temps
où devant lui se courbaient les enfans de l'Egypte, où le Nil était
son sujet fidèle. A ces mots, le lion devient muet, et dès qu'il s'est
tu, le vieux roi se rendort. Ces vives images, ces apparitions bizarres
au milieu de l'infinie solitude, ces relations secrètes entre le rugis-
sement souverain du lion et le vieux roi des siècles écoulés, voilà,
d'après un seul exemple, quelles sont les principales ressources de la
poésie de M. Freiligrath, et l'espèce d'impression qu'il sait produire.
Quelquefois, mais rarement, cette poésie prend un caractère plus
personnel, et il lui arrive de laisser échapper un cri de l'ame. J'aime
TOME IV. 30
458 REVUE DES DEUX MONDES.
la petite pièce intitulée le Fugitif. C'est un cavalier poursuivi par de
nombreux ennemis; seul contre eux, il se défend en fuyant et les
perce de ses flèches. Quand ils sont tous renversés, alors il ôte ses
gants de fer, mais en même temps il est pris de je ne sais quel ennui
profond; ce repos lui pèse, il crie à ses ennemis de se relever et de
recommencer la bataille. Ainsi ai-je dit souvent, s'écrie le poète :
O mes douleurs ! revenez et combattons ! Dans une pièce sur Roland,
il y a aussi plus d'un accent énergique et lier :
« C'était dans un bois; nous marchions à travers ces ravins où va se ca-
cher la biche blessée, où la lumière ne pénètre qu'à travers les feuilles, où le
bruit de la cognée répond au son du cor.
«i Autour de nous un profond silence; on n'entend que la colombe sauvage
qui gémit là-haut dans la feuillée, on n'entend que la source qui se brise en
murmurant dans les bruyères, et les vieux arbres qui se bercent en rêvant.
« Le hêtre retentit; le chêne s'agite doucement; voici le murmure loin-
tain d'une forge et le bruit de mon bâton qui frappe le dur rocher. Tel est le
langage des forêts sur la montagne.
« Je l'écoutais avec un frisson intérieur; dans ma joie se glissa une douce
tristesse. Cette voix des rochers, des chênes et des pins faisait vibrer les
cordes les plus profondes de mon ame.
« Je pensai à Roland et aux Pyrénées. Oh! si j'avais été élu pour une des-
tinée pareille ! Une vie de combats, la fuite des Sarrasins, et le cor qui appelle
du fond du ravin de la mort !
« Le voici, le combat! Hardiment je me tiens auprès de mon drapeau. Ma
durandal, tirée depuis long-temps hors du fourreau, brille dans ma main.
L'ennemi m'assiège matin et soir; mon cor se tait, ma poésie sommeille?
« Grave, mon cor sommeille et rêve à mes côtés. Il repose et songe, tandis
que je combats. Seulement, d'instans en instans, pour animer la lutte, sa
colère éclate en un cri sauvage.
« Tous mes chants ne sont rien , en vérité , que des fanfares pour m'en-
hardir et me tenir en haleine. Ce sont des cris sanglans, de sauvages mélo-
dies qui s'échappent avec le souffle de ma poitrine.
« Comment un guerrier penserait-il à autre chose ? L'épée à la main , si tu
veux gagner la bataille! C'est dans tes armes qu'il faut souffler ta colère.
Laisse à ta ceinture ton cor d'argent !
« Que celui qui a déjà vaincu entonne le chant de victoire; toi, fais re-
tentir le fer sur le fer. Des fanfares ? soit ! mais rien qu'un court et hardi
signal à jeter dans la vallée!
" Tu ne feras retentir des sons pleins et puissans que lorsque tu auras
abattu le sauvage Sarrasin, quand tu auras écrasé ton fier ennemi, là, sur
le sol , sous le poids de sa cuirasse.
« Dans un ravin comme Roncevaux ou celui-ci, le £îénnt cît mort à tes
DE l'État de lx poésie en Allemagne. 459
pieds; mais toi-même tu es blessé mortellement. Alors, oh î ton cor, mets ton
cor à tes lèvres !
« Ah ! quel cri ! Tout à l'entour les rochers en ont résonné; les veines bleues
de ton cou se rompent. Du fond de la vallée, tes compagnons l'entendent;
ils l'entendent en tremblant , et dirigent vers toi leurs chevaux.
« L'empereur s'approche, les paladins aussi. O Dieu! ton sang ruisselle
sous tes armes. Ils se tiennent en silence autour de toi. Ton œil se ferme.
Ton cor est muet.
« Une sombre parole retentit alors dans la prairie : C'est la vie, hélas! qui
est un furieux géant ! Honorez le noble lutteur qui l'a combattue sans crainte l
Couchez-le dans le tombeau , son cor à la main! »
Parmi les rares ballades dans lesquelles l'auteur a abandonné la
nature de l'Orient ou de l'équateur sans renoncer toutefois au genre
d'imagination particulier aux poètes de l'Asie, je voudrais citer la
petite pièce intitulée: Trois strophes. Un chérubin contemple le grand
tout et adore silencieusement le soleil. Comme un fidèle qui dit ses
prières, il tient dans ses mains un chapelet de planètes, et les mondes
passent tour à tour dans ses doigts lumineux, attachés à leur fil de
diamant. Voilà des siècles qu'il a commencé son oraison; quand elle
sera finie, il jettera loin de lui son chapelet, qui ira tomber dans l'es-
pace sans limites. N'y a-t-il pas là dedans un mélange de l'imagina-
tion persane et de la poésie du moyen-âge? Un maître chanteur
inspiré de quelque poète arabe n'aurait-il pas écrit ces vers? Ces
deux influences se retrouvent peut-être encore dans la Vengeance
des fleurs. La jeune fille dort dans sa couche aux blancs rideaux.
Dans une corbeille de joncs sont des fleurs fraîchement cueillies. Une
chaleur étouffante se répand dans la petite chambre, car les fenêtres
sont fermées. Tout se tait : cependant un bruit léger frémit dans les
fleurs. De la corbeille s'élèvent, en flottant, des images vaporeuses
pareilles à des esprits; elles ont pour vêtemens des nuages délicats.
De la rose sort une dame aux formes effilées; du narcisse, un bel
adolescent. Tous ils volent et tournent autour du lit, et chantent à
l'endormie : « Jeune fille, jeune fille, tu nous a tirés de la terre, nous
allons nous faner et mourir dans ta corbeille. Que nous reposions
heureusement au sein de notre mère ! Que la rosée était douce !
Maintenant nous allons nous flétrir, mais , avant de mourir, nous
nous vengerons sur toi. » Ils s'approchent de la jeune fille ; ah!
comme ils lui soufflent au visage ! comme ses joues sont brûlantes !
Le premier rayon du soleil éclaire la chambre; dans le lit repose le
30.
4G0 REVUE DES DEUX MONDES.
pius doux des cadavres; comme une fleur fanée elle-même, les joues
encore légèrement colorées, elle repose près de ses sœurs fanées,
dont les esprits l'ont tuée.
On a dû le voir par quelques-unes de nos citations, l'Orient tel
que M. Freiligrath aime à le peindre, ce n'est pas seulement celui
que M. Victor Hugo a chanté. Celui-là est trop classique pour lui,
il veut l'Orient dans ses détails, et si sa muse n'y peut trouver assez
de curiosités singulières, assez de rimes bizarres, elle ira dans la
Nouvelle-Hollande, à Java et à Sumatra; elle s'enfoncera dans les
plaines du centre de l'Afrique, de Tombouctou à Madagascar. Les
dromadaires, les girafes, les crocodiles, des troupeaux d'éléphans et
de panthères, seront partout sur son chemin. Elle recherchera les
contrastes , les singularités. A côté des scènes du désert, vous trou-
verez quelque intérieur^bizarre et volontiers burlesque; vous quit-
terez les sombres solitudes pour des musées japonais ou chinois. Le
piquant se mêlera à toutes les fantaisies du poète, et, comme der-
nier trait essentiel , ce qu'il peut y avoir de sérieux dans certaines
pièces n'arrivera jamais que pour mieux aiguiser la coquetterie de
l'ensemble.
Le recueil des poésies de M. Freiligrath se termine par des tra-
ductions de poètes anglais et français, et en même temps qu'il trahit
par là les préférences d'une imagination assez peu allemande, il
nous indique aussi le jeu qui plaît à sa muse. Quand nous voyons sa
plume tentée par ce qu'il y a de plus difficile, quand il lutte de pré-
cision et de finesse avec les poètes qu'il traduit, avec les plus sveltes
pièces de M. de Musset, avec quelques poèmes de Coleridge, de
Charles Lamb et de Robert Southey, il nous découvre lui-même le
côté le plus vrai de son talent, cette dextérité dans la forme, cette
souplesse, cette habileté avec laquelle il sait maîtriser la langue et la
façonner comme il veut.
Toutefois, ces éloges, que j'ai accordés presque uniquement à l'ha-
bileté infinie du style, contiennent une condamnation de cette poésie
trop extérieure. Ce monde des formes et des couleurs est bien vite
épuisé; il n'y a que l'ame et la pensée , il n'y a que le domaine des
esprits qui se renouvelle éternellement. M. Freiligrath a été accueilli
dans son pays avec beaucoup d'empressement et de sympathie; mais,
je l'ai dit déjà, il y avait plus de surprise que de véritable admiration
dans le succès de ses vers. Saura-t-il s'élever à une poésie plus
haute? Comme M. Victor Hugo, dont il a suivi les premières traces,
saura-t-il trouver des richesses nouvelles dans des émotions plus pro-
DE l'État de la poésie en Allemagne. 461
fondes? Écrira-t-il ses Feuilles d Automne? M. Freiligrath semble
avoir été frappé de cette idée; il paraît chercher à sortir du cercle
brillant, mais borné, où s'enfermait sa muse. Il a renoncé aux hons
du désert, aux girafes du Nil, aux huttes des Cafres et des Hotten-
tots; il chante aujourd'hui sa patrie avec beaucoup de vivacité et
d'amour. Si M. Grûn et M. Lenau sont les écrivains les plus distin-
gués de l'école autrichienne, M. Freiligrath est devenu le chef de
ce qu'on a appelé l'école du Rhin. Plusieurs poètes qui donnent des
espérances, M. Mazerath, M. Simrock, M. Schucking, se sont unis
à lui, et ils s'efforcent de renouveler aujourd'hui dans leurs contrées
natales ce qu'Uhland et ses disciples ont fait pour la Franconie et la
Souabe. Dans un recueil, les Annales du Rhin y qu'il publie avec ses
collaborateurs, M. Freiligrath essaie de consacrer par de nobles chants
les souvenirs des ruines féodales et les traditions de l'esprit ger-
manique. M. Mazerath, qui le suit dans cette direction , a été plu-
sieurs fois inspiré assez heureusement, et l'habile traducteur du Par-
ceval et du Titurel, M. Simrock, apporte à ses amis le secours d'une
érudition très bien informée. Tout récemment enfln, M. Freiligrath
a fait paraître un recueil de vers et de fragmens consacrés à la mé-
moire d'un poète vraiment distingué, Charles Immermann, que l'Alle-
magne a perdu il y a quelques années à peine. Charles Immermann,
à qui une étude particuhère serait bien due, continuait avec origina-
lité cette haute poésie qui a honoré l'Allemagne à l'époque de Goethe
et de Schiller. Hardi et énergique dans la Tragédie du Tyrol^ il avait
montré dans son poème de Merlin une élévation souvent obscure,
mais pleine d'éclairs sublimes. La piété reconnaissante que M. Frei'?
ligrath vient de lui témoigner, le religieux empressement de ses
hommages, semblent révéler chez le jeune poète des tentatives plus
sévères et la légitime ambition d'atteindre à un sommet plus élevé
de son art. Certes, ce n'est pas nous qui l'en détournerons : nos
vœux le suivent dans cette route nouvelle; mais qu'il y prenne garde,
que ce développement chez lui soit naturel, qu'il se défie de sa fa-
cilité trop grande à imiter, qu'il attende et se prépare à profiter de
l'inspiration sans lui faire violence en l'appelant trop tôt. Il vaudrait
mieux pour lui demeurer ce qu'il a été, un ciseleur très habile, un
coloriste éclatant, que de succomber, comme M. Lenau, sous des
prétentions qui ne seraient pas justifiées. Il y a , chez M. Freiligrath ,
à côté des coquetteries et des caprices, quelques promesses de poésie
sérieuse, souvent môme une inspiration élevée qui, en se dévelop-
pant, lui peut ouvrir des horizons plus nobles. C'est à cela qu'il doit
462 REVUE DES DEUX MOxNDES.
s'appliquer et à éviter l'imitation par une étude réfléchie de ses pro-
pres forces.
L'imitation, l'absence d'études profondes, voilà ce qui fait tomber
aujourd'hui la poésie allemande de ce haut rang qu'elle avait conquis
d'abord dans la grande période littéraire que domine le nom de
Goethe, et récemment encore dans le mouvement original d'IIhland
et de ses amis. En l'absence d'une direction supérieure, d'un esprit
souverain qui gouvernerait les jeunes talens, au milieu de ces désirs
nouveaux, inquiets, turbulens, qui agitent ce pays et lui font oublier
son idéalisme, comment la poésie ne s'égarerait-elle pas? Il y aurait
une action utile à exercer sur l'Allemagne de la part de quelque
poète heureusement doué. Tandis que l'art se séparait des nobles
habitudes de la muse germanique, tandis qu'il se plaisait dans le
monde extérieur et négligeait les conseils de la pensée, on a vu se
former une littérature politique, une poésie socialiste, comme on
dit, sans inspiration, sans beauté, sans noblesse, et qui asservirait la
Muse, si elle devait triompher. N'est-ce pas un avertissement pour
les vrais poètes, pour ceux qui ont conservé le culte désintéressé du
beau? N'est-il pas temps qu'ils songent à se régler, à se fortifier, à
produire enfin des œuvres qui puissent défendre l'imagination contre
l'envahissement des théories prosaïques? Il y a là, je le répète, une
belle place à prendre, et elle me semble faite pour tenter l'écrivain
dont je parlais en commençant, le plus original assurément des poè-
tes de l'Allemagne actuelle, M. Heine lui-môme.
Je faisais surtout cette réflexion en lisant le dernier poème que
M. Heine a publié, Afia- Troll. Cette franche veine comique, cette
fine et excellente satire qui s'y montre de temps en temps, me
donnaient des espérances que je voudrais voir réalisées. Je disais
plus haut que M. Heine avait un peu contribué à troubler l'esprit
littéraire de son pays : eh bien ! je voudrais qu'aujourd'hui , le mal
étant devenu grave, le spirituel écrivain se fît le censeur redoutable
des lettres allemandes. Lorsque Goethe, en écrivant Wertherf eut ou-
vert à la foule des imitateurs une route périlleuse où ils se jetèrent
éperdument, il s'en alla dans le camp opposé et tira sur eux. Ce
rôle est assez piquant pour séduire M. Heine, et, de plus, il serait
utile. Je voudrais, en un mot, que M. Heine eût l'ambition d'être ce
chef, ce guide que je regrette aujourd'hui pour la poésie de l'Alle-
magne.
Alla -Troll est un poème divisé en vingt chants; ne vous ef-
frayez pas, ce poème n'a point de sujet. Atta-Troll est un ours, un
DE L*ÉTAT DE LA POÉSIE EN ALLEMAGNE. 463
ours savant, qui a dansé dans les villages des Pyrénées, dans quel-
ques bains en renom , devant les oisifs et sous les balcons des châ-
teaux. Un jour, à Cauterets, sur la place du marché, Atta-Troll rompt
sa chaîne et s'enfuit. Plus tard, il est relancé dans son antre par les
chiens des chasseurs et meurt frappé d'une balle. Tout cela, on le
voit, n'est qu'un cadre où la fantaisie de l'auteur puisse se jouer
librement; c'est un récit sans importance que le poète prend et re-
prend selon son humeur, un prétexte pour les mille saillies de sa
verve. Ce n'est pas là précisément ce que je louerai dans le poème
de M. Heine. L'auteur n'a pas évité le défaut que je lui signalais en
commençant; son caprice n'a pas toujours la légèreté, la grâce natu-
relle dont cette sorte d'inspiration ne peut se passer; sa fantaisie est
quelquefois du bavardage, et trop souvent un détail de mauvais goût
vient arrêter le sourire et offenser la rêverie. Il y a cependant cer-
tains chapitres où la veine comique se déploie avec une franchise
charmante, et quand le poète est bien inspiré, quand la satire porte
juste, on aime cette raillerie, mise au service du bon sens, et qui
va châtier les prétentions des journalistes devenus poètes. Seule-
ment M. Heine ne s'arrête pas toujours à temps, et il mêle un peu
trop au hasard les allusions et les noms propres. Ainsi, dans un chant
où il se moque des rimeurs politiques, il lance tout à coup à M. Frei-
ligrath une vive apostrophe qui eût été mieux placée ailleurs. Atta-
Troll est dans son antre; il fait de mélancoliques réflexions sur son
sort, sur la destinée des animaux; il se plaint de l'injustice et de la
barbarie des hommes; il se demande si les bêtes, et les ours en par-
ticulier, n'ont pas autant de droits que l'humanité à l'honneur du
rang suprême : est-il un architecte plus habile que le castor? n'y
a-t-il pas des chiens savans et des chevaux qui savent compter? enfln,
est-ce qu'il n'y a pas des ours, des girafes, des dromadaires, qui
chantent et font des ballades? est-ce que Freiligrath n'est pas un
poète? ist Freiligrath kein Dichter? Le mot est vif et d'un comique
un peu trop franc peut-être. C'est une allusion à cette poésie toute
matérielle que nous avons blâmée chez M. Freiligrath; c'est une satire
de ces tableaux chargés d'éblouissantes couleurs, de ces scènes afri-
caines, où l'on n'aperçoit que des animaux bizarres , et où l'homme
disparaît à un tel point, que M. Heine et Atta-Troll ont pu s'y
tromper. L'aiguillon est resté dans la piqûre. Tout ce qui suit, pour
être moins vif, n'est pas moins spirituel; les poètes poUtiques y sont
finement raillés, et tout ce chant a révélé chez M. Heine une apti-
tude à la comédie, un goût de bonne satire qui peut trouver son em-
464 REVUE DES DEUX MONDES.
ploi. Parmi les pages les plus heureuses, et du milieu de digressions
souvent insignifiantes, je voudrais extraire et mettre en relief la des-
cription delà chasse, si poétique, si étincelante, avec ses joyeuses
fanfares et ses fraîches odeurs de mousse et de fleurs des forêts.
M. Heine, après la satire, revient à l'inspiration lyrique, car, il l'a
dit lui-même, son poème n'a pas de but :
« Mon poème est un songe d'une nuit d'été; il est fantasque et sans but,
oui, sans but, comme la vie, comme l'amour. N'y cherchez pas de ten-
dances.
« Atta-Troll n'est pas un symbole de la nationalité germanique à la peau
si épaisse, et il ne fourre pas sa patte dans les questions du jour.
« Mon héros n'est pas même un ours allemand. Les ours allemands, dit-on,
ne veulent plus danser, mais ils ne brisent pas leurs chaînes. »
Malgré le ton léger qui domine cette causerie bizarrement inter-
rompue et reprise , il y a donc aussi çà et là une poésie fraîche et
charmante comme dans le Songe de Shakspeare; à côté des allusions
dont l'auteur se défend en vain, à côté de cette épitaphe d' Atta-
Troll supprimée par la censure, parce qu'elle parodiait trop plaisam-
ment le style du roi de Bavière, il y a des élans lyriques où l'on re-
connaît l'accent du poète. M. Heine finit môme par déclarer qu'il
est le dernier des chanteurs de l'Allemagne, et que ses vers sont la
dernière chanson libre et printanière de la poésie romantique, das
letZ'te freie Waldlied der Bornant ik. Ce dernier mot est une confes-
sion importante, qui vaut la peine d'être relevée. M. Heine en effet
avait débuté en déclarant la guerre à ce que les Allemands appellent
l'art romantique, à cette poésie à la fois sereine et mélancolique, et
qui demande au christianisme une certaine intelligence mystique
de la nature, à cette inspiration enfin dont Novalis nous donne l'idée
la plus complète; il y revient aujourd'hui et demande à être salué
comme le dernier de ces doux et fibres chanteurs. Pourquoi cela?
parce qu'il a vu l'art abandonné et menacé, parce qu'il a compris le
mal que produit la disparition de l'idéalisme. Voilà pourquoi je vou-
drais que M. Heine s'attachdt sérieusement à ce rôle que j'entrevois
et que je lui signale. Il y trouverait des occasions heureuses pour son
talent, et ne courrait pas le risque de l'affaiblir et de le perdre dans
les petites choses, comme on a pu le lui reprocher. Qu'il mette donc
de plus en plus son esprit, sa verve, au service du bon sens et de la
vérité. Il a attaqué la poésie trop extérieure de M. Freiligrath ; il
s'est moqué de tous les tribuns qui ajustent des rimes à leurs dis-
DE l'État de la poésie en Allemagne. 4G5
sertations médiocres; qu'il aiguise encore sa fine raillerie, et surtout
qu'il l'emploie utilement. Qu'il soit un guide redouté, un censeur
armé de cette netteté française qu'il a apprise chez nous; qu'il donne
aussi des exemples, car il a une double tâche à remplir, et que ce
dernier chanteur de la vraie poésie, comme il s'appelle, tâche de se
créer des successeurs.
Ce qui résulte, en effet, de notre étude, c'est que la poésie alle-
mande est privée aujourd'hui de maîtres qui la gouvernent. Les
écrivains qu'on vante le plus ont renoncé au vrai génie de la muse
germanique. Un art frivole, insouciant des idées et séduit par l'éclat
extérieur, a succédé aux nobles efforts de la pensée et de l'imagi-
nation. En outre, tous ces poètes, si peu sûrs d'eux-mêmes, sont
obligés d'emprunter partout; oui, c'est l'imitation que l'on rencontre
sans cesse dans les œuvres de la poésie actuelle en Allemagne.
M. Lenau affaiblit les énergiques créations de Goethe et de Byron,
et M. Zedlitz les gracieux contes de Tieck, tandis que M. Freiligrath
imite et reproduit, sans se les approprier suffisamment, les couleurs
des Orientales. Si l'art se laissait entraîner dans ces voies dange-
reuses, si M. Heine ne songeait pas à exercer efficacement sa verve
originale, la poésie serait envahie par une école plus funeste encore,
par cette littérature socialiste qui s'organise bruyamment aujour-
d'hui, et elle y perdrait sa beauté. Quoi donc! l'imagination, ce qu'il
doit y avoir de plus libre , de plus vivant, de plus épanoui en tous
sens, l'enfermer dans les formules d'une école, et d'une école dont
le programme n'est pas très éloigné du matérialisme! Mais je n'ai
voulu qu'indiquer en terminant ce mouvement de la poésie politi-
que; il faudra revenir là-dessus avec plus de détails, il faudra assister
à cette émeute qui s'agite au-delà du Rhin. Dans cette direction de
plus en plus marquée, il y a un fait curieux et important qui de-
mande une étude attentive. Je sais bien que ce serait une erreur
de confondre un pays entier avec un parti; on dirait cependant que
toute l'Allemagne se porte vers ces idées, et, à moins que les sin-
cères amans de la Muse ne combattent pour la cause sacrée, il
semble que toute la poésie de ce pays , si grande , si religieuse dans
ses contemplations, si charmante dans ses églogues des bois, la
poésie de Goethe, de Schiller, de Novalis, d'Uhland, va aboutir à
ces déclamations où je ne sais quel esprit bourgeois réclame vul-
gairement contre la noblesse de l'intelligence.
Satnt-René Taillandier.
REVUE LITTERAIRE.
I. ^GOETHE ET BETTIXA ,
PAR M. SÉB. ALBIX.
II. — LA GVERRA DEL VESPRO SICILIAXO,
PER MICHELE AMAIU.
Une assertion m'arrête dès le début de la préface qu'a placée M. Sébastien
Albin en tête de son intelligente version des lettres adressées à Goethe par
M'"^ Bettina d'Arnim : l'ingénieux écrivain affirme qu'en amour les senti-
mens exceptionnels sont beaucoup plus fréqueus qu'on ne l'imagine. Voilà
tout d'abord une opinion dont je me délie, et qui pourrait bien n'être seule-
ment qu'une politesse du traducteur envers son auteur, un paradoxe adroit
de l'interprète, pour couvrir les bizarreries de l'original. Qu'arrive-t-il, en
effet, dans l'art? Aux grandes époques littéraires, on se contente de tra-
duire les sentimens naturels du cœur, les épreuves ordinaires de la vie.
Toute oeuvre d'imagination est simplement un tableau, où chacun retrouve
des airs de famille, un miroir dans lequel le premier venu reconnaît ses
propres traits ou les traits de son voisin. Plus tard, il n'en est pas ainsi :
on arrive au rafliuement, on croit n'avoir pas assez des vulgaires émo-
tions du cœur. Viennent alors les combinaisons étranges, les situations sin-
gulières : ne faut-il pas quelque chose de mieux et de plus rare que ces
communes affections de mère, d'amante, de fille .^ On fait donc appel aux
ressources des civilisations avancées , on crée des sentimens. Telle est trop
souvent la poésie des seconds âges littéraires, tranclions le mot, la poésie
REVUE LITTÉRAIRE. 467
des décadences. Pourquoi cependant ne pas oser le dire? il n'y a de vrai que
les lieux communs, parce que le fonds des passions humaines est éternelle-
ment le même. Que vous rajeunissiez tout cela par l'expression et les nuances,
que vous jetiez à pleines mains sur cette matière première les fleurs tou-
jours nouvelles, les richesses à jamais inépuisables de l'imagination inven-
tive, rien de mieux. Libre à vous de changer, dans des combinaisons sans
fin, les nombres de la poésie; mais est-il besoin, est-il permis d'inventer de
nouveaux chiffres ?
Sans doute, de tous les sentimens humains, l'amour est, à beaucoup près,
«elui qui admet les plus bizarres faiblesses, les plus capricieuses évolutions.
Et cependant, je le demande, quand Werther sent frissonner dans sa main
la main de Charlotte, quand M. de Nemours recueille l'aveu tremblant de
M""' de Clèves, quand Rousseau demande aux allées de La Chevrette l'em-
preinte des pas de M'"'' d'Houdetot , quand le premier rayon du matin ne
luit pas encore sur les fronts enlacés de Roméo et de Juliette, croyez-vous
que le sentiment qui agite ces cœurs divers soit tout-à-fait différent, croyez-
vous que leur passion soit moins grande parce qu'elle se rencontre dans une
émotion à peu près pareille? Pour ma part, je n'hésitei-ais pas à le nier.
Toute esthétique est mauvaise qui prend l'extraordinaire pour le sublime.
L'idée de beau , au contraire , implique celle de degré, d'hiérarchie : or le
commun est tout-à-fait sur la même ligne que l'idéal ; seulement des degrés
infinis les séparent, qu'il appartient à la beauté de gravir en se transfigurant,
en devenant plus resplendissante à mesure qu'elle s'élève davantage. Aussi,
peindre des sentimens naturels, vulgaires si l'on veut, c'est s'adresser à tout
le monde; peindre des sentimens exceptionnels, c'est ne s'adresser qu'à quel-
ques-uns, qu'à certains cœurs égarés, curieux, maladifs. Ce dernier but n'est
pas, ne peut pas être celui de l'art véritable. Par-là, en effet, dans l'ordre
■des idées, on arrive forcément au factice, à des sentimens de convention;
dans l'ordre du style, on est induit au caprice, à la manière. Ce que je dis
là me semble élémentaire, quoi qu'en puisse penser M. Sébastien Albin.
Encore une fois, j'accorderai volontiers au spirituel pseudonyme que, plus
que toute autre passion, l'amour a ses inconséquences, ses mystères : ce n'est
pas moi assurément qui lui retirerai le classique bandeau. Tout ce que je
veux maintenir, c'est que là même l'exception demeure et doit demeurer
une exception. Si M^'^ deLespinasse n'en mourait pas de douleur, pourrions-
nous comprendre sa double, sa brûlante, sa fatale attache pour deux amans
à la fois? Si ce n'était pas l'indiscrétion d'un étranger qui eût trahi ce mys-
tère, qui eût livré à la publicité cette secrète correspondance, ces cris soli-
taires d'une ame blessée, pardonnerions-nous à ce grand cœur son égarement,
une passion à ce degré insolite, à ce degré invraisemblable , quoiqu'elle soit
vraie ? M"^ de Lespinasse publiant elle-même sa correspondance amoureuse
avec M. de Guibert eût paru à la fois odieuse et ridicule. D'où vient, au
contraire, que M'"*= d'Arnim faisant, de sa propre inspiration, imprimer
ses lettres à Goethe, c'est-à-dire les témoignages d'une liaison également
468 REVUE DES DEUX MONDES.
exceptionnelle et bizarre, excite la curiosité au lieu d'inspirer le dégortt? C'est
que, chez M'^^ de Lespinasse, la passion était dans le cœur, et devait, par
cela même, y rester enfouie, tandis qu'à M*"* d'Arnim il était plutôt permis
d'aftlcher sans scrupule une passion de l'esprit, si extraordinaire, si excen-
trique qu'elle fût.
En France, assurément, une fille de seize ans écrivant la première des
lettres d'amour à un homme de soixante, et se reprenant, vingt années après,
pour ce même vieillard de quatre-vingts ans, d'une affection tout aussi exal-
tée, tout aussi fébrile que le premier jour, nous trouverait incrédules, nous
paraîtrait un phénomène monstrueux. Avec le tour rêveur et presque mys-
tique de l'imagination allemande, cela se comprend mieux, surtout si on
pense que le héros de ce drame purement platonique et sentimental est, au-
delà du Rhin , le roi de toute poésie : c'est nommer Goethe. Rien assurément
ne serait moins piquant qu'une pareille correspondance, si elle n'avait pas
été réellement écrite, si elle n'était qu'une fantaisie de l'imagination, enfantée
après coup dans des vues de vanité littéraire. La réelle existence de ces sin-
gulières relations, la sincérité de cet entraînement extatique, l'homme avec
ses infirmités disparaissant sous le poète et se transfigurant dans la gloire, aux
yeux d'une enfant qui en fait son bien-aimé, son idéal, son dieu, il y a dans
tout cela, au contraire, un attrait particulier pour tout lecteur curieux d'é-
tudier le cœur humain dans ses attachemens les plus incompréhensibles ou
( pourquoi ne pas dire le mot ?) dans ses maladies les plus étranges. Y aurait-
il, par hasard, une intention caustique dans le double sens que notre langue
donne au mot affection, et la médecine ici aurait-elle voulu faire une épi-
gramme contre la morale.^
Ce n'est pas la première fois, au surplus, que le public français est initié
aux étonnantes amours de Goethe. Que Frédérique meure de chagrin , c'est
là un dénouement qui me touche, parce qu'il n'est pas commun; que Lili
se console ailleurs , c'est là une fin si ordinaire, qu'elle ne provoque même
pas le sourire; de pareils épisodes n'ont point droit de surprendre dans la bio-
graphie de celui qui fut à la fois (cela ne s'exclut pas) le plus grand poète et
le plus parfait égoïste de son siècle. Mais il est deux femmes qui ont joué,
dans la vie de Goethe, un rôle sinon aussi intime, au moins plus frappant. On
se rappelle la liaison subite, profonde, illuminée par tous les éclairs de la pas-
sion, qui s'établit entre le jeune Wolfgang et M"^ de Stolberg, qu'il n'avait
jamais vue, qu'il ne vit jamais, et à qui il envoyait pourtant le journal assidu
de sa vie, le secret de ses plus mystérieuses émotions; on se rappelle le silence
de quarante années qui suivit ces premiers rapports, et la lettre éloquente que
la comtesse adressa à Goethe comme un avertissement suprême, connue le
dernier gage d'une affection que l'âge avait interrompue sans l'éteindre. Les
pages spirituelles qui ont été consacrées ici même (1) à M'"* de Stolberg sont
d'une date trop récente pour qu'il soit besoin de retracer, dans ses détails,
(1) Voyez rarticle de M. Henri Blaze, dans la Revue du 1" décembre 18t2.
REVUE LITTÉRAIRE. 469
cette situation de cœur qui n'est pas sans quelque ressemblance avec celle de
M""^ d'Arnim, dont les lettres paraissent aujourd'hui, traduites en français,
sous le titre de Goethe et Bettîna (1). Seulement, avec M""^ de Stolberg, c'est
Goethe jeune, prodiguant au dehors sa poésie, enflammé, ivre d'amour, et
répandant devant l'autel d'une divinité inconnue cet encens dont la fumée dé-
borde en lui et cherche une issue; avec Bettina , au contraire , c'est Goetl^e
vieilli, glorieux, personnel, immobile, drapé, économe de poésie, s'assimilant
comme un trésor celle qui s'échappe du cœur de cette jeune fille; en un mot,
c'est le dieu sur son piédestal , le dieu impassible , vénérant sa propre ma-
jesté et acceptant l'adoration d'autrui , le culte d'une autre ame comme le
plus naturel holocauste.
Le recueil des lettres de Bettina et des réponses de Goethe fut publié par
^jme d'Arnim elle-même, deux ans après la mort du grand poète, en 1835.
Ce livre, qui s'appelait modestement Correspondance de Goethe avec une
enfant f fit en Allemagne une sensation profonde, et obtint un succès que les
années n'ont pas diminué. Qui s'en étonnerait ? L'ouvrage de M™^ d'Arnim
rappelait une époque si glorieuse pour la littérature de son pays , il touchait
à une mémoire si chère et si illustre , il correspondait si bien aussi à cette
poésie rêveuse, à ce naturalisme exalté, à ce goût des pensées errantes et des va-
gues harmonies dans lesquelles se berce volontiers l'imagination germani-
que ! L'expérience a prouvé que quelque chose manque à toute œuvre d'art
qui , après avoir conquis la gloire à l'étranger, n'a pas été accueillie à la fin
et consacrée par le public français. C'est là le dernier baptême, le sceau dé-
finitif. L'épreuve sera-t-elle favorable à Bettina ? Il serait difficile de répondre,
ou plutôt on peut répondre à la fois oui et non. Oui , si l'on s'attache à ce
qu'il y a dans ces pages désordonnées de souffle puissant, de poésie féconde,
d'aspirations et d'élans passionnés, de couleur, d'inépuisables images; non ,
si l'on considère ce chaos d'amplifications sans suite , ce jargon d'une mé-
taphysique creuse, cette puérile exagération du lyrisme, cette fièvre chaude
de la pensée et de la phrase, cette poésie surtout, confuse, noyée, indéfinie, et
qui semble une mer sans rivage où les flots se lèvent, retombent, disparaissent
à travers une brume éternelle. Mais voyons le livre même.
]^£me d'Arnim est, à l'heure qu'il est, une des femmes les plus distin-
guées de la société de Berlin, et, comme toute personne célèbre, elle a eu des
biographes. Aussi ne serons-nous pas indiscret en disant que Bettina naquit
en 1788, à Francfort, d'un banquier italien nommé Brentano. Orpheline dès
l'enfance, elle fut élevée dans un couvent catholique. C'est là que commença
à se développer, à éclater, ce riche tempérament, plein à la fois d'ardeur et
de rêverie, et où la pétulance du sang italien se mêlait à toutes les molles
langueurs des complexions allemandes. Un immense et vague besoin d'aimer
et de répandre le trop plein de son ame, une sorte de sève exubérante de
l'être, une fermentation intérieure d'idées, de sentimens, de désirs, à laquelle
(l) Deux vol. in-8", chez Gomoa, quai Malaquais.
470 REVUE DES DEUX MONDES.
une fin était nécessaire, voilà dans quelles conditions se montre d'abord à
nous l'anie de Bettina. Les expressions manquent pour expliquer des natures
ainsi douées virtuellement, ainsi surchargées d'un enthousiasme sans déter-
mination, d'une poésie sans but, d'un amour sans objet. Bettina a les extases,
les défaillances, les soulèvemens des mystiques : c'est le cœur brillant de
sainte Thérèse et de la Sophie de Mirabeau, mais d'une sainte Thérèse sans
crucifix, d'une Sophie dépouillée de ses sens; et, comme ses transports n'ont
à s'assouvir ni dans les chastes embrassemens de Tamour céleste, ni dans les
baisers de la créature, ce cœur embrasé se rejette sur tout ce qui l'entoure,
sur tout ce qui respire, et, séduit par le sphinx du monde vivant, se donne à
ce fantôme imaginaire, à ce génie inconnu de la nature dont Spinoza et
Jacobi crurent entendre de loin l'éternel monologue.
C'est au couvent que M'*'' de Brentauo connut la chanoinesse Caroline de
Gunderode, dont on a, sous le nom de Tian, un délicieux volume de poé-
sies allemandes. Caroline était la digne compagne de Bettina. Ces pen-
sionnaires-là dépaysent un peu, quand on songe aux nonnes sucrées de Fert-
Vert. Ici, chez ces deux enfans (chose étrange!), c'est tout spontanément
un mélange de l'illuminisme mystique du moyen-âge et des plus extrêmes
hardiesses delà moderne poésie. Dans l'intervalle de leurs études, ces petites
filles évitaient avec soin de parler des évènemens de la vie réelle; elles écri-
vaient des voyages d'imagination, elles lisaient Werther, elles dissertaient
sur le suicide, et Caroline répétait sans cesse : « Beaucoup comprendre et
mourir jeune ! » Elle tint parole : éprise du célèbre philologue Kreutzer, l'au-
teur de la Symbolique des Anciens, elle se tua. Souvent Caroline avait parlé
à Bettina de ce projet; elle lui montrait sur son sein l'endroit où elle devait
se frapper, et Bettina, qui jusque-là n'avait jamais embrassé son amie, cou-
vrait, en pleurant, de baisers cette place chère, où la blessure en effet fut
trouvée. Ce qu'il y a de plus étonnant, c'est que la nature de Caroline était
calme, reposée, patiente, toute contraire aux turbulences de Bettina, c'est que,
comme l'explique M'"^ d'Arnim, la jeune chanoinesse barricadait sa timide
nature derrière des idées fanfaronnes. J'ajouterai que l'une aima sans doute
réellement, avec le désespoir d'une passion trompée, tandis que l'autre, per-
sonnifiant plus tard dans Goethe l'idéal qu'elle s'était fait à elle-même,
n'adora qu'une idole imaginaire. L'amour de Bettina, c'est celui dePygma-
lion pour sa statue, c'est la passion transformée par l'art.
La chanoinesse Gunderode a sa place marquée dans l'histoire de la poésie
allemande; elle tient une grande place aussi dans la première biographie de
M™'' d'Arnim, et le caractère même de la correspondante de Goethe s'en
trouve en bien des points éclairé. M""' d'Arnim a publié, il y a trois ans, les
lettres de Caroline et les siennes : comme il est très souvent question de
M"'' de Gunderode dans les lettres à Goethe, M. Sébastien Albin, qui est si
intelligemment renseigné sur tout ce qui touche à la littérature allemande,
«ût bien fait de profiter de l'occasion pour donner les plus caractéristiques pas-
sages de ce nouveau recueil. Celui qu'il a traduit eût tiré de ces extraits une
REVUE LITTÉRAIRE. 471
lumière nouvelle et plus d'intérêt encore. J'ai insisté sur cette liaison entre
les deux jeunes filles, parce que toute la suite de la vie de Bettina se trouve,
à mon sens, expliquée par l'étrangeté de ces débuts.
Caroline perdue, il fallait une amie à M'^^ de Brentano. Passant un jour vis-
à-vis la maison delà mère de Goethe qu'elle connaissait peu, et chez qui elle
n'était jamais venue, l'idée lui vint de franchir le seuil : « Madame la conseil-
lère, dit-elle en entrant, je veux faire votre connaissance; j'ai perdu mon amie
la chanoinesse Gunderode, il faut que vous la remplaciez. » — « Essayons, »
répondit M"'^ de Goethe. Je n'invente pas. La conseillère avait soixante-dix.
sept ans, Bettina en avait dix-huit. Une intimité si profonde s'établit bientôt
entre ces deux femmes, que ce fut un objet d'étonnement pour tout le monde.
Bettina avait tout d'abord trouvé le secret du cœur de M™*" de Goethe; elle ne
cessait de lui parler de son fils. Depuis deux ans que PFilkelm Meister lui
était tombé entre les mains , elle refusait chaque soir d'aller dans le monde
avec ses sœurs, elle se couchait au plus vite, et ses nuits se passaient à dévorer,
à relire cent fois les œuvres du poète. Ce fut bientôt un culte exclusif. Le
génie de la nature, qui avait troublé sa jeune ame, et que les livres de
Goethe lui expliquaient avec le charme souverain des beaux vers, Goethe en
devint pour Bettina le symbole vivant et idéal. Sans avoir jamais vu l'au-
teur de JVerther, elle en fit son héros , l'ami de son cœur, l'éternel objet
de ses vœux, sa divinité véritable. Goethe avait soixante ans. La 'conseillère
fut tout d'abord confidente de cette passion despotique, effrénée, impro-
bable, et cependant vraie, qui devint peu à peu l'unique occupation, la vie
même de M''^ de Brentano. Voilà donc cette enfant qui , chaque jour, im-
prègne son ame de tous les parfums de la poésie, pour la rendre plus digne
de cet amant inconnu , de ceroi , selon elle , de tout art et de toute poésie.
M""** de Goethe, en femme d'esprit à la fois et en mère fanatique , comprend
tour à tour cette passion ou en sourit. Il y a des lettres d'elle tout-à-fait char-
mantes, et où une pointe d'esprit fin et observateur se glisse heureusement
sous la bonhomie de l'âge, sous je ne sais quel tour de rêverie et de senti-
mentalité tout allemandes. « Ne sois pas si folle avec mon fils, dit-elle à
M"^ de Brentano, il faut que tout reste dans l'ordre. » Et ailleurs : « Écris
des lettres raisonnables ! Quelle idée ! envoyer des bêtises à Weimar ! » Mais
ce ton , cet air d'ironie ne percent que quand Bettina se laisse par trop
emporter à ses courans les plus impétueux. D'ordinaire, M™'' de Goethe prend
très au sérieux cet attachement de M^'^ de Brentano pour son fils, avec qui Bet-
tina était bientôt entrée en correspondance suivie; elle semble même envier
son bonheur, et elle lui dit avec conviction*^^: « Entre des milliers d'êtres,
personne ne comprendra quel lot de félicité t'est échu en partage ! » La fraî-
cheur d'imagination, on le voit, est durable en Allemagne : voilà comment
M™^ de Goethe parlait à quatre-vingts ans. L'orgueil conservait à la mère
vieillie les mêmes illusions qu'entretenait chez la jeune fille la fougue d'un
esprit entraîné vers le surhumain et le merveilleux.
472 REVUE DES DEUX MONDES.
La conseillère voulait que Bettina écrivît souvent et longuement à Goethe :
c'était le vrai moyeu , selon elle , de donner de Vair à son imagination.
Maintenant qu'on commence à connaître M"^ de Brentano, on se doute bien
qu'elle profita amplement de la permission. Pendant huit années, l'auteur
de JVerther reçut assidûment les dithyrambes éloquens et passionnés de Bet-
tina; il y répondait quelques mots de temps en temps. C'est à ce commerce
épistolaire commencé en 1807 et interrompu en 1811, quand M"^ de Bren-
tano devint M""^ d'Arnira, que la publicité a été donnée, il y a quelques an-
nées, par Bettina elle-même.
Ce qui frappe surtout dans cette correspondance, l'impression générale qui
en demeure, c'est la vive sympathie de M'^^ de Brentano pour le monde exté-
rieur, c'est l'enivrement où la jette le spectacle du milieu où s'agite l'huma-
nité. Il y a un endroit curieux où son secret lui échappe, où ce matérialisme
sentimental se déclare sans aucun scrupule : « J'envoie au diable, s'écrie-t-elle,
les tendances hypocrites et morales, avec toutes leurs friperies mensongères;
les sens seuls savent créer dans l'art comme dans la nature. » Curieuse, pen-
chée avec volupté, Bettina se laisse attirer sur le sein de la mère commune
{aima mater )^ elle écoute, elle entend l'être sourdre dans ses flancs féconds.
Cette harmonie, ce concert de la vie universelle la séduisent, l'absorbent; elle
clierche à s'identifier avec le monde, elle se perd dans la contemplation de ce
qui l'environne. Alors des délices inconnues l'inondent, et elle n'entend plus
que l'hymne confus chanté dans les espaces par tout ce qui respire, par tout
ce qui est animé : selon elle, un hanneton, en effleurant dans son vol le nez
d'un philosophe, suffit à culbuter tout un système. Le clapotement de l'eau
qui court entre les cailloux de la plaine, la brise qui agite les brins d'herbe,
un insecte bruissant au fond de la mousse, une branche tremblante dans la
feuillée sous les pas d'un oiseau jaseur, une lueur errante, un nuage doré
qu'emporte le vent, la goutte de rosée où se reflète le soleil, le disque de la
lune qui glisse sur la brume du soir, toutes ces choses pour elle sont autant
de notes de la symphonie amoureuse qui monte de la terre vers le ciel. Bet-
tina a tour à tour, pour la nature, l'amour sombre de Lucrèce, le culte en-
thousiaste de Diderot, la tendre sympathie de Bernardin de Saint-Pierre,
l'admiration sereine de Buffon, et tout cela mêlé à ce que la poésie la plus
foncièrement germanique a de vagues et de mystérieux épanchemens. Ses
•plus grandes joies, comme ses plus vives amertumes, viennent de ce com-
merce animé avec l'ensemble du monde physique. Souvent il lui semble que,
dans les choses d'alentour, du sein de ces forces vitales , un esprit plaintif
demande sans cesse sa délivrance. Les fleurs elles-mêmes paraissent alors la
regarder, et, dans ces regards, il y a une question. Mais comment y répondre
autrement que par des pleurs ? C'est pour cela que, quand elle est assise sous
la tonnelle de chèvrefeuille, elle mêle ses larmes au miel des corolles; c'est ù
cause de cette sympathique tristesse des êtres en présence les uns des autres,
qu'elle s'écrie : « Nous nous connaissons, le chevreuil et moi. » — Il serait facile
REVUE LITTÉRAIRE. 473
assurément de tourner en ridicule toute cette poésie sauvage, inconnue, aussi
peu croyable qu'elle est sincère : ne vaut-il pas mieux reconnaître, au contraire,
ce qu'il y a là de puissance véritable et d'originalité? Les objections n'échap-
peront à personne, elles viennent d'elles-mêmes, et autant vaut les omettre.
C'est ainsi que M"'' de Brentano professait dans son cœur le culte de la
nature; Goethe, pour elle, en devint peu à peu le grand prêtre, le représen-
tant bien-aimé, ou, comme on eût dit au moyen-âge, le microcosme. Il fallait
€n effet, pour leurrer son imagination ardente, qu'elle concentrât dans une
image réelle, qu'elle incarnât en un seul être cet amour errant et indistinct.
Par l'admiration extraordinaire que lui inspiraient les écrits de Goethe, par
sa manière analogue de comprendre et d'expliquer l'être, Bettina se trouva
amenée bientôt à s'agenouiller devant le poète, à en faire le maître suprême
de son cœur. « Je croyais fermement, lui écrit-elle, que tes caresses à la na-
ture, ta félicité de posséder sa beauté, ses langueurs, son abandon dans tes
bras, agitaient les branches des arbres, en détachaient les fleurs, et les fai-
saient ainsi tomber doucement sur moi. ^> Voilà comment Bettina perd la
conscience de ce monde, comment elle transporte tout en Goethe. Il y a des
momens, toutefois, où elle se rend compte de cette sujétion en quelque sorte
religieuse et oii elle l'explique : « Quand je suis, dit-elle, au milieu de la
nature, dont votre esprit m'a fait comprendre la vie intime, souvent je con-
fonds et votre esprit et cette vie. « L'orgueil de Goethe s'explique : être aimé
ainsi, c'est poser en dieu. Jamais peut-être aucune ame n'a abdiqué à ce
degré au profit d'une autre ame. De toute façon , c'est là un fait curieux dans
l'histoire de la poésie.
On devine ce que contiennent les lettres de M^'^ de Brentano à l'auteur de
IFerther : Bettina ne résiste jamais au courant de l'inspiration, et à tout
hasard elle écrit au poète ce qui lui passe par l'esprit. Tantôt c'est la révolte
des Tyroliens qui l'enflamme et qui amène sous sa plume toutes sortes de
tirades guerrières; tantôt c'est un paysage qu'elle peint , un voyage qu'elle
raconte, quelque œuvre merveilleuse de sculpture dont elle invente la riche
description. Ici vous rencontrerez un dithyrambe nébuleux sur la musique,
là une boutade enjouée où quelque ridicule est saisi d'un air espiègle. Si
emportée en effet que soit cette chèvre sauvage dans son essor vers les inac-
cessibles sommets, elle ne s'en arrête pas moins avec grâce pour donner ma-
licieusement, à droite et à gauche, de charmans petits coups de tête : lasciva
capella, Jacobi , M""* de Staël , Goethe lui-même aux momens de bonne hu-
meur, en reçoivent plus d'un en passant.
Durant les huit années que dura cette liaison, M"^ de Brentano alla plu-
sieurs fois à Weimar visiter son dieu , qui la traitait avec bienveillance,
comme on traite une enfant. La première fois qu'elle le vit (on sait qu'elle
avait dix-huit ans), elle s'endormit sur son cœur, et cela lui causa tant de
joie, qu'elle en écrivit en toute hâte à la mère de son cher Wolfgang. Quand elle
reposait ainsi sur le sein de son vieil ami, la main distraite de Goethe jouait
avec ses serpens noirs, comme il disait, avec les tresses brunes de ses longs
TOME lY. 31
474 REVBE DES DEUX MONDES.
cheveux. Quelquefois le poète y mettait de la coquetterie. Ainsi, à une soirée
chez Wieland , il lui jeta un bouquet de violettes enfermé dans une bourse.
Bettina, folle de ce gage d'affection, le laissa quelque temps après tomber
dans une rivière et fit une demi-lieue à la nage pour le rattraper. Tout cela,
d'ailleurs, se passait avec la plus grande innocence du monde, au su de tout
Weimar et de l'assentiment de la fenmie de Goethe, à qui M"" de Brentano,
dans ses lettres, fait souvent ses complimens, et de qui elle écrit : « Personne
ne l'aime plus que moi. » Si Bettina tutoie Wolfgang, c'est par privilège d'écri-
vain et d'artiste, c'est pour le rhytJwie. Au surplus, on ne saurait se figurer,
sans avoir lu cette correspondance, de quels termes brûlans use M"*" de Bren-
tano, et comment elle se laisse incessamment emporter par l'orage de son
cœur. Le danger même de cette situation paraît l'exciter et l'enivrer. Par-
lant de la cathédrale de Cologne, dont elle venait de visiter les tours, Bet-
tina raconte que deux fois le vertige avait voulu s'emparer d'elle , et que
deux fois l'idée lui étant venue qu'elle pourrait y succomber, elle s'aventura
tout exprès, elle s'avança davantage pour braver la peur : il semble vraiment
qu'elle traite son attachement pour Goethe précisément de la même façon;
chaque jour elle s'y jette plus avant, comme pour s'étourdir. C'est elle-même,
ailleurs, qui compare son amour à un roc escarpé où elle s'est risquée, au
péril de sa vie. et d'où elle ne peut plus redescendre. Le plaisir de désaltérer
son ame à l'ame d'un autre, voilà surtout ce qui la soutient et l'exalte. Quel-
quefois sa passion est si fantasque, qu'elle va jusqu'à être jalouse des hé-
roïnes littéraires du poète, jusqu'à porter envie au rayon de soleil qui glisse
à travers le store de sa fenêtre, et même à l'iionnête jardinier qui plante sous
sa direction des couches d'asperges. On en conviendra, ceci est de la naïveté
allemande.
Ce n'est pas la vanité littéraire, comme on le pourrait soupçonner, qui en-
courageait Bettina dans la perpétuelle offrande de son cœur. Si Goethe, en
effet, la chante dans ses vers, elle en est toute confuse. « J'aime mieux sou-
pirer, écrit-elle, que de me voir, honteuse et couronnée, amenée par ta muse
à la lumière du jour : cela me fend le cœur. Oh ! je t'en prie, ne me regarde
pas si long-temps, ôte-moi la couronne! y Voilà certes, de la part d'un esprit
aussi aventureux, aussi peu inquiet des modesties féminines, voilà des sen-
timens honnêtes, réservés, qui plaisent et qui rendent indulgent. Tout ce que
désire Bettina , en épanchant ainsi son ame aux pieds du poète, c'est qu'on
honore un jour sa fidélité. « Jamais, dit-elle quelque part, on ne connaîtra
de moi que cet amour, et je crois que c'est suffisant pour pouvoir léguer ma
vie aux muses comme un document important. » Vanité bien humble que
celle-là! désir bien excusable, que de vouloir qu'on la voie s'enfuir derrière
cette haie de l'oubli... Cupit ante videri.
Telle est Bettina. Sa manière de vivre, durant ces années de la jeunesse, fut
aussi bizarre que l'est son livre lui-même. A n'en juger que par ses propres
récits, les caprices les plus inattendus, les entreprises les plus hardies, ne lui
coûtaient pas. Y a-t-il des armées qui encombrent les routes? la voilà aussitôt
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qui traverse les camps en habits d'homme; la voiture s'égare-t-elle en voyage?
elle grimpe résolument sûr un sapin pour découvrir la route, elle détèle les
chevaux, elle prend place sur le siège; ses rêves Tempêchent-ils la nuit de
dormir? elle revêt son peignoir, court dans la campagne, monte toute seule
au Rochusberg, ou va au sommet d'une tour se coucher sur un vieux mur
que de jour elle n'eût pas osé gravir. Par malheur, un peu de tout cela,
un peu de ce désordre se retrouve dans le style du livre. Il servirait peu
d'être sévère. M™^ d'Arnim s'exécute de bonne quand elle parle sans façon
de so?i peu de bon sens ; à un autre endroit , elle dit même tout naïve-
ment : « Je passe pour être fort peu sensée. « Nous doutns que le recueil
des lettres à Goethe améliore sa réputation sur ce point : en revanche, ce
qu'il y a de sûr, c'est qu'elle trouvera non pas seulement de l'indulgence,
mais souvent de l'admiration, chez tous ceux qui ont encore quelque pen-
chant pour la grande poésie , pour les accens de la beauté idéale. Seule-
ment , on est trop fréquemment tenté de redire à M™^ d'Arnim le joli mot
que lui glissait Goethe : « Tiens-toi bien au balancier, et ne t'élève pas trop
dans le bleu. » Le balancier, en effet, échappe un peu trop souvent aux
mains de Bettina , qui trop souvent aussi s'élance, par-delà le bleu du ciel ,
jusqu'au plus profond des nuées.
Vis-à-vis de M^'^ de Brentano, Goethe, on s'en doute bien , reste fidèle à ses
habitudes et n'abandonne pas un instant son rôle de dieu : depuis le premier
jour jusqu'au dernier, il se laisse adorer avec un calme parfait, avec une
sérénité profonde. C'est, je crois, cet égoïste La Rochefoucauld qui a dit :
« On est plus heureux par la passion qu'on a que par celle qu'on inspire. »
Le cœur, ici, a parlé malgré l'auteur Aes Maximes. Aussi Goethe raffîne-t-il
sur La Rochefoucauld : il demeure impassible, et ce lui est seulement une
agréable distraction de contempler, comme un spectacle, la marche du sen-
timent dont il est l'objet. Le tronc le plus noueux reverdit à se sentir de la
sorte enlacé de jeunes rameaux qui dissimulent l'injure des ans : Montaigne
disait que l'amour est bon à dilayer des prinses de la vieillesse. Le poète,
cependant, ne se met pas en grands frais pour répondre aux prévenances de
M^'*^ de Brentano; mais celle-ci est si riche qu'elle ne compte pas, et que, sans
y regarder, elle prodigue les couleurs brillantes de sa palette oii bien souvent
Goethe n'a pas dédaigné de tremper son pinceau. Le moindre mot, quelques
lignes d'amitié et d'encouragement, sufflsent à entretenir chez Bettina le feu
sacré. Quelquefois pourtant Wolfgang est si indolent, si dédaigneux, qu'il
dicte à peine un court billet à son secrétaire. Alors la belle se fâche tout
de bon , et déclare qu'elle ne veut plus entendre parler de ce style de per-
ruquier, de ces vieilles ritournelles , de ces roueries de moine. Dans son
humeur, les plus grosses vérités lui échappent, et elle dit à son ami : « Tu es
un homme dur. « Aussitôt une caresse vient qui l'apaise, et Goethe, de cette
façon, continue à pouvoir rafraîchir ses lèvres à cette source de jeune et
fraîche poésie qu'il trouvait fort à son gré, et oii il puisait sans cesse des son-
nets, des élégies, mille idées gracieuses, mille images charmantes toutes
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prêtes à s'enchâsser dans ses livres. Bien des pages du poète du Divan ne
sont que des pages de Bettina ainsi arrangées, rimées, ajustées. « Écris-moi
bientôt, lui répète-t-il sans cesse, afin que j'aie bientôt de la copie à traduire. »
Goethe ici se trahit; on cherche l'homme, on se heurte à l'écrivain. Com-
ment , en effet , se dissimuler que ce qui excite surtout sa curiosité, à l'endroit
des lettres de M"'' de Brentano , c'est l'espoir d'utiliser certains passages. Le
poète, au reste, ne s'en cache guère. « Quoique je ne croie point, écrit-il à
Bettina, que tout ce qui est en toi a l'état d'énigme et d'incompris parvienne
jamais à s'éclaircir entièrement, nous pourrons toujours en obtenir quelques
résultats très réjouissans. i> J'en suis fâché pour le sublime artiste, mais c'est
là du Bentham tout pur.
Heureusement, la renommée de Goethe est si grande, que tout ce qui le
touche est désormais consacré. La correspondance de M'"'' d'Arnim n'aurait
pas une valeur propre, qu'elle serait encore le commentaire obligé des rimes
les plus touchantes du poète, car les lettres de Bettina se trouvent être préci-
sément ce qu*est la prose dans la Fita Nuova de Dante, c'est-à-dire un dé-
veloppement, une glose interprétative des vers. Ce serait déjà quelque chose.
Toutefois, cette correspondance a par elle-même un intérêt qu'il serait in-
juste de méconnaître. Quant aux défauts très apparens et très nombreux qui
la déparent, ils n'échappaient point à Goethe lui-même; ce n'est pas pour
rien que le maître reprochait à sa poétique élève d'enfiler ses pensées dans
un fil lâche; ce n'est pas pour rien que, touchant quelque chose de son style
exagéré, il lui parlait de ces torches, de ces pots de feu, de ces lueurs subites
qui l'aveuglaient, mais dont il espérait cependant un grand effet comme illu-
mination d'ensemble. A chaque instant, on est tenté de répéter à M"** d'Arnim
ce que M. Tissot disait un jour à Delille après la lecture de je ne sais quel
morceau trop brillant : « Si vous voulez que j'y voie, il faut éteindre quelques
lumières. » Oui, M"* la conseillère devinait juste quand elle écrivait à Bet-
tina : « Mon enfant, tu as une imagination de fusée. » On sort ébloui de ce
mirage poétique comme d'une sorte de brouillard lumineux où le regard se
perd dans le vague. Il y a là aussi quelque chose de ces rêves maladifs que
donne l'opium, et trop souvent les idées vacillantes se dérobent à qui tente de
les cueillir. Je n'oublie pas que la fée de la jeunesse conduisait M"^ de Bren-
tano dans les sentiers de la poésie, et que personne peut-être n'a retracé
mieux qu'elle, dans un plus éclatant langage, et la vie splendide du cœur,
et les harmoniques agitations de la nature. Sa muse, tenant à la main une
tresse aux mille couleurs, traverse au hasard les plaines, gravit sans fatigm
les collines pour poursuivre les libellules aux yeux de cristal , les insectes a
récaille dorée; mais, comme à la suite de l'oiseau bleu des Mille et une
Nuits j on se fatigue à l'accompagner dans ces courses interminables, sans
jamais arriver, sans pouvoir jamais rien atteindre.
Bettina disait un jour à Goethe, dans une lettre : « La nuit, j'ai peur, h'
pense quelquefois à me marier, afin d'avoir quelqu'un qui me protège contt
Je monde désordouné de revenans qui m'apparaît. Wolfgang, ne va pas t'
REVUE LITTÉRAIRE. 477
lâcher de cela ! » Fut-ce à la suite d'un rêve de revenans ? je ne sais; en 1811,
M"^ de Brentano épousa un écrivain célèbre de l'Allemagne, et devint
M"*^ d'Ami m. Les jeunes époux allèrent voir le vieux Goethe bientôt après;
mais, à la suite d'on ne sait quel dissentiment d'opinion, un refroidissement
eut lieu. A ce propos, Goethe, avec sa sécheresse ordinaire, dit seulement
dans ses Mémoires : a Nous nous quittâmes avec l'espoir de nous revoir
bientôt et sous de plus heureux auspices. » L'habituelle correspondance de
Bettina fut donc interrompue. Six ans après, en 1817, gardant toujours au
coeur ses poétiques penchans, elle risqua une première lettre bien tendre,
bien affectueuse, où elle s'accusait, où elle disait : a Qu'il y a peu de bon
en moi! » Goethe ne répondit pas. En 1821, après ce qu'elle appelait dix
ans de solitude, W^ d'Arnim essaya de nouveau, avec tout l'élan de la pas-
sion , de renouer cette liaison rompue : « OEil de mon ame, écrivait-elle au
poète, on a voilé mon cœur, on a enseveli mes sens. La digue que l'habi-
tude avait bâtie est emportée... » Rien ne toucha l'inflexible divinité , qui
s'obstina dans le silence. C'est alors sans doute que, pour se consoler, Bet-
tina composa, sous le titre de Livre d' Amour , une sorte de poème en prose,
qui offre le résumé de ses lettres, et où son talent se manifeste dans tout
son éclat et avec une forme moins diffuse. La nature vraie de l'affection
de M*"^ d'Arnim pour Goethe s'y révèle par ce seul mot : « Te comprendre,
c'est te posséder. » L'amour chez Bettina n'a été, en effet, que l'exaltation
du culte de l'intelligence. En 1832, Achille d'Arnim mourut; mais, à cette
date, Goethe lui-même touchait à la tombe. Par une coïncidence saisissante,
la dernière visite qu'il reçut fut celle du fils de Bettina, et c'est sur l'album
de cet enfant que sont écrits les derniers vers qu'ait tracés la main du grand
homme. Quand Dieu eut rappelé Goethe à lui, on restitua à M'"'' d'Arnim
la volumineuse correspondance de M"^ de Brentano. Ce sont ces pages, dans
leur désordre, dans leur franchise exaltée et sauvage, que Bettina a cru de-
voir publier elle-même intégralement , comme un dernier hommage à une
mémoire chère; elle a voulu que d'autres, avec elle, après elle, pussent cueil-
hr sur cette tombe la fleur sacrée du souvenir. Aujourd'hui encore, après
des années, quand le vieillard qu'elle a si étrangement poursuivi de son
amour enthousiaste ne vit plus que dans la mémoire des hommes, jVP" d'Ar-
nim demeure fidèle à la religion de son cœur et conserve cette même admi-
ration soumise, absolue, dévouée; toujours agenouillée devant l'idole, elle
dit encore à son Wolfgang : « Laisse-moi à tes pieds, tout-puissant , prince,
poète. « Dante n'allait pas si loin pour Virgile :
Tu duca , tu signore e tu maestro.
Chez Bettina , si ce n'est pas du parti pris ( et j'en doute , car elle semble sin-
cère), c'est au moins du fétichisme.
La délicate traduction de M. Sébastien Albin est faite pour répandre en
France le nom de W' d'Arnim. Quoi qu'on pense en définitive de cette
478 REVUE DES DEUX MONDES.
poésie du vertige, quelque impression dernière que laissent une passio n
si peu naturelle, un mélange si singulier de l'enthousiasme littéraire ei de
Texaltation amoureuse, le nom de cette muse fantasque restera comme un
phénomène, et ne sera jamais séparé de celui de Goethe. Assurément, ce
n'est pas une femme ordinaire que celle qui fut l'amie de Herder et de Ja-
•cobi , que celle à qui le chantre de Faust a si souvent dérobé Ses inspirations.
Beethoven enviait cette destinée de Goethe : « Si comme lui, écrivait-il à
^ime d'Arnim , j'avais pu vivre avec vous ces beaux jours , j'aurais produit de
bien plus grandes choses. » Il n'y a pas de plus bel éloge. Certes, ce n'est point
dans le groupe glorieux de Cinthie, de Béatrice, de Laure ou d'Elvire que
Bettina sera rangée : elle a été de celles qui aiment plutôt qu'on ne les aime,
de celles qui trouvent elles-mêmes les accens de leur passion; mais elle aura
son rôle à part, et ne la voyez-vous pas déjà qui erre solitaire, les cheveux
«pars, agitant d'une main fébrile le thyrse poétique, comme une ménade de
l'esprit , com me la Sapho de l'intelligence ?
En quittant cette littérature si vague et si enivrante, on a besoin de se re-
poser l'esprit par quelque étude plus calme. Ce sont les Russes, je crois, qui au
sortir des chaleurs du bal , vont se plonger dans des bains de neige. Pour ma
part, je suis heureux de faire ainsi. Après les éblouissemens de la poésie ger-
manique, l'ombre modeste de l'érudition paraît plus douce. Entrons-y donc
sans plus de façon, en compagnie d'un estimable savant italien, M. Michèle
Amari.
Il a paru, il y a environ un an, à Palerme, sous le titre quelque peu vague
de U?i Periodo délie Istorie siciliane del Secolo XIII, une très remarquable
histoire des vêpres siciliennes. L'ouvrage , autorisé d'abord par la censure
locale, fut bientôt accueilli dans l'Italie du sud avec une vive sympathie qui
ne tarda pas à éveiller les faciles susceptibilités de la police napolitaine. Au-
jourd'hui, le livre est prohibé dans les états siciliens; mais l'auteur, qui a
demandé à la France ce libre refuge qu'elle accorde si volontiers à la science,
vient d'en donner ici même, sous la dénomination plus précise de la Guerra
del Fespro siciliano, une édition augmentée, rectifiée (1), et à laquelle les
richesses manuscrites des Archives et de la Bibliothèque royale ont fourni
une autorité et des lumières nouvelles. La domination provençale en Sicile
est un chapitre de notre propre histoire : en publiant de nouveau à Paris ce
qu'il avait déjà publié à Palerme, il se trouve que M. Amari s'adresse aux
vaincus après s'être adressé aux vainqueurs; ses originales recherches n'en se-
ront pas moins bien accueillies. L'érudition chez nous n'a pas de rancunes
nationales. Le livre de M. Amari assigne à la révolution et au massacre de
1282 un caractère et des causes en partie nouveaux. Est-ce effectivement un
fait avéré, comme le veulent la plupart des historiens, ou est-ce seulement
une fable traditionnelle, comme l'affirme l'auteur de la Guerra del Fespro^
<l) 2 vol. in-80, chez Baudry, quai Malaquais, 3,
REVUE LITTÉRAIRE. 479
que la mystérieuse conspiration de Jean de Procida ? Avant de rien résoudre,
il importe de faire connaître les considérations préliminaires sur lesquelles
s'appuie l'auteur, les antécédens d'où il part.
Le fait qui semble frapper tout d'abord M. Amari, quand il considère dans
son ensemble l'histoire de l'Italie au xiii^ siècle, c'est le développement sin-
gulier de l'élément démocratique et communal. La politique des papes, on le
comprend, ne manqua pas de s'emparer de cet esprit guelfe pour s'en faire
une arme contre la domination allemande; elle n'y manqua pas, surtout quand
les envaliissemens de la maison impériale se furent étendus sur la Fouille.
En Sicile, jusqu'au commencement du xiii^ siècle, l'organisation municipale
était très forte, et partant le pouvoir monarchique et aristocratique était
très limité. Cependant , avec son génie souple, avec son amour contradictoire
du despotisme et de la civilisation , Frédéric II bientôt s'essaya au pouvoir
absolu. A mesure que les impôts augmentaient, les libertés diminuèrent; le
peuple était mécontent : Rome, dans ses luttes avec Frédéric II, en profita.
L'esprit démocratique fut donc habilement soulevé , dans les cités de la
Fouille et de la Sicile, par les intrigues du saiut-siége, si bien qu'après la
mort de Frédéric et de son fils Conrad, on proclama la république à Palerme.
Le parti gibelin et aristocratique avait cependant assez de ressources pour
disputer la victoire au parti municipal et guelfe. Le courage et l'habileté du
fils de l'empereur y suffirent : Mainfroi chassa les armées papales du royaume
de Naples et renversa en Sicile ce simulacre d'étabhssement libéral. Il fallut
retomber sous le gouvernement monarchique de la maison de Souabe.
La fédération des municipes ayant échoué, les séductions républicaines ne
suffisant plus à soulever les peuples, la politique pontificale dut aviser à d'au-
tres moyens. S'appuyantdoncsurla tradition suspecte d'une concession de la
Sicile faite par elle aux Normands, Rome conçut le projet d'une royauté nou-
velle dans l'Italie méridionale, d'une royauté qui accepterait son vasselage.
Elle imagina de concéder ce fief à un prince ultramontain , qui relèverait du
saint-siége. Quelques négociations furent tentées avec l'Angleterre et échouè-
rent; puis Charles d'Anjou , qui régnait en- Provence, accepta le rôle que lui
offrit la papauté. Il avait de l'argent et une armée; Mainfroi, au contraire,
trop fidèle au système paternel , était devenu impopulaire en Sicile. Aussi le
parti guelfe et municipal fut-il un appui pour Charles : la conquête lui réus-
sit, il régna. Alors eut lieu, au sein des partis, un de ces changemens dont
l'histoire a enregistré tant d'exemples. On se trouve d'accord la veille de la
bataille; on est en lutte le lendemain de la victoire. Le parti municipal
vit bientôt dans le prince provençal un tyran plus insupportable qu'aucun
des précédens rois souabes. En effet, les aventuriers qui l'avaient suivi se
disputaient à l'envi les fiefs et accaparaient toutes les faveurs. Comme les
vexations du fisc avaient fait fuir la plupart des anciens feudataires, Charles
put les remplacer par ses compagnons d'armes. Ces parvenus, érigés en sei-
gneurs, voulurent aussitôt exercer sur leurs vassaux tous les abus de la
féodalité française d'alors, abus ignorés jusque-là de la Sicile ou victorieuse-
480 REVUE DES DEUX MONDES.
ment repoussés par elle. Avare et cruel, Charles s'aliéna encore le peuple
par ses orgueilleuses allures. Les vexations de ses ministres , Tarroganif
licence d'une soldatesque enivrée par la victoire, mirent le comble aux souf-
frances des Siciliens. Pendant que les petites républiques de l'Italie trem-
blaient de l'ambition du nouveau roi, pendant que la cour de Rome elle-
même faisait de vains efforts pour atténuer la puissance d'un si dangereux
vassal , pendant enfin que Constantinople se voyait menacée d'une invasion
imminente par Charles d'Anjou, la Sicile perdait patience. Bientôt un senti-
ment commun de colère contre la domination provençale unit tous les esprits;
le peuple même commença à reporter sa haine du roi à la royauté et à se
souvenir des anciennes formes républicaines.
Tels furent, d'après M. Amari, les préludes des vêpres siciliennes. Jus-
qu'ici on était unanime à voir dans cet événement le résultat d'une conspi-
ration long-temps méditée, dont Jean de Procida avait été l'ame. C'est là une
tradition universellement acceptée par les poètes comme par les historiens.
Aussi le Procida de M. Casimir Delavigne s'écrie-t-il en chef heureux de
conjuration :
Nos tyrans ne sont plus, et la Sicile est libre.
L'érudition moderne, sur l'autorité surtout de Giannone, n'avait pas songé à
contredire cet étrange roman d'un chirurgien déguisé en cordelier qui , seul,
ourdissait pendant des années un complot secret où entraient l'empereur
grec, le pape, divers princes, toute la noblesse d'une grande île, tout un
peuple enfin, complot merveilleux qui se trouvait éclater à la même heure,
sur tous les points d'un même royaume. Il n'y avait rien de pareil eu his-
toire, et je conçois le naïf étonnement que montre à ce propos l'honnête
M. llallam dans son Europe au moyen-âge. Seulement il ne fallait pas se
hâter d'en tirer tant d'inductions sur la discrétion sublime que peut donner
à une nation tout entière l'amour bien compris de la liberté. Procida inspire
la foi à M. de Sismondi , et le docteur Léo lui-même, auquel les paradoxes
pourtant ne coûtent guère, n'ose pas, dans son Histoire d'Italie, s'inscrire
en faux contre ce modèle des conspirateurs. Telle est la renommée solennelle
à laquelle s'attaque sans crainte M. Amari. M. Amari prouve que Procida n'a
détrôné personne, et que c'est lui qu'il faut détrôner. Les textes cités par l'au-
teur de la Guerra del f espro et son argumentation critique nous paraissent
tout-à-faits décisifs. Je le répète, d'après la tradition reçue, on envisage la
révolution sanglante de 1282 comme un projet long-temps mûri et à la fin
exécuté par l'habile et persévérant médecin. Dans cette hypothèse , Pieri
d'Aragon, Michel Paléologue, INicolas III, les barons siciliens, la nation
sicilienne elle-même, instrumens aveugles de la vengeance ou du patriotisme
de Jean de Procida , formèrent avec lui une conspiration dont le massacre des
Français était le but, et dont ravénement de Pierre d'Aragon au trône fut le
résultat. Ou a écrit et répété cela mille fois. Ce sont pourtant autant d'asser-
REVUE LITTÉRAIRE. 481
sériions qui ne résistent pas à un examen un peu attentif. La restauration de
la ligne souabe en Sicile a été l'effet éventuel et non l'objet de ce mouve-
ment révolutionnaire.
Il est bien vrai que, menacé d'une prochaine croisade contre Constanti-
nople par les préparatifs militaires de Charles d'Anjou , l'empereur Michel
Paléoiogue avait, comme dernière ressource, conclu un traité d'alliance avec
Pierre, roi d'Aragon, lequel maintenait sourdement ses prétentions sur la
couronne de Naples comme mari de Constance, lille de Mainfroi. Jean de
Procida, réfugié napolitain à la cour d'Aragon, paraît avoir été l'un des
agens de cette obscure négociation. Peut-être même essaya-t-il de nouer quel-
ques intrigues avec le petit nombre d'anciens barons siciliens échappés à
la spoliation fiscale et aux proscriptions de la maison de Provence. Cela est
possible; mais ce qui est certain (M. Amari le prouve sans réplique), c'est
que Procida n'était pas en Sicile pendant les vêpres siciliennes, c'est qu'aucun
baron ne prit part à cette révolution exclusivement populaire , c'est que la
révolte enfin , loin d'être concertée à l'avance, loin d'éclater à la même heure
dans toute la Sicile, commença par hasard à Palerme et se répandit ensuite
dans l'île. Il y avait long-temps qu'une haine violente fermentait au sein des
masses; les vieilles dénominations de Gaulois et de Latins avaient repris
cours. On s'excitait par des plaintes mutuelles, par des propos amers. Dans
les groupes, c'étaient le plus souvent des insinuations menaçantes, des regrets
sur l'abaissement honteux de cette race sicilienne qui , depuis seize années,
n'osait pas secouer le joug : « Nous sommes dégénérés, nous sommes le plus
vil peuple de la chrétienté! Fili bastardi siam noi.... Noi di cristianità il
popol più abbietto. » Tel était le sentiment général. Au printemps de 1282,
quelques mesures nouvelles avaient encore exaspéré, dans la population pa-
lermitaine, la haine des étrangers, le désir des représailles. Un rien pouvait
rompre la digue. On sait quel prétexte suffità l'émeute. Il était défendu aux na-
tionaux de porter des armes, et les Provençaux profitaient souvent de ce droit
de visite pour tyranniser les habitans par mille vexation^ de détail. Le mardi
de Pâques, une jeune fille se rendait à l'église avec son fiancé et sa famille, pour
la messe du mariage; un agent français, appelé Drouet, trouvant sans doute
cette fille avenante, voulut, sous air de chercher quelque arme défendue, pro-
céder à une perquisition peu discrète. Le mari alors se récria avec colère, et
là-dessus un passant indigné, saisissant l'épée de Drouet, en tua sur place ce
misérable. C'en fut assez, le signal était donné. L'émotion se répandit aus-
sitôt jusque dans les derniers quartiers de Palerme. On sonna l'alarme, et,
en quelques heures, deux ou trois mille Provençaux furent égorgés sans pitié.
La garnison et les fonctionnaires français s'attendaient si peu à cette subite
rébellion, qu'ils se laissèrent tous tuer sans la plus petite résistance. Un seul
soldat, qu'on découvrit caché derrière une cloison, voulut vendre au moins
sa vie, et frappa, avant de tomber lui-même, trois des insurgés. Enfans,
femmes, vieillards, on n'eut de clémence pour personne. Quelques jours plus
tard, Messine, entraînée par l'exemple de Palerme, renouvela cette boucherie,
482 REVUE DES DEUX MONDES.
et quatre mille Français périrent dans ses murs, au son du tocsin. Bientôt le
massacre se propagea dans Tile tout entière. Des Landes armées se mirent à
poursuivre à travers les campagnes les mallieureux Provençaux , qui , lassés à
la lin de fuir, venaient se livrer eux-mêmes à l'épée des assassins, ou se pré-
cipitaient du haut des rochers. De toute cette colonie d'étrangers, un seul ,
que sa bonté avait rendu populaire, fut épargné par le peuple : le seigneur
Guillaume Porcelet fut autorisé à faire voile vers Marseille.
Jusqu'ici le caractère essentiellement démocratique des vêpres siciliennes
avait été méconnu. Dès la première nuit de la révolte, on proclama la répu-
blique à Païenne. Les autres villes furent invitées à se joindre à la capitale;
des troupes eurent mission de poursuivre jusqu'au dernier Français. On le
sait, dès que quelqu'un paraissait suspect, on lui mettait le poignard sur la
gorge, pour le forcer à dire le mot ciceri (pois chiches), et comme l'accen-
tuation des pénultièmes italiennes est toujours mal articulée par un Fran-
çais, on reconnaissait à leur prononciation fautive ceux qui cherchaient leur
salut dans un déguisement. En un mois, la révolution eut fait le tour de l'île,
et la confédération des municipes, sous l'invocation du saint-siége, remplaça
l'ancienne monarchie. Haine de l'étranger, goût de l'indépendance républi-
caine, tels furent les deux mobiles des vêpres. Dante ne paraît pas attribuer
cette insurrection à une autre cause, et , selon lui , la race de Charles d'Anjou
eût été assurée du sceptre,
Si mala signoria , che sempre accuora
Li popoli suggetti , non avesse
Mosso Palermo a gridar : Mora ! mora !
{Parad.^ 8.)
« si le mauvais gouvernement, qui toujours encourage à la révolte les peu-
ples soumis, n'avait excité Palerme à crier : Meure ! meure !» Il y a loin de
la au roman de Procida et à sa conspiration purement dynastique au profit
de la lignée souabe. Tous les documens contemporains, soit imprimés, soit
manuscrits, ont été lus et relus par M. Amari avec une laborieuse patience,
et ce dépouillement établit d'une manière irréfragable que la tradition reçue
jusqu'ici n'a été énoncée que par des écrivains de beaucoup postérieurs aux
évènemens. L'originalité et l'importance du livre de M. Michèle Amari est
donc de restituer à l'un des faits les plus populaires de l'histoire du moyen-
âge sa place et sa couleur véritable. Il est maintenant évident que Giovanni
de Procida n'a pas été un imitateur heureux de Catilina, un précurseur
de Rienzi et de Mazaniello : sa conspiration est une fable qui doit aller re-
joindre la mendicité de Bélisaire et la louve de Romulus. Encore une fois,
il est prouvé, par des textes authentiques, que Procida n'était pas à Palerme
lors des vêpres siciliennes.
C'est à Voltaire, il est bon de le dire, que revient l'honneur d'avoir le pre-
mier deviné la vérité sur ce point. Son sens si net lui faisait aussitôt voir clair
dans les faits , sans tous les scrupules d'une érudition méticuleuse. Ici, sa
BEVUE LITTÉRAIRE. 483
merveilleuse perspicacité ne lui a pas fait défaut. Si, dans les Annales de
V Empire^ il raconte les faits sans discussion, VEssai sur les Mœurs, au
contraire , laisse percer son scepticisme; il ne cache pas que cette histoire ne
lui paraît « guère vraisemblable. » M. Amari a raison de faire gloire de ce
mot à Voltaire; c'était bien deviner. Voltaire ailleurs a même fait mieux que
de deviner; quoique les textes lui manquassent, il n'a pas craint d'aller jusqu'à
l'affirmation dans un de ces mordans pamphlets où il risquait tout : «L'opi-
nion la plus probable, dit-il, est que ce massacre ne fut pas prémédité... Ce fut
un mouvement subit dans le peuple (1). » La phrase est piquante; je ne crois
pas que M. Amari l'ait connue. Son livre pourtant n'est qu'une justification
longuement motivée du paradoxe de Voltaire. Pour un historien aussi décrié
que ce pauvre Voltaire, les néo-catholiques conviendront que c'était là toucher
juste et avoir bonne chance.
Charles d'Anjou, comme on Fimagine, ne se tint pas tout d'abord pour battu,
et essaya de résister. Il eut l'aide du saint-siége, car, si la fédération démo-
cratique des cités siciliennes s'était placée, en se proclamant, sous l'autorité
des papes, c'était là un hommage purement nominal, un simple souvenir
de la première forme de république établie, sous l'instigation romaine, après
la mort de Frédéric. Or, à cette nouvelle date, la cour pontificale s'était
éloignée de sa politique méfiante et cauteleuse contre le roi de Wapîes ,
attendu que le nouveau pape, Martin IV, devait précisément son élection aux
menées et aux violences de Charles d'Anjou. Martin était la créature avouée
de ce prince, et il employa sa plus active influence pour ramener la Sicile sous
le joug. Excommunications, subsides, tout fut mis en œuvre; ce fut en vain.
Les forces de Charles (il avait soixante-dix mille hommes) vinrent se briser
devant Messine. Cependant cette attaque, vivement poussée, jeta l'alarme
en Sicile et arrêta l'organisation sérieuse du gouvernement démocratique.
La noblesse, tout le parti de l'aristocratie, profitèrent de cette agitation pour
préparer les voies à une restauration monarchique, au retour de la maison
de Souabe. Diverses circonstances favorisèrent ce changement, et, cinq mois
après la révolution républicaine, Pierre d'Aragon, qui était aussitôt accouru
sur les côtes d'Afrique avec une flotte, réussit, par ses intrigues, à se faire
nommer roi. C'est du spectacle de celte élection qu'est sortie Terreur fonda-
mentale de tant d'historiens sur la cause première des vêpres siciliennes. On
na pas tenu compte de l'intervalle, on a rapproché ces deux évènemens, et,
comme le résultat suprême de la révolution démocratique fut le choix d'un
nouveau monarque, on en a fait une révolution dynastique, et on a expliqué
cette révolution par une conjuration romanesque dont Procida aurait été le
héros. La question de date est ici très importante. Ce qui a fait admettre à
Gibbon la prétendue conspiration de Procida , c'est précisément un anachro-
(1) Des Conspirations contre les peuples; voyez l'édition de Beuchot , t. XLIII,
pag. 500.
48i REVUE DES DEUX MONDES.
nisaie. Gibbon croit que Pierre d' Aragon était en Afrique au moment où les
vêpres siciliennes eurent lieu : dans cette hypothèse, l'opinion qu'il adopte
est très vraisemblable, et même la seule vraisemblable. Par malheur, sa chro-
nologie est fautive, et M. Amari démontre que ce fut seulement quatre mois
plus tard que Pierre quitta l'Espagne.
M. Amari ne s'arrête pas à la restauration souabe, et poursuit , dans les
détails, le tableau de toute cette curieuse période. La guerre en effet qu'a-
vait allumée la vengeance se prolongea avec acharnement pendant vingt an-
nées, et eut tour à tour pour théâtre la Méditerranée, la Sicile, la Calabre,
l'Espagne; mais, selon l'historien de la Guerra del Fespro, les maisons d'An-
jou et d'Aragon ne tinrent pas les premiers rôles dans cette lutte acharnée :
ce furent bien plutôt la cour de Rome et le peuple de Sicile. Martin IV épuisî»
les foudres pontificales, les trésors de l'église, le sang des guelfes d'Italie; il
déchaîna la France contre l'Aragon, il troubla toute l'Europe. Ses successeurs
se trouvèrent eagagés dans cette politique d'intrigues et de batailles. Boni-
face VIII, à la fin, s'y jeta avec tant de violence et de scandales, que la fortune
tourna décidément contre lui; il fut forcé de reconnaître l'indépendance de
la Sicile et sa monarchie nouvelle. A part la flétrissure qu'il imprime à bon
droit aux inutiles cruautés du massacre, l'auteur de la Guerra del Fespro
accorde une sympathie presque enthousiaste à cette histoire des Siciliens
durant la dernière moitié du xiii^ siècle. M. Amari fait presque de cet âge
une ère héroïque : le patriote, je le crains, prend un peu trop ici sur l'histo-
rien. Selon l'écrivain italien, cet amour de la liberté, qui avait d'abord fondé
une république, ne s'éteignit pas par la restauration delà monarchie souabe;
la Sicile obtint peu à peu de nouvelles garanties contre les empiètemens de
la royauté, contre les usurpations féodales. Ces efforts persévérans amenè-
rent, dans l'administration civile comme dans l'ordre judiciaire, des lois
excellentes, une organisation digne des meilleures époques. Le droit popu-
laire se conserva dans les assemblées, et, lorsque Jacques d'Aragon eut traité
avec les ennemis de la Sicile , ce fut le parlement sicilien qui élut Frédéric
pour roi à sa place et qui arracha à la couronne le droit de paix et de guerre.
M. Amari voit dans tout cela une sorte de type, un antécédent curieux du
gouvernement constitutionnel , et il croit que la tradition des vêpres et de
la réforme politique opérée par cette mémorable révolution a traversé cinq
siècles et s'entrevoit encore aujourd'hui dans le droit public de la Sicile.
Si chères qu'elles paraissent à l'auteur, nous avons peur que ces idées ne
couvrent plus d'une illusion, et que M. Amari ne prenne quelquefois les
privilèges municipaux pour les libertés politiques. Il est toujours mauvais
de placer son idéal eu arrière; l'idéal doit luire au contraire de toutes les
clartés de l'avenir. Cela ressemble trop (en un tout autre sens heureusement)
à la doctrine historique de M. de Genoude. Dans un pays libre, les théori-
cieiis de la Gazette voient au moyen-âge le modèle de toutes les libertés : c'est
une perfidie envers la liberté; dans un pays de droit divin, le publiciste sici-
REVUE LITTÉRAIRE. 485
lieu oppose au despotisme présent , comme un suprême exemple, les libertés
du passé : c'est une malice d'érudit envers le pouvoir absolu. Au fond pour-
tant, le procédé est le même.
Cette partie systématique est peut-être celle à laquelle M. Amari attache
le plus d'importance; mais ce sont là des chimères qui ne tiendraient pas
devant une critique détaillée. Le défaut de la Guerra del Fespro est celui
de tous les livres qui se produisent hors des grands centres littéraires; l'es-
prit local y a trop laissé son empreinte. Il nous répugnerait d'entrer dans
une discussion particulière; mais une remarque pourtant nous frappe : c'est
combien, dans l'hostilité continue qui l'entraîne contre la politique des papes,
Bî. Amari oublie que la monarchie aragonaise aussi était, en Sicile, une mo-
narchie étrangère. Je ne voudrais pas assurément prendre à tâche de justifier
toute l'histoire temporelle de la cour de Rome; il y aurait un peu trop à faire.
]\éanmoius M. Amari , malgré sa parfaite bonne foi , ne nous paraît pas
avoir toujours rencontré la vraie mesure. En Italie, on ^ est encore au
xviii" siècle. Personne ne goûte plus que nous le xviii^ siècle , personne
n'apprécie mieux l'utilité de son œuvre; mais enfin cet esprit-là a fait son
temps, et maintenant l'impartialité ne coûte rien à notre indifférence. Bé-
ranger disait très bien aux libéraux de la restauration :
On peut aller même à la messe;
nous dirons à M. Amari , ou plutôt à la plupart des modernes écrivains de
ritaiie : « On peut être juste, même envers les papes. »
Ces objections générales ne font aucunement, tort au patriotisme de
M. Amari : le patriotisme, au contraire, en est à la fois l'explication et
Texcuse. Ceux même qui n'accorderaient pas leur sympathie à l'esprit phi-
losophique qui a guidé l'auteur s'empresseront de reconnaître tout ce qu'il y
a d'utiles recherches et de science réelle dans cette vaste exposition de la
révolution sicilienne du xiii*' siècle. M. Amari a le mérite d'avoir le pre-
mier, par une judicieuse et ferme critique , écarté tous les faits qui ne sont
pas fondés sur le témoignage formel des écrivains contemporains et des do-
cuniens authentiques. Toutes les sources italiennes et latines ont été soigneu-
sement et scrupuleusement épuisées : des notes nombreuses en témoignent
au bas de chaque page, et un appendice étendu a été ajouté, qui contient une
foule de pièces importantes et inédites qu'ont fournies à l'estimable écrivain
les archives et les manuscrits. Il pourrait y avoir plus d'ordre, plus de so-
briété, un style plus élégant dans l'ouvrage de M. Amari; on n'y saurait, en
revanche, désirer plus de conscience, plus de résultats nouveaux et frappans.
Au roman de la conspiration l'auteur de la Guerra del Fespro a substi-
tué, par les textes, un ordre de faits inattendus, une vue tout-à-fait nou-
velle dont les historiens devront désormais tenir compte. Cette restitution est
véritablement importante, et le souvenir en restera attaché au nom de M. Mi-
chèle Amari.
486 REVUE DES DEUX MONDES.
La Guerra del Fespro n'était encore connue qu'en Sicile , lorsque parut
ea France un livre de ^VM. Possien et Chantrel, intitulé Fépres siciliennes {\).
A part deux médiocres chapitres empruntés pour le fond à l'abbé Fleury et
à V Innocent III de Hurter, je croyais lire encore M. Amari. Une certaine
enluminure néo-catholique, Téloge à tout prix des papes , me dépaysaient
cependant; puis, dans la Guerra del Fespro, les notes, les citations, les
témoignages de toute sorte abondaient : ici, au contraire, aucune autorité
n'était invoquée, et l'on n'avait qu'un texte net et courant comme celui
d'Hérodote ou de Tite-Live. C'est à peine, je crois, si quelque obscure
compilation d'un faiseur de manuels, M. Emile Le Franc, était invoquée
en passant comme une source sérieuse. Le contraste me semblait étrange :
le livre était lourd, mal écrit, il s'y rencontrait des fautes de grammaire
{autour pour alentour , etc.); mais, en revanche, il paraissait renseigné,
nourri, savant. En confrontant l'ouvrage de M. Amari avec celui de
de MM. Possieu et Chantrel, tout me fut expliqué, et je reconnus dans le
volume français une traduction presque littérale de la Guerra del Fespro.
Point de préface, aucune indication sur le titre; seulement, dans une note
perdue, il est dit qu'on suivra « presque pas à pas une histoire qui vient de
paraître en italien. » Quant au nom même de M. Amari , il n'est prononcé
qu'une seule fois, et dans le texte. On vient de lui emprunter, sans y presque
changer un mot, tout un long chapitre, et on termine cette traduction im-
pudente en disant : « Voici les réflexions de M. Amari sur ce sujet. » Puis
viennent deux pages guillemetées. De cette façon , le lecteur ne se doute
pas du plagiat. Traduire, abréger, interpoler, mutiler, gâter un livre, et en-
suite signer cette œuvre informe de son propre nom , alors qu'on n'y est
même pas pour un sixième, le procédé, on l'avouera, est par trop commode.
Il suffit de le dénoncer pour en faire justice. M. Amari a été pillé, dépouillé,
puis on l'a battu avec ses propres armes. Quand les néo-catholiques se per-
mirent de falsifier, il y a quelques années, Y Histoire de lapnpaidé, ils eu-
rent au moins la pudeur de laisser le nom de M. Ranke sur le titre. Au"
jourd'hui, un badigeonnage de sacristie, une grossière teinte de religion, ont
suffi aux maladroits copistes pour qu'ils se crussent propriétaires du monu-
ment. Nous doutons que le public accepte cette mauvaise plaisanterie. Ces
messieurs savent un peu trop l'italien et pas assez le français.
Ch. Labitte.
(t) 1 vol. in-80, chez Debécourt, rue des Sainis-Pères.
CHRONIQUE DE LA QUINZAINE
31 octobre 1843.
L'attention de l'Europe continue à se fixer avec intérêt sur deux révolu-
tions qui, irréprocliables dans leur principe, s'efforcent d'atteindre le but de
toute révolution légitime, à savoir la conciliation de la liberté avec l'ordre.
En Espagne comme en Grèce, tout ce qu'il y a d'bommes sensés, honnêtes,
raisonnables, sent le besoin d'un gouvernement libre, mais régulier, et re-
pousse également les absurdités du despotisme et les folies de l'anarchie.
Les deux pays ne se trouvent pas , il est vrai , dans les mêmes circon-
stances. L'Espagne, depuis bientôt quarante ans, a subi toutes les catastro-
phes politiques qui bouleversent profondément un état et peuvent le renou-
veler ou l'anéantir. Il n'est pas d'essai, si douloureux qu'il puisse être, qui
ne se soit fait en Espagne : les plus nobles efforts et les plus folles tenta-
tives, tous les dévouemens et tous les crimes, y ont eu leur jour. Si l'expé-
rience nous est bonne à quelque chose, les Espagnols n'ont certes plus rien
à apprendre : leur éducation politique est achevée, et on peut sans témérité
espérer que le parti de l'ordre et de la raison est enfin sur le point de prendre
définitivement possession du pays.
Les Grecs ne font que de rentrer dans la vie nationale. Entre l'ancienne
Grèce et le monde actuel , il y a pour eux un abîme : la chaîne des traditions
politiques avait été brisée par le cimeterre ottoman. Réduits, sous le bon plaisir
et les caprices d'un Turc, à une administration municipale pleine de vexations
et d'intrigues, les Grecs, quelques Fanariotes exceptés, ne savaient plus ce
que c'est que le gouvernement suprême et l'administration générale d'un
état. Sans le christianisme, ils auraient même oublié ce que c'est qu'une
nation. C'est la bannière du Christ qui leur a toujours rappelé que l'étendard
de Mahomet n'était pas leur étendard, et qu'au milieu du vaste camp des
hordes musulmanes gisait, chargée de chaînes, mais non sans vie, la Grèce
chrétienne. Leur résurrection politique n'a pas été entièrement leur œuvre :
en venant à leur secours, l'Europe les a pris sous sa tutelle et les a traités,
trop ou trop peu , comme des mineurs. Nous disons trop ou trop peu , car,
ou il fallait ne pas leur imposer une forme de gouvernement et une dynastie,
ou il fallait exiger que le gouvernement et la dynastie se missent en har-
488 REVUE DES DEUX MONDES.
monie avec l'esprit du temps et la situation morale du pays. Quoi qu'il en
soit, toujours est-il que les Grecs n'ont pas l'expérience politique des Espa-
gnols. Us n'ont pas appris à leurs dépens à connaître la vanité de ces chimères
que des esprits sans mesure et sans consistance présentent aux nations dans
les jours de trouble, et qui ne servent qu'à les détourner pour long-temps de
tout ce qui est réel et possible. Ou aurait donc quelque raison de craindre
que les Grecs aussi ne fussent sur le point de commencer ces douloureuses
expériences qui égarent toujours les révolutions lorsqu'elles ne les brisent
pas. Ce n'est qu'en 1830 que la France s'est enfin reposée dans cette monar-
chie constitutionnelle, représentative, que les hommes sages et sincères, que
les hommes de lumières et d'expérience voulaient organiser quarante ans
plus tôt, en 1789. La royauté grecque s'est montrée indolente, inactive;
placée entre des conseils opposés, elle a hésité; sous la crainte d'être trompée,
d'être poussée au mal, elle n'apercevait pas qu'un mal réel et très grave se
réalisait déjà par ses hésitations et ses lenteurs. C'est là le reproche, le seul
reproche fondé qu'on puisse lui adresser. Elle n'a pas fait ce que le pays
attendait d'elle avec impatience, ce qui , librement fait par elle, aurait été un
bienfait pour le pays, pour elle une force.
Ce que n'ont pu obtenir les conseils de ses vrais amis et les insinuations,
malheureusement trop faibles, de la France et de l'Angleterre, la nation l'a
obtenu promptement, brusquement, par une manifestation éclatante. Au
lieu de proposer, la royauté n'a pu qu'adhérer ; au lieu d'offrir, elle a consenti
à la demande irrésistible du pays. C'est assez pour tous : pour le roi , qui a
sans doute compris que la résolution est nécessaire au gouvernement de
l'état; pour la Grèce, qui peut compter sur la probité et la loyauté de son
jeune monarque. IVous oserions presque ajouter que les qualités du prince
ne sont pas la seule garantie qu'ait le pays du scrupuleux accomplissement
de la promesse royale. Cette même difficulté de passer d'une situation à une
autre, d'assumer la responsabilité morale d'une grande mesure, cette même
propension pour ce qui existe par cela seul qu'il existe, servira à consolider
la révolution comme elle a servi à la faire éclater. Le roi ne voudra pas plus
courir les hasards d'une contre-révolution qu'il ne voulait aller au-devant des
difficultés et des débats du gouvernement représentatif. Les évènemens l'au-
ront, nous aimons à le croire, rendu plus actif et plus résolu; mais il n'est
pas dans sa nature d'être aventureux et téméraire. Le sort de la Grèce dé-
pend donc entièrement des dispositions morales du pays. Si le pays ne voit
dans les faits du 15 septembre qu'un de ces moyens extraordinaires, péril-
leux, qu'une dure nécessité rend quelquefois légitimes, mais qu'on ne pour-
rait renouveler sans tout bouleverser et tout briser, le but se trouvant atteint,
la révolution est finie, la légalité constitutionnelle commence, et avec elle ce
gouvernement de discussions, de débats, de transactions, qui est le gouver-
nement des nations libres et progressives. Si la Grèce, au contraire, ne se re-
présentait les faits du 15 septembre que comme une première bataille livrée
au trône par les opinions anti-monarchiques et gagnée par elles, la révolu-
tion , loin d'être terminée, ne ferait que commencer sous les plus tristes aus-
REVUE. — CHRONIQUE. 489
pices, et non-seulement la liberté et l'ordre se trouveraient compromis ea
Grèce, mais Fexisteuce même, la nationalité du pays.
Ce sont là les espérances mal déguisées des ennemis de ce nouvel état
comme de toute liberté. Ils attendent avec une cruelle impatience le moment
où ils pourront proclamer que la Grèce a forfait à la paix de l'Europe , et
qu'elle ne mérite pas de voir son nom figurer sur la liste des nations. État
factice, disent-ils, création éphémère d'une philantropie rêveuse, faudra-t-il
tout compliquer, tout risquer, et peut-être aussi tout ébranler en Occident et
en Orient, pour seconder les fantaisies de quelques milliers d'hommes vani-
teux et turbulens.^
D'un autre côté, les amis de la Grèce, ses amis les plus sincères et les plus
dévoués, ne sont pas sans quelque crainte. Les exemples d'une révolution
sachant se contenir et se consolider sont si rares! Et les Grecs , ajoutent-ils,
sont si vifs, si inexpérimentés, si mobiles ! Et leurs ennemis, ouverts ou ca-
chés, si nombreux, si actifs, si puissans! Il faudrait que les Grecs sussent
résister à la fougue de leurs passions et aux perfides instigations d'un faux
zèle et d'une feinte amitié ! Résister à la fois aux entraînemens de leur vive
imagination et aux impulsions du dehors î Dompter leur caractère et dé-
jouer les intrigues! La besogne est rude, la tâche compliquée; comment ne
pas craindre quelque faute irréparable, quelque déplorable égarement?
Il ne serait pas d'hommes sérieux de considérer ces craintes comme abso-
lument chimériques : elles ne sont pas sans quelque fondement. Toutefois l'es-
pérance l'emporte dans notre esprit, et nous aimons à penser que nous ne
sommes pas sous les illusions d'une affection sincère pour la Grèce régé-
nérée. Nous ne désespérons certes pas de l'Espagne; mais tout en reconnais-
sant que les Grecs ne sont entrés que d'hier dans l'arène si périlleuse de la
politique moderne, et qu'ils n'en ont pas retiré tous les enseignemens qui
sont déjà acquis aux Espagnols, nos espérances sont également vives à l'en-
droit de la Grèce. Les Grecs possèdent à un degré éminent les deux qualités
nécessaires à une bonne conduite dans les momens critiques et difficiles,
l'activité et la sagacité. Ils démêlent à merveille les périls dont ils sont en-
tourés, et leur enthousiasme est loin d'être aveugle et chimérique. Ils ont,
avec l'ardeur des hommes du midi, le calme impassible du génie oriental. La
politique du Phanar, celte politique si habile, si déliée, est rentrée dans ses
foyers, au service de son pays. Nous croyons que, dans les temps de crise, en
présence du danger, on peut compter sur la prudence et l'habileté des Grecs.
Peut-être n'inspirent-ils pas la même confiance pour les temps calmes et
ordinaires. C'est alors que leur esprit inquiet et mobile peut se donner libre
carrière; c'est alors qu'on pourrait peut-être redouter le goût désordonné des
innovations et un certain penchant pour les rêveries politiques; c'est alors
aussi que la corruption et l'intrigue pourraient retrouver les chemins que
leur avait jadis frayés l'or de Philippe de Macédoine.
Quoi qu'il en soit, nos espérances dans ce moment sont fortifiées par deux
circonstances particulières et d'un grand poids à nos yeux.
TOME IV. SUPPLÉMENT. 32
490 REVUE DES DEUX MONDES.
D'un côté, il paraît certain que la France et l'Angleterre sont parfaitement
d'accord sur la question grecque. Sir Edouard Lyons et M. Piscatory tiennent
à Athènes le langage et la conduite de deux amis sincères de la Grèce, de la
Grèce monarchique et constitutionnelle. S'ils n'ont pu, faute de pouvoirs et
d'instructions suffisantes et par les irrésolutions delà conférence de Londres,
qui ne trouvait de paroles énergiques que pour la question d'argent; s'ils n'ont
pu, disons-nous, faire prévenir la révolution par des concessions royales, ils
peuvent du moins contribuer par leurs conseils à maintenir la révolution et
la royauté dans les limites que la raison et la prudence leur imposent. C'est
un grand point que l'accord à Athènes de l'Angleterre et de la France sur le
terrain de la monarchie représentative et de la légalité constitutionnelle. C'est
la meilleure réponse aux bruits perfides qu'on ne manque pas de répandre
dans le but de diviser les Grecs et de les mettre aux prises entre eux. On
cherche à insinuer que, la révolution étant l'œuvre des napistes, du parti
russe, des partisans de Capo-d'Istria, les partis anglais et français ont été sur-
pris, qu'ils seront les victimes du mouvement auquel ils applaudissent. En
vérité, l'artifice est trop grossier; il n'est pas fait pour tromper les Grecs.
Ce qu'on voudrait par ces insinuations malveillantes, c'est de pousser les
Grecs au désordre et à la guerre civile. Quel bon prétexte pour effacer la
Grèce de la liste des nations et en faire une province vassale, à l'instar des
malheureuses provinces danubiennes! Mieux vaudrait pour les Grecs être
Turcs , complètement Turcs; l'aspect de l'avenir serait moins sombre. Que
les Grecs ne l'oublient pas : il a pu y avoir des partis en Grèce; lorsque, tout
en désirant vivement la liberté, ils n'ont pu l'obtenir, les esprits se fourvoient;
tous les moyens leur paraissent bons, toutes les ressources légitimes. Une
fois la liberté obtenue, il n'y a plus que deux partis, le parti de ceux qui veu-
lent la maintenir, et le parti de ceux qui cherchent à la ruiner au profit d'un
intérêt quelconque. D'où qu'ils viennent, que tous les amis d'une liberté
régulière se donnent la main; ils sont le pays. S'il est au contraire des hommes
qui se séparent d'eux , quelque nom qu'ils portent, quelque drapeau qu'ils
arborent, qu'ils marchent au despotisme ou au désordre, peu importe; ces
hommes sont des traîtres : il ne faut rien avoir de commun avec eux. Mais il
n'est pas toujours facile en politique de distinguer ses amis de ses adversaires.
Souvent des hommes tendant absolument au même but se repoussent avec un
acharnement déplorable, par cela seul que leurs opinions diffèrent sur quelque
moyen secondaire, et on voit ces mêmes hommes ouvrir leurs rangs, avec
une confiance qui serait ridicule si elle était sans danger, à l'hypocrisie et à
la trahison. Ayons la confiance que le peuple grec saura mettre à profit sa saga-
cité naturelle etdistinguer, surtout dans les élections, ses vrais amis des impos-
teurs qui voudraient le voir s'égarer et des fous qui le mèneraient à sa perte.
Au surplus, il a déjà donné des preuves de la rectitude de son jugement.
Maurocordato absent (il était à Constantinople) a appris, en entrant au Pirée,
son élection à Missolonghi. Ceci nous amène au second fait particulier qui
fortifie, disions-nous, nos espérances. Nous voulions parler du retour en Grèce,
sans doute pour y prendre une large part aux affaires de leur pays, de Mau-
REVUE. — CHRONIQUE. 491
rocordato et de Coletti. L'union de ces deux hommes peut être d'une utilité
inappréciable à la Grèce. Formés à la vie politique et aux pratiques constitu-
tionnelles, Coletti à Paris, Maurocordato à Londres, connaissant à merveille
l'un et l'autre les conditions de la monarchie représentative, l'état de la
Grèce, les dispositions de l'Europe, ils apporteront à leurs compatriotes les
conseils de l'expérience , un esprit résolu et prudent , et la mesure de toutes
choses. Ils sont l'un et l'autre deux amis sincères, dévoués, de leur pays et de
la liberté régulière. Ils ont fait leurs preuves; la Grèce les connaît et les at-
tend. La mâle énergie, le coup-d'œil ferme et juste, l'esprit élevé et simple
de Coletti, pourront s'allier à merveille aux formes plus souples, à l'instruc-
tion plus variée, au caractère plus conciliant de Maurocordato. Ces deux
hommes séparés, ils se paralyseraient réciproquement; unis ils se compléte-
ront l'un l'autre et donneront aux hommes sensés et modérés de leur pays
un appui inébranlable. C'est par la forte organisation du parti modéré qu'on
parviendra à calmer l'effervescence publique et à contenir les esprits désor-
donnés. Bonne-foi dans la royauté, modération dans le pays : là est le salut
de la Grèce. Tout serait perdu sans cela, car ce n'est pas avec des baïonnettes
étrangères qu'on fonde les institutions d'un pays libre. On dit que le roi de
Bavière demande pour son fils les secours de la conférence de Londres. Mieux
aurait valu donner à son fils de sages conseils avec l'autorité morale d'un
père et en temps utile; mieux aurait valu rappeler tous ces Bavarois dont la
présence irritait les Grecs sans rien ajouter à la force du roi.
Dujreste, quelles que soient les instances de la Bavière, nous sommes con-
vaincus que la Grèce , tant qu'elle demeurera dans les limites de la liberté
constitutionnelle, ne sera l'objet d'aucune mesure violente, qui ne serait
propre qu'à l'humilier ou à l'irriter. Sans doute la révolution grecque déplaît
aux puissances du Nord : à la Russie , parce que le gouvernement constitu-
tionnel peut développer les forces, l'énergie du royaume grec , et offrir un
modèle séduisant à toutes les provinces chrétiennes de l'empire turc; à la
Prusse et à l'Autriche, par cela seul qu'elle est une révolution. Les hommes
d'état et les diplomates sont , un grand nombre d'enfre eux du moins , de
singuliers logiciens. Ils s'évertuent à maintenir les prémisses et regimbent
contre les conséquences. Vous voulez retarder le plus possible les révolu-
tions des états secondaires, le renversement de ces gouvernemens qui n'ont
ni force morale ni force matérielle. Ordonnez donc à ces princes, qui ne
sont en réalité que vos préfets , de bien administrer ces pays; ne leur per-
mettez qu'un despotisme éclairé, mesuré, tolérable. Vous leur mettez la bride
sur le cou, vous êtes témoins impassibles de leurs erreurs et de leurs excès;
on dirait que vous les voulez montrer à vos peuples comme les Spartiates
montraient à leurs enfans les Hilotes pris de vin , et ensuite vous bondissez
de colère lorsqu'une émeute vient à éclater, lorsqu'une révolution s'accom-
plit dans l'un de ces états. C'est trop. Prétendre que les peuples supportent
aujourd'hui sans murmures, sans résistance, non-seulement un gouverne-
ment absolu , mais une administration impuissante, tracassière, incapable,
est une pensée étrange, un anachronisme sans excuse. Il n'y a plus, de nos
402 REVUE DES DEUX MONDES.
jours, un pays en Europe où l'on puisse impunément oublier toutes les règles
d'une bonne administration et blesser le peuple à la fois dans ses intérêts
moraux et dans ses intérêts matériels.
Ce qui se passe dans les états du pape, les troubles sans cesse renaissans
des légations et des marches ont pour cause principale la mauvaise adminis-
tration du pays. Il y a dix ans, l'Autriche et la France étaient intervenues à
main armée; l'Autriche occupait Bologne, la France Ancône. Si au lieu de ne
voir dans cette occupation qu'une mesure de précaution, elles avaient voulu
s'en faire un moyen d'assurer la paix des états pontificaux et de prévenir des
troubles qui pourraient un jour compromettre le repos de l'Europe, l'Autriche
et la France se seraient franchement réunies , non pour conseiller au pape
de prendre à sa solde des Suisses, mais pour lui représenter que, la déplorable
administration de ses états les exposant sans cesse à des agitations qui sont
un danger pour tous, l'occupation ne cesserait que lorsqu'un meilleur ordre
de choses, un gouvernement raisonnable, serait fondé dans le pays. On n'a
rien fait de pareil : on a quitté les états du pape sans rien obtenir, et voilà
que tout recommence; aujourd'hui les troubles, demain peut-être l'occupa-
tion et les embarras politiques qui en seront nécessairement les conséquences.
On dit que Rome a déjà demandé un secours autrichien; on ajoute que notre
gouvernement lui a signifié, par une note, qu'une intervention autrichienne
serait suivie d'une intervention française. Nous n'affirmons point des faits
qui ne sont pas formellement à notre connaissance; mais nous savons, comme
tout le monde, qu'il ne serait pas moralement possible que les Autrichiens
occupassent encore une fois les légations sans que le drapeau français flottât
de nouveau dans une partie quelconque des états du pape. L'évacuation d' An-
cône a été conditionnelle, et nous ne connaissons pas d'administration en
France qui pût fermer les yeux sur une nouvelle occupation des états du pape
par l'Autriche.
D'ailleurs , tous les gouvernemens italiens sont intéressés à ce que Rome
prenne enfin quelque souci du bien-être de ses peuples, à ce qu'elle remplisse
les promesses de 1831, car les agitations des états romains compromettent la
sécurité de tous ces gouvernemens.
Les cortès ont commencé en Espagne leurs opérations, et rien n'autorise,
jusqu'ici, à révoquer en doute le succès du parti parlementaire. Les partis
extrêmes et les intrigans trouveront sans doute quelques représentans dans les
cortès; mais dussent-ils, ces opposans, se réunir tous contre le gouvernement,
il ne semble pas qu'ils puissent former une majorité. Ils rendront peut-être les
débats difficiles, longs, violens : il faut s'y résigner; l'essentiel est que le ré-
sultat ne soit pas douteux. La violence de l'opposition aura l'avantage de
resserrer de plus en plus les liens du parti gouvernemental. Ce qui importe,
c'est que la question de la majorité de la reine soit décidée sans retard.
C'est le seul moyen de couper court à une foule d'intrigues et de combinai-
sons de bas étage. Aujourd'hui, eu présence d'un gouvernement provisoire,
qui est et qui n'est pas, et qu'on ne sait pas trop comment qualifier, on con-
spire à son aise, et pour ainsi dire sans crainte et sans remords. Une fois que
REVUE — CHRONIQUE. 493
Isabelle aura saisi le pouvoir, il faudra opter, opter nettement entre la fidélité
et la trahison. Nous sommes convaincus que cela seul calmera plus d'un
esprit et désarmera plus d'un rebelle. C'est une porte honorable ouverte au
repentir, surtout si la proclamation de la majorité est suivie, comme cela
paraît naturel , d'une amnistie générale.
Les affaires de Barcelone et de Saragosse, si déplorables qu'elles puissent
être, n'ont pas une grande importance politique. Ce sont évidemment des ma-
ladies locales. Tout en regrettant les malheurs dont ces troubles sont la cause,
nous croyons qu'ils sont plutôt utiles que nuisibles à l'avenir de la monar-
chie constitutionnelle. C'est le dernier effort, l'effort désespéré d'une faction
que l'expérience seule pouvait convaincre de son impuissance. Les factions
qui en veulent à l'ordre social, et avec lesquelles en conséquence on ne peut
pas transiger, ne rentrent dans le silence et dans l'obscurité que lorsqu'elles
ont livré leur dernière bataille , brûlé leur dernière cartouche , et acquis à
leurs dépens la certitude que la société est plus forte qu'elles.
Les affaires d'Irlande ont tour à tour déconcerté beaucoup de prédictions.
Pendant quelque temps , à voir ces immenses meetings , ces discours à la fois
ardens et prudens du grand libérateur, on a cru qu'il s'agissait pour l'Angle-
terre d'une tentative de révolution irlandaise. L'Irlande, disait-on, sera cer-
tainement vaincue dans la lutte qu'elle ose entreprendre contre l'Angleterre;
mais il y aura une lutte. Comment penser, en effet, que de pareilles foules
pouvaient être impunément agitées? Comment s'imaginer que des passions
telles que le patriotisme, la haine, la vengeance, la pauvreté, la famine,
pouvaient être excitées et attisées sans que jamais le feu prît aux poudres,
sans que jamais la chaudière fît explosion .^ C'est pourtant ce qui a eu lieu :
l'habile mécanicien connaît bien sa machine; il sait jusqu'à quel degré elle
peut être chauffée sans danger. Il lui a donc fait produire force bruit et force
fumée; mais il a empêché l'explosion. Il y a eu cependant pour O'Connell, il
faut l'avouer, une heure critique : c'est le moment où il a fallu , en quelques
heures , empêcher la réunion du grand meeting de Clontarf. Le gouverne-
ment anglais, après avoir long-temps hésité ou long-temps attendu, s'est
décidé tout à coup à interdire la réunion des meetings, et il a pris ses mesures
avec cette hardiesse et cette énergie qui le caractérisent. Partout des troupes,
des armes, des préparatifs de guerre. La bataille semblait offerte. L'Irlande
allait-elle l'accepter ? La guerre civile allait-elle commencer? De ce côté-ci de
la Manche, nous eussions parié pour la guerre civile. Comment reculer, en
effet, après s'être tellement avancés? Mais O'Connell entend le courage comme
l'entendait l'Ajax d'Homère, qui reculait quand il se sentait le plus faible; il
a le courage qui cherche le succès : il n'a pas le courage du point d'honneur.
Il a reculé, et l'Irlande tout entière a reculé avec lui. Jamais, selon nous, il
n'y a eu un signe plus expressif de la puissance d'O'Connell que d'avoir pu,
en quelques heures, licencier les bataillons innombrables qu'il avait appelés,
et d'avoir montré que personne en Irlande n'osait être plus courageux ou plus
téméraire que lui-même.
Ce que c'est que d'avoir fait des révolutions et des émeutes ! Ce que c'est
494 REVUE DES DEUX MONDES.
que d'avoir foi à l'empire de la force ! Nous avions conclu volontiers à une
révolution irlandaise , en voyant l'agitation de l'Irlande, quoique notre bon
sens nous avertît que le succès de cette révolution était impossible. Aussitôt
que nous avons vu le gouvernement anglais prendre d'énergiques mesures de
répression et O'Connell céder à ces mesures, sans oser essayer la moindre ré-
sistance, nous avons conclu tout aussi précipitamment que tout était fini en
Irlande, et que le rôle du grand agitateur était terminé. Il n'en était rien.
L'agitation n'avait pas amené la révolution; la répression n'a pas arrêté l'agi-
tation. Que d'échecs pour la logique !
Le premier acte du drame que joue O'Connell en Irlande s'est terminé par
l'interdiction du meeting de Clontarf, vrai coup de théâtre qui a donné à tout
une face imprévue, qui a mis sur le front d'O'Connell une sueur d'angoisses,
car il était perdu , et l'Irlande avec lui, si le sang touchait au sang, si un coup
de fusil partait, si un cadavre anglais ou irlandais était emporté du champ
de la réunion. Il n'en a rien été : Dieu en soit loué ! et personne n'a dû dire
ce Te Deum avec plus d'émotion et de joie qu'O'Connell.
Maintenant commence le second acte, qui sera, nous le croyons, moins in-
téressant, moins pompeux que le premier. La scène ne se passera plus en
plein air et sous ce ciel qu'O'Connell a fini aussi, Dieu me pardonne, par
nous faire croire brillant et beau, sous le ciel de la verte Eriîi. Nous n'aurons
plus pour acteurs des milliers d'hommes qui, comme un chœur gigantesque,
chantent les promesses de la délivrance prochaine : nous quittons, pour ainsi
dire, le théâtre romantique pour le théâtre classique; nous rentrons dans le
cabinet; nous serons dans les clubs, dans les tribunaux; nous entendrons
plaider; nous attendrons le verdict des jurés. Mais ne vous laissez pas duper
par l'appareil de cette procédure; ne croyez pas que hors du tribunal et hors
delà salle où délibère le jury, il n'y ait rien. L'agitation continue; elle a changé
d'allures, elle a d'autres procédés, elle a le même but, elle a la même efficacité.
O'Connell et l'Irlande ont donc leur but.^ dira-t-on; ils veulent donc faire et
ils font réellement quelque chose? Oui, selon nous, cette agitation n'est ni
stérile ni inefficace. On se trompe quand on en attend trop , on se trompe
quand on en attend trop peu.
L'Irlande ne sera jamais pour l'Angleterre une révolution et une guerre
civile. Que sera-ce donc? Ce sera, et pour long-temps encore, un embarras (t
une difficulté. Vaincue et soumise depuis long-temps, elle n'a pas la force de
secouer le joug de l'Angleterre; mais elle peut s'agiter, et cette agitation peut
être plus ou moins grande, et par cela même plus ou moins embarrassante
pour l'Angleterre. A Dieu ne plaise que nous voulions dire que l'Angleterre,
la veille du meeting de Clontarf, voulait changer en une courte et décisive
guerre civile l'embarras permanent que lui cause l'Irlande! Assurément, elle
en aurait fini plus vite de cette manière. C'est ce qu'O'Connell a parfaite-
ment compris. Il s'est bien gardé d'aller au-delà de l'agitation, c'est-à-dire
au-delà de la force de l'Irlande. Il a reculé devant l'Angleterre pour rester
dans les limites du mal qu'il peut lui faire, sans se laisser tenter un instant
par l'espoir du mal qu'il ne peut pas lui faire; et quand il prodigue aujour-
REVUE. — CHRONIQUE. 495
d'hui à l'Irlande ses conseils de modération, quand il lui dit tous les matins
et sous toutes les formes: Soyez calmes, soyez pacifiques, cela veut dire tout
simplement : Restez un embarras pour l'Angleterre, mais ne devenez jamais
pour elle une guerre civile. Comme embarras et comme difficulté, vous êtes
puissans; vous êtes invincibles; comme guerre civile, vous ne durerez pas une
heure.Trois salves donc d'applaudissemens pour notre gracieuse reine Victoria!
Mais le rappel! mais le parlement irlandais î Mots de guerre, consignes
d'un jour de bataille. Que risque d'ailleurs l'Irlande à s'agiter.^ Sera-t-elle
plus pauvre, plus affamée.^ C'est impossible. L'Irlande est souvent restée
calme et tranquille. Qu'a-t-elle obtenu? Rien! Elle a eu de la vertu en pure
perte. Aujourd'hui qu'elle gêne et embarrasse l'Angleterre par son agitation
permanente, elle obtiendra quelque chose, peut-être pour les prêtres catho-
liques une plus juste répartition des biens de l'état ou de l'église protestante,
pour les fermiers une diminution de charges, pour le peuple en général une
administration plus irlandaise et plus sympathique. L'Irlande est avec
O'Connell comme un malade avec un médecin quelque peu charlatan qui dit:
— Je vous guérirai radicalement de vos maux; de faible, je vous ferai fort; de
vieux , je vous ferai jeune. — Le médecin ne tient pas toutes ses promesses;
mais s'il fait vivre le malade en paix avec son mal, s'il allège ses souffrances,
si du paralytique il fait seulement un boiteux , il sera béni et récompensé.
L'Irlande ne peut que gagner à la conduite que lui perscrit O'Connell; voilà
ce qui la soutient, voiià ce qui fait la force d'O'Connell. Nous ne disons pas
que l'Irlande se rende un compte exact de sa situation , et qu'elle s'entende
avec O'Connell pour jouer la comédie du rappel; nous ne disons pas qu'elle
surfasse avec préméditation et par calcul : non ! mais elle sait d'où elle vient,
c'est-à-dire de la plus effroyable misère, et si elle ne sait pas où elle va, c'est
souvent, selon Cromwell, le moyen d'aller loin. Elle sait enfin, pour tout
dire d'un mot, qu'elle n'a rien à perdre et quelque chose à gagner.
O'Connell, avant l'interdiction du yneeting de Clontarf, n'avait guère plus
rien à faire, sinon un autre meeting, puis un autre, et ainsi de suite jusqu'à
l'épuisement de ses inépuisables poumons, car il ne voulait pas aller jusqu'à
l'insurrection. O'Connell accusé, plaidant sa cause, discutant la légalité des
mesures prises par le gouvernement, trouve une nouvelle forme à donner à
l'embarras permanent que l'Irlande cause à l'Angleterre. Aussi, pour se faire
à son nouveau rôle et pour préparer ses plaidoyers et ses controverses juri-
diques, il change quelque peu son langage. L'orateur redevient avocat; il n'a
jamais songé à démembrer l'empire britanique, il proteste hautement, et sin-
cèrement nous le pensons, contre une pareille imputation : il veut seulement
que les intérêts de l'Irlande soient traités par une administration irlandaise. Il
y a dans le langage d'O'Connell bien des contradictions, nous le reconnaissons;
mais le peuple pardonne aisément à qui manque à la logique de l'école, pourvu
qu'on ne manque pas à la logique des passions et des intérêts populaires. Or,
O'Connell ne manque pas à cette logique-là. O'Connell n'est donc pas fini; il
est rentré seulement un instant dans la coulisse pour changer de costume.
A l'intérieur, la politique attend les chambres, qui seront, dit-on, con-
496 REVUE DES DEUX MONDES.
voquées pour le2G dcîcenibre. Que fera le ministère? Quelles sont les mesures
qu'il proposera aux chambres? Sur quel point sera-t-il accusé par l'opposition?
Qui fera de l'opposition ? Tout le monde en fera-t-il un peu, selon le temps et
l'occasion, pour remplacer l'ancienne opposition, qui tombe peu à peu en dé-
faillance? On ne peut faire aucunes conjectures sur ces divers points. Ce qui
est certain, c'est que le ministère abordera les chambres au milieu d'un grand
repos des esprits; on croirait même volontiers qu'il aurait plutôt à lutter
contre le calme que contre la tempête. L'opinion publique ne paraît pas dis-
posée à s'émouvoir aisément; on a beaucoup parlé des fortifications : elle ne
s'en est pas souciée. M. de Lamartine a fait un brillant manifeste d'opposition:
l'opinion publique ne s'est pas remuée davantage; elle eût même mieux aimé,
nous eu sommes persuadés, que l'illustre poète , au lieu d'un manifeste poli-
tique , nous donnât quelqu'une de ces belles poésies qu'il faisait autrefois. Cela
eût été un plus grand événement. M. de Lamartine, nous le disons à regret,
représente en ce moment en France ceux qui veulent faire de la politique
quand il n'y a pas de quoi. Comment faire boire ceux qui n'ont pas soif? dit
un vieux proverbe; c'est là le problème que M. de Lamartine essaie en vain
de résoudre. Pendant long-temps , nous avons entendu des gens d'esprit pré-
tendre qu'il ne fallait plus faire de politique; la manie politique perdait tout :
« Faisons des affaires, disaient-ils, et laissons la politique. » Inutiles prédica-
tions. Comme il y avait des questions politiques à résoudre, l'opinion publique
continuait à s'occuper de politique. Aujourd'hui, il y a peu de questions
politiques à résoudre; aussi le pays fait ses affaires, et c'est en vain que
M. de Lamartine lui prêche sa politique. Pourquoi M. de Lamartine épuise-
t-il son talent en anachronismes ? Pourquoi vouloir refaire , en 1843, ce qui
s'est déjà faiten 1832 et 1833?Pourquoi donner denouvelleséditionsdes vieilles
passions des premiers jours de la révolution de juillet? Les brillantes préfaces
que M. de Lamartine met à ces éditions ne les rajeunissent pas suffisamment.
On lit la préface, mais on laisse le livre. M. de Lamartine est de taille à
être auteur et non éditeur; mais pour être auteur en politique, il faut, même
aux plus grands génies, il faut un collaborateur : ce collaborateur, c'est tout
le monde, c'est l'opinion publique, personne ne peut se passer de son con-
cours. Qu'il attende donc l'occasion; elle viendra s'il sait l'attendre. Elle lui
est venue en 1839, quand il a combattu à la tête du parti conservateur.
Quand nous disons qu'il n'y a guère en ce moment de questions politiques,
nous nous trompons : il y en a une fort grave et fort sérieuse qui grossit tous
les jours, et qui n'est pas moins une question sociale qu'une question poli-
tique; nous voulons parler de la lutte qui, il y a quelques mois encore, pouvait
s'appeler la lutte entre le clergé et l'Université , et qui aujourd'hui est de-
venue la lutte entre l'église et l'état. Nous verrons comment le gouverne-
ment saura la résoudre.
V. DE Mars.
ESSAYISTS ANGLAIS.
I.
MAC AUX. Air,
CrMcal at%d HistoiHeal Easays,
Lorsque Voltaire se plaignait que le défaut de la plupart des
livres fût d'être trop longs, il parlait sans doute pour une société
que la recherche des plaisirs raffinés et le goût des frivolités élé-
gantes rendaient peu capable d'application; mais le mot était aussi
bien et mieux peut-être celui d'une nation distraite par les affaires
des études vastes et prolongées. Ce n'est pas, à coup sûr, par excès
de délicatesse en matière de goût, c'est moins encore par noncha-
lance d'esprit, ce n'est pas seulement faute de loisir que les sociétés
occupées n'ouvrent pas les gros livres. Là où la chose publique est
un peu l'œuvre de tous et la préoccupation de chacun , là où les
hommes de mérite sont forcés d'y mettre et la pensée et la main,
toujours tendus vers l'action prochaine, les esprits dépassent didi-
cilementles horizons bornés; si étroite que soit la solidarité qui nuit
leurs affaires, les peuples à self-govemment ne peuvent ni ne veu-
lent les saisir dans l'ensemble; plus elles les touchent de près, phis>
TOME IV. — 15 NOYEMBKE. 33
498 REVUE DES DEUX MOxNDES.
à leurs yeux, elles s'isolent. Les questions, puisque c'est ainsi qu'on
les nomme, tant qu'elles sont agitées, ont beau se heurter, se mêler,
s'enchevêtrer : les intérêts particuliers qui les suscitent ou qu'elles
éveillent conservent à chacune sa physionomie individuelle, et l'ef-
fort même qui les pousse à une solution les réduit à leur expression
la plus simple, les ramène dans leurs plus strictes limites. Les lettres
devaient subir à leur manière ce besoin et cette habittfdie, cmistans
dans les choses politiques, de simplifier pt)ur èclaircir, de décom-
poser pour faire comprendre, de n'attirer la pensée que sur les traits
les plus saillans habilement mis en lumière, pour la conduire rapi-
dement aux conclusions immédiates et aux résultats pratiques. La
brillante littérature des essayists et le mode de publication qu'elle
s'est créé, la revue, répondent précisément à cette habitude et ser-
vent à merveille ce besoin.
La question des formes sous lesquelles les productions de la
pensée arrivent au public n'est pas, en ce moment, d'une médiocre
importance au point de vue littéraire. Des trois cadres , le livre, le
journal, la revue, qui sont ouverts aujourd'hui aux ouvrages de l'es-
prit, si le premier est de plus en plus délaissé, c'est l'heureux privi-
lège de la revue de pouvoir concilier, avec de nouveaux besoins in-
tellectuels, les intérêts élevés de la littérature. Il serait puéril de
nier l'action que la presse quotidienne exerce sur la société, il serait
absurde de nier l'utilité générale de cette action , il serait injuste de
méconnaître le talent éminent quelquefois qui se déploie et se con-
sume dans l'ingrat labeur du journal; mais il ne serait ni moins injuste,
ni moins déraisonnable, ni moins ridicule, de fermer les yeux sur la
malheureuse influence que le journal tend à exercer sur les lettres.
Le journal apporte à la littérature tous les vices et tous les périls de
l'improvisation; il ne peut guère prétendre à remplir avec succès que
la part, distinguée, je le veux bien, mais fort restreinte, que la lit-
térature a faite à l'improvisation. Parmi les œuvres de l'intelligence,
s'il en est auxquelles le journal ne se refuse pas entièrement, ce
sont tout au plus ces soudains et rapides jaillissemens de la verve,
ces vifs et étincelans caprices de la fantaisie, ce je ne sais quoi
d'ailleurs si français, que notre langue lui a décerné par excellence
et d'honneur le nom d'esprit. Peut-être, en tenant compte, bien*
entendu, de la distance des temps et des manières, y a-t-il place,
dans le feuilleton (je prends le mot dans son acception primitive),
pour quelque chose d'analogue à ce que le xvu" siècle mettait dans
la correspondance; peut-être le feuilleton, celte lettre envoyée par
LES ESSAYISTS ANGLAIS. 499
le bel esprit à l'adresse de toiit le monde, qui a lui-même tant d'es-
prit, s'il faut en croire un mot célèbre, est-il appelé à continuer, de
loin ou de près, ces autres feuilles légères qui amusaient les salons
de la chronique de leurs scandales, ou allaient porter à de malheu-
reuses petites cours allemandes , toujours tournées vers Paris dans
leur détresse et leur ennui , le parfum subtilisé de nos choses litté-
raires. Mais cette réserve faite, par excès de prudence si l'on veut,
quelle autre partie de la littérature nommerait-on où le journal ne
soit pas ou insuffisant ou funeste? Comment réparera-t-il les désas-
tres qui ont suivi sa récente invasion dans le roman? Ce n'était pas
assez de corrompre la conscience du romancier en offrant de nou-
veaux et plus irritans appâts aux grossiers appétits de l'industrialisme
littéraire, en excitant par la facilité du gain cette production hâtive
et exagérée qui chasse honteusement les scrupuleuses délicatesses
de l'art devant les viles routines du métier; forcé, par des nécessités
matérielles de publicité et de format, de hacher l'intérêt, de tailler,
pour ainsi dire, les situations à la mesure exiguë de ses colonnes,
ce n'est pas, il semble, le moindre de ses méfaits à l'égard du roman
de l'avoir contraint à des difformités de structure qui ne seraient pas
tolérées dans la revue, parce qu'elles y seraient trop choquantes. Le
journal ne dispute pas davantage la supériorité à la revue dans la
critique littéraire. La critique sera spirituelle dans le journal, elle
s'y inspirera peut-être de doctrines saines et élevées, elle sera peut-
être consciencieuse dans ses arrêts; oui, mais y trouvera-t-elle,
comme dans la revue, assez d'espace pour licxposition et la discus-
sion des théories littéraires, pour soumettre l'œuvre jugée à une
anatomie rigoureuse et complète, en un mot pour justifier l'autorité
de ses décisions? L'avantage de la revue n'est pas moins incontestable
dans la littérature politique. La politique est, il est vrai, la partie
forte du journal; il lui doit sa puissance. Cependant, même en poli-
tique, l'influence du journal est loin d'être proportionnée à sa véri-
table valeur, à sa légitime autorité. La presse quotidienne n'est pas
savante, parce qu'elle n'a pas le temps d'étudier; elle réfléchit peu ,
parce qu'elle a la mémoire et la vue courtes. Lorsque de grands inté-
rêts l'ont habilement conduite, elle a régi quelquefois des situa-
tions; mais il lui arrive bien plus souvent d'être surprise par les évè-
nemens. Que de fois n'a-t-elle pas mérité qu'on lui appliquât la com-
paraison que Démosthènes faisait des Athéniens avec les barbares
novices aux jeux de la palestre, qui paraient gauchement les coups
attssitôt après les avoir reçus ! Aussi , maintenant que chez nous les
33.
500 REVUE DES DEUX MONDES.
questions constitutionnelles sont réglées, et qu'on n'aura bientôt
plus affaire qu'au jeu normal des intérêts dans des formes politiques
<léfinitivement greffées sur les mœurs, la presse quotidienne, instru-
ment de gouvernement entre les mains des habiles, ne sera plus
une énorme difficulté que pour les faibles et les maladroits. En
dehors du domaine propre du journal, la discussion des intérêts ac-
tuels, où la revue doit l'emporter toutes les fois qu'il s'agit de voir
les choses de haut, de loin et à fond, un champ immense et sans
partage s'ouvre encore à elle dans la littérature politique.
L'instruction politique est assurément un des principaux besoins
des sociétés appelées à se gouverner elles-mêmes. Dans cette littéra-
ture politique si vaste et si variée, qui, de la discussion des intérêts
moraux les plus nobles et des données les plus abstraites ou les plus
pratiques de l'économie, peut se jeter dans l'arène des luttes person-
nelles et conduire les vives et hardies escarmouches du pamphlet, un
rang éminent appartient sans doute à l'histoire. Les études histo-
riques seront toujours le principe et l'indispensable achèvement de
l'instruction politique. Le passé aura toujours bien des choses à nous
apprendre sur le présent et l'avenir. Cette belle parole de l'orateur
romain : Atque ipsa mens quœ futura videt prœterita meminit, est une
de ces vérités saisies dans le vif de notre nature, qui dureront au-
tant qu'elle. Aussi, presque tous les grands politiques sont-ils en
liaison intime, familière, avec quelque grand historien. Machiavel
commente les Décades. Dans le donjon de Vincennes, où il amassait
tant de colère et de force contre la tyrannie, Mirabeau traduisait les
Annales et les Histoires; et, remarquable rapprochement! cet homme
qu'il nous faut bien appeler grand malgré le mal qu'il a fait à notre
patrie, Pitt, l'esprit altier, la volonté opiniâtre, qui devait être l'ame
de la guerre du Péloponèse des temps modernes, avait nourri de la
sombre histoire de Thucydide son austère jeunesse et sa précoce
maturité. Or, par le tour qu'elles ont pris de notre temps, les études
historiques se sont particulièrement ajustées à la revue. Une nou-
velle méthode s'est ajoutée à l'histoire racontée. Cette méthode, qui
procède par l'analyse, qui cherche l'unité des points de vue, qui dé-
compose les questions soulevées dans le passé pour en saisir l'en-
chaînement, et dont M. de ChiUeaubriand a heureusement défini le
but en la nommant l'histoire politiqne, devait naturellement choisir
la forme simple et précise de l'essai. On sait avec quel éclat les Lettres
de M. Thierry, les Essais et les leçons de M. Guizot en ont marqué
l'application à notre histoire. Lorsqu'on voit combien les travaux
LES ESSAYISTS ANGLAIS. 501
de ces écrivains, qui ne sont pas allés au-delà du moyen-âge, ont
agrandi l'intelligence du passé de notre patrie, combien plus net et
plus profond par conséquent ils ont rendu le sentiment de notre na-
tionalité, on regrette qu'ils n'aient pas étendu leurs aperçus jus-
qu'aux temps les plus rapprochés de nous. La belle tâche de dégager
le sens des principales péripéties des derniers siècles de notre his-
toire reste encore à accomplir. Et cependant il s'agit de la période
où, dans l'achèvement du pouvoir monarchique, il faudrait calculer
la véritable portée de nos institutions, où, dans les relations de la
monarchie avec l'Europe, nous devrions puiser une connaissance
sûre des intérêts et des traditions de notre politique extérieure, et
découvrir dans l'étude des grands hommes qui ont travaillé à faire
la France actuelle les inspirations naturelles et les procédés fami-
liers à notre génie national (1). Cette lacune dans nos études histo-
riques, nous l'avons plus douloureusement sentie en rencontrant
précisément, dans les volumes où M. Macaulay vient de réunir les
articles qu'il a publiés depuis près de vingt ans dans la Revue d'Édim-
boufg, des études semblables exécutées avec un remarquable talent
sur l'histoire de l'Angleterre durant les deux derniers siècles (2).
M. Macaulay offre aujourd'hui dans son pays l'exemple d'une
brillante fortune politique, fondée et consolidée par des travaux
littéraires, par des travaux de revue. Il sortait à peine de l'univer-
sité, en 1825, lorsqu'il publia, dans le célèbre recueil d'Edimbourg,
un article sur Milton, qui fut remarqué; d'autres essais de critique
littéraire, mais surtout des morceaux historiques qui annonçaient
de belles aptitudes politiques suivirent ce début et en tinrent les
promesses. Le jeune reviewer fut bientôt une des espérances du parti
whig. Six ans après son entrée à \ Edinburgh Review, l'influence
whig introduisait M. Macaulay dans la chambre des communes.
Comme les deux Pitt, comme Fox, Burke, Canning et la plupart des
plus illustres parlementaires, il y pénétra par la porte bâtarde, mais
toujours ouverte au mérite, du rotten-boroiigh, Tl y représenta
d'abord le petit bourg de Calne, que le vieux et grossier radical
Hunt, s'adressant à M. Macaulay lui-même, appela un jour, en
(1) Pour être jusle, nous devons dire que M. de Carné, dans un travail sur Dm
Guesclin, qu'on n'a pas oublié, a lenlé avec bonheur ceUe voie, qu'il poursuit au-
jourd'hui même par un Essai sur Richelieu. Nous aimerions voir un esprit aussi
éminent continuer ces travaux d'histoire politique, qui, en agrandissant l'étude
du passé, éclairent souvent et préparent celle du présent.
(2) Critical and historical Essays^ 3 vol. in-S», Londres, 1843.
502 REVUE ©ES DEUX MONDES.
pleine chambre des communes, le plus pourri de tous les bourgs
pourris. M. Macaulay n'en montra d'ailleurs que plus de zèle à
purger les institutions anglaises de cette vieille corruption. On était
en 1831. La réforme était la grande, l'unique affaire de l'Angleterre.
M. Macaulay prit la parole pour la première fois dans la discussion
du bill de lord John Russell, que la chambre des lords repoussa. Son
discours, très éloquent, réussit tout-à-fait. Il lui attira les félicitations
de ses adversaires politiques eux-mêmes. Il fut regardé comme un
des grands succès contemporains dans cette sorte d'épreuve oratoire,
toujours suivie avec tant d'intérêt dans le sénat britannique, où elle
est désignée du nom original de maiden-speech. Dans le siècle der-
nier, à une semblable bonne fortune de début, un homme d'esprit,
de trop d'esprit peut-être , Gérard Hamilton , confia tout le soin de
sa renommée. Il s'en tint à ce succès, se tut le reste de sa vie, et
gagna en effet à ce singulier silence le surnom de single speech, qui
ne l'a point quitté. Lors même que la répétition de cette gageure
eût pu passer encore pour spirituelle, M. Macaulay avait l'intelligence
trop fortement trempée et une ambition trop légitime pour fonder
sa réputation pohtique sur une aussi bizarre excentricité. Il prit une
part active aux débats qui précédèrent le reform-act. Grâce à la po-
pularité qu'il y acquit, il fut envoyé au premier parlement réformé
par une importante ville industrielle, Leeds; cependant il quitta
bientôt la chambre : il avait fait ses preuves, et son parti songea
tout de suite à son avenir. C'est un des plus précieux avantages du
gouvernement anglais, il le doit au développement de sa puissance
coloniale, de pouvoir assurer aux hommes distingués qui ont à se
faire une fortune indépendante de grandes positions promptement
suivies d'opulentes retraites. Le ministère whig donna à M. Macau-
lay une de ces positions. Il eut un siège dans le conseil de l'Inde.
M. Macaulay demeura cinq ans en Asie. Ce séjour pourrait bien le
conduire à la présidence du bureau du contrôle, si son parti ressaisit
encore le pouvoir. A peine de retour en Angleterre, Edimbourg
l'envoya au parlement, et on lui fit une place dans le ministère de
lord Melbourne. Il y avait le département de la guerre, lorsqu'en
18i0, durant les complications qui suivirent le traité du 15 juillet,
il fit un court voyage à Paris. Depuis la chute des whigs, M. Macau-
lay est un des membres les plus importans de l'opposition.
Mais le rôle qu'il a joué dans les affaûes Ji'a pas distrait un In-
stant M. Macaulay des travaux qui ont commencé sa réputation et
qui ont assuré «a position politique. Loin de se ralentir, sa collabo-
LES KSSAYISTS AJSGLAJS. 503
ration à X Edinhurgh Review semble avoir été plus assidue au mo-
ment môme où il faisait partie du gouvernement. La vie politique,
en lui apportant cette expérience des hommes et des choses qui hâte
la virilité du talent, l'a décidément engagé dans la voie vers laquelle
l'inclinait la nature de son esprit. M. Macaulay est né pour écrire
l'essai historique. Il a bien fait quelques tentatives dans la critique
littéraire; les volumes que nous avons sous les yeux en reproduisent
plusieurs, mais qui sont plutôt remarquables comme morceaux d'his-
toire littéraire que comme critique proprement dite. Les qualités
de grand critique que son collaborateur M. Jeffrey réunit à un
degré si élevé, ce calme puissant de pensée, cette logique nerveuse,
cette mâle austérité de goût, ne sont pas celles qui distinguent
M. Macaulay. D'autres mérites car-actérisent son talent. Ce qu'il y a
de saillant en lui, c'est une rare promptitude et une exqjuise netteté
de jugement, c'est une sagacité qui va droit au cœur des choses, qui
voit d'un coup d'oeil toute une époque et en détache d'un trait ra-
pide la vive silhouette. La manière littéraire de M. Macaulay suit
avec bonheur les allures de son intelligence. Écrivain de prime-saut,
de verve, exubérant, son style est vif, quoique abondant, merveil-
leusement limpide, quoique chaudement coloré. Il a bien les qualités
indispensables à Xessaijist historien, pour saisir les points de vue,
qui sont tout en histoire, s'il s'agit de faire comprendre dans leur
unité et dans leur logique le mouvement des choses, la conduite des
hommes, et de mettre dans leur jour ces mouvans tableaux : tabulas
benepictas collocare in bono luminey comme ditCieéron.
Si c'est surtout dans l'essai historique qu'excelle M. Macaulay, il
faut aussi convenir que peu de sujets historiques pourraient lutter
d'intérêt avec ceux qu'il a choisis. Sans plan arrêté d'avance, sans
transition, en écrivant un jour à propos de \ Histoire constitution-*
nelle de M. Hallam, l'autre jour sur la Révolution de 1688 de sir
James Mackintosh, en faisant poser devant lui, suivant l'inspiration
du moment, Burleigh après John Hampden, W. Temple après Wal-
pole etChatham, une fois Clive, une autre fois Warren-Hastings,
M. Macaulay se trouve avoir réellement parcouru, à quelques lacunes
près, la partie la plus importante , la plus riche d'enseignemens de
l'histoire d'Angleterre. Remis à leur place chronologique, ces frag-
mens reproduisent dans leur unité dramatique les trois actes décisif?
de la formation des institutions anglaises : la crise violente d'où elles
sortent depuis les Tudors jusqu'à la mort de Charles ¥\ l'épreuve
qui en est essayée avec l'ancienne dynasJâse restaurée, enfin la pé-
50^ Il E VUE DES DEUX MONDES.
Tiode durant laquelle elles s'affermissent pratiquement dans la poli-
tique intérieure et extérieure du pays, sous Walpole, les Pelham et
je premier Pitt. C'est dans cet ensemble surtout que les essais de
M. Macaulay, qui ont déjà obtenu en Angleterre et aux États-Unis
un succès complet, nous paraissent mériter d'être signalés au con-
tinent, où l'histoire d'Angleterre est si peu étudiée, où ils pourraient
populariser la connaissance aujourd'hui si utile des principales don-
nées de cette histoire.
C'est bien à l'époque des Tudors, la plus éloignée parmi celles
qu'éclairent les aperçus de M. Macaulay, que commence l'Angleterre
moderne. Tous ses grands intérêts, tous ses traits caractéristiques,
prennent dès-lors une forme arrêtée, permanente. Depuis lors sur-
tout, l'esprit et la pratique de la liberté, dont les agitations semblent
donner la vie à l'histoire, communiquent à celle de ce pays un intérêt
<lramatique égal à celui qui ne cessera d'attirer les esprits cultivés
vers les magnifiques annales d'Athènes et de Rome. Sous les Tudors,
l'Angleterre adopte une forme religieuse nouvelle, et prend un élan
irrévocable dans toutes les voies qui semblent conduire à la richesse
et au bien-être matériel. Cette application aux intérêts matériels,
devenue la passion dominante du génie anglais, a des causes pro-
fondes, éloignées. Les Anglais ont été, dès le moyen-âge, le peuple
le plus matériellement heureux de l'Europe. L'alliance que la bour-
geoisie eut le bonheur d'y contracter avec l'aristocratie explique ce
privilège. Des trois forces dont les luttes et les combinaisons ont
formé les sociétés modernes, la royauté, l'aristocratie, la bourgeoisie,
en France, après la décadence de la famille de Charlemagne, la puis-
sance fut à l'aristocratie, qui s'en servit aux dépens de la bourgeoisie
et de la royauté. Celle-là ne put travailler à son émancipation qu'en
s^unissant à la force monarchique. A cette alliance dont la victoire
fut si longue à s'achever, elle gagna des garanties sociales; mais ce
n'est que bien tard, par une crise révolutionnaire à peine aujour-
d'hui terminée, qu'elle a obtenu un véritable ascendant politique. La
conquête normande établit au contraire en Angleterre une royauté
très puissante déjà, qui, faisant durement sentir son joug à la no-
blesse et au peuple vaincu , dut nécessairement les réunir contre elle.
Cette coalition arracha la grande charte à la royauté; mais elle ne
donna pas seulement au peuple des droits politiques : il y gagna d'être
mieux traité par la féodalité, pour laquelle il était un allié nécessaire,
que les autres bourgeoisies européennes. Telle est l'origine de ces
habitudes de bonne intelligence entre la noblesse et la bourgeoisie
LES ESSAYISTS ANGLAIS. 505
anglaises, si lentes h se rompre aujourd'hui même, malgré les change-
mens que la grande industrie est venue apporter dans la constitution
et dans les intérêts des classes moyennes. De là aussi cette habitude
et ce goût du bien-être matériel qui sont entrés si profondément
dans la nature du peuple anglais. La prospérité relative de l'Angle-
terre au moyen-âge eiœitait l'envie des étrangers. Froissart, qui ap-
pelait déjà les Anglais du xiir siècle « le plus périlleux peuple qui
soit au monde et le plus outrageux , » disait encore avec une sur-
prise naïve : « En ce royaume d'Angleterre, toutes gens, laboureurs
et marchands, ont appris de vivre en paix et à mener leurs marchan-
dises paisiblement et les laboureurs labourer. » Durant les guerres
des deux Roses, qui firent à l'aristocratie de si cruelles blessures, le
vilainage disparut presque complètement; la situation du peuple
continua à s'améliorer. « Selon mon advis, disait un contemporaÎR
de ces terribles déchiremens, Commine, entre toutes les seigneuries
du monde dont j'ay connaissance où la chose publique est mieux
traitée, et où règne moins de violence sur le peuple et où il n*y a
nuls édifices abattus, ny démolis pour guerre, c'est l'Angleterre : et
tombe le malheur sur ceulx qui font la guerre. » Le peuple anglais
était donc bien préparé et devait être un des plus ardens à se lancer
dans ces nouveaux espaces que les découvertes du xvi* siècle ouvri-
rent au développement des richesses; la politique heureuse des Tu-
dors sut habilement l'y conduire.
Il faut tenir compte de cette préoccupation du bien-être matériel
pour comprendre la révolution religieuse accomplie par Henry VIIL
« L'histoire de la réformation en Angleterre , comme le remarque
M. Macaulay, est pleine de problèmes étranges. >) Celui qui paraît le
plus extraordinaire, à cette époque surtout, c'est l'énorme puissance
du gouvernement en matière de foi , comparée à la faiblesse des
partis religieux, c'est-à-dire en réalité du sentiment religieux. Pen-
dant les treize années qui suivent la mort de Henry VIH, l'Angle-
terre change trois fois de culte. Edouard VI la fait protestante; elle re-
devient catholique sous Marie; Elisabeth la soumet au protestantisme
ambigu de l'église établie. Cependant chaque fois on emploie la vio-
lence pour plier les consciences rebelles, et aucune secte n'est assez
forte pour essayer de conquérir la tolérance par une résistance sé-
rieuse. Quel contraste avec ce qui se passait alors dans le reste de l'Eu-
rope, où les populations se montraient si jalouses de leurs croyances,
où, après de sanglantes luttes, les églises qui étaient en minorité arra-
chaient des garanties de sécurité aux cultes dominans ! Chez les au-
506 REVUE lïES DEUX MONDES.
très peuples, les intérêts politiques s'associèrent sans doute au mou-
vement de la réforme, mais ils n'en eurent pas' la direction dogma-
tique. Luther, Calvin, Knox, dominent l'électeur de Saxe, le prince
de Condé, le comte de Morton. Les positions sont renversées en
Angleterre : les sectaires restent dans l'ombre; les meneurs de la
réforme sont des politiques. On ne peut évidemment s'expliquer leur
succès que par l'indifférence religieuse, le scepticisme pratique que
développent et nourrissent l'habitude et le goût du bien-être maté-
riel. Le cardinal Bentivoglio a laissé, de la situation religieuse de
l'Angleterre à cette époque , une curieuse statistique acceptée par
M. Macaulay, et qui confirme cette explication. Ce cardinal ne por-
tait pas à plus d'un treizième de la population le nombre des catho-
liques fervens. Les quatre cinquièmes de la nation auraient passé
sans scrupule d'un culte à l'autre.
On attribue ordinairement la paisible issue de l'entreprise reli-
gieuse de Henry VIII au pouvoir absolu de la royauté sous les
princes de la maison de Tudor. M. Macaulay a fait justice de ce pré-
jugé dans sa critique de \ Histoire constitutionnelle de Hallam, et
dans son étude sur le premier ministre d'Elisabeth , Burleigh. Il y
rend à la monarchie des Tudors son véritable caractère. A ne juger
la puissance de cette dynastie que par les dehors, on la dirait, il est
vrai, absolue. Voyez-en, par exemple, la plus glorieuse période, le
règne d'Elisabeth. La couronne ne saurait avoir à l'égard du parle-
ment un langage plus impérieux, plus hautain. Les membres des
communes expient par des chûtimens sévères les moindres libertés
de parole. La mutilation ou la mort fait justice de l'écrivain qui dé-
plaît à la cour. Le crime de non-conformity est puni des plus cruels
supplices. Jamais, dans aucun pays, de plus grands périls n'ont été
attachés aux dignités. Buckingham, Cromwell, Surrey, Seymour,
Soramerset, Northumberland, Suffolk, Norfolk, Essex, périssent sur
l'échafaud. Le despotisme n'a pas de plus terribles apparences; mais
ce n'en sont ici que les apparences. Allez plus loin : bientôt, en effet,
vous vous apercevez , comme le remarque M. Macaulay, que a la
puissance des Tudors n'avait d'autre fondement que l'obéissance
volontaire de leurs sujets. » Ils ne devaient cette obéissance qu'à la
sécurité, à la prospérité , à la gloire, que leur habile gouvernement
donnait au pays. Si une invasion menaçait l'Angleterre, si un grand
seigneur ambitieux se révoltait, la royauté, qui n'avait pas d'armée
permanente, était forcée de recourir à la nation; elle attendait de
son bon vouloir les troupes et les subsides. Dans ces conjonctures
LES ESSAYISTS ANGLAIS. 507
critiques, la royauté était réellement à la merci de ses sujets. Les ap-
pels des Tudors furent à la vérité toujours entendus. Souvent la na-
tion y répondit avec un empressement enthousiaste. On en vit un
bel exemple pendant que Philippe II faisait les préparatifs de VAr-*
mada. Le gouvernement d'Elisabeth s'adressa au maire de Londres :
il lui demanda quelle force la Cité pouvait s'engager à fournir pour
la défense du royaume. Le maire et le conseil de ville prièrent la
reine de fixer elle-même le contingent qu'elle désirait. On le porte
à quinze navires et cinq mille hommes. Les bourgeois de Londres
délibèrent, et deux jours après (( prient humblement la reine d'ac-
cepter comme témoignage de leur loyal et parfait attachement au
prince et au pays dix mille hommes et trente navires amplement
fournis. » Voyant ses intérêts vivement compris et sagement admi-
nistrés par ses souverains, le peuple anglais permettait beaucoup au
bon plaisir royal. Il ne songeait pas à affaiblir les honneurs qui en-
touraient la royauté d'un antique prestige. Les malheurs des nobles
et des courtisans le touchaient peu : il vit avec indifférence et sou-
vent avec joie les sanglantes péripéties qui terminaient ces hautes et
insolentes fortunes. Ce peuple, utilitaire-né et médiocrement inquiet
de ses croyances, laissa également la royauté faire des lois religieuses
et les imposer par la persécution; mais sur ses intérêts matériels, on
n'eût pas blessé impunément sa susceptibilité ombrageuse. «Il eût été
aussi périlleux aux Tudors, dit M. Macaulay, de lui infliger des taxes
trop lourdes qu'à un empereur romain de laisser ses prétoriens sans
paie. » Henry VIII et Elisabeth eux-mêmes l'auraient éprouvé, s'ils
n'avaient reculé à temps devant les premiers signes du mécontente-
ment pubHc.
Les Stuarts, et ce fut leur malheur, ne comprirent pas cette situa-
tion ambiguë et déhcate de la royauté. Ils confondirent la pompe
extérieure du pouvoir avec les réahtés de la puissance. L'ascendant
que la volonté royale paraissait avoir exercé sous leurs prédécesseurs,
lorsque, par un accord tacite qu'il fallait prévoir ou savoir produire,
elle coïncidait avec l'intérêt national, ils l'attribuèrent follement,
eux, à je ne sais quel droit abstrait, quelle dispensation divine légi-
timant l'exercice arbitraire d'une prérogative souveraine. Ainsi, la
prudence et l'habileté des Tudors avaient éludé le problème des rap-
ports de la couronne avec la nation représentée dans la conduite
générale du gouvernement. Le règne de Jacques I" sembla unique-
ment consacré à poser et h faire éclater cette redoutable question,
ce Des ennemis de la Uberté qu'a produits l'Angleterre, dit spirituel-
50S REVUE DES DEUX MONDES.
ement M. Macaulay en parlant du fils de Marie Stuart, ce fut à la
fois et le plus inoffensif et le plus irritant. Il jouait le rôle du picador
des courses espagnoles, qui met le taureau en fureur, en agitant un
drapeau rouge devant ses yeux et en lui lançant des traits assez
acérés pour le piquer, trop légers pour lui donner la mort. » Il y a
dans l'histoire peu d'ironies aussi amères que celle qui fit de ce
prince, dépouillé de toutes les vertus, de tous les prestiges qui com-
mandent la sympathie ou le respect, le souverain le plus infatué des
prérogatives théoriques de la couronne. Ce n'était pas assez d'alar-
mer tous les droits, de soulever tous les intérêts contre les préten-
tions monarchiques par de puériles taquineries : Jacques n'avait que
la pédanterie du despotisme; il redoublait encore l'audace et la force
de ses adversaires de tout le mépris qu'il appelait sur la royauté par
le lâche empressement avec lequel il abandonnait ses prétentions
à la moindre menace de résistance sérieuse. Il ne savait pas même
se donner le facile mérite de céder de bonne grâce aux progrès de
la liberté, qu'il n'avait eu ni le pouvoir ni le courage d'arrêter : sem-
blable à ces poltrons, auxquels M. Macaulay le compare, qui recu-
lent avec une précipitation ridicule devant leurs adversaires et leur
envoient encore, en fuyant, des malédictions et des injures. A la fin
-de son règne, le parlement le contraignit à abandonner les mono-
poles qui blessaient les intérêts du commerce anglais , et la chambre
des communes, enhardie par cette victoire, voulut contrôler la poli-
tique extérieure du gouvernement. Jacques saisit ce prétexte pour
engager sur l'origine et les pouvoirs de cette chambre une contro-
verse aussi impuissante qu'irritante, sans s'apercevoir que ces droits
n'avaient besoin que d'être contestés pour être solennellement con-
statés. Ainsi Jacques ne cessa pas un instant d'éveiller les défiances
du peuple contre le pouvoir royal, et de lui donner de l'étendue
et de l'exercice de ses droits une préoccupation toujours plus vive.
Sous son règne, comme dans une situation analogue dont le car-
dinal de Retz a tracé celte vive esquisse , a l'on chercha comme
à tâtons les lois, l'on s'effara, l'on cria, on se les demanda, et dans
cette agitation, les questions que leurs explications firent naître,
d'obscures qu'elles étaient et vénérables par leur obscurité, devin-
rent problématiques, et de là, à l'égard de la moitié du monde,
odieuses. Le peuple entra dans le sanctuaire; il leva le voile qui doit
toujours couvrir tout ce que l'on peut dire, tout ce que l'on peut
croire du droit des peuples et de celui des rois, qui ne ^ accordent
jamais si bien ensemble que dans le silence. »
LES ESSAYISTS ANGLAIS. 509
Le bavard et pédant Jacques l" avait lui-même déchiré le voile en
tout sens. A sa mort, il s'agissait de savoir comment allaient en effet
s'accorder les droits du peuple et ceux du roi. La partie de la royauté
passait aux mains de l'homme le mieux fait pour mener les choses
aux épreuves extrêmes, au bout desquelles sont les solutions déci-
sives. Charles P^ avait justement les qualités qui devaient lui rendre
chères les prérogatives royales : une distinction d'esprit relevée et
ornée par la culture des lettres et le goût intelligent des arts; de l'ap-
plication aux affaires, et ces grandes manières qui reflètent si bien
la splendeur des royales destinées. Ses défauts le poussaient fatale-
ment à soutenir ces prérogatives à tout péril : un caractère impé-
rieux et obstiné, quelque chose d'étroit dans le jugement, dépourvu
d'ailleurs de cette sagacité, de ce sens intuitif du possible qu'on
pourrait presque appeler la faculté du succès. Élevé au milieu du
conflit naissant, nourri de bonne heure de l'idée de faire triom-
pher ce qu'il considérait comme ses droits, Charles I" devait porter
résolument dans l'action des théories qui n'avaient été chez son père
que de ridicules bravades.
M. Macaulay a reproduit à grands traits dans son étude sur Hamp-
den les diverses péripéties de la lutte constitutionnelle du règne de
Charles ï". Cette loi nécessaire du gouvernement matériel des so-
ciétés, qui fait des finances publiques le confluent, pour ainsi dire,
où tous les intérêts d'un état viennent se réunir, met naturellement
aux prises sur le terrain des finances les influences qui se disputent
la direction du gouvernement. Un corps dont le consentement est
nécessaire pour la fixation et la levée de l'impôt a virtuellement le
droit de le refuser, ou, en l'accordant, d'en contrôler l'usage, c'est-
à-dire, en définitive, de juger les actes du gouvernement et d'exer-
cer une influence réelle sur la conduite des affaires. Voilà ce que
les controverses de Jacques P*^ avaient fait clairement comprendre
au parlement anglais, ce que, dès le premier moment, Charles re-
fusa d'accepter. Il était en dissentiment avec ses sujets sur une
question d'intérêt matériel et sur une question d'intérêt rehgieux.
Les intérêts matériels réclamaient depuis le règne d'Elisabeth contre
les concessions de monopoles, ce moyen ruineux pour la commu-
nauté, mais si commode pour le pouvoir, de se procurer immédia-
tement de l'argent ou de dispenser des faveurs, que l'on trouve em-
ployé partout où les ressources d'un peuple sont livrées encore aux
gaspillages du despotisme. Les persécutions exercées contre les pro-
testans dissidens avaient commencé aussi , dès la fin du règne d'Éli-
510 REVUE DES DEUX MONDES.
sabeth, à former une opposition, peu nombreuse d'abord, mais qui,
par son exaltation et son audace, devait rallier tous les méconten-
temens en les irritant davantage. Le premier parlement convoqué
par Charles V subordonna au redressement de ses griefs le vote des
subsides qui lui étaient demandés; Charles les voulait sans condi-
tions. Assembler un parlement pour le réduire à une obéissance
muette était un non-sens; autant valait lever directement l'impôt
sans avoir recours à une formalité que l'on voulait rendre illusoire.
Charles V^ l'essaya. Les nécessités de la guerre qu'il soutenait contre
la France l'obligèrent cependant à recourir à de nouvelles chambres,
qui lui arrachèrent, dans l'acte célèbre connu sous le nom de péti-
tion des droits, la reconnaissance solennelle des privilèges popu-
laires; mais il se tint pour délié de ses engagemens dès qu'il ne fut
plus lié par ses besoins. Les ressources qu'il tira de la contribution
forcée du ship-money, jointes aux monopoles, lui permirent de gou-
verner onze ans sans parlement. La cause de la royauté absolue
semblait gagnée, lorsque l'insurrection de l'Ecosse, dont Charles
avait violemment blessé la foi presbytérienne, le contraignit à capi-
tuler encore avec son peuple et à réunir une chambre qui fut le long
parlement. La fermeté de celui-ci qui puisait dans le ressentiment
des déceptions antérieures la résolution inflexible de faire triom-
pher les droits du pays, l'obstination et la duplicité de Charles P%
remirent à la force la décision du débat, et la victoire du peuple fut
consacrée par cette extrémité terrible, le supplice de Charles P"",
qu'H'orace Walpole appréciait avec justesse peut-être, lorsque, sur
l'arrêt de mort du malheureux roi, dont il conservait la minute parmi
ses curiosités de Strawberry-Hill , il écrivait ces mots presque aussi
impitoyables que la sentence régicide : major charta!
M. Macaulay n'a pas retracé dans ses essais la figure de Cromwell
€t les grandes scènes qu'elle domine. Dans le progrès des institu-
tions constitutionnelles de l'Angleterre , le protectorat est une halte
durant laquelle la nation s'efface dans la stupeur. Le dernier effort
avait été trop terrible pour n'être pas suivi de lassitude et comme
d'effroi. Ces coups, qui portent si loin dans l'avenir, impriment tou-
jours un recul au présent. Le protectorat de Cromwell ne marque
que dans l'histoire de la politique extérieure et coloniale de l'Angle-
terre; il a aussi laissé des traces ineffaçables dans les rapports de ce
pays avec Tlrlande. Le but de Cromwell à l'égard de l'Irlande, mais
il n'eut pas le temps de l'atteindre, était d'y substituer une popula-
tion anglaise à la race indigène par le moyen épouvantable 'de l'cx-
LES ESSAYISTS ANGLAIS. 511
termtnation. ^IdiCommonmealth n'apporta d'ailleurs aucune perturba-
tion profonde dans les élémens constitutionnels de l'Angleterre. Il
n'y €ut rien de changé dans le système de la propriété, presque
rien dans la législation. Le symbole et la liturgie avaient été mo-
difiés, mais le clergé conserva ses biens et continua de lever ses
dîmes. La chambre des lords avait été supprimée, mais les lords ne
perdirent pas leurs titres. Une portion considérable et puissante de
la noblesse s'était associée au peuple dans la lutte contre la royauté;
la constitution de l'aristocratie, recrutée parmi les notabilités du
pays, n'offensait aucun amour-propre légitime, ne blessait aucun,
intérêt. La vieille aristocratie conserva donc la considération et l'af-
fection du peuple. Ainsi l'obstination seule de l'ancien roi avait rendu
tout compromis impossible entre la nation et lui : sa défaite avait
donné nécessairement le pouvoir à l'homme de génie qui avait orga-
nisé et achevé la victoire populaire; mais après la mort de Cromwell,
TAngleterre, sans que rien fût changé à ses intérêts traditionnels, à
ses anciennes mœurs politiques, pouvait essayer de recommencer,
sous l'enseignement des expériences récentes, la conciliation qu'elle
n'avait pu accomplir avec Charles P^ entre les droits, du peuple et la
royauté héréditaire.
On sait avec quel entraînement l'Angleterre alla vers la restau-
ration en 1660. Elle semblait revenir à elle-même. La réaction fut à
la fois religieuse, morale et politique. La situation excentrique et
forcée du protectorat une fois brisée, tout se relâcha. Les fortes
croyances devinrent ridicules ou odieuses. Le côté épicurien et vi-
veur de la vieille et joyeuse Angleterre reparut. L'obséquiosité du
premier parlement de la restauration rappelait les beaux jours de
la monarchie sous les Tudors. Les Stuarts ne surent pas profiter
de l'excellente situation que la réaction qui les ramena leur avait
faite. Charles II fut inférieur à cette situation par son caractère,
Jacques II par son intelligence. Le caractère de Charles II guérit
prompteraent les Anglais de leur ivresse. Les terribles évènemens
au milieu desquels s'était passée la jeunesse de ce prince, au lieu
d'élever son ame, l'avaient plongé dans cette indolence d'esprit,
dans ce scepticisme de mœurs , fondés sur le mépris de la vie et de
l'humanité , où peuvent mener aussi les tourmentes de la fortune.
Charles ne sembla remonter sur le trône que pour s'y arranger une
vie d'insouciance, d'amusemens faciles, de grossières voluptés. Des
avantages de la royauté, il n'avait à cœur que la facilité qu'elle kii
offrait de se procurer l'argent dont il pouvait payer- ses plaisirs; On a
512 REVUE DES DEUX MONDES.
dit, non sans vraisemblance, qu'il avait été sur le point, dans son
exil, de vendre ses droits à Cromwell. Pour six cent mille livres, il
aurait sanctionné le bill qui excluait son frère de la succession, si on
eût consenti à les lui donner d'avance. C'était une des bonnes for-
lunes de la restauration d'avoir été un fait national, dans lequel
riionneur anglais n'avait eu rien à souffrir des injures de l'inter-
vention étrangère. Ce bonheur inappréciable, Charles l'effaça pour de
l'argent. Il ne rougit pas de se mettre à la solde de Louis XIV et (le
lui sacrifier les intérêts de son royaume. D'ailleurs, l'inclination de
sa politique extérieure vers les alliances catholiques, interprétée à
l'intérieur par les persécutions rigoureuses exercées contre les pro-
testans dissidens , blessaient les idées religieuses de l'Angleterre et
effrayaient comme une menace les nombreux intérêts qu'avait forti-
fiés la durée de l'établissement épiscopal; le fol enthousiasme des
premières années de la restauration fit place à une irritation qui finit
par éclater aux élections de 1679. Les horribles inventions de Gates
portèrent la réaction aux dernières limites. Les défauts même de
Charles, sa paresseuse mollesse, son amour des plaisirs, le sauvèrent
dans cette crise; il plia sous l'orage. « Pour rien au monde et pour
personne, avait-il coutume de dire, je n'ai envie de recommencer mes
voyages. » Après avoir dissous trois fois le parlement, qui revint trois
fois avec les mêmes dispositions, il céda. Cette soumission opportune
lui ramena l'opinion publique, et les excès de l'opposition lui ren-
dirent la faveur populaire. En 1681, il était encore tout-puissant.
Jacques II lui-même eut à son avènement les communes les plus
Cyomplaisantes qu'eût jamais rencontrées la maison de Stuart. Deux
insurrections se levèrent contre Jacques : elles furent facilement ré-
primées; mais l'odieuse sévérité avec laquelle il les punit jeta l'épou-
vante et la désaffection dans les cœurs. Il mit enfin toute la nation
contre lui lorsque ses desseins religieux se dévoilèrent. La cause de
Jacques II mériterait sans doute les sympathies de tous les amis
éclairés et sincères de la liberté , s'il n'eût eu réellement pour sa foi
(ju'une prétention légitime à la tolérance. Malheureusement Jac-
ques II avait trop montré ses instincts persécuteurs pour qu'on pût
croire à sa franchise lorsqu'il parlait de tolérance. Il voulait recom-
mencer l'œuvre de Marie ïudor. 11 n'est pas de méprise plus gros-
sière que celle qui lui fit croire à la possibilité du succès de cette
tentative. Il s'imagina que parce que le parti de la haute église, di-
iccteraent menacé par ses projets, prêchait l'obéissance passive à la
couronne, ce parti ne lui résisterait pas. Certes, si c'est chez les in-
LES ESSAYISTS ANGLAIS. 513
dividus un rare effort de vertu de sacrifier leurs intérêts à leurs prin-
cipes, Jacques II aurait dû comprendre que cela n'arrive jamais et
ne peut arriver à un parti, parce que les intérêts d'un parti sont
toujours antérieurs à ses principes, et que les principes d'un parti ne
sont autre chose que la théorie de ses intérêts. La haute église prê-
chait l'obéissance passive , tant qu'elle croyait ses intérêts solidaires
de ceux de la royauté; mais lui demander de pousser jusqu'au sui-
cide le dévouement à ses doctrines, c'était une de ces fautes contre
le bon sens que l'on expie par les plus amers désappointemens. Jac-
ques y perdit son trône.
Pour peu d'ailleurs que l'on ait suivi avec attention les mouvemens
politiques du xvir siècle en Angleterre, on comprend que la révo-
lution de 1688 et la substitution de la royauté consentie à la royauté
de droit divin étaient nécessaires à l'achèvement des institutions
anglaises. Il faut que les institutions aient aussi leurs sanctions pé-
nales : pour les peuples et pour les rois , les révolutions en tiennent
lieu. Cependant le supplice de Charles I" , excès déplorable de la pre-
mière violence du conflit, avait emporté les choses au-delà de l'accord
pratique instinctivement poursuivi par l'Angleterre entre la royauté
et la nation représentée. Le retour vers la royauté, à la restauration,
avait été trop irréfléchi, trop abandonné pour que les limites nor-
males et définitives du pouvoir royal pussent être fixées. De là les
illusions de Jacques II, qui.apprirent à l'Angleterre, par l'expérience
des périls auxquels elles l'avaient exposée, les garanties rigoureuses
qu'elle devait s'assurer vis-à-vis de la couronne. Il en fut stipulé
d'excellentes dans la déclaration des droits : on fit bien sans doute
d'enlever la convocation du parlement au bon plaisir dun*oi, en exi-
geant le vote annuel de l'impôt; mais la plus forte de ces garanties fut
le changement même de la dynastie. Pour que la royauté ne prît plus
ses caprices pour des droits placés sous la consécration d'une légiti-
mité abstraite, pour qu'elle consentît à les faire céder aux intérêts
et aux volontés du pays , il fallait qu'elle tînt elle-même et son ori-
gine et ses droits du consentement formel du pays. Aussi M. Mac-
aulay a-t-il parfaitement raison de dire a.qu'à cette époque l'Angle-
terre avait plus besoin, pour roi, d'un usurpateur que d'un homme
de génie. » Ce fut précisément ce caractère d'usurpation dont la
royauté de fait établie en 1688 était entachée aux yeux d'un parti
considérable et puissant, qui inculqua irrévocablement l'esprit et la
pratique du gouvernement représentatif dans les mœurs mêmes des
partisans du droit divin. En changeant de situation à l'égard de la
TOME IV. 34
514 RE¥T7E BES DfiDX MCXSDES.
royauté, lorsque celle-ci changea de base, le parti de la haute église
et de la noblesse de campagne, le parti tory, suivit la conduite la plus
contraire à ses principes. Pendant près de soixante-dix ans qu'il fut
dans l'opposition , il prit à l'égard de la royauté des allures mépri-
santes et tracassières qui démentaient toutes ses anciennes doctrines
d'obéissance passive. Pendant soixante-dix ans, l'ancien parti de la
prérogative ne cessa de déclamer, au nom de la liberté, contre tout ce
qui pouvait agrandir le pouvoir ou rehausser le lustre de la royauté.
Je ne sache pas de triomphe plus décisif pour des institutions que
de forcer ainsi leurs ennemis naturels à renier en pratique leurs
vieux principes, et à s'assimiler les nouveaux en venant leur de-
mander chaque jour leurs armes de combat. De la révolution de 1688
date, pour l'Angleterre, l'application réelle du gouvernement repré-
sentatif. Il fut bien entendu, depuis cette époque, que le levier du
gouvernement devait avoir son point d'appui dans le pouvoir inter-
médiaire appelé par la constitution à représenter le pays, et depuis
lors, les hommes qui exercèrent le pouvoir ou voulurent s'en em-
parer furent toujours obligés d'associer au succès de leur ambition les
intérêts nationaux assez forts pour prévaloir dans le parlement. Ainsi
commencèrent à fonctionner régulièrement ces institutions qui ou-
vrent aux talens tant d'issues, qui offrent un terrain plus vaste ou
plus élevé aux combats qui se livrent partout autour du pouvoir, au
petit coucher du roi absolu aussi bien que dans les comices du peuple
souverain, mais qui substituent, une fois pour toutes, aux brutales
et cruelles violences l'arme pacifique et tout intellectuelle de la dis-
cussion : mécanisme ingénieux où s'assouplissent et se régularisent
les agitations nécessaires , auparavant pleines de périls et presque
toujours ensanglantées, de la vie politique, et dont le jeu normal
amène naturellement, sans secousse, à son heure, la victoire des in-
térêts dont la logique de l'histoire réclame le triomphe.
Les débuts de la monarchie parlenientaire, les règnes de Guillaume
et d'Anne, manquent à la galerie que nous a donnée M. Macaulay.
Ces débuts furent laborieux pour la nouvelle royauté; Guillaume en
eut les plus rudes ennuis : peu de souverains se sonttrouvés^dans une
situation plus pénible. Le parti qui défendait son titre était, par prin-
cipe , disposé à limiter sa prérogative ; le parti dévoué par principe
à la prérogative ne reconnaissait pas son 'titre; sa personne et la
dignité dont il était investi n'étaient nuUeJpart accueillies ensemble
avec faveur. Sous lui, l'Angleterre fit intervenir pour la première
fois sa politique nationale dans les affaires de l'Europe. Le parti de
LES ESSAYISTS ANGLAIS. 515
la révolution, le parti whig, nourrissait contre la France, qui avait
stipendié les Stuarts, les plus profonds ressentimens religieux et poli-
tiques. Dans l'entraînement de 1 688, la nation se jeta passionnément,
à la suite de ce parti, dans la guerre contre la France. Cependant elle
ne tarda pas à trouver la lutte trop longue; il s'en fallut de beau-
coup que cette guerre donnât les résultats qu'on en avait espérés.
Elle fut au contraire très dispendieuse : de lourdes taxes furent im-
posées pour y subvenir; les taxes ne suffirent pas, on flt des em-
prunts. La masse de la nation, effrayée de la charge nouvelle de
la dette, fit porter à Guillaume, dont la guerre avait servi les pen-
chans et les intérêts personnels , toute la responsabilité de ses dé-
ceptions. Un ministère tory lui fut imposé. Guillaume passa triste-
ment ainsi la On de son règne, impopulaire dans le pays, et courbé
sous une sorte d'oppression qui l'abreuva d'amertume; il mourut au
moment où une fausse générosité de Louis XIY relevait sa politique
et son influence. Les embarras intérieurs qui paralysaient son action
l'empêchaient même de s'opposer à l'élévation de Philippe V sur le
trône d'Espagne. Guillaume, affligé de maladies incurables, n'avait
plus que quelques jours à vivre; le parlement et le ministère étaient
tories : que Louis XIV réussît à maintenir la paix quelque temps en-
core, et ses vastes desseins pouvaient s'accomplir sans opposition.
Au lieu de cela , il gâta sa situation par la plus intempestive des im-
prudences : Jacques II meurt à Saint-Germain, et Louis reconnaît
solennellement son fils comme roi d'Angleterre. Cet outrage gratuit
à l'indépendance nationale de l'Angleterre y souleva une indignation
universelle, dont Guillaume se hâta de profiter : il remania son mi-
nistère, convoqua un parlement qui donna la majorité aux whigs,
et il avait organisé la grande coalition européenne contre Louis XIV
et préparé la guerre, lorsqu'il expira.
La guerre de la succession contribua puissamment, et de plu-
sieurs manières, à consolider l'œuvre de 1688; la gloire qu'y acqui-
rent les armes anglaises et l'influence prépondérante que la Grande-
Bretagne obtint dans les affaires de l'Europe, sous les auspices
du parti de la révolution, devaient attacher à la révolution même
ce prestige de gloire qui naturalise si bien les hommes et les insti-
tutions chez un peuple. Cette guerre accrut plus directement en-
core les forces intérieures du parti whig; elle donna, une impulsion
immense au commerce britannique; par les emprunts qu'elle né-
cessita, elle fut une cause de fortune rapide pour les hommes de
finance; elle développa donc la richesse dans la classe la plus indus-
34.
516 REVUE DES DEUX MONDES.
trieuse et la plus remuante de la nation , dans la population des
villes, dans la classe moyenne, dans celle précisément où le nouvel
ordre de choses comptait ses plus nombreux et ses plus dévoués
adhérens. La guerre de la succession éleva ainsi une force nouvelle,
qu'on appela dès-lors le moneyed inierest, contre la classe inactive,
routinière, amie inintelligente des vieilles traditions, où se nourris-
saient encore de vives sympathies jacobites, contre les gentilshommes
campagnards et le landed interest.
Il y eut bien à la fm du règne d'Anne une forte réaction tory qui
faillit ouvrir les voies à une restauration nouvelle , puisqu'elle porta
au ministère des hommes qui travaillaient au retour des Stuarts, qui
étaient en correspondance avec le prétendant, Harley et Bolingbroke;
mais cette administration eut le malheur de faire la paix avec la
France à Utrecht. Cette paix fut dénoncée par le parti populaire
comme un acheminement à la contre-révolution, comme une tra-
hison. Des déchiremens intestins paralysèrent d'ailleurs l'influence
que le ministère tory eût pu exercer au profit de la dynastie déchue.
Deux hommes s'y disputaient l'ascendant , le tacticien habile , mais
trop souvent lent et indécis, Harley, comte d'Oxford, et l'impétueux,
le brillant Saint-John, lord Bolingbroke, écrivain aussi consommé
qu'il fut grand orateur, un des plus beaux génies qu'ait produits
l'Angleterre , une des fortunes les plus tristement avortées que l'on
rencontre dans l'histoire des peuples libres. La mort d'Anne les sur-
prit au milieu de leurs rivalités; ils n'étaient pas prêts encore pour
cet événement, mais leurs intrigues avec le prétendant étaient trop
avancées pour ne pas les compromettre. La succession protestante,
l'avènement au trône de la maison de Brunswick s'accomplit sans
résistance. Les whigs reprirent le pouvoir avec la confiance du nou-
veau roi et celle du parlement. Les partisans de l'ancienne dynastie
reçurent un coup mortel. Harley fut envoyé à la Tour, Bolingbroke
obligé de se réfugier en France et condamné à mort par contumace.
Guillaume, Marie et Anne avaient été des rois quasi-légitimes; l'avé-
nement de la maison de Hanovre fut l'établissement définitif de la
royauté consentie.
Alors commence dans l'histoire d'Angleterre une période nou-
velle, d'autant plus intéressante pour nous, qu'il se pourrait bien
que la France parcourût une situation analogue, qu'elle y fut même
déjà entrée. C'est l'époque où, les institutions étant définitivement
assurées, les intérêts, les influences, les talens, ne cherchent plus
qu'en elles leurs moyens de succès. Le pouvoir réel, souverain, se
LES ESSAYISTS ANGLAIS. 517
trouvait, pour ainsi dire, intercepté dans 4a chambre des communes.
Les débals parlementaires n'étaient pas encore publics, les membres
de cette chambre échappaient, par le secret de leurs discours et de
leurs votes, à toute responsabilité vis-à-vis des électeurs : ils étaient
encore plus indépendans de la couronne, portée par un prince étran-
ger, sans influence personnelle dans un pays dont il ignorait même
la langue. La pratique du gouvernement parlementaire sortit de
cette situation. Cette circonstance, que George P'^ ne parlait ni ne
comprenait l'anglais, appliqua tout naturellement en Angleterre une
maxime d'état dont on a fait grand bruit chez nous avant 1830 et
pendantla coaUtion de 1839. George 1" n'assistant pas aux réunions
de ses ministres, pour l'excellente raison que nous venons de dire,
depuis lors les conseils de cabinet se sont toujours tenus, en Angle-
terre, en dehors de la présence du roi. Ainsi le roi régna, les minis-
tres gouvernèrent, et comme il fallait prendre le pouvoir où il était,
pour eux, la partie la plus importante du gouvernement fut le ma-
niement [the management) de la chambre des communes.
In grand ministre, sir Robert Walpole , s'est fait une détestable
réputation par la manière dont il entendait ce maniement, par les
succès même qu'il y obtint. On lui impute sans réflexion la faute
de sa position et de son temps. Nous approuvons M. Macaulay de
l'absoudre de celle-là. On ne pouvait gouverner que par la chambre
des communes. La plupart des membres de cette chambre n'avaient
d'autre motif de soutenir le gouvernement que leur intérêt per-
sonnel. C'était sans doute un malheur, mais un malheur dont les
ministres n'étaient pas coupables, dont ils étaient forcés de prendre
leur parti, et dont les conséquences devaient entrer dans l'économie
de leurs plans, puisque la conservation du pouvoir était à ce prix.
c( Il serait aussi raisonnable, dit M. Macaulay, d'accuser les pauvres
fermiers des basses terres qui payaient le black-mail à Rob-Roy de
corrompre la vertu des highlanders que d'accuser sir Robert Wal-
pole de corrompre le parlement. Son crime fut simplement d'em-
ployer son argent avec plus d'adresse , de savoir en tirer plus de
profit parlementaire qu'aucun de ceux qui l'ont précédé ou suivi. »
Au lieu de chicaner Walpole sur les moyens dont il a été obligé
de se servir pour maintenir sa position politique, il vaut mieux le
juger par l'usage qu'il a fait du pouvoir. Walpole a été vingt ans
ministre , et il est certain que sa politique a doublement réussi à
affermir les institutions de l'Angleterre en consolidant la dynastie
hanovrienne, et à agrandir l'influence des classes moyennes en
518 REVUE DES DEUX MONDES.
augmentant leurs richesses par une habile administration des inté-
rêts ûnanciers et conunerciaux de son pays. Peu d'hommes donc ont
eu le mérite et l'honneur d'exercer une influence aussi puissante ,
aussi heureuse sur les destinées de leur patrie. Il est également
peu de caractères historiques plus intéressans à étudier dans leurs
contrastes que celui de Walpole. Walpole n'avait pas les qualités
brillantes de l'homme d'état : il n'était pas éloquent; il avait fort peu
de littérature; ses connaissances historiques étaient très médiocres.
Grossier de manières, la liberté de ses mœurs paraissait scandaleuse
à une époque dont il était difficile, en ce point, d'effaroucher les
scrupules. L'esprit pratique et les mérites moins éclatans que so-
lides d'un homme d'affaires suffirent à sa fortune. Parmi ses con-
temporains, personne ne connut aussi bien que lui les hommes, sa
nation , la cour, la chambre des communes, les finances. Cependant
ce caractère ne se présente pas dans l'histoire dépourvu de toute
noblesse et de grandeur. Le corrupteur Walpole posséda à un haut
degré et eut l'honneur d'enraciner dans les mœurs de son pays une
vertu politique plus rare, avant lui , que l'intègre fidélité aux convi
tions. Les luttes de partis avaient presque toujours conduit, jusqu a
Walpole, à de féroces violences. Walpole fut le premier à donner
au gouvernement cette longanimité, cette clémente tolérance pour
ses adversaires, qui fortifient le pouvoir autant que la liberté. Wal-
pole aurait pu envoyer à l'échafaud plusieurs de ses ennemis qui
conspiraient avec le prétendant, et il se laissa outrager, calomnier,
renverser enfin du ministère par des hommes dont il tenait la vie
â sa merci. Mais ce qui éleva toutes les facultés de Walpole, ce qui
leur communiqua par momens ce relief et ce lustre que l'on ad-
mire et dont on s'éprend dans les grands hommes , ce fut son ardent
amour du pouvoir. Cette passion lui donna les qualités et les défauts
les plus contraires; elle le fit, en même temps, prudent quelquefois
jusqu'à la lâcheté, souvent audacieux et intrépide jusqu'à la témé-
rité. S'il avait aimé le pouvoir en homme médiocre, il aurait pu
affermir sa position ministérielle en cédant une part de son autorité;
mais il la voulait tout entière, il n'en acceptait pas le partage. Aussi,
ne connaissait -il aucune crainte, aucun ménagement, lorsqu'il
s'agissait d'assurer son ascendant. Il n'hésita jamais à rompre avec
ceux de ses amis ou de ses alliés qui auraient pu, dans le gou-
vernement, balancer son influence; il aimait mieux les avoir pour
adversaires dans l'opposition que rivaux au pouvoir. Ce fut ainsi
qu'il écarta ou renvoya successivement du ministère M. Pulteney
LES ESSAYISTS ANGLAIS. 519
lord ïownshend, lord Carteret, lord Chesterfield, et s'en fit des en-
nemis implacables. Cependant cet homme si hardi pour atteindre le
but de son insatiable ambition devenait timide et disposé à toutes les
concessions dans le maniement des affaires publiques. Toute sa poli-
tique est enfermée dans une maxime qu'il répétait souvent : Quieta
non tnovere. Il appréhendait de susciter des affaires, de peur d'en voir
sortir des orages, et lorsque, malgré ses précautions, les orages
étaient soulevés , il cédait tout , il se pliait à tout pour les détourner
de lui , pour conserver encore le pouvoir, n'importe à quelle condi-
tion. Il montra bien cette double face de son caractère à l'égard de
ï excise scheme, dont nous avons expliqué ailleurs le mécanisme et la
portée. Sa loi était excellente, mais l'opposition réussit à ameuter
contre elle les préjugés et les passions de ceux mêmes à qui elle de-
vait être surtout profitable, des classes adonnées au commerce.
Walpole se conduisit dans cette circonstance à la fois avec cette té-
méraire énergie contre les personnes et cette faiblesse à l'égard des
choses que nous avons essayé de définir. Il se soumit aux méconten-
temens populaires; il TQi\vd.X excise bill, quoiqu'il eût pu le faire
passer dans le parlement. Ses adversaires insinuèrent qu'il comptait
reprendre son plan; Walpole leur répondit par ces paroles, qui le
dépeignent : « Quant à cet infâme plan, comme se plaît à l'appeler
le membre qui veut vous persuader qu'il n'est pas mis de côté , je
peux, pour ma part, assurer cette chambre que je ne suis pas assez
insensé pour m'engager jamais encore dans quelque chose qui res-
semble à de \ excise, quoique, dans mon opinion, je sois toujours
convaincu que ce plan aurait considérablement servi les intérêts de la
nation. » Mais quelques membres du gouvernement, quelques hauts
fonctionnaires avaient voté contre Vexcise-bill, où ne lui avaient
donné qu'un appui incertain : — Walpole prit contre eux sa revanche
avec une fière vigueur; il renvoya du même coup du service de la
couronne et jeta pour toujours dans l'opposition les ducs de Mont-
rose et de Bolton, lord Burlington, lord Stair, lord Cobham, lord
Chesterfîeld, lord Marchmont et lord Clinton. Dans l'affaire du droit
de visite et des démêlés de l'Angleterre avec l'Espagne , sa conduite
fut régie par le même principe. Il avait renoncé à \ excise-hill y qu'il
regardait comme utile au pays, parce qu'il voyait l'opinion publique
hostile à cette mesure : il consentit à faire à l'Espagne une guerre
qu'il regardait comme injuste dans son origine , comme devant être
funeste à l'Angleterre dans ses conséquences, lorsqu'il vit l'Angle-
terre la réclamer avec une irrésistible unanimité. Seulement, cette
520 REVOE DES DEUX MONDES.
dernière contradiction fut trop forte; elle ne le sauva pas , elle ne
garantit pas pour long-temps la durée de son ministère. Ce pouvoir
qu'il aurait pu résigner avec honneur au moment où s'élevèrent les
difficultés du droit de visite, sur lesquelles il se trouvait en dissen-
timent avec le pays, lui fut enfin arraché par un de ces mouvemens
d'opinion publique qu'il s'était toujours efforcé de conjurer, au prix
même de serviles condescendances.
Walpole tomba au milieu d'une efifervescence universelle. L'op-
position qu'il avait pour ainsi dire recrutée lui-même, en lui en-
voyant, animés contre lui de haines ardentes, tous les hommes
dont les talens lui faisaient ombrage aux afifaires, comptait dans le
parlement les plus grands orateurs de l'époque : Carteret , Chester-
fleld , Argyle, Pulteney, Wyndham , Pitt; au dehors , tous les écri-
vains distingués dont il fit la faute de dédaigner et de ne pas acheter
les services : Pope, Swift, Gay, Fielding, Johnson, Thompson, et
toutes les têtes jeunes et exaltées, les enfans, comme il disait lui-
même avec mépris. Maîtresse des avenues de l'opinion publique, la
coalition formée contre Walpole par le ciment de la haine com-
mune avait ajourné, dans ses incessantes déclamations, à la chute de
l'odieux ministre la satisfaction de tous les mécontentemens, le re-
dressement des griefs les plus imaginaires, le couronnement des plus
folles espérances. Aussi fut-elle tuée par sa victoire, et paya-t-elle
par une juste impopularité le prompt désilhisionnement des passions
soulevées. Le nom de patriotes, que s'étaient donné les adversaires
de Walpole, devint un terme de dérision. Horace Walpole raconte
que la déclaration la plus populaire qu'un candidat pût faire aux hus-
tings était d'assurer qu'il n'avait jamais été , qu'il ne serait jamais
patriote. On vit bientôt que l'opposition qui avait fiiit la guerre à
Walpole n'avait eu pour mobile que des ressentimens personnels. La
première chose que firent ses chefs fut d'entrer en arrangement pour
le partage du pouvoir avec les plus influens associés que Walpole
avait eus au ministère, M. Henry Pelham et son frère le duc de
Newcastle. Cette combinaison donna pour quelque temps la haute
main, dans les affaires, à lord Carteret; mais tandis que cet homme
d'état, d'un si beau génie d'ailleurs, la tête pleine de grands projets,
ne songeait qu'à régenter l'Europe, les Pelham se rendirent maîtres
de la chambre des communes par la dispensation des places et des
pensions, que Carteret leur avait abandonnée avec une insouciante
générosité, et par un habile usage des fonds secrets, du secret-service
money. Lorsqu'ils se furent assurés de la majorité par l'adroit exer-
LES ESSAYISTS ANGLAIS. 521
cice du patronage, ils secouèrent l'ascendant de Carteret, et se trou-
vèrent naturellement et sans efforts h la tête des affaires. Leur gou-
vernement est une époque unique dans l'histoire d'Angleterre. Profi-
tant de Texpérience de Walpole, dont il rappelait d'ailleurs plusieurs
des meilleures qualités pratiques, mais dont il n'avait pas l'esprit hau-
tain et cassant, M. Henry Pelham s'associa, en leur faisant une part
dans l'administration , tous les talens, toutes les influences. Il établit
ainsi un ministère que les Anglais ont appelé de l'intraduisible so-
briquet de broad-bottom , un ministère bien assis, à large base,
quelque chose d'approchant au fond de ce cabinet de grande coali-
tion qu'on avait rêvé chez nous après la chute de M. le comte Mole.
La rébellion des highlanders contribua aussi à faire cesser les luttes
des factions intérieures. La répression de ce soulèvement écrasa
pour toujours le jacobitisme. Pendant plusieurs années, et pour la
première fois depuis les Stuarts, on ne vit point d'opposition dans la
chambre des communes. L'administration de M. Henry Pelham fut
comme un apaisement de toutes choses, comme l'assoupissement
de ces énergiques et turbulentes facultés que les institutions libres
semblent donner aux peuples pour des luttes éternelles. Elle fut la
parfaite réalisation du quieta non movere de Walpole. Elle montra
aussi une des issues que peut avoir, une des formes que peut
prendre l'influence prépondérante des assemblées représentatives,
lorsque, affranchies, par les circonstances ou par un vice des insti-
tutions, des inspirations et du contrôle de l'opinion publique, elles
cèdent au pouvoir cette influence par des compromis d'intérétsi
Cependant une situation semblable ne pouvait être qu'artificielle
et par conséquent fragile. Elle ne durait que par l'équilibre des am-
bitions, des talens, des influences. Il fallait, pour maintenir cet équi-
libre, avec des aptitudes éminentes reconnues de tous, un esprit
souple et délié, une main délicate, exercée au difficile maniement
des intérêts et des vanités. On le vit bien lorsque M. Pelham mou-
rut; son frère, le duc de Newcastle, un de ces personnages comi-
ques qui viennent égayer de temps en temps la scène de l'histoire,
héritait de ses moyens matériels d'influence, mais non de sa perspi-
cacité, de sa circonspection, de sa solide capacité administrative.
D'autant plus jaloux de son pouvoir qu'il était moins digne de le
posséder, il se fut bientôt aliéné Pitt et Fox (les pères de ceux dont
la longue rivalité a été si éclatante), les deux hommes auxquels
leurs talens donnaient le droit d'aspirer h la première place, et que
la prudente modération de Pelham avait eu peine à contenir dans
»
522 REVUE DES DEUX MONDES.
les postes subalternes du ministère. Newcastle redoutait de donner
à l'un de ces deux orateurs la conduite de la chambre des com-
munes. Après de longues intrigues, par lesqu-elles il les tourna tous
deux contre lui , il fut enfin forcé de se décider : il choisit Fox ; et
Pitt, quittant le ministère, planta le drapeau de l'opposition contre
le duc de Newcastle et sa politique. Les évènemens mirent bientôt
le pays tout entier du c6té de Pitt; la France et l'Angleterre s'étaient
rencontrées dans l'Amérique du Nord et s'en disputaient la posses-
sion. De nombreux conflits envenimèrent leurs prétentions et les
rendirent inconciliables : la guerre fut déclarée. Elle commença
pour l'Angleterre par des désastres. Le plus humiliant, la prise de
Minorque par le duc de Richelieu, réveilla le peuple anglais de sa
longue somnolence, comme un coup de foudre , et porta sa colère
jusqu'au délire. Les grandes villes, les comtés, envoyèrent au roi
des adresses pleines de violence contre le ministère. Newcastle, qui
n'avait pas su prévenir les malheurs, qui se sentait incapable de les
réparer, trembla devant cette explosion de la colère publique. Pitt,
personnellement désagréable au roi, lui fut imposé par la voix po-
pulaire; il devint premier ministre.
Le ministère de Pitt fut une série ininterrompue de magnifiques
triomphes. La fortune de l'Angleterre prit le dessus dans le monde
entier. Les flottes françaises détruites, nos colonies de l'Afrique, de
l'Amérique et de l'Asie conquises, nos armées même battues sur le
continent par les alliés de l'Angleterre, tant d'évènemens qui rem-
plirent à peine trois années et qui ont imprimé des taches ineffaçables
au règne de Louis XV, portèrent au comble la gloire de Pitt et l'ad-
miration enthousiaste qu'il inspira à ses compatriotes, a Tout était
joie et triomphe, dit M. Macaulay. L'envie et la faction furent for-
cées de se joindre aux applaudissemens universels. Whigs et tories
exaltaient à l'envi le génie de Pitt. On ne parlait pas de ses collè-
gues : on n'y pensait pas. La chambre des communes, la nation, les
colonies, nos alliés, nos ennemis, avaient les yeux fixés sur lui seul. »
C'est que Pitt venait en quelque sorte de révéler l'Angleterre à elle-
même. Elle avait travaillé un siècle à conquérir ses institutions, plus
d'un demi-siècle à assurer l'établissement dynastique qui affermis
sait ces institutions sur la base de la royauté consentie. Après l'av
soupissement qui suivit ces longs efforts, Pitt lui montra ce qu'elle
pouvait faire dans le monde; il fit passer tout d'un coup et pour toUt.
jours dans la politique de l'Angleterre cette ardeur d'esprit, cette
intrépidité, cette inflexibilité de caractèrevCe patriotisme énergique.
LES ESSAYISTS ANGLAIS. 525
aveugle et puissant comme un instinct, ces magnifiques facultés qui
ont fait sa grandeur et celle de sa patrie.
C'est à la période triomphante de la vie de lord Chatham que se ter-
minent les excursions de M. Macaulay à travers l'Angleterre moderne.
Il a fait halte au vestibule, pour ainsi dire, de l'histoire contempo-
raine. Il pénétrera sans doute dans cette sorte de monde nouveau
qui s'ouvre au point même où il s'est arrêté. Il a à nous rendre
compte de l'influence qu'ont exercée sur l'Angleterre ces deux
évènemens immenses, l'indépendance américaine et la révolution
française, qui ont ébranlé et comme refait le monde pendant un
demi-siècle. Pour nous, en traçant un calque rapide des brillantes
esquisses d'histoire politique que contiennent les Essais de M. Mac-
aulay, nous n'avons pu prétendre qu'à faire pressentir de loin l'in-
térêt des scènes ou des caractères qu'elles reproduisent. C'eût été
une tâche plus difficile, nous l'avouons, de faire justement apprécier
le bonheur avec lequel ces esquisses ont été exécutées. Si nous ne
l'avons pas remplie, nous voudrions l'attribuer aux quahtés neuves
et tout-à-fait originales qui distinguent la manière de M. Macaulay.
Les grands effets de cette manière sont dans l'ensemble même de la
composition; ni la citation, ni l'analyse ne sauraient les atteindre.
On ne pourrait détacher un portrait d'une œuvre où abondent néan-
moins les portraits excellens. C'est que M. Macaulay a secoué, dans
ce genre, la tradition de l'ancienne école, du portrait à comparti-
mens, à symétrie, aux allures géométriques et quelque peu pédantes.
Qu'il fasse le portrait d'un homme ou le tableau d'une situation , s'il
en saisit avec une vive perspicacité les traits saillans et caractéristi-
ques, ce n'est pas seulement pour les indiquer dans un profil anguleux
et décharné : autour des traits principaux, il accumule, il répand , il
classe tout de suite, par voie d'énumération rapide, avec une fine
entente des contrastes d'où sortent les jeux de lumière dans le por-
trait historique, les idées, les faits, les circonstances qu'ils dominent,
mais qui les expliquent et leur donnent leur couleur. Servie par un
style plein d'entrain et d'éclat, où ne s'aperçoivent jamais les hési-
tations ou les haltes du pinceau, qui semble toujours trouver du
premier coup , d'une seule haleine, le mot et le trait heureux , où
une érudition littéraire riche et distinguée attache d'élégantes bro-
deries, cette méthode saisit vivement l'esprit, à travers l'imagination.
Tel est le succès et le mérite de M. Macaulay; toutes les qualités de
son jugement, de son esprit, de son imagination, il les emploie à
peindre; il a le coup d'œil vaste et perçant, prompt et sûr, et il sait
524 REVUE DES DEUX MONDES.
faire voir à son lecteur tout ce qu'il a vu. S'il nous fallait signaler
les morceaux du recueil de M. Macaulay le plus brillamment réussis
à cet égard, nous indiquerions les études sur les deux hommes qui
ont conquis l'Inde à l'Angleterre, Clive et Warren-Iîastings, l'article
sur Johnson, l'essai sur les lettres d'Horace Walpole. Nous indique-
rions encore, comme un des meilleurs travaux de l'auteur, celui au-
quel V Histoire de la papauté depuis le seizième siècle, par Léopold
Ranke, a servi d'occasion; M. Macaulay n'a pas seulement déployé,
dans cette étude, ses belles qualités d'intelligence et d'expression;
il a montré dans l'appréciation dirficile des doctrines, des institutions,
des hommes, que ce sujet l'amenait à juger, cette impartialité géné-
reuse à laquelle la noblesse du cœur a toujours autant de part que
l'élévation de l'esprit.
Malgré la sympathie que nous inspire le talent de ^I. Macaulay,
nous ne serions pas en peine sans doute de lui adresser de justes
reproches. Sa manière a aussi des exagérations, ces exagération>
sont naturellement des défauts; et qui peut se préserver de jamais
faire de chute dans le sens vers lequel il incline? Devant l'abon-
dance, \di Jîuency de M. Macaulay, on se prend parfois à regretter
qu'il ne soit pas plus sévère dans le choix, et que, dans l'ardeur
du premier jet, il n'ait pas retenu au passage telle figure triviale,
telle métaphore d'un goût hasardé. M. Macaulay ne sait pas tou-
jours contenir non plus la verve qui l'emporte dans l'énumération.
il rompt ainsi quelquefois la mesure des parties , et par suite l'unitt
et l'harmonie de la composition. Mais au lieu de gourmanderM. Mac-
aulay sur des fautes qu'il aperçoit assurément aussi bien que nous,
puisqu'il les évite quand il veut, nous aimons mieux le remercier
sans réserve du service que rend à la littérature politique la publi-
cation de ses Essais.
Nous n'avons pas l'engouement des choses anglaises, il s'en faut.
Nous éprouverons toujours quelque répugnance à en conseiller l'imi-
tation, de peur qu'elle n'aboutisse au travestissement absurde et ai
ridicule de la caricature. Nous ne pouvons cependant nous défendu
de l'avouer, il nous semble que cet homme d'état qui , au ministère
comme dans l'opposition, tient fermement la plume dans une revue
est pour nous un exemple et une leçon. Il ne faudrait pas croir»
d'ailleurs que cet exemple fut isolé , que M. Macaulay fît exception
aux mœurs politiques de son pays; au contraire, depuis que les revues^
ont été fondées en Angleterre, les hommes d'état y ont pris une part
active. Pour ne citer que les plus récens, M. Canning écrivait dans le
LES ESSAYISTS ANGLAIS. 525
Qmrterhj Revieiv; lord Dudley, qui avait le ministère des affaires
étrangères dans l'administration de M. Canning, prêta à la même
Eevue une collaboration assidue. Plus d'un article de VEdinbiirgh
Review n'a pu être désavoué par tel ou tel membre du dernier ca-
binet wbig. Aujourd'hui même, le plus jeune et un des plus re-
marquables collègues de sir Robert Peei, le président du bureau du
commerce, M. Gladstone, donne son patronage à une revue nouvelle;
il y prenait la parole, au commencement de cette année, pour exposer
et justifier la politique commerciale de sir Robert Peel , et le mois
dernier encore, pour intervenir en conciliateur dans les luttes que
les tendances catholiques d'Oxford ont soulevées au sein de l'éghse
anglicane. C'est que les hommes d'état anglais comprennent que la
plume est une arme qu'il vaut mieux tenir soi-même que laisser
à des lieutenans ou aux mercenaires, lorsqu'on est de force à la
manier. D'ailleurs, l'union est ancienne déjà en Angleterre et au-
jourd'hui irrévocable entre la politique et les lettres, et toutes deux
ont eu également à s'en féliciter. Les rapports de la littérature avec
la politique sont à coup sûr un des intérêts les plus délicats et les
plus importans de la littérature elle-même. Que la position de consi-
dération et de bien-être qui a été faite aux lettrés dans une société
ait toujours influé sur la fortune des lettres, les grands siècles n'en
sont-ils pas une preuve assez éclatante? En France, les lettres furent
d'abord protégées, on sait avec quelle noblesse, sous Louis XIV. On
sait aussi combien cette protection dégénéra lorsque les grands sei-
gneurs et les fermiers-généraux achetèrent la convivialité des gens
d'esprit qui n'avaient que de l'esprit, et les rabaissèrent à une sorte
de domesticité dont on trouve le ressentiment amer en tant d'œuvres
du xviii^ siècle, entr'autres dans je ne sais plus quelle éloquente
lettre de Voltaire à Thiériot, dans les mémoires de Duclos, de Mar-
raontel, surtout dans les cyniques boutades du JSeveu de Rameau^ et
dans les tristesses misanthropiques de Jean-Jacques. En Angleterre,
depuis 1688, les rapports de la littérature avec la politique furent
différens; à l'honneur de celle-ci, au profit de celle-là, ils s'ouvrirent
par falliance ; cette alliance fit léclat du règne de la reine Anne. Ce
fut un beau temps pour les lettres , servies à la tête même des partis
par des lettrés consommés, du côté des whigs par Somers et Monta-
gne, du côté des tories par Bolingbroke; le temps de Swift et d'Ad-
dison, le temps où le géomètre Newton était maître de la monnaie,
où le philosophe Locke était commissaire du bureau du commerce,
où Congreve, à vingt-deux ans, voyait le succès d'une première co-
526 REVUE DES DEUX MONDES.
médie n'^compensé par des places qui lui assuraient l'indépendance
pour la vie, où le poète Gay, sortant d'une boutique de mercier, de-
venait à vingt-cinq ans secrétaire d'ambassade, où Prior était ambas-
sadeur en France, où Addison était ministre des affaires étrangères.
Mais cette situation florissante eut un triste lendemain. La politique
fit divorce avec les lettres sous sir Robert Walpole : Walpole, l'homme
d'état illettré, Thomme d'affaires qui mettait toute sa gloire dans le
succès de ses aptitudes pratiques, l'homme superbe qui n'avait con-
fiance qu'en lui-même, l'homme jaloux du pouvoir qui repoussait
loin de lui toutes les supériorités, méprisait les lettrés. Ce mépris lui
coûta cher : il eut pour ennemis tous les gens de lettres de son temps,
et ce sont ces pauvres diables d'hommes de plume auxquels il refusa
avec tant de dureté les miettes de sa table splendide, qui ont imprimé
à son nom les flétrissures si difficiles à effacer, même lorsqu'elles sont
injustes, qui le ternissent dans l'histoire. La littérature perdit plus
encore à ce divorce, qui continua sous l'administration desPelham.
Les mœurs des écrivains s'avilirent dans les honteuses angoisses de
la misère : Johnson, Collins, Fielding, Thompson, furent souvent mis
en prison pour dettes. Ce fameux Johnson, qui a donné son nom à un
âge de la littérature anglaise, qui devait voir lui-même ses œuvres
investies de l'autorité classique, attribut privilégié des renommées
que le temps légitime, ce Johnson connut tous les lamentables acci-
dens de l'existence précaire, tourmentée, dégradée, des gens de
lettres de cette époque, — dînant à douze sous lorsqu'il pouvait payer
son dîner, couchant l'été dans un grenier, l'hiver dans les cendres
d'une verrerie, quelquefois même réduit, faute d'asile, à passer la
nuit dans les rues comme un vagabond, retenu d'ailleurs et comme
plongé plus avant dans le dénuement par les frénétiques aspirations
aux sensualités luxueuses, aux jouissances rêvées de la richesse qui
faisaient dépenser à ces malheureux, en de fébriles orgies, l'argent
qui allait manquer le lendemain à leurs besoins nécessaires. La même
période qui aboutit en politique à la léthargie des Pelham vit aussi se
tarir la veine des grandes inspirations. La poésie épuisée ne sut re-
tenir de l'héritage de Dryden et de Pope que cette correction aride et
décolorée sous laquelle l'impuissance cherche vainement à se mas-
quer. La littérature ne reprit son essor qu'après la vigoureuse im-
pulsion que lord Chatham imprima aux affaires de l'Angleterre; elle
se releva par des travaux politiques : Burke, Uobertson, Gibbon, Adam
Smith, sont les premiers noms de cette renaissance. Depuis ce temps,
l'union de la politique avec les lettres s'est resserrée par des liens
LES ESSAYISTS ANGLAIS. 527
indissolubles : il n'est pas un homme d'état anglais dont la culture
intellectuelle n'ait été profonde et distinguée. Il est inutile de citer
Burke et Sheridan, deux parvenus de la littérature, mais on peut
nommer Fox, si remarquable par la chasteté de son goût, Pitt, qui,
dans son enfance, dégustait par amusement le suc des légères épi-
grammes de l'Anthologie grecque , et parmi les contemporains lord
John Russell, lord Palmerston, sir Robert Peel surtout, qui, au
milieu de ses plans financiers, de ses combinaisons de tarifs, de ses
traités de commerce, peut encore , si vous recourez à son autorité,
reconnue en ces matières, résoudre vos doutes sur une leçon con-
troversée d'Horace, ou vous donner la variante la plus élégante à
un vers de Catulle. L'historien romain qui nous a laissé le portrait
de Sylla, immédiatement après avoir rappelé son origine patricienne,
parle, comme si c'était en effet une seconde noblesse, de son exquise
culture littéraire : Litteris grœcis atque la finis juxta atque eruditis-
sime doctus. Il semble de même que, pour les Anglais, il n'y ait pas
de supériorité, de distinction complète, si l'on n'y joint la qualité
de lettré consommé, de scholar. Certes, les Anglais passent à bon
droit pour suffisamment entendus aux choses positives : gardons-
nous donc de croire que la négligence ou le dédain des exercices
littéraires soit une nécessité et un indice de cet esprit pratique que
l'on est aujourd'hui parmi nous si ambitieux d'acquérir, si fier de
posséder. Chez nous aussi, après avoir été contractée sous la restau-
ration, l'alliance de la Httérature avec la politique a eu son glorieux
triomphe à la révolution de juillet. Ne laissons pas se relâcher l'al-
liance après la victoire; ne commettons pas la faute de ne vouloir
être que des hommes d'affaires; ne recommençons pas Walpole* La
politique et la littérature y perdraient assurément toutes deux en
dignité et en force. Il y a là, des deux parts, un péril commun,
signalé depuis long-temps, qu'il faut se hâter de conjurer par un
effort combiné. On y paraît disposé du côté des lettres. Un écrivain
qui a qualité pour parler au nom de la littérature a souvent réclamé
ici cette association. Il appartiendrait à ceux qui sont du côté des
affaires et qui y sont arrivés par la littérature de répondre à cet appela
car l'impulsion féconde doit venir d'eux.
E. FORCA®B.
LE CARDINAL
DE RICHELIEU.
SECONDE PARTIE.
Ce qu'il y a peut-être de plus curieux à étudier dans la vie des
grands ministres, ce sont les voies qui les ont conduits aux affaires,
et les moyens par lesquels ils s'y sont maintenus. Les actes accom-
plis par eux, quelle qu'en ait été d'ailleurs l'importance, offrent
rarement un intérêt égal à celui des luttes qu'imposent dans tous les
temps la conquête et surtout la longue conservation du pouvoir.
Sous nos gouvernemens constitutionnels et dans nos sociétés régu-
lières, c'est par la puissance de sa parole, l'autorité de son nom ei
le ménagement habile des caractères et des intérêts, qu'un homme
politique acquiert et retient ce dépôt du pouvoir si ardemment con-
voité par toutes les ambitions rivales. Ce spectacle a de l'éclat sans
doute, et de tels combats sont difficiles; mais n'oublions pas que
l'opinion publique de nos jours est une force irrésistible, et que les
(1) Voyez la livraison du 1«' novembre.
LE CARDINAL DE RICHELIEU. 529
hommes supérieurs triomphent tôt ou tard, en s'appuyant sur eli*»,
des résistances que pourraient susciter ou des intrigues ou des ca-
prices. Il n'en était pas ainsi dans cette vieille société française, qtji
voyait l'autorité royale s'élever comme le seul pouvoir de l'état, au
milieu des troubles excités par une aristocratie j)rincière moins atn-
bitieuse de droits politiques que de vanités et de jouissances. Po^tr
se maintenir aux affaires à pareille époque, et pour les régir souve-
rainement pendant dix-huit années, il fallut deux choses : la pre-
mière, éviter le sort du maréchal d'Ancre, et convaincre les grands
du royaume que de tels attentats ne se renouvelleraient plus impu-
nément; la seconde, rester maître de la pensée, sinon des affectiosis
du monarque , et associer étroitement le maintien de son pouvoir à
la sûreté du prince et à l'existence même de la monarchie.
Voilà ce que sut faire Richelieu avec un bonheur incomparabk\
La longue domination exercée par ce ministre sur un prince qui,
comme homme, n'éprouvait pour lui que des repoussemens, est uir
fait sans précédens dans l'histoire. Cette œuvre de persévérance et
d'habileté doit être étudiée avec autant de soin que les grandes
transactions diplomatiques de cette époque.
Louis XIÏI était, sous le rapport des affections, le plus changeant
et le plus capricieux des hommes. Sa mère s'était crue sûre de soti
cœur, et avait fini sur la terre étrangère une vie traversée par toutes
les douleurs; sa jeune et belle épouse n'avait rencontré que froi-
deur dans son triste hyménée. La confiance et l'amitié de ce prince
avaient appartenu tour à tour à de Luynes, à Barradas, à Schom-
berg, à Saint-Simon, à Bassompierre, à Cinq-Mars, et cette royale
amitié ne préserva pas toujours leur fortune et leur tète. Il avait
aimé d'un amour mort et glacé comme lui-même des femmes spiri-
tuelles, de douces et pures jeunes filles, et ces liaisons s'étaieni
rompues sans effort, sans combat et sans laisser de vide dans son
cœur. Tel était le maître auquel il fallait que Richelieu s'impos<1t;
tel était le monarque destiné à couvrir, jusqu'au dernier jour de sa
vie, des phs de son manteau royal le ministre exécré dont l'impopu-
larité remontait jusqu'au trône.
Ils paraissaient n'avoir rien de commun, ces deux hommes asso-
ciés par une loi mystérieuse et fatale. Si l'on pouvait dire par où
leurs habitudes se repoussaient, il n'était pas aussi facile de com-
prendre par où ils se sentaient mutuellement attirés l'un vers l'autre.
Aussi les contemporains y furent-ils trompés, et Louis hésita-t-il
souvent lui-même entre ses instincts de prince et d'homme priv^:'.
TOME IV. 3i
530 REVUE DES DEUX MONDES.
Recueillez ses conversations les plus intimes, à Lyon avec sa mère
pendant sa maladie, au parloir de la Visitation avec M'^^ de Lafayette,
dans les bois de Fontainebleau et les salons de Saint-Germain avec
ses favoris d'un jour, plus tard dans les longues et fiévreuses veillées
de sa campagne de Provence avec son grand-écuyer, partout vous
l'entendez exprimant les répugnances que lui inspire le cardinal,
la lassitude qu'il éprouve de ses procédés impérieux et de ses in-
flexibles exigences; partout le roi semble apparaître comme oppressé
par un pesant cauchemar qu'il suffirait pourtant d'un seul mot pour
secouer. Pourquoi ne le prononce-t-il pas, ce mot suprême? pour-
quoi Louis subit-il, aux dépens de son repos et de son bonheur inté-
rieur, la rude domination contre laquelle il proteste tous les jours?
Le caractère et la situation politique du monarque expliquent cette
anomalie singulière. Louis XIII ressentait cette poignante méfiance
entretenue par les longs périls de sa jeunesse, et qu'avait déve-
loppée un naturel inquiet et solitaire. Il avait vu son enfance me-
nacée par des insurrections formidables; il savait tout ce que sqn
tempérament maladif faisait naître d'espérances dans sa famille, tout
ce qu'il excitait de dédain populaire au sein de la nation. Il ne croyait
ni à faffection de sa mère, ni à la tendresse de son épouse, ni à la
fidélité de son frère, ni au dévouement des grands et du peuple.
Marie de Médicis, que le premier acte de son pouvoir avait chassée
du Louvre, se posait toujours devant lui comme une mère ambi-
tieuse et outragée. Anne d'Autriche, que la froideur de son époux
semblait vouer à une stérilité éternelle, était à ses yeux la personni-
fication vivante de TEspagne et d'une politique ennemie. Gaston
d'Orléans, l'objet des prédilections de sa mère et peut-être de sa
femme, le successeur désigné de son trône et de son lit, le boute-feu
de tous les complots, le complice et f espoir de l'étranger, lui apparut
pendant tout le cours de son règne comme un ennemi pubUc et
domestique à la fois. Depuis la conspiration du maréchal d'Ornaoo
jusqu'à la ténébreuse machination de Cinq-Mars, le nom du duc
d'Orléans avait été mêlé à tous les projets des factieux , à toutes les
correspondances secrètes de l'Escurial , à tous les vœux des ennemis
de la monarchie et de la France. Autour du trône étaient groupés
des princes et des seigneurs dont les subversives pensées allaient
tour à tour de la reine-mère à Gaston, et des religionnaires de La
Rochelle aux armées espagnoles : audacieux brouillons, brillans
conspirateurs, dont la tète ne fléchit sous le joug des lois qu'après
avoir entendu sifller la hache du bourreau.
LE CARDINAL DE RDCBEHEiJ. ' 531
Que Louis XIII se rappelât le passé ou qu'il pressentît l'aveLiir,
de sinistres pensées s'offraient à son esprit et légitimaient ses in-
quiétudes. Une population distincte et ennemie stationnait au cœur
de la France, à l'abri de ses forteresses et sous la protection des
édits; l'Espagne et l'empire unissaient leurs forces pour attaquer
les frontières par les armes, k cour par la corruption. Un seul
homme, affrontant ces périls d'un front calme et serein, n'hésitait
pas à compromettre sa tête dans la sanglante partie engagée entre
les priuces et la royauté; il promettait puissance au dedans, gran-
deur au dehors, et se portait fort de faire évanouir au pied des Alpes
le vieux prestige de la prépondérance espagnole.
Couvert au début de son ministère du sang de Chalais et de celui
de Boutteville, implacable vengeur de l'ordre monarchique ébranlé
par la révolte, et de l'ordre social compromis par le duel, Richelieu
avait mis un abîme entre lui et la haute noblesse; il s'était fait, par
nécessité plus encore que par nature, le champion de toutes les
prérogatives royales, l'ardent promoteur de l'unité du pouvoir. Élevé
aux affaires par la faveur de Marie de Mé4icis, il n'avait pas tardé à
se trouver séparé de cette princesse par la différence de leurs vues
politiques, la reine-mère aspirant à placer en Espagne et dans l'em-
pire le point d'appui que le ministre entendait chercher ailleurs.
Devenu le persécuteur acharné de sa bienfaitrice par un concours
de circonstances qui assirent son crédit près du roi autant qu'elles
compromirent la moralité de son caractère personnel, il avait imposé
à la reine, en la rejetant hors de France, un rôle de complicité dans
tous les attentats qui menaçaient son fils : il était ainsi devenu le
pivot nécessaire de la résistance, la plus haute expression de la force
monarchique et nationale luttant contre l'étranger.
Les souvenirs du passé élevaient donc une infranchissable barrière
entre lui et Marie, et les attentats réitérée de Gaston contre la per-
sonne du cardinal ne laissaient à ce dernier de refuge et d'espé-
rance que dans le triomphe éclatant de la royauté. Haï de la reine-
mère, repoussé de la reine régente, abhorré de Monsieur, Richelieu
n'existait que par la volonté de Louis XIII. Le roi mort ou détrôné,
la tète de Richelieu tombait, malgré la pourpre dont elle était ceinte.
Sa perte était la première satisfaction réclamée par les factieux, celle
que Marie et Gaston aurait accordée avec le plus d'empressement et
dé joie. Le soin de sa propre sûreté garantissait donc le dévouement
d'un ministre qui ne pouvait entretenir aucune espérance en dehors
35.
532 REVUE DES DEUX MONDES.
du service de son maître. Le moyen de s'étonner dès-lors que chez
Louis XIII le roi ait toujours triomphé de l'homme, et que le soin
de sa sûreté ait fait constamment incliner le monarque vers la seule
force monarchique qui existât alors dans son royaume?
En avançant dans la vie et dans la grandeur, Richelieu avait perdu
la souplesse de ses premières années : son joug était devenu dur,
son langage hautain, ses exigences croissaient avec son pouvoir.
Mais n'était-il pas heureux jusque dans ses entreprises les plus har-
dies, et d'éclatans succès ne couvraient-ils pas toujours aux yeux du
monde les contrariétés personnelles qu'il infligeait à son roi? S'il le
contraignait à changer de confesseur, à rompre des relations inno-
centes et douces; s'il surveillait d'un œil jaloux ses actes, ses paroles
et jusqu'aux plus intimes secrets de sa vie domestique, combien ne
secondait-il pas, par le développement de ses vastes plans, la pas-
sion de Louis pour la guerre et sa haine contre la maison d'Autriche !
Combien la politique du cardinal n'avançait-elle pas d'ailleurs cette
Uansformation de la royauté féodale en une royauté de droit divin;
œuvre dangereuse à laquelle la maison de Bourbon et la maison de
Stuart se vouaient à cette époque nvec une ardeur égale, quoique
avec un succès bien différent!
C'est rarement par les petits côtés que se décident les grandes
affaires, et la Providence ne permet pas que le développement
d'une idée soit arrêté court par un act^ident. Lorsqu'on étudie la vie
de Louis Xlïl et le ministère de Richelieu, l'existence politique de
ce ministre apparaît à chaque instant comme menacée; il semble
qu'elle va dépendre d'une conversation de jeune fille, d'un retour
de Louis vers sa mère, d'une manœuvre de favoris, d'un pas de plus
ffiit par Cinq-Mars dans la confiance royale; on croirait parfois le
sort de l'état attaché à un accès de lièvre, à l'issue d'une chasse à
Saint-Germain ou au secret d'une nuit conjugale : alors le colosse
(|ui remue l'Europe paraît vaciller lui-môme au plus léger souille de
la faveur royale. Pourtant, lorsqu'on pénètre plus profondément dans
cette époque, on finit par comprendre que Dieu n'avait pas attaché
les destinées d'un peuple aux fils de soie auxquels elles paraissaient
suspendues. Une grande lutte était engagée, et Richelieu puisait sa
force dans le principe d'ordre intérieur et de nationalité dont il était
la personnification formidable. Le roi inclina toujours vers le car-
dinal par la force môme des choses, et ce qui se révèle le plus clai-
rement il quiconque a compulsé les innombrables mémoires laissés
LE CARDINAL DE RICHELIEU. 533
par les hommes de ce temps, c'est la résolution persévérante de
Louis XIII de conserver son ministre, lors même qu'il paraît prendre
l'engagement formel de l'écarter.
En suivant la rapide esquisse que nous tracerons ici des évène-
mens, on verra que la puissante volonté de Richelieu leur servit
toujours de lien et de mobile. Observons aujourd'hui l'action de ce
ministre à l'intérieur du royaume; rendons-nous compte de ses ef-
forts pour substitutuer une administration centralisée à ce gouver-
nement, mi-partie de féodalité et de franchise municipale, qui suc-
combait sous sa confusion même. Suivons-le d'abord dans sa lutte
contre les protestans et contre les grandes races; une dernière partie
de ce travail nous montrera le grand ministre sous son aspect euro-
péen, et contiendra l'appréciation de l'œuvre diplomatique qu'il pré-
para pour les négociateurs de Munster et d'Osnabruck.
L'homme d'état véritable possède deux facultés qui s'exercent
en quelque sorte simultanément. Son esprit doit embrasser d'une
vue ferme et constante une pensée systématique, en même temps
qu'il est tenu de transiger avec les faits, même les plus contraires à
ses principes. Avoir devant les yeux un but invariable, lors même
qu'on paraît s'en écarter, savoir ajourner l'application de sa pensée
sans l'abdiquer jamais , telle est la double condition imposée à qui-
conque aspire à dominer les évènemens et les hommes. Richeheu
la posséda au plus haut degré, et rarement esprit fut en même temps
plus absolu et plus pratique, plus patient et plus inflexible.
Nous avons rappelé avec quelle souplesse il escalada les degrés du
pouvoir, et l'on sait déjà quelles inspirations il entendait porter dans
l'exercice du gouvernement. Le cardinal renouvelait, en la déve-
loppant plus largement, la politique de Henri IV, qui cherchait dans
la Grande-Bretagne, la Hollande, la Suisse et les puissances secon-
daires de l'empire un point d'appui contre la maison d'Autriche.
Depuis la mort du Béarnais, la nécessité de professer cette politique
paraissait bien plus manifeste encore. En Allemagne, l'empereur
Ferdinand II était en voie de triompher des efforts mal concertés
des protestans. L'Espagne pesait de plus en plus sur l'Italie, elle
occupait les passes de la Valteline, soumise par des conventions
antérieures à une sorte de neutralité garantie par l'occupation des
troupes pontificales. Enfin, à l'intérieur du royaume, l'on entendait
gronder sur tous les points l'orage qui , pendant les dix années de la
régence, avait menacé la monarchie. En aucun temps, la cour n'avait
été plus troublée, et la royale famille de France plus remplie de
5^ REVUE DES »El>X MONDES.
haines et de dissensions; jamais les réformés du Languedoc et de
la Saintonge, jamais les fiers bourgeois de La Rochelle n'avaient été
plus arrogans, jamais MM. de Rohan n'avaient entretenu de plus
hautes espérances.
Au commencement de 1625, quelques mois après l'entrée de Ri-
chelieu au ministère, une nouvelle rébellion protestante était venue
corroborer dans son esprit cette conviction, qu'il n'était pas de gou-
vernement possible tant que les protestans conserveraient, outre la
liberté de conscience, qu'il ne leur contesta jamais, d'anarchiques
prérogatives administratives et militaires. Au mépris du serment
qu'il avait prêté à Saint-Jean-d'Angely, le prince de Soubise s'était
saisi des Sables-d'Olonne. Poursuivi par l'armée du roi, il s'était
retiré à La Rochelle, « comme les oiseaux craintifs se cachent dans
le creux des rochers quand l'aigle les poursuit. Là il reçut encore
grâce de sa majesté, mais comme la reconnaissance des infidèles
est aussi infidèle qu'eux-mêmes, ces grâces descendirent si peu
avant dans son cœur, que ne lui en demeurent aucun sentiment ni
mémoire. Sa rébellion, aussi féconde que l'hydre, renaît de nouveau,
il met le feu dans le royaume, tandis que le roi est employé à la dé-
fense de ses alliés, ainsi qu'Érostrate embrasa le temple de Diane,
tandis qu'elle était attentive à promouvoir à la naissance d'Alexaii-
dre (1). »
Avec la secrète assistance des Rochelais , Soubise arma quelques
gros navires et force chaloupes. A la tête de cet armement, il entm
dans le port du Blavet, où il saisit sans coup férir six vaisseaux du
roi; il s'établit dans l'île de Ré, en écumant les côtes, pour ai^g-
menter sa flotte et ses finances. Pendant ce temps, le duc de Rohan
insurgeait Montauban, et l'incendie, secrètement attisé par l'Espa-
gne, semblait prêt à gagner tout le midi.
Il fallut à Richelieu une grande puissance sur lui-même pour «e
pas conseiller au roi l'emploi immédiat de la force, et pour différer,
en présence d'un attentat aussi odieux, l'expédition décisive qu'il
roulait depuis long-temps dans sa tête. C'est ici où l'esprit politique
<lu ministre se révèle dans toute sou étendue. La guerre se faisait
alors en Italie avec des succès si incertains, et l'issue en paraissait
encore si douteuse, qu'il comprit l'urgente nécessité d'attendre et de
transiger. L'Angleterre, où le mariage de Charles K avecHenrieli
Marie venait d'exalter le sentiment puritain en soulevant de vi\
fl) Mémoires de Richelieu, liv. xvi.
LE CARDI3VAL DE RICHELIEU. 535
antipathies contre la France, menaçait d'ailleurs d'échapper à notre
alliance, malgré les efforts de Richelieu pour la cimenter. Buckin-
f'ham, en butte à la haine de la nation et aux attaques du parlement,
entrevoyait dans une grande expédition destinée à soutenir le pro-
testantisme français le seul moyen de résister à l'orage qui s'amon-
celait sur sa tête. Le cardinal estima qu'il y aurait imprudence à
braver l'hostilité combinée de la Grande-Bretagne et de la maison
d'Autriche, et il eut assez d'empire sur le roi et sur lui-même pour
ajourner à la conclusion de la paix avec l'Espagne l'éclatante ven-
geance qu'il prépara dès ce jour avec autant de persévérance que de
secret.
Le cabinet de Philippe IV crut que la France s'empresserait de
traiter avec les protestans pour retrouver l'entière disposition de
ses forces et les jeter sur l'Italie. Les réformés, de leur côté, pensè-
rent que le cardinal s'empresserait d'accommoder les affaires d'Italie,
afin d'être en mesure de les attaquer plus vigoureusement. Cette
double conviction rendit le comte d'Olivarès plus empressé et les
insurgés plus modestes : exploitée par Richelieu avec uîie habileté
remarquable, elle prépara le succès de deux négociations presque
simultanées, et le ministre a pu se rendre la justice de dire que, « par
une conduite pleine d'une industrie inaccoutumée, il porta les hu-
guenots à consentir à la paix de peur de celle de l'Espagne, et les
Espagnols à faire la paix de peur de celle des huguenots. »
Le traité de Mouçon vida pour quelque temps la grande question
de la souveraineté de la Valteline, point de jonction de la puissance
impériale et espagnole avec l'Italie. Par ce traité, la souveraineté du
pays fut conservée aux Grisons, ces vieux aUiés de la France, et les
Espagnols se trouvèrent exclus de la possession des passages sur
lesquels ils avaient élevé si long-temps des prétentions.
De leur côté, les réformés avaient obtenu la paix à des conditions
équitables et modérées. Thoiras avait chassé Soubise de l'île de Ré,
et le maréchal de Thémines, en serrant de près La Rochelle, avait
porté ses habitans à désirer un accommodement avec le roi. Le gou-
vernement de cette ville fut remis à son corps municipal; mais un
commissaire royal dut y résider désormais pour veiller à l'observa-
tion des clauses du traité et au maintien des droits de la couronne.
H ié tait interdit aux Rochelais d'avoir aucun vaisseau armé en-guerre,
et il leur était enjoint d'observer pour le commerce les formes éta-
blies dans le reste du royaume. Ils s'engagèrent à restituer les biens
ecclésiastiques dont ils s'étaient indûment emparés, et à garantir
536 REVUE DES DEUX MONDES.
aux habitans professant la religion catholique le plein et libre exer-
cice de leur culte, ainsi que celui du culte réformé leur était garanti
à eux-mêmes (1).
La trêve ainsi conclue avec les ennemis permanens du dedans
et du dehors allait être utilement employée. Les deux années qui
s'écoulèrent depuis cette transaction jusqu'au siège de La Rochelle
sont à coup sûr l'une des périodes les mieux rempUes de l'histoire
moderne : jamais pouvoir qui s'élève ne s'est consolidé par des me-
sures plus décisives, par des vues plus neuves et plus fécondes.
La mort de Lesdiguières ayant rendu vacante la grande dignité
de connétable, qui élevait dans l'armée un pouvoir égal, sinon supé-
rieur à celui de la couronne, Richelieu n'hésita pas à en faire dé-
créter à toujours l'abolition. Il en fut de môme pour le titre de grand
amiral, dont les prérogatives dans les armées navales étaient égales
à celles du connétable. Ces deux grands officiers se partageaient
l'autorité royale d'une façon d'autant plus complète, que la conné-
tablie et l'amirauté, étant charges de la couronne, ne se perdaient
qu'avec la vie. Les seigneurs qui en étaient revêtus avaient conquis
le droit de ne rendre compte qu'au roi lui-même de la comptabilité
financière des armées, de telle sorte que le pouvoir ministériel se
trouvait exclu de toute intervention dans les branches les plus im-
portantes de l'administration publique. La charge d'amiral de France
n'étant pas vacante, le trésor paya au duc de Montmorency, son
titulaire, une somme de douze cent mille francs pour rembourse-
ment, somme qui, bien qu'elle parût considérable, dit Bassompierre,
« a été d'un grand gain au roi pour les succès des années suivantes,
qui ne fussent pas arrivés sans cela. » Richelieu faisait en même
temps créer une surintendance générale du commerce et de la na-
vigation qu'il réunissait à ses fonctions ministérielles. De cette ma
nière, il concentrait dans ses mains toute la partie administrative du
service maritime, et rendait à la couronne, c'est-à-dire à lui-même,
le droit de conférer le commandement des forces navales, avec tou
les emplois dont le grand amiral avait eu jusqu'alors la pleine et en-
tière disposition.
Depuis long-temps, le ministre dirigeait sa pensée vers l'accroisso
ment de la marine militaire et l'extension du commerce et de l'in-
dustrie. Le Testament politique contient sous ce double rapport les
vues les plus curieuses à étudier. Les idées du cardinal sur le déve-
(1) Traite de Paris du 5 février 1626.
LE CARDINAL DE RICHELIEU. 537
loppement de la grande pêche et l'extension du personnel de la ma-
rine française, sur la fabrication des toiles et des industries qui se
rattachent aux arméniens, sont du plus haut intérêt. Richelieu est
peu favorable, on doit le comprendre, aux théories de liberté com-
merciale qui n'avaient pas cours de son temps. Disciple de Sully et
prédécesseur de Colbert, sa préoccupation principale consiste à in-
diquer à la France les produits naturels et manufacturés qu'elle
peut substituer avantageusement aux marchandises importées de
l'étranger, marchandises dont toutes ses mesures tendent à dimi-
nuer la quantité. Le commerce des échelles du Levant, celui des
pelleteries du Canada , la troque sur les côtes de Guinée, les moyens
à employer pour enlever aux Flamands et aux Hollandais la naviga-
tion des mers du Nord dont ils avaient acquis le monopole, tout cela
occupe le ministre non moins que les plus graves transactions diplo-
matiques; enfin le programme complet de nos objets d'exportation
et d'importation dressé par lieu de provenance, indique l'attention
sérieuse et soutenue qu'il apportait à des matières que l'esprit de
gouvernement essayait alors de réglementer pour la première fois (1).
Le développement de la puissance navale de la France se liait
trop étroitement aux projets de Richelieu contre La Rochelle et
contre l'Espagne, pour qu'une telle pensée ait lieu de nous étonner.
D'ailleurs, des questions d'honneur et d'étiquette venaient à cette
époque dominer les intérêts, et le cardinal avait gros sur le cœur
l'affront essuyé par le duc de Sully lorsqu'il se rendait à la cour d'An-
gleterre comme ambassadeur du roi. Le duc avait rencontré dans le
canal, à quelques lieues des côtes de France, une bamberge anglaise
qui, au nom du roi de la Grande-Rretagne , souverain des mers,
somma le vaisseau français d'abaisser son pavillon et le cribla de
boulets jusqu'à ce qu'il eût déféré à cette odieuse prescription.
Les larges vues de Richelieu sur la hberté des mers témoignent
de l'influence qu'exerçaient déjà sur le droit public de l'Europe les
principes de l'école hollandaise, et les moyens indiqués dans l'un des
plus importans chapitres du Testament politique pour l'établissement
d'une puissante marine militaire permanente sont aussi saisissans
par ieur grandeur que par leur nouveauté.
« Il semble que la nature ait voulu offrir l'empire de la mer à la
France, par l'avantageuse situation de ses deux côtes, également
pourvues d'excellens ports aux deux mers Océane et Méditerranée.
(1) Testament j olitique, chap. ix, sect. G,
538 REVUE DES DEUX MOKDES.
« La séparation des étais qui forme le corps de la monarchie espa-
gnole en rend la conservation si mal aisée, que, pour leur donner
quelque liaison. Tunique moyen qu'ait l'Espagne est l'entretaine-
ment de grand nombre de vaisseaux en l'Océan, et de galères en la
mer Méditerranée, qui par leur trajet continuel réunissent en quel-
que façon les membres à leur chef.
« Comme la côte de ponant de ce royaume sépare l'Espagne de
tous les états possédés en Italie par leur roi, ainsi il semble que la
providence de Dieu, qui veut tenir les choses en balance, a voulu
que la situation de la France séparât les états d'Espagne pour les
affaiblir en les divisant. Si votre majesté a toujours dans ses ports
quarante bons vaisseaux bien outillés et bien équipés prêts à mettre
en mer aux premières occasions, elle en aura suffisamment pour se
garantir de toute injure et se faire craindre dans toutes les mers par
ceux qui jusqu'à présent y ont méprisé ses forces.
c( Avec trente galères, votre majesté ne balancera pas seulement
la puissance d'Espagne qui peut, par l'assistance de ses alliés, en
mettre cinquante en corps, mais elle la surmontera par la raison de
l'union qui redouble la puissance des forces qu'elle unit.Vos galères
pouvant demeurer en corps, soit à Marseille, soit à Toulon, elles
seront toujours en état de s'opposer à la jonction de celles d'Es-
pagne, tellement séparées par la situation de ce royaume, qu'elles ne
peuvent s'assembler sans passer à la vue des ports et des rades de
Provence, et même sans y mouiller quelquefois, à cause des tempêtes
qui les surprennent à demi-canal, et que ces vaisseaux légers ne
peuvent supporter sans grand hasard dans un trajet fâcheux où elle-
sont assez fréquentes.
c< Et quand môme ils pourraient être servis d'un vent si favorable
qu'ils n'auraient rien à craindre de la mer, le moindre avis que nou^
aurons de leur passage nous donnera lieu de le traverser, d'autanl
plus assurément que nous pouvons nous mettre à la mer quand h<m
nous semble, et nous retirer sans péril quand le temps nous menace
à cause du voisinage de nos ports, qu'ils n'osent aborder. Par
moyen, votre majesté conservera la liberté aux princes d'Italie, qui
ont été jusqu'à présent comme esclaves du roi d'Espagne. Elle re-
donnera le cœur à ceux qui ont voulu secouer le joug de cette (
rannie, qu'ils ne supportent que parce qu'ils ne peuvent s'en déli-
vrer, et fomentera la faction de ceux qui ont le cœur français.
« Le feu roi votre père ayant donné charge à M. d'Alincourt de
faire reproche au grand-duc Ferdinand de ce qu'apas l'alliance qu'il
LE CARDINAL DE RICHELIEU. 535
avait contractée avec lui par le mariage de la reine votre mère, il
n'avait pas laissé que de prendre Une nouvelle liaison avec l'Espagne,
le grand-duc, après avoir ouï patiemment ce qu'il lui dit sur ce
sujet, fit une réponse qui signifie beaucoup en peu de mots, et qui
doit être considérée par votre majesté et par ses successeurs : Si le
roi eut eu quarante galères à Marseille, je n'eusse pas fait ce que f ai
fait (1). »
Des combinaisons financières minutieusement étudiées suivent cet
aperçu de la politique du ministre. Richelieu n'ignore pas, pour em-
ployer une expression qui lui appartient, que, a si l'argent est,
comme on dit, le nerf de la guerre, il est aussi la graisse de la paix. »
Dans cette partie de son travail se développent les notions les plus
saines et, sous certains rapports, les plus avancées.
Richelieu passe en revue tout le système des impôts, tailles et fer-
mages, tel qu'il avait été formé par la suite des temps et par une
longue série de faits contradictoires. Il prépare dans sa pensée la
suppression de la plupart des tailles, qui lui paraissent affecter le
principe même de la production, qu'il dégage toujours avec une sa-
gacité remarquable. Il n'est pas sans intérêt de le voir combattre à
outrance les conversionnistes de son temps, et s'opposer, dans l'in-
térêt du crédit public , à la réduction dés rentes établies sur le do-
maine et sur l'Hôtel-de-Ville, et au retranchement des intérêts pro-
duits par les offices achetés à deniers comptans.
(( Quand la justice de cet expédient ne pourrait être contestée, la
i-aison ne permettra pas de s'en servir, parce que sa pratique ôterait
tout moyen à l'avenir de trouver de l'argent dans les nécessités de
l'état, quelque engagement qu'on voulût faire. Il est important de
bien remarquer, à ce propos, que telle chose peut bien n'être pas
contre la justice, qui ne laisserait pas d'être contre la raison d'une
bonne politique, et qu'il faut bien se donner de garde d'avoir recours
à des expédiens qui, ne violant pas la raison, ne laisseraient pas de
violer la foi publique. Si on la garde en ce point, ainsi que je l'estime
tout-h-fait nécessaire, l'état en sera beaucoup plus soulagé qu'il ne
serait, quand môme on supprimerait une partie de ses charges sans
nouvelles finances, en ce qu'il demeurera maître des boarses des
particuliers en toutes occasions, et ne laissera pas d'augmenter con-
sidérablement son revenu (2). »
(1) Testament j:olitiqne, cliap. ix, sect. 5.
(2) Cliap. IX, sect. 7.
5i0 REVUE DES DEUX MONDES.
Relativement aux charges acquises à prix débattu, Richelieu in-
dine à en diminuer graduellement le nombre au moyen d'un rem-
boursement au taux de l'acquisition. Il accepte du reste comme son
siècle tout entier, mais sans la canoniser, ainsi qu'on l'a prétendu,
la vénalité des offices, qui était devenue pour cette époque une im-
périeuse nécessité de gouvernement, et l'une des bases de l'organi-
sation sociale même. En cela, le ministre va moins loin que Mon-
tesquieu, puisqu'il se borne h s'appuyer sur un fait alors incontesté,
sans l'élever avec lui jusqu'à la hauteur d'une théorie fondamentale
du gouvernement monarchique. C'est pourtant l'acceptation pure
et simple de l'intérêt le plus universel et le plus puissant du temps
qui semble avoir conduit certains esprits absolus du xviii*= siècle à
contester l'authenticité du Testament politique. C'est à cause du cha-
pitre sur la vénalité des charges que le marquis d'Argenson , ce pré-
curseur de la constituante, cet esprit dogmatique né cinquante ans
trop tôt, n'hésite pas à attribuer cet ouvrage, indigne du grand génie
dont il porte le nom, à quelque pédant ecclésiastique (1); c*est pour
cela qu'en fait d'œuvres dignes de mémoire, l'auteur du Siècle de
Louis XIV invite charitablement Richelieu à s'en tenir à la digue
de la Rochelle !
D'innombrables témoignages attestent la sollicitude du ministre
pour les grands intérêts de la navigation et de l'industrie. La coloni-
sation du Canada fut reprise avec ardeur, la compagnie de Saint-
J)omingue fut fondée , et de grandes expéditions aux Indes reçu-
rent de la couronne de puissans encouragemens. Pendant que des
consulats s'établissaient dans toutes les échelles du Levant, et que
Deshayes partait pour la Moscovie afin de nouer des relations com-
merciales avec le czar, le chevalier de Rasilly préparait, par une
expédition sur les côtes du Maroc, la négociation de traités avan-
tageux avec toutes les puissances barbaresques (2). Des dispositions
étaient prises pour féconder la pensée de Sully et creuser le canal de
Rriare. Des compagnies se formaient pour le dessèchement des ma-
rais, le défrichement des landes, l'endiguement des rivières; tout
annonçait enfin l'importance croissante acquise par la bourgeoisie,
et les efforts multipliés du ministre pour contrebalancer par Tin-
(1) Considérations sur le gouvernement de la France, chap. t, art. 7.
(î) On trouve sur ce point de curieux détails dans un travail récemment publié
par M. Thomassy : Des Relations politiques et commerciales de la Frcnceavec le
Maroc, 1 vol. in-8o; Arlhus Bertrand , 1842.
LE CARDINAL DE RICHELIEU. Tiil
fluence des capitaux la puissance territoriale à laquelle il s'efforçait
d'arracher le pouvoir politique.
Sous l'empire de la même pensée, des changemens plus décisifs
étaient essayés ou préparés dans l'administration intérieure du
royaume. Dans toutes les localités, on constituait une puissance
administrative permanente en rapport direct avec le pouvoir minis-
tériel, en opposition avec les gouverneurs et les grandes cours
judiciaires. La création des intendans, contre lesquels s'éleva si vi-
vement le parlement de Paris au début de la réaction aristocratique»
de la fronde, fut le premier pas dans la voie nouvelle où les évène-
mens précipitaient la France.
Dans l'assemblée des notables réunis à Paris en 1627, le ministre
fit approuver une autre mesure qui [ne tendait pas moins directe-
ment au but qu'il avait toujours devant les yeux. Il parvint à faire
demander par les notables la démolition des places fortes qui ne
seraient pas reconnues nécessaires à la défense du royaume contre
l'ennemi extérieur. Cette demande, à laquelle il eut soin de rester
étranger, s'appuyait sur la nécessité de dégager la couronne des
charges immenses qu'un inutile entretien imposait aux finances du
roi. Les grands seigneurs, et à leur tête le duc de Guise, gouverneur
de Provence, poussèrent d'étranges clameurs en entendant cette
proposition mal sonnante; mais la plupart des parlementaires insis-
tèrent avec vivacité, et les mesures étaient si bien prises, qu'en ac-
cueillant ce vœu le roi parut céder aux désirs unanimes de ses peu-
ples (1).
Une tactique aussi habile, mais assurément moins morale, inspira
une autre proposition solennellement adressée par Richelieu à la
môme assemblée, et chaleureusement repoussée par elle. Dans un
mémoire en treize articles, le cardinal proposait de modérer les peines
portées par les vieilles lois de la monarchie contre les criminels
d'état, et de les réduire à la seule privation des charges et des em-
plois après une seconde désobéissance. 11 y a quelque chose de triste
et d'immoral dans le calcul qui inspirait une telle démarche. En trou-
vant un pareil fait dans l'histoire du terrible cardinal, la pensée se
reporte involontairement sur l'homme de sanglante mémoire qui
débutait à l'assemblée constituante en proposant l'abolition de la
peine de mort.
Au moment où Richelieu jouait en face de la nation cette parade
(1) Journal de Bassompierre, l. IL — I>cvassor, t. V, liv. xxiv.
5i2 REVUE DES DEUX MONDES.
inconvenante de clémence, le sang de Chalais funoait encore sur le
Bouffay de Nantes, et l'exécuteur aiguisait déjà sa hache pour abattre
la tète de Boutteville. Le maréchal d'Ornano, enfermé au bois de
Vinc^nnes, n'avait payé que de sa liberté son intimité avec Monsimr,
Il n'en fut pas ainsi de l'imprudent jeune homme qui avait accepté
le r<lle périlleux d'agent secret du cardinal auprès de ce prince, et
auquel la chronique, qui fausse l'histoire aussi souvent qu'elle la
complète, prête un rôle plus dangereux encore auprès de la duchesse
de Chevreuse, celui de rival et d'amant préféré. Que Chalais fût entré
àdA\^ une con.^iraticrn en acceptant la mission de la suneiller, qu'il
fût l'un des instrumens du vaste complot tramé pour éloigner le
frère du roi et lui livrer une place frontière, cela n'est pas contes-
table; qu'il connût par confidence le plan ourdi par quelques affidés
de <ïaston pour tuer le cardinal dans sa propre maison de Fleury, H
n'est pas interdit de le penser; mais qu'il ait formé lui-même le
projet d'attenter aux jours du roi, c'est là une imputation peu jus-
tifiée, qwe la frivolité de ce jeune homme suffit pour rendre invrai-
semblable. Ce dernier crime cependant eût seul légitimé la rigueur
du supplice, puisque l'autre avait de nombreux complices connus et
impunis parmi les hommes les plus considérables de la cour. Chala»
le confessa lui-même avec ingénuité : il voulaR être deia conspira-
tion parce que tout le monde en était; ce fut une affaire de mode et
de bon goût, peut-être d'entraînement et d'amour (1).
On se rappelait alors, souvenir funeste à plusieurs! les grandes
factions de la régence, les fortunes élevées au milieu des troubles
et grandies par ces troubles mêmes; on savait qu'il en était à cette
époque des conspirations de cour comme des coups de lance du
XII® siècle, au moyen desquels se conquéraient duchés et royaumes
outre-mer, et l'on ne se souvenait pas, depuis la mort du roi Henri,
d'une condamnation juridique exécutée sur un homme de qualité
pour avoir suivi la bannière d'un prince du sang. L'héritier de la
maison de Périgord ne devina pas que les temps étaient changés,
et que ce qui fut jusqu'alors un moyen de fortune était devenu tout
à coup un crime irrémissible.
Confinés dans une prison rigoureuse, les princes de Vendôme, ces
frères bâtards du roi, venus à la cour sur une invitation amicale.
(1) On peut comparer sur ce point la diffuse défense de Chalais, présentée parLe-
vassor, aux imputations passionnéesdu cardinal. — Histotrcdu règne de LouisXlïl,
t. V, première partie, et Mémoires de Richelieu, liv. xvn.
LE CARDINAL DE RICHELIEU. 543
en firent à leur tour la cruelle expérience. Bien leur prit d'appartenir
à ce sang royal dont Richelieu ne versa jamais une seule goutte
dans les plus grands enivremens de sa haine et de sa puissance,
tant il resta conséquent jusqu'au bout avec son rôle monarchique!
Bien leur prit de pouvoir s'abriter derrière leur écu fleurdelisé comme
derrière un bouclier inviolable I
Quelque beau que fût le sang de Montmorency, il ne jouissait pas
d'un si haut privilège. Aristocratique par excellence, il appartenait
au cardinal; c'était en quelque sorte son sang de prédilection. Si
Chalais avait espéré gagner, à l'exemple de tant d'autres, un bon
gouvernement et une grosse pension en suivant la bannière d'un
prince, le comte de Boutteville put bien supposer à son tour qu'un
duel sous les beaux marronniers de la place Royale fournirait plus
de matière à la conversation des dames que de besogne au bour-
reau. C'était un furieux duelliste que François de Montmorency-
Boutteville. Vingt-deux fois, dit-on, il avait enfreint les édits royaux,
et les mémoires du temps racontent qu'unissant la rage du sacrilège
à celle du duel, il avait contraint Pongibaut, cadet de la maison du
Lude, à se battre avec lui le jour de Pâques, au moment où celui-ci
se préparait à monter à la sainte table. Après ces beaux exploits et
nombre d'autres vint la grande partie carrée organisée en plein midi,
sur la place la plus fréquentée de Paris , entre Boutteville et Descha-
pelles, son parent, contre le marquis de Beuvron et le comte de Bussy.
C'était là sans doute un effroyable attentat contre la société tout
entière; mais des milliers de gentilshommes ne succombaient-ils pas
chaque année sous des mœurs plus fortes que les lois? N'avait-on
pas vu naguère le chevaher de Guise, ce hravo de grande maison,
assaillir impunément, au sortir du Louvre et jusque sous les yeux de
la reine-mère, le marquis de Cœuvres et le baron de Luz, dont la
mort fit verser tant de larmes à cette princesse? Après de si nom-
breux et si éclatans exemples, il était difficile de s'alarmer, et l'on
pouvait laisser les gens de justice grossoyer à l'aise leur papier
timbré. Ainsi pensaient Boutteville et Deschapelles, lorsque déjà,
dans un sombre appareil, l'échafaud se dressait en Grève. Richelieu
resta insensible à la douleur de la plus noble maison du royaume, et
les imprudentes supplications du duc d'Orléans en faveur de gen-
tilshommes qui lui étaient dévoués auraient suffi pour décider le
ministre à un acte qui servait à la fois sa politique et sa haine (l .
(t) Un long mémoire, écrit par Richelieu lui-même pour déterminer le roi à re-
5i4. REVUE DES DEUX MONDES.
Tout prenait donc une face nouvelle, et cette société de transition,
dont les élémens s'agitaient jusqu'alors dans une confusion anar-
( hîque, se coordonnait tout à coup sous une influence souveraine.
Le pouvoir s'y révélait à tous les yeux par l'unité de ses plans, la
fécondité de ses vues et la terrible majesté de ses vengeances. Ri-
chelieu se sentait assez fort pour oser désormais davantage et pour
reprendre des projets dont il n'avait pas cessé un seul moment de
préparer le succès.
Les réformés avaient commencé à s'agiter sous les mêmes incita-
tions, et l'année 1628 allait voir s'accomplir enfin un des évènemens
les plus considérables des temps modernes. Le mouvement puritain
qui menaçait Charles V" se développait alors dans toute sa fougue,
et la princesse française qui partageait avec lui ce trône ébranlé par
la tempête venait de subir un sanglant affront. Au mépris des stipu-
lations formelles du traité de mariage, sa maison avait été congédiée,
et les sujets catholiques du roi d'Angleterre voyaient s'appesantir le
joug de fer dont le mariage d'Henriette-Marie avait eu pour but de
préparer l'allégement. Soubise était à Londres, échauffant toutes les
passions protestantes au sein d'un parlement républicain et dans la
chaire fanatisée. Quel que fût l'ardent désir de Richelieu de main-
jeier le pourvoi en grâce, contient le passage suivant, où l'ame du cardinal se révèle
tout entière : « Tacite dit que ,< rien ne conserve tant les lois en leur vigueur que la
punition des personnes esquelles la qualité se trouve aussi grande que les crimes,
(châtier pour des fautes légères marque plutôt le gouvernement de cruauté que de
Justice, et met le prince en haine, et non en respect. El quand on ne châtie que des
personnes de basse naissance, la plus noble partie se rit de telles punitions, et les
croit plutôt ordonnées pour les malheureux que pour les coupables. » Que si l'exé-
cution tombe sur ceux dont les qualités sont aussi connues que les crimes, le crime
diminue la compassion de la peine, et la qualité Ole aux autres la volonté de se
jHjrdre, parce qu'il ne leur reste aucune espérance de se sauver. Votre majesté
trouve en cette rencontre ces deux conditions :
« Les prisonniers appartiennent de près aux plus illustres maisons de ce royaume;
l'un d'eux a rompu vingt-deux fois les édits, c'est-à-dire autant de fois qu'il a hasardé
•sa vie il a mérité de la perdre. Leurs crimes sont si publics, que nul ne peut im-
pronver le châtiment, et l'extraction si bonne, qu'en ne leur pardonnant pa5, vos
éUits seronl dans un éternel respect.
« Les grands (pii ont entrepris de ics sauver pourraient imputer leur salut à leur
)4iâtantes sollicitations plutôt (ju'à votre bonlé, et eux-mêmes seraient capables de
leur rendre plulôi honinuigc de leur vie qu'à voire majesté, qui serait le vrai e t «^^'i
;iuteur de leur gtace.
« Il est question de couper ia ^iorge au duel ou aux édits de votre n»ajesté. »
{Mémoires de liichclieu, liv. xviii.)
LE CARDINAL DE RICHELIEU. 545
tenir avec la Grande-Bretagne une alliance que ses projets contre la
cour de Madrid imposaient alors à ce ministre comme une des bases
de sa politique, un premier devoir était dicté au gouvernement du
roi très chrétien par l'opinion de l'univers catholique.
Il fallait obtenir réparation d'une violation manifeste des traités,
et ne pas abandonner une fille de France aux influences protes-
tantes dont on prétendait la contraindre à s'entourer. A cette con-
dition seulement, un mariage mixte avait été jugé praticable. Si la
France eût reculé sur ce point, elle eût subi dans le monde un im-
mense échec moral. Des redressemens furent réclamés avec une
mesure que la violence des passions ne permit ni de comprendre ni
d'apprécier. Emporté par le mouvement dont il allait bientôt devenir
la triste victime, Buckingham descendit dans l'île de Ré pour tenter
la grande croisade protestante à laquelle les réformés conviaient
depuis si long-temps le roi d'Angleterre , et une formidable armée
navale appareilla des havres britanniques, avec le projet de préparer
en France le triomphe des idées politiques et religieuses par les-
quelles le sol des trois royaumes était alors si profondément remué.
L'incapacité militaire du favori de Charles P' fit échouer sa ten-
tative contre l'île de Ré, secourue par Richelieu avec une merveil-
leuse activité; mais l'intervention de l'Angleterre avait eu sur les
réformés son effet habituel. Les forces huguenotes se rassemblaient
sur tous les points, et La Rochelle, excitée par la présence de l'am-
bitieuse mère du duc de Rohan, se préparait à opposer aux armes
toyales une résistance désespérée.
Ainsi le problème religieux posé depuis un siècle par Luther et
Calvin, et le problème social que faisaient naître la chute de la hié-
rarchie féodale et l'avènement d'une société nouvelle, allaient se
résoudre sur une langue de terre en face du vaste Océan , sillonné
par les flottes de l'Angleterre et de l'Espagne, spectatrices de cette
lutte décisive. Ainsi les forces municipales et les intérêts aristocra-
tiques allaient pour la dernière fois s'unir dans une résistance com-
mune, avant de succomber sous cette suprématie monarchique qui
portait dans ses flancs le triomphe de la démocratie moderne.
Le xix*" livre des Mémoires de Richelieu s'ouvre par un document
d'une haute importance. C'est un exposé de la situation générale de
l'Europe au moment où tant d'intérêts allaient se débattre sous les
murs de La Rochelle. Dans cette note originairement écrite pour le
conseil du roi, le ministre ne dissimule aucun des périls de la situa-
tion; il semble les dominer tous par la fermeté de ses vues et la sé-
TO.ME IV. ^ aO
546 REVUE DES DEUX MONDES.
rénité de ses espérances. L'Angleterre était armée contre la France
et se préparait à de formidables efforts. La Hollande, échauffée par
l'esprit de secte, menaçait de nous abandonner. L'empereur, aidé
du duc de Lorraine, songeait à attaquer Verdun; le duc de Savoie
menaçait la Bourgogne, et des avis secrets laissaient redouter les
mauvaises dispositions de Venise, où M"« de Rohan avait noué des
relations. L'Espagne enfln gardait une neutralité évidemment mal-
veillante. Cette grande puissance catholique n'oserait peut-être pas
éclater tant que la lutte conserverait la couleur toute religieuse que
lui imprimaient la révolte des huguenots et l'intervention du purita-
nisme anglais; mais il était à craindre que ce caractère ne se modi-
fiât bientôt pour laisser prévaloir une pensée toute politique. De
grandes factions menaçaient l'autorité royale; Monsieur était une
arme dans la main des mécontens et de l'étranger, et sa légèreté of-
frait seule une garantie contre son ambition. Un prince du sang plus
dangereux, le comte de Soissons, avait quitté le royaume, et pouvait
devenir un instrument redoutable. Si, pour encourager le roi à com-
battre l'hérésie, l'Espagne venait de négocier spontanément un traité
d'alliance, et d'offrir le concours de ses armées navales contre le ca-
binet britannique qui l'avait récemment offensée, rien qu'à voir la
lenteur de ses préparatifs, et les conditions qu'elle imposait à une
intervention active, il était évident que cette puissance n'était pas
sincère. D'ailleurs, le ministre avait surpris le secret de ses démar-
ches à Londres et de ses manœuvres ténébreuses sur plusieurs points.
Aussi la France devait-elle se méfier grandement de la cour de l'Es-
curial, et surveiller de près les manœuvres de son escadre, alors
déployée le long de nos côtes. Cependant cette connaissance des
dispositions intimes de l'Espagne ne devait pas nous empêcher de
nous montrer pleins de confiance dans son concours, afin de la com-
promettre aux yeux de l'Europe par cette union apparente et par un
échange de bons procédés.
Il est curieux de compléter aujourd'hui cet exposé tiré du portc-
t^uillede Richelieu par les révélations que deux siècles ont apportées
à l'histoire. Les archives de Simancas, dépouillées avec une rare sa-
gacité par un écrivain contemporain , ont apporté des preuves pé-
remptoires de la trahison de l'Espagne; les dépêches autographes
adressées par Philippe IV au marquis de Legafies et au marquis de
Mirabel, son ambassadeur à Paris, constatent le vif désir de l'Espagne
de voir échouer le siège de La Rochelle, et ses efforts pour arriver
à ce résultat au moment même où ses flottes recevaient l'ordre de
LE CARDINAL DE RICHELIEU. 547
se rendre dans les ports de France, afin d'appuyer les opérations mi-
litaires coiîïmencées par Richelieu. L'Espagne, qui redoutaitle blâme
de la cour pontificale et respectait l'opinion de l'univers catholique,
ne voulait pas paraître se séparer de la France dans ce duel à mort
contre l'hérésie et d^ns sa lutte contre la Grande-Bretagne, avec la-
quelle le cabinet de l'Esciirial était lui-même en guerre. Mais l'Es-
pagne redoutait encore plus les succès de la France que ceux du
protestantisme, et cette double préoccupation imposait au gouver-
nement de Philippe IV une attitude d'hypocrisie et des actes de
trahison presque toujours découverts par la pénétration du cardinal.
Le tableau tracé par Richelieu de la grandeur du péril auquel
était exposée la monarchie, serait à faire reculer une ame moins for-
tement trempée que la sienne. Loin de dissimuler aucune des éven-
tualités d-e l'avenir, il semble se complaire à les étaler, et à changer
en certitudes les plus dangereuses hypothèses. C'est qu'il faut saisir
fortement l'esprit du roi et l'opinion de la France, c'est qu'on est
désormais trop avancé pour reculer, et qu'il n'y a plus qu'à déployer
toutes ses forces et toutes ses ressources. Montrer l'imminence du
péril est nécessaire pour mettre en mesure d'en triompher. Il faut
saigner à blanc te royaume pour en finir promptement de La Ro-
chelle, ainsi le \neut le salut et l'avenir de la France. Prendre La
Rochelle! prendre La Rochelle ! Ceci devient l'idée fixe du ministre;
il vit désormais pour cette seule pensée , il ne respire plus que par
elle. A toute heure du jour et de la nuit, tantôt en mer, tantôt de-
bout sur sa glorieuse digue, il semble en proie à cette sorte de délire
qui double les forces humaines^ et révèle chez les âmes supérieures
des sens nouveaux et inconnus.
En parcourant les fragmens rassemblés sous la date de 1628 et la
volumineuse correspondance manuscrite de la Bibliothèque du roi,
vous voyez Richelieu passant tour à tour du rôle de ministre à celui
dégénérai, cumulant les plus minutieux détails du service de l'in-
tendance et de la comptabilité avec la direction de toutes les opéra-
tions militaires et navales. Deux fois la flotte anglaise apparaît à la
vue de la ville affamée, et deux fois elle recule devant la marine im-
provisée de la France et l'élan d'une armée qui se trempait pour les
grandes choses. Tout le mouvement de l'Europe resta comme sus-
pendu pendant une auciée, tant étaient graves les questions qui
se vidaient devant ces puissantes murailles ! Enfin la fortune de la
France l'emporta, et, en entrant dans La|Rochelle par la brèche, la
royauté prit véritablement possessionld-u ix)yaurae.
36.
h
o48 REVUE DES DEUX MONDES.
Sévère jusqu'à la cruauté pour les ennemis de sa personne, Kiche-
lieu n'avait ni fanatisme de parti, ni besoin de vengeances collec-
tives. II n'eut pas d'effort à faire sur lui-même pour se montrer
modéré, et l'état de l'Europe lui prescrivait d'ailleurs la promptitude
et la prudence. Il enleva à La Rochelle tous les droits par lesquels
une république municipale se maintenait au sein de la monarchie, il
rasa les forts et les remparts , symboles et instrumens de sa dange-
reuse indépendance; mais il ne songea pas même à porter atteinte
à la sécurité des habitans et à la pleine liberté de leur conscience.
Rien , dans le cours de sa vie, n'indique d'arrière-pensée contraire
à la liberté religieuse. Il respecta toujours celle des réformés, et
nous le voyons stipuler le même droit en faveur des catholiques près
de Gustave-Adolphe et de tous les princes protestans, comme con-
dition péremptoire de ses secours. Si la prise de La Rochelle a donc
rendu possible la révocation de l'édit de Nantes , il est certain du
moins que la pensée de cette révocation appartient à une politique
toute différente de celle du cardinal.
La soumission de cette ville entoura le front de Richelieu d'une
auréole éclatante. Il apparut dès-lors comme une puissance même
pour ses ennemis, et il posséda la plénitude de cette force que donne
toujours la conscience d'un grand rôle reconnu par l'opinion. Il s'at-
tacha de toutes les manières à exploiter ce prestige, agissant sur l'es-
prit public par toutes les voies alors ouvertes à la publicité. La dis-
cipline des lettres était à ses yeux la conséquence de la discipline
sociale, et la plupart des écrivains subirent sans résistance une in-
fluence qui s'épanchait en libéralités. Mais le moment n'était pas
encore venu de savourer en paix au Palais-Cardinal les banales flat-
teries de ses poètes, les longues harangues de ses créatures de l'Aca-
démie, et de se faire saluer comme le suprême modérateur du
monde dans de pompeuses héroïdes et des tableaux chorégraphi-
ques. Si un pas décisif avait été fait, ce n'était encore qu'un pre-
mier pas dans une carrière toute semée de périls. La soumission de
La Rochelle n'avait point entraîné celle des villes huguenotes du
midi, et si, à l'annonce du grand désastre, la consternation s'était
répandue dans les châteaux escarpés baignés par l'Ardèche et par le
Rhône , les religionnaires ne persistaient pas moins à défendre pied
à pied les remparts de leurs nombreuses villes de sûreté et la muKi-
tude de forteresses perchées au sommet de leurs montagnes.
La douleur qu'avait ressentie l'Espagne de l'heureuse issue d'un
siège si long-temps traversé , et les complications nouvelles qu'eu-
LE CARDINAL DE RICHELIEU. 549
vrit alors en Italie la succession du duché de Mantoue , avaient fait
évanouir les derniers scrupules du roi catholique. Son gouverne-
ment s'entendit secrètement avec la ligue des cités huguenotes et
leur promit argent et secours de toute nature. Il leur envoya des
officiers, et reçut à Madrid un agent accrédité du duc de Rohan
pour négocier les bases d'une grande scission territoriale, destinée à
préparer l'établissement d'une république fédérative sur le type de
la confédération des Provinces-Unies. Les archives de Simancas ont
laissé sortir de leurs cartons l'arrangement passé le 3 mai 1629 avec
(^lauzel, gentilhomme du duc de Rohan, arrangement par lequel ce
seigneur, moyennant 600,000 ducats d'or, s'engageait à entretenir
douze mille hommes de pied et douze mille chevaux, pour faire en
France telle diversion qui plairait au roi d'Espagne, s'obligeant à ne
signer aucun accommodement avec le roi très chrétien sans l'ap-
probation préalable du roi cathoHque (1). Une dernière lutte ne
pouvait donc manquer de s'engager dans ces provinces de la langue
d'oc, qui depuis l'origine de la monarchie s'étaient, pour ainsi dire,
accrochées à toutes les hérésies religieuses et à toutes les rébellions
politiques pour défendre leur nationalité contre la grande unité
française. Celle-ci était appelée à triompher encore une fois du
principe romain et du principe féodal si étroitement associés dans
les mœurs et les institutions des provinces méridionales du royaume.
Mais avant d'atteindre ce résultat, assuré par la victoire de La Ro-
chelle, il y avait à résoudre une question d'un intérêt majeur pour
l'influence extérieure de la France, question que le moindre retard
aurait infailliblement perdue.
Le décès du duc de Mantoue appelait à cette succession le duc de
Aevers, son héritier collatéral, et l'Espagne s'entendait avec l'empire
(1) Dans son mémoire adressé au roi d'Espagne, Clauzel prévoyait le cas possible
du triomphe absolu de la république méridionale des huguenots : « Si M. de Rohan
et ceux de son parti peuvent devenir assez forts pour se cantonner et pour former
un état particulier, en ce cas ils promettent la liberté de conscience et le libre
exercice de leur religion aux catholiques, lesquels jouiront de tous leurs biens pré-
sens et à venir, et ne seront pas plus chargés que les autres des impôts et des taxes.
1-^s ecclésiastiques, les religieux ou religieuses seront maintenus dans leurs hon-
neurs et dans leurs dignités; les catholiques entreront dans les magistratures; il y
aura égalité de justice partout, et les catholiques seront admis dans les parlemens,
chambres de comptes, présidiaux, sénéchaussées, et dans tous les offices de jus-
tice. Enlin ils seront conservés dans tous leurs biens, honneurs et dignités, comme
ceux de Tautre partie, excepté en ce qui regardera la sûreté des deniers. » (Ar-
chives de Simancas, cot. A, 63 , 81.}
550 RBVCE DES DEUX. MONDES.
pour repousser un prince de cette maison de Gonzague que tous
ses intérêts rattachaient à la France. Une armée castillane pressajt
étroitement Casai, et la perte de cette place importante aurait rendu
l'issue du débat plus qu'incertaine. Richelieu comprit, avec sa perspi-
cacité ordinaire, que la délivrance de Casai était imposée à la France
par le souci de sa considération en Europe, comme la chute de
toutes les villes huguenotes par le soin de sa puissance et de sa sécu-
rité. Écoutez-le exposant au roi l'ensemble de la politique qu'il lui
conseille pour le dedans et pour le dehors, voyez-le dérouler les
conséquences qu'il se propose de tirer de ses premiers succès.
« Les intérêts de l'état sont divisés en deux chefs : l'un qui con-
cerne le dedans, et l'autre le delwrs.
c( En ce qui touche le premier, il fai*t suf toute chose achever de
détruire la rébellion de l'hérésie , prendre Castres , Nîmes , Montau-
ban et tout le reste des places de Languedoc, Rouergues et Guyenne,
puis entrer dans Sedan, et s'assurer d'argent.
« Il faut raser toutes les places qui ne sont pas frontières, ne tenant
point le passage des rivières, ou ne servant point de bride aux
grandes villes mutines et fâcheuses, parfaitement fortifier celles qui
sont frontières; il faut décharger le peuple, ne rétablir plus la pau-
lette, abaisser les compagnies qui, par une prétendue souveraineté,
s'opposent tous les jours au bien du royaume.
« Il faut que le roi soit absolument ob^ des grands et des petits,
qu'il remplisse les évêchés de personnes choisies, sages et capables,
qu'il rachète le domaine du royaume, et augmente son revenu de la
moitié, comme il se peut par moyens déjà indiqués.
« Pour le dehors , il faut avoir un dessein perpétuel d'arrêter le
cours des progrès d'Espagne, et, au lieu que cette nation a pour but
d'augmenter sa domination et d'étendre ses Hmites, la France ne doit
penser qu'à se fortifier en elle-même, bâtir et s'ouvrir des portes
pour entrer dans tous les états de ses voisins, et les pouvoir gaïuntir
de l'oppression d'Esp&gne, quand les occasions s'en présenteront.
« Il y a à considérer que, si l'Espagne dépouillait M. de Mantoue,
elle serait absolument maîtresse en Italie, étant certain que tous les
potentats qui étaient au-delà des Alpes , pleins d'affection pour la
France et de mau\aise volonté {wur l'Espagne , seraient esclaves de
sa grandeur tyrannique, si elle venait à bout de son dessein.
«Le titre du roi pour défendre le duc de Mantoue est Tancien
droit de ce royaume qui cniretient le nom , d'affranchir de tyrannie
ceux qu'une puissance étrangère asservit injustement, et l'obligation
LE CARDINAL DE RICHELIEU. 551
naturelle aux princes de défendre ce que Dieu a fait naître sous
l'abri de leur puissance...
(( Je ne suis point prophète, ajoute Richelieu, mais je crois pou-
voir assurer votre majesté que ne perdant point de temps en exécutant
ce dessein , vous aurez fait lever le siège de Casai et donner la paix
à l'Italie dans le mois de mai; et revenant avec votre armée dans le
Languedoc, vous réduirez tout sous votre obéissance, et donnerez
la paix à vos sujets dans le mois de juillet, de sorte que votre ma-
jesté pourra, comme je l'espère, retourner victorieuse à Paris au
mois d'août (1). »
Quelques jours après avoir écouté cet exposé, Louis Xïll partait
pour l'Italie, et, couvert par la présence du roi, Richelieu comman-
dait en chef une armée de trente mille hommes, destinée à franchir
les Alpes et à secourir Casai. Conformément à la vieille politique de
sa maison , le duc de Savoie entendait tirer bon parti du différend
survenu entre la maison d'Autriche et la France à l'occasion de la
succession du duché de Mantoue : il voulait se faire attribuer le
Montferrat, prétention que l'Espagne était disposée à accueillir, sous
condition que ce prince fermerait les passages à l'armée française.
Une négociation avec la cour de Turin n'ayant abouti qu'à des ré-
sultats équivoques , le ministre-général donna l'ordre de trancher la
difficulté par la force, et la furie française emporta le Pas-de-Suze.
Pendant que l'Europe croyait Louis XIII retenu au pied des Alpes,
ce prince avait forcé les lignes piémontaises, délivré Casai, sauvé le
duc de Mantoue, et, selon le programme de son ministre, il reve-
nait avec une armée victorieuse se jeter sur le Vivarais pour en finir
avec le parti réformé. En suivant, dans le Journal de Bassompierre ,
ces marches héroïques , on croit assister à une campagne du pre-
mier consul , et l'on sent pétiller l'esprit français dans toute sa verve
native. Privas, Castres, Nîmes, Uzès, Montauban, de belles cités
romaines et de vieux châteaux moresques tombèrent tour à tour au
pouvoir des forces royales. La démolition des remparts commençait
sitôt après la conquête, et Richeheu écoutait avec une inexprimable
joie le bruit de ces ruines, qui, en tombant, annonçaient à la
France la perpétration de son œuvre.
Si des cruautés furent commises dans l'enivrement de la lutte et du
triomphe, le cardinal y resta constamment étiranger, se bornant à
\X) Mémoires de Richelieu ,\iv. xx , et Vie du cardinal de Richelieu, par Le
Clerc,t. Iljliv. m.
552 REVUE DES DEUX MONDES.
faire pour son compte la guerre aux murailles et aux franchises pro-
vinciales. Habile et modéré avec les populations protestantes, pres-
que flatteur pour leurs ministres, il sut vaincre sans écraser, et dis-
soudre un parti formidable sans lui donner la ressource du martyre.
A partir de cette campagne et de cette année 1G29, la réforme cessa
d'avoir en France une importance véritablement politique, et de
peser d'une manière sensible dans la balance des factions. Privés de
toutes leurs places de sûreté, sans être aucunement menacés dans
la jouissance de leur liberté religieuse, les huguenots perdirent à
la fois et les moyens et la volonté de se mettre à la solde des am-
bitions princières. Les partis succombent moins sous la grandeur des
forces qu'on leur oppose que sous l'à-propos de l'agression et par
le prudent usage de la victoire. L'attitude passive des églises protes-
tantes du Languedoc dans l'insurrection qui éclata moins de trois
années après, sous le malheureux duc de Montmorency, suffît pour
faire comprendre la transformation radicale opérée dans ce pays par
cette brillante campagne et par les mesures qui la suivirent. L'occa-
sion paraissait belle pour essayer un mouvement auquel s'associaient
le gouverneur de la province et le frère du monarque, mouvement
que l'Espagne secondait de tous ses efforts; mais l'esprjt protestant
ne vint point compliquer cette querelle, dont une telle intervention
aurait pu changer l'issue. Écrasé par l'ascendant moral de la royauté
triomphante en France et en Europe, dépouillé de toutes les posi-
tions qu'il avait conquises durant une lutte séculaire , le protestan-
tisme n'était désormais qu'une secte religieuse, et il n'aspira plus à
s»e faire compter pour autre chose. Richelieu lui avait ôté l'espé-
rance, Ja seule force par laquelle vivent les partis. La soUdité de la
paciOcation religieuse opérée par le cardinal fut mise vingt années
après à une épreuve non moins décisive. Vainement la fronde, cette
dernière protestation contre le travail opéré par le ministre de
Louis XIII, se cantonna-t-elle pendant quatre années dans quelques
provinces méridionales du royaume; vainement se fit-elle appuyer
par une armée espagnole et par l'épée d'un grand capitaine : les
religionnaires demeurèrent constamment étrangers à ces agitations,
et n'essayèrent pas d'unir une cause désormais perdue aux entre-
prises de parlementaires brouillons et de grands seigneurs désœu-
vrés. Jamais parti ne donna plus complètement sa démission; il ne
fallut rien moins que les funestes mesures de 1G85 pour rendre au
protestantisme français une sorte d'importance politique.
La tâche principale de Richelieu était donc consommée au dedans
LE CARDINAL DE RICHELIEU. 553
du royaume, et le rôle de la France en Europe allait devenir désor-
mais l'objet principal de ses préoccupations. Nous apprécierons dans
leur ensemble les idées du cardinal sur la constitution d'un nouveau
droit public et d'un nouvel équilibre européen rendus nécessaires
par l'anarchie qui menaçait alors le monde. Bornons-nous aujour-
d'hui à observer Richelieu dans le cours de la lutte nouvelle qu'il va
engager contre des influences redoutables; voyons-le triomphant de
la cour après avoir triomphé des réformés.
On l'a déjà constaté dans la première partie de ce travail, il est
injuste d'imputer à Richelieu le crime d'avoir systématiquement
brisé l'aristocratie française, et changé, en la renversant, les bases
de l'organisation de sa patrie. Plût à Dieu qu'une telle organisation
eût existé, et que la France se fût trouvée à cette époque politique-
ment constituée ! Si des pouvoirs reconnus et rivaux s'étaient ren-
contrés en face de la royauté pour partager avec elle l'administra-
tion publique, moins qu'un autre peut-être le hautain cardinal eût
prêté la main à l'œuvre de nivellement que d'impérieuses circon-
stances lui imposèrent. Placez-le en Angleterre, couvrez ses épaules
de gentilhomme et d'évêque du ma;iteau de pair du royaume-uni,
et ses instincts le porteront assurément à chercher un autre rôle.
Mais il fallait sauver la nationalité française et défendre l'ordre public
contre les menées de conspirateurs aux gages de l'étranger. De quel
pouvoir politique jouissait d'ailleurs la noblesse française? quels
droits réclamaient ses membres , de quelles prérogatives constitu-
tionnelles entreprenaient-ils la conquête? Les entendit-on demander
d'une manière sérieuse les états-généraux, le vote des subsides, l'or-
ganisation régulière d'un parlement, la représentation du royaume
ou des provinces? réclamaient-ils quelque chose d'analogue à un bill
des droits? affichèrent-ils jamais la prétention de jouer dans l'état le
rôle d'un grand pouvoir appuyé sur un grand intérêt? De grosses po-
sitions pour les princes, des faveurs personnelles pour leurs agens,
tels furent, sous le ministère de Richelieu comme sous celui du ma-
réchal d'Ancre, les amorces de tous les complots, les seuls mobiles
des mouvemens politiques. Le prince de Condé, chef du parti féodal
opposé à la reine-mère, représentait même à un degré beaucoup plus
élevé que le duc d'Orléans l'ensemble de ces intérêts seigneuriaux
qui auraient pu, en la légitimant, constituer une grande opposition
territoriale. A partir de la lutte armée de 1614, il semble que les
idées politiques s'effacent de plus en plus, et qu'en devenant plus
h
554 REVUE DES DEUX MONDES.
turbulentes, les ambilions prennent chaque jour des proportions plus
mesquines. Sous la minorité de Louis XJII, le prince de Condé est
au-dessous de l'importance que pourrait acquérir sa cause; sous la
minorité de Louis XÏV, un autre Condé parvient à peine à grandir,
par ses efforts personnels, la faction au service de laquelle il consent
à placer sa gloire. Que dire de ce Gaston , dont l'ambition ne s'élève
jamais au-dessus d'une cupide exploitation financière, et qui, par
ses attentats réitérés, précipita Richelieu dans la voie des répressions
sanglantes? Quelle portée politique attribuer aux projets d'un prince
qui fit verser le plus noble sang de France sans exposer le sien, et
partagea sa vie entre le soin de conspirer, et celui de dénoncer ses
complices? Dans la vie politique, rien n'expose plus à abuser du pou-
voir que le droit acquis de mépriser ses ennemis. Le malheur du
cardinal est de n'avoir trouvé debout devant lui ni un puissant et
légitime intérêt, ni une idée féconde, ni un caractère fortement
trempé. Ses adversaires l'irritèrent constamment sans parvenir jamais
à se faire respecter. Il n'est pas un de leurs projets dont la réalisa-
tion ne fût devenue une calamité publique, un attentat à l'unité et à
l'indépendance de la patrie. A l'exemple de Napoléon, Richelieu n'a
détrôné que la médiocrité et l'anarchie.
Nous voici parvenus aux jours les plus agités de cette vie si pleine;
nous touchons aux temps où commencèrent les négociations du père
Joseph en Allemagne, celles du baron de Gharnacé en Suède, et où
se prépare la dissolution de la vaste monarchie espagnole par la sé-
paration du Portugal et l'insurrection de la Catalogne. Après avoir
réglé le sort des provinces méridionales, le cardinal-généralissime
était retourné prendre le commandement de l'armée d'Italie avec des
pouvoirs d'une telle étendue, que, selon l'expression d'un contempo-
rain, de toutes ses attributions souveraines, le roi ne s'était réservé
que le droit de guérir les écrouelles. Appelé à combattre les généraux
espagnols et à lutter d'adresse avec la diplomatie tortueuse du ca-
binet de Turin, Richelieu se montra à la hauteur de cette douWe
tache. Les mœurs incertaines et peu réglées de ce temps permettaient
de les concilier : personne n'ignore que les généraux les plus re-
nommés de l'époque, depuis le cardinal-infant jusqu'au cardinal de
La Valette, appartenaient à l'église. L'esprit parlementaire s'effor-
çait de faire prévaloir la distinction des deux puissances; mais elle
était loin d'être réalisée dans les habitudes et la pratique de la vie.
On voyait donc Richelieu à la tête de son armée, revêtu du costume
LE CARDINAL DE RICHELIEU. .5.J.>
si minutieusement décrit par Puységur (1), cuirasse couleur d'eau,
habit feuille-morte relevé d'une légère broderie d'or, ample chapeau
à plumes, épée au côté, pistolets à l'arçon de la selle, toujours suivi
du capitaine de ses gardes , et précédé de pages portant ses gante-
lets. On entendait les soldats donner le maudit cardinal à tous les
diables pendant les dures épreuves de la campagne, et Tapplaudir
avec transport lorsqu'il conquérait Pignerol à la France.
Après s'être ouvert, par la prise de cette ville, une bonne porte
sur l'Italie, Richelieu rentra dans le royaume, où de grands dangers
allaient le menacer dans tout l'éclat de sa fortune et le prestige de
sa gloire. Les motifs véritabtes de sa rupture avec la reine-^mère
restent obscurs pour l'histoire et n'importent guère à la postérité. Ce
qu'il est facile de pénétrer, indépendamment de tohtes les révéla-
tions anecdotiques, c'est que Richeheu se sentait désormais trop
nécessaire au monarque pour accepter un rôle secondaire, et qu'il
aspirait à se dégager d'une domination que Marie mettait tous ses
soins à maintenir et à aggraver. Ce désaccord, préparé par des débats
personnels, se révéla pour la première fois à l'occasion de la suc-
cession de Mantoue, question dans laquelle la princesse florentine
portait de vieilles antipathies de race en opposition avec les intérêts
du prince de Gonzague et avec le protectorat départi à la France.
Ces contrariétés de reine, aigries peut-être par d'amères ressenti-
mens de femme, conduisirent Marie à travailler avec plus d'ardeur
que de prudence à l'éloignement de l'homme qui se sentait alor^
assez fort pour ne plus garder de son vieux r61e de créature que
les dehors d'une soumission respectueuse. Le cardinal ne se dis-
simula pas le péril d'une telle inimitié; mais il savait aussi tout ce
que l'ame inquiète de Louis nourrissait de soupçons relativement à
sa mère : il comprit dès-lors qu'il n'était pas impossible de puiser
dans cette inimitié même une force nouvelle, et qu'en faisant de
Marie de Médicis la première ennemie de son flls, il associerait pour
jamais ses destinées et ses haines aux destinées et aux haines de
son roi.
Au retour de la campagne de 1630 en Itahe, Louis XIII s'était
arrêté à Lyon, atteint d'un mal qui un moment fut estimé mortel. Sa
convalescence fut longue, ses douleurs furent aiguës, et sa mère lui
prodigua des soins que rien ne remplace pour un fils gisant sur un
lit de douleurs. Autour de cette couche, dont dles avaient seules le
(I) Mémoires, Ik. ii , y. 66.
556 REVUE DES DEUX MONDES.
privilège d'approcher, des femmes lièrent une conjuration qui faillit
changer les destinées du royaume. Les deux reines y portèrent la
violence de leurs passions personnelles contre le cardinal ; la prin-
cesse de Conti et la duchesse d'Elbeuf s'y associèrent par suite
d'intérêts froissés et de ressentiraens de famille; le garde-des-sceaux
de Marillac et son frère, auquel Richelieu avait fait donner récem-
ment le bâton de maréchal, accueillirent un projet qu'on promet-
tait de faire servir à l'avancement de leur fortune. Le roi parlait
souvent des procédés violons du cardinal, de sa superbe et de son
despotisme; il se plaignait d'être effacé par son ministre, au grand
détriment de sa dignité souveraine. Il ne fut pas difficile de profiter
de cette disposition de son esprit et de cette prostration de ses forces
pour lui arracher, au prix d'un redoublement de tendresse, la vague
promesse de sacrifier son ministre. Pour échapper à la fatigue de cette
lutte, le roi demanda du temps, et la reine-mère consentit à différer
jusqu'au retour de la cour à Paris la réalisation de ce qu'elle consi-
dérait comme une parole royale; mais elle ne put s'empêcher d'es-
compter ce triomphe , de fétaler à l'avance avec une imprudente
complaisance. Dans fentrevue de Versailles, elle vint avec hauteur
exiger comme une dette ce qu'il aurait fallu implorer comme un
bienfait, et elle laissa deviner au roi un joug plus dur et plus humi-
liant que celui dont on affectait de vouloir le délivrer. Richelieu, de
son côté, en appela de Louis malade à Louis en bonne santé; ii
parla à la fierté du roi, resplendissant de la gloire de ses armes; puis,
affectant un dégoût profond du pouvoir, il supplia le prince de le
sacrifiera la paix de sa famille, et reçut l'ordre formel de reste:
auprès du trône, à la sûreté duquel il était devenu nécessaire. Ainj^i
finit cette journée, baptisée du nom àQ journée des dupes par fune
de ses plus spirituelles victimes ; ainsi se préparèrent à la fois f om-
nipotence du ministre et la disgrâce de la reine-mère.
Les évènemens qui suivirent cette crise durent faire pressentir
à cette princesse le sort qui fattendait. L'ascendant du cardinal était
devenu irrésistible, et déjà son bras s'appesantissait avec une rigueur
inexorable sur ceux qui avaient commis le crime de douter de sa for-
tune. La cour fut interdite à tous ceux qu'il avait appris à connaître
pour ses ennemis. Bassompierre alla préparer ses bons mots' à la
Bastille; une prison rigoureuse s'ouvrit pour le garde-des-sceaux de
Marillac, et son frère, arrêté en Italie à la tête de son corps d'armée,
se vit placé sous une accusation de péculat pour des faits qui n'é-
taient pas de nature à faire fustiger un laquais, selon les expressions
LE CARDINAL DE RICHELIEU. 557
(le rinfortuné maréchal. Sans deviner encore jusqu'où iraient la ven-
geance du ministre et la complaisance des juges institués par lui, la
reine avait fait de vains efforts pour sauver cette noble victime; dé-
sormais l'oreille de son fils lui était fermée comme son cœur.
Retirée à Compiègne, Marie apprit un matin qu'elle y était prison-
nière, et qu'il ne lui restait plus que la vaine consolation de remplir
le royaume de l'éclat de ses plaintes et de ses reproches. Revenant
alors aux tristes souvenirs de sa première captivité et de sa nocturne
évasion, elle crut possible d'organiser une prise d'armes, et s'en-
tendit avec le gouverneur d'une place frontière pour qu'on lui en
ouvrît les portes; mais le secret de cette négociation avait été décou-
vert par Richelieu, et celui-ci prit ses mesures pour s'assurer de la
fidélité de la garnison , en même temps qu'il entretint avec le plus
grand soin les illusions et les espérances de la princesse. Marie ne
rencontra pas plus d'obstacles pour s'enfuir de Compiègne que pour
traverser le royaume, et, pleine d'une confiance perfidement entre-
tenue, elle vint frapper de nuit aux portes de La Capelle, qui ne s'ou-
vrirent point devant la mère du roi. Une seule ressource lui restait
alors; se voyant à quelques pas de la frontière et poursuivie par des
détachemens dont la mission véritable était de la contraindre à la
passer, elle la franchit la vengeance dans le cœur, sans se douter
qu'elle ne la repasserait jamais, et qu'un abîme infranchissable allait
la séparer de la France. C'était le point où Richelieu travaillait
depuis long-temps à l'amener; c'était le gage de sa victoire et la con-
dition de sa pleine sécurité. Enlacée dans le piège si adroitement
préparé, Marie de Médicis alla recevoir à Bruxelles l'hospitalité ré-
servée par la cour d'Espagne à tous les ennemis de la France et de
^^n roi.
Lne destinée analogue attendait le duc d'Orléans, moins propre
encore que sa mère à lutter d'habileté avec un ministre consommé
dans l'intrigue. Une première fois déjà Monsieur avait passé la fron-
tière, et était allé attendre en Lorraine le résultat d'un ultimatum
qui portait sur le chiffre de ses pensions et l'étendue de ses apanages.
Le traitement fait à sa mère lui fournit, en 1631, un prétexte plus
pfacsible. Après avoir vainement essayé d'organiser une résistance
armée à l'intérieur, et de tenir dans les murs de sa ville d'Orléans, il
s'était retiré à Besançon , suivi de Puylaurens, son conseiller intime,
des ducs d'Elbeuf, de Roannès et de Bellegarde, et inspiré par le
président Le Coigneux, organe de l'opposition parlementaire près de
ce prince. Après avoir épousé à l'étranger, sans le consentement du
5S8 ' REVUE ©ES OEL'X M©«DES,
roi, une princesse de la maison de Lorraine, Monsieur se voua, avec
autant de soin qu'en comportait sa légèreté naturelle, à préparer
Finvasiofl du royaume. Devenu à Bruxelks le centre d'une émigra-
tion considérable, il organisa une armée de stipendiés allemands,
suisses et polacres, reîkres sans foi ni lai, dont ks mémoires du temps
tracent à Tenvi les plus hideuses peintures. Cependant le péril était
moins dans ces rassemblemens désordonnés que dans les fidélités
douteuses, et l'heure des épreuves décisives avait sonné pour le pou-
voir et le système politique de Richelieu.
La publication intégrale des dix volumes fournis par le manuscrit
des affaires étrangères a révélé sur cette grande crise intérieure des
détails entièrement inconnus aux historiens du xvii* siècle et à tous
les écrivains qui les ont suivis. Elle a mis en évidence le péril vrai-
ment imminent auquel la campagne de Monsieur exposa la monarchie
française et la personne de Louis XIM. Un grand nombre de gou-
verneurs et de commandans de places fortes avaient lié avec l'héritier
du trône des rapports qui n'échappaient pK)int à la sagacité du mi-
nistre, mais que la prudence lui prescrivait souvent de paraître igno-
rer. Le duc de Guise, en Provence, avant son remplacement par le
prince de Coudé, avait organisé des forces navales considérables, et
s'était vainement adressé aux principaux chefs des réformés pour en
obtenir un concours qu'un prince de la maison de Lorraine ne lein
avait assurément jamais demandé. Les mouvemens du duc d'Éperno
dans sa province de Guyenne, les levées nombreuses entreprises pai
lui sans ordre de la cour, ne donnaient pas moir>s d'inquiétude au
cardinal, et de tous les gouverneurs des provinces méridionales du
royaume, M. de Montmorency était peut-être celui dont la fidélité
fut long-temps le moins suspecte à la cour. Les parlemens, de leur
côté, essayaient contre le système unitaire de Richelieu cette oppo-
sition sourde et hargneuse qu'un succès de quelque importance au
rait convertie en une hostilité déclarée. Celui de Paris, sous préte\i
d'une violation de prérogative, s'était refusé à enregistrer les arrO:
du conseil par lesquels les adhérens de Monsieur étaient déclan
atteints du crime de trahison et de lèse-majesté.
Comment s'étonner de ces résistances, lorsque la couronne était
portée par un roi valétudinaire alors sans postérité, à la vie duquel
des pronostics réputés infaillibles assignaient un terme prochain?
Quel général n'eût hésité à faire usage de ses armes? quel magistrat
n'eût tremblé sur ses fleurs-de-lis en apposant sa signature à un i\ch
diri^ contre f unique héritier du trône? Du côté de Monsieur, KU
I
LE CARDINAL DE RICHELIEU. 559
chelieu seul avait brûlé ses vaisseaux, seul il résistait à la mère et
au frère du monarque avec toute l'énergie que le désespoir met au
service de l'ambition. Pour contenir l'aristocratie de cour et la haute
magistrature réunies dans une opposition commune, il divisait les
attributions, multipliait les offices, élevait ses créatures à de surpre-
nantes fortunes. Comme tous les chefs de gouvernement dans les
temps de révolution , il avait pour maxime d'établir « le plus possible
de gens nouveaux, parce que l'intérêt qu'ils ont au temps présent est
la meilleure caution de leur fidélité (1). » Ces hommes obscurs, qu'il
faisait siéger au conseil d'état, sur les bancs des enquêtes, dans les
chambres des comptes, qu'il envoyait comme agens diplomatiques
dans toutes les cours de l'Europe, devenaient ses espions, ses com-
missaires, ses juges, et au besoin ses bourreaux. Liés étroitement à
sa fortune par l'intérêt même de leur conservation, ils trouvaient en
lui seul leur sécurité et leur garantie. Aussi ne lui firent-ils jamais
défaut, lorsqu'à l'exemple de tous les pouvoirs menacés il éprouva
la dangereuse tentation de suppléer à la force par la terreur.
Arrêté depuis deux années, le maréchal de Marillac attendait qu'il
plût au ministre de faire statuer enfin sur des faits que les juges ne
prenaient guère plus au sérieux que l'accusateur lui-même. Prison-
nier politique, les circonstances seules devaient décider de son châ-
timent et de son crime. Or, ces circonstances étaient devenues terri-
bles. L'Espagne se préparait à seconder Monsieur, et l'émigration
était en armes sur les frontières. Il fallait, en portant un coup auda-
cieux, arrêter les défections imminentes, et séparer Louis de sa mère
par un acte irrémissible. Richelieu réunit en conséquence, dans sa
propre maison de Ruel, les juges donnés par lui à l'accusé, et leur
déclara que l'état des affaires du roi exigeait qu'il prît la tête du ma-
réchal. Il la fit couper froidement en place de Grève, après avoir eu
soin d'engager la solidarité du roi par un refus formel de grâce.
Danton n'a pas eu, pour justifier le 2 septembre, d'autres argumens
^ue ceux du cardinal lorsqu'il lança cette tête comme un premier
boulet contre l'ennemi.
S'il faut faire porter sur RicheHeu la double responsabilité de cet
assassinat politique et des injures prodiguées à sa victime dans l'écrit
qui porte son nom, cet épisode de la vie du grand ministre serait
un des plus compromettans pour sa mémoire; mais ce passage n'est
pas du nombre de ceux où sa main se fasse reconnaître, et, à la bas-
sesse de ces accusations accumulées qui ne ménagent pas plus la
(1) Mémoires^ liv. xxin.
560 REVCE DES DIÎUX MONDES.
naissance de Marillac que son cœur de militaire et sa probité, il est
trop facile de reconnaître l'œuvre d'un subalterne chargé de calom-
nier les morts au protit des vi vans. Nous avons déjà constaté que, dans
le volumineux travail édité par M. Petitot, les quinze premiers livres
seuls ont été écrits par Richelieu. Ceux qui suivent paraissent composés
de notes émanées de divers rédacteurs, au milieu desquelles sont
intercalés des mémoires originaux et des documens précieux pré-
parés par le ministre pour le roi ou pour les plus secrètes délibéra-
tions de ce qu'on appelait alors le conseil étroit.
Cependant Gaston avait pénétré en France rempli de cette con-
fiance toujours funeste aux proscrits. Les maréchaux de La Force
et de Schomberg reçurent bien à regret l'ordre de s'opposer avec
toutes les forces disponibles de la monarchie à la marche de l'héri-
tier du trône. Placés entre les périls de l'avenir et un péril beaucoup
plus immédiat et plus certain, ils se décidèrent pour la cause que le
ciel avait secondée jusqu'alors, et qui avait à son service de si écla-
tantes récompenses et de si terribles châtimens. Monsieur, d'ailleurs,
depuis son entrée dans le royaume, avait marché de faute en faute.
Les étrangers réunis sous ses ordres incendiaient les villes, rava-
geaient les campagnes, et marchaient sans discipline comme à une
victoire assurée. Au lieu de se cantonner dans les provinces de l'est,
pour préparer dans l'armée des défections importantes, ce prince
se dirigea par l'Auvergne sur le Languedoc, afin de profiter de la
soudaine défection du duc de Montmorency et de la présence des
huguenots. Cette résolution le perdit.
Le xxiu^ livre des Mémoires fait toucher au doigt toute la gravité
de cette faute. On peut y voir sous un jour tout nouveau, et, il faut
le dire, assez peu honorable, la conduite de la noble victime de cette
insurrection. Ce livre nous montre Montmorency s'efforçant de
tromper la cour et de se ménager avec elle , alors qu'il a déjà donné
des assurances à Monsieur; il réduit aux mesquines proprotions d'un
acte de faiblesse et d'imprévoyance un événement dont on aimerait
au moins à élever le principe jusqu'à la hauteur de la catastrophe
qui le termine. En se jetant dans le midi, le duc d'Orléans changeait
le caractère de son entreprise, car il en subordonnait le succès à
l'éventualité d'un soulèvement des réformés. Dès ce moment, l'hé-
ritier de la couronne n'était plus que le continuateur décrédité de
l'œuvre de Henri de Kohan ; il prenait le rôle toujours chanceux de
chef de parti, au lieu de faire valoir des droits auxquels le plus léger
incident pouvait donner ouverture.
M. de Montmorency était issu d'une race qui avait habilement mé-
LE CARDINAL DE RICHELIEU. 561
nagé ses intérêts particuliers dans l'ardeur des luttes religieuses d?!
siècle précédent. Conséquent avec les traditions politiques de sa
maison, il crut pouvoir ranimer au cœur des protestans le feu de îa
rébellion, en même temps qu'il assemblait de sa pleine autorité les
évêques et les états de la province, pour les engager dans sa révolte
par la perspective de redressemens à réclamer et de privilèges à con-
quérir. L'invincible obstination des protestans à repousser les offres
les plus brillantes, pour se tenir en dehors de cette affaire, fit crouler
ce plan par sa base. Les impressions de la campagne de 1629 étaient
encore si vives dans le Languedoc, et la conduite de Richelieu en
matière rehgieuse avait été si prudente et si habile, que les officiers
protestans se montrèrent presque partout les plus fermes soutien;^
du gouvernement royal. Voyant que le dessein du gouverneur de fa
province était de soulever leurs coreligionnaires, au risque de les
exposer à des vengeances terribles, «les ministres se crurent obligés,
« pour leur propre défense, dit Richelieu, de faire plus que tous îe^-
(( autres pour le service du roi. » Ainsi l'on vit le duc de Montmo-
rency allant vainement de ville en ville et de consistoire en consis-
toire pour tenter la fidéhté du peuple, et ne recueillant que d'inju-
rieux refus, tant il est vrai que la puissance des idées ne survit point
aux circonstances, et qu'en politique les anachronismes sont les plus
dangereuses de toutes les illusions! Le succès de l'insurrection était
donc devenu impossible. Elle n'avait plus à tenter que les hasards
d'une bataille, cette dernière ressource des causes compromises.
Montmorency voulut y mourir. Entraîné par sa fougue et par la vue
de l'abîme que son imprévoyance avait si tristement évoqué, il
inonda les champs de Castelnaudary du sang héroïque des connéta-
bles; mais le ciel en réserva le reste à l'inflexible justice de Richelieu.
L'exécution de l'arrêt rendu par le parlement de Toulouse fut le
complément nécessaire de la politique du ministre. Richelieu com-
met un crime politique, lorsqu'il immole le maréchal de Marillac
sous l'appareil d'une justice dérisoire; quand il fait monter sur
l'échafaud le chevalier de Jars, et que, résolu d'épargner sa vie, il
se complaît à lui faire dévorer toutes les angoisses de la mort, le car-
dinal est cruel et lâche dans sa cruauté. Il n'est pas moins barbare
lorsqu'il associe le jeune de ïhou au supphce de son ami, et qu'il
confond la non-révélation d'un attentat avec cet attentat lui-même.
En frappant le duc de Montmorency, RicheUeu consomme un acte
tout politique , que l'état du pays imposait évidemment à la royauté.
La clémence n'est un moyen de gouvernement qu'autant qu'elle^
TOME iv« 37
562 REVUE DES DEUX MONDES.
est parfaitement libre. Épargner Montmorency après une trahison à
laquelle il avait tenté d'associer les états même de sa province , c'é-
tait enseigner aux grands du royaume qu'ils pouvaient en pleine
sécurité se lier au sort d'un prince assez puissant pour les protéger
jusque dans sa défaite. C'était leur révéler, selon le mot heureux
du cardinal, qu'en hasardant leur fortune pour le duc d'Orléans,
ils la plaçaient à gros intérêt sans exposer le fonds. Cette résolution
frappait d'un même coup les grands dans leur puissance et Gaston
dans son honneur; le ministre avait, en eflet, la certitude que le sort
réservé à Montmorency n'empêcherait pas l'accommodement si vive-
ment imploré par le prince. Le plus sûr moyen de frapper au cœur
un parti fut toujours de déshonorer son chef, et c'était atteindre ce
but de la manière la plus complète que de faire tomber la tête du
gouverneur du Languedoc en même temps que la clémence frater-
nelle du roi s'étendait sur l'instigateur de sa révolte, pour le rétablir
dans ses honneurs et dans la jouissance de tous ses biens.
Presque tous les historiens ont rapporté, d'après Siri, la longue
argumentation dans laquelle le cardinal expose au conseil avec une
impartialité calculée les motifs sur lesquels on pouvait s'appuyer pour
faire prévaloir ou le parti de la rigueur ou celui de la clémence;
mais la publication intégrale des Mémoires a révélé un fait moins
connu. D'après le ministre , ou suivant l'écrivain auquel il avait
donné mission d'écrire, le roi seul aurait décidé l'exécution immé-
diate du noble condamné. L'auteur des Mémoires affirme que Riche-
lieu opina pour la condamnation à mort sans commutation, avec
déclaration royale portant que l'arrêt serait exécuté « à la première
mauvaise conduite de Monsieur contre son devoir et la volonté de
sa majesté.» Ici se révèle l'homme tout entier. Pour conquérir une
importante garantie de plus, Richelieu n'hésite pas à violer tous les
principes du droit et de l'humanité. Il prétend faire dépendre du
fait d'un tiers l'exécution d'un arrêt criminel, et il ne lui répugne
pas de préparer au condamné une position d'attente plus atroce que
la mort môme. Aux yeux du cardinal, la justice est absorbée par la
nécessité politique, idée funeste qui est la grande tentation et la
pierre d'achoppement de l'iiomme d'état. La mort du duc de Mont-
morency acheva l'œuvre de la soumission des grands, comme l'ha-
bile expédition du Languedoc et du Vivarais avait terminé la lutte
contre les réformés. A partir de ce jour, la pensée de Richelieu ne
rencontra plus d'obstacle, et, s'il eut à frapper, il faut reconnaître
qu'il n'eut plus à vaincre. Aussi toute son attention se porte-t-eUe
*
LE CARDINAL DE RICHELIEU. 563
sur l'Europe soumise alors à rexpérimentation de la politique vigou-
reuse qui lui avait si bien réussi à l'intérieur du royaume. De nou-
veaux débats avec Monsieur toujours suivis de conciliations à prix
d'argent et du désaveu de ses complices, des négociations peu sé-
rieuses avec la reine exilée pour préparer un retour que le cardinal
est bien résolu à refuser, des intrigues de femmes et de mignons
qui troublent la sécurité du puissant ministre sans le détourner
jamais de ses desseins, de grands évènemens traversés par des mi-
sères, remplissent cette vie qui se confond désormais avec la vie
même de son siècle.
La conspiration d'un favori comblé des bienfaits du prince et du
ministre ne fut qu'un accident sans importance aux derniers jours
de cette existence agitée. Un fat enivré de sa fortune , un homme
de plaisirs, insolent envers son roi autant qu'ingrat envers son bienfai-
teur, n'était pas de taille à reprendre avec succès des tentatives qui
avaient échoué dans des conditions bien autrement redoutables. La
conjuration de Cinq-Mars, étourdi sans tête et sans cœur, vendant
son pays à l'Espagne et rouvrant à Gaston la voie de trahison où ce
prince avait marché toute sa vie , fut un exemple de fascination et
d'outrecuidance plutôt qu'un péril sérieux pour le royaume. Aussi,
lors même que le favori était maître de l'oreille royale, Richelieu
n'éprouva-t-il jamais le besoin de préparer des armes contre lui, bien
assuré que la légèreté du grand-écuyer lui en fournirait de surabon-
dantes. Le drame sanglant de la place des Terreaux n'était point
nécessaire pour faire triompher un système moins menacé à cette
époque par îa force de ses ennemis que par l'obscurité de leurs
intrigues. Plusieurs années avant la tentative du jeune d'Effiat, Ri-
chelieu assistait au triomphe et au développement de sa pensée.
L'unité monarchique était fondée , le droit commun pesait sur les
plus hautes têtes , et des pouvoirs incertains de leurs attributions ,
plus incertains encore dans leurs principes, s'étaient tous effacés de-
vant l'éclat du trône. Les idées et les lettres se modelaient sur le
type éclatant conçu par le ministre et qu'allait réaliser bientôt le fils
de Louis XIIL
La fécondité inespérée de la reine parut associer la Providence
elle-même à l'œuvre poursuivie à travers tant d'obstacles et assise au
prix de tant de sang. C'est un curieux morceau que celui qui ter-
inine par le compte rendu de l'année 1638 les importans Mémoires
dont nous avons essayé de faire connaître la substance. On dirait un
ardent cantique d'actions de grâce élancé vers le ciel, un Te Deum so-
37.
o64 REVUE DES DEUX MONDES.
lennel entonné par le ministre d'une grande monarchie, au moment
où Dieu donne au royaume un gage visible de sa protection, et où le
souverain dépose sa couronne aux pieds de la Vierge protectrice de
la France. C'est donc de ce sommet suprême de sa grandeur et de
sa fortune que nous pouvons embrasser la combinaison de Richelieu,
et apprécier la pensée politique destinée à combler le vide immense
laissé dans les sociétés humaines par la chute de la hiérarchie féo-
dale et la crise du x\V siècle.
Les germes de mort que la monarchie absolue recelait dans son
sein n'échappent aujourd'hui aux regards de personne, et par de là
les éclatans succès du règne dont on voit poindre l'aurore, il est
facile de pressentir la décadence d'une forme sans garantie et d'une
pensée sans avenir. Si le .règne de Louis XIV est le fruit du règne
de Richelieu, si le grand roi est l'œuvre et comme la créature même
du grand ministre, n'est-il pas également certain que Louis XIV
prépara par l'extension du pouvoir royal la tempête qui faillit em-
porter toutes les monarchies? Quelle garantie restait à la royauté
contre ses propres entraînemens , quelle force trouvait-elle dans ses
épreuves, quelles racines pouvait-elle pousser désormais dans le
cœur et dans les intérêts des peuples? En écrasant la réforme, Ri-
chelieu avait respecté la liberté de conscience, mais celle-ci ne se-
rait-elle pas menacée lorsqu'une inspiration moins politique que
celle du cardinal viendrait à prévaloir dans les conseils de la cou-
ronne? En portant la guerre dans toute l'Europe, et en subvention-
nant presque tous les princes du continent, Richelieu avait su fonder
et maintenir le crédit public; mais quelle garantie lui serait donnée,
et quelle puissance pourrait le protéger contre les audacieuses spé-
culations d'un Law ou les mesures spoliatrices d'un Terray? Dans
ses transactions diplomatiques, Richelieu s'était, pendant près de
vingt ans, inspiré d'une même pensée; mais quel cabinet saurait
garder ces hautes et fermes traditions dans une cour où le bon plai-
sir faisait seul les ministres? Quel pouvoir serait assez fort pour em-
pêcher Dubois de vendre son pays à l'Angleterre, et les maîtresses
d'un roi dissolu de décider souverainement de la guerre et de la
paix? Les parlemens avaient perdu une partie de leur indépendance;
les libertés municipales et celles des provinces avaient disparu avec
les remparts des villes et les donjons seigneuriaux. Les classes bour-
geoises, pour puiser de la force contre l'aristocratie de cour, ten-
daient à se confondre avec la démocratie elle-même, tandis que la
«oblesse abattait ses futaies et laissait tomber ses châteaux pour
LE CARDINAL DE RICHELIEU. 565
venir faire figure à Versailles. Un seul pouvoir se dressait donc
contre la royauté, celui de l'opinion publique, pouvoir dangereux
lorsqu'il est sans interprète, et qui prépare les révolutions en ren-
dant les transactions presque toujours impossibles. Rien de tout cela
n'est douteux , et Richelieu verrait aujourd'hui tout aussi distincte-
ment que nous le côté faible de sor; œuvre. Mais pouvait-il pressentir
ces conséquences éloignée^, et jusqu'à quel point devait-il se refuser
à fonder le présent par la crainte de compromettre l'avenir?
Toutes les révolutions sont logiciennes, et l'on espérerait vaine-
ment les arrêter dans le cours de leurs inflexibles syllogismes. Ri-
chelieu visait au plus pressé, et, la vue obscurcie par la fumée du
combat, il ne découvrait que les obstacles qu'il avait en face de lui.
Aucun de ses contemporains ne paraît avoir eu des prévisions plus
lointaines; car, de tous les esprits éminens du xvii^ siècle, le saint
instituteur du duc de Rourgogne est le premier écrivain qui ait es-
sayé de formuler pour la France un plan de réorganisation politique.
On a vu, par le spectacle des temps antérieurs à l'avènement du car-
dinal, combien peu la haute aristocratie avait le goût et l'instinct des
réformes sérieuses : la fronde montra également jusqu'à quel point
les classes bourgeoises étaient alors dénuées de patriotisme et d'es-
prit politique. Sous la régence d'Anne d'Autriche, les parlementaires
firent une campagne non moins factieuse et non moins stérile que
celle des grands sous la régence de Marie de Médicis. Ils abdiquè-
rent promptement la direction du mouvement suscité par eux, et le
conseiller Rroussel s'effaça vite devant le prince de Condé venant
livrer à la suprématie monarchique un vain et dernier combat. Par-
lemens, noblesse, provinces, villes et corporations, chacun tirait à
soi dans la vieille France : deux forces pouvaient seules rattacher à
un centre commun ces membres épars d'un grand corps , la royauté
ou la révolution , les idées de Richelieu ou celles de la constituante.
Louis DE Carné.
( La dernière partie au prochain rf. )
> t - Kwnawdi
LA MARINE
DES
ARABES ET DES HINDOUS.
Depuis l'époque où les Phéniciens disparurent de la scène du
monde, jusqu'à celle où les découvertes de la fln du XV" siècle ame-
nèrent des résultats aussi rapides quinjprévus, l'histoire ne nu
tionne aucun peuple vraiment navigateur, et par suite aucune e\^
dition maritime. L'élan qu'ils avaient donné n'est plus suivi après
eux; on profite de leurs découvertes sans en agrandir sensibleni
le domaine. Les nations semées sur les bords de la Méditerran ,
destinées à se distribuer dans les îles et dans les archipels, sillon-
nèrent de bonne heure les eaux bleues de leur grand lac sur dej=
barques, sur des galères à deux et trois rangs de rames; mais com-
ment naviguait-on dans ces temps reculés? Homère nous l'a di(
y avait mille ans et plus, selon les anciens auteurs, qu'un na\
égyptien avait pour la première fois paru en Grèce, quand les AU
niens, attaqués chez eux, furent en état de détruire à Salamine le^
grosses flottes de la Perse. Héritiers des Phéniciens, les Cartli
nois régnèrent en maîtres sur toute cette partie de la Médilcrr.!;
LA MARINE DES ARABES ET DES HINDOUS. 567
que, bien des siècles après eux, infestèrent les pirates barbaresques
établis sur leurs ruines. Mais il est douteux qu'aucun de leurs navires
ait volontairement franchi les colonnes d'Hercule. Attirés vers ces
villes célèbres qui furent tour à tour l'entrepôt des richesses du vieux
monde, et dont Alexandrie peut être considérée comme la dernière
dans l'ordre des temps, les commerçans des trois parties du monde
se rendaient à un point donné sans chercher à découvrir ailleurs
des pays barbares ou des plages désertes. Les fastueuses galères de
Géopâtre, si splendides qu'une seule d'entre elles eût suffi à payer
les frais de la moitié de la flotte que Rome équipa dans la première
guerre punique, ces chaloupes dorées étaient, au point de vue nau-
tique, quelque chose de pareil aux caïques des Cyclades, ou mieux
aux djermes allongées qui promènent les pachas de Rosette au Caire;
quelque grandes qu'elles fussent, le moindre orage les rejetait en
désordre dans le port; elles ne sortaient prudemment qu'entre deux
tempêtes. Dans ces temps-là, le plus court voyage était marqué par
un coup de vent; rarement on allait de la côte de Syrie à celles du
Péloponèse ou de l'Italie, des ports africains aux rives de la pénin-
sule, sans faire naufrage au moins une fois à Samos, à Mélite, aux
îles Baléares; ce qui prouve que les navires ne pouvaient lutter contre
le moindre gros temps, et que les naùtonniers, timides en raison de
leur ignorance, voguaient par instinct à la recherche des îles, des
caps, phares naturels placés de tous côtés sur leur chemin.
Avec des barques plus pesantes et plus solides, parce que les bois
étaient plus abondans et moins précieux , les mers plus agitées , les
ouvriers moins habiles, les Scandinaves, les Danois, les Normands,
ces hordes vagabondes et pillardes, quelle que soit leur dénomination,
ne faisaient que suivre le littoral de la Baltique, battre les deux rives
de la Manche, côtoyer la Bretagne; prêts à remonter les fleuves avec
leurs navires presque plats, ils se guidaient sur les blanches falaises,
sur les sombres rochers de la plage plus que sur les étoiles d'un ciel
souvent nébuleux. C'étaient des guerriers embarqués et non des na-
vigateurs. Au temps des croisades, la navigation plus avancée ne fut
encore qu'un moyen; il ne s'agissait pas de pousser des conquêtes
hasardeuses vers un continent inexploré, mais de s'assurer la pos-
session de cette terre sainte que plus tard Colomb, et après lui Albu-
querque, ne désespérèrent pas de soumettre, en prenant à revers
un ennemi inattaquable du côté de l'Europe. Les anciens eurent,
il est vrai, des colonies : long-ten^ps avant que Rome existât, les
Phéniciens avaient fondé Carthaga; les Phocéens s'établirent aux
568 REVUE DES DEUX MONDES.
bouches du ^hône, tandis qu'à Test de la Sardaigne les Athéniens
Mtissaient une ville. Ces migrations annoncent de la part des peu-
ples d'alors une tendance à transplanter l'excédant de la population,
sinon sous d'autres cieux, au moins à d'assez grandes distances, eu
égard aux limites que l'on assignait en ces temps à la terre; cepen-
dant il est à remarquer que les émigrans , n'osant traverser la Mé-
diterranée dans sa largeur, s'en allaient le long du rivage chercher,
du même côté que la mère-patrie, le lieu favorable à l'établissement
projeté : bien entendu qu'on ne peut considérer comme voyages les
migrations providentielles qui ont jeté des peuples sur des îles loin-
taines où nous les voyons se développer sans que la tradition soit
capable de soulever le voile sous lequel se cache leur origine.
L'expédition phénicienne, fabuleuse peut-être, entreprise l'an 604^
avant notre ère, par ordre de Nechos, roi d'Egypte, et qui, partie
du golfe de Suez, doubla l'Afrique pour venir mouiller à l'embou-
chure du Nil, cette expédition serait donc la seule dont l'histoire
ait conservé le souvenir, et elle devait être le complément de voyages
antérieurs poussés hors du détroit de Bab-el-Mandeb, sur la côte
d'Afrique. Mais ces barques aventureuses n'avaient pas laissé sur les
trois mers, sans doute bien lentement parcourues, plus de traces
que n'en laisse à travers le firmament l'étoile filante. Derrière les
Phéniciens, la route du Cap devait se refermer pour vingt siècles.
Cependant toute science est née en Orient : avant nous, on con-
naissait en Chine les propriétés de l'aiguille aimantée; mais dans
ce pays stationnaire, parce qu'il lui manque l'émulation du dehors,
les découvertes restèrent presque toujours sans résultat. Dès l'au-
rore des temps historiques, on y observait les astres, et les empe-
reurs durent confier aux missionnaires européens la réforme d'un
calendrier par trop fautif; ne voyons-nous pas aussi où en est au-
jourd'hui l'artillerie dans le céleste empire, où depuis tant de siècles
on se sert de la poudre à canon? De bonne heure, les Chaldéens sui-
virent dans le firmament la marche des planètes et le mouvement
des constellations; placés assez près de l'équateur, les bergers de
l'Yémen pouvaient presque embrasser d'un même regard les astres
des deux hémisphères, étudier à la fois l'étoile polaire et la croix du
sud, mais il semblerait que l'harmonie des sphères célestes n'était
pour eux qu'un délassement de l'immobilité muette du désert. Ils
cherchaient à lire dans ces corps lumineux, si brillans durant leurs
nuits toujours sereines, la connaissance des choses à venir. S'ils ap-
prenaient à se guider dans leurs solitudes immenses, il est douteux
LA MARINE DES ARABES ET DES HINDOUS. 569
qu'ils rêvassent derrière quels continens lointains disparaissait le
soleil. L'Egypte, qui sut tant de choses au temps de sa splendeur,
connaissait la géométrie, dont les quatre faces triangulaires de ses
pyramides sont comme le symbole, et l'astronomie, puisque le dis-
ciple de Thaïes, Anaximandre, répandU en Grèce les figures du zo-
diaque rapportées de Memphis par son maître. Cependant toutes
ces découvertes faites en Orient de loin en loin, tour à tour perfec-
tioni^es, puis ensevelies sous les ruines de la nation à laquelle elles
étaient dues, attendaient que l'Europe les reprît l'une après l'autre
et les soumît patiemment à une application régulière.
D'ailleurs, dans ces temps reculés, les navires, traversant des dé-
troits ou des mers intérieures, ne faisaient presque autre chose que
passer un bac, porter des marchandises d'une caravane à l'autre; ces
petits voyages pouvaient s'accomplir sans le secours de la boussole,
de cette étoile toujours lumineuse que le nautonnier tient dans le
creux de sa main. De la Méditerranée à la mer Jaune, du détroit des
Dardanelles à la Manche de Tartarie, dans tout l'Orient, ce pays de
migrations incessantes, les routes restaient tracées, et le commerce
dut avoir lieu par caravanes; avant de construire de grands vais-
seaux, le Persan, l'Arabe, l'Égyptien, l'Hindou, employèrent les
animaux rapides ou robustes que Dieu leur avait donnés : le cheval,
le chameau, l'éléphant. La source des "peuples comme celle des
fleuves est sur les plateaux élevés, au sein des continens. Effrayé
de l'immensité de l'Océan, toujours furieux aux abords des caps,
qu'une crainte superstitieuse faisait regarder comme infranchissa-
bles, l'homme aima mieux traverser le désert que de le tourner. Lès
anciennes puissances maritimes ne semblaient-elles pas aussi desti-
nées à périr en un seul jour comme le vaisseau dans la tempête? On
eût dit qu'elles n'avaient pas plus de racines dans lé sol que les po-
pulations flottantes ralliées au hasard dans leurs ports. Malgré leur
opulence, Tyr, Sidon, Carthage, l'Alexandrie des Ptolémées elle-
même, bien que moins exclusivement commerçante et reine aussi
par la philosophie et les lettres, n'eurent pas les proportions de
Thèbes , de Memphis, de Balbec , de Palmyre , de ces gigantesques
cités assises en terre ferme loin d'un océan quelconque; elles n'étaient
pour ainsi dire que des villes du second âge. Dans des siècles plus
rapprochés, nous voyons, sans que les fléaux de la guerre amè-
nent ces changemens notables, les grandes places d'entrepôt dépérir
tout à coup, le jour où s'ouvre une route inconnue, où les naviga-
teurs, prenant une direction nouvelle, doublent enfin des caps re-
570 REVUE DES 11EUX MONDES.
doiitx^s, et, franehissant les stations intermédiaires, s'en vont cher-
cher les produits d'une contrée lointaine, le plus près possible de
leur source.
Cependant, si aucune expédition hasardeuse dont la tradition se
soit conservée ( excepté celle qu'Alexandre envoya sur les côtes de
l'Inde, encore était-ce une expédition conquérante) ne fut entre-
prise durant une si longue série de générations , si la boussole élait
la première condition de tout voyage de découvertes, de i§oche
en proche, de port en port, le trajet voulu s'effectuait. L'Assyrie,
l'Égjpte, la Rome des Césars, et enfin Byzance^ soutirèrent les
richesses de l'Orient; la soie de Chine, les épices des Moluques et
de Ceylan , les perles du Bahrain et de l'Inde , les esclaves et les
parfums de l'Ethiopie, les cotons de l'Indus, s'acheminaient vers
l'ouest par deux routes, la mer Rouge et le golfe Persique. Chacun
des peuples qui déversaient dans la barque voisine le produit de son
sol ne connaissait que cette place intermédiaire où l'habitude le
conduisait; donnant d'une main et recevant de l'autre, le marchand
savait à peine d'où venait et où allait la cargaison achetée ou vendue.
Le commerce était alors entre les nations un lien presque mystérieux
que la moindre guerre devait nécessairement rompre sur quelque
point.
Placée comme un grand fleuve entre deux parties du globe assu-
rément bien différentes l'une de l'autre, et qu'elle semblerait plutôt
unir que séparer, la mer Rouge vit s'élever, dès les premiers âges,
sur le côté asiatique surtout, des places maritimes. Au fond du petit
golfe d'Akaba, s'élevait Asiongaher, la grande cité d'où partirent les
vaisseaux de Salomon pour aller à Ophir chercher l'or, les pierres
précieuses , et cette matière inconnue ( algumim ou almugim ) , bois
de construction ou corail que les interprètes n'ont pu déterminer (1);
sur la rive opposée, Bérénice offrait son port aux navigateurs de
l'Arabie, aux marchands de l'Asie orientale, qu'accueillit plus tard
la petite rade de Schavana [Myos-Hormos] (2), quand, par des raisons
(1) Un écrivain anglais a essayé de prouver dernièrement que ccUe mystérieuse
contrée d'Ophir devait être le pays d'Ava, parce que, dit-il, aujourd'hui mî^me le
corameroe lire de ce pays tout ce que Salomon faisait transporter par les flottes
qu'il envoyait à Ophir; mais, çn admettant que les Phéniciens entretinssent des
relations suivies avec les ports de l'Ipde (et lesquels?), n'est-il pas plus naturel de
s'en rapporter aux paroles de l'historien Josèphe, qui place en Afrique cette
aiirea regio?
(i) Slrabon parle d'une seule flotte de cent vingt vaisseaux destinée au commeit
de rittdc, et sortie, de son temps, du port de Myos-Hormos.
L4 MARINE DES ARABES ET DES HINDOUS. 571
que l'histoire n'a pas dites, le commerce s'y transporta tout entier,
pour s'éloigner ensuite et s'établir définitivement, quoique dans des
proportions moindres, àQosséir, où il est alimenté parles caravanes
de Kous et de Kéneh. Quand l'empire des Ptolémées s'allongea s^r
la côte africaine jusqu'au détroit de Bab-el-Mandeb , d'autres villes
parurent, parmi lesquelles la plus importante était Adulis [Adoule],
assise en face de l'Yémen , de cet heureux et fertile pays dont l'an-
tique capitale était une cité sainte avant l'islamisme. Peu à peu, tout
le long de la mer d'Oman, d'Aden au détroit d'Hormuz, les familles
arabes, après avoir erré long-temps avec leurs troupeaux, songèrent
à bâtir de petites places fortes; à voir seulement Aden et Mascate,
on comprend que ces villes si bien sitaées pour être défendues ont
été fondées non point peu à peu, par agglomération, comme celles
qui plus tard entourent d'une muraille leurs maisons groupées au ha-
sard, mais bien sous l'inspiration ambitieuse d'un chef de tribu qui
cherchait à se faire sa part. Aussi y en eut-il qui devinrent des re-
paires de pirates, particulièrement celles qui, placées sur le bord du
golfe Persique, pouvaient lancer leurs vaisseaux à la rencontre des
flottilles allant des ports de l'Inde à l'embouchure de l'Euphrate,
aussi facilement que Tunis et Alger menaçaient les navires euro-
péens à leur passage entre l'Espagne et les états barbaresques, entre
l'Affique et les caps de la Sardaigne ou de la Sicile.
Quand l'empire de Mahomet, absorbant toute l'Arabie, s'appuya
sur les deux golfes, les Sassanides, subitement coudoyés le long de
l'Euphrate par une puissance nouvelle, possédaient encore et les
grandes villes des temps passés, et les grandes villes des temps pré-
sens; mais, deux siècles plus tard, les khalifes Abassides, maîtres
des plus belles et des plus célèbres contrées du monde, ayant trans-
porté la capitale de leurs immenses états là où s'étaient élevées suc-
cessivement celles des Babyloniens, des Assyriens, des Syriens et
des Parthes, le golfe Persique devint, aux dépens de la mer Rouge,
ce qu'il avait dû être primitivement, la route par laquelle arrivèrent
les richesses de la Perse, de l'Inde, de la Chine, en un mot celle
qu'avaient suivie jadis les navigateurs de l'Orient, attirés au bas du
fleuve par le luxe de Ninive, de Babylone, de Séleucie, de Ctésiphon.
A mesure que l'islamisme s'étendit sur la rive opposée du golfe et
s'avança dans l'Inde , des relations plus intimes s'établirent entre les
peuples de l'Arabie et ceux du Gouzerate, de Cambaye, du Deccan;
peu à peu toute la côte occidentale de la presqu'île indienne se trouva
engagée, avec les ports situés sur la mer d'Oman et à l'entrée des
572 UKVDE DES DEDX MONDES.
deux golfes, dans un commerce qui se faisait presque tout par les
navires arabes, et ce fut cet état de choses que troubla l'arrivée des
Portugais au-delà du cap des Tempêtes, que détruisit pour quelque
temps Albuquerque , en abattant toutes les forteresses , en brûlant
toutes les flottes qu'il rencontra autour de ce vaste bassin. D'un si
glorieux passé , les Portugais de Goa n'ont pu conserver que ce qui
reste à un fidalgo ruiné, les portraits de leurs ancêtres, de ces
hommes de fer, infatigables et inflexibles, parce qu'ils vengeaient
non-seulement leur patrie, mais encore l'Europe méridionale des
humiUations et des maux que les mahométans leur avaient fait souf-
frir. Aujourd'hui qu'une compagnie de marchands gouverne ou do-
mine à son gré une partie de l'Asie , il est tout naturel que le com-
merce arabe ait repris paisiblement son cours. On dirait que rien n'a
été changé dans les habitudes de ces marins primitifs; la civiHsation
les a si peu modifiées , leurs besoins sont si bien restés les mêmes,
qu'ils vont aux lieux accoutumés porter et chercher les mêmes pro-
duits, du moins en-deçà de Ceylan; car doubler cette île semble être
pour eux le voyage de long' cours, et il s'effectue avec des navires
d'un plus fort tonnage et de construction moderne.
Lorsque, en arrivant à Suez, vous apercevez dans un même tableau
les rocs d'Afrique sombres et désolés, et les dunes de l'Asie dorées
par un soleil qui fait miroiter les eaux de la mer Rouge, et danser
les deux minarets au-dessus des toits gris, si une caravane de pèle-
rins turcs, égyptiens, barbaresques , penchés sur leurs chameaux,
abrités sous des parasols aux couleurs bariolées, flanqués de carabines
allongées, de larges tromblons, de cruches et d'amphores byzan-
tines, vous étourdit subitement d'un cri poussé sur toute la ligne,
regardez dans la baie, au large, dans la direction des puits de Moïse:
vous verrez un petit pavillon vert flotter à la vergue d'un lourd
chébek; ce bâtiment, destiné à transporter à Djiddah les pèlerins de
la Mekke, appartient à l'espèce appelée dow; c'est le prototype de
tous ceux qui sont montés par des équipages arabes, à quelques mo-
diûcations près. Son arrière élevé s'allonge au-delà du gouvernail ,
comme dans les felouques espagnoles; trois haubans de chaque côté
soutiennent un mût court, pesant, incliné sur la proue, lequel porte
une lourde voile latine amarrée sur une vergue massive faite de deux
pièces de bois liées ensemble. Cet équipement est tellement simple,
qu'on y trouve une preuve de la haute antiquité de cette sorte de
construction; la manière de naviguer est également primitive. Comme
Jes bateHers du Nil, les marins de la mer Rouge amènent leur voile
LA MARINE DES ARABES ET DES HINDOUS. bTS
chaque soir; les capitaines ne se doutent même pas de l'existence de
la belle carte dressée par le brick de guerre Euphrate de la marine
anglaise, et ils suivent tranquillement ces côtes sévères bordées de
raontag[ies aux contours étranges, hérissées de récifs en maints en-
droits, surtout aux environs de Djiddah. Une grande dose de patience
a été départie à ces navigateurs; pour remonter toute la mer Rouge
contre mousson, il ne faut pas moins de trois mois, et, dans cette
saison, il serait difficile de rencontrer sur ces vagues clapoteuses
autre chose que des goélands , des paille-en-queues et quelque rare
baleine bondissant autour des îlots (1).
Ces petits navires, la plupart de cent à deux cents tonneaux, sont
employés au cabotage sur les deux rives du golfe; ils fréquentent les
ports de l'Abyssinie aussi bien que ceux de l'Yémen , portent au
marché d'Aden les provisions que la garnison anglaise ne tire guère
des tribus voisines, souvent hostiles (2), et reçoivent à leur tour les
riches produits que leur déversent les Somaulis. Bans la petite ville
de Barbora, qui appartient à ce dernier peuple, essentiellement ami
de la paix, adonné à la navigation et au commerce, il se tient chaque
année, en janvier et février, une foire considérable, où les marchands
noirs de l'Afrique orientale, les Arabes des deux golfes, les caboteurs
(1) Le passage suivant, empruntéà une lettre que M. Antoine d'Abbadie, voyageuf
français en Abyssinie, adressait à M. Garcin, de l'Insliiut, donnera parfaitement
l'idée de la vie à bord des bâtiniens arabes : « On se lève au petit jour; une heum
au moins se passe avant qu'on ait hissé la voile et levé l'ancre. Le pilote prend sou
poste près de la barre, et c'est un apprenti qui lui rend compte de l'état et de la
situation des brisans. Vers midi , on mange du pain de dourah.... Le bâtiment est
toujours immobile lorsqu'on se réunit pour faire la prière et manger un souper de
dattes ou de riz. Comme dans le sein de la tribu, le patron n'a sur son équipage,
d'autre autorité que celle de la persuasion. Dans une forte bourrasque qui nous
atteignit près le Ras-Mohammed, le capitaine, sans se lever ni s'émouvoir, dit :
— Frères, il me semble que nous devrions amener la voile. — L'équipage ne bou-
gea ni ne répondit, et quand, un quart d'heure après, le vent eut déchiré et enlevé
la voile, le pilote se contenta de dire : — Le capitaine avait raison... Dieu est mi-
séricordieux ! »
(2) Vers le l^r novembre 1839, le jour où commença en Algérie la guerre sainte
prôchée par Abd-el-Kader, une guerre sainte éclata aussi à l'extrémité de l'Arabie
contre les Anglais. Les cavaliers de la plaine, repoussés avec une perie considé-
rable, étaient encore campés auprès des montagnes le surlendemain de l'attaque,
qui avait été vive. Franchissant pendant la nuit la batterie placée sur l'isthme, ils
avaient voulu pénétrer jusque dans la ville; mais les canonniers, avertis par le
bruit, eurent le temps de retourner leurs pièces, et , pour regagner la campagne,
les Arabes surpris furent obligés d'essuyer à bout portant un feu meurtrier.
574 REVUE DES DEUX MONDES.
des Seychelles, de Maurice et de Bourbon , les Portugais de Mozam-
bique, se donnent rendez-vous. Ce sont des bazars en plein air, ra-
fraîchis par les brises attiédies d'un hiver à peine moins chaud que
nos printemps. Là se pressent les mulets, les chevaux, les ânes, les
esclaves que fournit l'intérieur : les caravanes apportent la gomme,
l'encens, la myrrhe, l'ivoire et l'or; mais les marchandises sont en-
voyées là, en grande partie, par de petits souverains, qui, comme
leurs confrères de la côte occidentale, ne dédaignent pas de vendre
leurs prisonniers et même leurs sujets. Les Somaulis, de race afri-
caine, si défians qu'ils ferment, dit-on, leurs ports aux navires ara-
bes, ont cependant formé des établissemens aux environs de Moka.
Ce sont des individus de cette race qu'on voit dans des canots tra-
verser la Back-Bay d'Aden, les cheveux teints d'un mélange de boue
et de chaux, frisés en longues mèches, et quelquefois la tête entiè-
rement couverte d'une calotte terreuse, qui semble un abri contre le
soleil. Sans doute ces SomauHs, placés sur les bords du grand Océan,
eurent, au temps où la Nubie et l'Abyssinie étaient florissantes,
une part considérable dans les expéditions commerciales dont le
golfe de Suez était le centre.
Quant aux dows qui se hasardent hors du détroit, il y en a de
trois à quatre cents tonneaux, à un seul mât, à une seule voile; il
faut un équipage de cinquante matelots pour hisser cette vergue
colossale, que la force du vent fait ployer, et encore monte-t-elle
lentement au mouvement cadencé des cent bras nerveux que règle
le roulement du tambour. C'est en octobre, au commencement de la
mousson de nord-est, que tous ces navires s'empressent de sortir
pour voguer, vent arrière, sur la mer des Indes; la mousson contraire
les ramènera, car ils sont condamnés par la constance des brises à
ne faire par an qu'un seul voyage. Ceux qui partent de Mascate, du
golfe Persique, de l'embouchure de l'Euphrate, plus favorisés par
ces mêmes vents alises, qui les prennent en travers, vont et viennent
à volonté durant toute la belle saison. Ainsi, dès que les beaux jours
d'automne font régner sur cet océan tranquille le souffle régulier
qui ne cessera qu'aux orages de l'été, de Moka, de Djiddah, de
Makalla (où les Anglais ont un dépôt de charbon à la barbe du petit
sultan de l'endroit), s'élancent par flottilles ces gros dovjs, plongeant
la proue dans l'écume des vagues, relevant bien au-dessus d'une
mer scintillante et illuminée du plus éclatant soleil la poupe à balcon
sur laquelle le nakoda ou capitaine s'assied à son aise pour fumer la
longue pipe et boire le café. Le voyageur qui prend passage à bord
LA MARINE DES ARABES ET DES HINDOUS. 575
<le ces barques s'y trouvera, dans les beaux temps surtout, et s'il
îie tient pas au luxe d'une table anglaise, aussi bien et plys librement
que dans les somptueux steamers, où le commissaire vous déclare,
dès en entrant, que vous êtes under the martial law, soumis à la
discipline militaire. Le patron ne lui fournit que le bois et l'eau, le
reste des vivres est à sa charge; mais aussi a-t-il l'entière possession
de toute cette grande cabine, dans laquelle aucun importun ne
viendra le troubler. Peut-être, à l'extrémité du navire, sur la proue,
il se rencontrera, comme pendant à cet Européen, un Turc voya-
geant dans des conditions tout-à-fait différentes , à savoir un men-
diant qui, muni de certificats quelconques, couverts de paraphes, et
constatant que le porteur a été ruiné par un de ces malheurs inat-
tendus auxquels tout homme est sujet en Orient, s'en va, transporté
gratis par le charitable capitaine, quêter dans les provinces de l'Inde.
Jamais il n'a possédé les biens dont il déplore la perte; mais il tend
la main sans scrupule à ses coreligion^àaires, qui rougiraient de ne
pas lui donner une aumône. Deux ans après, il retournera dans sa
patrie avec une petite somme, prêt à fournir tous les détails que lui
demandera un ami désireux de marcher sur ses traces.
Les principaux articles exportés de la mer Rouge sont le café, les
perles, les dattes sèches, le séné, la gomme, et les produits de la rive
africaine, le benjoin, l'encens, la myrrhe. L'Oman fournit du blé,
des peaux, de la laine, des chameaux et des ânes que l'on porte
surtout à Bourbon. Le Bahrain, ainsi que le pays à l'embouchure
de l'Euphrate, envoie particulièrement à Bombay des chevaux, dont
l'armée anglaise a toujours besoin. Ces animaux font sur le pont
toute la traversée, qui, de Bassorah à Bombay, varie de vingt à trente-
cinq jours; mais il est rare que le navire aille directement d'un point
à l'autre sans relâcher, ne serait-ce que pour renouveler sa provi-
sion d'eau. Il est alloué un palefrenier par cinq chevaux, et le capi-
taine, responsable de sa cargaison , perd le fret de la bête qui meurt
en route. Aussi évite-t-il avec soin les gros temps; le plus possible il
rase les côtes, prêt à s'abriter au fond d'une baie, à se jeter dans le
port de Mascate, à Hormuz, premier asile des Guèbres expatriés, à
Karak, où l'on pêche les plus belles perles; et, soit à cause du danger
de cette navigation, pourtant assez facile en temps ordinaire, soit
défaut de confiance envers les marins musulmans, les compagnies
d'assurance refusent d'inscrire ces bâtimens sur leurs registres.
Lorsque le sultan Tippou , voulant fonder une marine , établit des
chantiers à Onore , ce fut des doivs qu'il fit construire , et certes ces
576 REVUE DES DEUX MONDES.
Tiîivires, longs de quatre-vingts <'i cent pieds, larges de vingt-cinq à
trente, recouverts d'un enduit de tchounam et d'huile destiné à pré-
îierver le bois de la piqûre des vers, étant armés d'une manière con-
venable, seraient au moins de la force d'une de nos goëlettes de
guerre. Les Arabes sont des marins actifs, intelligens, robustes et
sobres; ceux du Bahrain, ceux de Ras-al-Khyma (dont le scheik pos-
.<*édait tine flotte montée par près de vingt mille hommes, et que les
Anglais brûlèrent avec tous les chantiers et les arsenaux en 1806^ .
reuide Makalla, également adonnés à la piraterie, tous ces anciens
Torbans ramenés par la force à des habitudes plus pacifiques, savent
vonduire avec habileté non -seulement les navires propres à leur
pays, mais encore les bâtimens de construction européenne sur les-
quels ils sont embarqués. La marine de l'iman de Mascate en n
donné la preuve quand sa flottille a manœuvré de conserve avec des
frégates anglaises. De tous ces petits sultans et scheiks jadis d'hu-
meur si guerroyante, à demi soumis à la Porte et complètement do-
minés par la puissance britannique, au point qu'ils n'osent mettre
dehors une barque armée sans consulter le bon plaisir du gouver-
neur de Bombay, l'iman Seïd est le seul vraiment puissant; indépen-
dant du grand-seigneur, forcément allié des Anglais, avec lesquels
il fait un commerce considérable, et qui l'ont aidé à se défendre
contre les Wahhabites , il a des corvettes fort belles , construites .
Kotchin, à Maulmein, par des ouvriers hindous et birmans, mai
sous la direction d'ingénieurs européens. La possession d'Hormuz .
de Kichm, et d'une partie du Moghistan, sous la suzeraineté du shah
de Perse, celle de l'île de Zanzibar et de quelques places sur la côt(
même d'Afrique, favorisent le développement de sa marine; ses na
vires, dépassant la ligne dans la direction du cap de Bonne-Espé-
rance, s'aventurent jusqu'à Anjouan, aux îles Comores, dont les
habitans ont depuis des siècles embrassé l'islamisme, dans les loin-
tains parages de Mozambique, où des négriers portugais les ont par-
fois enlevés pour réduire les matelots en esclavage, vengeant ainsi
sur d'autres musulmans et dans d'autres mers les anciennes injures
de Maroc et d'Alger.
A côté du dow, qui représente le bâtiment arabe par excellence, il
faut placer le baggerow ou baggloiv^ plus particulier au golfe deCutch.
monté le plus souvent par des matelots de l'Oman et du Bahrain, quel-
quefois aussi par des Hindous musulmans. Plus lourds que le don-
plus larges encore en proportion de leur longueur, coupés carrémen!
à Tarrière sans saillie au-delà du gouvernail, ces bateaux pesans
LA MARINE DES ARABES ET DES HINDOUS. 577
assez solidement faits pour résister à une attaque, sont armés de
deux canons, caries parages qu'ils fréquentent n'ont pas toujours
ètii sûrs, et ces bouches à feu sont tout ce que l'on peut trouver d'h
demi moderne dans la construction du baggerow, qui, selon l'opi-
nion générale, n'a pas varié depuis les temps d'Alexandre. En ceci,
ces bâtimens ressembleraient aux jonques chinoises, qui n'ont pas
subi la plus légère modification depuis plus de deux mille ans. On
peut reconnaître là ces barques si grandes manœuvrées par des Phé-
niciens, des Grecs, des gens de l'Asie-Mineure, sur lesquelles
Alexandre fit embarquer tant de chevaux. La première fois que je
vis un de ces navires du Cutch, je me trouvais à bord d'un magni-
fique steamer; la lourde masse cinglait sur nous de toute la puis-
sance de sa gigantesque voile, l'antenne frémissait en se courbant
sur la vague; un groupe de matelots en turbans, appuyés sur le cou-
ronnement grossier de la poupe, considéraient avec une indifférence
tout orientale notre machine battant la mesure avec son balancier,
nos roues impétueuses mordant la lame. Pour moi, loin de rire de la
vieille barque, je songeais qu*au temps où on lança pour la première
fois sur la mer une pareille maison flottante, l'Angleterre n'avait de
nom dans aucune langue civilisée. Comme tous les navires de ces
contrées, sortis des ports de l'Inde, ceux-ci ont sur leurs membrures
une épaisseur de planches en bois de teak. On sait que ce bois,
pour ainsi dire inaltérable, résiste près d'un siècle à l'action des
eaux; on le coupe sur la côte occidentale de la presqu'île, particuliè-
rement dans les forêts qui couronnent les collines et les petites mon-
tagnes des états du radja de Travancore; mais on a si largement
dépeuplé ces belles forêts, que le gouvernement britannique a dû
songer, il y a quelques années, à ménager ces arbres précieux.
Bombay est le grand entrepôt de tout le commerce de l'Inde occi-
<lentale, de l'Arabie, du golfe Persique, et continuera de l'être jus-
qu'à ce qu'une ville européenne s'élève aux bouches de l'Indus, ce
qui est difficile eu égard aux localités ou à celles de l'Euphrate (1).
Aussi, la quantité de navires arabes, grands et petits, de caboteurs
(1) En 1839, à l'époque où l'Angleterre défendait avec tant de chaleur l'intégrité
du territoire ottoman, un navire ( il se nommait Urania) fut expédié de Londres
avec deux bateaux à vapeur démontés, du charbon, des ouvriers. Le capitaine,
îwrteur de dépêches qu'il ne devait décacheter qu'après avoir relâché à Rio-de-
Janeiro, les ouvrit en quittant la côte du Brésil , et apprit qu'il avait ordre de porter
cf^ deux steamers à Bassorah. Ainsi , sans en prévenir la Porle, les Anglais allaient
TOME IV. 38
578 REVUE DES DEUX MONDES.
du Gouzerate et de Malabar, qui fréquentent sa rade, est incalcu-
lable (1). Entre les rochers de l'île de Colabah et Malabar-Point,
c'est-à-dire dans un espace d'une lieue et demie, il n'est pas rare de
compter, par les calmes du matin pendant les mois de décembre et
de janvier, jusqu'à soixante et quatre-vingts voiles latines qui sem-
blent se toucher. Ces grosses barques entrent et sortent sans hisser
de pavillon, sans être signalées par le sémaphore; ce sont comme
des wagons de roulage qu'on laisse passer sans y prendre garde; ce
que l'on guette de tous les yeux, c'est le navire européen poussé par
sa légère voilure, surtout le paquebot fumant, qui va jeter à travers
l'Asie surprise vingt-cinq mille lettres parties, il y a six semaines au
plus, d'une petite île perdue au nord de l'Europe , par derrière le
continent. Et cependant, quel mouvement, quelle animation étrange
donne à la rade et au port cette agglomération de navigateurs orien-
taux! Ici des matelots de l'Yémen, vêtus de la robe bleue des ismaé-
lites, remplissent leurs outres, qu'ils plongent dans la citerne au
moyen d'une longue corde de poils de chameau; on dirait plutôt un
groupe de pasteurs réunis à la fontaine. Là, tout un équipage de
matelots du golfe, descendus à terre après les travaux du jour, mêle
ses turbans arrondis aux pagrîs rouges et aplatis des Banians, aux
bonnets élevés des Guèbres; plus loin, les gens de Mascate, le corps
nu jusqu'à la ceinture, la tête couverte de l'écharpe à frange qui re-
tombe sur le cou , mâchant des dattes et montrant leurs dents blan-
ches , coudoient dans la foule le Persan , dont la robe bariolée est
retenue par un châle de Cachemire. Quant aux capitaines ou na-
kodas, ils ont pris à la main le bâton blanc, poU et recourbé, chaussé
leurs babouches jaunes, jeté sur leurs épaules l'ample cafetan, pour
aller vivre à terre dans la ville noire y autour des hangars où les
chevaux à vendre sont rangés sur deux lignes, attachés à terre par
quatre piquets. Sur des bancs, à l'ombre des palmiers, stationnent
ces navigateurs marchands; moitié accroupis, moitié assis, les yeux
plus fermés qu'ouverts, d'une main tenant la pipe à bout d'ambre,
de l'autre jouant avec le chapelet apporté de la Mekke ou avec le
sac de cuir pleiu de tabac choisi , ils passent silencieusement des
établir sur TEuphrate un service de bateaux à vapeur, puis une administration des
postes, assurément plus solide que radministration gouvernementale de la province,
puis des dépôts de charbon , et sans doute des troupes pour garder les magasins !
(1) On peut évaluer à plus de qualre-vingt mille âmes la population flottante de
Bombay.
LA MARINE DES AUAÇES ET DES HINDOUS. 579^
marchés tacites, mais irrécusables, en comptant les raille, les cen-
taines et les dizaines sur les jointures des doigts, par-dessous les plis
du manteau. Quand les deux parties sont d'accord, un serrement
de main, un coup d'oeil équivaut à une signature, et l'affaire est
conclue sans que le voisin en ait pu surprendre le chiffre. Il y a loin
de là au murmure de ruche d'une bourse européenne; mais le nakoda
croit de sa dignité de ne point harceler l'acheteur par des proposi-
tions souvent fallacieuses. Il le trompe autant qu'il peut, c'est la
règle; défiez-vous de lui comme il se défie de vous, et son regard
l'indique assez : demandez-lui quand il part, il n'en sait rien, et le
soir il a mis à la voile; vous le croyez en pleine mer depuis une se-
maine, et il est encore dans la rade; vous le savez arrivé, vous êtes
averti qu'il est porteur d'une lettre à votre adresse, alors courez après
lui; il ne la perdra pas, il gardera le papier dans un pli de son turban
jusqu'à ce que le hasard vous le fasse rencontrer dans un de ces
groupes chers aux Orientaux, où chacun parle à son tour, où l'on
boit le café de Moka avec délices en maudissant cette île de Bombay
qu'une température capricieuse condamne à produire des dattiers
qui ne portent pas de fruits.
Tous ces navigateurs visitent encore les ports de Cambaye, de cette
contrée fameuse que Camoens dit être celle dont Porus était roi;
« pays plus puissant par son or et par ses pierreries, ajoute-t-il, que
par la valeur de ses habitans. »
poderosQ
Mais d'ouro , e pedras, que de forte gente !
On les voit à Surate la riche, que le poète Wali comparait à un re-
cueil de poésies choisies. « L'univers accourt, dit-il, pour voir la
rivière ïapti qui baigne ses murs; Surate doit à cette rivière son état
florissant, et la Tapti doit à Surate sa célébrité... C'est sur sa rive
qu'on voit ce château symétrique qui est comme un chaton à la bague
du monde. Il y a des adorateurs du feu si instruits, que Nemrod,
le fondateur du culte, prendrait d'eux d'utiles leçons. » Mais ce que
Wali ne célèbre pas, et avec raison, c'est l'hôpital, où les Parsis
nourrissent tous les êtres vivans, excepté l'homme, depuis le singe
jusqu'à la punaise, jusqu'à la plus inqualifiable vermine. On les ren-
contre à Ralicut, dont le Zamorin eut la gloire de repousser le grand
Albuquerque, dans la sanglante bataille où périt Je maréchal Fer-
nando de Coutinho;, ville déchue comme toutes celles de la côte,
38.
580 REVDE DES DEUX MONDES.
ruinée par Tippou, qui voulait attirer le commerce dans ses ports, cl
rebâtie par les Anglais, à qui ces guerres malencontreuses ont si bien
profité. On les retrouve partout où jadis ils se montraient, car entre
les navigateurs de tout le littoral de l'Arabie et les peuples des côtes
de la presqu'île indienne, il existe d'anciennes relations de famille.
Si ces étrangers ne cherchèrent pas à s'établir sur divers points
comme le firent bientôt les nations européennes , du moins ils for-
mèrent des alliances, facilitées par l'invasion mogole et l'introduction
de l'islamisme, qui en fut la suite; ils étaient regardés comme frères
par les musulmans de l'Inde. De ces alliances sortirent les familles,
nombreuses encore de nos jours, nommées labbis sur la côte de Co-
romandel, et sur celle de Malabar mopilais, c'est-à-dire gendres,
parce que les Arabes épousèrent des filles indiennes. Les gens de
cette race, reconnaissables à leur taille mince et nerveuse, à leur
crâne élevé, à leurs longs bras, sont désormais classés parmi le-
castes de leur patrie nouvelle; partagés entre deux professions qui
rappellent leur origine, ils sont matelots et cardeurs de laine, comme
leurs ancêtres furent navigateurs et bergers. La reine de Kana-
nore appartient à une famille de mopilaïs; commerçante elle-même,
elle envoie ses propres navires dans les Détroits et aux Lakedives,
dont elle se prétend souveraine; son petit port, défendu jadis pa;
un fort hollandais, et assez bien abrité au fond d'une jolie baie,
reçoit un bon nombre de dows arabes. Les radjas de Kotchin et de
Travancore sont dans des conditions toutes différentes. Maître dr
belles provinces dans lesquelles l'islamisme n'a jamais fait invasion ,
mais qui compte en revanche un demi-milUon de chrétiens, le sou-
verain de ce dernier pays, dont le poivre et les bois de construction
forment la principale richesse, ouvre aux navigateurs musulmans,
comme aux commerçons de l'Europe, la mauvaise rade battue par
un ressac continuel et la gracieuse ville d'Allipey; là, les travaux
confiés dans nos ports à des galériens sont exécutés par une demi-
douzaine d'éléphans. Le petit prince de Kotchin, dépouillé de toul
ce qui forme aujourd'hui le Travancore, conserve la ville d'où 1»
territoire tire son nom, située sur une charmante rivière dan-
laquelle se mirent encore les ruines de la forteresse portugaise. Li),
les Arabes et les marins du golfe Persique trouvent en abondance ci
chargent avec faciUté les principaux produits qu'ils viennent cher-
cher dans l'Inde : le riz, les toiles à voile, la résine, les cordage^
faits avec la bourre du coco [coir)y les câbles flexibles qui s'allongeiii
au lieu de se rompre quand le navire est battu par la tempête; l'huile
LA MARINE DES ARABES ET DES HINDOUS. 581
de coco, la noix elle-même, qui, vidée et préparée convenablement,
sert à confectionner les narguilés communs; les bois de construction,
les cotonnades fabriquées sur la côte, etc. Quant aux articles d'Eu-
rope, le fer, les tissus, et autres objets manufacturés, ils vont les
prendre à Bombay.
Tous les navires, grands et petits, destinés à voyager dans ces
parages, sont construits dans les ports de la côte occidentale de
l'Inde, même la plupart des barques de tonnage moyen employées à
la navigation de la mer Rouge; mais on conçoit que des bâtimens
fabriqués avec le meilleur bois du monde , manœuvres avec discré-
tion dans des mers souvent tranquilles, et réglés dans leur service à
un seul voyage par an, doivent durer un siècle. Grâce à l'ancienne
habitude qu'on avait de prévoir les attaques probables des pirates ,
les dows et surtout les baggerows du golfe étaient et sont encore
des modèles de solidité ; puis les Arabes , moins pressés que nous
en toutes choses, moinS avides de faire fortune en peu d'années,
chargent leurs navires comme leurs chameaux, assez pour qu'ils
puissent marcher sans fléchir sous le poids (1). C'est à Kotchin, le
long du quai où ils sont amarrées, qu'on peut examiner de près la
massive construction de ces barques énormes; on prendrait cette
ville pour un arsenal, à voir les chantiers où les juifs blancs de Syrie
vendent les cordages et les bois entassés derrière les bazars, les cor-
deries répandues au milieu des jardins jusqu'au village de Mata-
chery, habité par des juifs noirs, venus on ne sait d'où : on oublie
complètement les magasins hollandais étabUs jadis dans la cathédrale
portugaise, où le grand Albuquerque, en sortant de la messe, avait
tourné le dos à Jorge Barreto, gouverneur de la citadelle; rien ne
reste de ces deux puissances rivales. Le drapeau anglais, flottant au
mât de pavillon, dit clairement à l'étranger que le lion britannique,
là comme ailleurs, est venu mettre sa griffe sur une proie trop long-
temps disputée. Le canon qui tonne au lever et au coucher du soleil
fait comprendre aussi que les maîtres sont assez forts pour accorder
protection au commerce extérieur. Ainsi le petit port de Kotchin a,
au plus haut degré, l'aspect d'une cité asiatique, dans laquelle l'élé-
ment européen est à peine sensible, et je souhaiterais à un peintre
d'avoir à mettre sur la toile la vue de cette ville prise de la douane à
(l) On a quelquefois maté en bricks ces lourdes barques, soit pour les trans-
former en corsaires, soit pour naviguer sur la côte; mais on n'en a fait que des na-
vires Mtards et laids.
582 REVUE DES DEUX MONDES,
l'heure de la retraite. Pour premier plan, il aurait un gros chebek
arabe, couleur de bois, bien assis sur une eau transparente, un peu
plus loin les filets à bascule qui se lèvent et s'abaissent au milieu
d'une nuée d'oiseaux aquatiques, à droite les cocotiers verdoyans
penchés sur un sable argenté, et tout au fond, derrière une double
ligne de récifs sur laquelle brise incessamment le flot de l'Océan lut-
tant avec celui de la rivière, quelque grand navire à trois mâts aux
vergues bien alignées dessinant son réseau de cordages sur le disque
d'un soleil rayonnant à moitié caché dans la mer.
On peut considérer comme cabotage ces voyages qui consistent à
courir droit sur une terre que l'on abordera un peu plus haut, un
peu plus bas, à l'aide d'un vent régulier et de la boussole; d'ailleurs,
les hautes montagnes des Gauths, faciles à voir de loin par un temps
clair, les petits serpens rayés de jaune et de noir qui se tiennent à
une distance connue de la côte de Malabar, et d'autres indices, ser-
vent à faire distinguer au pilote le voisinage de la presqu'île. Mais
doubler la pointe de Ceylan et remonter au Bengale, c'est là la tra-
versée de long cours, et les Arabes l'effectuent périodiquement
chaque année avec de grands et beaux trois-mâts. Partis en octobre
des ports de Moka, de Djiddah, dans lesquels il ne reste pas une
seule barque à cette époque, de Mascate et de divers points de la
même contrée, ces navigateurs arrivent aux bouches du Gange à la
fin des vents du sud-ouest, souvent après avoir touché à quelque
endroit de la côte opposée. Ce qu'ils fournissent au Bengale, c'est le
café de l'Yémen, et surtout le sel, dont le gouvernement se réserve
le monopole (1), aussi quelques dattes et des chevaux de prix; en
échange de quoi ils prennent le sucre et les autres productions dont
nous avons parlé plus haut. Pour la plupart, ils achètent le droit de
porter le pavillon de la compagnie, et gagnent à cela d'être admis à
des conditions plus favorables sur tous les marchés de l'Inde, ceux de
Ceylan exceptés, cette île relevant de la couronne. Une grande partie
des bâtimens employés aux voyages du Bengale sont d'anciens ships
de la compagnie, d'un très fort tonnage. Quelques-uns, affectant la
forme dite grab, se font remarquer par l'absence de la poulaine, que
remplace une saillie avancée; il faut remonter aux tableaux de Claude
Lorrain pour trouver des navires de ce type suranné. Une fois entré
(1) On sait que le gouvernemeat de l'Iadc paie à nos petits établissemens fran-
çais la somme annuelle de quatre laks de roupies (un million de francs) pour qu'ils
s'abstiennent du commerce du sel et de la culture de l'opium.
LA MARINE DES ARABES ET DES HINDOUS. 583
dans le port, dont il ne sortira qu'à la mousson nouvelle, le soigneux
capitaine fait dégréer son bâtiment; les mâts sont calés, les vergues
amenées sur le pont, ses femmes conduites à terre dans une maison
louée à cet effet, car le riche musulman ne s'absente pas si long-
temps du logis sans emmener son sérail à sa suite. Aussi les fenêtres
de la dunette sont garnies d'un étroit grillage, et deux serviteurs
veillent, durant la traversée, dans le passage qui sépare la galerie des
chambres du fond. Assurément, ce n'est pas pour leur plaisir que
ces houris sont transportées aux bords du Gange; des palanquins re-
couverts d'une housse traînante les voiturent du bord au harem, où
elles restent confinées tristement comme des marchandises à l'entre-
pôt. Pendant ce temps, sous la direction des officiers ou ma'allm,
assis à l'ombre et fumant avec gravité le houkka indien, les mate-
lots travaillent. Il y en a de toutes couleurs, de tout âge, de tous les
coins de l'Afrique, appartenant pour la plupart au capitaine, dont ils
sont les esclaves. Leur besogne de chaque jour est réglée; aussi,
comme ils hurlent leur monotone refrain : Salamalek a' y art, salut à
toi, palan, à mesure que sous l'effort de leurs bras nerveux les bal-
lots sortent de la cale, en montrant la poulie qui les hisse! Certes, il
n'y a pas au monde de gens plus criards que ces matelots de la mer
Rouge. A Suez, ils ne peuvent donner un coup d'aviron sans laisser
tomber d'une voix creuse, pareille aux sons de la cloche, d'inintelli-
gibles syllabes, écho régulier du chant que lance le mousse avec son
timbre argentin, et la passion des noirs pour la cadence est si grande,
que, quand l'un d'eux quitte le groupe pour aller au bout du na-
vire, il court en frappant ses mains, en marquant la mesure avec ses
pieds. La tâche du jour est-elle finie, tout l'équipage se munit du
bâton blanc qui est le signe du repos, et les habitans d'un même na-
vire, descendant à terre, se promènent dans les rues populeuses de
Calcutta par longues files, pour ne pas se perdre; ils s'en vont silen-
cieux , car le travail ne les anime plus , à travers les bazars , visi-
tant les mosquées, saluant un faquir ridé accroupi sur sa natte, jus-
qu'à l'heure où il faut revenir pour souper avec de l'eau et des
dattes. Un marin anglais sortant de la taverne, un marin français
courant du café à la case des bayadères , celui-ci avec son jonc des
îles y celui-là avec son poing fermé, donnent plus d'embarras aux
gardiens de la police que ces équipages musulmans souvent com-
posés de soixante hommes. Mahomet a mieux réussi avec un verset
du Koran que toutes les sociétés de tempérance, malgré leurs écrits
58i REVUE DES DEUX MONDES.
placardés au coin des rues(l). Remarquons aussi en passant que la
vie maritime n'a point affaibli chez ces navigateurs Thabitude des
pratiques religieuses; le jeûne du ramadan est scrupuleusement ob-
servé à bord par tout le monde, capitaine, officiers, matelots; sur le
couronnement de poupe sont inscrites en lettres d'or des sentences
pieuses tirées des livres saints; dans le nom même du navire se
trahit le sentiment de la foi. Ainsi on lit ces mots tracés à l'arrière :
Fatah-Arrohaman y Fatah-Assalam, victoire au miséricordieux, vic-
toire à l'islam; Allalevie, louez Dieu. L'un des nakodas qui fréquen-
tent habituellement la rivière de Calcutta, par cela seul qu'il porte le
turban vert et descend des Alides, est tenu en grande vénération
par tous les sunnites ou orthodoxes de la ville; ceux-ci Tentourent,
se prosternent même à ses pieds, et il les relève avec tant de dignité,
son profil sévère et doux à la fois rappelle si bien les chevaleresques
caractères tracés par les romanciers, qu'on n'est pas insensible au
prestige de cette noblesse de douze siècles. Beaucoup d'entre ces
navigateurs, dédaignant de mesurer la hauteur du soleil avec le
bâton de Jacohy encore en usage parmi leurs plus anciens confrères,
sont assez versés dans les études nautiques pour employer les instru-
mens européens et déterminer les longitudes; on en cite un qui
s'est enfermé pendant deux ans dans le Bishop-College à Calcutta,
au milieu de jeunes enfans, dont il enviait les leçons et qu'il dépassa
bientôt.
Le très grand nombre de bàtimens de haut bord appartenant aux
ports d'Arabie qui viennent chaque année à jour fixe visiter les eaux
du Gange, prouve d'assez anciennes relations commerciales entre
cette contrée et le Bengale; mais, outre les marchandises de retour,
les capitaines reçoivent à bord, au prix modique de cinquante rou-
pies (cent vingt-cinq francs), les pieux musulmans que le désir de
s'agenouiller devant le tombeau du prophète, et surtout la vanité de
prendre le titre de haddji (pèlerin), poussent à la Mekke; quelques-
uns même, dit-on, vont recruter des passagers jusque dans les dé-
(1) Un jour, je vis affiché dans les bazars de Madras l'avis siiivaul : Stop the
thief, stop the thiefH! en très grosses lettres avec trois points d'admiration;
arrêtez le voleur, arrêtez Icvoletir! Ce voleur, c'est le vin, ce som les liqueurs
fortes, c'est rintempérancequi vole votre temps et votre argent.— Mallieurcusement
les seules personnes qui s'arrêtassent à lire ces pancartes, c'étaient des soldats et
des marins ivres, qui, seutant leurs poches vides sans trop se rappeler comment
l'argent en était sorti , espéraient naïvement retrouver le voleur.
LA MARINE DES ARABES ET DES HINDOUS. 585
troits, et en cela ils font moins une spéculation lucrative qu'une
œuvre de piété. On sait que les empereurs mogols et Aurang-Zeb
surtout envoyèrent, dans d'autres temps, les pèlerins sur des na-
vires armés, que les Mahrattes, sectateurs ardens de la religion brah-
manique, attaquèrent et coulèrent quelquefois.
Maintenant, si, laissant les marins arabes voguer vers leurs ports,
nous restons sur les côtes de l'Inde, il nous apparaîtra clairement
que les Hindous leur sont fort inférieurs dans l'art de la navigation;
la langue sanscrite est plus que pauvre en termes de marine, et cela
se conçoit chez un peuple descendu des plateaux de l'Asie centrale.
Le vocabulaire des lascars (matelots hindous) se compose de mots
empruntés aux dialectes étrangers, à l'arabe, au persan, au portu-
gais et à l'anglais. La théorie première, ils l'ont apprise, sur la côte
occidentale surtout, des navigateurs orientaux des deux golfes; la
pratique, des Européens, du moins en ce que cette pratique a de
compliqué. Les habitans du Scinde, du Gouzerate, de Cambaye
même, ont été de bonne heure marins et pirates. Les navires an-
ciens, nommés baggerows, leur étant communs avec les Arabes, qui
les montent aussi bien qu'eux, il est difflcile de savoir lequel de ces
peuples doit réclamer la priorité de l'invention. En descendant vers
le sud, à Bombay surtout, on rencontre une espèce de bâtiment
côtier, rapide à la marche, de cent à deux cents tonneaux, employé
par les commerçans natifs de ce port à recueillir, depuis le golfe de
Cutch jusqu'au cap Comorin, les produits du littoral : on le nomme
patamar. Longs de soixante-quinze pieds sur une largeur de vingt,
profonds de onze à douze pieds, ces jolis navires, montés par une
douzaine de lascars, que commande le tandel pu patron , déploient
au vent deux grandes voiles latines; et quand soufflent les brises
carabinées de nord-est refoulées par les Gauths, \q patamar, sorti de
Bombay avec une cargaison de sel, ou revenant vers le port avec un
chargement de cocos, de bourre de coco, de noix sèches dont on a
exprimé le suc [copera], d'huile, de bois de sandal, de poutres, de
poivre, s'incHne tellement sur la vague floconneuse, que l'on ap-
plaudit à la hardiesse du matelot hindou. S'il n'a pas le courage qui
fait entreprendre les longs voyages, au moins a-t-il l'intrépidité du
pêcheur et du pilote. Durant la belle saison , en janvier, février et
mars, ces caboteurs savent habilement proûter des brises du large et
des brises de terre pour entrer dans les baies ou s'élever de la côte.
La forme de leurs voiles favorise une navigation à laquelle ils sont
particuHèrement appropriés. Sur tout ce littoral montueux, il n'y a
586 REVUE DES DEUX MONDES.
pas de route; le transport des marchandises doit donc se faire exclu-
sivement par mer, et il est considérable, car cette partie de la pénin-
sule est beaucoup plus productive que l'autre. Dans des temps moins
tranquilles, il y avait des patamars armés en course qui sortaient des
anses à la rencontre des navires européens. Gibbet Island, l'île de
la Potence, dans la rade de Bombay, atteste la propension des peu-
ples du Deccan à écumer la mer sur leurs côtes; mais, depuis l'inven-
tion des bateaux à vapeur, la piraterie est devenue un métier aussi
précaire que dangereux, et les Détroits eux-mêmes commencent à
perdre leur ancienne réputation, ou plutôt à en acquérir une meil-
leure. D'ailleurs, les Hindous, un peu pillards par caractère, ont mille
moyens de voler en détail {!). Le bateau de pêche, le canot chargé
de fruits accostant au passage le navire de long cours, renferment
presque toujours d'adroits industriels qui se font un devoir de serrer
les objets oubliés sur le pont, tels que le plomb de sonde, les outils
du charpentier, le couteau du cook. Ce vice tient en partie à la mo-
dicité du salaire, calculé moins sur le travail que sur le peu de be-
soins des hommes de peine.
Le patamar, par sa force et sa solidité, est capable de résister aux
coups de vent de la mousson du sud-ouest; mais, à cette époque de
pluies désordonnées et d'orages, on trouverait le long de la rivière
de Baypour (ce port que ïippou avait nommé Sulthanapatnam, la
ville du sultan), halles sur la plage, d'autres caboteurs d'un rang se-
condaire, les panyani-mantché , bateaux de Panyani. Comme l'in-
dique leur dénomination, ils appartiennent à cet ancien repaire de
pirates dont on ne parle guère aujourd'hui, et ils sont montés par
des mopilaïs soumis à l'autorité spirituelle du tangoul, ou grand-
prêtre, résidant depuis des siècles dans cette même ville. Leur navi-
gation se borne à porter d'un point à un autre, aux environs de leur
baie, les produits variés que l'on tire du cocotier et de son fruit,
l'eau-de-vie obtenue du palmier par la distillation, ainsi que les larges
feuilles à éventail dont les pêcheurs et les pauvres paysans couvrent
leurs huttes. Ces mêmes feuilles sont, pour les doctes brahmanes et
les marchands, le papyrus sur lequel ils écrivent au poinçon, ceux-ci
leurs ventes et achats, ceux-là leurs longs poèmes, leurs comraen-
(1) On vient de découvrir à Bombay une association de voleurs qui rapportait,
année commune, aux quatre-vingt-tiix intéressés, la somme nette de 80,000 livres
sterling, ainsi que le prouvent les registres saisis, le 21 juillet dernier, chez les
cliufs de la bande.
1
LA MARINE DES ARABES ET DES HINDOUS. 587
taires philosophiques, qui viennent recueillir la poussière de nos
bibliothèques, dûment reliés entre deux planchettes. Sur cette côte
tout entière, habitée par des peuples d'origine diverse, mais essen-
tiellement industrieux, se sont développées mille petites branches de
commerce, qui/ varient selon les localités; les moyens de transport
changent aussi à chaque pas, parce qu'ici une barre toujours mena-
çante exige un bateau large et solide; là, des canaux intérieurs
{back-water) , étroits et assez profonds, permettent à des gondoles
couvertes, à des barques allongées [snake-boats] de transporter les
marchandises, à travers cent détours, d'un village à l'autre. Dans ce
pays si vaste, compris sous une dénomination générale et sounîis
jadis à une seule croyance, il y a tant de peuples distincts qui ont
conservé leurs langues particulières et leurs industries propres!
Quant à Ceylan, c'est un pays à part, et on le devine aisément, rien
qu'à voir les longues pirogues à balancier, si étranges et si pittores-
ques, qui viennent au large, à de grandes distances, vendre aux pas-
sans des chaînes en fausse bijouterie, des tabatières, des couteaux,
ces petits objets inutiles avec lesquels les peuples à demi sauvages
nous tentent et nous attrapent mieux qu'ils ne se laissent prendre
désormais à nos pièges; et puis, on aime à remporter un souvenir de
cette île, le plus précieux joyau de la couronne d'Angleterre, riche
par l'ivoire que donnent les éléphans de ses montagnes, par les
épices de ses plaines et de ses collines, par les perles de ses plages.
Si, à des époques très reculées, des navigateurs de l'Oman et de
l'Yémen, poussés d'instinct à suivre les vents réguliers qui, par leur
changement périodique, promettaient un retour facile, s'aventurè-
rent jusqu'à Ceylan, au moins est-il permis de conjecturer qu'ils ne
dépassèrent guère cette île; car elle fut, sous lés dénominations de
Sarandipe, de Lanka, de Ling-clian, que lui appliquèrent les Arabes,
les Hindous et les Chinois, une terre enchantée, le théâtre des
guerres Hvrées aux mauvais esprits par une incarnation de Vichnou,
et le séjour passager de Bouddha; rien d'étonnant que, dans notre
siècle, l'extrême richesse de son sol l'ait fait regarder par quelques
personnes comme le véritable paradis terrestre de l'ancien Testa-
ment. Toujours est-il qu'elle a son danger, ses récifs à la pointe,
son non ampliiis ibis, que Dieu dit aux hommes comme à la vague
jnsqu'au jour où il lui plaît d'ouvrir de nouvelles routes; et que nous
resterait-il à faire, si la Providence eût levé plus tôt ce voile d'igno-
rance qu'elle découvre peu à peu selon les besoins des temps, et que
nous croyons déchirer par le seul effort du génie humain? La côte
588 REVUE DES DEUX MONDES.
de Coromaiidel ne paraît donc pas avoir eu, comme celle de Mala-
bar, les exemples d'un peuple voisin à imiter; l'art nautique va en
s'affaiblissant depuis le golfe Persique jusqu'au détroit de Manaar,
et, quand on a fait le tour de l'île, on le trouve dans l'enfance. Le
long de cette plage généralement sablonneuse, semée moins de
cocotiers productifs que de maigres palmiers, privée de ports, on
chercherait en vain le lieu où ait pu se développer une ville mari-
time; aussi la navigation n'y a-t-elle pas avancé. Les barques, appe-
lées dôniSj sont quelque chose d'aussi pauvre et d'aussi simple que
les huttes de pêcheur, faites de quatre pieux et recouvertes de bran-
chages. Elles restent à sec pendant les gros temps; et comment ré-
sisteraient-elles à une mer furieuse avec leur fond plat, qui les rend
plus propres à s'échouer sur le sable qu'à s'élever sur la crête des
vagues? Poussé par quatre voiles que supporte un seul mât, soutenu
lui-même par quelques cordages inégaux, tantôt chargé jusqu'aux
bords de riz et d'huile de coco, tantôt calant à peine quatre pieds,
pour pouvoir glisser sans obstacle sur les bancs du détroit, le dôni
s'en va des côtes de Ceylan à Karrikal, de Pondichéry à Madras, con-
damné à faire rapidement, vent arrière, une route qui lui demandera
au retour des peines infinies. La construction vicieuse du dânij qui
le fait regarder comme le plus mauvais de tous les bateaux de l'Inde,
le rend peu capable de marcher contre le vent; il y a des jours où la
force des courans, si elle ne le rejette pas en arrière, ne lui permet
pas de gagner plus de trois à quatre railles (1); mais le pilote sait
mettre à profit les plus faibles brises de terre; le soir, il vient jeter
fancre le plus près possible du rivage ( et cette ancre , ce sont des
morceaux de bois recourbés, rendus pesans par l'adjonction de quel-
ques grosses pierres); alors, prenant en main une poignée de plumes
et de sable qu'il jette dans la mer, il calculera, d'après la vitesse avec
laquelle le corps flottant s'éloigne de celui qui tombe au fond, quelle
est la rapidité du courant. Cette savante expérience une fois faite,
selon qu'il s'élève de la rive échauffée par les rayons du soleil un
souffle attiédi plus ou moins sensible, il remet à la voile et pousse
au large pour changer la bordée avant faurore, se guidant, durant
le jour, sur les pagodes qui sont ses phares les plus ordinaires, et
dont il aime à se rapprocher. Madras est le port des dénis; ils vien-
nent apporter à la population agglomérée dans cette grande ville
(1) Dans le golfe de Bengale, au renversement des moussons, le courant est de
vingt lieues par vingl-qualrc lieures.
LA MARINE DES ARABES ET DES HINDOUS. 589
les produits des provinces voisines, ceux que les chariots du Tandjore
leur déversent en suivant la route de terre. On les voit se ranger
humblement vis-à-vis la promenade, un peu au-dessous du quai,
abandonnant la place d'honneur aux navires européens mouillés en
tête de la rade; mais, avant les pluies de juillet, tous ont disparu : ils
sont allés se cacher dans les ruisseaux, sur les bords des petites
rivières; tant que soufflent les brises impétueuses, la lourde barque,
longue de soixante-dix pieds, repose paisiblement sous les arbres.
Le ressac, qui bat continuellement le littoral du pays de Coro-
mandel, a dû être un grand obstacle aux progrès que les naturels
pouvaient faire dans la navigation. Franchir cette barre avec des
canots, avec des pirogues même, étant chose impossible, les pê-
cheurs et les mariniers de la côte se sont trouvés réduits à construire
toujours sur le même modèle le catimaron et la schellingue. Le ca-
timaron n'est qu'un simple radeau formé de trois ou quatre madriers
joints ensemble, un peu relevé aux extrémités, sur lequel un ou
deux hommes au plus, à genoux ou accroupis, pour pouvoir ramer
avec plus d'aisance, agitent à droite et à gauche une courte pagaïe (1).
Quand la mer déferle avec fureur sur les sables, le macoua, ou ma-
rinier, baissant la tête, se précipite à travers la vague, fend l'écume
et la crête de ce rempart menaçant, rejoint son radeau à la nage,
s'il est renversé, et se fraie hardiment une route vers le grand na-
vire auquel on l'envoie porter un message à la distance de plusieurs
milles. Durant les guerres, ces catimarons ont rendu plus d'un ser-
vice important : un pêcheur digne de confiance liait à ses poutres
la somme d'argent ou cachait dans un nœud de bambou la dépêche
qu'il s'agissait de faire parvenir à un point surveillé par l'ennemi.
Grâce à la couleur de l'homme et à celle du radeau, rien ne trahis-
sait dans les ténèbres la marche du mystérieux courrier, qui , s'il
était serré de près, avait encore la ressource de plonger et de fuir
dans les bois. Madras et Pondichéry n'ont guère d'autres bateaux
de pêche; dans cette dernière ville, où l'on voit peu de caboteurs,
le catimaron se pavoise aux grands jours. Ainsi , lorsqu'un gouver-
neur nouveau débarque dans la capitale des établissemens soumis k
son autorité, une nuée de radeaux, parés des couleurs de la France,
s'empresse de l'escorter jusqu'à terre. Pauvre France qui n'a dans
TTnde que de pareilles flottes! Quant aux schellingues, destinées à
(I) On voit aussi dans la mer Rouge quelques-uns de ces radeaux dont peut-ôtr*f
le> Arabes ont apporté l'idée des côtes de l'Inde.
590 REVUE ITES DBtJX MONDES.
franchir sans cesse les trois brisans qui déferlent devant Madras, ce
ne sont pas des bateaux de cabotage; mais elles ont cela de curieux
dans leur construction, que, plus simples encore que la pirogue des
Esquimaux, elles n'ont pas de membrures et ne consistent qu'en
une épaisseur de planches cousues ensemble : par leur élasticité, elles
résistent à la furie des vagues, sur lesquelles on les voit bondir, lan-
cées par dix ou douze longues rames à palettes, pour retomber dans
un abîme, où elles paraissent s'engloutir. Une pareille navigation ne
se fait pas sans danger, et il est permis de croire que, dans des pa-
rages plus favorables, les parias, si habiles à manier leurs schellin-
gues, eussent fait d'excellens matelots.
Toutefois , si la nature des lieux a empêché les Hindous , à l'est
de la presqu'île, de progresser dans l'art de la navigation autant que
ceux de la partie occidentale, les habitans du golfe de Bengale, sti-
mulés par l'accroissement prodigieux du commerce de plus en plus
concentré dans la capitale de l'Inde anglaise, ont voulu y prendre
part. Sans avoir, comme les Arabes , de grands et beaux navires qui
eussent été hors de proportion avec les petits voyages qu'ils entre-
prennent et le peu de bénéfice qu'ils peuvent faire, ils se sont mis à
parcourir le golfe dans toute son étendue , de Ceylan à Calcutta, de
Madras à Maulmein, au Pégou, avec des sloops, des goëlettes, des
bricks d'un tonnage assez considérable. Parmi ces bâtimens appelés
choulias ou parias, quelques-uns ont été construits sur le Gange, à
Islamabad, dans les ports birmans; ou bien ce sont de vieilles co-
ques, des navires anglais abandonnés par suite d'un naufrage, pour
cause de vétusté. Mais IHindou veut naviguer à peu de frais; d'une
main patiente il radoube, jusqu'à destruction entière, le brick dont
il est devenu maître; vous le verrez remettre pièce sur pièce, ra*
juster l'une à côté de l'autre des planches usées; il se borne sage-
ment à la plus simple voilure, et retranche comme inutiles les boiî-
nettes, les cacatois, souvent même les perroquets, de peur d'être
obligé d'augmenter son équipage; bien entendu que les pilotes an-
glais ne sont pas pour lui, et il se tire comme il peut des dangers du
golfe, soit en se flant à sa propre expérience, soit en suivant à la
trace quelque vaisseau européen. Soumis à la discipline anglaise, les
lascars sont d'intelligens et intrépides matelots, rapides à la ma-
nœuvre, obéissant au sifilet du contre-maître avec une agilité surpi
nante; les choulias appartiennent à la même race, mais, comme il leur
manque cette impulsion, cette direction supérieure, ils sont timides
et lents. Trop peu nombreux pour manier convenablement leurs
LA MARINE DES ARABES ET DES HINDOUS. 591
navires (1), trop faibles pour repousser la moindre attaque, pour ré-
sister à la moindre violence, ils fuient de bien loin l'approche d'une
voile étrangère, dans la crainte qu'un équipage, se trouvant à court
de vivres, ne vienne sans façon enlever la provision d'eau qu'ils
conservent dans de grandes jarres de terre liées par le cou au pied
des mâts, le riz et les poissons secs dont ils font leur nourriture
exclusive. Comprendre ce que marque la boussole est une science
fort rare parmi ces naïfs navigateurs; le matelot n'est à bord que
pour le service des voiles , il laisse le soin de gouverner à deux timo-
niers [soiikannis, du mot arabe soukan, gouvernail), qui se relèvent
alternativement et font, aux approches des terres, l'office de pilotes.
On reproche à ces choulias, aux musulmans surtout, de voler par-
fois des enfans sur la côte pour en faire des mousses; il est certain
que des perquisitions dirigées par la police des ports ont amené la
découverte de bien des jeunes boys dont le capitaine ne pouvait lé-
gitimer la provenance.
Tranquebar, Sadras, Masulipatam, Pipley, Balassore, tous les lieux
jadis florissans lors de la rivalité des nations européennes, sont au-
jourd'hui fréquentés par les navires choulias; là où le commerce
déchu n'appelle plus les trafiquans chrétiens , les Hindous arrivent
pour glaner ce qui reste. On les voit aussi à Pondichéry, à Madras,
où ils se placent en avant des dônis et surtout le long du Gange, à
Calcutta, qui est leur station principale. La mauvaise saison les dis-
perse, comme les bateaux de la côte , dans leurs ports respectifs;
ceux qui rentrent au Bengale tâchent de faire la contrebande de sel
en se glissant dans le fleuve, du côté de l'Orissa, par des passes né-
gligées à cause des dangers qu'elles présentent; mais la surveillance
active des goélettes à trois mâts, fines voiUères, montées par des
douaniers armés convenablement, déjouent leurs tentatives, à moins
que ces bâlimens légers ne périssent durant la croisière, ce qui n'est
pas sans exemple. Quand les rafales violentes du sud-ouest annon-
cent le renversement de la mousson, la navigation des choulias cesse
donc dans tout le golfe, précisément à l'époque où celle des Euro-
péens devient plus active; chaque équipage vient, pour ainsi dire,
déposer son navire sous les cocotiers de son village, à l'abri des inon-
dations; tandis que la récolte se développe sous l'influence d'une pluie
bienfaisante, la corneille fait son nid sur les hunes, le milan s'établit
f
^l Oa esliiTie qu'il faut trois lascars de Bombay et cinq de Calcutta pour équi-
valoir à ua lioiL iiiuliîiot euro[)éen.
592 REVUE DES DEUX MONDES.
sur les vergues dégarnies , et le matelot choulia répare ses voiler',
caché dans sa hutte. Plus heureux que celui d'Europe, le marin de
rinde écoute sans inquiétude gronder l'orage, souffler la tempête,
qu'il a prévus et qu'il a jugé prudent de ne pas affronter; il revient
chaque année à sa cabane manger ses fruits et cultiver son champ,
et, comme la crainte d'être pris pour le service militaire , de passer
sur un vaisseau de l'état qu'il n'a pas choisi , ne le préoccupe pas
dans son repos, il ne se croit pas obligé de dévorer en un jour le sa-
laire d'une année; le temps des pluies lui appartient tout entier.
Ainsi, comme les Arabes, les Hindous ont leurs grands navires,
mais pauvrement équipés, mal gréés, souvent si usés, qu'ils font eau
de toutes parts; nous parlons ici de ceux qui sont construits ou au
moins montés et conduits entièrement par des navigateurs de la côte,
et non des beaux bâtimens [country-ships] appartenant à des Guèbres,
à des Arméniens, à des musulmans, à de riches Banians, et qui
fréquentent tous les ports de l'Asie sous la direction de capitaines
portugais ou anglais. L'Arabie indépendante fait son commerce elle-
même; l'Inde, soumise à un joug étranger, abandonne h une nation
toute puissante ses plus importantes transactions; il ne lui reste
guère à faire que le cabotage, c'est-à-dire à retirer de petits profits
de l'alimentation des villes modernes de son littoral. De nos jours
aussi, comme au temps de l'empire romain, au heu de porter bien
loin ses produits, elle les vend à qui vient les prendre.
Pour résumer ce que nous venons de dire, plaçons-nous par la
pensée à l'extrémité de la presqu'île indienne, et examinons ses deux
rives. La côte occidentale fait face à l'Arabie civilisée des temps pri-
mitifs, baignée par deux golfes qui conduisaient aux plus anciennes
et aux plus puissantes villes du vieux monde. La côte orientale n'a
devant elle, à de grandes distances, que des îles clair-semées et une
langue de terre habitée par des peuples qui ne participaient en rien
au développement des nations environnantes. De bonne heure, les
Arabes parurent dans les ports du Deccan et du Malayalam, à une
époque où aucun navire étranger ne visitait sans doute la triste plage
de Coromandel. D'où serait-il venu? Les Chinois, qui parlent de pèle-
rins bouddhistes envoyés à Ceylan , les font toujours voyager par
terre. Les Mogols musulmans se trouvèrent liés, par la parité de
croyance, avec les pays situés au-delà de la mer d'Oman, et avant
l'arrivé des Européens il n'y avait pas de ville importante à l'embou-
chure du Gange; donc les relations entre les Arabes et le Bengale
étaient alors fort rares, et, quand elles devinrent plus fréquentes, \t>
LA MARINE DES ARABES ET DES HINDOUS. 593
navigateurs expérimentés allèrent droit au fond du golfe sans visiter
les ports intermédiaires, les points compris entre Geylan et le lieu
de leur destination. Donc aussi, puisque les habitans du Malabar
sont supérieurs à ceux de Coromandel dans l'art nautique, peu en
harmonie avec le caractère d'un peuple assez indifférent à ce qui se
passait chez ses voisins, ils ont reçu des Arabes leurs premières le-
çons. Ceux-ci d'ailleurs, avant de s'aventurer sur le grand Océan,
s'essayèrent longuement dans leurs golfes. N'avaient-ils pas pour
guides les Phéniciens, les premiers matelots dont il soit fait mention
dans l'histoire? Les Hindous de la presqu'île, arrivant dans des régions
avant eux incultes, peuplées çà et là de hordes sauvages dispersées au
sein des forêts, trouvèrent où s'établir et n'éprouvèrent pas le besoin
de pousser au-delà. Les Arabes, au contraire, assis au bord de leurs
trois mers, habitués à voguer d'un port à l'autre, furent pris de l'in-
quiet désir de diriger et d'étendre d'un autre côté, au moyen de leurs
barques, le commerce qu'ils faisaient avec leurs chameaux à des dis-
tances déjà si considérables. Ils n'allèrent point à la découverte; mais
de proche en proche, gagnant des rivages lointains, ils atteignirent
le point désiré , différant en cela des navigateurs européens, qui ,
appuyés par la science, plus précise que l'instinct, s'élancèrent droit
où les appelaient un continent nouveau, une île inexplorée.
Th. Pavie.
TOME IT. 39
LA SARDAIGNE
EN 1842.
DERNIÈRE PARTIE.'
IV.
Il y a presque toujours, pour les nations comme pour les individus,
un fait prédominant, une circonstance décisive qui influe sur leur
existence entière. Pour la Sardaigne, cet arrêt de la destinée, écrit
à chaque page de ses annales, est bien triste, et il m*en coûte de 1;
consigner ici. Condamnée par sa position, par son exiguïté, par un
climat perfide qui paralyse ses ressources, à vivre sous la dépen-
dance d'une puissance supérieure à laquelle il lui est impossible de
s'incorporer complètement, elle semble destinée à être toujours
sacrifiée. Cette loi fatale, je le répète, peut être vérifiée à chaque
âge de son existence historique.
Lorsqu'on cherche à pénétrer les nuages qui nous dérobent la
(1) Voyez la livraison du l" novembre.
LA SARDAÏGNE. 595
haute antiquité, on croit reconnaître que la Sardaigne a commencé
par être un champ de bataille où se heurtèrent les races les plus
remuantes des temps primitifs. Les traditions conservées par les his-
toriens grecs et latins, les monumens trouvés dans l'île et reconnus
par la science moderne, constatent le passage des Pélasges, des Hel-
lènes, des Grecs asiatiques, des Phéniciens, des Libyens, des Étrus-
ques, des Ibères. Toutes ces bandes d'aventuriers sont balayées par
un peuple doué d'une énergie supérieure. L'an 528 avant l'ère chré-
tienne, les Carthaginois s'emparent de la Sardaigne, dans le seul but
d'en faire un point de relâche. Leur politique égoïste n'imagine rien
de mieux, pour conserver cette conquête, que de la rendre inhabi-
table. Ils font détruire les arbres fruitiers, défendent sous peine de
mort de planter à l'avenir, et sacriûent même, assure-t-on, les étran-
gers qui abordent dans cette nouvelle Tauride. Les anciens habitans
n'échappent à cette fureur jalouse qu'en se retranchant dans les
montagnes de l'intérieur. Après une possession d'un peu moins de
trois siècles, les Carthaginois sont à leur tour délogés par les Ro-
mains. Ceux-ci , traitant avec une générosité éblouissante les popu-
lations du littoral , refoulant avec une énergie impitoyable les peu-
plades indomptées du centre, opposant sans cesse les alliés aux
rebelles, commencent cet antagonisme d'intérêts qui a été la plaie
toujours saignante de la Sardaigne. Le prestige de la civilisation
triomphe enfin des instincts sauvages. Sous l'empire, l'île pacifiée
atteint un haut degré de prospérité : sept villes riches et populeuses
obtiennent les prérogatives attachées au titre de cités romaines. Asso-
ciée ainsi aux grandeurs du peuple-roi, la Sardaigne doit plus tard
partager la honte et les douleurs de la chute. Sans cesse envahie et
disputée pendant la longue agonie des empires d'Orient et d'Occi-
dent, par les Vandales, par les Goths, par les Byzantins, par les
mahométans, elle n'est plus, du v^ au xr siècle, qu'un théâtre de
dévastation et de désespoir.
En 1004, le pape Jean XVIII, abusé sans doute par des actes apo-
cryphes, prétendit que la Sardaigne était comprise dans la donation
faite au saint-siége par Charlemagne, et, faisant aux chevaliers
chrétiens un appel qui semble le prélude des croisades , il promit la
possession de l'île à quiconque la délivrerait du joug africain. Les
Pisans et les Génois répondirent à cet appel, entraînés par leur in-
stinct mercantile, il est permis de le croire, plutôt que par un senti-
ment chrétien et chevaleresque. Il fut convenu entre eux que les
premiers garderaient le territoire, les autres le butin. Cet arrange-
39.
596 REVUE DES DEUX MONDES.
ment fatal devait prolonger l'anarchie et les malheurs de l'île long-
temps après l'expulsion des mahométans. Ce ne fut pas sans com-
bats que les Pisans mirent leurs associés hors de cause. Restés maîtres
du terrain , ils divisèrent leur conquête en quatre grands fiefs ou^?;-
dicatures, sous les noms de judicats de Cagliari, de Logudoro, d'Ar-
borée et de la Gallura. L'Ogliastra forma en outre une cinquième
principauté, sous un régime particulier. Les vainqueurs se réservè-
rent le droit de suzeraineté sur les fiefs , et la domination immé-
diate sur quelques autres lieux, notamment sur la ville de Cagliari.
Le but de cette combinaison était de créer dans l'île des intérêts
rivaux, afin de la retenir plus facilement sous le joug. On crut même
enchaîner les grands feudataires en mettant obstacle à l'hérédité des
fiefs. De ce luxe de précautions il ne résulta qu'une féodalité bâtarde
et mal assise qui , au lieu de protéger le pays , lui communiqua sa
propre agitation. En prenant parti , selon leurs intérêts, dans les éter-
nelles querelles de Gênes et de Pise, \es juges parvinrent à se sous-
traire à une suzeraineté incertaine. Ils se constituèrent héréditaire-
ment, prirent le titre de rois, et s'épuisèrent à guerroyer entre eux,
comme pour faire preuve de leur souveraineté absolue.
Ces misères féodales duraient depuis plus de trois siècles, quand,
en 1323, les Aragonais, appelés par Hugues Serra, juge d'Arborée,
vinrent débarquer dans le golfe de Palmas , sous la conduite de don
Alphonse, fils du roi Jacques. Le pape, irrité contre la répubhque
de Pise, qui tenait ses droits du saint-siége, les avait transférés à
la couronne d'Aragon. Malgré l'énergie de leur défense, les Pisans
furent vaincus. Peut-être quittèrent-ils sans regret une possession
qui leur était devenue onéreuse.
Les rois d'Aragon ne firent pas aisément accepter aux turbulens
feudataires la suzeraineté dont ils héritaient. Les juges d'Arborée
surtout, leurs anciens alliés, se montrèrent fort ardens à leur susciter
des embarras; mais les conquérans, moins préoccupés de fécondei
le sol que d'en rester les maîtres, appliquèrent à leur tour cette
maxime dont on a fait honneur à Tibère, et qui est aussi vieille,
hélas ! que la politique elle-même. Ils divisèrent pour régner. Ce sys-
tème féodal, que leurs prédécesseurs avaient établi sur une large
base, ils le morcelèrent pour l'affaiblir. L'île fut distribuée par eux en
deux provinces, dites le Cap supérieur Q.i le Cap inférieur^ dans le but
d'effacer la trace des anciens judicats. Les juges d'Arborée devin-
rent marquis d'Oristano; les seigneurs pisans et génois reçurent de la
couronne d'Aragon de nouvelles investitures; enfin la création d'un
LA SARDAIGNE. 597
grand nombre d'autres fiefs contrebalança l'influence des anciens
feudataires. Il ne suffit pas aux Aragonais d'opposer le cap septen-
trional au cap méridional, les petits seigneurs aux grands vassaux;
ils créèrent une bourgeoisie pour en faire le contrepoids de la no-
blesse. En 1354, diverses révoltes ayant appelé dans l'île don Pèdre
le Cérémonieux, ce prince convoqua à Cagliari la première assem-
blée nationale, où les députés des villes furent admis sous la déno-
mination d'ordre roijal. Ainsi, comme les rois de France, comme les
empereurs d'Allemagne, les rois d'Aragon s'appuyaient sur les habi-
tans des villes attachées à la royauté, et leur sacrifiaient les habitans
des campagnes féodales. Prodigues d'exemptions et de privilèges, ils
achetaient l'alliance des bourgeois enrichis à force de concessions qui
grevaient lourdement l'avenir. Cette déplorable politique eut un tel
succès, dit M. de la Marmora, que a sous la domination espagnole un
écrivain appartenant à un cap regardait comme une obligation de ne
parler, dans son ouvrage, des citoyens de l'autre cap qu'en termes
de mépris. » Cette rivalité n'est pas même complètement éteinte de
nos jours. Les Sardes des deux caps éprouvent encore les uns pour
les autres cette vague antipathie qui sépare les x4nglais et les Ir-
landais.
Entre tous ces juges qui pesèrent sur la Sardaigne pendant le
moyen-âge, il faut distinguer une femme pleine d'énergie, Éléonore
d'Arborée, qui fit aux Aragonais une guerre active, et légua à ses
sujets une charte adoptée dans toute l'île, en 1421, par l'ordre du
roi don Alphonse. Ce fut sous le règne de ce dernier prince qur
Pierre de Tiniers, de la maison de Narbonne, fit aux rois d'Aragon
l'entière cession du judicat d'Arborée. La domination aragonaise fut
alors généralement reconnue dans l'île; mais déjà tout vestige de
prospérité avait disparu sous le piétinement des hommes d'armes.
Au commencement du xvr siècle, l'alliance de l'Aragon et de la
Castille ayant constitué la monarchie espagnole, la Sardaigne se
trouva incorporée à cette dernière puissance. Elle fut livrée alors k
l'insouciante administration d'un vice-roi, et partagea cette langueur
commune à tous les états du vaste empire dont elle faisait partie. Les
troubles intérieurs s'étaient apaisés , la guerre étrangère n'appro-
chait plus de ses bords, mais le sol appauvri restait en friche; des
institutions, des idées nouvelles, changeaient la face du monde sans
qu'elle en soupçonnât rien. L'Espagne se dressait entre elle et le
soleil. En 1708, la guerre de la succession fit passer la Sardaigne
sous la domination de la maison d'Autriche; quelques années plus
598 REVUE DES DEUX MONDES.
tard, les Bourbons d'Espagne la ressaisirent par un audacieux coup
de main de leur ministre Alberoni. Us durent bientôt la restituer,
pour se conformer aux injonctions de la conférence de Londres, qui
la destinait au duc de Savoie en échange de la Sicile , acquise par
ce prince à la paix d'Utrecht.
En 1720, Victor- Amédée reçut la Sardaigne des mains de l'Es-
pagne, telle qu'elle avait été transmise à cette puissance par les rois
d'Aragon. C'était une province du xiv^ siècle qu'on ajoutait à ses
états : les institutions, les coutumes, les croyances, y dataient encore
de la retraite des Pisans. En se soumettant aux prescriptions du
traité de Londres, le duc de Savoie n'accepta qu'avec répugnance la
compensation qui lui était offerte en échange de la Sicile : il faisait
peu de cas d'un excellent poste maritime, et eût préféré s'agrandir
du côté du Milanais. Résigné néanmoins à prendre possession de la
Sardaigne, il trouva bon d'y installer un vice-roi, comme avait fait
la cour de Madrid, et confirma négligemment les lois et l'adminis-
tration qu'il trouva établies. De leur côté, les insulaires passèrent
sans émotion sous un nouveau sceptre, et s'aperçurent à peine d'un
événement qui semblait n'avoir amené qu'un changement de vice-
roi.
II y avait bien cependant quelque portée et quelque avenir dans
cet événement. La Sardaigne, sous la domination de l'Espagne, n'é-
tait qu'une province; elle devenait un royaume par le traité de ten-
dres. Son rôle politique grandissait à cet échange, car la Savoie en
devait faire plus de compte que la vaste monarchie espagnole. D'ail-
leurs, le titre de rois de Sardaigne, que les descendans de Bérold de
Saxe et de Wittikind-lc-Grand recevaient avec la possession de cette
île, prouvait qu'elle cessait d'être regardée comme une de ces an-
nexes vagues dont la diplomatie dispose à son gré pour régler sa ba-
lance, et qu'en attachant à sa possession la dignité royale, on voulait
qu'elle devînt en quelque sorte un domaine inaliénable. C'était ud
majorât que l'Europe constituait en faveur de la maison de Savoie.
A l'indolent Victor-Amédée succéda, en 1730, Charles-Emmanuel.
Celui-ci eut le rare bonheur d'avoir pour premier ministre un homme
vraiment supérieur, le comte Bogino, et le bonheur non moins rare
d'accorder à un tel conseiller une confiance absolue. Éclairé sur l'im-
portance de facquisition faite par sa famille, le nouveau roi s'en oc-
cupa avec une prédilection marquée. Les nombreux privilèges ac-
cordés par les rois d'Aragon avaient créé de grandes inégalités dans
la répartition des charges, et cet état de choses réclamait assurément
LA SARDAIGNE. 599
une réforme; mais il avait reçu la sanction du temps, il était accepté
sans murmure, et tant de choses étaient à faire en Sardaigne, que
Tactivité bienfaisante du souverain pouvait trouver à s'exercer d'une
manière efficace sans entrer prématurément dans la voie orageuse
des réformes politiques. Ce qui importait avant tout, c'était d'encou-
rager l'agriculture, de rétablir l'ordre dans l'île, et de l'attacher à la
maison de Savoie. Un ensemble de mesures parfaitement concertées
préparèrent ce triple résultat. Une administration active et vigou-
reuse délivra le royaume des troupes de bandits qui l'infestaient; la
poste aux lettres fut établie; des archives fondées pour servir de
dépôt à tous les actes et contrats des particuliers donnèrent aux
transactions une régularité et une sanction qui leur manquaient.
Sous le nom de monts de secours^ on institua une banque agricole
dont j'exposerai plus bas l'ingénieux mécanisme. Chaque année de
ce règne réparateur fut signalée par une institution utile ou un bien-
fait. En 1744, une jeune noblesse, avide de se signaler, accueillit
avec enthousiasme la levée d'un régiment sarde. De toutes les inspi-
rations du souverain, ce fut la plus efficace, parce qu'elle intéressait
la vanité nationale. Il est à remarquer que Charles-Emmanuel, dé-
sireux de conquérir à sa dynastie l'affection des Sardes, s'efforça
toujours de ménager ce sentiment ombrageux qui leur faisait voir
d'un œil inquiet l'introduction des étrangers dans l'île. Il eut soin
de réserver aux insulaires une juste part dans la distribution des
emplois, et ne négligea rien pour calmer une animosité qui devait
être plus tard la cause et l'origine des troubles les plus graves.
Quand ce prince mourut, en 1775, la population de l'île s'élevait à
quatre cent vingt-six mille âmes; quatre ans après, elle était tombée
à trois cent quatre-vingt-douze mille. C'est qu'en effet sa mort et la
retraite de son ministre, le comte Bogino, suspendirent bientôt le
cours des améliorations. Ce qui froissa le plus les Sardes dans l'ad-
ministration qui succéda au gouvernement sage et bienveillant de
Charles-Emmanuel, ce fut l'invasion des Piémontais dans l'île, où
ils vinrent occuper la plupart des fonctions lucratives. Une gestion
imprudente autant qu'inhabile remplaça la sage économie du der-
nier roi. La prodigalité du gouvernement fut telle que, dans l'im-
puissance d'arrêter l'accroissement du déficit au moyen des sommes
produites par la vente des biens des jésuites, par la création d'un
papier-monnaie, et autres ressources également précaires, Victor-
Amédée III entama, dit-on, des négociations avec f impératrice de
COO REVUE DES DEUX MOxNDES.
Russie pour la cession de la Sardaigne; mais ce plan fut déjoué par
la vigilance des cabinets français et espagnol.
Tel était l'état des choses quand la révolution française éclata.
En 1792, la république déclara la guerre au roi de Sardaigne. Nos
généraux venaient d'achever la conquête du comté de Nice et de la
Savoie, et Victor-Amédée soutenait avec peine une guerre malheu-
reuse pour sauver le Piémont, lorsqu'il fut instruit que la Sardaigne
était menacée. Impuissant à la secourir, il dut laisser aux Sardes le
soin de leur propre défense. Les forts n'étaient point armés, et il n'y
avait dans l'île que trois bataillons de troupes régulières et une com-
pagnie d'artillerie, distribuée dans les places fortes. Abandonnée à
elle-même, la Sardaigne crut son honneur engagé à repousser l'en-
nemi : l'élan national remplaça avantageusement la direction plus
méthodique que l'autorité aurait pu apporter aux préparatifs de dé-
fense. Les états-généraux, assemblés spontanément, votèrent la
levée de quatre mille volontaires d'infanterie et de six mille cavaliers.
Des prières et des processions publiques exaltèrent la population, à
laquelle on persuada qu'elle allait combattre pour sa religion et sa
nationalité.
Le 21 décembre 1792, la flotte française, commandée par l'amiral
Truguet, parut à l'entrée de la baie de Cagliari. Repoussée du golfe
par un violent coup de vent, elle se réfugia dans la baie de Palmas.
Ce point était le rendez-vous de l'armée navale et de l'armée de
terre. L'armée navale y étant arrivée la première, l'amiral flt occuper
les îles de Saint-Pierre et de Saint-Antioche, et nos marins, ac-
cueillis avec joie par la petite population de Saint-Pierre, toute dis-
tincte du peuple sarde et entièrement étrangère à ses préjugés aussi
bien qu'à son genre d'enthousiasme, plantèrent dans ces îles l'arbre
de la liberté. De là ils lancèrent dans l'île principale des adresses et
des proclamations de ce style que les clubs avaient mis à la mode-
mais, en présence d'une population étrangère à toutes les idées qui
agitaient alors l'Europe, la propagande révolutionnaire resta sans
effet, et, pour appliquer à la circonstance une phrase de Danton,
on peut dire qu'en Sardaigne les boulets incendiaires delà raison vin-
rent s'amortir sur les casemates de l'ignorance.
Le 23 janvier, l'escadre qui s'était ainsi annoncée mouilla en vue
de Cagliari , mais hors de la portée du canon des forts. L'amiral dé-
tacha aussitôt vers la darse un canot parlementaire chargé d'offrir
au peuple paix, liberté et fraternité (ce sont les termes de son rap-
LA SARDAIGNE. 601
port). Ses intentions furent si mal comprises ou si peu appréciées,
que les volontaires placés sur le môle accueillirent cette embarcation
par une décharge de mousqueterie qui tua plusieurs hommes. Aprè&
une pareille réception , il fallait renoncer à l'espoir de convertir les
Sardes : il ne restait plus qu'à les châtier. La flotte républicaine s'em-
bossa devant Cagliari, et entama un bombardement qui dura vingt-
quatre heures. Les batteries de la ville répondirent vigoureusement.
L'amiral , voyant le peu de dommage causé par le feu mal dirigé de
son artillerie, résolut d'attendre l'arrivée du convoi chargé de quatre
raille cinq cents volontaires nationaux qui étaient partis de Ville-
Franche au commencement de janvier. Un mois après, ce convoi
rejoignit l'escadre. Un débarquement fut résolu. L'angle sud-est des
fortifications, étant le côté faible de la place, indiquait naturellement
te point d'attaque. De concert avec le commandant des troupes de
terre, l'amiral Truguet pouvait disposer d'environ six mille hommes.
Il jugea qu'il était facile de s'emparer, avec une pareille force, du
mont Saint-Élie et des collines de Bonaria : des canons et des mor-
tiers établis sur ces hauteurs auraient bientôt éteint le feu des bas-
tions et celui des batteries de la marine. On aurait eu en outre
l'avantage de commander de cette position les villages voisins, des-
quels on eût exigé toutes les provisions nécessaires à l'armée. C'était
à peu près ainsi qu'avaient procédé les Espagnols en 1717, quand ils
se logèrent près de l'église de San-Lucifero , assise au pied de la
colline de Bonaria. Pour enlever le mont Saint-Élie, on devait débar-
quer sur la plage de la baie de Quartù quatre mille quatre cents
hommes, tirés des régimens de ligne et des corps de volontaires, et,
tandis que cette troupe aurait marché à l'est, un autre détachement
devait faire une descente vers l'ouest, sous la protection d'un vais-
seau chargé de détruire un petit fort incapable d'une longue résis-
tance. Un autre vaisseau devait foudroyer une caserne établie au
nord, et balayer le chemin de communication de la ville avec les
hauteurs.
Le temps paraissant favorable , l'amiral prit position dans la baie
de Quartù, à l'est du cap Saint-Élie. Trois frégates furent placées
extrêmement près de la côte, pour la dégager et soutenir le débar.
quement. En effet, la cavalerie sarde qui s'y rassembla fut aussitôt
mise en déroute par l'artillerie républicaine. Le contre-amiral La-
touche-Tréville venait de rallier l'amiral Truguet avec le vaisseau
' En f reprenant. Une circonstance heureuse réunissait ainsi, au mo-
icnt d'agir, les deux officiers-généraux les plus distingués que pos-
602 ' REVUE DES DEUX MONDES.
sédât la marine française à cette époque. Le 14 février, les troupes
débarquèrent sans éprouver de résistance sur la plage de Quartù, et
s'y retranchèrent en attendant qu'on eût complété les préparatifs du
siège. Seize pièces d'artillerie étaient rangées devant le camp : les
frégates, embossées à portée de mitraille , menaçaient la côte. La
position paraissait donc formidable; mais la saison dans laquelle on
se trouvait exigeait qu'on précipitât l'entreprise. Il eût été impru-
dent de laisser une partie de l'escadre exposée aux chances d'un
coup de vent dans la baie ouverte où elle s'était aventurée.
Dès les premières lueurs du jour choisi pour l'attaque générale, le
feu commença de toutes parts. L'armée débarquée se mit en marche
à huit heures du matin , au bruit d'une imposante canonnade. Elle
suivit la plage escortée des chaloupes de l'escadre, qui se tenaient
prêtes à la soutenir, et s'arrêta au pied du mont Saint-Élie. Les
abords de ce morne sont très difficiles : c'est une table calcaire aux
flancs abruptes dont le sommet n'est accessible que par une pente
rapide et ravinée. On pensait dans l'escadre que l'assaut serait donné
à cette position avant la fin du jour; malheureusement il fut différé
par les officiers de terre, sans que l'amiral pût obtenir l'explication
de ce retard. A la nuit, une vive fusillade s'engagea. Après quelques
heures de la plus vive anxiété , l'escadre apprit que les assaillans
étaient en déroute, et que, poursuivis jusqu'au rivage, ils deman-
daient à grands cris à se rembarquer. Le ciel était devenu menaçant,
le vent du sud-est commençait à gronder. Cependant l'amiral, ne
pouvant abandonner l'armée confiée à sa protection , se voyait forcé
d'attendre sur une rade sans abri, où le fond est d'une mauvaise
tenue, un vent qui dans cette saison est toujours d'une violence
effrayante. Déjà la mer était trop forte pour qu'il fût possible d'opérer
le rembarquement des troupes : tout ce que pouvait faire l'amiral,
c'était de diriger sur le camp des vivres et des munitions; mais nos
soldats démoralisés voulaient fuir et non plus combattre, ils mena-
çaient de tirer sur les chaloupes qui leur apportaient de nouveaux
moyens de défense, et ne demandaient qu'à se rembarquer. On sait
quelle était l'indiscipline de ces premières troupes républicaines.
Rassemblés à la hdte, sans cesse émus par les bruits de trahison qui
circulaient dans leurs rangs , ces bataillons pleins d'ardeur étaient
souvent paralysés par une vague défiance, et ils se débandaient toul
à coup sous l'impression des plus étranges terreurs.
Les vents et la mer ne cessant d'augmenter, l'escadre se trouva
elle-même dans le plus grand péril. Les frégates mouiliées trèspn
LA SARDAIGNE. 603
de la côte avaient été obligées de couper leur mâture; presque toutes
les chaloupes étaient perdues : les équipages de deux navires de trans-
port, jetés à la côte , avaient été fusillés par les paysans sans que les
troupes fissent aucun efiFort pour les secourir. Un dernier coup de
vent venait de décider aussi la perte du Léopard, vaisseau de quatre-
vingts canons, qui, pendant l'action, s'était échoué dans la baie de
Cagliari en voulant serrer l'ennemi de trop près. Lorsque enfin le
temps permit aux vaisseaux mouillés dans la rade de Cagliari d'appa-
reiller pour venir aider l'escadre compromise dans la baie de Quartù»
il devint possible d'opérer le rembarquement. L'amiral n'eut pas
même la consolation de conserver à la France les îles de Saint-Pierre
et de Saint-Antioche, où il avait arboré le pavillon tricolore : la faible
garnison qu'il y laissa ne put s'y maintenir que pendant trois mois.
Les républicains n'avaient pas été plus heureux au nord de la Sar-
daigne que devant Cagliari. Dans une attaque à laquelle prit part le
jeune Napoléon Bonaparte, nos troupes avaient été contraintes de se
retirer en abandonnant une partie de leur artillerie.
Ainsi se termina cette malheureuse expédition. Les dispositions
prises par l'amiral Truguet étaient, on ne peut le nier, habiles et
vigoureuses. Une terreur panique, facile à comprendre dans une
attaque de nuit exécutée avec des troupes dont une partie marchait
au feu pour la première fois, frustra seule nos généraux d'un succès
qu'ils avaient mérité. Une chose inexplicable, c'est le peu d'effet de
la première canonnade dirigée contre la ville; mais on était loin ,
en 1793, d'avoir atteint dans le tir du canon cette précision qui a
permis récemment à trois frégates de réduire en quelques heures
les batteries formidables de Saint-Jean d'Ulloa. Avec une artillerie
aussi sûre et d'un effet aussi terrible, il est probable qu'un débarque-
ment n'eût pas même été nécessaire devant Cagliari. Cette ville,
bâtie en amphithéâtre, mal défendue par des bastions peu redouta-
bles, n'eût pas été en mesure de résister à la canonnade qu'elle
essuya pendant vingt-quatre heures avec tant d'impunité.
Les Sardes, livrés à eux-mêmes, s'étaient bravement défendus : la
maison de Savoie leur devait la conservation de la Sardaigne. La
retraite des Français porta jusqu'à l'ivresse l'orgueil national; mais
la lutte laissa après elle une sorte d'excitation fiévreuse qui ne pou-
vait se calmer instantanément. Les sentimens qu'on avait exaltés
pour les opposer à l'invasion se manifestèrent avec énergie au sein
des états-généraux que le roi avait solennellement consultés, comme
pour témoigner sa gratitude à une population héroïque. Envoyés vers
C)Qï REVUE DES DEUX MONDES.
N'ictor-Aniédée pour ('mettre un avis sur les réformes désirables, les
députés des états réclamèrent particulièrement la nomination des
nationaux aux emplois publics, l'établissement d'un conseil auprès
du vice-roi et d'une commission sarde résidant à Turin. Ces pré-
tentions étaient modérées , et, vu les circonstances, n'avaient rien
que de loyal et de légitime; mais le cabinet de Turin, qui avait cédé
à un généreux entraînement dans l'ivresse d'un succès inespéré,
s'était déjà ravisé quand les représentans débarquèrent à Livourne.
Par un aveuglement inconcevable, on traita sans égards, sans ména-
gemens, une population encore enivrée de sa victoire. Des démon-
strations de force inutiles, un défi maladroit jeté à l'opinion publi-
que, déterminèrent l'explosion, et un jour le peuple provoqué réalisa
de lui-môme plus qu'il n'avait réclamé. Il expulsa le vice-roi et les
employés piémontais, dont la tutelle blessait la susceptibilité natio-
nale : quelques évêques seulement furent exceptés de la proscription.
Au fond, cette rébellion n'avait pas un caractère alarmant pour la
maison régnante. Les états-généraux s'étaient empressés de se jus-
tifier auprès de la cour, et un nouveau vice-roi avait été reçu avec
un remarquable enthousiasme. Quelques atteintes portées aux pré-
rogatives des états ranimèrent le feu mal éteint, et cette fois l'insur-
rection fut sanglante. Le commandant de la force armée et l' inten-
dant-général périrent victimes de l'exaspération populaire. Effrayés
de ces excès qu'ils étaient impuissans à réprimer, les états-généraux
ne songèrent plus qu'à faire cesser une anarchie dont les consé-
quences étaient incalculables. Ils envoyèrent à Rome l'archevêque
de CagHari, pour invoquer la médiation du saint-père auprès de leur
souverain. Le peuple lui-môme, qui avait atteint son but par l'ex-
pulsion des étrangers, se sentait aussi honteux de ses emportemens
qu'embarrassé de son triomphe. Il n'y avait aucun levain révolution-
naire en Sardaigne : la liberté irréligieuse de la république française
n'inspirait qu'horreur et mépris à des âmes entièrement dominées
par le clergé. La foule n'imaginait pas môme qu'elle pût améliorer
sa condition matérielle. Une circonstance fortuite faillit la mettre
sur la voie.
La Sardaigne, comme je l'ai déjà dit, est divisée en deux caps
depuis la domination aragon ise; le Cap supérieur, dont le chef-lieu
est Sassari, et le Cap inférieur, qui a pour ville principale Cagliari^
la capitale de l'île. L'antagonisme que la politique des conquérans
aragonais parvint à établir ainsi entre la Sardaigne méridionale et la
Sardaigne septentrionale a créé entre les habitans des deux caps
LA SARDAÏGNE. 605
une sorte d'antipathie qui tend heureusement à s'affaiblir chaque
jour, mais qui était encore flagrante il y a un demi-siècle. D'ail-
leurs la physionomie de ces deux parties de l'île offre quelque chose
de tranché qui les distingue , comme si deux races et deux climats
s'étaient partagé la Sardaigne. Dans le cap de Sassari, la végétation
semble plus active : la campagne, plus riante, est moins brûlée par
le soleil; les liabitans, moins bruns que ceux du cap de Cagliari, sont
généralement plus grands, plus vifs, plus inteUigens, mais en même
temps plus vindicatifs et plus turbulens que ces derniers. C'est au
nord-est, dans la Gallura, que se sont toujours rencontrés les plus
audacieux bandits. En comparant le Campidano jaune et desséché
de Cagliari avec les campagnes verdoyantes de Sassari, et ces pâtres
de Tempio, au teint vif et clair, avec les paysans cuivrés et trapus du
Cap inférieur, on ne peut s'empêcher de reconnaître que dans cette
île, libyenne jusqu'à mi-corps, le cap septentrional appartient davan-
tage à l'Europe, le cap méridional à l'Afrique.
Sassari, dont la population est d'environ vingt-deux mille âmes,
située à un peu plus de neuf milles de Porto-ïorrès, dont elle ac-
cueiUit les habitans quand les incursions des Sarrasins et des Lom-
bards les obligèrent à abandonner le rivage de la mer et à se retirer
dans l'intérieur; Sassari, ancienne république, héritière du siège ar-
chiépiscopal et de la primatie de San-Gavino, est depuis le xv siècle
la rivale jalouse de la métropole. Or, pendant que l'insurrection
triomphait dans le sud de la Sardaigne, un bruit avidement recueilli
courut à Sassari. On y racontait que la capitale insurgée venait d'in-
viter le gouvernement français à envoyer une escadre pour s'em-
parer de l'île, dont on était prêt à lui faciliter la conquête. A cette
nouvelle, Sassari déclare la ville et le Cap supérieur dégagés de la
dépendance du vice-roi, et proclame ouvertement l'intention d'ériger
une cour souveraine munie d'une juridiction absolue sur les dis-
tricts septentrionaux. Les feudataires du Cap supérieur se mettent
à la tête de ce mouvement; mais, dans leur impatience de rassem-
bler les moyens de soutenir une lutte probable, ils augmentent brus-
quement les taxes et exaspèrent, à force de vexations, le peuple sur
lequel ils devraient s'appuyer. Le cap de Sassari renferme plusieurs
villages opulens, habités par des pâtres enrichis du produit de leurs
troupeaux; ces villages étaient, pour la plupart, des fiefs étrangers
aux privilèges des communes, quoique fort importans par leurs
revenus et leur population. Poussés à bout par les exigences de la
noblesse, excités d'ailleurs par la nouvelle de l'insurrection victo-
60G REVUE DES DEUX MONDES.
rieuse de Cagliari, les villageois se soulèvent et prennent les armes.
Cette fois l'insurrection a un but : c'est la cause des campagnes contre
les villes, des paysans contre les seigneurs, quelle se prépare à sou-
tenir. Sassari est pris; quarante villages se liguent par un acte pu-
blic, dans lequel ils déclarent qu'ils sont résolus à ne plus reconnaître
aucun feudataire, mais qu'ils consentent à traiter du rachat des
droits féodaux à des conditions équitables.
Une grande partie de la bourgeoisie et même de la petite no-
blesse, sollicitée par les intrigues de deux agens français qui se trou-
vaient à Gênes en ce moment, cédait déjà à l'entraînement des idées
révolutionnaires. L'agitation, en se propageant, allait prendre un
caractère de libéralisme inquiétant pour la maison de Savoie, quand
l'annonce d'un armistice conclu entre l'armée de la république et
celle du roi de Sardaigne parvint dans l'île. La mission de l'arche-
vêque de Cagliari à Rome avait aussi été couronnée d'un plein suc-
cès. Le cabinet de Turin, éclairé sur ses imprudences, accédait aux
demandes des états. Après ces évènemens, il restait peu de prétextes
à la rébellion. La foule ameutée se dispersa; les chefs du mouve-
ment se réfugièrent en France ou en Italie , et cette tentative pré-
maturée n'eut pas d'autre suite.
Sur ces entrefaites, Victor-xVmédée III mourut. A peine installé,
son successeur, Charles-Emmanuel IV, se vit réduit à déserter ses
états du continent, envahis par la république française. La Sardaigne
lui était laissée comme par grâce, sur la promesse d'y maintenir une
stricte neutralité. De Livourne, où les députés sardes vinrent lui
renouveler l'assurance de leur entier dévouement, il s'embarqua à
bord d'une frégate anglaise, et arriva à Cagliari le 3 mars 1799. Il y
fut accueilli avec un enthousiasme impossible à décrire. Le roi de
Sardaigne oublia bientôt les promesses de neutralité que la nécessité
lui avait arrachées; sa partialité en faveur de l'Angleterre était d'ail-
leurs plus que justifiée par le rôle que jouait cette puissance dans la
Méditerranée. Ses flottes étaient toujours prêtes à recueillir, à pro-
téger les débris de toutes ces majestés frappées par la foudre répu-
blicaine. Il est vrai qu'en retour de ce protectorat, l'Angleterre trouva
dans les ports de la Sardaigne et de la Sicile des points d'appui et
de ravitaillement pour ses croisières, qui, de Syracuse, de Palerme,
d'Azincourt et de Cagliari, ne cessèrent d'observer h la fois toute
l'étendue de la Méditerranée.
Charles-Emmanuel conservait la légitime ambition de reconquérir
ses états de terre-ferme; il se laissa attirer sur le continent par des
LA SARDAIGNE. 607
espérances que la victoire de Marengo ne tarda pas à renverser. Ac-
cablé par ce revers, frappé plus douloureusement encore par la mort
de sa femme, sœur de^ Louis XVIII, il se décida à abdiquer en faveur
de son frère, le duc d'Aoste, qui se Gt reconnaître sous le nom de
Victor-Emmanuel. Soit dédain, soit insouciance, ce nouveau mo-
narque partagea entre ses deux frères l'administration de la Sar-
daigne. Pour lui, il ne voulut rentrer dans l'île qu'en 1806, après que
l'Italie tout entière eut été conquise par nos armes. Pendant son ab-
sence, des rigueurs peut-être nécessaires avaient forcé un grand
nombre de Sardes à s'expatrier. Réfugiés pour la plupart en Corse
ou dans les départemens du midi de la France, ils pressaient le gou-
vernement impérial d'opérer un débarquement dans le nord de la
Sardaigne pour enlever Sassari et Alghero, et marcher de là sur Ga-
gliari, en ralliant sur la route tous les mécontens, dont ils promettaient
le concours. La religion, les coutumes, devaient être respectées; le
système féodal devait seul être aboli, après que l'île, occupée par
une garnison française , aurait été divisée en quatre départemens.
L'arrivée du roi en Sardaigne fit évanouir tous ces plans d'invasion,
car le peuple sarde, incorrigible dans ses espérances et son enthou-
siasme, trouva, pour accueillir ce prince, de nouveaux transports de
joie et d'allégresse. Bientôt cependant il put s'apercevoir que le roi
n'était pas venu seul, que les Piémontais recommençaient à acca-
parer les fonctions publiques, et qu'enfin c'était un fardeau bien
lourd pour les finances d'une île pauvre et sans commerce qu'une
cour peu économe malgré sa détresse. Le roi, qui avait le goût des
armes, prétendait entretenir une armée régulière. Dès son arrivée,
il ordonna la formation de six réglmens de cavalerie et de quinze
régimens provinciaux d'infanterie. Les dépenses faites à cette occa-
sion nécessitèrent une augmentation d'impôts. En accordant au
prince le mérite des bonnes intentions, on reconnut qu'il manq^ait
d'énergie et de vigilance; on le rendit responsable des embarras finan-
ciers qui neutralisaient tous les plans de réforme.
En 1814, les vicissitudes de la guerre permirent enfin à Victor-
Emmanuel de rentrer dans le Piémont. La plupart des Piémontais,
en se retirant à sa suite, laissèrent un grand nombre d'emplois à la
disposition des officiers nationaux. Le duc de Genevois, frère du
roi, appelé à la vice-royauté de la Sardaigne, apporta un zèle affec-
tueux dans l'exercice de la puissance souveraine. Lorsqu'en 1821
l'abdication de Victor-Emmanuel l'eut conduit lui-même au trône,
sous le nom de Charles-Félix, le peuple sarde éprouva plus directe-
ment encore les effets de sa sollicitude. La plus importante des amé-
608 REVUE DES DEUX MONDES.
liorations dont on lui fut redevable est l'établissement de la grande
route centrale qui mit en communication journalière les deux caps,
jusqu'alors étrangers Tun à l'autre, et maintenus par cela même
dans un état de rivalité haineuse.
A la mort de Charles-Félix, en 1831, la couronne passa à la branche
de Savoie-Carignan dans la personne du roi Charles-Albert, qui oc-
cupe encore le trône en ce moment. Le règne de ce prince a été
signalé par la réforme la plus importante qui eût été tentée depuis
favénement de la maison de Savoie, l'abolition de la féodalité. Cette
réforme, ou, pour mieux dire, cette révolution fondamentale, a faci-
lité beaucoup d'améliorations de détail. Le droit d'asile, accordé
autrefois aux églises, a été révoqué; les bandits n'ont plus de refuges
que dans les montagnes du centre; l'usage des armes à feu a été
prohibé, bien que les montagnards et tous ceux qui ont quelque
ennemi à craindre n'en aient pas moins gardé leurs redoutables
carabines. De toutes les institutions vieillies, la représentation natio-
nale confiée aux trois ordres, la dîme ecclésiastique et les corpora-
tions sont les seules qui subsistent. Le roi Charles -Albert connaît
toute l'importance de la Sardaigne; ses visites dans l'île ont été
fréquentes, sa sympathie pour cette partie de ses états est hors de
doute. Eh bien I même sous un prince éclairé et bienveillant, la Sar-
daigne n'échappe pas à cette loi fatale qui la condamne à être sacri-
fiée. C'est que la position des princes de la maison de Savoie exige
une grande circonspection. Les états réunis sous leur couronne ont
des intérêts rivaux, opposés, prompts à s'alarmer, et d'une âpreté
inquiète qui ne transige point. Gênes et le Piémont ont une impor-
tance prédominante, tandis que la Sardaigne n'a pas même place
dans les conseils de la couronne. Le Piémont, c'est l'armée; Gênes,
c'est le commerce : l'un donne la force, l'autre la richesse. Le Pié-
mont a deux millions six cent mille habitans; la Sardaigne, avec ses
cinq cent quinze mille âmes, est moins peuplée que la pauvre Savoie.
Les revenus des divers états sardes dépassent soixante millions; celui
de la province maritime n'atteint pas trois millions et demi. Ces chif-
fres en disent assez. Il est évident que les princes qui se parent du
titre de rois de Sardaigne sont, avant tout et forcément, les rois du
Piémont. La Sardaigne n'est qu'une colonie, qu'une province d'outre-
mer qui ne doit en rien gêner la métropole, et les inspirations de la
bienveillance royale en faveur de cette possession secondaire ne
sauraient être écoutées que lorsqu'elles n'alarment aucun des états
continentaux.
Eu sera-t-il toujours ainsi? La régénération, la prospérité de l:i
LA SARDAIGNE. 609
Sardaigne sont-elles inconciliables avec les intérêts jaloux des autres
provinces? Avant d'essayer de répondre à cette question, il faut me-
surer l'importance des dernières réformes; il faut constater l'état
politique du pays, et, pour ainsi dire, interroger le présent sur les
secrets de l'avenir.
J'ai déjà exposé comment plus de trois siècles se sont écoulés
sans amener aucun changement considérable dans le régime social
de la Sardaigne. A part quelques mouvemens sans portée, les insti-
tutions et les coutumes introduites par la domination aragonaise
avaient été aussi religieusement respectées par l'ignorance des ha-
bitans que par l'indifférence des souverains. La féodalité existait
encore dans l'île, telle qu'elle y avait été réglée par la dernière con-
quête, avec la juridiction baronniale, civile et criminelle, les corvées
pour le labourage gratuit et le transport des grains, avec un grand
nombre de prestations en nature ou en numéraire qui avaient sur-
vécu à l'aliénation des terres. Cette féodalité (il ne faut pas exagérer
la valeur de ce mot) ne consacrait point le servage proprement dit
du paysan; mais par un fermage mal réglé, onéreux, humiliant dans
ses conditions, elle le plaçait dans une dépendance absolue du feu-
dataire, et exerçait par cela même la plus funeste influence sur les
progrès de l'agriculture. Le paysan sarde n'était point attaché h la
glèbe : il naissait libre et pouvait à son gré changer de résidence;
mais, par son séjour sur des terres féodales, il se trouvait soumis, dès
l'âge de dix-huit ans, à divers droits seigneuriaux,. qui variaient sui-
vant les localités et la teneur des investitures. Récemment encore,
il y avait dans l'île trois cent soixante-seize fiefs, avec les titres de
principautés, duchés, marquisats, comtés et baronnies. Cent quatre-
vingt-huit appartenaient au roi de Sardaigne et aux seigneurs sardes;
un égal nombre était en possession de cinq ou six seigneurs espa-
gnols. Le marquis de Quirra en possédait soixante-seize, le marquis
de Villasor trente-trois, et le duc de Mandas cinquante-cinq.
Les possesseurs de ces fiefs exerçaient sur leurs vassaux une juri-
diction de fait. Un droit assez modique, payé en blé ou en orge,
servait à l'entretien de la prison baronniale et du geôlier. Les sei-
gneurs espagnols habitant tous la Péninsule, à l'exception du duc de
Sotto-Mayor, se faisaient représenter dans l'île par deux agens dont
l'un, nommé podataire, était chargé de l'administration du fief;
TOME IV. 40
610 REVUE DES DEUX MONDES.
l'autre, le regidor, de celle de la justice. La terreur causée par le
climat éloignait également de leurs domaines la plupart des seigneurs
sardes. Ceux d'entre eux qui ne résidaient pas dans les états du
continent cherchaient, pendant la plus grande partie de Tannée, un
refuge contre la terrible intempérie dans les villes épargnées par le
fléau; ils y vivaient renfermés quand les travaux du labourage, des
moissons ou des vendanges eussent réclamé leur présence sur leurs
terres.
Une très faible partie du sol était la propriété de ceux qui le culti-
vaient. Par le maintien du système féodal , les feudataires avaient
conservé, sur la plupart des terrains dont la jouissance appartenait
aux particuliers et aux communes, un droit de redevance qui leur en
assurait la propriété directe : d'autres terres étaient allouées à des
particuhers par les communes sous des conditions à peu près sembla-
bles; enGn les domaines dont les seigneurs n'avaient point aliéné
l'usufruit étaient , comme en Espagne, administrés par des agens su-
balternes, sur lesquels les barons se reposaient du soin de mettre en
culture de vastes terrains qu'ils ne connaissaient bien souvent que
par les revenus qu'ils en retiraient. Quelques-uns de ces grands pro-
priétaires daignaient, il est vrai, visiter leurs domaines pendant les
mois d'avril ou de mai; mais ces courtes apparitions étaient bien in-
suffisantes pour vaincre l'inertie des paysans , opposés par instinct
aux améliorations; car un des traits caractéristiques du paysan sarde
est d'avoir en horreur tout ce qui tend à troubler ses habitudes rou-
tinières. Une satisfaction intime, un naïf orgueil, qui sont en lui,
repoussent l'idée de tout perfectionnement.
Un changement dans l'état de la propriété était d'autant plus dé-
sirable, que le fardeau commençait à peser aux privilégiés aussi bien
qu'aux paysans. Les hauts-barons, qui apparaissaient à peine une
fois l'an sur leurs tern s , étaient naturellement fort indifférens à
l'exercice de leurs droits ft'odaux. L'administration de la justice leur
semblait onéreuse , et, quand ils le pouvaient, ils préféraient l'im-
punité d'un délit qui les touchait peu aux charges de la répression.
Aussi la justice baronniale laissait-elle beaucoup à désirer. Quant aui
prestations de tout genre attachées au droit de suzeraineté, elles ne
composaient aux feudataires qu'un revenu modique et incertain. Il
y avait donc avantage pour tous à compenser les redevances féodales
par une indemnité une fois payée.
Pour comprendre qu'une telle réforme ait pu être si long- temps
différée, il faut se rappeler la fermentation qui travailla l'Europe
LA SARDAÏGNE. 611
pendant quinze ans, à la suite de notre grande crise révolutionnaire.
Les souverains légitimes, menacés par un radicalisme impatient, va-
guement inquiets de l'avenir, ne trouvant aucun point d'appui dans
l'opinion publique, se cramponnaient instinctivement aux ruines du
passé. La révolution de 1830, et ce fut sa plus grande gloire, vint
enfin justifier la liberté du reproche d'anarchie, et la plupart des
gouvernemens absolus comprirent, par notre exemple , qu'il vaut
mieux diriger le progrès que s'épuiser en efforts pour arrêter son
cours irrésistible.
En 1836, rassuré sur l'état politique de l'Europe, et voyant la
tranquillité rétablie dans le Piémont comme dans le reste de l'Italie,
le roi Charles-Albert jugea l'heure propice pour entreprendre la ré-
forme du système féodal. Un premier décret ordonna la réunion à la
juridiction royale de toute juridiction féodale; un second abolit les
corvées et le transport des grains. D'autres décrets , se succédant
rapidement, prescrivirent aux seigneurs de déclarer leur revenu
annuel par chaque commune, créèrent une commission pour le
rachat des divers droits féodaux, et instituèrent enfin un conseil
d'appel, siégeant à Turin, pour décider en dernier ressort sur l'esti-
mation des prestations féodales, dont les décrets royaux ordonnaient
l'abolition moyennant un juste dédommagement.
La compensation établie en faveur des seigneurs sardes fut une
indemnité immédiate soit en biens-fonds, soit en numéraire, ou une
inscription de rentes sur l'état. A cet effet, un décret établit une
nouvelle rente de 250,000 livres sardes, et une allocation annuelle
fut consacrée à Tamortissement de cette dette. La plupart des feu-
dataires se trouvent ainsi en possession d'un revenu liquide et as-
suré, à la place d'un revenu incertain. Les communes, au contraire,
passèrent brusquement des mains de leurs seigneurs aux mains du
fisc : au lieu de payer l'impôt en nature, il fallut le payer en numé-
raire, dans un pays privé de débouchés et de capitaux. L'indulgence
introduite, à la longue, dans la perception d'un droit qui cherchait
à se faire excuser, fit place aux exigences inflexibles de la cote fon-
cière, et le mécontentement public, en accusant d'exagération l'es-
timation des redevances féodales , taxa de partialité en faveur des
seigneurs le conseil d'appel siégeant à Turin. La réforme qui de-
vait consacrer l'émancipation du paysan sarde et l'affranchissement
de la terre qu'il cultivait, fut donc pour beaucoup de communes un
embarras avant de devenir un bienfait.
Il y eut aussi des fiefs, tels que celui du marquis d'Arcaïs, qui fu-
40.
h
H12 REVUE DES DEUX MONDES.
rent rachetés et répartis entre les particuliers et les communes. Le
roi avait l'espoir, en rendant l'état acquéreur d'une partie des terres
que l'insouciance des seigneurs laissait en friche, de mettre bientôt
<Mi valeur un sol fertile qui n'attendait que la culture pour produire.
AGn de hâter ce résultat, il fit appel à l'industrie un peu aventureuse
des compagnies, auxquelles on offrit d'immenses terrains à défri-
cher avec les chances des plus grands bénéfices. Toutefois, le cabinet
rie Turin , mis en méfiance par les évènemens de Naples , ne voulut
traiter avec ces compagnies que par l'intermédiaire des sujets sardes,
afin d'éviter des difficultés semblables à celles qu'éleva , en 1840, le
gouvernement anglais dans l'affaire des soufres de la Sicile. Effrayées
par cette clause, les compagnies ne se présentèrent que timidement
et en petit nombre : celles qui entreprirent enfin des défrichemens
ou des dessèchemens de marais trouvèrent dans un climat mortel
aux étrangers un obstacle qu'elles n'avaient pas prévu. Les capitaux
s'éloignèrent, le découragement éclata, et je doute qu'on puisse citei
beaucoup d'entreprises de ce genre qui aient eu un heureux succès,
si ce n'est peut-être la tentative faite récemment par une société
lYançaise pour l'exploitation des forêts de chênes de Scano et de
San-Leonardo. Quelques milliers d'arbres abattus dans ces forêts et
transportés à Toulon ont été reconnus éminemment propres aux
constructions navales.
En résumé, les réformes entreprises par le roi de Sardaigne ont
été exécutées avec un grand esprit de suite et une vigueur qui fait
honneur au caractère de ce prince, mais elles n'ont point encore
porté les fruits qu'il a droit d'en attendre; elles ont même répandu un
certain esprit de mécontentement dans le pays, mécontentement
injuste et déraisonnable. Les innovations ont été décriées comme
illusoires par les uns, comme périlleuses et inopportunes par les au-
tres. Ceux qui attaquaient hier l'ancien ordre de choses le regrettent
aujourd'hui, en lui attribuant des mérites inaperçus jusqu'à présent.
Ce sont là des difficultés qu'il faut prévoir, quand on s'avance dans
la voie épineuse des réformes. C'est la forêt sombre où pénétra Re-
naud. Dès qu'on lève la hache sur ces arbres séculaires qui épuisent
le sol, mille fantômes surgissent pour les défendre. Heureux celui
dont le cœur ne faiblit point en ce moment d'épreuve!
En résignant ses droits féodaux , la noblesse n'a rien perdu de ses
prérogatives sociales. Une démarcation nettement tranchée la sé-
pare encore du reste de la population. La caste nobiliaire se sub-
divise en trois catégories bien distinctes : les seigneurs ou feuda-
LA SARDAIGNE. 613
taires héritiers des barons qui reçurent autrefois avec l'investiture
féodale ce droit de juridiction qui vient d'être abrogé; les personnes
titrées sans fiefs rn juridiction, c'est-à-dire les chevaliers ou nobles
auxquels est accordé le titre de don, classe nombreuse après laquelle
vient la petite noblesse, les chevaliers d'épée, qui ne peuvent
prendre le titre de don, et ne doivent placer la qualification de che-
valier qu'après leur nom propre. Ces différentes classes de nobles
t'oraprcnnent environ seize cents familles, ou à peu près six mille
âmes. Plusieurs privilèges leur sont communs. Un des plus précieux
est celui qui les affranchit de toute autre juridiction que celle du
vice-roi et de \ Audience royale. Si un noble est cité en justice, la
loi lui accorde, pour répondre à cette citation, un délai de vingt-
six jours; dans les causes criminelles, il ne peut être traduit que
devant ses pairs. Sept juges appartenant à la noblesse composent le
tribunal devant lequel il est appelé à comparaître, et, s'il est con-
•imné à la peine capitale , il a encore le privilège, à moins qu'il ne
-oit convaincu du crime de haute trahison , d'avoir la tête tranchée ,
au lieu d'être pendu comme le serait un vilain. Les nobles ont aussi
le droit d'être toujours armés; seuls ils sont admis aux fêtes du vice-
roi , seuls ils peuvent ôter leur masque dans les bals pubUcs du car-
naval, car il n'est permis à un roturier de se découvrir le visage dans
• es réunions qu'à la condition de porter au bras un petit ruban ap-
pelé maschera di hallo, qui le fasse reconnaître. Ce stigmate ne rap-
pelle-t-il pas le morceau de drap noir que tout raya payant le ka-
ratch doit, en Turquie, porter à sa coiffure? J'ai hâte d'ajouter
que la haute noblesse, en général, est trop éclairée aujourd'hui,
trop véritablement distinguée, pour prêter de l'importance à ces im-
pertinentes distinctions.
Au surplus, le privilège doit être moins blessant en Sardaigne que
partout ailleurs, car, loin d'être l'attribut caractéristique d'une mi-
norité, il se retrouve partout. 11 est des privilèges individuels; il en
est d'attachés à une classe toute entière; il en est qui appartiennent
à certaines fonctions, à certaines corporations, à certaines villes, à
certains cantons. Chacune des dix villes de la Sardaigne a ses immu-
nités particulières. La ville de Cagliari, entre autres, a le droit de
>e fournir gratuitement de bois de charpente ou de bois à brûler
dans les domaines de la couronne. Le sel nécessaire à chaque fa-
mille doit aussi être apporté, aux frais de l'état, à la porte de chaque
maison. Un autre privilège autorisait le conseil municipal de cette
ville à prélever sur les récoltes des grands fiefs situés dans un rayon
I
614 REVUE DES DEUX MONDES.
de quarante milles une quantité de grains déterminée pour la con-
sommation du peuple; il est probable que ce droit a été converti ou
abrogé depuis l'abolition des fiefs.
Quand le système féodal n'avait encore souffert aucune atteinte,
le vice-roi qui gouvernait l'île exerçait pleinement la délégation du
pouvoir royal. Les revenus môme qui composaient ses émolumens
avaient un parfum de féodalité et de pachalick. Ce n'était point pour
cinquante ou soixante mille livres qu'un général représentait alors
la royauté en Sardaigne. Le vice-roi, à cette époque, était le pre-
mier des feudataires de l'île, levant sa liste civile sur tous les habi-
tans, et percevant de toutes parts une foule de petites contributions
et de redevances qui lui étaient payées annuellement en nature ou
en argent. L'Espagne, ou même le Piémont, trop éloignés de la Sar-
daigne pour faire arriver régulièrement leurs ordres jusqu'à leur
délégué, lui abandonnaient entièrement le gouvernement de l'île;
mais la politique ombrageuse que la monarchie espagnole avait trans-
mise avec la possession de cette nouvelle province à la maison de
Savoie, cette politique imprévoyante et funeste avait pris en même
temps pour règle invariable de remplacer au bout de trois ans ces
gouverneurs tout-puissans. Une étiquette puérile voulait aussi que
le nouveau vice-roi entrât en fonctions sans communiquer avec son
prédécesseur, qui devait quitter la ville aussitôt après l'installation
du gouvernement qui lui succédait. Les exigences de l'étiquette
cachaient toujours en Espagne quelques alarmes. Le pouvoir royal,
fort indifférent aux suites de cette instabilité dans la direction des
affaires, s'inquiétait peu que l'administration demeurât stérile,
pourvu que son influence ne devînt jamais dangereuse. Telle est la
pensée jalouse qui a toujours dirigé la politique espagnole. Ces soup-
çons constans, cette déflance qui se prend à tout, se retrouvent d'ail-
leurs dans la plupart des monarchies absolues. C'est la cause de leur
décadence; c'est le ver rongeur qui les mine et la juste expiation de
leur pouvoir sans bornes.
Aujourd'hui que la Sardaigne, devenue une des six intendances
des états sardes, n'est plus, grâce à l'invention de Fulton, qu'une
province aussi rapprochée de Turin que Nice ou la Savoie, le vice-
roi , bien qu'il ait conservé quelques prérogatives royales, telles que
celle d'user du droit de grâce au moins deux fois l'an, le vice-roi
n'est plus que le chef des administrations civile et judiciaire, le
commandant des forces de terre et de mer, concentrant en ses mains
les attributions de nos préfets et celles de nos commandans de divi-
LA SAfiDAIGNE. 615
sions militaires, mais attendant par chaque paquebot les ordres
suprêmes qui, tous les quinze jours, lui sont régulièrement expédiés
de Turin.
La représentation nationale repose encore sur les bases établies
par les rois d'Aragon. Les états-généraux ou stamenti sont consti-
tués par la réunion des trois ordres du royaume : l'ordre ecclésias-
tique, comprenant les hauts dignitaires de l'église; l'ordre militaire,
qui admet les nobles et les chevaliers; l'ordre royal, composé des dé-
putés des villes. Chaque chambre ou stamento tient sa séance à part;
il n'y a de rapprochemens entre les ordres que le premier et le der-
nier jour de la session : pendant le cours des délibérations, ils ne
communiquent que par l'intermédiaire de deux députés, dont l'un
doit uniquement répéter les paroles de ceux qui l'envoient, et dont
l'autre doit seulement répondre aux interpellations qui peuvent être
faites. Ces précautions puériles trahissent encore la défiance dont j'ai
déjà signalé les résultats funestes. Les états-généraux de Sardaigne
ne doivent s'assembler que sur l'ordre formel du souverain; néan-
moins, la gravité des circanstances les a fait déroger à cette loi en
1793 : la dernière convocation officielle date de l'avènement de
Charles-Félix.
Pendant que les provinces sardes du continent sont régies par un
nouveau code mis à la hauteur des besoins d'un peuple qui a vécu
quinze ans sous l'empire des lois françaises, la législation encore
existante en Sardaigne n'est qu'une réunion indigeste des lois et
règlemens émanés des gouvernemens successifs. La carta de logu ou
charte du lieu, publiée en langue sarde en 1395, par Éléonore d'Ar-
borée, forme encore aujourd'hui le fond de cette législation incom-
plète. Plusieurs lois particuHères promulguées par les rois d'Espagne
sous le nom de pragmatiques, des décrets émanés de l'autorité
royale depuis l'avènement de la maison de Savoie, différentes ordon-
nances des vice-rois sanctionnées par le souverain, composent, avec
la carta de logu, la compilation publiée sous le nom de Code en 1827.
Les deux caps qui partagent l'île en deux grandes divisions com-
prennent onze provinces, subdivisées en trente-deux districts. La
justice s'administre dans les provinces par six tribunaux de préfec-
ture, et dans chaque district par des juges ordinaires qui remplissent
à peu près les fonctions de nos juges-de-paix. En outre, un tribunal
siégeant à Sassari , sous le nom de Reale Governazione, a conservé
quelques prérogatives qui le distinguent des simples cours provin-
ciales; il n'en est pas moins subordonné, comme tous les autres tri-
616 REVUE DES DEUX MONDES.
bunauv sardes, à Y Audience royale de Cagliari. Cette cour supérieure,
composée de dix-huit juges, est présidée par la seconde personne
de l'île, le régent, qui prend rang après le vice-roi. Ce magistrat
correspond directement avec les ministres et avec le conseil suprême
qui siège à Turin et qui prononceen dernier ressort dans les causes
qui lui sont déférées. Les attributions de l'Audience royale Ini don-
nent une grande importance. Elle est à la fois une cour royale, un
conseil d'état et un parlement. Le vice-roi peut la consulter sur
toutes les affaires, et il en est plusieurs sur lesquelles il est tenu de
prendre son avis : elle a même conservé le droit d'enregistrer les or-
donnances royales. Créée en 1661, sa réorganisation ne date que de
cinq ans. Les réformes qu'elle a subies ne lui ont rien fait perdre de
sa prépondérance : ses membres, s'ils ne possèdent déjà la noblesse,
l'acquièrent avec le titre de juges , et occupent dans l'île un rang
considérable.
La carrière militaire n'est ouverte qu'à la première classe de la
noblesse. Le régiment des chasseurs-gardes, dont les officiers sont
choisis dans ses rangs, se recrute exclusivement en Sardaigne. La
force armée, placée sous les ordres d'un commandant en chef élu
parmi les majors-généraux étrangers à l'île, se compose de la réunion
des troupes régulières et des milices. Les troupes régulières, en y
comprenant trois cents artilleurs environ et quatre cents cavaliers,
n'atteignent pas le chiffre de trois mille cinq cents hommes. Quant
aux milices, dont l'institution remonte au xv^ siècle, elles peuvent
rassembler près de dix mille hommes. Elles n'ont d'autres signes
distinctifs qu'une cocarde, et sont composées de trois cinquièmes
d'hommes à pied et de deux autres cinquièmes de gens à cheval.
L'administration des dix villes de la Sardaigne, aussi bien que
celle de ses trois cent soixante -huit communes, est confiée à des
conseils municipaux, composés, dans les communes, de trois, cinq
ou sept membres, suivant la population du village, de seize membres
dans les villes secondaires, de vingt-quatre membres à Sassari, de
trente-six à Cagliari. Ces corps municipaux se divisent en deux
classes, dont la première appartient presque exclusivement à la no-
blesse, et la seconde à la haute bourgeoisie. Ce sont ces conseillers
qui sont chargés de dresser les rôles de contributions. Un intendant-
général résidant à Cagliari en dirige la perception. Sur trois millions
trois cent quatre-vingt-cinq mille francs, chiffre moyen auquel se
sont élevés les revenus de l'île de 1827 à 1838, le tiers seulement
appartient aux contributions directes. La branche la plus productive
LA SARDAIGNE. 617
est la douane, qui rapporte près de quatorze cent mille francs. Le
monopole du sel, sur lequel le gouvernement réalise un très grand
bénéfice, figure dans le budget des recettes pour une somme de
quatre cent dix-neuf mille francs, le tiers du revenu total. Cinq cent
trente-quatre mille francs sont votés, sous le nom de donalifs ordi-
naire et extraordinaire, par les trois ordres réunis, à cet effet au com-
mencement de chaque règne. Le reste des impôts est exigé en vertu
de la prérogative royale.
Une autre contribution fort onéreuse, qu'il faut ajouter à toutes
celles que le peuple supporte, c'est la dîme ecclésiastique, qui, affer-
mée en général par le clergé, est perçue dans l'île avec une grande
rigueur. Cette dîme , qui dépasse souvent de beaucoup le dixième
des produits, atteint presque toutes les denrées de l'île et même le
bétail; les revenus ecclésiastiques, dont elle forme la partie la plus
considérable, s'élèvent à près du tiers du revenu total de l'état.
La religion catholique est la seule dont l'exercice soit toléré en
Sardaigne, et le clergé y jouit encore de la plénitude de sa puissance.
On compte dans l'île trois archevêchés et huitévêchés, 458 cha-
noines et bénéficiers, et 1105 personnes attachées aux ordres reli-
gieux, réparties dans quatre-vingt-neuf couvons. Les jésuites, rétablis
depuis peu d'années, ont déjà recouvré une partie des possessions
qui leur avaient été enlevées. Ils occupent trois couvens et y sont au
nombre de soixante religieux, dont seize seulement sont revêtus du
sacerdoce. Les frères des écoles pies, ou frères scolopes, sont chargés
depuis long-temps de l'éducation primaire et s'acquittent avec beau-
coup de zèle de ces fonctions : dans les seules villes de Cagliari e(
de Sassari, ils réunissent plus de treize cents élèves; chacune de ces
deux villes possède en outre une université et un collège de jésuites.
Les cours de l'université sont suivis par sept cents élèves environ, et
ceux des jésuites par près de six cents. Il n'est pas indifférent de re-
marquer que les révérends pères ont trouvé moyen d'échapper au
contrôle de l'autorité universitaire, représentée en Sardaigne par
des magistrats des études.
Bien qu'un décret royal, de date assez ancienne déjà, ait établi
dans tous les centres de population des écoles élémentaires dont les
professeurs payés par les communes doivent être de préférence
choisis parmi les ecclésiastiques, peu de paysans savent Hre. Les^
parens qui destinent leurs enfans à la carrière ecclésiastique ou au
barreau, et qui sont cependant trop pauvres pour subvenir à leur
entretien pendant la durée de leurs études, les envoient à Caghari,
»
Gi8 REVUE DES DEUX MONDES.
OÙ ils sont reçus dans des familles de la classe moyenne. Employés
comme domestiques de confiance à faire les provisions de la maison
chaque matin, et à porter le soir une lanterne devant leurs maî-
tres, à la sortie du théâtre, ces enfans reçoivent, en retour de ces
petits services, le logement et la nourriture, et ont en même temps
le loisir nécessaire pour étudier et se rendre aux écoles publiques.
Le nom de majoli qu'ils portent leur vient d'un capuchon qui ter-
mine leur petit caban et ressemble beaucoup par sa forme à la tré-
mie conique des moulins que manœuvre dans chaque ménage le pa-
tient molente. C'est, du reste, un costume qu'ils déposent dès qu'ils
entrent à l'université. Ils cessent aussi à cette époque des fonctions
dont s'accommoderait peu la dignité des études académiques, et se
placent alors dans quelque maison particulière où ils remplissent la
charge de précepteurs. Malgré ces humbles commencemens, beau-
coup de ces majoli ont obtenu un rang élevé dans l'église ou dans la
magistrature.
Quoique les sources de l'instruction soient suffisamment nom-
breuses en Sardaigne, il n'est pas surprenant qu'elles y aient rare-
ment fécondé les esprits. Le peuple y a toujours vécu à l'écart et
tristement repUé sur lui-môme. La langue qu'il parle est un idiome
particulier dérivé du latin , mais étrangement altéré par l'invasion
arabe (1). Elle a peu de rapport avec les autres dialectes de même
origine, et n'est point comprise hors de l'île. Le clergé, chargé de
dispenser instruction, s'est toujours appliqué à écarter d'un peuple
naïf et soumis la contagion des vœux et des idées qui ont vivifié les
autres nations européennes. Les présidons de l'Audience royale,
chargés spécialement de la censure des pièces de théâtre, ont partagé
celle des livres avec les archevêques de Cagliari; quant à ces prélats
à qui la douane doit remettre tous les ouvrages de science ou de
httérature pour en autoriser ou suspendre l'introduction, ils sem-
blent, comme Omar, n'avoir connu que deux espèces de livres, les
livres inutiles et les livres dangereux. Peu d'ouvrages ont trouvé
grâce devant leurs yeux. Les bibliothèques de l'île font encore foi
de la sévérité de cette censure, qui s'est transmise avec toutes ses
(1) Cette langue a deux dialectes, celui de Cagliari et celui de Logudoro. Plas
qu'aucune autre, elle a conservé des expressions et des tournures latines. On a
môme composé des poésies dans lesquelles on n'a fait entrer (jue des mots communs
à la langue usuelle des Sardes et au vocabulaire latin; exemple :
Deusqui cum potenlia irrcsislibile,
Nos créas et conservas cum amore, etc.
LA SARDAIGXE. 619
défiances, avec toutes ses rigueurs, depuis l'époque où régnait la
plus inflexible orthodoxie jusqu'à nos jours.
Malgré la surveillance du clergé, les Sardes, on peut le prédire,
ne tarderont pas à sortir de leur isolement. Ce sera le commerce qui
établira les points de contact entre eux et les autres nations civilisées.
Jusqu'ici , le commerce est resté presque insignifiant en Sardaigne.
Les exportations et les importations y sont ordinairement égales, et
si la balance penche , c'est du côté des étrangers, qui vendent par-
fois un peu plus qu'ils n'achètent. Pris dans son ensemble, le com-
merce d'entrée et de sortie détermine un roulement de 14 à 15 mil-
lions. Les objets importés sont principalement des bois, des métaux,
des cuirs , et des tissus de tout genre : ce dernier article entre pour
4 millions dans le chiffre des importations, et se décompose ainsi :
cotons, fils et étoffes, 2,272,000 francs; toiles, 454,000 francs; dra-
peries, 1,235,000 francs; soierie, 401,000 francs. La Sardaigne
exporte en retour du blé ou des pâtes préparées à l'italienne pour
une valeur de plus de 3 raillions; des vins, pour 1,169,000 francs; du
gibier et des fromages, pour plus d'un million; des poissons salés,
de l'huile, du sel , et des peaux de bœufs ou de bétes fauves.
On ne saurait croire, au surplus, par combien de préjugés le com-
merce est entravé au sein d'une population qui n'en est pas encore
aux premiers rudimens de l'économie poUtique. Des négocians de
Marseille ont eu récemment l'idée d'envoyer chercher des bœufs à
Oristano, Porto-Conte et Cagliari, pour les transporter en Algérie.
La proximité du marché et le bas prix des bestiaux en Sardaigne de-
vaient rendre cette spéculation très avantageuse; cependant les pro-
fits les plus considérables eussent été sans doute pour les proprié-
taires des vastes prairies de l'île, et même pour l'île entière, en raison
de la circulation de numéraire qui eût été provoquée par ce com-
merce. Ces considérations touchèrent peu les habitans des villes, ef-
frayés avant tout d'une exportation qui pouvait contribuer à élever
les prix sur leurs marchés. Le mécontentement général fut tel, que
le gouvernement crut devoir céder au sentiment public en entravant
ce commerce lucratif par des droits qui ont eu pour effet de diriger
d'un autre côté les spéculations de nos armateurs. Ces appréhensions
ridicules ne se produisaient pas pour la première fois. En 1770, quand
la flotte russe vint se ravitailler à Cagliari, le vice-roi eut beaucoup
de peine à obtenir des paysans qu'ils voulussent bien échanger leurs
bestiaux contre de l'argent. Beaucoup de Sardes regardaient de très
G20 REVUE DES DEUX MONDES.
mauvais œil ces barbares Moscovites qui venaient ainsi leur enlever
les morceaux de la bouche.
J'ai dit que , dans la plupart des cantons de l'île , la culture du blé
donne un produit de sept ou huit pour un; mais, dans quelques dis-
tricts favorisés, tels que ceux de Traxentu et de Nora, ce produit est
presque triplé. Si les procédés de l'agriculture étaient perfectionnés,
si la terre était plus profondément remuée, ce magnifique résultat
pourrait être obtenu sur presque toute la surface cultivable. Il faut
que l'inertie de la population rurale soit bien grande pour avoir neu-
tralisé deux excellentes institutions établies en faveur de Tagricul-
ture, les monts de secours et le barracellat. Le monte di soccorso^
institué sous le ministère du comte Bogino , est une banque agricole
dont le mécanisme fait le plus grand honneur à l'ingénieuse charité
de son fondateur, et que les nations les plus avancées pourraient
s'approprier avec de grands avantages. Dans chaque ville ou village,
un comité , sous le nom de giunte localij réunit presque toutes les
autorités locales, le chanoine prébende, ou le curé le plus ancien, le
baron ou son régisseur, le major de justice , un censeur, un secré-
taire et un garde-magasin. Chacun de ces comités est subordonné à
une junte diocésaine, composée de plusieurs conseillers et présidée
par Tévêque : des censeurs diocésains , représentant ces comilr
supérieurs, communiquent avec vlwq junte générale, établie à Cagîiari
et réunissant les plus grands dignitaires de l'île. Chacun de ces cen-
tres a pour mission de fournir aux cultivateurs, et particulièrement
aux indigens, la quantité de grains nécessaire pour ensemence
leurs terres, ou un secours en argent destiné à subvenir à l'achat de
bœufs et des instrumens de labourage, ou aux dépenses de la mois
son. A une époque déterminée de l'année, chaque laboureur déclar
le nombre de ses bœufs, l'étendue de ses champs, expose ses besoins,
et, lorsque sa déclaration a été vérifiée par cinq prud'hommes di'
l'endroit [probi uomini) , il reçoit le grain ou l'argent qui lui sont
alloués , en s'obligeant à les rendre après la moisson : l'intérêt exigé
équivaut à un seizième pour les grains , et à un et demi pour cent
par année pour les secours en argent. Chaque junte réserve annuel-
lement une certaine quantité de blé ou d'orge pour l'ensemence-
ment d'un terrain qui lui est attribué; tous les habitans du village, à
l'exception des bergers, sont tenus, sous peine d'amende, de con-
courir par une journée de travail gratuit à la culture de ce terrain
< ommun. Il arrive souvent qu'après avoir soldé toutes ses dettes et
LA SARDAIGNE. 621
porté au complet ses deux réserves en grains et en numéraire , l'ad-
ministration d'un canton reste encore en possession d'une somme
sans emploi prévu : elle peut alors, avec l'autorisation du vice-roi,
l'appliquer à des dépenses d'utilité publique ou de bienfaisance ,
comme la réparation des chemins communaux, la construction d'une
fontaine, le dessèchement d'un marais, ou bien l'éducation d'un or-
phelin, ou la dotation d'une fille pauvre.
C'est encore une heureuse inspiration que celle du barracellat, et
ce qui le prouve, c'est que, imaginé sous le gouvernement espagnol,
modifié, étendu, aboli et rétabli à maintes reprises, il a survécu à
toutes ces variations. On nomme ainsi une compagnie d'assurance
armée, dont le but est non-seulement de préserver les campagnes
des dégâts et des vols de toute espèce , mais aussi de fournir une
indemnité aux propriétaires, dans le cas où les coupables n'auraient
pu être arrêtés. Chaque particulier contribue selon ses facultés,
et d'après sa déclaration, à l'entretien d'une compagnie de harra-
rellif dont le capitaine, nommé par le vice-roi, reste maître de com-
poser sa troupe à son gré, moyennant l'approbation de l'autorité
locale : il la choisit ordinairement parmi les petits propriétaires ou
autres citoyens honnêtes et solvables du canton où elle fonctionne.
Les barracelli n'ont pas de costume particulier : chaque compagnie
est constituée pour une année, pendant laquelle elle est responsable
de tous les dégâts, de sorte qu'à l'expiration de son service, elle se
trouve en bénéfice ou en perte, selon sa vigilance. Ainsi, au moyen
d'une cotisation annuelle, tout propriétaire peut laisser mûrir ses
récoltes et errer ses bestiaux, sans avoir à se préoccuper des dépré-
dations et des accidens.
Le gouvernement sarde a compris que chaque avantage remporté
>iir \ intempérie, chaque victoire partielle obtenue sur ce fléau aurait
une immense portée. En même temps qu'on augmenterait la valeur
du sol, qu'on changerait en plaines fertiles de stériles marécages, on
détruiraii une cause sans cesse agissante d'antipathie et de répul-
sion entre les états d'outre-mer et ceux de terre-ferme. L'écoulement
des eaux, stagnantes, l'exploitation des grandes plaines incultes, le
reboisement des terrains dégarnis, auraient d'incalculables résultats.
La Toscane a conquis sur la malaria les marais de Sienne; les Romains
avaient desséché les marais Pontins; les Sardes ne peuvent- ils en
faire autant dans leur île? Le cabinet de Turin a bien encouragé
quelques compagnies à se lancer dans ces entreprises de dessèche-
ment; mais l'incertitude des profits pendant les premières années, la
622 REVUE DES DEUX MONDES.
difficulté d'exciter les Sardes au travail, l'impossibilité d'y employer
des étrangers, tout tead à prouver que, sans l'action vigoureuse et
immédiate du gouvernement même, il ne sera rien tenté de sérieux
dans cette voie. Qu'on se persuade bien qu'il suffit de la plus misé-
rable cause pour engendrer ces miasmes délétères qui désolent un
village, une vallée, une plaine tout entière. Un filet d'eau qu'on
laisse croupir au fond d'un ravin, une mare qu'on néglige de com-
bler, provoquent l'intempérie. Pourquoi la vallée de Maladrossia ,
vallée pierreuse, sans marais, sans autre cours d'eau qu'un ruisseau
stagnant qui se traîne entre des joncs et des iris, pourquoi cette vallée
est-elle si malsaine? Ehl mon Dieu, les mômes causes amènent en
France les mêmes effets, bien qu'avec une intensité moins grande.
Il n'est donc aucune raison sérieuse de désespérer de l'assainissement
de la Sardaigne. Les marais du Brouage, l'infecte Mitidja, la plaine
de Bone, tous ces -terrains noyés où l'écoulement manque aux eaux,
tous ces cloaques bourbeux ont leurs fièvres comme la Sardaigne :
tous, aussi bien qu'elle, pourraient en être affranchis.
Si l'on veut enfin compléter la régénération commencée heureu-
sement par l'abolition du système féodal, il faut accueillir les inspi-
rations d'une politique plus élevée, plus féconde encore; il faut
songera réaliser, en faveur des Sardes, les avantages que leur pré-
sente l'admirable position géographique de leur île. Les ports de la
Méditerrannée reprennent aujourd'hui toute leur importance. La
Méditerranée, ne l'oubUons pas, a sur ses bords de vastes empires
qui semblent près de se dissoudre. Qu'on ne prenne pas pour une
vie nouvelle quelques contorsions galvaniques communiquées à des
cadavres; tout annonce au contraire l'heure fatale où l'Europe chré-
tienne devra inévitablement se porter héritière des états musulmans,
de Salonique à Andrinople, des bords de l'Euphrate et du Ml à Tré-
bisonde. Si c'est la guerre qui doit régler le partage entre les puis-
sances collatérales, cette guerre sera avant tout maritime, et le soi'
du monde pourrait bien se décider encore sur les flots qui ont vu k
grandes journées d'Actium et de Lépante. En même temps, le com-
merce tend à rentrer dans les voies abandonnées depuis quatre sir
des. L'Afrique s'est ouverte sous nos pas, et l'Inde franchit déjà K
canaux sinueux de la mer Rouge pour aller offrir ses marchandises à
Suez et à Cosséir. Méconnaître la portée de ces grands événemens,
de ces nouvelles tendances commerciales, serait un déplorable aveu-
glement. Il y a d'immenses bénéfices à espérer pour les ports qui
serviront d'entrepôts aux échanges de l'Europe et de l'Asie. Eh bien]
LA SARDAIGNE. 623
la mer qui baigne les rivages de la Sardaigne et presse ses flancs de
toutes parts peut devenir pour elle une ceinture d'or. Le commerce
maritime se porte toujours de préférence vers les lieux où, libre de
choisir son moment et d'éviter les risques si fréquens des spécula-
tions inopportunes, il se trouve dégagé d'une partie de ses chances
aléatoires. Qu'un port franc soit ouvert en Sardaigne; que Cagliari ou
Saint-Pierre puisse faire concurrence à Malte ou à Livourne, et à l'in-
stant une terre négligée et languissante redevient une des échelles
inévitables du commerce méditerranéen. Loin de se refuser à ouvrir
un port franc sur un des points de l'île, le gouvernement sarde de-
vrait plutôt livrer l'île toute entière au libre commerce qui la solli-
cite. Le jour où il aurait réalisé cette grande pensée, où Cagliari ,
Palmas et Saint-Pierre, Oristano et Porto-Conte, Terra-Nova et les
baies de la Madelaine, pourraient écouler vers l'Europe, comme
d'un vaste entrepôt, les produits du monde oriental; le jour où l'Al-
lemagne et l'Angleterre, la France et l'Espagne, seraient admises à
y réaliser leurs échanges, à y déposer le trop plein de leur indus-
trie, la Sardaigne verrait se presser incessamment dans ses ports de
nombreuses flottilles, attirées par les facilités d'un commerce sans
entraves. L'aflluence du capital, vivifiant tous les genres d'exploi-
tations rurales, contribuerait à l'assainissement du pays. Peut-être
même qu'une innovation aussi féconde fournirait naturellement la
solution du problème que le cabinet de Turin a vainement cherchée.
Je ne puis croire que les chances imprévues d'un immense déve-
loppement d'affaires ne permettent pas de concilier la prospérité de
l'île avec les exigences du fisc et les intérêts jaloux des provinces
continentales.
Les vœux que je forme sont un témoignage de la secrète sympa-
thie qu'a laissée en moi la Sardaigne. Pour m'expliquer à moi-même
l'intérêt que je prends aux destinées d'un pays où je n'ai fait que
passer, et que je ne reverrai peut-être jamais, j'aime à me rappeler
que j'y ai rencontré presque partout des visages bienveillans, des
cœurs sincères et chaleureux.
E. Jurien-Lagravière.
ATHÈNES
ET
LES ÉVÈNEMENS DU io SEPTEMBRE.
On est malheureux d'avoir vu Athènes; je commence hardiment
par cette conclusion. Athènes est un de ces noms magiques qui ré-
veillent en nous des images auprès desquelles toute réalité est in-
sufGsante ou même ridicule. L'imagination seule, cette fée merveil-
leuse, peut de loin nous dépeindre un théâtre digne des évènemens
que ce mot nous rappelle, mais elle perd sa puissance devant l'im-
placable vérité. Tout rêve de jeunesse s'enfuit à l'aspect de la mo-
derne capitale de la Grèce, et l'on ne sait, quand on l'a vue, com-
ment encadrer dans ce qui existe les souvenirs du passé.
Le paquebot autrichien à bord duquel nous avions pris passage
la veille au soir, à Syra, arriva une heure avant le lever du soleil ci.
vue des côtes de l'Attique. Cette matinée de printemps était d'une
admirable pureté. Au-dessus de nos tôtes, les étoiles s'éteignaient
une à une, et les premières lueurs du jour blanchissaient l'horizon.
Le navire, poussé par une fraîche brise, filait rapidement sur une
mer unie comme un miroir et blanche comme un lac d'étain fondu.
ATHENES ET LA. REVOLUTION GRECQUE.
A bord, les passagers donnaient encore. Le pont était presque dé-
sert. Cinq ou six Grecs seulement, enveloppés de leurs longs ca-
bans à capuchon , étaient silencieusement accoudés sur le bastin-
gage et regardaient grandir dans le lointain les montagnes de leur
patrie. En face de nous, les rochers de la côte, entourés d'une va-
peur légère, formaient un long feston bleu dont les contours, encore
vagues, se dessinaient de minute en minute plus nettement, au fur
et à mesure que, derrière leurs cimes, la lumière montait dans le
ciel. Ces rochers n'ont rien d'agreste ni de sauvage; ils s'étagent
gracieusement, sans confusion, sans déchirures, et offrent à l'œil
une suite de lignes harmonieuses, colorées, selon l'éloignement, de
teintes plus ou moins foncées. La nature semble avoir taillé avec
amour ce pays, qui devait être le berceau des arts. En approchant
des rivages de la Grèce, on ne sent pas cependant, comme à la vue
des côtes d'Italie, son cœur bondir d'enthousiasme et d'admiration.
Tout au contraire, dès que l'on entrevoit les rochers nus de l'Atti-
que et ses montagnes stériles , auxquelles le temps et les hommes
n'ont rien laissé que leur coupe merveilleuse, on éprouve une incon-
cevable tristesse, et ce sentiment, dont on ne se rend pas bien compte,
vous accompagne presque partout dans le Péloponèse.
Le navire avançait toujours, et déjà nous pouvions suivre du re-
gard toutes les sinuosités de la côte. A notre gauche, la chaîne de
rochers se rompait tout à coup en falaise, et l'on apercevait, à quel-
que distance dans l'intérieur des terres, une plaine taillée en am-
phithéâtre dans les montagnes et noyée encore dans la brume du
matin. Un mamelon raide, élevé, semblable de loin à une énorme
tour, se dressait au milieu de cette plaine et perçait seul le brouil-
lard. Dans cette vallée se trouvait Athènes; ce mamelon, c'était
l'Acropole. Le ciel s'éclairait de plus en plus; les collines exposées
au levant se glacèrent bientôt d'un large reflet rose, et semblèrent
se couvrir en un instant de bruyères fleuries; puis le soleil se leva
dans toute sa splendeur orientale. Une heure plus tard, le paquebot
doublait un petit promontoire et entrait brusquement dans un bassin
circulaire, grand à peu près comme la place Vendôme : nous étions
dans le Pirée.
Le Pirée est entouré d'une ceinture de maisons blanches, à toits
rouges, à contrevents verts. Les quais sont bordés de pierres de taille
et bien construits; ils étaient peu animés, et les premiers person-
nages que j'aperçus sur cette terre des grands souvenirs furent, —
je ne l'oublierai jamais, — deux promeneurs en habits noirs donnant
TOME IV. 41
626 REVUE DES DEUX MONDES.
le bras à deux dames coiffées de chapeaux roses. Sept à huit bâti-
mens étaient mouillés dans le bassin. Le vaisseau français V Inflexible ^
une frégate anglaise, une corvette russe, occupaient l'un des côtés;
un bateau à vapeur désemparé portait seul dans le Pirée les couleurs
de la Grèce. Ce pauvre bâtiment désarmé , sans mâts , sans vergues
et sans cordages, faisait peine à voir auprès de ces beaux navires qui
se balançaient fièrement sous la brise. N'était-il pas l'image de ce
malheureux pays de Grèce, qui maintenant ne vit plus qu'à l'ombre
des trois grandes puissances dont nous voyions flotter les pavillons?
Dès que notre paquebot eut laissé tomber son ancre, plusieurs
barques se détachèrent du quai et vinrent accoster le bâtiment. Ceux
qui montaient ces canots étaient vêtus à l'européenne; bientôt ils
nous hélèrent en français de tous les côtés à la fois. — Eh! monsieur,
l'hôtel des Voyageurs! l'hôtel de France! la pension Suisse! — On
pouvait se croire dans la cour des Messageries-Royales. Un de ces
hommes transborda nos effets et nous conduisit au débarcadère. Au
moment où, avec je ne sais quel sentiment de respect, je posais le
pied sur les dalles du quai, un Grec à calotte rouge vint à moi et
m'adressa dans sa langue une allocution à laquelle je ne compris pas
un mot. Je demandai ce que me voulait cet homme; il me fut ré-
pondu que c'était un douanier. Je lui donnai quelques sous, il passa
son chemin. — Comment irons-nous à Athènes? demandai-je au ci-
cérone; trouve-t-on ici un cheval, un mulet, un chameau? Le guide
se mit à rire. Il n'y a pas de chameaux au Pirée, me répondit-il d'un
air un peu impertinent, mais je vais chercher un fiacre. Un fiacre
arriva, un fiacre numéroté, doublé de velours d'Utrecht rouge, et
attelé de deux haridelles. Nous prîmes la route d'Athènes. Cette
route plate, poudreuse, se déroule en ligne droite comme un long
ruban blanc; elle traverse une plaine inculte, déserte, couverte de
grandes herbes déjà flétries au mois de mai. Un bouquet d'oliviers,
planté à égale distance du port et de la ville, coupe seul l'uniformité
de cette lande jaunâtre, sur laquelle le regard erre tristement.
Le cicérone s'était placé sur le siège auprès du cocher. Je l'acca-
blai de questions. — Qu'est-ce que cela? lui demandai-je en indi-
quant auprès de la route un fossé assez semblable aux tranchées de
nos marais, à cela près qu'il était à sec. — C'est le Céphise, me ré-
pondit-il tranquillement. — Et là-bas, un peu à gauche, cette grande
montagne?— C'est le Pentélique. — Et celle-ci, plus près, en face
de nous? —C'est l'Hymète. — L'Hymète! m'écriai-jc malgré moi,
ah! mon Dion, voir l'Hymète par la portière d'une citadine! — Ar-
ATHKNES KT LA HÉVOLUTIOX GRECOl E. 6â7
rivé dans le bois d'oliviers, le cocher, selon l'usage invariable des
cochers athéniens, s'arrêta pour faire boire ses chevaux devant une
baraque convertie en cabaret. Une collection complète de ces images
grossièrement coloriées dont il se fait en France un grand com-
merce dans les foires de village, et qui représentent Napoléon à Aus-
terlitz ou Murât à Aboukir, décorait à l'extérieur les murs en bois de
cette chétive hôtellerie. Dès que l'on a dépassé les derniers oliviers,
le spectacle change. Au milieu d'une plaine aride, éclairée par un
soleil brûlant, bornée de tous côtés par les montagnes, on voit, à tra-
vers un nuage de poussière, une petite ville blanche, resserrée au
pied d'un mamelon qui la domine. Le sommet de ce mamelon, qui
se dresse isolé comme un immense piédestal , est couronné d'une
sombre muraille au-dessus de laquelle on aperçoit le fronton jauni
d'un temple. Ce temple, c'est le Parthénon; cette petite ville (1),
c'est Athènes. Il n'est peut-être pas au monde de paysage plus mé-
lancolique. Même en oubliant le passé, on soupire involontairement
à la vue de cette grande plaine silencieuse, de ces montagnes déso-
lées, de cette bourgade neuve qui s'élève impudemment au milieu
des ruines qui s'écroulent. On se demande avec surprise si là vrai-
ment pouvait être la ville de Périclès. Quand le guide a prononcé le
nom d'Athènes, on doute encore; puis les champs déserts qui vous
entourent vous rappellent la campagne si triste de Rome. Alors on
comprend que les siècles se sont écoulés, et que la main de Dieu
s'est appesantie sur ces deux villes.
Les premières maisons s'élèvent çà et là en désordre et n'ont
aucun style. Les murs sont à peu près blancs, les toits à peu près
rouges. Une rue droite, assez large, non pavée, bordée de pauvres
boutiques aux enseignes la plupart écrites en français, traverse la
ville dans sa plus grande longueur. Cinq ou six autres rues plus
étroites, moins longues, désertes, également pleines de poussière,
coupent la première à angle droit. Voilà tout Athènes ! Les passans
portent presque tous l'habit européen; de loin en loin seulement on
aperçoit un élégant pallicare à la taille de guêpe, à la démarche pré-
tentieuse, vêtu de la fustanelle albanaise, de la veste brodée d'or ou
d'argent, et coiffé d'un grand chapeau de paille. La ville, sans ani-
mation, sans mouvement, a une physionomie mesquine et bour-
geoise où l'on cherche en vain le caractère étranger, la couleur
orientale. On dirait un faubourg de Marseille jeté dans une des
(t) Elle A vingt-cinq mille habitans.
41.
G28 REVrE DES DEUX MONDES.
plaines poudreuses de la Provence. Un seul palmier long et maigre
s'élève au milieu de la grande rue, se détache sur le ciel transparent,
et vous rappelle la latitude de l'Attique. Quand on arrive dans un
hôtel français, après avoir traversé la capitale de la Grèce, on a suhi,
disons-le franchement, le plus cruel désenchantement que voyageur
puisse endurer.
On se tromperait si l'on pensait que les monumens merveilleux
de l'antiquité embellissent la ville actuelle. Les ruines du passé sont
tout-à-fait en dehors de la moderne Athènes. Les murailles noires de
l'Acropole cachent à tous les yeux les trésors qu'elles renferment. Il
faut faire un petit voyage pour voir l'œuvre de Phidias. Le temple
de Thésée se trouve près de la route du Pirée, en-deçà des pre-
mières maisons; celui de Jupiter Olympien est du côté opposé, au-
delà de l'enceinte de la ville. Dans les rues, on n'aperçoit ni inscrip-
tions, ni fragmens de sculpture; le badigeon règne sur tous les
murs. Je n'ai pas la prétention de donner ici une description nou-
velle des ruines d'Athènes, tout le monde les connaît; mais il faut
dire qu'à la vue de ces chefs-d'œuvre de l'art , le premier sentiment
que l'on éprouve n'est pas de l'admiration , c'est de la surprise; on
reste un instant stupéfait, surtout si l'on vient d'Italie, des petites
proportions de ces monumens : le temple de Thésée (que l'archéo-
logie me le pardonne) ne paraît guère plus grand que l'arc-de-triom-
phe du Carrousel, et le Parthénon est plus petit que la Madeleine.
On cherche en vain cette nuance dorée des ruines de l'Attique, tant
vantée par les voyageurs. Le ciel n'a pas doré les temples d'Athènes,
il les a brunis. Le côté des colonnes qui subit depuis tant de siècles
les ardeurs du soleil, s'est revêtu d'une teinte bistrée, dure, qui rap-
pelle les couleurs de la rouille; le côté opposé a conservé sa blancheur
primitive. Le contraste trop rude de ces deux nuances arrête d'abord
désagréablement le regard , et nuit à la mollesse du contour. Plu-
sieurs particularités, minimes en apparence , vous contrarient pen-
dant votre visite aux ruines. On ne pénètre pas sans permission dans
l'Acropole. Si à Schaffliouse, pour voir la chute du Rhin, il faut tirer
une sonnette, à Athènes on doit parler au concierge pour visiter le
Parthénon. Cette mesure était, du reste, indispensable, les compa-
triotes de lord Elgin ne se faisant scrupule, en aucun pays, de casser
à coups de canne les têtes des figurines ou les doigts des statues, sous
prétexte de rapporter des souvenirs de leurs lointains voyages. Le
sol de l'Acropole est jonché de fragmens de marbre, embarrassé de
moellons rangés avec symétrie. Des baraques d'ouvriers se dressent
ATHÈNES El LA RÉVOLUTION GRECQUE. 629
çà et là, les coups de marteau retentissent, le gardien bavarois pérore;
tout vous distrait, vous trouble, vous désespère. D'énormes poutres
étaient dressées, l'an dernier, contre les colonnes du temple de Mi-
nerve. Que voulait cet échafaudage à ce monument? C'était une
restauration sans doute, et assurément elle était entreprise dans
une louable intention ; mais quand, du haut de l'Acropole, on aper-
çoit l'espèce de caserne plaquée de marbre qu'on appelle le Palais-
Neuf, on ne peut s'empêcher de frémir en songeant que la restau-
ration du Parthénon est confiée aux mains qui ont construit cette
prétentieuse masure.
En élevant, sous la direction de Phidias, les plus beaux temples
du monde au jugement de tous les siècles , Périclès n'avait pas seu-
lement fait d'Athènes la capitale des arts, il avait aussi donné une
grande extension à son commerce. Alors comme aujourd'hui le sol
de l'Attique était loin de fournir tous les élémens de subsistance
nécessaires à là population. Les habitans manquaient de laines, de
chevaux, de fer, de bois de construction. Une énorme quantité de
blé était importée de la Sicile , de l'Egypte , de la Chersonèse tau-
rique, de la Macédoine, et c'est à peine si les revenus de l'état suf-
fisaient à payer ces importations. Les Athéniens appelèrent l'art à
leur secours. Le cuivre de Délos, l'or de la Lydie, l'ivoire de la Libye,
devinrent entre leurs mains des sources inépuisables de richesses.
Les manufactures de la ville de Périclès furent réputées sans égales;
de tous côtés, les commerçans vinrent au Pirée échanger les pro-
duits des terres lointaines contre les statues , les vases ou les armes
d'Athènes. On reprocha à Périclès ses dépenses, et en effet les
temples élevés par Phidias n'avaient pas coûté moins de quatre mille
talens (1), ou vingt-deux millions, cest-à-dire trois fois le revenu
de l'état; mais, en quelques années, la prospérité de la ville fut
assurée, et la richesse des Grecs d'Athènes dépassa celle des Cartha-
ginois, des Phéniciens, des Grecs de l'Asie, de Samos, de Rhodes et
de Syracuse.
Le gouvernement actuel n'a pas eu la prévoyance de Périclès.
Lors de son installation , Athènes n'existait plus; il méconnut à la
fois le vœu des Grecs et son propre intérêt, en fondant la capitale
nouvelle sur l'emplacement de la ville ancienne, (c La Grèce est une
résurrection, écrivait-on alors; quand on ressuscite, il faut renaître
avec sa forme, avec son nom, avec son individualité complète. »
I) Ce chiffre est celui que donne Pausanias.
630 REVUE DES DEUX MONDES.
Au temps où nous sommes , les villes comme Athènes ne renais-
sent pas avec leur forme, et leur nom les écrase. Les ressources
du jeune royaume étaient trop faibles pour qu'il pût fonder une
ville digne des ruines, des souvenirs et du nom d'Athènes. Aussi
qu'est -il arrivé? A suivre ce projet on n'a rien gagné, et on a
beaucoup perdu. Les monumens du passé rendent ridicules les con-
structions modernes, et les maisons nouvelles nuisent à l'effet des
ruines. Cela était facile à prévoir. Un motif plus grave encore au-
rait dû faire abandonner cette malheureuse idée. Depuis Périclès,
le sol de l'Attique ne s'est pas enrichi , et les Athéniens ont perdu
leur génie. Les Grecs ne sont plus, comme autrefois, d'admirables
ouvriers , l'art est mort en Grèce, mais ils sont d'excellens mate-
lots, et le commerce tend à renaître dans leur pays. La capitale au-
rait dû être le centre des affaires, et elle en est complètement à
l'écart. Il n'y a et il ne peut y avoir à Athènes aucun commerce.
La distance de plus de deux lieues qui sépare le port de la ville em-
pêche les navires de prendre la route du Pirée , et Syra attire de
son côté tout le commerce de l'archipel. Ce rocher stérile acquiert
chaque année plus d'importance. Le port de Syra est maintenant le
point d'intersection des lignes des paquebots français ou autrichiens
qui sillonnent dans tous les sens les mers du Levant; sa population a
triplé depuis huit ans, et elle augmente chaque jour dans une propor-
tion notable. Si la nouvelle capitale avait été fondée au Pirée ou sur
risthme de Corinthe, elle serait devenue sans nul doute le centre de
l'affluence qui se porte à Syra et à Patras. Les Grecs demandaient avec
instance qu'on choisît un de ces deux emplacemens : à ce peuple de
marins il fallait pour capitale un port de mer, et, si on eût écouté le
vœu national, peut-être cette jeune cité serait-elle maintenant, après
Constantinople , la ville la plus importante de l'Orient. Tout au con-
traire Athènes, isolée dans les terres et abandonnée de la popula-
tion laborieuse , végète à grand'peine. Tout y manque, et tout y est
hors de prix. Pour les étrangers, les mauvaises auberges de la capi-
tale du roi Othon sont plus chères que les bons hôtels de Londres.
Le climat est encore un des ennemis de la nouvelle ville. Située au
fond d'une vallée et entourée de tous côtés par les montagnes,
Athènes se trouve malheureusement à l'abri des vents de nord-est
qui assainissent la Grèce, et des brises de mer qui apportent un peu
de fraîcheur à cette terre brûlante. Aussi, pendant trois mois de
l'année, la capitale, inhabitable et peu salubre, devient-elle une véri-
table étuve. Dan» la sai:»on des chaleurs, les diplomates étrangers ot
ATHÈNES ET LA RÉVOLUTION GRECQUE. 631
l'aristocratie athénienne, abandonnant la ville, vont chercher un peu
d'air au Pirée ou dans les campagnes environnantes. Les villas voi-
sines d'Athènes sont en général petites , peu ombragées et peu re-
marquables. Il faut pourtant excepter le superbe château qu'une
de nos compatriotes a fait construire, il a y peu d'années, au pied
du Pentélique. M""* de P**% qui garde dans son cœur, ardent comme
aux premiers jours, le feu sacré des philhellènes, a adopté la Grèce
comme une nouvelle patrie, et s'est imposé une sainte, mais difficile
mission en cherchant à régénérer les arts dans TAttique. Elle a pu
prêter à ce courageux dessein l'appui d'un beau titre et d'une grande
fortune. Des écoles gratuites ont été instituées par ses soins. Enfin
elle a attiré à Athènes de jeunes artistes français qui tentent , sans
beaucoup de succès , nous a-t-on dit , d'enseigner aux enfans athé-
niens ce que nous ont appris leurs pères.
Les environs d'Athènes sont peu sains; en général le chmat de la
Grèce est perfide : la malaria y sévit pendant l'été, surtout dans les
endroits humides où croît le laurier-rose. Cette plante, dont le nom
résonne si bien à la fin d'un vers, est un indice presque certain de
l'insalubrité du champ qui la produit. Les habitans du pays échap-
pent plus facilement à l'intempérie; les étrangers en sont trop sou-
vent victimes. Le voyageur doit s'entourer des plus minutieuses
précautions, se prémunir contre les moindres variations de tempé-
rature, éviter de coucher sur la terre, et s'astreindre à un régime
sévère. L'abus du vin, des fruits, des légumes aqueux, cause des
dyssenteries terribles. Le moindre refroidissement ( et il est difficile
de s'en garantir dans un pays où le soleil est brûlant et le vent gla-
cial) est assez ordinairement suivi d'une fièvre toujours dangereuse,
quelquefois mortelle. Si l'on se sent atteint, le meilleur remède est
de partir à l'instant. Qu'on aille à Constantinople ou en Italie , peu
importe; mais à tout prix il faut quitter la Grèce. Le changement de
climat est beaucoup plus efficace que le quinine; quelquefois même
l'air natal est un spécifique souverain; dans d'autres cas, le mal ré-
siste à tous les remèdes. On sait combien de nos soldats ont péri
misérablement en Morée; plusieurs officiers ont rapporté de cette
expédition des fièvres dont ils se ressentent encore en France après
quinze ans.
On voit quels avantages il y aurait eu à transporter sur les bords
de la mer la nouvelle capitale des Hellènes. Tout devait y gagner, le
développement, la beauté de la ville, le commerce, la salubrité pu-
blique et l'art lui-même, car les ruines du siècle de Périclès seraient
632 UEvuii: des deux mo>dës.
bien autrement majestueuses et mélancoliques si on les avait laissées
isolées au milieu de la plaine de l'antique Athènes, dans toute la
poésie du silence et de la solitude. Malheureusement le roi Louis de
Bavière ne voulut jamais permettre qu'on écoutât sur ce point le
vœu de la nation; il décida que la ville renaîtrait à l'endroit même
où elle était ensevelie. Ce n'est pas le seul reproche qu'on puisse lui
faire. En naturalisant dans les états de son flls et aux dépens de ses
sujets son goût pour les arts, le roi de Bavière a oublié d'importer en
Grèce le système flnancier au moyen duquel il a pu rassembler dans
sa capitale , ainsi qu'Adrien dans sa villa voisine de Tivoli , tous les
monumens qui l'ont le plus frappé dans ses voyages. On m'a assuré
à Munich que, pour satisfaire son goût favori , le roi prélevait sur
chaque administration une sorte d'impôt. Le budget de la guerre
surtout, s'il faut en croire les Bavarois, serait presque entièrement
détourné au profit des travaux publics. Un grand officier vient-il à
mourir, au lieu de désigner un successeur, on laisse, pendant quel-
ques années, sa place vacante; le roi touche ses appointemens, et à
la perte d'un général, la Bavière gagne une statue, un tableau ou le
fronton d'un temple. Assurément on ne saurait blâmer cette mé-
thode. L'armée ne se désorganise pas faute d'un officier; les fron-
tières du pays ne sont pas pour cela envahies, et Munich devient une
ville d'année en année plus curieuse. En Grèce, loin d'adopter ce
système, on a épuisé les ressources d'un trésor appauvri en payant à
prix d'or une armée inutile , et en construisant à grands frais, dans
le même temps, des édifices absurdes.
Le jour même de mon arrivée à Athènes, je reçus, en réponse à
une lettre de recommandation envoyée dès le matin, une invitation
de bal pour le soir. Cette invitation me réjouit, efie offrait un nouvel
attrait à ma curiosité. Sans doute la modeste capitale du roi Othon
ne ressemblait guère à cette superbe Athènes que j'avais si souvent
rêvée; mais, chez ses habitans, n'aurais-je pas à étudier des cou-
tumes intéressantes, des mœurs pour moi nouvelles? Cet espoir me
restait, et je partis pour le bal, comptant bien que les hommes me
dédommageraient des pierres. Un fiacre me conduisit chez mon am-
phitryon. Selon une mode tout-à-fait parisienne, deux lampions
posés sur les bornes de la porte d'entrée servaient de fanaux aux in-
vités. Dans le vestibule, un valet de pied en grande livrée me débar-
rassa de mon manteau; un second domestique m'annonça dans un
assez beau salon meublé à la française. La réunion était déjà com-
plète. Les hommes, uniformément velus d'habits noirs, se pressiienf
ATHÈNES Eï LA KÈVQLUTION GRECQUE. 633
au milieu du salon; les dames, habillées sans exception a l'euro-
péenne, étaient assises sur les banquettes. Quand, remis d'un pre-
mier étonnement et de ce sentiment de malaise que l'on éprouve
toujours en entrant dans un salon où l'on se croit complètement
étranger, j'eus examiné avec plus d'attention les visages, je restai
comme étourdi. Je connaissais presque tout le monde. Ces figures,
je les avais vues cent fois; où? je n'en savais rien d'abord; mais mes
souvenirs s'éclaircirent peu à peu, et je reconnus un diplomate ha-
bitué du café de Paris, puis un officier de marine, plus loin de jeunes
Grecs élevés en France et qui avaient été mes camarades de collège.
Parmi les femmes, il n'en était peul-étre pas une seule qui n'eût
passé au moins un hiver à Paris. Elles étaient d'une parfaite élé-
gance; chaque semaine arrivent au Pirée les parures les plus fraîches
et les modes les plus récentes. Pour donner une idée de la recherche
du monde élégant d'Athènes, il suffira de dire qu'une dame de la
Chaussée-d'Antin, dont la beauté est justement célèbre à Paris, se
trouvait en même temps que nous en Grèce; elle venait tout exprès
dans le Levant, nous assura-t-on, pour faire emplette d'étoffes nou-
velles, et pour apprendre à bien poser sur sa tête le taktycos de
Smyrne. Le premier jour, son arrivée avait épouvanté toute la société
féminine; mais, le soir, on s'était rassuré : les rubans de la lionne
furent déclarés fanés, et l'on trouva ses toilettes d'un goût repro-
chable. Le bal s'anima peu à peu. On walsa avec entraînement, à
l'allemande, sur des airs de Strauss. La soirée fut très gaie, mais de
couleur locale il n'y avait pas l'ombre. Pas un détail ne rappelait
l'Orient : le français était la seule langue que l'on parlât; en un mot,
d'une élégante maison de la rue Saint-Lazare on aurait pu passer
dans ce salon grec sans s'apercevoir de la différence.
La haute société d'Athènes est prévenante, animée, surtout très
joyeuse. En hiver comme au printemps, les bals, les fêtes, les dî-
ners, se succèdent sans interruption. Une troupe italienne assez
passable , qui , à l'instar de celle de Paris , partage l'année en deux
saisons, arrive en automne dans la capitale de la Grèce, après avoir
recueilli, pendant la canicule, les bravos des dilettanti de Smyrne.
Des parties de campagne, des goûters sur l'herbe, des promenades
à Égine ou à Eleusis, remplacent, l'été, les joies plus bruyantes du
carnaval. Les réunions étant peu nombreuses, tout le monde se con-
naît, et l'on jouit à Athènes d'une chose à peu près inconnue dans
les grandes villes, de l'intimité dans le monde. Cette façon d'être
est assurément pleine de charme, mais elle a aussi ses inconvéniens.
■
634 REVUE DES DEUX MONDES.
Du rapprochement continuel de personnes dont la fortune et la po-
sition sont différentes naissent infailliblement une infinité de petites
jalousies qui se laissent deviner lors même qu'elles ne se trahissent
pas à l'extérieur. A Athènes, ainsi que dans toutes les petites villes,
les maisons sont pour ainsi dire transparentes. Les habitudes de
chacun sont connues dans les moindres détails, et, comme les su-
jets de conversation manquent, on parle beaucoup d'autrui. La
facilité des mœurs donne un nouvel attrait à la médisance; aussi la
chronique des salons athéniens est-elle fort piquante, et cette chro-
nique, on la connaît dès le premier jour; en Grèce comme ailleurs
se trouvent de bonnes âmes qui ne se font aucun scrupule d'ajouter
au nom de toute femme celui du prétendu cavalière servente. Pour-
tant, il faut le dire, les coutumes italiennes, quoique adoptées par
le plus grand nombre , ont rencontré des dissidens dans la société
d'Athènes. Il y a peu d'années, une grande dame étrangère s'in-
digna de la légèreté des mœurs et prétendit les réformer. Elle fît un
triage dans le monde hellénique et n'ouvrit son salon qu'à une so-
ciété épurée. Bien que les jeunes gens se fussent montrés rebelles
à ce nouvel ordre de choses, et que les plus joHes femmes n'eussent
point paru suivre avec beaucoup d'enthousiasme, à vrai dire, la ban-
nière du puritanisme , la réforme eut ses prosélytes , et la société se
divisa. Le nouveau salon était le plus vertueux d'Athènes, un autre
en était le plus gai. Deux camps se formèrent, et la discorde agita
son brandon.
Des causes de division plus sérieuses que ces rivahtés féminines
partagent le monde athénien : ce sont les opinions politiques. La
société d'Athènes ne se compose pas exclusivement de Grecs; elle a
même pour noyau les diplomates étrangers et leurs familles. Chacun
de ces diplomates, français, anglais ou russe, cherche à faire prédo-
miner son influence, chacun a ses sectateurs parmi les Hellènes, et
il est impossible que les chefs de ces trois partis oublient tout-à-fait
dans les salons les préoccupations de leur cabinet. La même défiance
règne entre leurs prosélytes, et la politique, en Grèce aussi bien
qu'à Paris, jette son venin dans les relations sociales. Cette allusion
que nous venons de faire aux trois opinions qui divisent la société
d'Athènes nous amène à dire ce que nous entendons par les partis
étrangers en Grèce. Ce mot partie auquel on a prêté, ce nous semble,
dans ces derniers temps, une signification beaucoup trop étendue,
est loin d'avoir, en Grèce, la môme valeur qu'en tout autre pays.
En le prenant dans une fausse acception, beaucoup de journaux on'
ATHÈNES ET LA REVOLUTION GRECQUE. 635
été amenés à donner aux évènemens du 15 septembre des interpré-
tations confuses et contradictoires. Il est un fait qu'il faut d'abord
préciser : c'est que, si la triple influence de la Russie, de l'Angleterre
et de la France donne aux opinions politiques des Grecs trois nuances
bien distinctes, il n'en est pas moins vrai qu'il n'y a en Grèce qu'un
seul parti proprement dit, c'est le parti grec. Les Hellènes veulent
avant tout leur indépendance; ils n'ont qu'une seule idée, qu'un
seul désir : c'est, comme l'a dit un illustre écrivain, c< de se refaire
nation. » Si, après tant de combats et de sang répandu, ils sont par-
venus à secouer la domination des Turcs, ce n'est pas pour courber
la tête sous un autre joug. Seulement, ils se sentent trop faibles
encore pour marclier seuls, et comptent tous sur l'assistance de l'une
ou de l'autre des trois puissances protectrices; mais ils ne considè-
rent ces puissances, on ne saurait trop le répéter, que comme des
nations amies. Du jour où l'une d'elles quitterait son caractère d'al-
liée pour dévoiler des projets de domination, elle serait accusée de
félonie, et la Grèce trahie se révolterait contre cette nouvelle oppres-
sion. Telle est l'opinion générale des Hellènes. Si on peut citer
quelques exceptions et rappeler les noms de certains hommes enrôlés
au service de la Russie ou de l'Angleterre contre leur propre patrie,
ces hommes, en très petit nombre, loin de constituer un parti, sont
méprisés à Athènes, montrés au doigt et ridicuHsés chaque jour par
des chansons ou des caricatures. Voilà ce qu'ignoraient sans doute
ceux qui, ne voyant dans la révolution du 15 septembre que le ré-
sultat d'une impulsion donnée par un cabinet étranger, ont repré-
senté les Grecs comme prêts à se jeter aux bras de l'une des trois
puissances, comme tout disposés à changer les couleurs du dra-
peau national, quand ils ne voulaient au contraire qu'agrandir leurs
libertés. En général, on a oublié le motif principal de cette révolu-
tion pour n'en voir que la cause secondaire. Aussi les Grecs se plai-
gnent-ils amèrement de certains journaux de Paris; ils les accusent de
n'avoir pas puisé leurs renseignemens dans le pays et de s'être con-
tentés de traduire les gazettes allemandes, qui n'étaient elles-mêmes
que l'écho de la presse de Munich et des opinions bavaroises (1). La
(I) Voici un fait qui donne la mesure de ces opinions. Trois jeunes éludians
grecs, dont nous pourrions citer les noms, ont dû récemment quitter Munich,
qu'ils habitaient depuis (lîusieurs années, pour se rendre à Paris. Insultés jour-
nellement, ils s'attendaient, s'ils eussent prolongé leur séjour en Bavière, à voir
Kî.s mauvais traitemens succéder aux paroles injurieuses.
636 KEVU£ D£S DEUX MONDES.
révolution du 15 septembre est une révolution purement grecque.
Maintenant, qu'un cabinet étranger ait attisé le feu qui couvait sous
la cendre, que par de sourdes menées il ait avancé le jour d'une ca-
tastrophe inévitable dont il espérait profiter peut-être et qui a tourné
contre lui, nous sommes loin de vouloir le nier; mais avant de rendre
compte des secrètes manœuvres qui ont augmenté le mécontente-
ment des Hellènes , il faut chercher dans le passé l'origine de ce
mécontentement même.
En 1827, la nation grecque, qui, pendant quatre siècles d'asser-
vissement, n'avait jamais désespéré d'elle-même, avait enfin secoué
le joug. Malheureusement la guerre avait tout dévasté, et la Grèce
en renaissant se trouva sans ressources pour vivre. Un agent de la
Russie, M. Capo d'Istria, fut nommé président du nouveau gouver-
nement. C'était un homme capable, mais faible et ambitieux. On croit
généralement à Athènes que, le titre de président lui convenant à
merveille, il avait tout intérêt à ce que la Grèce ne devînt pas un
royaume digne d'un plus puissant que lui, et qu'il n'a pas travaillé,
comme il l'aurait pu , à en faire reculer les hmites. La correspon-
dance de M. Capo d'Istria avec le prince Léopold de Saxe-Cobourg a
prouvé qu'il n'avait pas peu contribué, plus tard, au refus par lequel
ce prince répondit à l'offre de la couronne de Grèce. Le plus grand
désordre signala l'administration du nouveau président et celle de
son successeur. Après les jours d'oppression vinrent les jours d'in-
curie. Bientôt régna une anarchie complète qui acheva de détruire
ce que la guerre avait épargné. Le 9 avril 1832, à la chute du comte
Augustino, qui avait succédé à Capo d'Istria son frère, on trouva dans
le trésor vingt-quatre écus de cuivre (1). C'était toute la fortune de la
Grèce. Les trois puissances qui avaient aidé de leurs armes ce mal-
heureux pays vinrent au secours de ses finances. Le 7 mai , un prêt
de 60 millions fut garanti à la Grèce par les trois cours de France,
d'Angleterre et de Russie, et il fut décidé, après le refus du prince
Léopold, que le second fils du roi de Bavière serait roi des Grecs.
Le prince était mineur. Sa grande jeunesse avait môme été un des
principaux motifs qui l'avaient désigné au choix des puissances. On
pensait qu'un très jeune chef inspirerait de la confiance aux Hel-
lènes. C'était un souverain qu'on leur donnait à élever selon leurs
idées, selon les besoins du pays. On espérait aussi qu'arrivant en
Grèce à l'âge où le carar4;ère des hommes, et celui des princes en
il) Thiersch , État actuel de la Grèce, Leipsig , 1834, l, 1 , p. 110.
ATHÈNES ET \.\ RKVOI.lTïON GRECQUE. 637
particulier, reçoit plus aisément l'empreinte des circonstances, le
jeune monarque se façonnerait sans peine aux mœurs de ses su-
jets, et que, bien qu'Allemand d'origine, il deviendrait Grec par le
cœur avec les années. Cette idée était juste dans le principe; par
malheur, les mesures que la jeunesse même du roi exigeait de
prendre détruisirent les bons effets qu'on attendait et eurent de fâ-
cheux résultats, que l'on pouvait prévoir. Il fallut nommer un conseil
de régence; les membres de ce conseil furent choisis parmi les per-.
sonnages importans de la cour de Munich. Les Grecs commencèrent
à croire que c'était un gouvernement tout fait qu'on leur imposait,
et non pas un jeune prince qu'on leur donnait pour qu'ils le missent
à la tête de l'ordre politique qu'ils voulaient établir. Forcés de subir
cette organisation, ils pensèrent que, si une administration étran-
gère était appelée au maniement de leurs affaires, eux du moins
n'en seraient point exclus, et qu'ils garderaient au conseil voix déli-
bérative. Pendant la guerre et depuis leur indépendance, les Grecs
s'étaient gouvernés par des assemblées; ils avaient plusieurs consti-
tutions, entre autres celle d'Épidaure et celle de Trézène. Ils vou-
lurent en rédiger une définitive d'après les intérêts du pays, afin de
la soumettre au roi et à ses ministres. Ce parti , fort sage assurément,
déplut à Munich. On invita les Grecs à ne s'inquiéter de rien avant
l'arrivée du roi; on leur promit que le conseil de régence ferait droit
à leur demande, et se conformerait en tout au vœu de la nation.
Le 6 février 1833, le roi arriva. Au lieu de venir aux Grecs en toute
confiance, il parut accompagné de ses conseillers, escorté d'une ar-
mée de quatre mille Bavarois. Loin de se conformer aux usages du
pays et de mesurer les dépenses de l'installation à l'état des finances,
dont les seules ressources consistaient dans l'emprunt, on établit à
grands frais en Grèce une fraction de la cour de Munich. Toutefois,
les Hellènes étaient si heureux de sortir enfin de l'anarchie, que l'on
ne reprocha guère au nouveau gouvernement ses premières prodi-
galités. Le jeune roi apportait avec lui tant d'espérances, que, malgré
son escorte étrangère , il fut accueilli avec enthousiasme. Ce furent
chaque jour des fêtes et des réjouissances nouvelles. En voyant à sa
tête un jeune chef, la nation se sentit plus grande, plus complète;
elle salua d'une acclamation de joie unanime le bonheur qui lui sem-
blait promis.
Le conseil de régence se composait de MM. d'Armansperg, Maûrer
et Aïdec. Bien que M. d'Armansperg fût président du conseil,
M. Maiirer ne tarda pas à prendre sur ses collègues l'ascendant que lui
638 REVDE DES DEUX MONDES.
donnait une capacité supérieure; pendant une année il dirigea seul les
affaires. De tous les ministres bavarois qui se sont succédé depuis
dix ans, M. Maûrer est peut-être le seul qui ait su gagner la confiance
des Grecs. Arrivé dans un temps où tout était à faire, il rassembla
autour de lui les hommes éminens du pays; il étudia rapidement la
situation et les besoins de la Grèce. Tout en respectant ses institu-
tions, il en fonda de nouvelles; partisan des idées françaises, il donna
aux Grecs un code pénal imité do nôtre, un jury institué à la fran-
çaise; son administration habile et prudente rétablit l'ordre. Peu à
peu les affaires prirent leur cours, et le pays prospéra. Le sou-
venir de M. Maûrer est encore vénéré à Athènes. Malheureusement,
au bout d'une année, par suite des intrigues de l'Angleterre, assure-
t-on, il fut rappelé à Munich. M. d'Armansperg prit le pouvoir; alors
tout changea de face. Le président du conseil se montra aussi pro-
digue que son prédécesseur avait été économe; il quadrupla le trai-
tement de certains grands fonctionnaires, bouleversa tout le per-
sonnel de l'administration pour s'entourer de ses créatures ou pour
s'en faire de nouvelles. Deux hommes considérables, estimés de
tous, Maurocordato et Colettis, avaient pris une grande part aux
affaires; les Grecs, que le gouvernement bavarois avait d'abord un
peu effrayés, s'étaient rassurés en voyant parmi ceux qui veillaient à
leurs intérêts ces deux enfans de leur révolution. M. Maûrer, com-
prenant la force que devait donner à son administration la coopéra-
tion de ces deux chefs de parti, les avait attirés : le président du con-
seil s'en débarrassa : sous prétexte de les nommer ministres, l'un en
Allemagne, l'autre en France, il exila Maurocordato à Berlin , et Co-
lettis à Paris. Après leur départ, les Grecs n'eurent plus de représen-
tans sérieux au ministère, et le gouvernement bavarois s'isola au mi-
lieu de la nation. Dès-lors il se rendit coupable d'injustices criantes
qui excitèrent en Grèce une indignation générale. Tous les grades
dans l'armée furent donnés aux compatriotes du roi. On s'inquiétait
peu de la capacité des nouveaux titulaires; être né à Munich, c'était
l'important; la qualité de Bavarois rendait apte à toutes les fonctions :
d'un soldat on faisait un capitaine, un lieutenant de vaisseau d'un
officier d'infanterie. Un humble expéditionnaire bavarois occupait
mie des places importantes de fadminislration; h fune des facultés
d'Athènes professait un sous-maître d'école d'un village allemand. On
abandonnait dans la misère les veuves des citoyens morts pour la pa-
trie, et Ton envoyait chaque année en Bavière une somme considé-
rable aux familles des soldats qui avaient péri victimes d'un goût im-
ATHÈNES ET I A UKVOLLTOIN GRECQUE. 63î^
modéré pour le vin de Santorin. Les Hellènes se demandèrent s'ils ne
s'étaient affranchis du joug ottoman que pour tomber sous une autre
domination. En 1835, le roi devint majeur, le conseil de régence fut
dissous, et l'on nomma M. d'Armanspcrg archi-chancelier. Ce chan-
gement de titre ne diminua en rien retendue de ses pouvoirs; bientôt
il put agir avec une liberté plus grande encore. Le jeune roi, jusqu'à
cette époque, s'était peu occupé des affaires; mais sa présence seule
imposait au ministère une sorte de retenue, du moins apparente.
En 1837, il partit pour l'Allemagne, où il devait épouser la princesse
Amélie d'Oldenbourg; l'archi-chancelier resta souverain absolu à
Athènes. Le désordre fut bientôt à son comble : des exactions de tout
genre pesèrent sur la nation mécontente; toutes les places avaient
été données, on en fonda de nouvelles. Peu importait que ces places
fussent inutiles : c'était pour le fonctionnaire qu'on les instituait, et
non dans l'intérêt du pays. Un Bavarois reçut de fort beaux appoin-
temens avec le titre de garde-général des eaux et forêts à Syra, et il
alla résider sur ce rocher, qui ne produit pas un arbre, pas un buis-
son, et où l'eau se vend un sou le verre. A l'exemple des chefs, les
subordonnés voulurent faire fortune, chacun prétendit avoir sa part
des millions que la Grèce avait empruntés; le trésor fut mis au pil-
lage, et nous renonçons à raconter tous les faits qui attestent ces
dilapidations (1).
(1) Ces faits sont nssez nombreux pour qu'on ait pu , en les recueillant, former
un gros volume qui se publie à Athènes en ce moment. Nous n'en rapporterons que
deux (}ue nous retrouvons dans notre mémoire. — L'eau manque au Pirée. Un Ba-
varois propose d'y creuser un puits artésien; on lui avance une somme considé-
rable, et le gouvernement paie d'avance une partie du salaire des ouvriers. L'en-
trepreneur fait faire un premier trou; puis, le trouvant trop étroit, il commence
un second forage, sans obtenir un meilleur résultat. Alors il déclare qu'en Grèce
il n'y a pas d'eau sous la terre, et repart pour la Bavière. Les Grecs soldèrent encore
ses frais de voyage. — Le gouvernement avait eu l'idée de faire bâtir à Athènes
une église gothique (on construisait bien des temples grecs à Munich). Un jeune
Bavarois fut chargé, moyennant salaire, d'aller étudier pendant deux ans toutes
les cathédrales gothiques de l'Allemagne. Comme au bout de dix-huit mois on
n'avait pas de nouvelles de l'architecte, on s'enquit de lui. Il répondit qu'il ne
pouvait plus s'occuper de sa mission ni retourner à Athènes, attendu que dans ses
voyages il s'était marié. La Grèce se trouva avoir payé sa dot. — Assurément ces
faits, et mille autres semblables que nous pourrions citer, ne sont pas d'une grande
importance; mais ils étaient connus de tout le monde, et le peuple, en voyant des
personnages secondaires agir si fort à leur aise, devinait quelles devaient être les
déprédations de ceux qui étaient assez haut placés pour faire les choses en grand
et sans être yus.
640 REVUE DES DEUX MONDES.
Le plus grand désordre régnait aussi dans les prounces. î.es
troupes bavaroises venues avec le roi avaient été cantonnées dans
différentes garnisons. Les Grecs s'accommodaient peu de l'outrecui-
dance de ces protecteurs étrangers : ils les ridiculisèrent; les Bava-
rois s'emportèrent, des disputes s'ensuivirent. Sentant bouillonner
dans leurs veines leur sang de pallicare, les Grecs se souvinrent
qu'ils avaient été les compagnons de Canaris, et ils armèrent leurs
longs pistolets à crosse d'argent. Des rixes continuelles eurent lieu
entre le peuple et l'armée; Maïna surtout fut souvent le théâtre de
ces luttes sanglantes, dans lesquelles les Bavarois, peu habitués à
faire dans les montagnes une guerre de partisans, eurent presque
toujours le dessous. Ici se place un fait qui paraîtra incroyable, et
dont cependant l'authenticité ne peut être mise en doute. Dans ces
rencontres, les Grecs firent prisonniers un assez grand nombre de
soldats du roi; il les vendirent au gouvernement après avoir fixé leur
rançon. Un soldat était coté deux sous; un officier valait 50 centimes.
Les pallicares , moyennant le prix convenu , se cédaient entre eux
leurs captifs, et des spéculateurs s'étaient établis qui faisaient ce
singulier commerce.
Avant le retour du roi en Grèce, M. d'Armansperg, pour avoir
un titre à son indulgence, s'était hâté d'instituer le conseil d'état
et de fonder l'université; mais on savait que les 60 millions avaient
à peine suffi aux folles dépenses du gouvernement, et l'on calculait
que la Grèce, pauvre comme aux mauvais jours, se trouvait avoir
contracté, sans qu'il en fîit résulté aucun bien pour elle, une dette
énorme dont elle devait payer les intérêts, tandis que la Bavière en
avait absorbé le capital. Le mécontentement allait croissant; bientôt
une révolution devint imminente, et si elle n'éclata pas dès cette
époque, c'est qu'on espérait encore que le roi, à son arrivée, ren-
drait justice à chacun. Lorsque fut signalée la frégate qui ramenait
le souverain et la jeune reine, la population exaspérée se porta en
foule au Pirée. Le ministre effrayé essayait en vain de faire bonne
contenance. Après avoir ordonné, pour fêter le retour du roi, des
réjouissances publiques, il s'embarqua sur un bateau à vapeur et
alla rejoindre en mer le vaisseau royal. Le peuple, s'agitant en tu-
multe sur la route d'Athènes, attendit avec anxiété le résultat d'une
entrevue qui devait être décisive. Ce résultat ne fut connu que vers
une heure du matin. On apprit alors que l'archi-chancelier était ren-
voyé, et que le roi nommait M. de Khudart président des ministres.
Des cris de joie unanimes saluèrent la décision royale; le lendemain,
ATHÈNES ET LA RÉVOLUTION GRECQUE. 641
quand le monarque parut avec la jeune reine , il fut accueilli avec
amour; le peuple voulut dételer les chevaux de sa voiture pour la
traîner : ce fut un véritable triomphe. Le souverain prenait donc
enfin lé parti des Hellènes! La jeune reine allait donner à la Grèce
un prince grec, un prince élevé dans la rehgion du pays! Tous les
dissentimens se trouvaient conciliés; l'avenir souriait enfin, et pour
la seconde fois la Grèce poussa un long cri d'espérance.
Le roi parut vouloir justifier dès les premiers jours la confiance
qu'on mettait en lui. Jusqu'alors il s'était peu inquiété de l'adminis-
tration; venu très jeune en Grèce, il avait, pendant la première année,
laissé complètement à M. Maiirer le soin des affaires. En prenant le
pouvoir, le président du conseil avait trop bien compris son intérêt
pour ne pas chercher à endormir chez le roi toute idée d'indépendance,
personnelle. Le gouvernement s'étant isolé de la nation, le roi avait
été séparé d'elle par le gouvernement. Il ne connaissait les intérêts
de ses sujets que par l'intermédiaire de ses ministres; leurs plaintes
même n'arrivaient à lui que modifiées et affaiblies. Cette sorte de
séquestration fut sans doute fatale aux Grecs, mais elle servit le sou-
verain : il dut à son inaction même d'être excepté de la haine uni-
verselle qu'avaient soulevée ses compatriotes. En tout autre pays,
on aurait confondu le monarque et ses agens; les Grecs sont fins ,
clairvoyans : ils comprirent que, si les ministres agissaient au nom du
roi et en apparence de concert avec lui, c'était sans sa participation
réelle; ils ne le firent pas responsable des actes du ministère. Le
prince avait d'ailleurs donné en plusieurs occasions des preuves de
sa bonté, de sa loyaaté; il était généralement aimé.
Aussitôt après le départ de M. d'Armansperg, le roi déploya un
caractère tout-à-fait nouveau. Il n'avait jusqu'alors été souverain que
de nom, il voulut l'être de fait. Pendant son voyage, l'enfant s'était
fait homme; par malheur, en courant avec trop d'ardeur vers un but
louable, il le dépassa. Depuis trois ans le gouvernement avait mal
agi, le roi prétendit agir tout différemment; les ministres avaient
abusé de sa confiance, il se défia de tous les ministres; il n'avait rien
fait lui-même, il voulut tout faire. Alors commença pour lui une vie
toute de travail et d'activité. L'inaptitude de certains fonctionnaires
excitait des murmures; il prétendit h l'avenir faire seul toutes les no-
minations. Avant de déterminer un choix, il voulut prendre lui-
même les renseignemens les plus minutieux; écoutant tout le monde
et ne s'en rapportante personne, il arrivait que les paroles de l'un
détruisaient celles de l'autre, et le roi ne savait que décider, lu
TOME IV. 42
%42 REVDE DES DEUX MONDES.
maître d'études manquait au collège d'Athènes; il fallut neuf mois
pour lui trouver un successeur. Ne voulant juger qu'avec une impla-
cable équité, le souverain ajournait toute affaire, si minime qu'elle
fut, lorsqu'elle ne lui paraissait pas suffisamment instruite; les moin-
dres projets de chaque administration, devant passer avant de recevoir
une solution par la camarilla (chancellerie royale) et par le cabinet
du roi , étaient indéfiniment ajournés. Les actes du gouvernement
ne se produisirent qu'avec une lenteur excessive. Le jeune prince,
passant sa vie à vérifier avec une exactitude scrupuleuse une infinité
de détails insignifians, s'égarait dans un labyrinthe inextricable. Mi-
thridate y aurait perdu la tête. Le roi Othon persista dans son œuvre
avec une ténacité qui mit à jour le trait le plus saillant de son carac-
tère; mais, en se préoccupant des petites choses, il oubliait les affaires
importantes! l'organisation administrative était défectueuse en plus
d'un point. Les institutions nouvelles étaient gênées par les an-
ciennes; les rouages de ce gouvernement à la' fois grec et bavarois
s'entravaient les uns les autres, les divers élémens qui le composaient
se neutralisaient. Cependant, malgré les vices et les imperfections du
-système administratif, l'ordre s'était rétabli peu à peu en Grèce, par
cela seul qu'on avait un gouvernement. Les cultivateurs, ainsi que les
commerçans, reprenaient courage; le pays était en voie de progrès,
et une amélioration, lente il est vrai, mais croissante, se faisait sentir
dans les affaires. Pour se rendre compte de cette progression, 41
suffit de jeter un coup d'oeil sur la situation agricole et commerciale
du pays.
En Grèce, les bras manquent à l'agriculture. Sur une superficie de
4,800,000 hect., 850,000 hectares sont exploités, et par 100,000 cul-
tivateurs seulement. Chaque laboureur cultive donc plus de 8 hec-
tares, et l'on ne compte en Grèce qu'un attelage de bœufs pour
quatre laboureurs. Cet énorme inconvénient diminue tous les ans.
En 1839 seulement, on a importé dans le royaume pour un million
de francs de bêtes à cornes (1). La moitié du blé nécessaire à la con-
sommation est importée de la Russie méridionale, et l'on ne peut
guère espérer que, sous ce rapport, la Grèce se suffise jamais à elle-
(1) Pour compléter les documens que nous avons pu prendre nous-môrae dans le
pays, nous n'avons pas craini de faire des emprunts à un ouvrage inlilulé G^eect
as a liingdom, hy M. Slrong; nous devons aussi qiiel(|nes renseignemens à un
exccllt'iit travail publié tout récemment sous ce tilre : la Grèce depuis dix ans,
par iM. Jules Fluutelot.
ATHÈNES ET LA RÉVOLUTION GRECQUE. 6i3
même; mais elle peut s'indemniser, par les autres produits qui con-
viennent mieux à son sol, du manque de céréales. — La culture des
vignes a pris, depuis quelques années, un grand accroissement. Le
vin, avant 1835, ne figurait pas sur la liste des exportations. Depuis
cette époque, les procédés de fabrication ayant été perfectionnés,
plusieurs navires ont transporté le malvoisie de Grèce en Allemagne,
et même à Boston et à New-York. La récolte des raisins de Co-
rinthe a presque doublé. — L'huile d'olive, qui devrait être le prin-
cipal élément du commerce grec, a été, jusqu'à présent, repoussée
des marchés européens à cause de sa mauvaise qualité. De nouveaux
procédés de clarification viennent d'être importés tout récemment
en Grèce. Des oliviers sauvages ont été greffés dans plusieurs des
Cyclades, et particulièrement dans l'île de Tine, où nous avons pu
voir que cette expérience avait parfaitement réussi.
On consommait dans le pays pour près d'un million de sucre im-
porté. Depuis quelques années, la betterave a été naturalisée avec
succès à Eubée, et une manufacture de sucre indigène vient de s'étar
blir dont on a droit d'attendre les meilleurs résultats. — Les mû-
riers, qui, au xir siècle, étaient si nombreux dans la Morée qu'ils
avaient donné leur nom au pays {!), ont été presque entièrement
détruits pendant la guerre. De nouvelles plantations viennent d'être
faites, et l'exportation de la soie a monté, dans ces dernières années,
à près d'un million.
La marine iji,a{;çhande s'est relevée peu à peu. De 1838 à 1840,
613 bàtimens âe foutes grandeurs sont sortis des chantiers seuls de.
Syra; les affaires du cabotage ont triplé depuis 1833; enfin , le mou-
vement général des affaires commerciales, en y comprenant la valeur
des exportations, des importations, du transit, du cabotage, s'est élevé,
en dix ans, de 26 millions 800,000 drachmes, à 78 millions 800,000.
L'organisation de la marine royale laisse encore beaucoup à désirer;
elle a été jusqu'à présent confiée à des Bavarois que la situation de
leur pays n'obligeait pas à savoir distinguer le bossoir de la dunette
d'un navire. Cependant les vaisseaux du roi, si l'on peut leur donner
le titre de vaisseaux, ont fait avec assez de succès une guerre d'ex-
termination aux pirates qui infestaient les côtes du Péloponèse.
D'année en année, le chiffre de l'armée a été diminué; elle se
(1) D'autres prétendent que le nom de Morée fut donné au Péloponèse à cause
de sa contiguration géographique, qui présente à peu près la forme d'une feuille de
mûrier.
42.
VM REVUE DES DEUX MONDES.
compose aujourd'hui d'environ neuf mille soldats. On parle d'établii
une sorte de landwehr au moyen de laquelle on pourrait en quelques
jours faire une levée de cent mille hommes. — Une gendarmerie
nombreuse et bien organisée a rétabli la sécurité dans le pays. Les
vols à main armée, autrefois nombreux, sont maintenant fort rares.
En Grèce, on ne pouvait pas tout-à-fait oublier les arts. Une so-
ciété archéologique a ordonné des fouilles qui ont produit quelques
précieux débris. — Un travail très complet, publié ici même (1) , i
nous laisse rien à dire des améliorations apportées récemment dan
l'instruction publique.
Pour terminer cet aperçu trop rapide de la situation actuelle de la
Grèce, il nous suffira d'emprunter quelques chiffres au tableau des
recettes et dépenses de l'état pour l'année 1843, présenté, le 31 jan-
vier, par le ministre des finances, M. Rhallis (2). La recette, pour
1843, est estimée à 17,198,115 drachmes; la dépense, h 18,666,482.
Il y a donc encore cette année un déficit de 1 million 468,367 drach-
mes; mais le déficit était de 10 millions en 1834, de 7 millions et
demi en 1837, de 2 millions 900,000 drachmes en 1842.
Ce tableau, qui semblerait prouver que le malaise des finances a
diminué, a rencontré, il faut le dire, beaucoup d'incrédules; dans
tous les cas, le progrès des affaires commerciales est évident. Mais,
au gré des Hellènes, il n'a pas été assez rapide : ils ont oublié le
bien qu'avait fait le gouvernement en songeant à celui qu'il aurait
pu faire. Ces améfiorations, ils croient en être redevables bien plus
h eux-mêmes qu'à l'administration , qu'ils ont toujours accusée de
n'avoir qu'une force négative et qui, disent-ils, a paralysé leurs
efforts plus souvent qu'elle ne les a secondés. En dix années, com-
bien la Grèce aurait dû marcher î et qu'elle a fait peu de pas depuis
le départ de M. Maûrer! Tout en rendant justice à l'activité du roi,
on voyait que rien ne résultait du travail opiniâtre auquel il s'était
condamné. Les Grecs ne doutaient pas qu'il ne voulût la prospérité
du pays, et ils savaient que si, pour bien faire, quelque chose lui
manquait, ce n'était pas le bon vouloir. Mais tout languissait. Plu-
sieurs officiers bavarois entouraient encore le jeune monarque; ils
avaient hérité de toute la haine que l'on portait à leurs devan-
(1) Voyez le travail de M. Ampère sur V Instruction publique en Grèce dans la
livraison du l^r avril 1843.
(2) Nous nous bornons à citer les chiffres de M. Rhallis, sans en garantir l'exacii-
liide. Dans le Moniteur du 4 mai, on n'estime les receUesqu'à 15,669,795 drachmt
et on conserve pour les dépenses le chiffre de M. Rhallis.
ATHÈNES ET LA RÉVOLUTION GRECQUE. 645
ciers. Avant la révolution du 15 septembre, on ne se doutait guère
en France de l'aversion qu'ils inspiraient. Il y a quatre mois, en
parlant de la situation des Cyclades , nous disions (1) que le gou-
vernement bavarois était considéré à Athènes comme une colonie
étrangère à charge au paijs, et l'on nous blâma d'avoir émis une opi-
nion aussi formelle. Si nous ne nous attendions pas à voir les évène-
mens justifier si tôt nos paroles, nous savions qu'il suffisait d'avoir
passé une journée à Athènes pour connaître l'horreur qu'inspire aux
Grecs tout ce qui est Bavarois. On pensait généralement que la con-
stitution promise dès l'arrivée du roi, et toujours ajournée depuis
cette époque , pourrait seule assurer la prospérité du pays. En recu-
lant toujours , malgré les demandes réitérées de la nation , l'exécu-
tion de sa promesse, le jeune monarque avait excité un profond mé-
contentement. Les agens d'une puissance qui ne cesse de se creuser
sourdement une route souterraine dans tout l'Orient, aiguillonnaient
les plus irrités. Des brochures imprimées à Constantinople, et con-
tenant contre le roi et la reine d'indignes calomnies, furent répan-
dues en Grèce. Ces libelles, qui, chose remarquable, furent dès leur
apparition attribués à la Russie, trouvèrent plus d'échos dans les
provinces que dans la capitale. Le parti russe ( nous avons dit le sens
qu'il fallait donner au mot parti), le parti russe doit à des sympa-
thies religieuses de réunir sous son influence à peu près la moitié
des Hellènes; mais il est, sans contredit, le plus faible à Athènes.
Toute petite qu elle est encore, la capitale de la Grèce tend, comme
toutes les capitales , à centraliser le pays. Les jeunes Athéniens ont
été élevés, pour la plupart, en Allemagne, en Angleterre ou en
France. Les idées d'Europe ont singulièrement modifié l'intolérance
native de leurs sentimens religieux, et ils ont rapporté de leurs
voyages des principes de libéralisme qui ne rendent pas à leurs
yeux l'autocratie du czar le meilleur des gouvernemens possibles:
mais le peuple ignorant a conservé les haines religieuses dans toute
leur violence. La Russie a pu se servir avec succès de ce puissant
levier, non pas pour produire le soulèvement du 15 septembre,
mais bien pour accélérer de quelques mois, de quelques années
peut-être, une révolution inévitable, dont le principe était ailleurs,
et dont le résultat, elle l'espérait du moins, pouvait être le renverse-
ment du roi.
Le récit des derniers évènemens, tel même que les journaux l'ont
(l) Voyez l'article sur VIU de Tine dans la livraison du 1" juin.
6i6 IIEVUE DES DEUX MODES.
publié, prouve suffisamment que c'était contre les Bavarois et le
système administratif que la nation se révoltait, et non contre le
roi lui-même. Le courroux qui poursuivait les ministres est tombé
devant le souverain. C'est à tort qu'un épisode de l'émeute a pu faire
penser le contraire à quelques personnes. On a dit que Kalergi avait
tiré son sabre devant le roi, en proférant une menace injurieuse; s'il
était vrai , ce fait serait assez grave , ce nous semble , pour que les
rapports officiels en eussent parlé : or les dépêches n'en font aucune
mention, et toutes les lettres particulières le démentent. Voici, en
revanche, un autre fait dont nous garantissons l'authenticité, qui
paraîtrait prouver que l'attitude des officiers était dans cet instant
toute différente de celle qu'on leur a prêtée. Le peuple et l'armée
entouraient le palais; on criait de tous côtés : à bas les Bavarois 1
vive la constitution! L'effervescence était au comble, quand passa un
Bavarois, ofûcier supérieur, et particulièrement détesté à Athènes.
Quelques soldats voulurent se jeter sur lui , mais un simple sous-
lieutenant, les arrêtant du geste, leur dit : « Mes amis, souvenez-
vous que vous êtes les vainqueurs! » et tous les soldats rentrèrent
dans les rangs. Voilà ce qu'on peut opposer à l'histoire de Ralergi,
dont peut-être, en bien cherchant, on trouverait la source dans les
feuilles allemandes. Au reste, lors même que ce fait serait exact,
— et nous persistons à le nier jusqu'à pleine confirmation, — il ne
faudrait voir dans cette manifestation hostile à la personne du roi
que l'effet coupable d'un ressentiment individuel, qui aurait été sé-
vèrement blâmé par la nation. Les Grecs ont tout intérêt à ce que
le roi Othon reste sur le trône. S'il abdiquait, de deux choses l'une,
ou ce malheureux pays tomberait encore une fois dans l'anarchie,
ou il écherrait à un nouveau souverain. L'anarchie, les Grecs la con-
naissent, et ils savent qu'un roi nouveau, fût-ce même le duc de
Leuchtemberg, ferait tout rétrograder de dix ans, et remettrait les
choses où elles étaient à l'arrivée du roi Othon.
Faut-il ajouter, pour conclure, que la Russie, en démasquant trop
tôt ses projets, vient de compromettre singulièrement son influence
en Grèce? La part qu'elle a prise aux derniers évènemens est trop
patente pour qu'elle puisse la nier; la destitution de M. de Katakasy,
qui est le désaveu formel de cette participation , n'a désabusé per-
sonne. On pouvait même prévoir la façon d'agir du cabinet de Pé-
tersbourg : les évènemens de Serbie sont-ils si loin? Dans des cir-
constances presque analogues sa conduite a été absolument la même.
Sa politique en Orient ne change pas : avancer incessamment, mais
J
ATHÈNES ET LA RÉVOLUTION GRECQUE. 647
dans l'ombre, sans bruit, et de façon à pouvoir se retirer sans être
vu, si l'alarme était donnée, tel a toujours été l'ordre immuable,
telle est la marche qu'elle vient encore de suivre en Grèce. La con-
duite sage du roi Othon dans ces dernières circonstances a déjoué
tous les calculs que les ennemis de la Grèce avaient pu baser sur
l'opiniâtreté bien connue de son caractère. Ils espéraient le voir
rompre plutôt que plier; mais il a cédé, et il a eu raison. Le roi est
maintenant tel que le voulaient les Grecs, tel qu'il avait promis
d'être. Le pays a donc gagné la partie, et le souverain n'a rien perdu;
car, si en prêtant serment au régime constitutionnel, le roi des Grecs
a renoncé à la plus grande partie de ses pouvoirs, on sait que ces
pouvoirs auraient toujours été inutiles entre ses mains. Par le fait,
son rôle n'a pas changé. Seulement il s'est déchargé d'une immense
responsabilité , et il a laissé place à d'autres pour qu'ils fassent ce
qu'il n'a pu faire. Voilà ce qu'on pense en Grèce; ailleurs on juge
autrement les choses. En voyant ce jeune monarque obligé de dé-
clarer solennel le jour où il a perdu ses prérogatives, l'Europe a
compris la faiblesse du roi des Grecs. Elle sait combien est petite la
part qu'on doit lui faire; elle sait que, si on ne doit pas l'accuser des
fautes du gouvernement qui vient de tomber, il ne faudra pas, non
f\as, lui attribuer le bien que pourra faire celui qui va s'établir. Si
la prospérité renaît en Grèce, nul n'en tiendra compte au roi Othon.
Quoi qu'il puisse arriver, ce prince a perdu l'occasion d'être appelé
le régénérateur de la Grèce, et ce beau titre lui fut offert.
Combien était belle la position que donnait au fils du roi de Ba-
vière le décret des trois puissances! Quel plus beau rêve s'est jamais
offert à l'imagination d'un jeune prince? Ce rêve était réalisable :
4e roi Othon avait peut-être sous la main tous les élémens d'une
restauration; mais les circonstances étaient difficiles, il fallait une
A^oix puissante pour maintenir chacun à son poste, dans un temps où
le vaisseau de l'état, pour nous servir de la comparaison d'un grand
orateur, était une barque si fragiie, si vacillante, que le déplacement
de quelques misérables individualités pouvait la submerger. Il eût
fallu au gouvernail un pilote prudent et hardi pour sauver la Grèce.
Qui sait si l'avenir ne se serait pas chargé de doter le jeune royaume?
Qui sait si cette nation régénérée n'aurait pas, au jour d'une immi-
nente catastrophe, maintenu du côté de l'Orient l'équilibre euro-
péen? Ail lieu de cela, qu'est-il arrivé? qu'arrivera-t-il? Le jour où
les débris de l'empire ottoman rouleront vers l'Occident, qui peut
dire si la Grèce ne sera pas entraînée par cette grande avalanche, et
"6^8 REVUE DES DEUX MONDES.
si ce malheureux pays, qui fut le plus beau des royaumes, ne de-
viendra pas une pauvre province? Cependant tout est loin d'être
perdu. La révolution d'Athènes a eu un immense retentissement
dans la Turquie d'Europe, dans l'Archipel et dans l'Asie mineure;
de tous côtés les Grecs asservis tendent les bras à leurs frères délivrés.
Sans doute on a beaucoup à craindre, mais on a tout à attendre d'une
nation qui jamais n'a désespéré d'elle-même.
J'étais depuis quinze jours à Athènes, et je n'avais encore vu le
roi que de loin, à la promenade du dimanche. Ce jour-lè, au coucher
du soleil, la musique d'un régiment se rassemble au milieu d'une
plaine un peu en dehors de la ville, et donne en plein air une séré-
nade à la population. Cette fête hebdomadaire attire une foule nom-
breuse et assez curieuse à observer. Bien que le costume européen
y domine, les fez rouges se mêlent en assez grand nombre aux cha-
peaux de castor, et, au milieu des sombres habits des dandies, on
voit briller çà et là les paillettes de la veste d'un pallicare; des offi-
ciers caracolent sur de jolis chevaux de Syrie. Malgré leur petite cas-
quette et leur longue redingote bleue à collet rouge, à poitrine rem-
bourrée, selon l'ordonnance de Munich, ces jeunes militaires n'ont
en aucune façon la tournure germanique. Rien qu'à voir ce beau
lieutenant qui passe fièrement, portant haut la tête, retroussant ca-
valièrement sa moustache et posant volontiers devant le spectateur,
on reconnaît l'élégant Athénien sous la livrée bavaroise. Les dames
arrivent en calèches découvertes, et font grand étalage de chapeaux
à plumes, de robes éblouissantes. Vers le milieu de la soirée, la voi-
ture royale est invariablement signalée, et l'on voit arriver une sorte
de phaëton, attelé de deux chevaux allemands, harnachés à l'an-
glaise, que le roi conduit lui-même. Le prince est vêtu à la grecque;
la reine, habillée à la française, est assise auprès de lui. De loin, je
n'avais pu me faire qu'une idée très vague de la physionomie du roi
Othon et de la beauté de la reine Amélie; mais bientôt l'occasion me
fut offerte de contempler tout à mon aise leurs majestés helléniques.
L'escadre française mouillée dans le Pirée devait, sous peu de jours,
appareiller pour Smyrne, lorsque la reine manifesta à l'amiral le désir
de visiter son vaisseau. M. de Lasusse offrit de donner un bal à son
bord, et sa proposition fut acceptée.
Par une magnifique soirée de juin, tous les navires du Pirée étaient
couverts de leurs pavillons. Les embarcations de l'escadre, conduites
par des rameurs vêtus de blanc, commandées par les élèves, atten-
ATHÈNES ET LA RÉVOLUTION GRECQUE. 649
daient au débarcadère et portaient à l'instant au vaisseau amiral tout
invité qui se présentait. Les apprêts de la fête avaient été ordonnés
avec un bon goût remarquable. La reine désirait voir un vaisseau
français; il fallait le lui montrer dans sa plus belle parure, c'est-à-
dire prêt à combattre. Aussi, de tous côtés, n'apercevait-on que des
appareils de guerre, et nulle part les préparatifs du bal qui devait
avoir son tour. Une partie de l'équipage était sous les armes; les ca-
nonniers, rangés autour des pièces, tenaient en main le refouloir ou
la mèche allumée. Pour arriver à l'amiral, il fallait passer devant une
haie de matelots à figures bronzées, à tournures martiales, et devant
des groupes d'officiers en grand uniforme. La société était réunie,
lorsqu'un coup de canon signala l'arrivée de leurs majestés. Dès que
le roi eut mis le pied sur son canot, le pavillon de Grèce, rayé de bleu
et de blanc, monta au grand mât de V Inflexible et fut appuyé de cent-
un coups de canon; les tambours battirent aux champs, la musique
joua une fanfare guerrière; les bâtimens firent feu de toutes leurs
batteries; les matelots s'élancèrent dans les haubans, grimpèrent sur
les vergues, et, agitant au-dessus de la fumée leurs chapeaux cirés,
ils poussèrent trois hurrahs, qui retentirent comme des roulemens
de tonnerre. L'amiral et le ministre de France attendaient leurs ma-
jestés au bas de l'échelle. Quand le roi Othon, en costume grec,
parut sur le pont, au bruit des tambours, il sembla un peu embar-
rassé de sa longue personne et salua assez gauchement ceux qui
l'entouraient. La reine, souriante et montrant ses dents blanches,
s'avança gracieusement, suivie des dames de la cour, dont quel-
ques-unes portaient la charmante tunique des Grecques et la toque
rouge, d'où s'échappaient leurs longs cheveux noirs. Les aides-de-
camp du roi, élégamment vêtus à l'albanaise, entrèrent à la suite
de leurs majestés dans les beaux appartemens de l'amiral, où les per-
sonnes déjà présentées se rassemblèrent. Le pont resta presque dé-
sert; au fracas des canons, au bruit éclatant des fanfares, succéda un
instant de silence. On voyait au loin les quais couverts de monde; au-
dessus des grands mâts des vaisseaux, un énorme nuage de fumée,
poussé par une molle brise, se roulait dans l'air transparent, se colo-
rait des teintes splendides du ciel, et laissait entrevoir par intervalle
à l'horizon les couleurs éclatantes d'un magnifique coucher de soleil.
— La reine resta cinq minutes à peine dans les salons de la dunette,
et pourtant, lorsqu'elle reparut sur le pont, tout y était changé comme
par enchantement. Il n'y avait plus de cordages, plus de matelots,,
plus de guerre, et pour ainsi dire plus de vaisseau; l'Inflexible s'était
650 REVrB DEf^' BÊTTX MONDES^
métaniorphoàè en une vaste tente ornée de guirlandes de fleurs,
éclairée par des milliers de bougies fichées fort ingénieusement dans
des faisceaux de baïonnettes, dont l'acier poli répercutait admira-
blement la lumière. Un théâtre avait été dressé au pied du graiid
mât; l'orchestre était à son poste; des fauteuils attendaient les spec-
tateurs. Janaais à l'Opéra changement à vue n'a été mieux exécuté;
l'amiral avait à son bord plus de neuf cents machinistes les plus agiles
du monde. La fête commença par une de ces représentations nau-
tiques à l'aide desquelles, à bord des vaisseaux, les matelots essaient
tous les dimanches de conjurer l'ennui des longues traversées. Un
vaudeville fut joué avec beaucoup de verve, les costumes des acteurs
provoquèrent de fous rires; l'ingénue de la pièce, jeune fille blonde
vêtue de blanc, gantée de jaune, représentée par un gabier de la
grande hune , rougissait d'une façon tout-à-fait divertissante des
complimens un peu crus que lui détachait à brûle-pourpoint un ti-
monier métamorphosé en dandy.
Après le spectacle, qui se termina au milieu d'applaudissemens
unanimes, les oiTiciers furent présentés à leurs majestés, et le minis-
tre de France m'offrit de me faire partager cet honneur. Tout en ré-
pondant de mon mieux aux questions que voulut bien m'adresser le
jeune monarque, je l'examinai avec soin : le roi Othon a maintenant
vingt-huit ans; il est brun, bien fait, de haute taille; vu de loin et à
cheval, il semble d'assez belle tournure, mais de près sa physio-
nomie n'a rien d'agréable : il a le visage aplati, le teint jaune; ses
lèvres sont épaisses, ses cheveux crépus, ses moustaches peu fournies.
Il semble mal à l'aise dans ses habits; ses mouvemens trahissent une
gêne continuelle, et l'on souffre pour lui de sa timidité. Il portait une
veste de drap bleu de ciel brodée d'argent et un fez à houppe bleue;
une fustanelle blanche, des guêtres pareilles à la veste, et des babou-
ches rouges, complétaient cet élégant costume. La reine parle le fran-
çais avec beaucoup de facilité. Elle me demanda comment j'avais
trouvé Athènes , et comme je balbutiais je ne sais quelle réponse
mensongère, elle m'interrompit en me disant que nécessairement
ma première impression avait dû être un peu de surprise. « Athènes
est un nom qui parle trop à l'imagination, pour qu'un Français sur-
tout, dit-elle en souriant, n'éprouve pas en arrivant un mécompte;
mais la ville s'agrandit tous les jours, et si vous revenez dans quelques
années, ajouta-t-elle avec beaucoup de grâce, vous la trouverez fort
embellie. » La reine est charmante; elle paraît avoir vingt-quatre ans;
sa taille est svelte, élancée; sa physionomie, vive, spirituelle; ajoutez
ATHÈNES ET LA RÉVOLUTION GRECQUE. 651
à cela une peau très blanche, de grands cheveux châtains, de belles
épaules, de jolies dents, et, chose rare chez une Allemande, de très
petits pieds : c'est assurément plus qu'il n'en faut pour faire d'une
gracieuse femme une déUcieuse reine. Elle a les yeux si beaux, qu'on
trouve tout naturel qu'elle en connaisse la puissance, et l'on aime à
voir cette bouche souriante, cette démarche légère, à la jeune souve-
raine d'un peuple qui fut le plus élégant de tous les peuples. La
reine Amélie est d'ailleurs une femme d'esprit; elle a sur le roi une
grande influence, et l'on sait qu'elle a beaucoup contribué, dans les
derniers évènemens, à faire fléchir la raideur de son caractère.
On walsa avec frénésie jusqu'à cinq heures du matin. En s'éloi-
gnant un peu du tourbillon des danses, on pouvait jouir sur l'avant
du vaisseau d'un spectacle tout différent. Les yeux éblouis par l'éclat
des bougies se reposaient tout à coup, au sortir de la salle du bal,
dans les molles lueurs d'un beau clair de lune; tout dormait dans le
port; la silhouette immobile et les agrès élégans des navires à l'ancre
se dessinaient en noir sur un ciel étoile. Quelque chose de doux
flottait dans l'atmosphère, on entendait à la fois le murmure lointain
de la mer et le bruit affaibli de la fête. Ces walses, on se rappelait les
avoir entendues en France, et la pensée retournait doucement vers
la patrie absente. Ce port, c'était le Pirée! Ces astres, qui brillaient
là haut, avaient éclairé les splendeurs d'Athènes; par une nuit sem-
blable, ils avaient guidé vers ce même rivage la flotte victorieuse de
Salamine !
Alexis de Valon.
%
CHRONIQUE DE LA QUINZAINE
U novembre 1843.
La majorité de la reine d'Espagne vient d'être proclamée, et Isabelle a
prêté serment devant les cortès. Quelques anarchistes à part, ainsi que quel-
ques-uns de ces étroits logiciens qui préfèrent un syllogisme à la patrie ,
toutes les opinions, tous les partis, s'accordaient à reconnaître qu'il n'y avait
pas un autre moyeu de salut pour l'Espagne. Personne n'était plus en état
d'en garder ou d'en prendre le gouvernement. De tous les côtés, on n'aper-
cevait plus que des ruines; le trône seul restait debout. C'est autour du trône
constitutionnel que devaient se rallier à la hâte tous ceux qui ne voulaient
pas livrer leur pays aux derniers égaremens de l'anarchie, et préparer ainsi
le retour du pouvoir absolu; car il reste toujours une chance au despotisme,
la chance de se voir rappelé comme un moyen de délivrance. Les nations ,
avant tout, veulent exister, et lorsque la liberté dégénère en un profond et
incurable désordre, elles préfèrent la servitude à la mort.
Les cortès ont bien mérité de la patrie. La majorité de la reine a été pro-
clamée à la presque unanimité. C'était évidemment le verdict du pays. Aucun
parti ne peut revendiquer l'honneur ni les avantages de la mesure : elle leur
appartient à tous. Le décret des cortès est un fait éminemment national.
C'est l'Espagne déclarant formellement à don Carlos, à Espartero, à la répu-
blique, qu'ils sont tous également repoussés par le pays.
L'ordre légal recommence enfin en Espagne. Un gouvernement régulier
se mettra à l'œuvre, et il trouvera devant lui une tâche bien difficile et bien
rude. Le désordre est au comble dans les finances, dans l'administration,
dans l'armée. Partout les traditions du despotisme et les désordres de Tanar-
REVUE. — CHRONIQUE. 65.3
chie se sont mêlés d'une si étrange façon, que l'ordre et la liberté en ont
également disparu. La bureaucratie n'a de puissance que pour égarer les
administrés dans un dédale inextricable de difficultés et de lenteurs, et pour
vendre ses services au plus offrant. L'armée , surchargée d'officiers sans
troupe, créatures de tous les pouvoirs éphémères qui se sont rapidement
succédé en Espagne , a besoin d'une main ferme et prudente qui la réorga-
nise. Le pouvoir municipal déborde de toutes parts et paralyse à chaque in-
stant les forces du gouvernement national. Si les cortès ne trouvent pas le
moyen de ramener ce pouvoir dans ses justes limites , si elles acceptent ce
retour du moyen-âge avec tous ses principes dissolvans, c'en est fait de l'unité
espagnole, de la force du pays, de la grandeur de l'Espagne. Royaume no-
minal, elle ne serait en réalité qu'une permanente anarchie, comme les
royaumes du xiii^ siècle.
A ces graves difficultés viennent s'ajouter les rivalités des partis et les dis-
sentimens des hommes considérables du pays. La coalition a fait son œuvre,
il est juste de le reconnaître : elle a tenu ses promesses, la reine est majeure;
l'Espagne a un gouvernement régulier. Cependant on espérait plus encore du
parti parlementaire; on espérait que par l'accord de ses chefs, par leurs forces
réunies, il offrirait à la reine les moyens de réaliser le bien que l'Espagne attend
du nouvel ordre de choses. Ces espérances paraissent vaines : le parti parle-
mentaire est déjà brisé. M. Olozaga et M. Cortina ne marchent plus ensemble;
l'ambition les sépare. Le gouvernement de l'Espagne ne leur paraît pas une
assez grande chose pour pouvoir tous s'y placer en même temps et s'y trouver
à l'aise. 11 est juste cependant d'ajouter que ce n'est pas à M. Olozaga qu'on
doit imputer la rupture. Il n'en est pas l'auteur, l'auteur direct du moins. Il
paraissait au contraire disposé à accepter le concours de son rival en talent
et en influence, M. Cortina; mais il a oublié peut-être combien il faut de
mesure , de ménagemens et de prudence pour qu'une alliance de cette nature
devienne possible et obtienne quelque durée. Sans doute, la parfaite égalité
de situation de deux ministres dirigeans dans un même cabinet est une chi-
mère. Au fait, il est impossible que l'un ne finisse pas par se placer quelque
peu au-dessus de l'autre, ou par ses talens, ou par ses antécédens, ou par ses
liaisons politiques , bref par une circonstance quelconque, ne fût-ce que par
un caprice de l'opinion. C'est là le danger de ces alliances, danger certain,
inévitable, permanent comme l'amour-propre de l'homme. A Dieu ne plaise
que nous refusions de croire à la vertu ! mais la vertu est chose admirable
parce qu'elle est bonne et belle en soi , parce qu'elle est rare, et parmi les
actes de dévouement, le plus rare, le plus difficile est celui qui consiste,
non à faire une fois un grand et éclatant sacrifice, mais à ne pas sentir les
piqûres de tous les instans, à se dissimuler à soi-même ce à quoi personne ne
fait attention, et dont nul ne nous sait gré, pas même celui qui profite de
votre résignation. Quoi qu'il en soit, c'est surtout au début que les ménage-
mens sont nécessaires , lorsque les circonstances du pays exigent un minis-
654 REVUE DES DEUX MONDES.
tère fie coalition composé d'hommes nouveaux. Aucun d'eux n'ayant encore
de titre reconnu et incontest ible à la première place , chacun rencontre des
amours-propres prêts à se révolter, des chefs dont l'armée partage et irrite
les passions. C'est un camp féodal: on croyait aujourd'hui marcher demain
tous ensemble à l'ennemi; demain cliaque bannière reprend le chemin de son
manoir, heureux encore si les confédérés ne tournent pas leurs armes les uns
contre les autres.
Ces observations ont peut-être échappé à M. Olozaga dans le moment
décisif. Ambiissadeur en France, investi de hautes fonctions dans la maison
de la reine, peut-être a-t-il cru et laissé trop entendre que sa place était
marquée, et qu'il ne pouvait en exister une autre au même niveau.
Quoi quMl en soit, toujours est-il que M. CÔrtina n'a point accepté la situa-
lion quelque peu secondaire que M. Olozaga paraissait lui laisser. Il a été
franc et sincère, il n'a pas su être généreux dans l'intérêt de son pays. Avocat
de renom et de grande dientelle, M. Cortina n'a pas hésité. Il a préféré
le gouvernement de l'opposition, qui lui laisse sou cabinet d'avocat, au gou-
vernement du pays, qui le lui enlevait sans lui donner ni une pleine satisfac-
tion d'amour-propre ni une garantie de durée. Une fois sa résolution prise,
nul n'a pu certes l'accuser de duplicité. Il a brusquement, nettement changé
de situation et de langage. Il est rentré dans son camp particulier, et il n'est
pas besoin d'ajouter qu'il y a ramené la plupart de ses amis. C'est là ce qui
rend la position difficile pour tout le monde, car M. Olozaga appartenait au
même camp. Il y trouvait, lui aussi, son importance politique et ses force?
Tout naturellement leurs amis communs se sont divisés comme les chef>
mais tout naturellement encore les tendances des progressistes étant vers l'op-
position, le gros bataillon est probablement resté avec M. Cortina, et M. Olo-
zaga ne peut amener au parti gouvernemental que quelques hommes fatigués
du rôle d'opposans ou dévoués à sa personne. S'il eu est ainsi, la situation
de M. Olozaga lui-même se trouverait profondément altérée. N'amenant aux
modérés qu'un faible renfort, il n'est plus le maître de la position; il doit
recevoir plus qu'il ne donne. Au lieu d'être le chef vrai et reconnu du parti
gouvernemental, il n'en serait plus que l'homme d'affaires et l'instrument.
C'est dire que la situation politique à Madrid est loin d'être simple et
facile. Elle amènera peut-être plus d'une péripétie. Nous croyons néan-
moins que tout s'y passera dans les limites de la légalité. Nous persistons
à penser que l'Espagne touche aux derniers jours de sa longue et sanglante
anarchie. Le vote sur la question de la majorité de la reine a suffisamment
démontré que les partis ayant quelque force et quelque avenir ne veulent
désormais se rencontrer et se mesurer que sur le terrain de la monarchie con-
stitutionnelle et par des débats parlementaires. Les partis ont une sagacité
instinctive qui ne les trompe guère. Ils sentent que le pays est fatigué d»'
guerre civile, et que, loin de leur prêter aide et appui, il prendrait en hor
reur les auteurs de nouvelles luttes et de nouveaux désordres.
REVUE — CHRONIQUE. 655
Les évènemena de la Catalogne et de TAragon ont dii dessiller les yeux de
quiconque a conservé en Espagne quelque peu de raison et quelques sentimem
honnêtes. L'isolement où le pays a laissé ces bandes de frénétiques prouv
assez que leur drapeau n'est pas le drapeau national. Les rebelles avaient a
faire à un gouvernement provisoire, faible, incertain de lui-même; ils n'on
pu néanmoins le détruire. Leur exemple, leurs succès momentanés, n'ont se
dûit personne. Ils se sont trouvés renfermés par la force des choses comme
dans un cercle de fer; ils ont laissé au gouvernement tout le temps qui lui
était nécessaire pour réunir ses forces, pour organiser la résistance. La ré-
volte ne succombe pas sous un coup d'éclat, elle meurt d'épuisement et
d'impuissance. C'est alors, et ce n'est qu'alors que l'ordre public peut compter
SUE l'avenir. Un autre fait vient de prouver que la faction anarchiste est aux
abois. Ce fait, c'est l'assassinat qu'on vient de tenter sur Narvaez : c'est l'his-
toire de toutes les factions qui n'ont d'autre principe, d'autre but que l'anar-
chie. Après l'insurrection, l'assassinat. C'est par l'assassinat qu'elles achèvent
de se démasquer et de se perdre, car ce jour-là le pays les prend en horreur;
elles ont profondément blessé la conscience publique : plus de doute, plus de
prestiges, les formes et les apparences de la guerre ne sont plus là pour faire
illusion aux esprits et jeter le doute dans les consciences. Ceux qui, dans un
moment d'exaltation , d'égarement, acceptent le rôle et le nom de combat-
tans, fût-ce même contre les lois de leur pays , ne veulent pas du nom d'as-
sassins. Ne calomnions pas la nature humaine : l'assassinat, surtout lorsqu'il
n'est pas revêtu des formes légales, n'est jamais résolu que par un petit
nombre d'hommes. Il est le fait de quelques individus, il n'est pas le fait d'un
parti, du moins d'un parti nombreux. Les assassins s'isolent, leurs amis
eux-mêmes les abandonnent; non-seulement ils ne veulent plus être leurs
alliés, ils ne veulent pas même l'avoir été.
Les affaires d'Orient paraissent devoir présenter sous peu de nouvelles
difficultés et de graves complications. Sans se manfîester encore par des faits
considérables, éclatans, la décadence progressive de la Turquie se révèle par
des signes non équivoques. Le gouvernement est sans prévoyance et sans
force: il n'est plus occupé qu'à réprimer tardivement, honteusement, les
désordres qu'il est hors d'état de prévenir. Comment en serait-il autrement.^
Quelle force, quelle dignité peut avoir un gouvernement qu'hier encore la
Russie foulait, pour ainsi dire, aux pieds dans les affaires de la Serbie.? Les
Turcs, à la fois orgueilleux et barbares, s'irritent d'une faiblesse, d'une dé-
cadence qu'ils ne peuvent pas ne pas apercevoir, mais dont ils sont loin de
comprendre les causes. Ils l'attribuent au contact de la Porte avec les puis-
sances chrétiennes. Ce qui est une nécessité, et ce qui leur serait un moyen de
saiat, s'ils pouvaient en profiter, ne leur paraît qu'une faute dont s'indigne
leur brutale arrogance. De là ces insultes aux pavillons chrétiens, de là ces
odieuses et sanglantes exécutions qu'impose au pouvoir une intolérance qui
a'est plus de notre siècle, même en Turquie. La Porte finira par lasser la
656 REVUE DES DEUX MONDES.
patience, presque infinie cependant, des cabinets européens. D'un autre
côté, ses sujets bravent tous les jours plus ouvertement un pouvoir qui ne
sait plus ni les gouverner ni les défendre. Les insurrections ne peuvent pas
ne pas se multiplier dans l'empire ottoman. Les deux élémens qu'il renferme,
et que la force a pu seule contenir jusqu'ici dans la même enceinte , sont
aujourd'hui aux prises, et la lutte ne peut finir que par leur séparation. Il
est aujourd'hui impossible qu'aux portes de l'Europe des millions de chré-
tiens demeurent asservis par des Turcs. Ce sont là des faits d'une autre
époque, qui se prolongent sans doute, pendant quelques années, dans l'épo-
que qui les repousse, mais ils se prolongent en s'a f faiblissant, et rien ne
peut leur rendre la puissance et la vie. C'est ainsi qu'on retrouve encore en
Europe quelques restes de la féodalité; cependant le principe féodal n'existe
plus, et il n'est donné à personne de le faire revivre. La domination musul-
mane sur les peuples chrétiens aura dans sa chute un cours beaucoup plus
rapide que la féodalité, non-seulement parce que les idées et les faits mar-
chent plus vite aujourd'hui qu'ils ne marchaient il y a trois siècles, mais aussi ^
parce que cette domination a moins de forces propres et plus d'ennemis que
n'en avait le système féodal.
La Porte ne peut plus compter que sur la prudence des cabinets euro-
péens. Pour en profiter, il lui faudrait une habileté et une réserve qu'elle
n'a pas. Sa faiblesse, ses imprudences et ses intrigues font sans cesse éclater
l'insurrection et le désordre sur tous les points de l'empire. Aujourd'hui
les Bosniens, demain les Albanais; aujourd'hui un pacha, demain un autre;
l'insurrection est la pensée commune; on veut toute chose, hormis le gou-
vernement de la Porte. Dans ce moment, c'est le gouverneur du Sennaar,
Abmed-Pacha, qui lève l'étendard de la révolte, non à la vérité contre le
sultan, mais contre le vice-roi d'Egypte. Aussi doit-on se demander avant
tout si ce n'est pas là l'effet de quelque intrigue, une révolte commandée, et
dont peut-être la Porte ene-même serait complice. Nous ne pouvons rien
affirmer; mais si, par aventure, le divan avait trempé dans ce complot, il
aurait bien mal compris les intérêts de l'empire ottoman. Ce n'est pas en
excitant des troubles, en amenant des chocs, en forçant les puissances à s'oc-
cuper de ses affaires, qu'il en prolongera la chétive existence. C'est au con-
traire en s'abstenant de tout mouvement brusque, en ne faisant pas de brui
en se laissant en quelque sorte oublier. lui Porte ne devrait avoir qu'une
seule pensée : la réforme de son administration intérieure; mais très proba-
blement nous lui demandons l'impossible. Toute réforme sérieuse et efficiu
suppose lumières et puissance.
Quoi qu'il en soit , nos espérances et nos vœux ne sont pas là. Ils sont en
Grèce, dans ce petit royaume qui est, à nos yeux , comme le germe du grand
état qui doit un jour hériter de tout ce que l'empire ottoman renferme d'eu-
ropéen et de chrétien. Un jour, la question sera nettement posée, c'est :
question de savoir si la succession doit s'ouvrir au profit de la Russie ou du
REVUE. — CHRONIQUE. 657
royaume grec, bien petit état sans doute en comparaison de son terrible
( ompétiteur; mais, selon toutes probabilités, le petit état aura pour lui l'Eu-
ope, et l'équilibre sera ainsi rétabli. La Russie, dit-on, voit de très mau-
ais œil la révolution grecque et l'établissement d'une constitution. On peut
le croire sans peine; il serait ridicule à la Russie de s'en montrer satisfaite.
Pourtant, si l'Angleterre et la France sont d'accord, c'est à peu près comme
si la Russie était seule de son avis. Si l'Autricbe et la Prusse ont pu ne pas
approuver le mouvement grec, elles n'ont aucun intérêt à se séparer, dans
ce cas, de l'Angleterre et de la France. La Grèce constitutionnelle et paisible
leur vaut mieux que la Grèce agitée et pouvant d'un instant à l'autre
devenir la cause d'un embarras pour l'Europe.
C'est aux Grecs qu'il appartient de se tenir sur leurs gardes et de ne pas
donner prise à leurs ennemis. En se jetant dans l'anarchie, ils compro-
mettraient un noble et brillant avenir. La chrétienté a les yeux sur eux,
prête à les maudire s'ils se montrent indignes du grand rôle que la Providence
paraît leur avoir réservé.
On dit qu'une vaine tentative de contre-révolution a eu lieu à Athènes dans
la nuit du 9 au 10 octobre, et on ajoute que l'auteur de cette tentative se
trouve aujourd'hui à Munich , qu'il est traité avec une grande distinction ,
qu'il habite le château , et sort dans les équipages de la cour. Rien de plus
naturel et de plus légitime que d'accueillir un réfugié politique; mais il est
moins naturel, si le fait est vrai , d'en faire l'hôte et le protégé du père du
roi Othon.
Le jury a prononcé à Dublin la mise en accusation d'O'Connell. En lisant
les détails de cette procédure, en voyant à quelles minuties on s'attache de
part et d'autre, en se représentant le houWhnt agitateui^ tranquillement
assis à côté de son avoué qui soulève je ne sais quel minime incident de
forme, on est tenté de se demander si on n'a pas été dupe d'une illusion,
si cette bruyante affaire du repeal a été autre chose qu'une comédie. Voilà
le maître de l'Irlande , l'idole de ce peuple si vif et si dévoué, traduit à la
barre d'un tribunal, accusé, et il n'y a pas même l'indice d'une émotion
■jublique, et les choses se passent plus paisiblement qu'elles ne se passeraient
liez nous, si cinq ou six communes étaient intéressées dans une question de
vaine pâture. Est-ce sagesse? est-ce indifférence? ou bien le peuple aurait-il
reconnu qu'on l'avait mené trop loin, par cela même que la justice du pays
vient demander compte des faits du repeal à ceux qui en ont été les prin-
cipaux auteurs? Ce qu'il y a de remarquable, c'est que les accusés ne parais-
sent pas désirer une prompte solution de la question judiciaire. Évidemment
ils ont cherché des moyens dilatoires. Dans quelle vue ? dans quel but? Toute
conjecture serait hasardée. Cela peut tenir à des circonstances toutes particu-
lières, et dont il est impossible à un étranger de se rendre compte. Toujours
est-il que ces incidens, ces retards et ces petites combinaisons judiciaires
prouvent qu'un verdict d'acquittement ne peut pas être enlevé de haute lutte,
TOME IV. 43
658 REVUE DES DEUX MONDES.
qu'il faut calculer ses chances et ne rien négliger; bref, que c'est un procès
comme un autre.
Il n'est pas moins xraï que le gouvernement anglais doit plus que jamais
fixer son attention sur l'état du pays, non-seulement en Irlande, mais dans
la Grande-Bretagne tout entière. Évidemment, le pays se couvre d'associa-
tions plus ou moins redoutables. Sans doute, leur but n'est pas le même, et
la diversité de leurs vues en atténue les dangers en en divisant les forces.
Elles ont cependant un point commun , la haine de ce qui existe. Ici les Irlan-
dais , là les chartistes, ailleurs les pauvres , et puis l'association pour le suf-
frage universel, et puis d'autres associations encore, toutes organisées, nom-
breuses, actives, remuantes. Ce n'est pas là un fait sur lequel des hommes
d'état puissent fermer les yeux. C'est le travail de la société anglaise qui aspire
au principe moderne de l'égalité civile. Le problème, à nos yeux, est toujours
le même. Il ne s'agit pas de savoir si l'Angleterre atteindra ou non ce but : sa
haute civilisation lui en fait une nécessité; il s'agit de savoir si elle parviendra
la première à l'atteindre sans secousse et bouleversement, sans révolution.
C'est là un magnifique exemple à donner au monde, une sublime mission
à remplir. L'Angleterre y travaille depuis vingt ans. Tout ami de l'huma-
nité doit faire des vœux pour qu'elle achève une œuvre qu'il est déjà bean
d'avoir tentée.
Dans l'Amérique du Sud , une lutte acharnée entre Buénos-Ayres et Mon-
tevideo ne cesse d'ensanglanter les rives du Rio de la Plata. On désespère de
voir jamais un ordre de choses régulier s'établir dans ces malheureuses con-
trées. Il est à regretter que des Français aient cru devoir prendre part à des
querelles qui leur étaient étrangères. On nous communique à ce sujet une note
assez étendue d'un témoin oculaire et digne de foi : nous la donnons ci-des-
sous, par extrait; la question y est nettement posée et sérieusement discutée.
Les journaux nous ont appris qu'une convention avait été signée entre le
consul de France et le général Oribe, qui commande l'armée de Rosas devant
Montevideo, convention d'après laquelle : 1° aucun Français ne devait être
inquiété pour le passé; 2" nul ne pourrait pénétrer dans le domicile d'un
Français qu'en vertu d'un acte écrit de l'autorité supérieure; 3** dans le cas où
Montevideo serait pris d'assaut, le pavillon français couvrirait les habitations
où il serait arboré , et d'ailleurs des passeports seraient donnés à tous les
Français qui en demanderaient.
Le Mexique aussi se trouve livré à la violence des factions et fait de vains
efforts pour obtenir enfin un gouvernement stable et régulier. Le Brésil et le
Chili exceptés, il n'y a dans l'Amérique du Sud qu'agitation et désordre. Le
Mexique est sérieusement aux prises avec l'Angleterre pour une insulte que
Santa-Anna aurait faite au pavillon anglais dans une fête publique. D'un
autre côté, un décret vient d'interdire aux étrangers tout commerce de détail
dans toute l'étendue du territoire mexicain : mesure brutale et qui, si elle
n'était pas rapportée sur la demande des gouvernemens étrangers, tournerait
REVUE. — CHRONIQUE. 659
au préjudice du Mexique lui-même. Est-ce ainsi qu'il attirera chez lui ce dont
il a le plus besoin, l'industrie et les capitaux de l'Europe? En fixant ses re-
gards sur l'Amérique du Sud, on est douloureusement frappé de l'impossi-
bilité où elle paraît être de se donner un gouvernement éclairé et régulier.
Voilà bientôt trente-cinq ans qu'elle s'efforce en vain de se constituer, et
certes, pendant cette longue période, les communications avec l'Europe, les
conseils, les secours, ne lui ont pas manqué. L'indépendance de ces états a
été reconnue, et il y a long-temps que l'Espagne ne leur inspire plus aucune
crainte et n'est plus pour les Américains une cause ou un prétexte d'agita-
tion. D'où vient donc cette impuissance? Tient-elle à la race ou aux antécé-
dens du pays ? Il y a là une curieuse étude à faire. Ils sont maîtres d'eux-
mêmes; les instincts sociaux, les sentimens de l'ordre, ne leur sont pas étran-
gers; le pays possède d'immenses ressources naturelles; l'Europe y a versé
d'énormes capitaux. A l'aide de ces données, on ferait à priori de l'Amérique
du Sud une histoire qui serait tout juste le contraire de la vérité.
A l'intérieur, la vie politique, suspendue en quelque sorte par les plaisirs
de l'automne , n'a pas encore repris son cours. En attendant la saison par-
lementaire, les débats quotidiens n'ont pour s'alimenter que les entreprises
del'épiscopat et la polémique religieuse. Espérons que cette polémique touche
à sa fin, et que la déclaration d'abus qui a frappé M. l'évêque de Châlons
portera ses fruits.
Le conseil-général de la Seine vient de terminer sa sessionde 1843. En par-
courant les procès-verbaux de ses délibérations, on est frappé de l'importance
des questions qu'il a abordées et de la sagesse des avis qu'il a émis, des vœux
qu'il a exprimés. Nous avons remarqué en particulier son avis sur la suppres-
sion de la vaine pâture, le dessèchement et le reboisement des terrains propres
à ces opérations, son vœu relatif à l'importation des bestiaux, vœu parfaite-
ment rédigé et par lequel le conseil demande avec une nouvelle instance que
les bœufs maigres soient admis en franchise, que le droit sur tous les autres
bestiaux soit perçu au poids et non par tête, et enfin que le droit pour cette
perception soit uniforme et réglé de manière à apporter une nouvelle diminu-
tion sur les droits de douane à l'entrée des bestiaux. Il insiste également sur
une réforme de notre régime hypothécaire et de la législation relative aux
brevets d'invention. Nous aimons à croire que le ministère prendra ces avis
et ces vœux en très sérieuse considération, et que nous pourrons déjà en voir
quelques résultats à la session prochaine. L'ouverture en est fixée, dit-on,
au 26 décembre.
Les différends que le gouvernement français a eus depuis 1830 avec les
états de l'Amérique ont tous été suscités par les plaintes de ceux de nos na-
tionaux qui résident dans les diverses parties du Nouveau-Monde. La France,
43.
660 REVUE DES DEUX MONDES.
jalouse de sa dignité , a exigé des réparations : elle les a obtenues , tantôt
par la force des armes, tantôt par l'entremise d'un médiateur.
Enhardis par ces précédens, les Français qui quittent leur patrie et traver-
sent l'Océan pour aller sous d'autres climats tenter les hasards de la fortune,
sont généralement enclins à penser que non-seulement la sollicitude de la
France doit les suivre partout où ils portent leurs pas, mais que sa puissance
matérielle doit être sans cesse à leur disposition. Si , au grief le plus léger
qu'ils se croient en droit de reprocher à la nation qui les a accueillis , des
forces imposantes ne sont pas toujours prêtes à agir pour obtenir une prompte
et éclatante réparation , ils accusent le gouvernen^nt de pusillanimité, et le
représentent comme courbant lâchement la tête devant le chef d'une petite re-
publique. Ne dirait-on pas que la puissance de la France doit se mettre au
service de tous les caprices et de toutes les folies de l'intérêt individuel?
Cette remarque s'applique à la conduite que les Français établis à Mon-
tevideo ont cru devoir tenir au moment où cette capitale de la république
orientale de l'Uruguay était menacée par l'armée de Rosas. C'est sur les lieux
mêmes , et en suivant attentivement la marche des évènemens , que nous
avons cherché à connaître les motifs qui l'avaient suggérée , et les effets qui
en sont résultés. Il importe, pour l'apprécier, de bien connaître d'abord la
position respective des parties belligérantes au moment où l'amiral Massieu
de Clerval a paru, avec sa division, dans le Rio de la Plata.
Le Cerrito , petite éminence située à six milles au nord de la ville , était
occupé par l'avant-garde de l'armée de Rosas, composée de cinq mille
hommes sous les ordres d'Oribe.
A la suite du combat de l'Arroyo-Grande , le général Riveira , après avoii
rallié les débris de son armée , s'était retiré vers les frontières du Brésil pour
s'y réorganiser, et avec le dessein de harceler l'ennemi tout en évitant les
affaires décisives. Jusqu'à ce jour, Riveira n'a pas dévié de cette ligne de con-
duite.
La ville de Montevideo était défendue par quatre mille hommes de troupe-
régulières; une ceinture de fortifications devait opposer une vigoureuse résis-
tance aux assaillans, si jamais il leur fût venu dans l'esprit de tenter l'assaut.
Le point culminant des environs , le Cerro , dont la base forme une des
pointes qui protègent la petite rade et au sommet duquel est construit un
fort assez considérable , était au pouvoir des défenseurs de la République
Orientale. Certes, pour ceux qui ont examiné tous ces moyens de défense
dus au zèle et au patriotisme du général Paz, il était puéril de croire que
sans artillerie de siège, l'ennemi eût jamais osé tenter une attaque sérieusr
Si , immédiatement après le combat de l'Arroyo-Grande et la défaite près
que complète de Riveira, le lieutenant de Rosas eût marché sur Montevideo
nul doute que cette ville, alors sans défense, ne se fût rendue sans coup
férir; mais, le vainqueur n'ayant pas su profiter de sa victoire, les habitan'»'
de Montevideo, revenus peu à peu de la terreur où les avait plongés la défait'
REVUE. — CHRONIQUE. 661
de leur général , se décidèrent à faire face à l'orage. Leur résolution fut
efficace. Seulement, maître absolu de la campagne, il ne fut pas difficile
pour Oribe d'intercepter toute espèce de communication entre la ville et l'ex-
térieur.
Le commerce dut évidemment se ressentir de cet état de choses. La ligne
decirconvallation devenait chaque jour plus difficile à franchir. Le commerce
par mer, le cabotage, n'était guère plus aisé. Brown, avec l'escadrille argen-
tine composée de sept voiles , exerçait une surveillance sévère sur toutes les
parties de la côte : il rencontrait d'autant moins d'obstacles que ses adver-
saires n'avaient pas un seul bâtiment de guerre à lui opposer.
Cette situation, dont il était difficile de prévoir le terme, alarma justement
les négocians étrangers. Leurs magasins étaient encombrés de marchandises,
et ils avaient un grand capital en circulation, sans espoir de pouvoir de long-
temps en effectuer le recouvrement. De là leurs plaintes et leurs reproches.
Mais que pouvaient l'amiral et le consul français? que pouvait notre gouver-
nement .^ Êtait-il en droit de faire cesser les hostilités entre deux états indé-
pendans et qui ont par cela même le droit de paix et de guerre? Eût-oa
voulu s'écarter du système de non-intervention, était-ce chose facile, pru-
dente, sensée, de jeter son vieto au milieu d'une lutte acharnée qui nous est
étrangère, et cela à deux mille cinq cents lieues de nos frontières? Eût-elle
voulu se faire le don Quichotte de la paix universelle, la France aurait-elle
sagement agi en se chargeant seule d'un rôle qui aurait pu paraître suspect?
Il suffisait, disait-on, de la médiation de la France et de l'Angleterre pour
faire déposer sur-le-champ les armes aux deux partis. Nous ne croyons pas
que cette médiation aurait eu tout le succès qu'on en attendait. Il est constant
que les ouvertures qui furent conjointement faites avant le combat de l'Ar-
royo-Grande, par MM. le comte de Ludre et de Mandeville, sans l'autorisa-
tion, il est vrai, de leurs gouvernemens respectifs, furent péremptoirement
repoussées par le chef de la République Argentine. D'ailleurs, cette média-
tion, eût-elle été officiellement offerte, eût-elle été acceptée, aurait pu sus-
pendre temporairement les hostilités, mais nullement amener une paix soVuW
et durable.
Ainsi, l'amiral et le consul étaient impuissans pour rendre au commerce
son activité et ses profits. Ils ne pouvaient que faire des vœux et offrir en
nême temps une protection efficace à nos compatriotes. C'est dans ce but que,
•deux jours après l'arrivée des deux frégates la Gloire et l'Atalante, un ordre
Ju jour fit connaître à chaque commandant les dispositions qu'il avait à
jrendre dans le cas où Tarmée argentine ferait une attaque sérieuse pour se
endre maîtresse de la ville. La douane, d'après les dispositions prises con-
urremment par le commodore Purvis et le commandant de UJréthuse, était
onfiée à la garde des soldats anglais et des matelots français.
Les Français établis à Montevideo se sont amèrement plaints de ce que
amiral, à l'exemple du commodore anglais Purvis, n'avait pas exigé du lieu-
662 BEVUE DES DEUX MONDES.
tenant de Rosas des garanties de nature à dissiper les craintes qu'ils avaient
conçues pour leurs personnes et leurs propriétés; mais, avant même Kappa-
rition de M. Massieu dans le Rio de la Plata, le général Oribe n'avait-il pas
promis à M. Piclion et aux représentaus des autres nations que, dans toutes
les circonstances possibles, il respecterait et ferait respecter les étrangers, en
tant, ajoutait-il, et la condition était conforme au droit, que ceux-ci garde-
raient la plus stricte neutralité et ne se mêleraient en rien aux affaires poli-
tiques du pays ? Les négocians français devaient être d'autant plus rassurés
par cette promesse, qu'elle se trouvait garantie par la présence des forces
navales qui , dans ce moment, étaient réunies devant Montevideo; les puis-
sances maritimes auxquelles appartiennent ces forces avaient toutes des inté-
rêts plus ou moins considérables à protéger.
Dans ces difficiles circonstances, nos compatriotes n'avaient qu'une con-
duite à tenir; ils devaient se mettre sous l'égide du traité du 29 octobre 1840,
se confier au patriotisme éclairé des hommes que le gouvernement avait
placés au milieu d'eux pour les protéger, et repousser avec énergie toute par-
ticipation aux affaires politiques de la république. Ils ont préféré agir tout
différemment, et dès-lors ils ne doivent s'en prendre qu'à eux-mêmes si, ayant
manifesté l'intention de s'armer, de faire cause commune avec les Montévi-
déens , Oribe , par une circulaire tout empreinte de son humeur farouche,
déclara que les étrangers qui prêteraient leur appui à ses ennemis seraient
traités comme des sauvages unitaires. On a dit, pour la justifier, que la
prise d'armes a été, de quelques jours, postérieure à la circulaire commina-
toire d'Oribe : cela est vrai; mais la résolution officiellement annoncée de
s'armer lui est antérieure, et ce n'est, on n'en peut douter, qu'après avoir eu
avis de cette inébranlable résolution, qu'Oribe a publié une déclaration qui
rappelle toute la violence des mœurs du pays. On a prétendu et cent fois
répété, par l'organe du journal le Patriote français, que M. Pichon lui-
même avait poussé les Français à prendre les armes, que c'est sous son pa-
tronage qu'eut lieu la réunion nocturne où l'on jeta les premières bases de
cette résolution. Il ne nous appartient pas d'affirmer ni de nier ces faits; tou-
tefois le simple bon sens nous commande d'en douter. Il est difficile de croire
que ce fonctionnaire , qui pendant ces évènemens a fait preuve de fermeté,
ait voulu se compromettre aux yeux de son gouvernement, en donnant son
assentiment à une prise d'armes, en prêtant l'appui de ses conseils à l'orga-
nisation des bataillons, au choix des officiers, et surtout en partageant la mal-
heureuse idée de prendre les couleurs nationales pour drapeau. Est-ce aussi
par l'influence de M. Pichon et d'après ses conseils que le gouvernement
oriental frappa d'un droit exorbitant les magasins des Français qui ne s'é-
taient pas enrôlés, alors que ceux dont les noms figuraient sur les contrôles
du corps de volontaires étrangers en étaient affranchis.^ Est-ce aussi par l'in-
fluence de M. Pichon et d'après ses conseils que défense fut faite d'ouvrir les
magasins, sous peine d'amende, aux heures des exercices, et que l'on poussa
KETUE. — CHROMQCE. 663
la barbarie jusqu'à placer un grand nombre de Basques dans la douloureuse
alternative, ou de prendre les armes contre leur volonté, ou de ne plus trouver
de travail? Ce qui est certain, c'est que M. le consul-général avait journelle-
ment à sa porte une foule de Basques expulsés des ateliers, et que, loin de les
pousser à s'enrôler, il leur distribuait des secours pécuniaires , afin de les
soustraire à la plus affreuse misère et de les arracher peut-être au désespoir.
Les François qui ont pris les armes ont toujours raisonné comme si l'amiral
et le consul étaient entièrement libres de leurs mouvemens, sans s'enquérir
le moins du monde de la nature des instructions que l'un et l'autre tenaient
du gouvernement du roi. Ils portaient aux nues le commodore Purvis, et
accusaient notre amiral de manquer d'intelligence, de patriotisme, d'énergie.
Les commandans des deux frégates , dont un remplit les fonctions de chef
d'état-major, n'ont pas non plus échappé à leurs sarcasmes et à leurs épi-
grammes.
L'amiral eût été pour eux un homme de génie, si, prêtant l'oreille à leurs
insinuations, il eût mis à terre six cents matelots pour leur servir d'avant-
garde dans leurs excursions belliqueuses, et si, engageant arbitrairement la
France dans la querelle, il eût commencé un second blocus de Buénos-Ayres.
Les marchands se rappelaient l'état florissant de leur commerce pendant
la durée du premier blocus. Ils demandaient la paix, c'est-à-dire l'interven-
tion armée de la France pour amener la chute de Rosas, sans songer que
Rosas n'est qu'un individu, et qu'une fois le dictateur tombé, restaient tou-
jours les hlanquillos, ses partisans.
Il ne faut pas se faire d'illusions sur les luttes qui déchirent ces malheu-
reuses contrées. Tout porte à croire qu'elles ne pourraient cesser prompte-
ment que par la destruction complète de l'un des partis : chercher à obtenir
ce résultat par la voie de la conciliation serait, à notre avis, vouloir faire
remonter un fleuve vers sa source. Si les puissances maritimes qui sont le
plus directement intéressées au maintien de la paix et au développement du
commerce dans le Rio de la Plata, étaient disposées à de grands sacrifices
pour maintenir d'une manière permanente des forces imposantes sur ce
point , peut-être à l'aspect de cet appareil habilement dirigé, les partis affec-
teraient-ils des intentions pacifiques; mais il ne faudrait pas néanmoins s'y
méprendre, ce repos ne serait point réel, et comme ces athlètes qui s'observent
et se mesurent des yeux, on les verrait bientôt saisir le prétexte le plus fri-
vole pour recommencer la guerre : les combattans la feraient alors avec
d'autant plus d'acharnement , qu'ils auraient eu le loisir de s'y préparer, et,
il faut en convenir, la situation topographique du pays est telle que la Bande
Orientale sera toujours le théâtre de la lutte, à moins qu'il ne survienne de
ces changemens extraordinaires qu'il n'est donné à personne de prévoir.
Quant à nous , nous croyons que le moyen le plus efficace de mettre un
terme, sinon prochain, du moins assuré, aux déchiremens qui désolent ce
beau pays, c'est de ne pas entraver le cours naturel des choses-, on ne ferait
66^ REVCE DES DEUX MONDES.
qu'ajouter de nouveaux germes de discorde par une intervention étrangère,
qui ne pourrait réussir que par la crainte qu'elle inspirerait, et qui devrait
être en quelque sorte d'une durée illimitée et très coilteuse.
Que Ton jette un regard vers le passé, et il sera facile de se convaincre
que, de tous les états qui se sont successivement fondés par une civilisation
progressive, aucun n'a trouvé le repos et la stabilité qu'après un temps plus
ou moins long et des secousses violentes. Que l'on parcoure l'histoire de la
Gaule depuis la chute de l'empire romain , et l'on verra combien de vicissi-
tudes, de luttes, de transformations diverses, il faut éprouver ou subir, avant
de parvenir à fonder un état vaste et fort , où puissent régner en même
temps l'ordre, la justice et la liberté.
Dans cette partie de l'Amérique du Sud, lorsque les habitans de la can
pagne (c'est-à-dire les Américains) et ceux de la ville seront fatigués de la
guerre et sentiront le besoin du repos, alors , mais seulement alors, il s'éta-
blira entre ces deux classes aujourd'hui rivales des rapports d'intérêts; la
confiance naîtra, et il sera permis d'espérer une paix fondée sur des bases
durables.
Rade de Montevideo, 1" juillet 1843.
THEATRES.
On reproche aux romanciers d'écrire des drames : pour nous, loin d'écarter
les romanciers de la scène, nous voudrions les y rencontrer plus souvent.
Sommes-nous donc si riclies aujourd'hui en tentatives originales? et le théâtre
compte-t-il trop de forces littéraires ? Ce n'est pas d'ailleurs le tiiéaîre seu-
lement, c'est le romancier lui-même qui bien souvent gagnerait à multiplier
de telles épreuves. Nous ne croyons pas que, pour les écrivains trop amoureux
du paradoxe, pour les esprits trop emportés qui passent en courant à côte
du naturel et du vrai, et vont s'égarer à la poursuite des effets inattendus et
bizarres, il existe un meilleur régime hygiénique que le théâtre. Nulle part
l'imagination n'est soumise à des exigences plus étroites, et le romancier qui
du récit passe à l'action, de l'analyse au dialogue, ressemble à un homme
dérangé qui se trace une règle de conduite. Or, n'en est-il pas des espritfi
comme des caractères, dont les uns, pour mieux se développer, ont besoic
d'être plus libres, et les autres de l'être moins .^ Si vous êtes capable d'écrire
un roman comme Paul et Flrginiey comme Adolphe; si vous possédez cette
sobriété féconde qui est le grand art de ne rien dire de trop et de ne rieu
omettre; si vous connaissez d'instinct le secret chemin qui mène au cœur.
REVDE. — CHRONIQUE. 665
laissez votre talent marcher dans sa liberté. Les entraves ne sont salutaires
qu'à ces esprits vigoureux et peu disciplinés qui, livrés à eux-mêmes, se
perdent si souvent en prenant l'exagération pour la vraie force; et nous disons
qu'un excellent moyen de ramener ces imaginations qui, dans les livres,
«'ourent l'aventure, c'est de les enfermer dans les cinq actes d'un drame ou
d'une comédie, et de les traduire devant le spectateur. Le romancier nargue
le lecteur intraitable et compte sur le lecteur facile; l'écrivain dramatique
ne fait pas si bon marché du spectateur : il se surveille, pour paraître devant
lui, avec une attention scrupuleuse, comme un soldat le jour delà revue.
Cette surveillance exercée sur soi-même, quand on n'avait pas l'habitude d'y
regarder de si près, est déjà un progrès notable : la crainte du spectateur est
le commencement de la sagesse.
Ce n'est pas que le spectateur soit toujours intelligent, il s'en faut; il ne
comprend guère d'emblée que ce qu'il sait déjà, et ne se hasarde à applaudir
que ce qu'il a applaudi. Ce n'est pas qu'il soit toujours équitable : il y a vrai-
ment péril, devant ce critique, pour les beautés, fussent-elles de premier
ordre, qui viennent après une faute , après un écart contre lequel il a mur-
muré. Un noble mouvement de l'ame, un mot piquant, sont toujours com-
promis, s'ils ne sont pas en bon voisinage. Un auditoire ne prend plus la
peine d'écouter, dès qu'il a été choqué une ou deux fois , et il devient souve-
rainement injuste parce qu'il manque de patience. N'importe; je maintiens
que la crainte de ce juge éminemment faillible, jointe aux nombreuses exi-
gences de la composition dramatique, doit être très utile à ces imaginations
qui n'ont pas en elles-mêmes de régulateur, et doit augmenter leurs forces
en les contenant.
L'auteur à'Ève avait à lutter contre la plus grande difficulté qu'il y ait
peut-être au théâtre : celle de réunir dans une même action les deux grands
élémens de la vie humaine, — la comédie et le drame. Quoique rien ne soit
plus profondément dans la nature que l'union de ces deux élémens, il est
cependant presque impossible de faire passer brusquement un public du rire
à l'attendrissement. Sans un art très habile, on court le risque, en mélan-
geant le rire et les larmes, de composer un drame sans émotion et une co-
médie sans gaieté. C'est qu'il ne faut pas oublier qu'il existe au théâtre une
vérité de convention : tel spectateur qui, dans une grande affliction, n'aura
pu s'empêcher de rire d'une naïveté de son interlocuteur, ou, moins que
cela, de sa perruque de travers, n'acceptera pas une telle vérité à la scène,
et criera à l'invraisemblance. Il aura tort de crier à l'invraisemblance, il
aurait raison de crier à l'absence de l'art; car, d'après les éternelles règles
du théâtre, les transitions d'un sentiment à son contraire, souvent si brus-
ques dans la réalité , doivent s'opérer à la scène avec toute sorte de ména-
gemens : ne faut-il pas que le théâtre soit la reproduction de la vie, très exacte
et pourtant en mieux? De là la grande difficulté de composer une même œuvre
avec deux ordres d'idées et de sentimens , et de sauver toutes les transitions
66S REVUE DES DEUX MONDES.
en saisissant liabilement les milliers de nuances. Ce qui arrive le plus souvent
en pareil cas, c'est ce qui est arrivé à Fauteur à' Eve; avec les deux élémens,
il a créé deux actions qui s'embarrassent, se nuisent, et témoignant, chacune
séparément, en faveur du talent de l'écrivain, se réunissent pour accuser
chez M. Gozlan l'inexpérience de l'auteur dramatique.
C'était cependant une heureuse idée de mettre en opposition la famille
des quakers et la noblesse française du xviii^ siècle; les uns, austères jus-
qu'au sublime ou au ridicule; les autres, insoucians et désordonnés jusqu'à
la folie. C'est en Amérique, au moment de la grande insurrection contre
l'Angleterre, à Philadelphie et à Québec, que M. Gozlan a placé l'action de
son drame. Le premier acte est très bien posé, et fait parfaitement connaître
le quaker Daniel, Eve, sa fille, et le vicomte de Rosamberg. Le quaker n'est
autre que le brave général Clinton, qui cache sa gloire sous le costume du
trembleur; c'est un homme simple, pur, énergique. Eve est une jeune fllie,
née entre une bible et un rouet. Elle est naïve et inspirée; encore enfant, elle
est déjà une héroïne. Elle a combattu plus d'une fois dans les rangs des in-
surgés : c'est la Jeanne d'Arc de la liberté américaine Au retour de ses cam-
pagnes, elle reprend, sous le toit paternel, sa vie simple et laborieuse de
quakeresse. Le vicomte de Rosamberg , qui arrive de France, et qui, après
avoir fait naufrage au port, vient demander gaiement l'hospitalité à Daniel,
est le plus écervelé des jeunes seigneurs à la mode. lia quitté Versailles et
Paris, la cour du roi et la cour des philosophes, ses maîtresses, qui le rui-
naient, le boston, qui faisait fureur, les cabriolets, qu'on venait d'importer de
Londres à Paris, et les premières courses avec chevaux et jockeys anglais dans
la plaine des Sablons. Que vient-il donc faire en Amérique? 11 ne vient pas
pour se battre au nom de la liberté, comme le marquis de Lafayette, le prince
de Broglie ou le comte de Rochambeau; il vient pour enlever au marquig
Acton de Kermare sa dernière maîtresse et se mesurer avec lui. La réputa-
tion du marquis Acton a franchi les mers , et a retenti à Versailles; c'est le
plus débauché, le plus prodigue et le plus brave des gentilshommes; il éblouit
Québec par son luxe et le scandalise par ses débauches; on peut faire deux
mille lieues pour se battre avec un tel adversaire. Tout ce début est neuf; on
écoute, on se laisse aller au charme du dialogue, sans comprendre encore où
l'auteur veut en venir, lorsqu'on amène à Daniel un pauvre quaker mutilé à
qui le marquis de Kermare a fait crever les yeux , en lui remettant un écrit
où il jure qu'il exercera les mêmes cruautés sur tous les quakers qui tombe-
ront entre ses mains. Cet édit féroce à la façon d'Hérode soulève dans le cœur
de la fille de Daniel un immense désir de vengeance; l'inspiration qui som-
meillait s'est réveillée : Eve sauvera ses frères. Par quel moyen .^ elle ouvre
la bible pour demander conseil à Dieu, et ses yeux tombent sur l'histoire de
Judith. Elle reprend alors ses habits de voyage et part pour Québec.
Avant d'aller plus loin, je veux adresser une observation à IM. Gozlan à
propos du marquis de Kermare, dont il fait un personnage à double figure.
REVUE. — CHRONIQUE. 6G7
Pour le vicomte de RosamLerg, le marquis Actou ne peut être qu'un grand
débauché; s'il devient féroce, impitoyable, égorgeur, la donnée n'est plus
exacte, et le vicomte ne peut plus le traiter d'égal à égal et se mesurer avec
lui. D'autre part, il faut que ce soit un monstre de cruauté pour motiver la
sainte colère de la quakeresse et légitimer son projet. Si Marat n'eût été
qu'un libertin audacieux, il n'y aurait pas eu de Charlotte Corday. M. Gozlan
a donc été obligé de faire deux réputations au marquis de Kermare; il a
échafaudé sa pièce sur un malentendu. Tv' est-ce pas une faute?
Le second acte est sans contredit le plus remarquable. L'arrivée de Ro-
saraberg à Québec, suivi de deux créanciers qu'il a emmenés de France eu
Amérique par une espièglerie de don Juan en goguette , est d'un bon co-
mique. La scène entre le vieux duc de Kermare et les jeunes gentilshommes
est vraiment belle. La présentation du vicomte de Rosamberg au marquis
Acton est d'une touche de maître; les mots spirituels se succèdent sans se
faire attendre. Décidément le marquis Acton de Kermare ne me semble pas
capable de faire crever les yeux aux quakers, et surtout d'écrire froidement
après son crime l'abominable lettre qu'il adresse à toute la famille des/rères.
Gentilhomme qui a un parc aux cerfs, planteur qui fait fustiger ses esclaves,
passe; mais de là à Hérode il y a loin. Cela est si vrai et si bien senti que,
lorsqu'Ève arrive dans le palais du marquis et se trouve face à face avec celui
qu'elle vient poignarder, il n'y a pas un moment d'émotion; sans qu'il puisse
s'en rendre compte, l'auditoire ne craint pas que le poignard se lève, et il
pressent que c'est un coup manqué, tant c'est peu Holopherne, et tant, il faut
l'avouer, c'est peu Judith. Ce n'est pas précisément pour cette raison que
M. Gozlan arrête le bras de la jeune fille; c'est qu'il y a quelques jours, dans
la forêt, Eve a sauvé Acton, sans le connaître, de la piqûre mortelle d'un ser-
pent, dont ses lèvres ont aspiré le venin. Ce hasard est providentiel; le doigt
de Dieu est visible : Eve ne peut tuer celui qu'elle a sauvé, et, si elle se le
prouve si bien, c'est qu'elle aime déjà. Il n'est rien pour faire comprendre
vite les choses à une jeune fille comme un peu d'amour ! Si,M. Gozlan n'était
entièrement préoccupé de son drame, on pourrait lui supposer quelque ar-
rière-pensée satirique contre les femmes qui veulent jouer le rôle d'héroïnes.
On pourrait croire qu'il a voulu dire que les Jeanne d'Arc et les Judith sont
vulnérables comme de simples femmes, et que la plus forte, la plus sublime,
au moment de délivrer son pays, peut s'oublier et se donner un maître. Pa-
reillement, si l'on connaissait à l'esprit méridional de M. Gozlan le moindre
penchant pour le symbole , on pourrait penser que cette Eve qui triomphe
du serpent cette fois, et sauve l'homme, n'est autre chose que la contrepartie
du mythe biblique avec une haute pensée de progrès et de réhabilitation. On
en croira ce qu'on voudra.
Eve n'exécutant plus son terrible dessein, il n'y aurait plus de drame, si
Caprice, l'esclave favorite de Kermare, qui voit avec désespoir son règne
passé et l'amour violent de son maître pour la fille de Daniel, ne jurait de
668 REVUE DES DEUX MONDES.
se venger de sa rivale et ue préparait déjà le poison. Qu'on se rassure-, le
poison ne sera pas plus servi que le poignard ne s'est levé. Le caractère de
l'esclave Caprice est d'ailleurs bien dessiné, et on comprend que cette esclave
nourrisse pour le marquis un de ces amours exclusifs, jaloux, cruels, qui sont
de l'amour et qui ressemblent si fort à de la haine.
Le troisième et le quatrième actes sont trop surchargés d'évènemens. Au
milieu de péripéties si diverses, l'intérêt hésite et reste quelquefois en sus-
pens. Il y a pourtant de belles scènes. Dialogue animé, situations originales,
effets puissans, ces deux actes ont tout cela, comme aussi leurs défauts.
Pourquoi Caprice, au moment de présenter à Eve la coupe empoisonnée, se
ravise-t-elle, comme par une inspiration soudaine, et songe-t-elle à une autre
vengeance? Pour cette esclave, la meilleure vengeance est la plus prompte,
et il n'est pas dans son caractère de déshonorer sa rivale plutôt que de la tuer.
C'est un raffinement de cruauté qu'elle ne doit pas comprendre. Ceci d'ail-
^eurs est peu de chose; ce qui est plus grave, c'est la conversion subite du
marquis de Kermare. Je ne nie pas qu'au point de vue humain, une telle
conversion ne soit possible; il y eu a des exemples; mais je dis qu'au point
de vue dramatique , elle l'est beaucoup moins. L'auteur a beau employer
une gradation savante dans cette transformation à vue, cela ne durera
jamais plus de dix minutes, et l'auditoire ne sera pas touché , parce qu'il ne
sera pas suffisamment convaincu. Lorsque Pauline se convertit, elle était
déjà chrétienne; le^"e croîs était dans son cœur long-temps avant décimer
sur ses lèvres. En général, le spectateur est rebelle aux sentimens qui nais-
sent tout d'un coup sous ses yeux; il aime à voir les sentimens grandir et se
développer, il n'aime pas à les voir naître; il n'y a plus assez d'illusion
M. Gozlan, qui ne connaît guère ses personnages que du moment qu'il le^
met en scène, n'est-il pas dans la nécessité de les faire vivre et penser trop
rapidement, et de développer leurs passions, pour ainsi dire, à la minute.'
L'ame et le cœur, dans ce drame, exécutent des évolutions trop promptes :
on dirait une improvisation de la vie. Au moins ces personnages, puisqu'iL*;
vivent si complètement sous les yeux du spectateur, ne devraient manquer
ni de logique ni d'unité En est-il toujours ainsi? Nous avons vu que l'es-
clave Caprice , préférant à une vengeance sûre une vengeance lointaine et
douteuse, n'était pas conséquente avec elle-même. Eve, la Jeanne d'Arc et la
.ludith du premier acte, quand elle écrit au quatrième son billet au vicomte
de Rosamberg , est-elle encore dans son caractère, et ne devient-elle pas une
pensionnaire amoureuse ? Et que dire à l'auteur d'Eve de ce procédé qu'il
semble employer systématiquement, et qui consiste à faire marcher chaque
acte de son drame à l'aide d'un grand projet, d'une grande menace qu'on
prend au sérieux et qui ne se réalise jamais? Mais en relevant ces fautes dans
la marche de la pièce, nous voudrions pouvoir faire ressortir aussi bien les
nombreuses et remarquables qualités qui consistent surtout dans les détails.
Arrivons au cinquième acte. Il est bien qu'Acton de Kermare, converti,
REVUE. — CHRONIQUE. 669
pour mériter le chaste et pur amour de la quakeresse, aille combattre sous
les drapeaux de la liberté américaine, et se réhabiliter sur les champs de
bataille d'une noble cause. Ce qui est beau également, c'est que, pour se
venger de Rosamberg, qui l'a appelé lâche quand il n'a plus accepté le duel
tant annoncé dans les premiers actes, il aille acquérir de la gloire au nom
de l'homme qui Ta outragé. Quant au dénouement, est-il vraisemblable .î* Cet
aimable étourdi de Rosamberg devait-il finir par un suicide? Après s'être
moqué de tout le monde, il aurait mieux fait de se moquer de lui-même, et
puisqu'il fallait une mort au dénouement, la victime me semblait désignée.
Pourquoi ne pas transporter blessé, mourant et vainqueur, dans la maison de
Daniel, le marquis Aeton de Kermare? Était-ce trop de cette double absolu-
tion de la mort et de la gloire pour expier sa vie passée? Nous avons dit qu'il
y avait deux actions dans la pièce de M. Gozlan, un drame et une comédie.
Le drame, c'est Kermare; la comédie, c'est Rosamberg. Or, le marquis de
Rermare se marie avec celle qu'il aime, et le vicomte de Rosamberg se brûle
la cervelle. La comédie paie pour le drame; ce n'est pas juste.
Àye a réussi. La première représentation avait été presque orageuse devant
un public mal disposé; la seconde a été toute favorable, et depuis, le succès
grandit en marchant. Les acteurs méritent des éloges. M. Firmin, dans le
rôle du marquis de Kermare, soit dans les premiers actes, où il est violent et
cruel, soit dans les derniers, où il est noble et pathétique, déploie une véri-
table chaleur de jeune homme. On dit qu'Acton de Kermare sera peut-être la
dernière création de M. Firmin : l'acteur qui a été aimé du public doit,
comme un empereur, s'arranger pour mourir; il doit finir dans les applau-
dissemens. M. Brindeau fait des progrès notables dans sa tenue et dans
son débit; c'est un vicomte de Rosamberg de Ig plus agréable fatuité, il dit
souvent son mot avec finesse, et on ne peut lui reprocher que son dandine-
ment trop prétentieux. M. Guyou est un vrai quaker; son extérieur se prête
parfaitement à son rôle. Il a su allier la noblesse avec la simplicité, et la colère
avec la vertu. M. Ligier, si solennel dans les premiers actes, sait s'attendrir
au dénouement. Quant à M"^ Plessy, sauf qu'elle n'est ni une Jeanne d'Arc
ni une Judith, elle est parfaitement dans son rôle de quakeresse. Peut-être
seulement est-elle plus gracieuse que naïve. M""^ Mélingue a de l'énergie, de
la passion; c'est une belle esclave favorite. Elle a quelques mouvemens trop
heurtés et un ou deux éclats de voix trop mélodramatiques.
M. Léon Gozlàn, on peut le dire après la représentation à'Ève, a bien
fait d'aborder le théâtre. Quand on voit tant d'écrivains dramatiques chercher
dans le roman un cadre souvent trop commode à l'improvisation, faut-ii
blâmer ceux qui renoncent aux facilités du livre pour les entraves de la scène?
Seulement il importe en ceci de ne pas laisser passer l'heure. Pour bien se
trouver du théâtre et gagner beaucoup à ce régime sévère, il faut encore être
doué de vigueur et de jeunesse. La rampe n'a pas le privilège de rajeunir les
talens usés, pas plus, en définitive, qu'elle ne peut donner du bon sens et du
67ft REVUE DES DEUX MONDES.
goût à ceux qui n'en ont pas. Si, après avoir écrit cent volumes de romans,
comme M. de Balzac, par exemple, on éprouve le désir de changer, pour
ainsi dire, d'air et de lieu, et qu'épuisé, n'en pouvant plus, on vienne de-
mander au théâtre un sang nouveau pour des veines appauvries, on court
après un miracle qui ne s'accomplira pas, cela s'est vu. Un mourant ne guérit
point parce qu'il change de lit et de chambre : ce désir de changement est
même d'un mauvais augure. Disons que M. Gozlan a saisi le moment favo-
rable , et n'a pas attendu qu'il fût trop tard. Assez de parties vigoureuses
attestent, dans son nouveau drame, que, loin d'être un romancier aux expé-
diens qui tire à vue sur le spectateur, parce que le lecteur ne veut plus de son
papier, c'est un écrivain jeune encore , plein de ressources , qui cherche la
meilleure expression possible de son talent, et qui finira par la trouver. En
attendant, Eve, malgré des imperfections que nous n'avons pas voulu dissi-
muler, se distingue par des qualités d'invention et de style qui assignent à ce
drame une place à part. On dit que le prochain ouvrage de M. Gozlan sera
une comédie. Tant mieux! Nous lui promettons un grand succès si, ne per-
dant rien de son esprit, il consent à devenir plus logique et plus simple;
P. L.
— L'Opéra a représenté lundi soir Don Sébastien de Portugal, partition
due encore à l'inépuisable fécondité de M. Donizetti. Nous n'entreprendrons
pas aujourd'hui l'examen de cet ouvrage : le nom de l'auteur, la prospérité
d'un théâtre attachée à son succès, demandent à tous égards une apprécia-
tion impartiale et sérieuse, un jugement approfondi. Ce n'est point à une
première audition, au milieu du fracas de l'orchestre et de l'indécision
craintive des chanteurs, que le véritable mérite d'une œuvre peut se ré-
véler; le détail échappe à l'analyse, ce n'est donc que sur l'ensemble que noi
donnerons notre opinion.
Il serait inutile de renouveler pour Don Sébastien le reproche, si souvei
adressé à M. Donizetti, sur la facilité déplorable avec laquelle il se com-
plaît à monnoyer l'une des organisations musicales les mieux douées. Puis-
qu'il est bien avéré qu'en inondant nos théâtres lyriques de ses productions
M. Donizetti ne fait que céder à l'inspiration qui le sollicite, il faut en prei
dre son parti et accepter ses œuvres pour ce qu'elles sont, et non pour (
qu'elles devraient être. D'ailleurs sommes -nous bien en droit de noi.
plaindre.? Si M. Donizetti n'écrivait pas quatre partitions par an, que dt
viendraient l'Opéra et les Italiens ? Où sont les compositeurs capables d'ah-
menter nos deux premières scènes ? M. Halévy seul , tous les trois ou quatre
ans, arrive chargé d'un gros opéra laborieusement conçu; M. Auber a cou
sacré à tout jamais ses charmantes compositions à un cadre plus restreint
pour M. Meyerbeer et son Prophète, ils voyagent depuis si long-temps l'ui
portant l'autre, qu'on ne doit guère se bercer d'un espoir si souvent déni
Quant à MM. Adam, Thomas et consorts, il n'y faut pas même penser
REVUE. — CHRONIQUE. 671
BI. Donizetti est donc le seul sur lequel , pour cette année , reposent les des-
tinées de rOpéra. Que la critique lui soit légère , et qu'elle lui pardonne
quelques erreurs en faveur de l'opportunité de Don Sébastien.
iM. Donizetti s'est laissé entraîner, par son sujet et des nécessités de mise
en scène, à une exagération d'harmonie bruyante fort à la mode du reste à
l'Opéra, mais qui ne convient guère à la nature suave et douce de son talent.
Dans les cavatines, les romances, les morceaux lents et posés, on retrouve à
chaque note la gracieuse inspiration qui créa Jnna Bolena et Lucia; mais si
la situation se complique, si les passions s'échauffent, si les voix s'unissent,
adieu alors la mélodie fugitive qu'on croyait tenir du bout de l'aile : la voilà
qui s'envole et se perd bientôt dans un brouillard confus de sons inappré-
ciables. M. Donizetti n'a évité avec bonheur cet écueil que dans le quintette
du quatrième acte, la scène de l'inquisition. Ce morceau est sans contredit
l'un des plus remarquables de l'ouvrage par l'ordonnance des voix et la net-
teté avec laquelle les parties se détachent du chœur en laissant en lumière le
motif principal. La cavatine de Duprez : Seul sur la terre , la romance de
Barroilhet, et surtout l'andante du duo du troisième acte entre ces deux
chanteurs, sont à peu près avec le quintette les morceaux à signaler dans
Don Sébastien. Nous ne parlerons que pour mémoire du final du premier
acte, qui, malgré sa forme assez commune ou peut-être à cause de cela et du
renfort de trompettes et de tambours qui l'accompagnent, a soulevé l'enthou-
siasme du parterre.
Le rôle le plus important de Don Sébastien est échu à Barroilhet, qui Fa
chanté d'un bout à l'autre d'une façon ravissante. L'Opéra a déployé encore
cette fois une grande magnificence de mise en scène. On compte autant d'ar-
mures dorées que dans la Juive, autant de moines et de cierges que dans
Ginevra., autant de chevaux caparaçonnés et de pages armoriés que dans
Charles fl. Cependant ici ce ne sont plus des marches triomphales que
l'on représente, mais de belles processions d'inquisiteurs habillés de noir, un
bel et bon enterrement avec la bière et le drap mortuaire, et le mort des-
sous, nous n'en jurerions pas, tant nous savons l'Opéra amoureux de cou-
leur locale. Tout cela, il est vrai, est assez triste à voir; cette défroque des
pompes funèbres, entourée de l'appareil militaire, rappelle un deuil récent,
et ce n'est pas sur la scène de l'Opéra que de pareils souvenirs devraient être
évoqués.
Somme toute, nous croyons que Don Sébastien est de nature à attirer
long-temps à l'Opéra autre chose que cette partie du public qui ne voit tout
qu'une fois; pourtant les admirateurs du talent de M. Donizetti préféreront
aux cavatines de sa dernière partition, chantées à l'Opéra par M™^ Stoltz ou
Duprez, les mélodies toujours plus charmantes de Lz/cm, chantées parM^^'Per-
siani ou Ronconi. Du reste, les Italiens ne s'en tiennent pas cette saison à
leur ancien répertoire et aux premiers opéras de M. Donizetti. Après Lucia,
représentée pour les débuts de Ronconi, cet admirable chanteur que les
672 REVUE DES DEUX MONDES.
salons avaient adopté dès l'an dernier, Fornasari s'est fait entendre dans !t>
Belisario du même auteur; mais le débutant a eu besoin d'une audition
dans le rôle d'Assur de Semiramide pour faire apprécier une belle voix et
une belle manière de chanter, la musique de Belisario étant de celles qui
ne font briller ni l'une ni Fautre. Enfin , ce soir, M. Donizetti tente de nou-
veau la fortune avec Maria di Rohan; M"" Grisi et Ronconi chantent les
principaux rôles; soutenu par de tels auxiliaires, les chances de succès sont
encore pour l'heureux maestro.
M. Saint-Marc Girardin vient de faire paraître le premier volume de son
Cours de Littérature dramatique (1). C'est, on le devine, un livre fort dis-
tingué et fort agréable : la plume de M. Saint-Marc Girardin a toujours le
don d'être alerte et ingénieuse. Ici, ces naturelles qualités ressortent mieux
encore et ont occasion de se montrer dans tout leur jour, par le caractère
critique, et même quelque peu polémique, des conclusions. On sait la guerre
très décidée que l'habile professeur fait depuis deux ans, en pleine Sorbonne.
aux théories et aux excès du drame moderne : son livre d'aujourd'hui n'est
qu'une reproduction fidèle de ces leçons piquantes et applaudies, mais une
reproduction oii toutes les ressources de l'écrivain sont venues, pour aiusi
dire, fixer la verve de l'improvisateur. Si M. Saint-Marc Girardin peut pa-
raître un peu sévère pour le théâtre contemporain, son ouvrage est fait pour
appeler la discussion, et il est de force à la soutenir. Nous souhaitons, pour
notre part, qu'on fasse à ces spirituelles critiques une réplique à laquelle
l'auteur se rendrait certainement; nous souhaitons qu'on lui réponde par des
chefs-d'œuvre. Ce Cours de Littérature dramatique soulève plus d'une ques-
tion sur laquelle nous aurons bientôt occasion de revenir en classant à son
tour M. Saint-Marc Girardin parmi ces écrivains critiques et ces modernes
historiens littéraires entre lesquels il tient une place brillante et distincte.
(l)Un vol. ia-18, Bibliothèque-Charpentier.
V. DE MabS.
VANINI.
SES ECRITS, SA VIE ET SA MORT.
Pour apprécier équitablement Vanini, il faut le placer parmi ses
contemporains, dans son pays et dans son siècle.
Le xvi^ siècle est un siècle de révolutions : il rompt avec le moyen-
âge; il cherche, il entrevoit la terre promise des temps nouveaux; il
n'y parvient point, et s'épuise dans l'enfantement d'un monde qu'il
n'a point connu et qui le renie. Le xvir siècle, entièrement éman-
cipé, n'a plus rien de commun avec le moyen-âge; mais autant il s'en
éloigne, autant et plus encore il diffère et tient à honneur de différer du
siècle précédent. A son ardeur aventureuse il a substitué une énergie
réglée, qui connaît son but et y marche avec ordre. Ici dominent la
raison et la mesure, travaillant sur un plan arrêté et produisant des
monumens d'une solidité et d'une beauté qui défient la critique et le
temps; là s'agitait une imagination puissante, mais effrénée, impa-
tiente du présent, en révolte contre le passé, et s'égarant à la pour-
suite d'un avenir inconnu. Du moins, à la place du moyen-âge, que
Ton rejette, et faute de l'esprit nouveau, qui n'est pas venu encore,
on a devant soi cette admirable antiquité païenne, sortant alors de
TOME IV. — l*»^ DÉCEMBRE. 44
6T4 REVUE DES DEUX MONDES.
ses ruines. On l'imite donc, et parce qu'elle est belle, et surtout
parce qu'elle est nouvelle; on l'imite avec liberté, avec esprit, avec
imagination, mais sans vraie grandeur; car toute imitation ou tout
effort sans un but et sans une direction bien marquée ne conduit
à rien de grand. Le génie, pour se déployer à son aise, a besoin d'un
ordre de choses défini et déterminé, qui l'inspire et qu'il représente.
Il s'agite en vain dans le vide, et ne produit qme des œuvres d'un
caractère indécis et d'une beauté douteuse.
Hâtons-nous d'appliquer ces considérations générales à la philo-
sophie.
La philosopliie grecque et latine a vécu douze siècles, et elle <\
laissé des monumens immortels, à la fois divers et harmonieux, qui
tous, au milieu des différences les plus manifestes, réfléchissent le
même caractère. La philosophie du moyen-âge qui lui succède, la
scolastique, a son caractère aussi, parfaitement déterminé : achevée
et accomplie en son genre, elle a son commencement, ses progrès et
sa fin, sa barbarie, son éclat, sa décadence; son époque classique est
le XIII*' siècle avec des saints pour philosophes, et avec ces travaux
gigantesques, inspirés du même esprit, empreints du môme carac-
tère, des mêmes beautés et des mêmes défauts qui se voient encore
dans l'architecture et les cathédrales de ce grand siècle. La philoso-
phie moderne, née en 1637 et bien jeune encore, a déjà sa grandeur
et son unité cachée, mais réelle; j'entends d'abord sa méthode, qui
est à peu près la même dans toutes les écoles. Entre la philosophie
moderne et la philosophie scolastique est celle qu'on peut appeler à
bon droit la philosophie de la renaissance, parce que, si elle est quel-
que chose, elle est surtout une imitation de l'antiquité. Son carac-
tère est presque entièrement négatif: elle rejette la scolastique; ell»
aspire à quelque chose de nouveau, et fait du nouveau avec l'anti-
quité retrouvée. A Florence^ on traduit Platon et les Alexandrins;
on fonde une académie pleine d'enthousiasme, dépourvue de criti-
que, où l'on mêle, comme autrefois à Alexandrie, Zoroastre, Orphé»'
Platon, Plotin et Proclus, l'idéalisme et le mysticisme, un peu (1«
vérité, beaucoup de folie. Ici on adopte la philosophie d'Épicare,
c'est-à-dire le sensualisme et le matérialisme; là, le stoïcisme, là
encore le pyrrhonisme. Si presque partout on combat Aristote, c'est
l'Aristote du moyen-âge, l'Aristote d'Albert-le-Grand et de saint
Thomas, celui qui, bien ou mal compris, avait servi de fondement
et de règle à l'enseignement chrétien; mais on étudie encore, on
invoque le véritable Aristote, et, à Bologne par exemple, -on \<'
LA VIE ET LES ÉCRITS DE VANLM. 675
tourne contre le christianisme. En fait, cette courte époque ne
compte aucun homme de génie qui puisse être mis en parallèle avec
les grands philosophes de l'antiquité, du moyen-dge et des temps
modernes; elle n'a produit aucun monument qui ait duré, et, si on
la juge par ses œuvres, on peut être avec raison sévère envers elle.
Mais c'est l'esprit du xvr siècle qu'il faut considérer au milieu de
ses plus grands égaremens. La philosophie de la renaissance a pré-
paré la philosophie moderne : elle a brisé l'ancienne servitude, ser-
vitude féconde, glorieuse même tant qu'elle était inaperçue et qu'on
la portait librement en quelque sorte, mais qui, une fois sentie, de-
venait un insupportable fardeau et un obstacle à tout progrès. A ce
point de vue, les philosophes du xvr siècle ont une importance bien
supérieure à celle de leurs ouvrages. S'ils n'ont rien établi, ils ont
tout remué; la plupart ont souffert, plusieurs sont morts pour nous
donner la liberté dont nous jouissons. Ils n'ont pas été seulement les
prophètes, mais plus d'une fois les martyrs de l'esprit nouveau. De
là sur leur compte deux jugemens contraires, également vrais et
également faux , parce qu'ils sont également incomplets. Quand Des-
cartes et Leibnitz, les deux grands philosophes du xvir siècle, ren-
contrent sous leur plume les noms des penseurs aventureux du xvi'^,
moitié vérité, moitié calcul, ils les traitent fort dédaigneusement; ils
ne veulent pas être confondus avec ces farouches révolutionnaires,
et ils oublient que, sans eux peut-être, jamais la liberté raisonnable
dont ils font usage, jamais le bill des droits de la pensée n'eût été
possible. D'autre part, il y a encore aujourd'hui des brouillons et
des utopistes qui, confondant une révolution à maintenir avec une
révolution à faire, nous ramènent, dans leur audace rétrospective,
au berceau même des temps modernes, et nous proposent pour mo-
dèles les entreprises déréglées où s'est consumée l'énergie du xvr
siècle. Pour nous, nous croyons être équitable en faisant peu de
cas des travaux philosophiques de cet âge et en honorant leurs au-
teurs ; ce ne sont pas leurs écrits qui nous intéressent, mais leur
destinée tout entière, leur vie et surtout leur mort. L'héroïsme et le
martyre même ne sont pas des preuves de la vérité : l'homme est si
grand et si misérable qu'il peut donner sa vie pour l'erreur et la folie
comme pour la vérité et la justice; mais le dévouement en lui-même
est toujours sacré, et il nous est impossible de reporter notre pensée
sur la vie agitée, les infortunes et la fin tragique de plusieurs des
philosophes de la renaissance, sans ressentir pour eux une profonde
et douloureuse sympathie.
676 REVDE DES DEUX MONDES.
En France, le xvi^ siècle a eu ses philosophes indépendans, qui
ont attaqué ou miné la domination d'Aristote et de la scolastique. Il
serait utile et patriotique de disputer à l'oubli et de recueillir pieu-
sement les noms et les écrits de ces hommes ingénieux et hardis
qui remplissent l'intervalle de Gerson à Descartes. Du moins il en
est un que l'histoire n'a pu oubHer, je veux dire Pierre de la Ramée.
Quelle vie, et surtout quelle fin! Sorti des derniers rangs du peuple,
domestique au collège de Navarre, admis par charité aux leçons des
professeurs, puis professeur lui-même, tour à tour en faveur et per-
sécuté, chassé de sa chaire, rappelé, banni , rentré en France, tou-
jours suspect , il est massacré dans la nuit de la Saint-Barthéleray,
comme protestant à la fois et comme platonicien. Son adversaire, le
catholique et péripatéticien Charpentier dirigea les coups. On au-
rait peine à le croire, si un contemporain bien informé, de Thou,
ne l'attestait. <r Charpentier, son rival, dit le véridique historien,
excita une émeute et envoya des sicaires qui le tirèrent du lieu où il
était caché, lui prirent son argent, ;ercèrent à coups d'épée et le
précipitèrent par la fenêtre dans la rue. Là des écoliers furieux,
poussés par leurs maîtres qu'animait la même rage, lui arrachent les
entrailles, traînent son cadavre, le livrent à tous les outrages et le
mettent en pièces (1). » Voilà quel fut le sort d'un homme qui, à
défaut d'une grande profondeur et d'une originalité puissante, pos-
sédait un esprit élevé, orné de plusieurs belles connaissances, qui
introduisit parmi nous la sagesse socratique, tempéra et polit la rude
science de son temps par le commerce des lettres , et le premier
écrivit en français un traité de dialectique (2). Depuis on n'a pas
daigné lui élever le plus humble monument qui gardât sa mémoire;
il n'a pas eu l'honneur d'un éloge public, et ses ouvrages môme
n'ont pas été recueillis (3) !
(1) Hist. sui Temporis, lib. III, ad annum 1572. — « Carpenlario semulo et se-
<liiionem movenle, inimissis sicariis, e cella qua latebat extractus, et post depren-
sam pecuniam inflictis aliquot vulueribus, per fenestras in aream prœcipitalus, et
effusis visceribus, quai pueri fiireiiles niagislellorum pari rabie incitatorum im-
pulsu, per viam et cadaver ipsum scuticis in professons opprobrium diverberantes,
conlumeliose et crudeliter raptaveruni. » — Goujet, dans ses Mémoires sur le Col'
lége de France, adopte ce récit,
(2) Dialectique de Pierre de la Ramée, à Charles de Lorraine , cardinal , son
mécène; Paris, chez Wéchel , 1555 , petit in-i» de 140 pages.
(3) J'ai pu les rassembler presque tous, et je les mettrais bien volontiers à la dis-
position de quelque homme instruit et laborieux qui voudrait en procurer une édi-
tion complète. D'ailleurs le rival de La Ramée, Charpentier, est lui-même uu espril
LA VIE ET LES ÉCRITS DE VANINI. 6T7
C'est surtout en Italie que la réforme philosophique jeta un im-
mense éclat, et se fit jour à travers la persécution et les supplices.
L'Italie joue un rôle assez médiocre dans la scolastique, car saint
Thomas et saint Bonaventure, nés en Italie, se sont formés et ont
enseigné en France; leur école et leur gloire nous appartiennent.
L'Italie paraît encore moins dans la philosophie moderne : elle a
produit assurément plusieurs hommes de mérite, mais pas un génie
du premier ordre; elle est, à proprement parler, le théâtre de la
philosophie de la renaissance. L'Italie était à cette époque le pays
le plus avancé dans toutes les choses de l'esprit. Par plus d'un mo-
tif, le besoin d'une philosophie nouvelle devait y naître, et c'est de
là qu'il se répandit d'un bout de l'Europe à l'autre. Les mathéma-
tiques, la physique, les sciences naturelles, y prirent de bonne heure
un grand essor. C'est dans les académies italiennes que Bacon vint
apprendre les règles de la physique expérimentale qu'il exprima plus
tard dans un langage magnifique (1). Tout ce qui pense alors est
pour une réforme, et pour une réforme profonde et radicale. On en
définit assez mal l'objet. On la poursuit par les routes les plus op-
posées. Celui-ci la cherche dans l'expérience sensible exclusivement
consultée, celui-là dans un mysticisme spéculatif et chimérique. A
côté des vieilles universités s'élèvent de libres sociétés, dévouées à
l'esprit nouveau : il pénètre jusque dans les couvens, ces antiques
asiles de la scolastique, et ses plus ardens apôtres lui viennent du
sein des ordres religieux. Il n'y a pas une partie de l'Italie qui ne
fournisse son contingent à cette noble milice; mais c'est à Naples
que se rencontrent les réformateurs les plus illustres, les plus hardis,
les plus malheureux.
Qui ne connaît les aventures et la triste destinée de Bruno et de
Campanella? C'étaient deux hommes d'un esprit vigoureux, d'une
ame intrépide, d'une vive et forte imagination. Bien supérieurs à La
Ramée, il ne leur a manqué qu'un autre siècle, des études plus ré-
gulières et la vraie méthode. Ce qui domine en eux, c'est l'imagina-
tion; leur raison n'était pas encore assez mûre pour la contenir, et
ijs se laissent emporter à des systèmes qu'ils n'avaient pas suffisam-
ment étudiés, et qu'ils ne comprirent jamais bien.
judicieux et sévère, dont les écrits sont très bons à consulter pour la vraie intelli-
gence d'Arislote .
(1) On raconte même que, s'étant présenté comme candidat à la célèbre acadé-
mie des TÂncei , il ne fut pas admis. Prospetto délie Memorie aneddote dei Lincei
dà F, Cancellieri ; Roroa , 1823, et Journal des Savons, février 1843, p. 100.
l«
C78 ilEVtE DES DEUX MODES.
Bruno s'éprit de Pytliagore et de Platon, surtout du Pythagore et
du Platon des Alexandrins. Touché et comme enivré du sentiment
de l'harmonie universelle, il s'élance d'abord aux spéculations les
plus sublimes où l'analyse ne l'a pas conduit, où l'analyse ne le sou-
tient pas. Errant sur des précipices qu'il a mal sondés, sans s'en
douter et faute de critique il recule de Platon aux Éléates, anticipe
Spinoza, et se perd dans l'abîme d'une unité absolue , destituée des
caractères intellectuels et moraux de la divinité et inférieure à l'hu-
manité elle-même. Spinoza est le géomètre du système, Bruno en
est le poète (1). Rendons-lui du moins cette justice, qu'avant Galilée
il renouvela l'astronomie de Copernic. L'infortuné, entré de bonne
heure dans un couvent de Saint-Dominique, s'était réveillé un jour
avec un esprit opposé à celui de son ordre, et il avait fui. U était
venu s'asseoir, tantôt comme écoher, tantôt comme maître, aux
écoles de Paris et de Witteraberg, semant sur sa route des écrits
ingénieux et chimériques. Le désir de revoir Tltalie l'ayant ramené
à Venise, il est livré à l'inquisition, conduit à Rome, jugé, con-
damné, brûlé. Quel était le crime de Bruno? Aucune des pièces de
cette sinistre affaire n'a été publiée; elles ont été détruites, ou elles
reposent encore dans les archives du saint-office, ou dans un coin
du Vatican, avec les actes du procès de Galilée. Bruno fut-il accusé
d'avoir rompu les liens qui l'attachaient à son ordre? Mais une telle
faute ne semblait pas devoir attirer une telle peine, et c'eût été
d'ailleurs aux dominicains à le juger. Ou bien fut- il recherché
comme protestant, et pour avoir, dans un petit écrit, sous le nom
de la Bestia trionfante, semblé attaquer la papauté elle-même? on
bien encore fut-il accusé seulement de mauvaises opinions en gé-
néral, d'impiété, d'athéisme, le mot de panthéisme n'ayant pas en-
core été inventé? Cette dernière conjecture est aujourd'hui démon-
trée. Il y avait alors à Rome un savant allemand, profondément
dévoué au saint-siége, qui se fit une fête d'assister au procès et an
supplice de Bruno, et qui raconte ce qu'il a vu à un de ses compa-
triotes luthériens dans une lettre latine plus tard retrouvée et pu-
bliée (2), et où l'on voit avec une admiration mêlée d'horreur com-
ment sait mourir un philosophe. Cette lettre est peu connue, et,
(1) M. Wagner a publié en 1830, à Leipzig, en deux volumes, les œuvres ita-
liennes (Je Bruno; il devait aussi donner une édition de ses écrits latins : il l'a com-
mencée, mais non terminée.
(2) Elle a paru pour la première fois en 1701, dans les Acta litteraria de Strave,
fascic. V, p. 6i.
LA VIE ET LES ÉCRITS DE VANINI. 679
comme elle n'a jamais été traduite en français, nous en donnerons
ici quelques fragmens. Elle prouve que Jordano Bruno a été mis à
mort, non comme protestant, mais comme impie, non pour tel ou
tel acte de sa vie, sa fuite de son couvent ou l'abjuration de la foi
catholique, mais pour la doctrine philosophique qu'il répandait par
ses ouvrages et par ses discours.
« Gaspard Schoppe a son ami Conrad Rittershausen (1).
« Ce jour me fournit un nouveau motif de vous écrire : Jordano
Bruno, pour cause d'hérésie, vient d'être brûlé vif en pubHc, dans le Champ-
de-Flore , devant le théâtre de Pompée. . . Si vous étiez à Rome en ce moment ,
la plupart des Itahens vous diraient qu'on a brûlé un luthérien , et cela vous
confirmerait sans doute dans l'idée que vous vous êtes formée de notre
cruauté. ]Mais , il faut bien que vous le sachiez , mon cher Rittershausen , nos
Italiens n'ont pas appris à distinguer entre les hérétiques de toutes les nuances;
quiconque est hérétique, ils l'appellent luthérien, et je prie Dieu de les main-
tenir en cette simplicité qu'ils ignorent toujours en quoi une hérésie diffère
des autres
.... J'aurais peut-être cru moi-même, d'après le bruit général, que ce
Bruno était brûlé pour cause de luthéranisme , si je n'avais été présent à la
séance de l'inquisition où sa sentence fut prononcée, et si je n'avais ainsi
appris de quelle hérésie il était coupable. . . (Suit un récit de la vie et des voyages
de Bruno et des doctrines qu'il enseignait. )... Il serait impossible de faire une
revue complète de toutes les monstruosités qu'il a avancées , soit dans ses
livres, soit dans ses discours. Pour tout dire, en un mot, il n'est pas une
erreur des philosophes païens et de nos hérétiques anciens ou modernes
qu'il n'ait soutenue... A Venise enfin, il tomba entre les mains de l'inquisition;
après y être demeuré assez long-temps, il fut envoyé à, Rome, interrogé à
plusieurs reprises par le saint-office , et convaincu par les premiers théolo-
giens. On lui donna d'abord quarante jours pour réfléchir; il promit d'ab-
jurer, puis il recommença à défendre ses folies, puis il demanda encore un
autre délai de quarante jours; enfin il ne cherchait qu'à se jouer du pape et
de l'inquisition. En conséquence, environ deux ans après son arrestation, le
a février dernier, dans le palais du grand inquisiteur, en présence des très
illustres cardinaux du saint-office (qui sont les premiers par l'âge, par la
pratique des affaires et la connaissance du droit et de la théologie), en
présence des théologiens consultans et du magistrat séculier, le gouverneur
de la ville , Bruno fut introduit dans la salle de l'inquisition , et là il en-
tendit à genoux la lecture de la sentence prononcée contre lui. On y racon-
tait sa vie, ses études, ses opinions; le zèle que les inquisiteurs avaient
(1) En latin, Scioppius et Rittcrshusius.
680 REVUE DES DEUX MONDES.
déployé pour le convertir, leurs avertissernens fraternels, et l'impiété obstinée
dont il avait fait preuve. Ensuite il fut dégradé , excommunié et livré au ma-
jristrat séculier, avec prière toutefois qu'on le punît avec clémence et sans
effusion de sang. A tout cela Bruno ne répondit que ces paroles de menace :
<i Im sentence que vous portez vous trouble peut-être en ce moment plus
« que moi. » Les gardes du gouverneur le menèrent alors en prison : là ,
on s'efforça encore de lui faire abjurer ses erreurs. Ce fut en vain. Aujour-
d'hui donc, on l'a conduit au bûcher. Comme on lui montrait l'image du
Sauveur crucifié, il l'a repoussée avec dédain et d'un air farouche. Le mal-
heureux est mort au milieu des flammes, et je pense qu'il sera allé raconter,
dans ces autres mondes qu'il avait imaginés (1), comment les Romains ont
coutume de traiter les impies et les blasphémateurs. Voilà , mon cher ami ,
de quelle manière on procède chez nous contre les hommes , ou plutôt contre
les monstres de cette espèce
« Rome, le 17 février 1600. »
Campanella, dominicain comme Bruno et novateur comme lui,
est un esprit d'une autre trempe. Il a déjà plus de raison et de lu-
mières. Tout aussi ardent que Bruno contre Aristote, son platonisme
est plus réfléchi , et la réforme qu'il entreprend est à la fois plus
sobre et plus vaste. Elle mérite encore aujourd'hui d'être étudiée.
Plein d'enthousiasme pour le bien, il combattit les doctrines morales
et politiques de Machiavel; du fond de sa prison, il défendit le
système de Copernic et fit une apologie de Galilée pendant le
procès que faisait à celui-ci l'inquisition : victime héroïque, écrivant
en faveur d'une autre victime dans l'intervalle de deux tortures! On
a de lui un très bon livre contre l'athéisme. Sa pensée est toujours
chrétienne, et, loin d'attaquer l'église, il la glorifie partout. Mais il
paraît qu'à force de lire Platon et saint Thomas, il y puisa une telle
horreur de la tyrannie et une telle passion pour un gouvernement
fondé sur l'esprit et sur la vertu , qu'il rêva de délivrer son pays du
despotisme espagnol, et trama dans les couvens et dans les châteaux
de la Galabre une conspiration de moines et de gentilshommes qui,
n'ayant pas réussi, le plongea dans un abîme d'infortunes. De pro-
fondes ténèbres couvrent encore toute cette affaire. Le dernier his-
torien de Campanella, M. Baldacchini de Naples (2), a en vain cherché
dans toutes les archives le procès de son célèbre compatriote; tout a
disparu, et nous en sommes réduits au témoignage de ses ennemis.
(1) Atroce allusion aux mondes innombrables et à Tunivers intini de Bruno.
(2) Vita e Filosofia di Tommaso Campanellay da Michclc Baldaccblni, 2 vcl>
in-8o; Napoli , 1840 et 18'>3.
LA VIE ET LES ÉCRITS DE VANINI. 681
Tous du moins sont unanimes sur sa constance et son inébranlable cou-
rage. Une fois mis en prison pour crime politique, on y mêla d'autres
accusations, théologiques et philosophiques : il demeura vingt-sept
ans dans les fers. Un auteur contemporain et digne de foi (1) raconte
que Gampanella soutint, pendant trente-cinq heures continues, une
torture si cruelle, « que, toutes les veines et artères qui sont autour
du siège ayant été rompues, le sang qui coulait des blessures ne put
être arrêté, et que pourtant il soutint cette torture avec tant de fer-
meté que pas une fois il ne laissa échapper un mot indigne d'un phi-
losophe. » Gampanella lui-même fait ainsi le récit de ses souffrances
dans la préface de V Athéisme vaincu (2) :
« J'ai été renfermé dans cinquante prisons et soumis sept fois à la torture
la plus dure. La dernière fols, la torture a duré quarante heures. Garrotté
avec des cordes très serrées et qui me déchiraient les os, suspendu, les mains
liées derrière le dos , au-dessus d'une pointe de bois aigu qui m'a dévoré la
seizième partie de ma chair et tiré dix livres de sang; guéri par miracle après
six mois de maladie, j'ai été plongé dans une fosse. Quinze fois j'ai été mis
en jugement. La première fois , quand on m'a demandé : « Comment donc
* sait-il ce qu'il n'a jamais appris? a-t-il donc un démon à ses ordres.^ » j'ai
répondu : Pour apprendre ce que je sais, j'ai usé plus d'huile que vous n'avez
bu de vin. Une autre fois , on m'a accusé d'être l'auteur du livre Des Trois
Imposteurs , qui était imprimé trente ans avant que je fusse sorti du ventre
de ma mère. On m'a encore accusé d'avoir les opinions de Démocrite, moi
qui ai fait des livres contre Démocrite. On m'a accusé de nourrir de mauvais
sentimens contre l'église, moi qui ai écrit un ouvrage sur la monarchie
chrétienne, où j'ai montré que nul philosophe n'avait pu imaginer une répu-
bhque égale à celle qui a été établie à Rome sous les apôtres. On m'a accusé
d'être hérétique , moi qui ai composé un dialogue contre les hérétiques de
notre temps... Enfin on m'a accusé de rébellion et d'hérésie pour avoir dit
qu'il y a des signes dans le soleil, la lune et les étoiles, contre Aristote , qui
fait le monde éternel et incorruptible... C'est pour cela qu'ils m'ont jeté
comme Jérémie dans le lac inférieur où il n'y a ni air ni lumière... »
Toutefois , en protestant contre les chefs de l'accusation qui lui
est intentée, Gampanella convient qu'il a pu faillir : « Je ne prétends
(1) J.-N. Erythraeus (Rossi), dans sa Pinacotheca Imaginum illustrium^
1643-1648.
(2) Non imprimée dans Fédition que Gampanella a donnée de cet ouvrage; re-
trouvée, comme la lettre de Schoppe, ei publiée aussi par Struve, Acta litteraria,
f;:S-*ic. II.
68-2 TÎEVUE DKS Î>ECX MONDES.
pas, dit-il, que je sois irréprochable... Tout ce que je soutiens, c'est
qu'il n'y a pas de quoi me punir ainsi. »
Vanini est bien au-dessous de Bruno et de Campanella. Il n'a le
sérieux de l'un ni de l'autre , ni la vaste imagination du premier, ni
l'enthousiasme énergique du second. Napolitain comme eux, mais
rebelle à l'esprit idéaliste de la Grande-Grèce , il appartient plutôt
à l'école de Bologne. Il est anti-platonicien déclaré, et disciple ar-
dent d'Aristote , interprété à la manière d'Averroës et de Pomponat.
Ce n'est pas la plus noble expression du xvr siècle. Il en a l'imagi-
nation et l'esprit, il en a aussi le désordre, et ce désordre paraît avoir
été dans sa conduite comme dans sa pensée; mais il a du moins res-
semblé à ses deux grands compatriotes par son audace et par ses
malheurs.
Nous le sentons, un tel jugement a besoin de preuves; car Vanini
est encore un problème sur lequel on a entassé les dissertations et
les conjectures les plus contraires. Un cri d'horreur s'élève contre le
bûcher infâme dressé à Toulouse au commencement du xvii* siècle.
On maudit les bourreaux, on plaint la victime, mais on ne sait pas
bien encore pourquoi elle fut condamnée. Le même voile qui couvre
les procès de Campanella et de Bruno est aussi étendu sur celui de
Vanini. Le parlement de Toulouse s'est bien gardé de publier les
actes de cette odieuse affaire. Jusqu'ici nulle pièce authentique n'a
vu le jour, et on ne possède que le récit obscur d'un témoin inté-
ressé qui fut un des juges de Vanini. Mais, grâce à Dieu, plusieurs
documens nouveaux sont tombés entre nos mains, et nous avons pu
îM)us procurer une pièce officielle, la pièce décisive, qui nous per-
mettra de voir plus clair dans ces ténèbres sanglantes.
Examinons d'abord les ouvrages de Vanini. Ils sont assez rares
pour qu'il ne paraisse pas déplacé d'en donner ici une analyse
étendue.
D'après son propre témoignage , il était né à Taurisano , près de
Naples; sa mère s'appelait Beatrix Lopez de Noguera, et son père,
Jean-Baptiste Vanini. Il paraît que son vrai nom était Lucilio; mais
il prend dans tous ses ouvrages le titre de Jules-César. Il étudia suc-
cessivement à Naples, à Rome et à Padoue. Parmi les maîtres dont
il dit avoir suivi les cours, il cite particulièrement les deux carmes
Barthélemi Argotti et Jean Baccon. Il visita presque tous les pajs
de l'Europe où la philosophie était cultivée. Il parle de son séjour en
Allemagne, en Hollande, en Belgique, à Genève, en Angleterre. On
le voit, c'est à peu près la même vie que celle de Bruno. Il doit avoir
LA VIE ET LES ÉCRITS DE VANINI. 683
été engagé dans les ordres, car il avait fait des sermons. Arrivé en
France, il séjourna quelque temps à Lyon et à Paris avant son fatal
voyage à Toulouse.
C'est à Lyon qu'il publia, en 1615, son premier écrit, avec ce titre
singulièrement emphatique (1) : Amphithéâtre de la Providence éter-
7ielle, magique et divin, chrétien et physique, astrologico-catholique^
coîUre les anciens philosophes, les athées, les épicuriens, les péripafé-
ficiens et les stoïciens, par Jules-César Vanini, philosophe, théolo-
gien, docteur en droit civil et en droit canon. Le livre est dédié à
son excellence don François de Castro, ambassadeur d'Espagne
auprès du saint-siége. Il est revêtu de l'approbation civile et de
l'approbation ecclésiastique. Deux censeurs ecclésiastiques différens,
l'un vicaire-général de l'archevêque de Lyon, l'autre professeur en
théologie, prédicateur et délégué par l'archevêque, déclarent que
l'écrit de Vanini ne renferme rien qui soit contraire à la foi catho-
lique; le dernier même y trouve « des raisonnemens pleins de force
et de finesse, fondés sur la saine doctrine des théologiens les plus
autorisés, » et il s'exprime sur le ton de l'admiration. Suivent les té-
moignages de diverses personnes, et des éloges en vers de l'ouvrage
et de l'auteur. Que dire en vérité de ce cortège d'approbations, si
V Amphithéâtre est un monument d'impiété et d'athéisme?
En apparence au moins, c'est tout le contraire. D'abord, quant à
la religion, Vanini s'en porte partout le défenseur. Dans sa préface,
il prétend avoir composé une apologie pour la loi mosaïque et chré-
tienne contre les physiciens, les astronomes et les politiques, ainsi
qu'une apologie en dix-huit livres du concile de Trente contre les
hérétiques. Ces écrits sont-ils réels ou supposés? Nous l'ignorons.
Toujours est-il qu'il les cite assez souvent. Il s'appelle lui-même « le
fils de la sainte mère l'église catholique. » Il prétend qu'il a failli en
Angleterre subir le martyre pour la foi, et qu'il serait mort bien vo-
lontiers pour une si belle cause. Il fait l'éloge de la société de Jésus,
qu'il nomme ce le palladium de l'église romaine, la colonne de toute
rehgion, l'ancre du salut du genre humain. » Enfin, en parcourant
attentivement tout le livre, je n'ai pas rencontré un seul mot qui dé-
mentît les approbations des deux censeurs lyonnais. Je n*y trouve de
suspect que le ton emphatique et outré; quelquefois même on pour-
(l) Amphitheatrum œternœ providentiœ, divino-mafficum , christiano-physi-
cum, necnon astrologo-catholicum, adversusveteres philosophos, atheos, epicu-
reos, peripateticos et stoicos, auctore Julio CsesareVanino, philosopho, theologo,
ac juris utriusque doctore; Lugduni , 1615.
684 REVUE DES DEUX MONDES.
rait soupçonner une ironie mal dissimulée. Ainsi, après avoir cité
cinquante versets de l'Écriture pour réfuter un athée, il ajoute:
(( Cette réponse est très édifiante; par malheur, les athées ne se font
pas grand scrupule de la rejeter, car ils accordent aux saintes Écri-
tures la même foi que je puis accorder aux fables d'Ésope, ou à des
rêves de bonnes femmes, ou aux superstitions de l'Alcoran. » Il parle
en ces termes de l'inquisition : « J'aime mieux attirer sur moi la
colère d'Horace que celle de nos inquisiteurs, que je considère et
que je vénère comme les gardiens de la vigne du Seigneur. »
En philosophie, Vanini se montre adversaire ardent de la scolasti-
que. Il l'attaque partout, la tourne en ridicule, et n'épargne Albert
ni saint Thomas. «Que d'autres, dit-il, admirent les scolastiques;
pour moi, je n'en fais pas le moindre cas. » Il traite toutes leurs idées
de ce chimères, nées de l'ignorance, nourries par l'obstination et par
la sottise. » Voilà bien le philosophe du xvi^ siècle, plein de mépris
pour le moyen-âge. Dans l'antiquité, il se sépare ouvertement de
Platon et de Cicéron, qu'il traite à peu près comme les scolastiques.
« Je ne m'appuierai pas, dit-il, sur les déclamations usées de Cicé-
ron, ni sur les rêveries de vieille femme de Platon. » Et il se pro-
nonce pour Aristote commenté par Averroës et par Pomponat. Il ap-
pelle Aristote « son divin précepteur, le coryphée des philosophes,
génie abondant en fruits divins, le père de la sagesse humaine, le
souverain dictateur de toutes les sciences, l'oracle vénérable de la
nature; » et ce novateur indépendant avoue qu'il a été « instruit à
jurer sur la parole d' Averroës, à l'école de Jean Baccon, carmélite
anglais, le prince des averroïstes. » Pierre Pomponat est pour lui « le
plus ingénieux des philosophes, » et « Pythagore aurait dit que l'ame
d' Averroës était passée dans son corps. » C'est ici le langage diamé-
tralement opposé à celui de La Ramée, de Bruno et de Campanella.
Cependant Vanini s'accorde avec ce dernier pour combattre Machia-
vel, qu'il nomme « le prince des athées. » Il n'a pas assez d'invec-
tives contre Cardan. Est-ce là encore une exagération calculée? Mais
en mettant sous les paroles d'un auteur d'autres pensées que celles
qu'elles expriment, que fait-on autre chose que des conjectures?
Voici le 'plan de \ Amphithéâtre : il se divise en cinquante chapi-
tres appelés exercices. Vanini établit d'abord l'existence et la nature
de Dieu. Il détermine l'idée de la Providence, et il en donne les
preuves tout au long. Après avoir posé les principes, il discute les
objections; il réfute l'argumentation de l'athée Diagoras contre l'exis-
tence d'une Providence, ainsi que celle de Protagoras et de ses mo-
LA VIE ET LES ÉCRITS DE VANINI. 685
dernes imitateurs. Il résout les difficultés que Cicéron élève sui- la
conciliation de la liberté de l'homme avec la divine Providence. Tl
défend la Providence et l'immortalité de l'ame attaquées par les épi-
curiens. Outre la Providence générale admise par Aristote et par les
averroïstes, il établit la doctrine d'une Providence spéciale qui veille
sur chaque chose et sur chacun de nous. Enfin, après avoir réfuté
plusieurs opinions des stoïciens, il termine par un acte d'entière
soumission au chef de l'église et par un hymne à la Divinité.
V Amphithéâtre devait avoir une seconde partie, où Vanini promet
de répondre à d'autres objections; elle n'a jamais paru.
Tel est, fidèlement et loyalement retracé, le plan du premier ou-
vrage de Vanini. Maintenant comment l'a-t-il rempli? Est-il aussi
pur, aussi irréprochable dans Texécution que dans la conception? Ici
encore abstenons-nous de toute hypothèse, et renfermons-nous dans
le texte même de V Amphithéâtre,
Aristote, au commencement du chapitre vi du xir"^ livre de la
Métaphysique, admet deux preuves de l'existence de Dieu : l'une
qu'il effleure à peine , l'autre qu'il expose avec quelque étendue et
qu'il reprend et développe dans le premier livre de la Physique. Cette
dernière preuve est la preuve célèbre par le mouvement. « D'où
viendra le mouvement, s'il n'y a pas un principe essentiellement
actif? En effet > ce n'est pas la matière qui se mettra elle-même en
mouvement, etc. (1). » Cette preuve excellente, et que les meilleurs
génies ont adoptée, Vanini la rejette par des raisons subtiles et quin-
tessenciées, et il s'attache à l'autre argument d'Aristote, à savoir
que des êtres finis et contingens supposent un être infini et éternel.
« Tout être, dit Vanini, est fini ou infini, temporaire ou éternel; s'il
est dans le temps, il a donc commencé d'être; il n'a donc pu se pro-
duire lui-même, autrement il aurait été avant d'être. Puis donc que
nous voyons des êtres commencer, il faut accorder qu'il y a un être
éternel d'où ils tirent leur origine; car s'il n'y avait point d'être éter-
nel, il n'y aurait que des êtres qui auraient commencé, c'est-à-dire
que rien n'existerait, ce qui est impossible. Il est donc impossible
qu'il n'y ait pas un être éternel. » Vanini résume l'argument dans
ce syllogisme : « D'après ce qui a été dit, toute existence d'un être
qui commence suppose un être éternel; or, il y a des êtres qui com-
mencent. Donc et nécessairement, il y a un être éternel; c'est cet
(1) Voyez , à la page 92 et suiv. notre Rapport sur la Métaphysique d'Aristote,
seconde édition.
CSG REVUE DES DEUX MONDES.
être que nous appelons Dieu (1). » Cette preuve est bonne, elle est
fort solide, et elle se retrouve dans toutes les grandes pliilosophies.
Vanini l'admet, donc Vanini n'est pas athée. Mais Yanini n'admet
que celle-là : il le déclare expressément au commencement de VAm-
philhèâtre, et nulle part il n'en admet aucune autre. De là unethéo-
dicée très imparfaite. En effet, si tout être fini suppose un être
éternel, il reste à savoir quel est cet être éternel. Puisque l'argument
du mouvement est rejeté, cet être éternel ne peut plus être la cause
de rien; il n'est plus que la substance de tout. Cette substance éter-
nelle que les êtres finis supposent, mais qui ne les a pas faits, ne
peut avoir d'autres attributs que ceux qui se déduisent de son essence,
de l'éternité et de l'infinité, et rien de plus. Comme l'être infini, en
tant qu'infini, n'est pas un moteur, une cause, il n'est pas non plus,
en tant qu'infini, une intelligence; il n'est pas non plus une volonté,
il n'est pas non plus un principe de justice, ni encore bien moins
un principe d'amour. Encore une fois, s'il était tout cela, s'il possé-
dait tous ces attributs, il ne les tiendrait pas de l'éternité et de l'in-
finitude , et on n'a pas le droit de les lui imputer en vertu de cet
unique argument : tout être contingent suppose un être qui ne l'est
pas, tout être fini suppose un être infini. Le dieu que donne cet
argument est donc, à la rigueur; mais il est presque comme s'il n'était
pas, pour nous du moins qui l'apercevons à peine dans les hauteurs
inaccessibles d'une éternité et d'une existence absolue, vide de
pensée, d'activité, de liberté, d'amour, semblable au néant même
de l'existence, et mille fois inférieure, dans son infinitude et son
éternité, à une heure de notre existence finie et périssable, si pen-
dant cette heure fugitive nous savons que nous sommes , si nous
pensons, si nous aimons quelque autre chose que nous-mêmes, si
nous nous sentons capables de sacrifier librement à une idée le peu
de minutes qui nous ont été accordées. « L'homme n'est qu'un ro-
seau, mais c'est un roseau pensant. » J'ajoute : c'est un roseau vou-
lant et aimant, ce C'est de là qu'il faut nous relever, non de l'espace
et de la durée, que nous ne saurions remplir (2). » Sous peine de
mettre en Dieu moins qu'il n'y a réellement en l'homme, il faut, par
un argument analogue à celui du mouvement, après avoir considéré
Dieu comme le principe des mouvemens qui ont lieu dans le monde.
Je considérer encore comme le principe de la pensée, de l'activilé
(1) ^mp/nY/i.,ex. I, p. 3.
(2j Pascal, d'après Descartes. Voyez notre livre Des Pensées de Pascal, p. 43, et
p. 107.
LA VIE ET LES ÉCRITS DE VANINI. Ù''^::^-^'^H';,^
libre et de l'amour désintéressé qui est en nous, et lui restitfe ces .x; /ir i
grands attributs intellectuels et moraux qui font de Dieu , n(&^pa$T^tJ^î ^j
seulement l'auteur de l'univers, mais le père de l'humanité. ^^^^^<::zill^^
Ainsi, pour avoir mutilé la théodicée déjà bien étroite d'Aristote,
Yanini est arrivé à un Dieu très imparfait, dont on a épuisé l'essence
quand on a dit qu'il est l'être des êtres. Je ne m'étonne donc pas
que, passant du premier exercice au second, de l'existence de Dieu
à sa nature, Vanini s'exprime ainsi : a Vous me demandez ce que
Dieu est; si je le savais, je serais Dieu, car nul ne connaît Dieu, et
nul ne sait ce qu'il est, sinon Dieu lui-même. » Et il n'ajoute pas
grand'chose à cet aveu de son impuissance, il ne sort pas du cercle
dans lequel il s'est enfermé lui-même, lorsqu'il termine ainsi ce
chapitre :
« J'oserai donc (entreprise peut-être téméraire) décrire ainsi Dieu : Ce qui
est à soi-même son principe et sa fin , sans avoir ni principe ni fin , n'ayant
besoin ni de l'un ni de l'autre , la source et l'auteur de l'un et de l'autre. îl
est, sans être dans le temps : pour lui, point de passé qui s'enfuie, point
d'avenir qui s'avance. Il règne partout sans être nulle part, immobile sans
être en place, rapide sans être en mouvement. II est tout entier hors de toutes
choses et dans toutes choses; dans tout, sans y être renfermé; hors de tout,
sans en être exclus. Il est au sein de cet univers qu'il gouverne, et il l'a créé
hors de lui. Il est bon sans avoir de qualité, grand sans quantité, un tout sans
parties, immuable et changeant tout le reste; vouloir pour lui, c'est pouvoir,
et sa volonté est action. Il est simple; en lui rien n'est en puissance, tout est
en acte , ou plutôt il est lui-même l'acte pur, premier , moyen et dernier.
Enfin il est tout, au-dessus de tout, hors de tout, en tout, indépendamment
de tout, avant tout, après tout, et tout entier (l). »
Toutes ces qualifications ne sont que des variantes de l'infini. ïl
en est pourtant quelques-unes qui excèdent le principe auquel eiles
se rapportent. Quand Vanini dit de son dieu : ce Pour lui, vouloir
c'est pouvoir, » nous lui demanderons de quel droit il attribue â
l'être infini une volonté, et une volonté efficace. Déjà, en lui étant
la force motrice, il lui a ôté la vraie puissance. Comment donc peut-
il après coup mettre en lui la volonté, c'est-à-dire le fond même et
le principe de ce qu'il lui a ôté? De loin en loin, on rencontre dans
\ Amphithéâtre de belles maximes, mais toujours entachées de ce
vice, d'être exclusives et bornées ou inconséquentes.
Dans l'exercice troisième, Vanini rejette toutes les définitions de
(1) Amphith.j ex. ii , p. 10.
G88 REVUE DES DEUX MONDES.
la Providence. Saint Thomas avait dit : La Providence est la raison
finale de l'ordre des choses. Yanini traite cela d'absurde. Vives avait
dit : C'est une volonté gouvernant tout avec sagesse. Vanini se moque
de Vives , et je le conçois , dans le système de la pure infinitude
comme unique essence de la divinité, et il aboutit à cette définition
de la Providence, où il n'y a plus ni raison, ni volonté, ni sagesse :
(( La Providence est la force divine toujours présente à elle-même,
et antérieure à tout le reste. )> La force même est ici de trop, et
cette définition si étroite est trop large encore.
Vanini prouve très bien, contre Aristote et Averroës, que le monde
n'est pas éternel. « Le monde, dit-il, a un auteur ou il n'en a pas :
s'il a un auteur, il n'est pas éternel, car rien de ce qui a été fait n'est
contemporain de ce qui l'a fait. S'il n'a pas d'auteur, il a toujours été
de lui-même; mais il est ridicule de donner ce qui est fini comme le
principe de l'être. Rien de ce qui est fini n'est premier : or le monde
est quelque chose de fini, cela est manifeste; il n'est donc pas de lui-
même; il n'est donc pas éternel (1). » Vanini suit Averroës dans les
détours de sa subtile dialectique , et à ses argumens alambiqués il
oppose ceux d'Algazel , ou plutôt ceux qu' Algazel a reçus du chrétien
.1. Philopon.
Loin d'affaiblir les argumens des athées, Vanini les développe avec
tant de force , qu'on y a vu le secret dessein de les faire prévaloir
dans l'esprit de ses lecteurs; mais ce n'est là qu'une conjecture. Si
les réponses de Vanini ne sont pas tout ce qu'elles pourraient être
aujourd'hui, il faut songer que nous sommes au xvi* siècle, hors de
la scolastique, et avant la philosophie cartésienne.
Objection de Diagoras : ce Si une Providence gouvernait le monde,
chacun serait traité selon ses mérites, et une balance égale distri-
buerait les biens aux bons et les maux aux méchans. Mais comme
les choses vont tout difi'éremment, je ne vois pas dans le monde cette
Providence dont on parle, et ne sais en quoi elle peut consister. » Les
stoïciens niaient la mineure et soutenaient que l'homme vertueux
est très heureux, et le méchant malheureux. Boëce reprend la thèse
stoïcienne en la modifiant; il place le bonheur et la misère des
hommes vertueux et des méchans, non dans les biens et les maux
sensibles, mais dans la vertu et dans le vice qui sont à eux-mêmes
leur châtiment et leur récompense. Vanini combat tout cela, et
même avec assez de vivacité, et il n'a pas l'air de faire grand cas
[i] Amphith., ex. iv, p. 15.
LA VIE ET LES ÉCRITS DE VANINI. 689
de l'argument de l'autre vie : « La sainte Écriture, dit-ii, nous
montre les châtimens et les récompenses toujours assurés à qui les
mérite dans un autre monde; » mais il se hâte d'ajouter que cet ar-
gument n'est pas à l'usage des athées, puisqu'ils méprisent les saintes
Écritures. Quand il en vient à répondre pour son propre compte à
Diagoras, sans prétendre avec les stoïciens que l'homme vertueux
est souverainement heureux, et le vicieux toujours malheureux, il
fait voir que les plus grands biens, même en cette vie, sont accordés
à la vertu, ce qui est très vrai, et que les tribulations, qui ne lui sont
pas épargnées, lui servent d'épreuve utile et même désirable. Dieu,
au contraire, punit le méchant par l'excès même de ses plaisirs, qui
ui rendent insupportable la moindre contrariété , et engendrent la
misère au sein du bonheur apparent. Toutefois il faut convenir que
l'ensemble de ce chapitre est loin de produire sur l'ame un effet
salutaire.
Les chapitres qui suivent, contre Protagoras, me semblent meil-
leurs. « S'il est un Dieu, dit Protagoras, d'où vient donc le mal? —
Je réponds : de notre libre volonté (1). » Il est vrai que dans le déve-
loppement cette excellente réponse est plutôt affaiblie que fortifiée.
Dans le problème de la conciliation difficile de la divine Provi-
dence et de la liberté humaine, Cicéron se décide contre la Provi-
dence en faveur de la liberté. Voici quel est l'argument de Cicéron :
« La Providence de Dieu et la liberté de l'homme sont incompatibles;
or, certainement la liberté humaine existe, car uous en avons la
conscience; donc il n'y a point de Providence. » Et il prouvait sa ma-
jeure par trois argumens principaux qui reviennent à ceci : La Pro-
vidence de Dieu doit être infaillible; elle ne peut se tromper dans
ses prévisions, donc tout ce qu'elle prévoit doit arriver nécessaire-
ment : donc la hberté humaine est impossible. Vanini accorde que
la Providence ne se trompe pas, qu'elle aperçoit l'avenir, et que
l'avenir se fait comme elle l'aperçoit; mais il explique ce que c'est
que la prévoyance de l'avenir (2). a Les actions futures de l'homme,
dit-il, étant libres de leur nature, s'accomplissent librement. Dieu
les voit donc d'avance telles qu'elles seront, c'est-à-dire dans leur
liberté et dans leur contingence. Elles n*ont pas lieu parce que Dieu
les prévoit, mais Dieu les prévoit telles qu'elles seront, et telles
qu'elles sont d'avance pour lui; car pour lui il n'y a réellement ni
(1) Amphith., ex. xiv, p. 95.
(2) /6td., ex. XXIII, p. 137.
TOME IV. 45
R£YU£ DES DËCX MOxNDES.
passé ni avenir, mais un présent éternel. Nous-mêmes nous con-
naissons quelquefois l'avenir sans le déterminer : il en est ainsi
de Dieu. » La difTérence qui sépare notre prévoyance et la Provi-
dence divine, c'est que notre prévoyance est circonscrite dans d'é-
troites limites d'espace et de temps. Dieu voit très certainement et
très clairement l'avenir le plus lointain, non comme avenir, mais
comme présent. Son éternité n'admet point la différence des temps;
elle est tout entière en elle-même avec toutes les parties dans les-
quelles nous la divisons. Vanini s'engage à perte de vue dans les dé-
veloppemens les plus subtils et les plus raffinés de cette réponse plus
ou moins concluante, sans avoir l'air de se douter qu'il les emprunte
à la scolastique, et qu'il est à son insu le disciple de ce docteur angé-
lique pour lequel il affecte un si grand mépris.
Si Dieu, dit Épicure, s'occupe de nous, il n'est pas parfaitement
heureux. Or il l'est : il ne s'occupe donc pas des affaires des hommes.
Vanini répond à Épicure d'une manière triomphante. « L'opinion
épicurienne est la plus absurde de toutes les absurdités. Dire en
effet que Dieu existe, mais qu'il ne s'occupe pas des hommes,
n'est-ce pas dire que le feu existe, mais qu'il n'échauffe pas?. car
qu'est-ce que Dieu, sinon un être supérieur qui veille sur tout, meut
et gouverne tout? » Contentons-nous de faire remarquer à notre
philosophe que ces derniers attributs, qu'il ajoute fort raisonnable-
ment à l'infinité de Dieu, n'en découlent pas.
Vanini prouve ensuite à merveille que mettre l'absolu bonheur de
ia Divinité dans l'absolu repos, c'est la dépouiller de son attribut
essentiel, la puissance infinie; c'est la ravaler au-dessous de l'hu-
manité, c'est faire Dieu inférieur à un Alexandre qui, dans son in-
fatigable activité, se plaignait du sommeil. Cardan a écrit que tout
esprit jouit de l'éternel repos : ce Non, dit Vanini, mais de l'étemel
mouvement (1). La matière se lasse, et par conséquent le repos lui
convient; elle ne se meut que pour se reposer. Mais l'esprit est dan
une action continue : sa fin n'est pas le repos, mais une force éter-
nelle. Qu'est-ce que la connaissance de Dieu, qu'est-ce que l'amoui
qui en découle, sinon un désir insatiable de participer à son infi-
nité? Cette noble activité de l'ame est si éloignée du repos, qu'elle
aspire à ne cesser jamais. »
Sur l'immortalité de l'ame, Vanini est bien moins assuré :
« Le fondement, dit-il, sur lequel roule la doctrine d'Épicure est la nior-
(1) Amphith., p. 155.
LA VIE ET LES ÉCRITS DE VANINI. 691
talité de l'ame. Plusieurs docteurs chrétiens ont ici combattu les athées, mais
avec tant de légèreté et si peu de raison, qu'en lisant les commentaires des
plus grands théologiens, on sent s'élever des doutes en soi-même. J'avoue
ingénument que Fimmortalité de l'ame ne peut être démontrée par des prin-
cipes physiques; car c'est un article de foi , puisque nous croyons à la résur-
rection de la chair. Le corps en effet ne ressuscitera pas sans l'ame, et de
quelle manière pourrait être l'ame, si elle n'était pas? Moi donc, chrétien et
catholique, si je ne l'avais appris de l'église, qui nous enseigne certainement
et infailliblement la vérité , j'aurais de la peine à croire à l'immortalité de
l'ame. Loin de rougir de cet aveu, je m'en fais gloire; car j'accomplis le
précepte de saint Paul, en retenant mon esprit sous le joug de la foi (1)... »
Cependant, pour faire preuve de bonne volonté, il essaie de prou-
ver l'immortalité de l'ame, d'abord par sa simplicité, ensuite par sa
nature céleste et par conséquent incorruptible, enfin par le principe :
rien ne se fait de rien; or, si un être ne peut se faire de rien, un être
aussi ne peut retourner à rien.
Vanini ne répond pas si mal aux stoïciens. A-t-il bien connu leur
véritable doctrine? Peu importe; il est certain qu'il repousse avec
force et avec un grand air de conviction les erreurs qu'il leur at-
tribue. Partout il revendique la liberté de l'homme , et répète que
l'acte dépend entièrement de notre volonté, et que c'est nous qui
méritons et qui déméritons.
Dans un temps où l'astrologie était la croyance universelle, depuis
Kepler jusqu'à Campanella, il ne faut pas s'étonner qu'un péripaté-
ticien comme Vanini , imbu de la doctrine que toutes les idées de
rintelligence viennent des sens, ait accordé plus qu'il ne faut à l'in-
fluence des astres; cependant il réserve toujours et presque entiè-
rement la volonté. Les hommes, disaient les stoïciens du xvi^ siècle,
n'agissent que d'après l'influence des astres qui président à leur
naissance. C'est donc aux astres et non pas à la volonté qu'il faut
attribuer le mal. a Nos actions, répond Vanini (2), ne sont pas sou-
mises directement aux astres, elles relèvent de notre seule volonté
qui, étant immatérielle, ne peut dépendre des corps célestes. Ils
ne forcent pas nos actions; tout ce qu'on peut dire , c'est qu'ils les
inclinent et de la manière suivante : notre volonté suppose l'intelli-
gence, celle-ci dépend des sens, les sens sont directement soumis à
l'influence des corps célestes; de là une certaine inclination et dis-
position de la volonté, mais nulle contrainte.
(1) Amphith.f ex. xxvii, p. 163-16 1.
(2) Ibid., ex. xnY, p. 298.
45.
692 REVUE DES DEUX MONDES.
« Les péchés dans le monde sont nécessaires : donc c'est à Dieo
qu'il les faut rapporter. Je réponds que l'antécédent de cet argu-
ment est faux, qu'il est même contradictoire; car qui dit péché dit
liberté , c'est-à-dire le contraire de la nécessité.... C'est ainsi que
nous retournons contre nos adversaires leurs propres armes, les
poignards de plomb [plumbeos pugiones] avec lesquels ils défendent
leurs subtilités [suas ratiunculas),
« Les stoïciens (1) se sont trompés du tout au tout, lorsqu'admet-
tant la divine Providence, ils prétendent que Dieu gouverne l'uni-
vers et l'humanité, non d'après sa volonté, mais selon la nécessité...
Aristote aussi a enseigné que Dieu agit nécessairement, sur ce motif
que, si on suppose Dieu libre dans la formation du monde, il faut
supposer qu'il était avant de faire le monde, et qu'ainsi cet acte a
été un changement en lui, tandis que l'essence de Dieu est l'immu-
tabilité. »
Sur ce redoutable problème de la création, Vanini chancelle, il
est vrai, mais comme tant d'autres. Il n'a pas connu en quoi consiste
la liberté de Dieu dans la création , puisqu'il nie que de deux choses
différentes , Dieu ait pu faire l'une ou l'autre dans un seul et même
instant, ce qui est absurde; car cette puissance qu'il refuse à Dieu,
il aurait pu la trouver dans l'homme. En effet, on ne saurait trop
le redire (2), ce qui constitue expressément notre libre arbitre, c'est
que , dans le moment où nous nous décidons à faire telle ou telle
chose, nous avons la conscience que nous pouvons faire le contraire,
et que, si nous continuons l'action commencée, nous la pouvons
suspendre, et réciproquement. Cette puissance qui se résout dans un
sens, pouvant se résoudre dans un autre, est proprement la volonté
libre. L'intelligence n'est pas libre, parce qu'il n'est pas en son pou-
voir de juger mauvais ce qui est et lui paraît bon , ni bon ce qui est
et lui paraît mauvais, et c'est là en quoi l'intelligence diffère essen-
tiellement de la volonté; mais quand l'intelUgence, l'entendement,
la raison, en un mot la faculté de connaître, a reconnu et prononcé
qu'une chose est bonne ou mauvaise à faire ou à ne pas faire, si la
volonté, pour s'accorder avec la raison qui est sa loi, se décide pour
ce qui est ou lui paraît bon, en se décidant ainsi, elle a la conscience
de pouvoir se décider autrement, et de ne faire ce qu'elle fait que
(1) Amphith.^ù\. xlviii, p. 315.
(2) Voyez l'analyse complète que nous avons donnée du libre arbitre dans divers
endroits de nos ouvrages, et particulièrement dans l'examen critique de \'E$iai
sur l'Entendement humain, cours de 1829, t. II.
[la vie et les écrits de VAIÇINI. 693
parce qu'elle le veut, et par cela seul qu'elle veut être raisonnable.
Transportons ceci à Dieu. Dieu, par sa raison, et surtout (je me hâte
de le dire avec Platon (1)), par sa bonté, a vu qu'il était bon de
créer le monde et l'homme; en même temps, il était libre de le
créer ou de ne le créer pas, et de ne pas suivre sa raison et sa bonté;
mais il a suivi l'une et l'autre, parce qu'il est la raison et la bonté
même. Dans celui où tout est infini, l'inteHigence, la bonté et la lî»
berté sont également infinies, et dans celui qui est l'unité suprême,
elles s'unissent infiniment, de telle sorte qu'il est impie de placer
dans la liberté divine les misères de nos incertitudes et nos luttes
intérieures. Dans l'homme, la diversité des pouvoirs de l'ame se
trahit par la discorde et le trouble. Les différens pouvoirs, l'intelli-
gence, la bonté ou Tamour, et la libre activité, sont déjà néces-
sairement dans l'auteur de l'humanité, mais portées à leur suprême
puissance, à leur puissance infinie, distinctes et unies tout ensemble
dans la vie de l'éternelle unité. La théodicée est entre l'écueil d'un
anthropomorphisme extravagant et celui d'un déisme abstrait. Le
vrai dieu est un dieu vivant, un être réel, dont tous les attributs
distincts se développent conformément à sa nature infinie, sans
effort et sans combat. Otez l'intelligence divine, la conception du
plan de ces innombrables mondes est impossible. Otez à Dieu la bonté
et l'amour, la création devient superflue à qui n'a besoin de rien et
se suffît à lui-même. Otez à Dieu la liberté, le monde et l'homme ne
sont plus que le produit d'une action fatale et en quelque sorte mé-
canique, comme la pluie qui tombe du haut des nuages, ou comme
i'eau qui découle de sa source. L'homme Ubre ne peut avoir pour
tause qu'une cause fibre; l'homme capable d'aimer a un père qui
aime aussi; l'homme doué d'intefiigence atteste une intelfigence su-
prême. Cette induction si simple et si solide, empruntée à une psy-
<'hologie sévère, et fondant une théodicée sublime; cette induction ,
si vieille dans l'humanité, si récente dans la science, et encore si
violemment combattue par des adversaires différens, il ne faut pas
la chercher au x\i« siècle et dans Vanini. Notre philosophe s'égare
donc plus d'une fois dans le labyrinthe des difficultés, des objections,
et des réponses accumulées sur la création. Au fond, il nie la liberté
divine, et cela par la confusion déplorable de l'intelligence et de
l'action. Il voit bien que Dieu a nécessairement conçu, comme con-
venant à sa sagesse et à sa bonté, de créer un monde qui portât quel-
ques signes de lui, et surtout un être fait à son image; mais de cette
(1) Voyez le Timée, tome XII de notre traduction.
694 REVUE DES *DEUX SIONDES.
nécessité tout intellectuelle et toute morale il conclut à la nécessité
de l'action, ce qui paraît logique et cependant est contraire aux faits
les plus manifestes qui se passent en nous et aux données les plus
certaines de la plus simple psychologie. Embarrassé de toutes parts,
Vanini commence et finit par en appeler de sa raison troublée aux
décisions de l'église {1). On n'a donc après tout aucun reproche très
sérieux à lui faire.
Il y a plus : au milieu de cette controverse ténébreuse, éclairée de
loin en loin par la foi chrétienne, je trouve un argument qui brille
parmi tous les autres comme une lumière admirable, et qui, si Vanini
s'y était solidement attaché et s'il l'eût suivi jusqu'au bout, aurait
pu lui découvrir toute la vérité et le conduire au système des grandes
inductions que nous venons d'indiquer. Laissons -le parler lui-
même (2) :
« Je dirai brièvement d'Aristo'te ce que j'en pense : il est ici en contradic-
tion avec lui-même, car il prétend que Dieu agit nécessairement, et cepen-
dant, dans V Éthique et ailleurs, il fait l'homme libre. Ces deux opinions
répugnent absolument et sont en quelque sorte réciproquement impossibles ,
car une cause nécessaire ne peut produire des effets conlingens, mais néces-
saires; de sorte que, si Dieu agit nécessairement, notre volonté n'est pas libre,
ce que je prouve ainsi. J'adresse cette question à Aristote : Notre volonté
peut-elle, oui ou non, prendre tel ou tel parti, sans que tel ou tel motif la
détermine? Si elle ne le peut, elle n'est pas libre, ce qui est contre Aristote
lui-même; si elle le peut , Dieu le peut aussi à plus forte raison; donc Dieu
peut produire le mouvement ou le monde sans aucun mouvement qui ait pré-
cédé. Ce qui a porté Aristote à soutenir que Dieu agit nécessairement, c'est
qu'il ne peut comprendre qu'un mouvement se produise sans un mouvement
antérieur. Mais ce principe est faux, si l'on admet la liberté humaine. Donc,
si la volonté humaine est libre, Dieu n'agit pas nécessairement, comme ré-
ciproquement, si Dieu agit avec nécessité, la volonté n'est pas libre. Il est
donc évident qu' Aristote se contredit lui-même quand il affirme que Dieu
agit nécessairement , et qu'en même temps il reconnaît dans l'homme une
volonté libre. »
Vanini termine son livre en le soumettant sans réserve au pape
Paul V, qui, (c assis au gouvernail de l'église comme un sage modé-
rateur, retrace en lui l'image de toutes les vertus répandues sur
les divers pontifes de tous les siècles (3). » Enfin, il ne veut pas
quitter cet amphithéâtre de l'éternelle Providence sans entonner un
(1) Amphith.j p. 300.
(2) Ibid,, ex. L et dernier, p. 332.
(3) Ibid,, 334.
LA VIE ET LES ECRITS DE \ AKLM. 695
hymne à sa gloire, et cet hymne est tout son système avec ses mé-
rites et ses imperfections. Le Dieu que Vanini célèbre est le Dieu de
l'univers bien plus que celui de l'ame; aussi sa poésie, fidèle image
de sa philosophie, a-t-elle souvent de la force, quelquefois de l'éclat,
mais aucun charme.
« Animée (1) du souffle divin, ma volonté emporte mon esprit : il va tenter
une route inconnue sur les ailes de Dédale.
« Il entreprend de mesurer l'ineffable Divinité qui n'a ni commencement
ni fin, et de la renfermer dans le cercle étroit de quelques vers.
« Origine et fin de toutes choses, origine, source et principe de lui-même,
Dieu est son but et sa fin, sans avoir ni principe ni fin.
K En repos et tout entier partout, dans tous les temps et en tout lieu, dis-
tribué dans toutes les parties, et demeurant toujours et partout indivisible;
tt II est en chaque endroit sans être contenu dans aucun, ni enchaîné dans
aucunes limites; répandu tout entier dans l'espace entier, il y circule libre-
ment.
« Son vouloir est la toute-puissance, son action une volonté invariable; il
est grand sans quantité, bon sans qualité.
« Ce qu'il dit, il l'accomplit en même temps; on ne sait qui précède de la
parole ou de l'œuvre; dès qu'il a parlé, voici qu'à sa voix tout l'univers a
pris naissance.
« Il voit tout, il pénètre tout; un en lui-même (2), seul il est tout, et dans
son éternité il prévoit ce qui est, ce qui fut, ce qui sera.
« Toujours tout entier, il remplit tout son être, sans cesser d'être le même;
il soutient, meut et embrasse l'univers, et le gouverne d'un mouvement de
son sourcil.
« Oh! je t'invoque! jette enfin sur moi un regard de bonté! Unis-moi à toi
par un nœud de diamant, car c'est la seule et unique chose qui puisse rendre
heureux.
« Quiconque s'est uni à toi et s'attache à toi seul, celui-là possède tout; il
te possède, source inépuisable de richesses, et à qui rien ne manque.
« Partout nécessaire, nulle part tu ne fais défaut, et de toi-même tu donnes
tout à toutes choses; tu te donnes toi-même, toi en qui toutes choses doivent
trouver tout.
« Tu es la force de ceux qui travaillent , tu es le port ouvert aux nau-
fragés (3)...
« Tu es à nos cœurs le souverain repos et la paix profonde; tu es la mesure
et le mode des choses, l'espèce et la forme que nous aimons.
(1) ^mp^tïft., p. 334-336.
(2) Sens douteux , texte obscur.
(3) Je n'ai pas traduit, faute de les entendre, les deux derniers vers de cette
ophe.
696 REVUE DES DEUX MONDES.
« Tu es la règle, le poids et le nombre, la beauté et Tordre, l'ornement et
l'amour, le salut et la vie, la volupté souveraine avec son nectar et son am-
broisie.
« Tu es la source de la vraie sagesse , tu es la lumière véritable , tu es la
loi vénérable, tu es l'espérance qui ne trompe pas, tu es l'éternelle raison, et
la voie, et la vérité;
« La gloire, la splendeur, la lumière aimable, la lumière bienfaisante et
inviolable, la perfection des perfections, quoi encore? le plus grand, le meil-
leur, l'un, le même. »>
En résumé, quelle conclusion faut-il tirer de l'ouvrage que nous
venons de parcourir et d'analyser fidèlement? Supposons que cet
ouvrage soit seul; en nous y renfermant, y trouvons-nous la haine
du christianisme et l'athéisme? Nullement. Il y a, partout semées,
des protestations peut-être outrées d'orthodoxie, une théodicée in-
complète, fondée sur un seul principe, par conséquent des réfuta-
tions quelquefois insuffisantes des mauvais systèmes répandus au
xvr siècle; un déisme d'une quaUté assez médiocre, et, comme on
dirait aujourd'hui, des tendances équivoques; le péripatétisme d'Aris-
tote mal développé par celui d'Averroës et de Pomponat : mais de
là à l'impiété et à l'athéisme il y a loin, et, si nous étions appelé à
juger Vanini sur ce livre seul, en conscience et ne croyant pas permis
de condamner qui que ce soit par voie de conjecture et d'hypothèse,
nous prononcerions d'après ce livre : Non, Vanini n'est pas athée.
Passons maintenant à l'examen de son second et dernier ouvrage,
qui parut à Paris , un an après \ Amphithéâtre, sous ce titre : Quatre
livres de Jules-César Vanini, Napolitain , théologien , philosophe et
docteur en l'un et l'autre droit, sur les secrets admirables de la JSa-
ture, reine et déesse des mortels (1). Ce titre pompeux couvre un traité
de physique divisé en quatre livres : le premier, sur le ciel et l'air;
le deuxième, sur l'eau et la terre; le troisième, sur la génération
des animaux; le quatrième, sur la génération des païens. Vanini,
lui-même, nous apprend que cet écrit est un abrégé de ses Mémoires
physiques (2). Il avait aussi composé, à ce qu'il dit, des Mémoires de
Médecine (3), ainsi que des commentaires sur le livre de la Généra-
tion d'Aristote (4). Il fait encore allusion à un autre ouvrage, dont
(1) Julii Caesaris Vanini, Neapolitani, iheologi, philosophi et juris utriusquf
doctoris, De admirandis naturœ reginœ deœquc mortalium Arcanis, libri qua-
tuor; Paris, 1616, in-i2.
(2) DiaL, p. 301.
(3) Ibid., p. 275.
C*) Ibid., p. 172.
LA VIE ET LES ECRITS DE VANINI. 697
il parle déjà dans V Amphithéâtre, et qu'il nomme Physico-Magique [i];
il rappelle aussi un Traité d'Astronomie qu'il avait fait imprimer à
Strasbourg, en caractères élégans (2). S'il a jamais existé réellement,
ce livre n'est point parvenu jusqu'à nous. Celui que nous possédons
n'est nullement méprisable au point de vue scientifique; c'est en-
core, il est vrai, la physique péripatéticienne, mais interprétée et
développée selon son véritable esprit, et non plus à la manière des
scolastiques. N'oublions pas que nous sommes ici avant Galilée, le
créateur de la physique moderne, qui le premier en détermina la
méthode, et lui donna pour règles l'expérience et le calcul. Galilée
a été pour la physique ce qu'a été Descartes pour la métaphysique.
Avant Descartes , tous les eiforts pour sortir de la scolastique et
arriver à la vraie philosophie moderne sont impuissans; avant Ga-
lilée aussi , on cherche avec ardeur la vraie physique ; on ne l'a pas
trouvée. Une foule d'essais ingénieux et hardis paraissent incessam-
ment d'un bout à l'autre de l'Italie , et attestent au moins une fer-
mentation puissante; on étudie la nature un peu au hasard , mais
avec liberté et avec passion, et, pour que la science se fasse, il ne
manque plus qu'un homme de génie. Pour bien juger des hommes
tels que Telesio, Cesalpini, Cardan, Pomponat, ce n'est pas avec
les sobres génies du x\iv siècle, avec Galilée, Descartes et Newton,
qu'il les faut comparer, c'est avec leurs devanciers du moyen-âge.
Les observations de détail s'accumulent, et les théories se préparent.
Les hypothèses antiques dominent encore l'esprit humain, et l'idée
même du calcul appliqué aux phénomènes fournis par l'expérience
n'est pas encore née; mais ces hypothèses môme sont comme le pas-
sage nécessaire des ténèbres du moyen-âge à la lumière de la science
moderne.
Vanini est, en physique comme dans tout le reste, de l'école
d'Aristote et de Pomponat. Il traite ici les platoniciens à peu près
comme il l'a déjà fait dans V Amphithéâtre, Aristote est pour lui « le
philosophe par excellence, le maître, le dictateur, le dieu de la phi-
losophie; » il l'appelle «le grand pontife de la sagesse; » il invoque ses
mânes ei son diviîi génie; il se vante d'être son nourrisson, Alexandre
d'Aphrodisée est nommé aussi avec de grands éloges. Parmi les mo*
dernes et les contemporains , Vives est traité avec dédain , Kepler
avec honneur. Vanini loue souvent ses compatriotes Scaliger, Fra-
castor, Cardan, et surtout Pomponat, qui ici, comme dans VAmphi-
(l)DiaZ.,31.
(a) Typit elegantistimis. JHalj p. 252.
698 REVUE DES DEUX MONDES.
théâtre f est appelé son maître. Peut-être ne serait-il pas sans intérêt
de comparer la physique de Vanini avec celle du célèbre Bolonais.
H nous suffit de reconnaître que l'esprit qui préside aux recherches
du premier anime celles de son audacieux et infortuné disciple. Par-
tout le surnaturel est ramené le plus possible au naturel : les pré-
sages, les oracles sont expliqués par des causes physiques. Laissons
à d'autres le détail. Ce n'est pas le physicien que nous étudions dan-
Vanini , c'est surtout le philosophe , et nous voulons savoir si ce
nouvel ouvrage contient la môme philosophie que le précédent.
Écartons encore toutes les conjectures et les interprétations diverses
des historiens ; n'écoutons que Vanini lui-même. Tout à l'heure
nous l'avons vu, en apparence au moins, zélé catholique et défen-
seur de la divine Providence. Est-il le même ici? est-il encore chré-
tien? admet-il encore un Dieu?
Répondons d'abord en disant que deux docteurs de Sorbonne,
Edmond Corradin, frère gardien du couvent des franciscains de
Paris, et Claude-le-Petit , docteur régent, chargés d'examiner le
livre de Vanini, l'ont autorisé sans aucune réserve. Dans l'approba-
tion imprimée , ils déclarent expressément qu'ils n'y ont rien trouvé
de contraire ou de répugnant à la religion catholique, apostolique
et romaine; qu'ils le tiennent même comme un ouvrage plein d'es-
prit et très digne d'être livré au public (1). Voilà donc la Sorbonne
en quelque sorte caution de l'orthodoxie de Vanini. Mais passons
plus avant, et considérons le livre en lui-même.
Comme nous l'avons déjà dit, c'est un traité de physique; cepen-
dant la forme est loin d'en être aussi didactique que celle de V Am-
phithéâtre. C'est une suite de dialogues où l'auteur, sous le nom de
Jules-César, donne à un de ses amis et de ses admirateurs, appelé
Alexandre , toutes les expHcations que celui-ci lui demande sur des
phénomènes de physique, en y introduisant bien d'autres choses
selon le caprice de la conversation ou selon le dessein de l'interlo-
cuteur principal.
Dans un Avis de Vimprimeur, on lit que ce livre a été dérobé à
Vanini, copié et publié sans son consentement, mais non pas malgré
lui , l'auteur ayant fini par donner les mains à tout ce qu'on avait
fait (2). Si cette note dit vrai, un ouvrage arraché à Vanini, et publié
(1) Dial. Approbatio. — Rosset, Histoires tragiques, dit que plus Lird la Sor-
bonne lit de nouveau examiner les Dialogues et les condamna au feu. Lui seul
parle ainsi sans citer ses autorités. Cette condamnation tardive est une assertion
gratuite; Tapprohalion est certaine.
(2) Dial. — Typographus Icclori.
LA VIE ET LES ÉCRITS DE VANINI. 699
tel qu'il l'avait écrit pour lui-même , doit contenir sa secrète pensée.
Quelle est donc cette pensée?
Le titre, en vérité, se présente assez mal : Des Secrets admira-
bles de la Nature, reine et déesse des mortels; c'est, ce semble, le
contre-pied de celui-ci : Amphithéâtre de Véternelle Providence.
Le livre est dédié à Bassompierre, homme de guerre et de plaisir,
dont on ne s'attend pas à trouver le nom en tête d'un ouvrage de
philosophie; et on ne lui voit guère d'autre titre à cette dédicace
que sa munificence connue. Vanini en fait un saint, et, jouant sur
son nom, il nous donne Bassompierre comme la hase de l'église de
saint Pierre (1). Le grand seigneur a pu rire un moment de ce jeu de
mots, mais il a dû être bien autrement touché d'une flatterie d'un
genre différent et mieux assortie à ses habitudes. Vanini, après
avoir épuisé l'énumération des quahtés de son héros, en vient à sa
beauté, « à cette beauté qui lui a gagné, dit-il, l'amour de mJlle
héroïnes plus charmantes qu'Hélène. » Pour être juste, il faut ajou-
ter que ce galant compHment se termine en un argument théolo-
gique; car la beauté de Bassompierre n'attire pas seulement les
femmes, elle accable les athées qui, « frappés de l'éclat et de la ma-
jesté de ce visage, n'osent plus soutenir que l'homme n'est pas
l'image de Dieu. » Nous savons que les dédicaces du commence-
ment du xvir siècle, même sous d'autres plumes que celle de Va-
nini, sont en possession d'être fort ridicules; cependant celle-ci passe
la permission, et, jointe au titre, elle forme un assez triste préam-
bule à un livre de philosophie.
Eh bien! le livre est digne du préambule. Nous l'avons lu d'un
bout à l'autre avec attention, sans aucun préjugé, et dans l'ensemble
comme dans les détails, dans le ton général comme dans les prin-
cipes, nous trouvons à découvert ce que nous n'avions pas vu, ou
plutôt le contraire de ce que nous avions vu dans Y Amphithéâtre;
et, avec la même sincérité que nous avions absous le précédent
écrit, nous déclarons celui-ci coupable. Il est coupable envers le
christianisme, envers Dieu, envers la morale. Nous pouvons dire
aujourd'hui la vérité tout entière : nous ne témoignons pas devant
le parlement de Toulouse, mais devant l'histoire, qui, moins impi-
toyable que les hommes, parce qu'elle est plus éclairée, ne peut
assurément s'indigner et s'étonner de rencontrer dans un philosophe
du xvi® siècle les erreurs et la licence de son temps. Disons-le donc
(1) Dial., dédicace, p. 7 : Bassompetrœus Pétri S. Ecclesiœ basis.
L
700 REVUE DES DEUX MONDES.
sans hésiter : oui, dans les Dialogues y Vanini est un ennemi mal dis-
simulé du christianisme. Il n'a guère d'autre Dieu que la nature. Sa
morale est celle d'Épicure, et, à l'en croire lui-même, sa doctrine a un
peu passé dans ses mœurs. Il n'y a qu'à ouvrir au hasard les Dialo-
gues, pour recueillir à pleines mains des preuves abondantes de ces
assertions.
Sans doute Vanini enveloppe encore de quelques précautions ses
attaques contre le christianisme; mais les voiles sont de plus en plus
transparens. Ici, comme dans \ Amphithéâtre , il introduit des impies,
tantôt belges, tantôt anglais, développant leurs maximes; mais,
dans X Amphithéâtre , il y fait souvent de solides réponses , tandis
que, dans les Dialogues, il répond avec une faiblesse qui n'a pu lui
échapper à lui-même. C'est Descartes qui le premier a élevé ce re-
proche (1); il est fondé, mais il s'applique aux Dialogues seuls et non
pas à V Amphithéâtre. Ces deux ouvrages sont entièrement différens
et forment le contraste le plus singulier. Vanini nous apprend (2)
lequel des deux contient sa vraie pensée : « J'ai écrit beaucoup de
choses dans \ Amphithéâtre auxquelles je n'ajoute pas la moindre
foi; multa in hoc libro scripta sunt, quibus à me nulla prœstaturfides,
Cosi va il mondo. » Et son interlocuteur Alexandre s'empresse de ré-
pondre sur le même ton : ce Ce monde est une prison de fous, questo
mondo è una gabbia de matti, » se hâtant d'ajouter : ce A l'exception
des princes et des papes. » Cette déclaration tardive obscurcit à nos
yeux tout V Amphithéâtre, et ne nous permet plus de discerner quand
Vanini dit vrai et quand il ment; nous savons seulement et de lui-
même qu'il ment beaucoup. Il a beau répéter qu'il se soumet à la sainte
église romaine, il a beau en appeler à son Apologie pour la Religion
mosaïque et chrétienne; quel respect pour le christianisme peut s'ac-
commoder de toutes les plaisanteries et même de toutes les injures
qu'il répand sur les objets les plus vénérés du culte chrétien? Lui-
même, c'est-à-dire l'interlocuteur qui le représente, Jules-César,
explique par l'action de la lune la résurrection de Lazare. Après avoir
essayé de prouver qu'il n'y a point de démons, comme Alexandre lui
fait cette objection : « S'il n'y a point de démons, comment les mages
de Pharaon ont-ils pu faire tant de miracles? » il répond : c< Les phi-
losophes qui nient les démons méprisent les histoires des Juifs. » Ail-
leurs : « Je ne veux pas nier la puissance de l'eau lustrale, puisque le
pape l'a décorée d'innombrables privilèges...; mais, pour parler en
(1) Lettre à Voël, l. XI de noire édition, p. 185.
(2) ZHal. 56, p. 428.
LA VIE ET LES ECRITS DE VANINI. 701
philosophe, je dirai... » Quelquefois, il met son opinion dans la bou-
che d'un athée qu'il ne réfute pas ou qu'il réfute très mal. Ainsi, il
développe avec complaisance d'assez mauvaises plaisanteries sur saint
Paul et sur le mariage mystique du Christ avec l'église; il laisse dire,
sans y faire la moindre objection, que ce les enfans qui naissent avec
l'esprit faible sont par là d'autant plus propres à devenir de bons chré-
tiens. » On comprend que, dans un ouvrage de controverse , même
dans \ Amphithéâtre, il soit nécessaire et loyal de rappeler une foule
de raisonnemens impies pour les réfuter; ici tous ces raisonnemens
n'avaient que faire. Ils sont introduits gratuitement, et comme la
plupart du temps Vanini ne leur fait d'autres réponses que de vagues
protestations de soumission à l'autorité religieuse, ils produisent le
plus mauvais effet, troublent ou égarent le lecteur. Pourquoi, par
exemple, dans un livre de physique, agiter la question de la divinité
de Jésus-Christ? Voici un athée qui se confond en éloges suspects
sur l'habileté du Christ, comme s'il s'agissait d'un politique ou d'un
philosophe. Alexandre lui oppose cet argument : La mort de Jésus-
Christ est celle d'un insensé ou celle d'un dieu. Or, d'après toi-
même, ce n'était pas un insensé, donc il était Dieu. L'athée répond
que ce n'était pas être insensé que d'acquérir r4mmortalité de son
nom par le sacrifice de quelques jours de cette vie. Jules-César in-
tervient pour dire qu'il a réfuté ces sottises dans un écrit : Du mé-
pris de la Gloire (1); mais le lecteur n'a pas ce livre, et les argumens
de l'athée subsistent. On pourrait citer une foule d'exemples sem-
blables (2). Le dernier résultat est incontestablement une impression
très défavorable au christianisme.
Nous avons déjà vu quelle est au fond la théodicée de Vanini; elle
se réduit à concevoir à ce monde fini et limité un principe éternel
et infini, principe qui n'est pas une cause, ni par conséquent une
volonté, ni par conséquent encore une providence véritable avec les
caractères qui lui appartiennent. Nous retrouvons ici cette même
théodicée avec ses conséquences avouées. Les deux interlocuteurs,
Alexandre et Jules-César, s'accordent à rejeter l'opinion d'Aristote,
que Dieu a donné la première impulsion au monde, et, pour parler
le langage péripatéticien , qu'il est le moteur du premier ciel (3).
Alexandre : a J'ai lu cela, si je m'en souviens bien, dans le xii^ livre
(1) Dial., p. 357-360: De Contemnenda gîoria. — Ailleurs (p. 369) il cite uu
autre ouvrage qu'il aurait composé : De vera sapientia.
(2) Voyez particulièrement les pages 91 seqq., p. 326-327, etc. p. 349; p. 487-188.
(3) Dm/., p. 17 seqq.
702 REVUE DES DECX MONDES.
(le ia Philosophie première (la BJétaphi/sique], mais je ne suis pas de
cet avis. — Ni moi non plus, dit Yanini. » Et on allègue l'autorité
d'Alexandre d'Aphrodisée qui donne Dieu, non comme le moteur,
mais comme la fm des choses; on l'appelle un homme divin, ses pa-
roles sont célestes, nectarea divini viri verba; on traite de fable la
doctrine des plus grands péripatéticiens, que l'intelligence est la
cause du mouvement de rotation du premier ciel. «S'il en était ainsi>
dit Vanini, l'intelligence serait au monde comme une béte de somme
attachée à une meule qui tourne. D'ailleurs un moteur suppose un
point d'appui, et sur quoi voulez-vous que s'appuie une pure intelli-
gence? Enfin, d'après Aristote lui-même, tout ce qui meut est né-
cessairement mu; or, rien n'est mu que ce qui est matériel, selon
Averroës. L'intelHgence, étant immatérielle, ne peut être mue, réci-
proquement elle ne peut être cause de mouvement. » L'interlocu-
teur de Vanini propose timidement la vraie réponse à ces raisonne-
mens sophistiques : L'ame, qui est immatérielle, se meut elle-même;
elle est bien la cause de ses propres mouvemens, elle se meut sans
point d'appui, elle se meut sans être mue par un autre moteur; et il
y a bien plus : tout immatérielle qu'elle est, en se mouvant elle-
même, elle meut le corps qui est matériel. Pourquoi donc l'intelli-
gence suprême ne pourrait-elle faire ce que fait la nôtre, se mouvoir
elle-même et mouvoir le ciel? Jules-César se contente de répondre
que ce n'est là qu'une mauvaise comparaison (1), et sans rien prou-
ver, il affirme que l'ame ne se meut point elle-même, ce qui est con-
traire aux faits les plus certains, mais qu'elle meut le corps et qu'elle
est mue par le corps, comme si, dès qu'il accorde que l'ame meut le
corps, il ne s'ensuivait pas qu'un être immatériel peut mouvoir un
être matériel, à moins qu'au fond, sans le dire ici, on n'accorde pas
que l'ame soit immatérielle. Quand Vanini prétend que la réponse
d'Alexandre n'est qu'une mauvaise comparaison , nous lui dirons à
notre tour que c'est à lui-même et à sa manière de raisonner qu'il
devrait adresser ce reproche. Il part des lois de l'ordre matériel, où
en effet, la première impulsion étant supposée, tout corps qui meut
a lui-même un moteur, tout ce qui est mu est corps, tout ce qui
meut est corps aussi , et n'agit qu'avec un point d'appui matériel.
Voilà bien les lois de l'ordre matériel. Transporter ces lois dans
l'ordre intellectuel, c'est raisonner par voie d'analogie en choses es-
sentiellement dissemblables; c'est donc faire la plus défectueuse des
(1) Dial., p. 19.
LA VIE ET LES ÉCRITS DE \ ATVINI. 703
comparaisons, tandis que conclure de l'ame à Dieu, c'est conclure,
sinon du même au môme, au moins du semblable au semblable, de
l'ordre spirituel à l'ordre spirituel : induction rigoureusement légi-
time, pourvu qu'il soit tenu compte aussi des différences.
Une fois que Dieu n'est plus qu'une substance infinie, dépourvue
de puissance causatrice, qu'est-ce que l'homme, qu'est-ce que le
monde par rapport à Dieu?
Le monde est l'ensemble des êtres finis, que Dieu surpasse de son
infinitude, mais qu'il n'a pas faits, qu'il n'a produits ni avec son intel-
ligence ni avec sa volonté, car il n'a pas de volonté; et son intelli-
ligence, si toutefois il en a, ne peut être un principe de mouvement;
de sorte que le monde, n'ayant pas de cause, tout fini et borné qu'il
est, est nécessairement éternel. Le monde est fini en tant qu'il est
borné en grandeur et en puissance; mais il est infini en durée, si
Dieu n'a pu lui donner naissance. Voilà déjà le monde assez peu dif-
férent de Dieu (1).
' « Dieu ne pouvait faire le ciel égal à lui et infini en puissance; mais il le
fit semblable à lui, et infini en durée. Il faut dire que le ciel est fini en gran-
deur et en puissance, mais qu'il est infini en durée, parce que Dieu n'a pu
faire un autre Dieu, et qu'il eût fait un autre Dieu, s'il eût fait le monde
infini en puissance, mais qu'il le fit infini en durée, parce que c'est là la seule
perfection que puisse avoir une chose créée. Exprimons la chose plus philo
sophiquement. Le premier principe ne pouvait produire quelque chose qu
lui fût absolument semblable ou absolument dissemblable; ni semblable
car tout ce qui est fait par un autre suppose quelque chose qui lui est supé
rieur; ni dissemblable, parce qu'en Dieu l'agent et l'action ne diffèrent pas
Ainsi, comme Dieu est un, le monde a été un sans l'être absolument; comme
Dieu est tout, le monde a été tout et non pas tout; comme Dieu est éternel
le monde a été éternel et non éternel. Parce que le monde est un, il* est
éternel , car il n'a ni semblable ni contraire; et parce qu'il n'est pas un , il
n'est pas éternel , car il est composé de parties contraires qui se détruisent
réciproquement et renaissent de cette corruption mutuelle, en sorte que
l'éternité du monde consiste dans la succession, et son unité dans la con-
tinuité. »
Et Alexandre s'écrie : « Ta sagesse est plus qu'humaine. » — La
moindre attention découvre ici une contradiction manifeste. Va-
nini déclare tour à tour que le monde est éternel et qu'il ne l'est
pas. Il faut opter entre ces deux opinions. Vanini adopte tantôt l'une
et tantôt l'autre. Ici (2), il rapporte et réfute tous les systèmes anciens
(1) Dial.,\). 30.
(i) Ibid. 50, p. 3G2.
704 REVUE DES DEUX MONDES.
qui aboutissent à identifler Dieu et le monde. Il attribue même h
Platon cette extravagance, à laquelle Platon n'a jamais pensé. « Pla-
ton, dit-il, ne reconnaissant rien de parfait que Dieu, et admettant
la perfection absolue du monde, a été forcé de faire du monde et
de Dieu une seule et même chose. » Pourtant il s'avise que Platon
n'a pas dit tout à-fait cela : « Chez Platon lui-même (1), le monde a
commencé : il n'est donc pas absolument parfait, puisqu'il a eu be-
soin d'un premier principe pour être ce qu'il est. » Ailleurs, s'il admet
comme chrétien que le monde a commencé, il ne l'admet pas comme
philosophe : «Je confesse ingénument que la religion seule me per-
suade que la mer aura une fin... Quant au commencement de la mer
( s'il est permis à un philosophe de dire que le monde ait commencé),
détestant , par soumission à la foi chrétienne , cette opinion que le
monde est éternel, je dirais : Si le monde a eu un commencement,
les fleuves, etc..» — « Pour moi, je conclurais de tout cela, si je
n'étais pas chrétien , que le monde est éternel. »
Ces derniers passages prouvent que, selon la plus sincère opi-
nion de Vanini, le monde est éternel, c'est-à-dire infini quant à la
durée. Le voilà déjà égal à Dieu en durée; il n'y a plus d'autre dif-
férence entre le monde et Dieu que celle de la grandeur et de la
puissance. C'est encore quelque chose, mais c'est bien peu, et il ne
faudra pas un grand effort d'audace pour supposer que le monde,
ce monde infini en durée , qui n'a pas eu de commencement et qui
ne peut avoir de fin, se suffit à lui-même, est gouverné par des lois
qui lui sont propres , et non par la volonté d'un être étranger. Déjà
le titre du livre semble faire de la nature le seul vrai Dieu : la Na-
ture reine et déesse des mortels. Dans l'ouvrage même (2), Jules-
César dit expressément de la loi naturelle , qu'elle a. été « gravée
dans le cœur de tous les hommes par la nature, qui est Dieu, ipsa
natura, quœ Deus est, » Voici qui est plus clair encore : ce Si je n'a-
vais été nourri dans les écoles chrétiennes, je tiendrais pour certain
que le ciel est un être vivant mu par sa propre forme, laquelle est son
ame... La figure circulaire était celle qui convenait le mieux à l'éter-
nité et à la divinité de cet animal céleste (3). » Et il invoque l'auto-
rité d'Aristote dans le Mouvement des animaux, et surtout dans le
livre deuxième de l'Ame, Il s'appuie sur la définition péripatéti-
(1) Dial, p. 365.
(2) Page 366.
(3) Pages 20-21.
LA VIE ET LES ÉCRITS DE VANINI. 705
cienne : Vatne est Vacte d'un corps organique doué de vie; « cette
définition, dit Vanini, convient parfaitement au céleste animal...
La masse du ciel (la totalité du monde) est mue circulairement par
sa propre forme, comme les élémens. » L'interlocuteur de Vanini,
Alexandre, essaie de tirer des lois certaines et fixes du monde la
preuve de l'assistance d'une intelligence divine. Jules-César répond :
« Comment, dans le grossier mécanisme d'horloges fabriquées par
un Allemand ivre, ne trouve-t-on pas un mouvement certain et
réglé? Pour ne rien dire du mouvement de la fièvre tierce et de la
fièvre quarte, qui arrive et s'en va à des intervalles certains, sans
jamais dépasser d'un moment le point marqué; le flux et le reflux de
la mer a certaines époques fixes, en vertu de sa seule forme, c'est-à-
dire de la pesanteur, comme vous dites vous autres péripatéticiens.
De même, lorsque je vois le ciel obéir toujours au même mouve-
ment, je dis que c'est sa forme seule qui le meut, et non pas la vo-
lonté d'une intelHgence. — Alexandre : J'en tombe d'accord. »
Qu'est-ce que l'homme, et que deviennent dans un pareil système
l'immatérialité et l'immortalité de l'ame? Si Vanini n'ose pas dire
((qu'esprit vient de respirer [spiritale à spirando] , et que respirer
est un phénomène qui tient fort à la matière, » il expose complai-
samment cette théorie; il prétend que tous les grands philosophes
ont fait l'ame matérielle : Hippocrate, les stoïciens, Aristote, Pla-
ton même, et, après avoir autorisé le matérialisme en lui donnant
fort gratuitement de tels défenseurs, pour toute réfutation il en
appelle à la religion. On a déjà vu que dans \ Amphithéâtre NdiUmi
laissait paraître quelques doutes sur l'immortalité de l'ame. Ici il
refuse toute explication à cet égard, et le motif qu'il donne de
son silence paraîtra, je crois, l'explication la moins équivoque.
«< Alexandre : Bis-moi, mon cher Jules, ton sentiment sur l'im-
mortalité de l'ame. — Jules-César : Excuse-moi, je te prie. — Alex.:
Pourquoi cela? — Jules-César : J'ai fait vœu à mon Dieu de ne pas
traiter cette question avant d'être vieux, riche et Allemand (1). »
S'il pouvait rester quelque incertitude sur le matérialisme de Va-
nini, lui-même prend soin de la dissiper par la triste morale qu'il
professe ouvertement. Il ne fait pas difficulté de soutenir que la vertu
et le vice ne sont autre chose que les fruits nécessaires du climat^
et qu'ils dépendent de la constitution atmosphérique, du système de
nourriture, des humeurs que les parens nous ont transmises, et sur-
(1) Bial., p. 492.
TOMB IV. 46
70G REVUE DES DEUX MONDES.
tout de l'inflaence des astres. En quoi certains alimens nuisent-ils
à l'honnêteté? ce Voici conunent je raisonne : c'est de l'alimentation
que dépendent les esprits animaux , par conséquent c'est d'elle que
viennent la vertu et le vice. On le prouve ainsi : les esprits animaux
sont les instrumens de l'ame sensible; l'ame sensible est l'instrument
de l'ame intelligente, et tout agent opère conformément à la nature
de son instrument : donc, etc. (1). » Et ailleurs : a Nos vertus et
nos vices dépendent des humeurs et des germes qui entrent dans la
composition de notre être. » Enfin, l'influence des astres est par-
tout dans les Dialogues.
Du moins, on ne peut pas reprochera notre philosophe d'être
inconséquent à ses principes. Avec une pareille philosophie, en vé-
rité, qu'avons-nous à chercher en cette vie, sinon les plaisirs des
sens? Et en effet, telle est l'unique fin , l'unique règle, l'unique res-
sort que Vanini donne à toutes nos actions. Pas un mot sur la liberté,
pas un mot sur la vertu désintéressée, pas un mot sur le bonheur
d'une conscience honnête. En revanche, que de détails sur tous les
plaisirs des sens, et en particulier sur ceux de l'amour! Bien entendu
qu'il ne s'agit point de ce noble sentiment qui unit deux âmes l'une
à l'autre, en mêlant quelquefois à ce lien sublime un lien moins
pur; il s'agit seulement de l'amour sensuel, de la Vénus la plus vul-
gaire. C'est ici, il est vrai, un ouvrage de physique et de physiologie,
dont un livre entier, le troisième , est consacré à l'explication des
mystères de la génération; mais le langage de la science, en traitant
de pareilles matières, peut être chaste encore, et celui de Vanini ne
l'est point. Nous ne repoussons aucune des explications scientifiques
de Vanini, quoiqu'elles nous semblent un peu extraordinaires dans
une bouche ecclésiastique; ce que nous condamnons, ce sont les ré-
flexions gratuitement indécentes qui y sont mêlées, c'est surtout
l'épicuréisme effronté qui prodigue les maximes relâchées, les anec-
dotes licencieuses et les peintures déshonnêtes. Le lecteur voudra
bien nous dispenser de fournir les preuves de ce que nous avançons;
nous le renvoyons à l'ouvrage même. L'interlocuteur de Vanini,
Alexandre, transporté de tout ce qu'il entend, s'écrie (2) qu'au lieu
d'imiter Aristote, qui dépensa à l'étude des animaux l'argent que
lui envoyait son illustre élève, il avait, lui, dépensé toute sa for-
tune pour acquérir et entretenir un charmant petit animal. «Tu as
(1) Dial., p. 147.
(2) P.ige 186.
LA VIE ET LES ECRITS DE VANLM. 707
fort bien fait, » lui répond Vanini. Et les deux amis résument le but
de la vie dans ces vers de YAminte :
Est perdu tout le temps
Qui n'est pas employé à aimer (1).
Voilà le fond de la théorie : les détails surpassent la plus grande
liberté philosophique. Parmi les passages impudiques qui surabondent
dans les Dialogues, il en est un que l'on peut citer à la rigueur :
c'est celui où, à l'occasion de ce prétendu principe, que les enfans
légitimes sont moins beaux que les enfans naturels, il en vient à
regretter de n'être pas un enfant de l'amour, car alors il aurait reçu
de la nature plus de beauté , de force et d'esprit. Il faut voir dans
quel style tout cela est exprimé (2). Vanini a beau dire qu'il a fait
ce souhait en songe: voilà, certes, un songe fort malhonnête. A
notre grand regret, et pour remphr jusqu'au bout notre tâche
d'historien fidèle, il nous faut ajouter que nous avons trouvé deux
endroits d'un autre genre et plus fâcheux peut-être, qui prouvent
qu'au moins l'imagination de Vanini participait à la dépravation
des mœurs italiennes du xvr siècle. Que le lecteur lise, s'il lui
plaît, le discours qu'adresse à Vanini son domestique et son écolier,
le jeune et beau Tarsius (3), et l'approbation que le maître donne à
un étrange précepte de Gahen (4) ./Hâtons- nous de dire cependant
que sur ce point il n'y a dans les Dialogues que des maximes gé-
nérales et non des aveux personnels. Soyons juste envers Vanini;
il ne parle que de ses maîtresses; il se complaît à nous les faire
connaître; l'une, il le dit lui-même (5), s'appelait Laure, l'autre
(1) Dial, p. 495 :
Perdu to è tuUo il tempo
Che in ainar non si spende.
(2) DicU.y p. 321-322. « J. C. : 0 utinam (hoc erat somniura) extra legitimum ?.c
eonnubialem torum essem procrealus : lia enim progenitores mei in venerem inca-
luissent ardeatius, ac cumulalim affatimque generosa seniina contulissent e quibus
ego formae blanditiem et elegantiam, robustas corporis vires, nieulemque innubi-
lam consecutus fuissent; at quia conjugalorum sum soboles, bis orbatus sum bonis :
sane pater meus, etc. »
(3) DiaL, p. 351. « Tarsius : Ab universo meo corpore, quod humidum et san-
guineum palchra natura cfformavit, caiidi émanant vapores qui non modo ova,
sed frigescentis hiberno tempore philosophi membra excalefacere possent. »
(4) Ibid.j p. 182-183. « J. C. ; Galeni consilio acquiescendum. — Al. : Quale
iliud est? — J. C. ; Inter ea autem (ait) quœ foris applicantur boni kabitus ptœllus
Oit unasic accubans, ut semper abdomen contingat... »
(5) ihid.j p. 159-160. « J. C. : ... Nam et Laura oliin amasia mea. »
46.
708 REVUE DES DEUX MONDES.
Isabelle; il faisait pour celle-ci de jolies chansons, et il tient à ce
que la postérité sache qu'il la nommait son œil gauche (1) : car, il
faut le dire, Vanini est tellement occupé de lui-même, qu'il nous
entretient soigneusement de tout ce qui se rapporte à sa personne.
Il nous parle de la noble origine de sa mère, de l'âge qu'avait son
père lorsqu'il eut un tel fils; il raconte les aventures qui lui sont
arrivées dans son enfance et dans sa jeunesse; il nous dit où il était
l'année dernière; il nous apprend que, malgré les infirmités précoces
nées de ses longues veilles, il est bien fait, d'un visage agréable
qu'il doit à sa mère, d'une humeur enjouée qu'il doit à son père.
Pour son esprit, son savoir, son éloquence, il les fait louer avec
excès par son interlocuteur Alexandre, et montre partout une va-
nité portée jusqu'au ridicule. Alexandre l'appelle a le prince des
philosophes, lé dictateur des lettres, l'Hercule de la vérité. » Aristote
et Albert-le-Grand ne sont rien auprès de lui. Enfin, après avoir
épuisé toutes les formules de l'éloge, il termine ainsi : « Avec une
telle sagesse, il ne me reste plus qu'à te dire : Tu es un dieu ou Va-
nini. » Et Jules-César répond avec modestie : « Je suis Vanini. »
Après cette analyse ingrate, mais fidèle, devant ces longs extraits
d'une fatigante exactitude, et cet amas de témoignages empruntés
à Vanini lui-même, dans l'impartialité la plus rigoureuse, est-il pos-
sible de ne pas conclure de tous ces passages authentiques : Oui ,
l'auteur des Dialogues est impie? Le pâle déisme qui s'y trouve en-
core de loin en loin s'évanouit le plus souvent dans une sorte de
déification de la nature, et dans ce qu'on appellerait aujourd'hui le
panthéisme. Vanini n'admet philosophiquement ni l'immatérialité
ni l'immortalité de l'ame. Sa morale, conforme à sa métaphysique,
rejette la distinction essentielle du bien et du mal, et tire la vertu
et le vice de circonstances extérieures, étrangères à la raison et à
la liberté : elle se réduit à la recherche du plaisir avec assez peu
de retenue et de scrupule.
Tel est le jugement que nous arrachent irrésistiblement les Dia-
logues : il est bien différent de celui que nous avions porté de X Am-
phithéâtre. Ce sont en effet deux ouvrages qui paraissent difficiles à
conciHer. Ici , pas un mot qui ne respire une orthodoxie sévère et
même le dévouement à l'église; là, au contraire, les protestations de
(1) Dial., p. 298. « J. C. : ... Hinc venit mihi in meiilem subiratam seniel mihi
fuisse Isabeilam amasiam meam , quod in quadam cupidinea cantiuncula sinistruni
meum oculum illani appellasscm. i>
LA ME ET LES ÉCRITS DE VANL\L 709
déférence trahissent une ironie manifeste. V Amphithéâtre glorifie
la Providence; les Dialogues sont bien près de confondre Dieu et le
monde, non pas en montrant Dieu partout dans le monde, mais en
faisant du monde un être éternel vivant de sa propre vie, un dieu.
V Amphithéâtre parle souvent de volonté et de liberté, du mérite et
du démérite; les Dialogues tirent toutes les actions du tempérament
et du climat. Le premier de ces écrits renfermait déjà quelques prin-
cipes équivoques, le second abonde en maximes corrompues. Sans
doute ces différences frappantes couvrent, nous l'avons fait voir,
une même doctrine métaphysique , la théodicée d'Aristote , encore
mutilée par Averroës et réduite à un seul principe incapable d'at-
teindre les plus intimes attributs de la Divinité et' d'expliquer les
vrais rapports de l'univers et de Dieu; mais, dans \ Amphithéâtre .
cette doctrine imparfaite, dominée et contenue par la foi chrétienne,
n'a presque porté aucune mauvaise conséquence, tandis que, dans
les Dialogues, toutes les barrières, tous les voiles sont levés, et la
funeste doctrine se montre au grand jour tout entière. En un mot,
les deux ouvrages sont évidemment du même auteur, qui tantôt a
rais un masque, et tantôt paraît à visage découvert.
C'est parce que A^anini a ces deux aspects différens qu'il a été jugé
différemment, selon qu'on l'a considéré sous l'une ou sous l'autre
de ces deux faces. Il faut une bien grande sagacité pour voir l'athéisme
dans V Amphithéâtre, et il en faut bien peu pour ne pas le voir dans
les Dialogues. Il n'y a guère que l'extrême apologiste et l'extrême
adversaire de Vanini, Arpe (1) et Durand (*2), qui le déclarent partout
également coupable ou également innocent. Durand tire l'athéisme
de Vanini de la définition même de Dieu, dans le premier et dans le
second chapitre de V Amphithéâtre; mais il faut convenir qu'il n'est
pas difficile en fait d'athéisme. Que voulez-vous demander à un cri-
tique qui n'entend pas même ce qu'il critique, et fait des remarques
de cette force (3) : « Dieu est à lui-même son commencement et sa fin.
C'est là un petit galimatias qui ne signifie rien. » — « // est hors de tout
sans être exclu. Autre jeu de mots. » — « // est bon sans qualité. La
bonté de Dieu est spirituelle et morale; notre impie n'y pense pas
avec sa qualité, etc. » De son côté, Arpe (4) s'écrie : « Vanini a-t-il
ignoré Dieu? Qu'on lise, qu'on relise, qu'on lise jusqu'au bout ses
(1) Apologia pro Jul. Cœsare Vanino Napolitano; Cosmopoli , 1712, in-8».
(2) La Vie et les sentimens de Lucilio Vanini; Rotterdam, 1717, in-12.
(3) Vie de Vanini , p. 85.
(i) Apol.,p. u.
710 REVUE DES DEUX 3Ï0XDES.
écrits; si quelqu'un peut prouver que Yanini a ignoré Dieu, je don-
nerai à celui-là le nom de sorcier. » Et pour prouver que Yanini n'a
pas ignoré Dieu, Arpe cite tout au long cette même déftnition de
Dieu, où Durand voit à plein l'athéisme. La foule des disserta-
teurs qui prennent parti pour ou contre Yanini le condamnent
ou l'excusent sur \ Amphithéâtre ou sur les Dialogues, Les plus cé-
lèbres historiens de la philosophie, embarrassés dans ce conflit et
devant des apparences si contraires , ne savent quel parti prendre.
Le savant et judicieux Brucker (1) déclare qu'il est difficile de dé-
cider entre les adversaires et les apologistes de Yanini; il se plaint
que ses ouvrages cachent plus qu'ils ne montrent sa vraie pensée; et,
après avoir sévèrement relevé sa vanité, sa légèreté, son extrava-
gance, ces réserves faites, il l'absout de l'accusation d'athéisme.
Tiedeman (2), qui d'ailleurs traite aussi fort mal Yanini, ne peut
trouver certainement l'athéisme dans ses écrits. Buhle (3) est de cet
avis quant à V Amphithéâtre ; mais il avoue que les Dialogues sont
très suspects, et en somme il ne conclut pas. FûUeborn [k] ne se pro-
nonce pas avec plus de précision. Enfin, le dernier historien de la
philosophie, Rixner (5), soutient que, ni dans l'un ni dans l'autre
des deux écrits de Yanini, on ne trouve aucune preuve d'un complet
athéisme; il est vrai qu'il s'appuie surtout sur le premier chapitre de
\ Amphithéâtre et qu'il glisse sur les Dialogues. Le titre si malson-
nant de ce dernier ouvrage n'est point à ses yeux une preuve suffi-
sante. Sa conclusion est « que l'accusation intentée à Yanini est
sur tous les points mal fondée, » et il cite un bon nombre de pas-
sages de X Amphithéâtre et des Dialogues, « où, dit-il, il n'y a qu'un
mauvais vouloir qui puisse découvrir l'athéisme. »
Pour nous, sans mauvais vouloir, mais aussi sans aveuglement
volontaire, après avoir soutenu que Yanini n'est pas athée dans
\ Amphithéâtre y nous ne craignons pas de reconnaître qu'il l'est à
peu près dans les Dialogues, et que c'est dans les Dialogues qu'il
faut chercher sa vraie pensée, comme il le déclare lui-môme (6).
Résumons-nous sur Yanini. C'est un homme du xvi'^ siècle en
révolte contre les dominations de ce temps , poussant le mépris et
(1) Tome Y, p. 680 sqq.
(2) Esprit de la philos, spéculative, lome V, p. 480.
(3) Histoire de la Philosophie moderm, l. II, p. 870 sqq.
(4) Beilràge zur GeschicïUe der Philosophie , 5« cah.
(5) Tome II , p. 262 sqq.
(6) Dial., p. 428.
LA VIE ET LES ÉCRITS DE VANINI. 711
rhorreur des superstitions malfaisantes jusqu'à l'impatience de toute
rè^le et de tout frein, tour à tour audacieux et pusillanime, circon-
spect et dissimulé jusqu'à l'apparence de l'hypocrisie, puis tout à
coup faisant montre de ses pensées les plus secrètes jusqu'à la plus
extrême licence; tantôt comme accablé par le sentiment pénible de
l'oppression et de la misère dans laquelle il vit, tantôt insouciant et
frivole, prodigue à la fois de louanges et de sarcasmes. Si ce n'est
pas le Voltaire, c'est le Lucien du xvi^ siècle : il en a l'esprit, l'éru-
dition légère, la mordante parole et trop souvent le cynisme. S'il fût
venu un peu plus tard, moins persécuté, moins exaspéré par consé-
quent, il eût porté d'autres sentimens sous une doctrine semblable;
il eût fait partie de la discrète école de Gassendi, de Hobbes, de
La Mothe-le-Vayer, de Sorbière, et de la société des libres penseurs
et des joyeux convives du Temple; il serait mort doucement, comme
l'abbé de Chaulieu, en possession de quelque bénéfice, entre Laure
et Isabelle. Au début du xvir siècle, entre le bûcher de Bruno et le
cachot de Campanella, sous une insupportable tyrannie, il passa sa
vie dans une agitation perpétuelle, errant sans cesse d'excès en excès,
cachant mal l'impiété sous l'hypocrisie, et il finit par périr miséra-
blement à la fleur de l'âge.
Après avoir analysé ses ouvrages, suivons-le dans les tragiques
aventures où l'infortuné a laissé sa vie. Nous connaissons et sa doc-
trine et son caractère; nous ne serons donc dupe d'aucune apparence,
et nous n'aurons pas besoin de le croire chrétien sincère et adora-
teur de Dieu, pour couvrir d'opprobre la sentence exécrable qui pèse
encore sur la mémoire du parlement de Toulouse.
Vanini avait à peine trente ans en 1616, lorsqu'il pubha les Dia-
logues. Quelque temps après, il quitta Paris, et, poussé par sa
mauvaise étoile, il se rendit à Toulouse. Là, selon sa coutume, il
gagna sa vie en donnant des leçons. Son esprit, sa vivacité italienne,
ses manières engageantes lui firent bientôt de nombreux élèves. Il
enseignait, à ce qu'il paraît, un peu de tout, mais particufièrement
la médecine, et, sous le manteau, la philosophie et la théologie.
Mais, en vérité, que pouvait-il enseigner, sinon ce qu'il pensait,
avec plus ou moins de précautions? Quelles étaient ses mœurs au
milieu de cette ardente jeunesse, et dans cette ville où régnait le
plaisir à l'égal de la dévotion? Nous ne sommes pas tenté d'accuser
par conjecture; cependant il nous est impossible de ne pas nous sou-
venir des deux tristes passages des Dialogues,
712 REVUE DES DEUX MONDES.
Toulouse était alors la ville catholique par excellence. L'inquisi-
tion , que tout le reste de la France avait repoussée, y était établie,
et un zèle outré était à la mode. Bientôt les opinions de Vanini, in-
discrètement répandues, excitèrent les ombrages de l'autorité. On
l'arrête, on le traduit devant le parlement, et après une assez longue
procédure il est condamné à être brûlé vif, et l'horrible sentence
est exécutée le 9 février 1619.
Divisons en trois parties et comme en trois actes ce drame lu-
gubre : le procès, la sentence, l'exécution.
I. —LE PROCÈS.
Sur quoi porta précisément le procès? Les livres de Vanini furent-
ils incriminés, ou ses leçons, ou ses mœurs, ou tout cela ensemble?
(Test ici surtout qu'il faut écarter les conjectures arbitraires , les
anecdotes qui ne reposent sur aucun fondement, et tous ces bruits
mensongers que mêle à la vérité l'imagination populaire ou une mal-
veillance intéressée, et qui, accueillis et répandus par la crédulité,
linissentau bout de quelque temps par composer la tradition et l'his-
toire. Nul document authentique n'ayant été publié, réduits à des
témoignages qui souvent diffèrent, c'est un devoir étroit de les peser
avec le dernier soin. Peut-on ajouter foi aux récits du jésuite Ga-
rasse (1) et du minime Mersenne (2), qui écrivaient, il est vrai , à peu
de distance de l'événement, mais qui n'y avaient point assisté, et ne
répètent que des ouï-dire , très probablement les ouï-dire de leurs
confrères de Toulouse, ennemis nécessaires de Vanini? Eux-mêmes,
s'ils ne manquent pas de lumières, ils sont remplis de passion, et ils
servent d'échos aux passions de leur ordre. Leur but avoué était
d'effrayer le monde des progrès de l'athéisme. Pour eux, l'impie est
un monstre sur lequel ils ne se font point scrupule d'accueillir les
(1) Doctrine curieuse des beaux esprits de ce temps ou prétendus tels, com-
battue et renversée par le père François Garasse, de la compagnie de Jésus. Iu-i°,
Paris, 1624. Voyez liv. ii, Ge section, p. 144- sqq.
(2) Marini Mersenni, orclinis Minimorum, etc., Quœstiones celeberrimœ in Gc"
nesim... in hoc volumine alhei et cleislie impujjnantur et expugnantur. In-fol.,
Liiieliac, 1623. Voyez p. 671-672. — Plus lard, Mersenne supprima lui-niôme les
leuillels où était racontée l'affaire de Vanini. Je n'ai jamais rencontré d'exem-
plaire des Questions sur la Genèse qui contînt ces feuillets. Chaufepié les a réta-
blis à l'article Mersenne, et je les cite d'après Chaufepié.
LA VIE ET LES ECRITS DE VANIM. 713
plus mauvais bruits. Le Patiniana est un amas d'anecdotes très peu
sûres (1). Le journal de voyage de Borrichius (2) ne contient que ce
qui lui fut raconté à son passage à Toulouse, vers 1660. Je ne prétends
pas qu'il n'y ait rien de vrai dans ce que disent ces auteurs; mais
comment y faire le discernement du vrai et du faux? Le Mercure de
France, gazette plus ou moins officielle, dans Y Histoire de Vannée 1619,
consacre une ou deux pages au procès et à la mort de Vanini. Cette
brève narration représente ce qu'on en disait alors , et ce que le
gouvernement jugeait à propos d'en faire savoir. Ce sont les faits les
plus certains, mais sans aucun détail. Si ce récit ne peut égarer, il
n'instruit guère, et après tout l'auteur ne sait rien par lui-même, et
il écrit sur la foi d'autrui.
Heureusement pour l'histoire , il y avait alors au parlement de
Toulouse un jeune conseiller qui avait connu Vanini dans le monde,
qui assista à tout le procès, même à l'exécution, et qui , devenu plus
tard premier président du parlement, écrivant une histoire de France
contemporaine , y mit le procès de Vanini : je veux parler de Gra-
mond. Cet historien réunit en sa personne toutes les conditions que
la critique la plus sévère peut imposer à un parfait témoignage : il
a tout vu, il ne raconte que ce qu'il a vu, et, quel que soit son zèle
religieux, ni les lumières ni l'intégrité ne lui ont manqué pour bien
voir et pour rapporter ce qu'il a vu avec exactitude. Enfin toutes les
pièces de la procédure étaient à sa disposition. Nous admettons donc
sans réserve les faits qu'il raconte, et par conséquent, sous le béné-
fice de ce contrôle assuré , nous admettons également les autres ré-
cits, tant qu'ils s'accordent avec celui-là. Mais nous sommes forcé de
ne tenir aucun compte de tout ce qui excède le témoignage de Gra-
mond, faute de tout moyen de vérification. Traduisons littéralement
le récit du président historien (3).
« A peu près dans ce temps, fut condamné par arrêt du parlement de Tou-
louse Lucilio Vanini , que la plupart ont regardé comme un hérésiarque, et
que moi je regarde comme athée-, car ce n'est pas être hérésiarque que de nier
Dieu. Il faisait métier d'enseigner la médecine; en réalité il séduisait l'impru-
dente jeunesse; il se moquait des choses sacrées, il exécrait l'incarnation du
(1) Patiniana et Naudœana; Amsterdam , 1703, p. 51.
(2) Encore inédit, et cité par Arpe, ApoL, p. 39.
(3) Historiarum Galîiœ ah excessu Henrici IV, libri XVIII , autore Gab. Bar-
iholomaeo Gramondo, in sacro régis Consistorio senalore, et in Tolosano parla-
mcnlo praîside; Tolosae , 1643, in-fol. — Liber III, p. 208.
71 Y R'ôVVE B£S DEUX MODES.
Christ, il ne connaissait point de Dieu ; il attribuait tout au hasard, il ado-
rait la nature, comme la mère excellente et la source de tous les êtres : c'était
là le principe de toutes ses erreurs, et il l'enseignait avec opiniâtreté à Tou-
louse, cette ville sainte. Et comme les nouveautés ont de l'attrait, surtout
dans la première jeunesse, il eut bientôt un grand nombre de sectateurs parmi
ceux qui venaient de quitter les bancs de l'école. Italien de nation, il avait
fait ses premières études à Rome, et s'était appliqué avec un grand succès à
la philosophie et à la théologie; mais étant tombé dans l'impiété et dans le
sacrilège, il souilla son caractère de prêtre en publiant un livre infâme inti-
tulé : Des Secrets de la Nature, où il ne rougit pas de proclamer la nature
la déesse de l'univers. Réfugié en France pour un crime dont il avait été ac-
cusé en Italie, il vint à Toulouse. Il n'y a point de ville en France où la loi
soit plus sévère envers les hérétiques; et quoique l'édit de INantes ait accordé
aux calvinistes une protection publique, et les ait autorisés à commercer avec
nous et à participer à l'administration , jamais ces sectaires n'ont osé se fier
à Toulouse; ce qui fait que, seule parmi toutes les villes de France, Toulouse
est exempte de toute hérésie, n'ayant donné le droit de cité à personne dont
la foi soit suspecte au saint-siége. Vanini se cacha pendant quelque temps,
mais la vanité le poussa à mettre d'abord en question les mystères de la foi
catholique, puis à s'en moquer; et nos jeunes gens d'admirer le novateur :
car ce qui leur plaît, ce sont les nouveautés, celles surtout qui ont un petit
nombre d'approbateurs. Ils admiraient tout ce qu'il disait, l'imitaient,
s'attachaient à lui. 11 fut accusé de corrompre la jeunesse par des dogmes
nouveaux. Il fit d'abord le catholique orthodoxe, et gagna du temps; il allait
même être relâché, faute de preuves suffisantes, lorsqu'un gentilhomme
nommé Francon, d'une haute probité, comme cela seul le marque assez, dé-
posa que Vanini lui avait souvent nié l'existence de Dieu , et s'était moque
des mystères de la foi chrétienne. On confronta le témoin et l'accusé; Francon
soutint ce qu'il avait avancé. Vanini est amené à l'audience suivant la cou-
tume, et, étant sur la sellette, on lui demande ce qu'il pense de Dieu. 11 répond
qu'il adore un seul Dieu en trois personnes, tel que l'adore l'église, et que 1;»
nature elle-même prouve évidemment qu'il y a un Dieu. En disant cela , ayant
par hasard aperçu à terre une paille, il la ramasse, et la montrant aux juges :
« Cette paille, dit-il, me force à croire qu'il y a un Dieu; » puis, arrivant à la
Providence, il ajoute : « Le grain jeté en terre semble d'abord languir et
mourir; il tombe en pourriture; puis il blanchit, il verdit, sort déterre,
s'accroît insensiblement , se nourrit de la rosée du matin , se fortifie de la
pluie qu'il reçoit, s'arme d'épis pointus qui chassent les oiseaux, s'arrondit
et s'élève en forme de tuyau, se couvre de feuilles, jaunit tout-à-fait, baisse
la tête, languit et meurt; on le bat, et le fruit étant séparé de la paille, ( t-
lui-ci sert à la nourriture de l'homme, celle-là à la nourriture des animaux
créés pour l'usage du genre humain. » D'où il concluait que Dieu était l'au-
teur de la nature. Si l'on objecte que la nature est la cause de tout cela, il
remontait du grain de blé au principe qui Ta produit, en argumentant de
LA VIE ET LES ÉCRITS DE VANINI. 715
cette manière : « Si la nature a produit ce grain, qui a produit celui qui Ta
précédé immédiatement? Et si on rapporte encore celui-là à la nature, qui a
produit le précédent? » Et toujours ainsi, jusqu'à ce qu'enfin il arrivât à un
premier grain qui nécessairement devait avoir été créé, puisqu'on ne pouvait
plus trouver d'autre principe de sa production. Il prouvait par beaucoup d'ar-
gumens que la nature est incapable de créer, et il concluait que Dieu est le
créateur de tous les êtres. Lucilio parlait ainsi pour montrer son savoir, ou
par crainte, plutôt que par conviction. Cependant, les preuves contre lui étant
manifestes, il fut condamné à mort par un arrêt solennel, après un procès
qui avait duré six mois. »
Nous donnerons plus tard la suite du récit de Gramond, où l'exé-
cution de Vanini est racontée. Le récit entier se termine ainsi :
« J'ai vu Vanini en prison, je le vis au supplice, je l'avais vu avant qu'il
fut arrêté. Quand il était libre, il menait une vie déréglée, et cherchait avi-
dement les voluptés. En prison catholique , au dernier moment abandonné
par la philosophie, il mourut en furieux. Vivant, il cherchait les secrets de la
nature, et faisait plutôt profession de médecine que de théologie, quoiqu'il
aimât à passer pour théologien. Lorsqu'on saisit ses meubles en même temps
que sa personne, on trouva un énorme crapaud renfermé dans un vase de
cristal plein d'eau. Sur cela, accusé de sortilège, il répondit que cet animal,
consumé vivant au feu , fournissait un remède à un mal qui autrement serait
mortel. Pendant sa prison, il s'approchait fréquemment des sacremens, dis-
simulant astucieusement ses principes. Dès qu'il vit qu'il n'y avait plus d'es-
poir, il leva le masque, et mourut comme il avait vécu. »
Ce récit en lui-même, et dégagé des réflexions de l'auteur, semble
bien de la plus parfaite exactitude. Il n'y a rien qui soit contraire, ou
plutôt qui ne soit conforme à ce que nous-méme nous avons déjà
vu dans les ouvrages de Vanini. Gramond, qui l'avait connu dans le
monde avant qu'il fût arrêté, lui reproche le goût effréné des plai-
sirs et des mœurs déréglées : qu'on se rappelle tant de passages des
Dialogues, et ceux que nous avons cités et ceux auxquels à peine
nous avons osé faire allusion. Gramond afûrme que d'abord il con-
trefît le dévot, puis, qu'après avoir perdu tout espoir de sauver sa
vie, il passa de l'hypocrisie à l'impiété. Cette double conduite est-
elle invraisemblable dans un homme dont les ouvrages contiennent
manifestement, l'un, le dévouement à l'église porté presque jusqu'au
martyre, l'autre, les railleries les plus impies? Le plaidoyer de Va-
nini, rapporté par Gramond, prouve l'impartialité de l'historien. Ce
plaidoyer contient une théodicée bien différente de celle des Dia-
logues et même de \ Amphithéâtre , et dont le principe n'est point
716 REVUE DES DEUX MONDES.
dans les ouvrages de Vanini. On allait l'absoudre, quand le témoi-
i5'nage de Francon vint l'accabler; ce fut ce témoignage qui le perdit.
Jusque-là le récit de Gramond est très clair; mais où il ne l'est pas,
c'est sur le point précis de l'accusation intentée à Vanini, et sur le
vrai fondement de sa condamnation. Vanini fut-il condamné comme
hérésiarque ou comme athée? Gramond dit que la plupart l'ont re-
gardé comme un hérésiarque, et que lui le regarde comme un athée.
La plupart désigne-t-il ici les juges, ou le public, ou les auteurs qui
ont écrit sur cette affaire? Cette remarque de l'historien, que pour
lui il regarde Vanini comme un athée, ne signifie-t-elle pas qu'il ne
fut pas considéré comme tel par beaucoup de personnes, et que par
conséquent ce ne fut pas là ce qui le fit accuser et condamner? Gra-
mond dit plus bas qu'il fut accusé de corrompre la jeunesse par
des dogmes nouveaux. Cela est extrêmement vague : on ne marque
pas quels étaient ces nouveaux dogmes. D'un autre côté, l'inter-
rogatoire de Vanini sur DLeu semble attester qu'il fut accusé d'a-
théisme, puisqu'il s'en défendit. Enfin, comment le parlement de
Toulouse connaissait-il du crime d'hérésie ou du crime d'athéisme,
lorsqu'à Toulouse même était un tribunal spécial, institué pour juger
ces sortes de crimes, à savoir le saint-ofiice, l'inquisition? Entre ces
deux juridictions, comment Vanini, ecclésiastique, accusé d'hérésie
ou d'athéisme, se trouva-t-il justiciable du parlement? On le voit; le
récit de Gramond, qui paraît d'abord si clair et si détaillé, ne l'est
pas assez et laisse encore de l'obscurité sur ce qu'il importe le plus
de bien connaître, le chef même de l'accusation et de la condamna-
tion, et ce qui détermina la juridiction du parlement. Dans ce silence
du seul témoin authentique, nous serions fort embarrassé, si un
autre témoin, jusqu'ici ignoré, et tout aussi digne de foi que Gra-
mond, ne venait à notre secours.
M. Malenfant, greffier du parlement de Toulouse au commence-
ment du xvii^ siècle, a laissé des mémoires manuscrits sur les affaires
les plus importantes auxquelles il assista. Ces mémoires sont con-
servés avec soin à Toulouse. Nous avons pu nous procurer une
copie (1) du passage où est raconté le procès de Vanini. Malenfant
avait assisté, comme Gramond, à toute la procédure; il avait égale-
ment à sa disposition et entre ses mains toutes les pièces. Il confirme
(1) Je dois cette copie à M. Frauck , auteur du savant livre de la Cabale, aujour-
d'hui professeur de philosophie au collège Gharleinagne , et ([ui étudiait alors à
Toulouse.
1^.
LA VIE ET LES ÉCRITS DE VANINI. 71'
pleinement le récit du président, et il y ajoute beaucoup. Par un
heureux hasard, il est très court sur les points que Gramond nous
fait connaître avec étendue, et il est très étendu sur ceux que Gra-
mond effleure à peine. Il faut le dire, ce nouveau document est
accablant contre les mœurs de Vanîni; il met encore plus en relief
la duplicité de sa conduite; il nous apprend bien des choses curieuses
et importantes que Gramond avait tues : par exemple, que Vanini
avait accès dans la maison du premier président, qu'il donnait des
leçons à ses enfans, et qu'il en était très protégé; que le conseiller
chargé du rapport de cette affaire, et qui y fit l'office de procureur-
général, était Guillaume de Catel, dont le zèle opiniâtre emporta la
condamnation de Vanini. On y voit encore que ceux qui désiraient
le sauver revendiquaient la juridiction de l'inquisition, parce qu'une
condamnation de ce tribunal n'eût entraîné que des peines canoni-
ques. Mais au heu d'analyser cette pièce précieuse, il vaut mieux
la donner ici tout entière.
Extrait des Mémoires manuscrits de Malenfant j 1617-1619.
« Cette année, eûmes à Tholose le sieur Lucilio Vanini, de Taurezano,
lieu du royaume de Naples, etl'ay beaucoup vendiez le P. P. Lemazurier (1),
dont il dirigeoit les enfans. Jamais homme n'avoit en ces temps mieux parlé
en langue latine , et quoiqu'à Tholose cette langue soit comme naturelle à
tant ecclésiastiques, jurisconsultes, advocats qu'escoliers, au nombre de plus
de six mille, si est-ce qu'on ne pouvoit lui comparer personne en ce genre
(l'éloquence, bien que le dict Vanini s'en servît en homme d'au-delà les monts,
prononçant ou pour u. Et n'y avoit rien à dire en toute sa doctrine litté-
raire, mais y en avoit bien en autres choses, et si M. Lemazurier eust creu
les rapports qu'on luy faisoit souvent des desportemens et mœurs du dict
Lucilio, l'auroit incontinent fait vuider de son hostel et de la ville. Car il
estoit par trop notoire que le dict estoit enclin, voire entièrement empunaysi
du vilain péché de Gomorrhe; et fut arresté deux fois diverses le commettant,
l'une sur le rempart de Saint-Estienne , près la porte , avec un jeune escolier
angevin, et une autre, en une certaine maison de la rue des Blanchers, avec
un beau fils de Lectoure en Gascogne; et conduit devant les magistrats, ré-
pondit en riant' qu'il étoit philosophe, et par suite enclin à commettre le
péché de philosophie. Procès-verbaux furent dressés, et sont ès-archives (2);
mais de ce ne fut rien poursuivy, parce qu'on savoit la grande estime qu'avoit
(1) Noire copie perle ici Le Mazurier; une autre pièce plus décisive, citée plus
bas, dit Le Mazuyer.
(2) Je les ai fait chercher en vain.
718 REVUE DES DEUX MONDES.
pour luy M.Lemazurier; et de plus la grande éloquence du dict Li>cîIio pipoit
tout le monde, et ne lui feust rien fait de ce qu'à un autre auroit valu le
fagot. Encouragé par l'estime qu'on avoit à Tholose de la littérature, qui en
cette cité a toujours été recommandation puissante, Lucilio, homme timide
et circonspect, commença à répandre à bas bruit sa doctrine athéiste parmi
les escoliers, gens de lettres et scavans, mais d'abord comme objections des
impies auxquelles vouloit respondre, mais de ces responses il n'en apparois-
soit jamais, ou estoient si foibles, que les clairvoyans jugeoient sainement
qu'il vouloit seulement enseigner sans danger sa damnable et réprouvée opi-
nion. Au reste, je ne crois pas que jamais se soit veu un homme sachant
mieux les poètes latins; il en citoit des vers à tout propos et toujours à propos.
Il a été prouvé dans la suyte que, en la rue qui conduit aux escholes de notre
université , il preschoit chaque semaine deux fois , disant à ses auditeurs que
la crainte d'un dieu estoit, ainsi que son amour, pure fantaisie et ignorance
du peuple, que falloit fouler aux pieds toute crainte ou espoir d'une vye fu-
ture, et que le sage devoit tendre à son contentement par toutes voycs qui ne
pouvoient le faire regarder comme ennemy public de la religion et du prince,
mais qu'il la devoit aussy ébranler, et s'il le pouvoit sans danger de sa per-
sonne, du tout ruyner; comme aussy renverser le trône du potentat, mais
sans jamais s'exposer à la rigueur des lois et tribunaux. Ayant esté escouté par
nombre de libertins, escholiers et autres, il commença à dévoiler toutes ses
pensées, et disoit à ceux qu'il croyoit les plus affidés, et singulièrement à ***,
de la province d'Auvergne, et à ***, noble tourangeau, qu'il avoit mué son
nom de Lucilio en ceux de Jules-César, parce qu'il vouloit conquester à la
vérité philosophique toute la France , comme ce grand empereur avoit con-
questé toute la Gaule au peuple rojnain, et adjoutoit aussy qu'il en avoit
reçu mission expresse au sanhédrin, où luy et les douze s'étoient desparti
l'Europe. Au reste , chez M. Lemazurier et avec les personnes dont ne pou-
voit raisonnablement espérer d'esbranler la foy, ne tenoit que propos ortho-
doxes , et mesme affectoit une grande indignation contre les hérésies , à ce
point mesme que les ministres de la P. R. réformée de Castres et de Mon-
tauban l'avoient en grande haine et soupçon. Mais furent enfin découvertes
ses ruses et menées diaboliques. On s'en méfioit, mais personne n'osoit s'en
expliquer, par la crainte du président; voire même que le dict Lucilio estoit
si atrempé à toutes les tromperies, qu'on le voyoit chaque jour es églises des
couvens, dans l'attitude la plus dévote, confessant et faisant œuvre de vray
chrétien. Mais enfin la vérité futcognue, et le dict arresté, dont bien des
gens furent estonnés , mais le plus grand nombre , non. Car toutes ces im-
piétés, blasphèmes et crimes que l'on savoit en gros, furent lors dévoilés.
Cependant ne se démentit point en son hypocrisie, et parut dans la prison
toujours dévotieux, sy que le geôlier disoit qu'on luy avoit donné en garde
un sainct. Et ne tenoit point cette conduite sans desseing. Car plusieurs, sinon
ses amis , au moins grands admirateurs de sa doctrine et science, le vouloient
sauver en le renvoyant devant l'inquisition de la foy qui, à la manière accou-
LA VIE ET LES ECRITS DE VANINI. 719
tumée , n'auroit prononcé contre luy que des peines canoniques , lui faisant
faire au plus amende lionorable. Mais le parlement saisy et le procès instruit
par M. de Catel , conseiller, n'y eust plus moyen de le sauver, d'autant plus
qu'en maints interrogatoires il dévoila toute la méchanceté de son ame. Bien
est-il vray que, respondant à l'accusation d'atliéisme, en ramassant une paille
au bas de la sellette, il fit sur l'existence de ce fétu une oraison fort belle,
démontrant ainsi l'existence de Dieu , et l'ay entendu certes avec un haut con-
tentement; et aussi les membres de la cour l'auroient mis hors, en le chassant
toutefois du royaume, sans le zèle, qui fut alors blasmé par aucuns, de M. le
conseiller Catel , qui , malgré ce beau discours , obtint la condamnation du
dictLucilio. »
Voici encore une autre pièce inédite, et curieuse par un autre
endroit. L'administration municipale de la ville de Toulouse, le
Capitoul ne pouvait rester étranger à l'affaire de Vanini. Ce fut le
parlement qui le jugea; mais ce fut la ville qui l'arrêta et le garda
quelques jours avant de le remettre aux mains du parlement; et
quand il fut condamné, l'exécution de la sentence appartenait à la
ville. La municipalité de Toulouse, qui tenait registre de tous ses
actes, a consigné par écrit, en une sorte de procès-verbal, ce qu'elle
fit en cette occasion. Ce procès-verbal a été conservé et se trouve
encore dans les archives du Capitole (1). Il ne fait mention que de
détails matériels, mais ces détails même ont leur importance. Ainsi
on y trouve un signalement complet, et le seul authentique, de la
personne de Vanini, son âge, les noms qu'il se donnait, enfin l'in-
dication précise du crime pour lequel il fut recherché, et ce crime
est bien l'athéisme.
«... Le jeudi, second jour du mois d'aoust, sur l'advis qui fut donné aux
dits sieurs capitouls , fut prins dans la maison des héritiers de feu MonhalJes
au capitoulat de Daurade, et fait prisonnier par les sieurs d'Olivier et Virazel
capitouls, et conduit à la maison de ville , un jeune homme soy-disant aagé
de trente-quatre ans, natif de Naples en Italie, se faisant nommer Pomponio
Usciglio, accusé d'enseigner l'athéisme, duquel ils étoient en queste depuis
plus d'un mois. On disoit qu'il estoit venu en France à desseing de tenir
cette abominable doctrine. C'estoit un homme d'assez bonne façon , un peu
maigre, le poil chastaing, le nez long et courbé, les yeux brillants et aucune-
ment agars, grande taille. Quant à l'esprit , il vouloit paroistre savant en la ^
philosophie, et médecine qui estoit l'office qu'il se disoit professer. Il faisoit
le théologien, mais meschant et détestable s'il en fut oncques; il parloit bien
latin , et avec une grande facilité; néanmoins tresment ignorant parmi les
doctes en toutes les dites sciences. Et comme la parole descouvre le cœur
(1) Je dois encore la copie de celte pièce à M. Franck.
720 REVUE DES DEUX MONDES.
pour si fort qu'on le veuille cacher, il arriva qu'estant souvente fois entré en
dispute avec aucuns des plus grands théologiens de ceste ville , il fut descou-
vert pour tel qu'il estoit. Et quoique par ses paroles taschât à déguiser son
desseing, sy est que, maugré lui , ceste petite artère qui va du cœur en la
langue évapouroit ses plus secrètes pensées , et lui portoit du cœur en la
Louche, et de la bouche aux oreilles des gens de bien , des paroles pleines de
blasphème contre la Divinité : ce qui fut cause que, quoy que, lorsqu'il fut
fait prisonnier, on ne l'eût trouvé saisi que d'une Bible non défendue, et de
plusieurs siens escripts, qui ne marquoient que de questions de philosophie
et de théologie; sy est-ce toutefois que le parlement , adverty et très-asseuré
de ses secrètes pensées et maximes damnables qu'il avoit tenues en particu-
lier, très-pernicieuses pour les bonnes mœurs et pour la foy, le fît remettre, le
cinquiesme du dit moys d'aoust, des prisons de la maison de ville en la con-
ciergerie du palays , où il fut détenu jusqu'à ce qu'on eust trouvé preuves
suffisantes pour le convaincre et lui parfaire son procès comme on fit : car le
samedy, neuviesme du moys de février en suivant , la grand'chambre et la
tournelle assemblées , fut donné arrest au rapport de M. de Catel , conseiller
au parlement , par lequel il fut condamné... "
Ainsi, les mémoires de Malenfant et le procès-verbal de l'hôtel-de-
ville s'accordent pour désigner le conseiller Catel comme celui qui
conduisit toute cette affaire. Quel motif le poussait? Leibnitz, qui
se complaît aux plus petits détails comme aux plus hautes généra-
lités, dit dans la Théodicée (1) que le procureur-général voulait cha-
griner \q premier président, qui aimait Vanini et lui avait conOé ses
enfanspour leur enseigner la philosophie. Catel, il faut le dire, était
un homme ardent, mais honnête et éclairé. Il est l'auteur d'une his-
toire estimée des comtes de Toulouse. Une tradition encore vivante
attache à son nom l'honneur ou la honte de la condamnation de Va-
nini. Encore aujourd'hui, à Toulouse, au Capitole, dans la salle des
Illustres, sous le buste de Catel, on lit ces mots gravés en lettres
d'or sur un cartouche noir :
GUILELMUS CATEL
Vel hoc uno
Memorandus quod , eo relatore,
Omnesque judices suara in sententiam
Trahente, Lucilius Vaninus, insignis atheus ,
Flammis damnatus fuerit(2).
(1) TAcodicce, t. Il, p. 365.
(2) Je dois la copie de cette inscription à M. de Lavergnc, bien connu des lec-
teurs de celle Revue.
LA VIE ET LES ÉCRITS DE VANINI. 721
Ces documens nouveaux, joints au récit de Gramond, Téclairent
et le développent; mais il s'en faut bien que toutes les pièces de
cette fatale procédure nous soient connues. Nous n'avons ni le pro-
cès-verbal de la confrontation de Vanini et de Francon, ni ses in-
terrogatoires, ni surtout le discours par lequel Guillaume de Catel
répliqua à celui de Vanini, discours qui changea la disposition de
l'assemblée et détermina la condamnation de Taccusé (t).
II. — LA SENTENCE.
Rien ne put le sauver, ni sa jeunesse, ni son savoir, ni son élo-
quence, qui toucha si vivement le greffier Malenfant, ni cette dé-
monstration de l'existence de Dieu fondée sur un brin de paille, ni
cette dévotion excessive qui faisait dire à ses geôliers qu'on leur
avait donné un saint à garder. « Après un procès qui avait duré six
mois, un arrêt solennel le condamna à mort. » Tels sont les termes
dans lesquels Gramond exprime la condamnation. Il ne donne point
l'arrêt lui-même, il ne dit pas le jour où cet arrêt fut rendu. Malen-
fant est aussi laconique que Gramond. Mais le procès-verbal du Ca-
pitoul, sans donner l'arrêt, le fait connaître ainsi :
c Le samedy, neufvième du moys de février en suivant, la grand* chambre
et la Tourneile assemblées, fut donné arrest au rapport de M. de Catel, con-
seiller au parlement, par lequel il fut condamné à estre trayné sur une claye,
droit à l'église Saint-Estienne, où il seroit despouillé en chemise, tenant un
flambeau ardant en main, la hart au col, et, tout à genoulx devant la grande
porte de la dite église, demanderoit pardon à Dieu, au roy, à la justice, et
de là en haut, faisant le cours accoustumé, seroit conduit à la place du Salin,
(1) On cherche pour moi ces pièces dans les archives du parlement de Toulouse,
et on ne désespère pas de les trouver. Je tiendrais surtout à posséder la réplique
de Catel au discours de Vanini. L'archiviste du département, M. Belhomme, écri-
vait ce qui suit à M. Floret, alors préfet, le 2i juin 1841 : « Le discours prononcé
par Catel pour détruire l'effet de celui de Vanini se trouvait chez M. de Catelan,
pair de France, le dernier procureur-général du parlement de Toulouse, où M. Du
Mège m'a expressément déclaré l'avoir vu et l'avoir lu. Catel y accusait Vanini d'être
le corrupteur de la jeunesse, de professer le mépris de toute convenance en fait de
mœurs, et surtout d'être adonné à la sodomie, d'avoir même initié à cette dépra-
vation plusieurs jeunes gens, d'avoir une maison où il réunissait ses adeptes et où
il leur donnait des leçons de la plus infâme corruption. Ce discours était écrit en
entier de sa main et portait en marge diverses citations. »
TOME IV. 47
722 REVUE DES DEUX MONDES.
OÙ, assis sur ung poteau, la langue lui seroit coupée, puis seroit estranglé,
son corps brûlé et réduit en cendres; ce qui fut exécuté le même jour. »
Enfin, à force de persévérance et d'importunités, je suis parvenu
à me procurer Tarrêt lui-môme; il a été retrouvé dans les archives
de l'ancien parlement de Toulouse, et j'en possède deux copies (1),
Il marque avec précision le crime pour lequel Vanini fut condamné,
à savoir l'athéisme; et il y a sur l'original même cette particularité,
que déjà le mot d'hérésie y est à moitié écrit, et qu'il fut effacé tout
de suite : car comme les amis de Vanini, ainsi que le rapporte Malen-
fant, s'étaient efforcés de décliner la juridiction du parlement, et
avaient réclamé celle du saint-office , qui connaissait de tout crime
d'hérésie, et dont les peines étaient purement spirituelles, si parmi
les crimes dont était accusé Vanini eût figuré le moins du monde
celui d'hérésie, le jugement n'en était plus soumis au parlement,
mais à l'inquisition de la foi. Dans cet arrêt sont mentionnés les
noms de tous ceux qui y prirent part, et il est signé par le premier
président Le Mazuyer, et par le rapporteur faisant fonction de pro-
cureur-général Guillaume de Catel. Voici dans toute sa teneur cet
arrêt qui n'avait pas encore vu le jour.
Extrait du registre 1618 e^ 1619 de /a Tournelle, ou chatîibre criminelle
du parlement de Toulouse (2).
« Sabmedy ix de febvrier m. v. c. ixx., en la grand' chambre, icelle avec la
chambre criminelle assemblée, présents Messieurs de Mazuyer premier pré-
sident, de Bertier et Segla, aussi présidents, Assezat, Caulet, Catel, Melet,
Barthélémy de Pins, Maussac, Olivier de Hautpoul, Bertrand, Prohenques
de Noé, Chastenay, Vezian, Rabaudy, Cadilhac (3).
« Veu par la court, les deux chambres assemblées, le procès faict d'icelles
à la requeste du procureur-général du roy, à Pompée Ucilio (4), Néapolitain
de nation, prisonier à la Conciergerie, charges et informations contre luy
(1) L'une de ces copies vient de M. Belhomme, archiviste du département, au-
quel M. Floret avait bien voulu, à ma prière, confier cette commission. Tout ré-
cemment, j'ai reçu Tautre copie par rintermédiaire de M. Romignière, pair de
France, qui l'avait demandée à M- Pelleport, archiviste de la cour royale de Tou-
louse. C'est entre toutes ces personnes que je partage ma reconnaissance.
(2) Il y a sur l'original à la marge : « De Catel y seize escuts. » Copie de M. Bel-
liomme.
(3) Copie de M. Pelleport : Cadilhan.
(4) Sic. Tel serait donc le vrai nom , ou du moins le nom légal de Vaninî.
LA VIE ET LES ÉCRITS DE VANlNr. 723
faictes, auditions, confrontemens, objects par lui propousés c/omre les tes-
moings à luy confrontés, taxe et dénonce sur ce faictes, dire et conclusion
du procureur-général du roi contre le dict Ucilio ouy en la grand' cliambre ;
« Il sera dict que le procès est en estât pour estre jugé deffinitivement sans
informer de la vérité des dits objects (1), et ce faisant, la court a déclairé et
desclaire le dit Ucilio ataint et convainscu des crimes (2) d'atéisme , blas-
phèmes, impiétés et autres crismes résultant du procès , pour pugnition et
réparation desquels a condamné et condamne icelui Ucilio a estre deslivré
es mains de l'exécuteur de la haulte justice, lequel le traynera sur une claye,
en chemise, ayant la hard au col, et pourtant sur les espaules ung cartel
contenant ces mots : Atéiste et blasphémateur du nom de Dieu; et le con-
duira devant la porte principale de l'église métropolitaine Sainct Estienne,
et estant illec à genoulx, teste et pieds nuds, tenant en ses mains une torche
de cire ardant, demandera pardon à Dieu, au roy et à la justice desdicts
blasphèmes, après Tadménera en la place du Salin, et, attaché à ung poteau
qui y sera planté, lui coupera la langue et le stranglera ; et après sera son
corps bruslé aiâbûcher qui y sera apresté, et les cendres jetées au vent; et a
confisqué et confisque ses biens, distraict d'iceulx les frais de justice au prof-
fict de ceux qui les ont expousés, la taicxe réservée. »
Siyné à l'Original, Le Mazuyer,
G. DE Catel.
III. — l'exécution.
L'arrêt rendu fut immédiatement exécuté. Il est certain, d'après
les témoignages conformes de Gramond, de Malenfant et du procès-
verbal du Capitole, que Vanini, dès qu'il se vit condamné, leva le
masque, comme dit Gramond, refusa les secours de la religion, et
fit entendre des blasphèmes qui scandalisèrent tous les assistans, et
mirent à nu l'hypocrisie de sa conduite et de ses discours pendant
le procès. Quels furent précisément ces blasphèmes? On sent com-
Wen de fables durent ici se mêler à la vérité. Le Mercwre de France^
Garasse et Patin, font parler Vanini comme s'ils l'avaient entendu.
Il faut s'en tenir au récit de ceux qui assistèrent à cette scène af-
freuse. Du moins Vanini mourut-il avec courage. Gramond et Ma-
lenfant essaient de lui ravir ce dernier honneur; mais leur récit
même témoigne contre eux. On doit savoir gré au Mercure de France
d'avoir osé rendre cette justice à l'infortuné : « Vanini, dit-il, mou-
Ci) Aurait-on refusé à l'accusé de faire la preuve de ses allégations contre les
témoins?
(2) Sur l'orfgfnaî , avant le mot atéisme, il y a : cfhéré, raturé et biffe.
47.
724 REVUE DES DEUX MONDES.
rut avec autant de constance, de patience et de volonté qu'aucun
autre homme que l'on ait vu. Car, sortant de la Conciergerie comme
joyeux et allègre, il prononça ces mots en italien : Allons, dit-il,
allons allègrement mourir en philosophe. » Il ne demanda pas grâce,
et marcha au supplice avec une résolution mêlée d'un peu de jac-
tance. Faisons taire notre indignation, et laissons parler ceu\ qui
virent de leurs yeux et nous racontent en détail cette horrible tra-
gédie :
Procès-verbal tiré des archives du Capitale.
« Il faisoit semblant de mourir fort constamment en philosophe, comme
il se disoit, et en homme qui n'appréhendoit rien après la mort, d'autant
qu'il ne croyoit point l'immortalité de Tame. Le bon père religieux qui las-
sistoit estimoit, en lui montrant le crucifix et lui représentant les sacrés
mystères de l'incarnation et passion admirable de notre Seigneur, l'esmou-
voir à ce qu'il se recognûst. Mais ce tigre enragé et opiniastn^en ses faulses
maximes mesprisoit tout, et ne le voulut jamais regarder, ains accouroit à
telle mort ainsy qu'à sa dernière fin, s'imaginant que ce debvoit estre le
remède de tous ses maulx, après laquelle il n'auroit plus rien à craindre ny
à souffrir; il mourut doncques en athée; aussy portoit-il ung cartel sur ses
espaules, où ces mots estoient escrits : Athée et blasphémateur du nom de
Dieu. "
Mémoires manuscrits de Malenfant.
« Alors celui-ci (Vanini), mettant bas le manteau de piété dont il avoit
voulu se servir pour se dérober aux coups de la justice , se montra tel qu'il
estoit, disant d'abord qu'il mouroit en philosophe, et rejetant comme inutiles
tous les secours de la religion. Je fis un effort sur moy-même pour voir s'il
finiroit comme il l'avoit annoncé, et suivis le cours accoutumé qu'il fit, et fus
témoin de sa mort. Il est vray qu'il ne voulut escouter le ^ère ***, qui l'as-
sistoit, ny faire œuvre de foy, faisant entendre des blasphèmes qui faisoient
frissonner les plus intrépides , et qui arrachèrent de mon cœur tout l'intérêt
que je portois à un homme si éloquent. Mais il n'y avoit pas courage en sa
manière, mais rage et crainte. Jamais coupable ne parut plus abattu, plus
furieux que le dict Lucilio. Sa bouche escumoit, ses yeux sembloient char-
bons ardens, et ne pouvoit se soutenir, bien que par momens parlât de son
courage. En vérité, si c'est là fnourir en pliilosophe, comme il le disoit, c'est
mourir en désespéré.
Suite du récit de Gramond.
V Je l'ai vu, quand sur la charrette on le conduisoit au gibet , se moquant
du franciscain qui s'efforçoit de fléchir la férocité de cette ame obstinée... Il
LA VIE ET LES ECRITS DE VANINI. 725
rejetoit les consolations que lui offroit le moine, repoussoit le crucifix qu'il
lui présentoit, et insulta au Christ en ces termes : « Lui, à sa dernière heure,
« sua de crainte; moi , je meurs sans effroi. « Il disoit faux, car nous l'avons
vu, l'ame abattue, démentir cette philosophie dont il prétendoit donner des
leçons. Au dernier moment, son aspect étoit farouche et horrible, son ame
inquiète, sa parole pleine de trouble, et quoiqu'il criât de temps en temps
qu'il mouroit en philosophe , il est mort comme une brute. Avant de mettre
le feu au bûcher, on lui ordonna de livrer sa langue sacrilège au couteau : il
refusa; il fallut employer des tenailles pour la lui tirer, et quand le fer du
bourreau la saisit et la coupa , jamais on n'entendit un cri plus horrible; on
auroit cru entendre le mugissement d'un bœuf qu'on tue. Le feu dévora le
reste , et les cendres furent livrées au vent. »
En vérité, ce qui nous pénètre ici d'horreur, c'est peut-être moins
encore l'atroce supplice de Vanini que la manière dont Gramond le
raconte. Quoi! un infortuné, coupable d'errer en philosophie, et de
résoudre le pibblème du monde à la manière d'Aristote et d'Aver-
roës, plutôt qu'à celle de Platon et de saint Augustin, est tourmenté
à plaisir avant d'être étranglé et brûlé; et parce qu'il hésite à se
prêter lui-même à un raffinement de cruauté, un homme pieux,
un magistrat, un premier président de parlement, écrivant dans
son cabinet tout à son aise, le traite de lâche! Et si la douleur ou
la colère arrache un dernier cri à la victime, il compare ce cri au
mugissement d'un bœuf que l'on tue! Justice impie! sanguinaire
fanatisme! tyrannie à la fois odieuse et impuissante! Croyez-vous
donc que c'est avec des tenailles qu'on arrache l'esprit humain à
l'erreur? Et ne voyez-vous pas que ces flammes que vous allumez,
en soulevant d'horreur toutes les âmes généreuses, protègent et
répandent les doctrines même que vous persécutez?
Vanini a été brûlé à Toulouse le 9 février 1619. Cet autodafé a-t-il
donc consumé l'impiété et ranimé la foi? Non : chaque jour a vu
éclore en France des écrits ou sceptiques ou impies qui dominaient
sur l'opinion. Quel livre passe alors pour le bréviaire des honnêtes
gens? Les Essais du sceptique Montaigne. Le meilleur et le plus
populaire écrivain du temps est assurément son élève Charron, dont
la plume ingénieuse et discrètement hardie met en honneur parmi
les gens du monde le doute circonspect et une élégante indifférence.
Gassendi relève pour les savans et les philosophes le système d'Épi-
cure. Enfin l'école de Théophile sème dans les cercles et les ruelles
à la mode, pour les beaux-esprits, les jeunes gens et les femmes, les
Quatrains du Déiste, le Parnasse satirique, et ces vers devenus si
726 REVUE DES DEUX MONDES.
célèbres parce qu'ils exprimaient audacicusement la pensée com-
mune :
Une heure après la mort notre ame évanouie
Sera ce qu'elle était une heure avant la vie.
Au reste, nous nous en rapportons à ces deux mêmes hommes qui
ont tant applaudi au supplice de Vanini. Garasse écrit cinq ans après
l'événement : trouve-t-il que cette affreuse exécution ait fait reculer
d'un pas l'athéisme? Loin de là, il pousse un cri de détresse à l'as-
pect de ses progrès toujours croissans. Mersenne ne voit partout
qu'athées, déistes et sceptiques. Il lance contre eux trois gros ou-
vrages (1). Dans celui-là même où il raconte et célèbre la fln misé-
rable de Vanini, il déclare que l'athéisme triomphe dans le monde
entier; que le nombre des athées s'est tellement accru qu'il ne sait
pas comment Dieu peut les laisser vivre; que Paris sent encore plus
l'odeur de l'athéisme que celle de la boue; qu'il y a à Paris au moins,
cinquante mille athées, et que telle maison à elle seule en contient
douze (2) : exagération ridicule que Mersenne a été obligé de dés-
avouer lui-même. Cependant tous les témoignages contemporains
conspirent à démontrer que l'héritage légué par le xvr siècle au
xvu' était un esprit général de mécontentement contre le passé et
le moyen-âge , en philosophie mille essais confus pour affranchir à
tout prix l'esprit humain de la scolastique, et dans ce désordre, pre-
mier fruit d'une émancipation mal assurée, le plus déplorable scep-
ticisme.
Tel est l'état vrai de la philosophie à l'ouverture du xviT siècle.
Transportez-vous à cinquante ans par-delà et dans la dernière moitié
de ce même siècle : tout est changé. Une philosophie nouvelle, aussi
étrangère au joug pesant de l'autorité scolastique qu'à la témérité
d'essais déréglés, a partout accrédité des doctrines généreuses, où
l'immatérialité de l'ame et l'existence de Dieu sont établies par des
argumens invincibles tirés de la nature même de l'esprit humain.
Cette grande philosophie fleurit d'accord avec la religion ; elle se
(1) La Vérité des Sciences contre les sceptiques ou pyrrhoniens^ 1625. — £7m-
piété des déistes, athées et libertins de ce temps ^ combattue et renversée^ etc.,
162 i. — Quœstiones in Genesim, etc., in-fol., 1623.
(2) Quœstiones, etc. Feuillets rétablis par Chaufepié : « Uaicam Lutetiam 50 sal-
tem albeorum raillibus onuslam esse, qux si luto plurimùm, multo raagis athcismo
fœieat, adeo ut uiiica domus possit aliquando conlinere 12 qui banc impielalem
vomaot. »
I
LA Ym ET LES ÉCRITS DE VANINT. 727
répand de Paris dans toutes les provinces , pénètre dans les ordres
religieux eux-mêmes, les jésuites exceptés, ranime l'enseignement
public, vivifie et élève les sciences et les lettres, aiet en honneur la
modération, la droite raison et le bon goût , et, passant rapidement
de la France dans tous les autres pays de l'Europe, y disperse peu à
peu les débris de la philosophie du xvi^ siècle, substitue à l'esprit de
révolte une sage indépendance, une doctrine ferme et solide à des
systèmes désordonnés , remplace en Angleterre Hobbes par Locke,
en Italie Bruno et Vanini par Vico et Fardella , en Hollande une
tradition pédantesque ou les rêveries solitaires de Spinoza par les
judicieux enseignemens d'un de Vries et d'un Clauberg, et crée en
Allemagne la philosophie en suscitant Leibnitz.
Que s'est-il donc passé? Les conseils de Garasse et de Mersenne
ont-ils été suivis? A-t-on couvert la France d'échafauds pour sou-
tenir la religion ébranlée, et chargé le bourreau de prouver l'exis-
tence de l'ame et celle de Dieu? Nullement; mais les temps étant
venus, et l'œuvre du xvr siècle accomplie, deux hommes ont paru
qui ont clos le passé et commencé une ère nouvelle. Richelieu a
fondé des séminaires où le clergé pût recevoir une instruction digne
de sa haute mission; le clergé, une fois éclairé lui-même, a répandu
les lumières autour de lui, et ramené les esprits au respect et à la foi
par de Hbres et fortes discussions, aussi fécondes que la violence avait
été stérile; heureux ascendant qui s'accroît sans cesse, jusqu'à ce que,
sous la triste influence de M'""^ de Maintenon et des jésuites, le grand
roi égaré mette le bras sécuUer à la place de la dialectique et de
l'éloquence d'Arnauld et de Bossuet. La révocation de l'édit de
Nantes marque le plus haut point et en même temps le déclin iné-
vitable de l'autorité religieuse : elle jette dans les esprits le fonde-
ment d'une réaction légitime. Jusque-là la religion avait été d'autant
plus puissante, qu'elle se montrait bienfaisante et modérée. A côté
d'elle. Descartes avait créé une philosophie qui la servait sans en
dépendre, et consacrait les droits de la raison sans entreprendre sur
ceux de la foi. Descartes avait entrevu par un instinct sublime et
admirablement résolu le problème de ce temps : ce problème était
de donner une satisfaction nécessaire à l'esprit nouveau, et en même
temps de rassurer les anciens pouvoirs légitimes. De là, dans le car-
tésianisme, deux faces différentes qu'on a toujours considérées sépa-
rément, et qu'il faut embrasser pour comprendre toute la grandeur
du rôle de Descartes. D'abord il sépare la philosophie de la théologie;
dans les limites de la philosophie, il rejette toute autorité, celle de l'an-
72S REVUE DES DEUX MONDES.
tiquité comme celle du moyen-âge, et déclare hautement ne relever
que de la raison ; il part de la seule pensée. Voilà par où Descartes
est le représentant décidé de l'esprit nouveau. Mais, en partant de la
seule pensée, il en tire les plus nobles croyances, que jusque-là la raison
semblait ébranler, et que désormais la raison autorise et affermit. Au
lieu d'essais informes et qui se combattent, il fonde une méthode
qui, à peine proclamée, est adoptée d'un bout de l'Europe à l'autre,
et, à l'aide de cette méthode, il élève une doctrine où toutes les
grandes vérités naturelles qui composent l'éternelle foi du genre hu-
main sont sbHdement et clairement établies. Enfin, celui qui fait
toutes ces choses les illustre et les consacre par les plus belles dé-
couvertes en physique et en mathématiques, et par un langage qui
lui-même est une création immortelle. Par là Descartes n'est plus
seulement un révolutionnaire, c'est un législateur. Il donne la main
à deux siècles qu'il réconcilie en satisfaisant également leurs in-
stincts en apparence opposés. Sans retourner à la scolastique, sans
errer à travers l'antiquité, il met fin aux essais aventureux de la re-
naissance, et pour long-temps détruit le scepticisme, le matérialisme
et l'athéisme, enfans perdus de l'esprit nouveau qui s'égarait. Pour
cela , Descartes n'a pas invoqué les parlemens , le bras séculier, les
supplices : il a écrit le Discours de la Méthode et le livre des Médi-
tations.
Victor Cousin.
LE CARDINAL
DE RICHELIEU.
DERNIERE PARTIE.
Richelieu avait à poursuivre au dehors un travail analogue à celui
qu'il accomplissait à l'intérieur du royaume ; il fallait reconstituer
l'Europe par l'équilibre politique, comme il avait réorganisé la
France par l'ascendant du pouvoir royal. Cette tâche était plus diffi-
cile, car elle était sans précédons. En abaissant tous les pouvoirs sous
le niveau de l'unité monarchique , ce ministre ne faisait que tirer
une dernière conséquence de principes posés depuis plusieurs siè-
cles. Il achevait ce qu'avait commencé Louis -le-Gros lorsque ce
prince fondait la prépondérance de la royauté dans ses domaines, ce
qu'avait continué Philippe-Auguste lorsqu'il faisait reconnaître cette
suprématie dans toute l'étendue du royaume. Il développait la pensée
que Charles V avait servie par sa prudence et DuguescUn par son hé-
roïsme. Louis XIII eut raison des gouverneurs de provinces, comme
(1) Voyez les livraisons des !« et 15 novembre.
730 REVUE DES DEUX MONDES.
Louis IX avait triomphé de la coalition des grands vassaux, et Louis XT
de la ligue des princes apanages. Au dedans, Richelieu n'entreprit
donc rien de nouveau ; il ne fut que le consommateur suprême du
travail préparé par une longue suite de générations.
Il en était tout autrement pour l'Europe : celle-ci se trouvait, de-
puis l'ouverture du xvi* siècle et le commencement des guerres de
religion, dans un état d'anarchie qui ne permettait pas plus de pré-
voir l'avenir que de faire appel aux traditions du passé. Pour asseoir
un ordre nouveau sur tant de débris, il n'y avait ici ni vieilles tra-
ditions à suivre ni germe préexistant à développer. La réforme avait
fait table rase de toutes les institutions de lar chrétienté, en dé-
niant les droits antérieurs et en armant tous les intérêts les uns contre
les autres. Les deux moitiés du monde se Hvraient une guerre
acharnée que les cupidités allumées par tant de spoliations mena-
çaient de rendre éternelle. L'empire germanique tombait en dissolu-
tion à l'époque même où, par une coïncidence singulière, la puis-
sance impériale recevait en Allemagne des accroissemens démesurés.
Au miUeu de ces perturbations sans exemple, aucun lien ne sub-
sistait plus entre les nations qui pendant tant de siècles s'étaient
inspirées à la même source et avaient accepté la direction du même
pouvoir modérateur. La chrétienté, constituée par ses conciles, do-
minée par l'ascendant moral de la papauté dans la plupart des grandes
transactions internationales, avait vécu d'une vie commune dont la
violente interruption la rejeta tout à coup dans un état aussi confus
qu'aux jours les plus agités du moyen -âge.
Toutefois, durant la crise qui ébranlait alors le monde, deux
idées parvinrent à se faire jour, et elles exercèrent sur les esprits
une autorité salutaire. On s'efforça de suppléer à la communauté
des croyances et à la fraternité disparue par la savante systématisa-
tioi> de précédens historiques, et l'on tenta de substituer à l'unité
de l'Europe catholique un mécanisme destiné à contenir toutes les
ambitions par l'exacte pondération de toutes les forces. Le droit de
la nature et des gens devint une science en même temps que l'équi-
libre politique devenait le principal moyen de gouvernement. Cette
science était sans doute contestable dans ses principes autant que ce
moyen de gouvernement était incertain dans ses effets. L'une repo-
sait sur des données qui tiraient moins leur autorité d'elles-mêmes
que d'un consentement général fort difficile à constater; l'autre
attribuait à un mécanisme ingénieux la puissance d'arrêter l'essor
naturel des intérêts et des passions au sein des sociétés humaines.
LE CARDINAL DE RICHELIEU. 731
Aussi le droit des gens tel qu'il a été formulé par les publicistes de
cette époque laissait-il de grands problèmes sans solution, et le
maintien de l'équilibre général n'a-t-il peut-être pas déterminé
moins de collisions que l'établissement de ce système n'avait pour
but d'en prévenir.
La double tentative essayée dans la première moitié du xvir siècle
n'en fut pas moins un immense service rendu à l'humanité et à l'in-
dépendance des nations. Les publicistes hollandais, anglais, allemancfe
et suédois, malgré l'opposition de leur point de départ et le désaccord
de quelques décisions, contribuèrent à pénétrer leurs contemporains
de la salutaire croyance qu'il existait un lien naturel de droit entre
les peuples, et que l'antagonisme avait ses lois comme l'harmonie elle-
même. D'un autre côté, la balance politique entrevue par Henri IV,
préparée par Richelieu et consacrée par le traité de Westphalie, cette
œuvre posthume du grand ministre, constitua l'Europe sur des bases
réguhères, quoique mal assurées. Ce balancement artificiel n'empêcha
sans doute ni les conquêtes de Louis XIV, ni l'agrandissement de la
Prusse, ni le partage de la Pologne; mais il fournit à l'Europe des
moyens de préserver sa hberté, et les intérêts matériels suppléèrent
sans le remplacer au respect de tous les droits si tristement obscurci
dans la conscience des peuples. L'équiUbre général fut une pensée
d'ordre et d'organisation qui, malgré son évidente insuffisance, ar-
racha le monde politique au chaos créé par l'antagonisme des deux
principes rehgieux et par l'extension de la puissance autrichienne.
La France dut à ce principe des agrandissemens légitimes que l'in-
térêt universel justifiait autant que le sien. Ces agrandissemens mi-
rent ce pays en mesure de balancer sous Louis XIII la formidable
souveraineté qui dominait alors l'Europe. Le même principe donna,,
sous le règne suivant, aux puissances européennes, le moyen d'arrê-
ter la France sur la pente rapide où la poussait l'ambition de son roi.
Si l'établissement de la balance politique fut une heureuse innova-
tion, le cardinal de Richelieu peut en grande partie en revendiquer la
gloire. Il fit tout en vue de ce résultat, et ne fit rien qui ne fût rigou-
reusement nécessaire pour l'atteindre. Sitôt que la soumission des
reUgionnaires lui eut donné la pleine disposition des forces de la
monarchie, on le vit agir sous l'inspiration d'une invariable pensée,
et dans un but que l'entraînement même du succès ne lui donna
jamais la tentation de dépasser. Dès son avènement aux affaires, il
mesura tout ce que la France était en droit de vouloir pour la sûreté
de ses frontières et la solidité de ses alliances. Il poursuivit ce plan
732 REVUE DES DEUX MONDES.
d'extension toute sa vie, sans s'en départir un seul jour, et ne fut pas
plus ambitieux dans la bonne que dans la mauvaise fortune.
Deux reproches ont été adressés à Richelieu : l'un touche l'homme
d'état, l'autre atteindrait le prêtre. On a dit que les grandes guerres
dans lesquelles il engagea la France étaient moins nécessaires à la
sûreté du pays qu'à celle du ministre; on a ajouté qu'en donnant
pour base à la politique française la défense des princes protestans
de l'empire, qu'en associant étroitement les intérêts de la France à
ceux de la Suède, le cardinal de Richelieu avait donné à la réforme
ia chance sérieuse de dominer l'Europe. Un tableau rapide des évè-
nemens permettra d'apprécier la valeur de ce double reproche. Il
montrera que la guerre contre l'Espagne et contre l'empire était im-
posée à la France par une impérieuse nécessité, et qu'en s'appuyant
pour la soutenir sur le parti protestant, Richelieu resta toujours assez
fort pour faire de ses alliés les instrumens de sa propre pensée, sans
craindre de les voir détourner au profit d'une pensée différente la
force qu'il consentait à leur prêter dans l'intérêt de ses desseins.
Richelieu n'inventa pas la politique anti-autrichienne; celle-ci était
depuis un siècle un axiome pour la France. Du jour où l'effet des
lois de succession eut réuni sur la même tête les immenses domaines
des maisons d'Autriche, d'Espagne et de Rourgogne, la France se
trouva placée dans l'alternative de briser cette puissance, ou de
s'abaisser au second rang des nations. La monarchie universelle ou
du moins la prépondérance d'une seule maison souveraine aurait été
fondée pour des siècles en Europe, si des résistances inattendues
n'avaient frappé au cœur la puissance qui au prestige de la djfçnité
impériale unissait alors la possession de l'Espagne, de l'Italie, de la
totalité des Pays-Ras, et pour laquelle la Providence semblait faire
surgir du sein des mers des empires nouveaux et de fabuleuses
richesses. Des évènemens placés en dehors de toutes les prévisions
humaines purent seuls relever la fortune de la France dans la lutte
où elle s'engagea contre Charles-Quint avec plus de résolution que
de prudence. La réforme arrêta court la puissance impériale au mo-
ment où celle-ci était en mesure de préparer cette unité de l'Alle-
magne que la révolution religieuse du xvr siècle a pour jamais
rendue impossible. En donnant aux ambitions électorales une voie
pour se produire et un prétexte pour se légitimer, Luther suspendit
le mouvement qui poussait l'Allemagne dans les bras de la maison
d'Autriche, mouvement dont l'hérédité de la dignité impériale avait
été le plus éclatant symptôme.
LE CARDINAL DE RICHELIEU. 733
Quelles conséquences aurait eues pour le monde la substitution
d'un pouvoir central énergique à la primauté d'honneur départie au
chef du saint-empire par les constitutions du corps germanique? Il est
difficile de le dire; il y aurait d'ailleurs peu d'intérêt à le rechercher.
On peut croire cependant, à ne consulter que les faits de l'histoire,
que l'indépendance du pouvoir religieux aurait souffert de ce grand
changement plus qu'il n'en eût profité, et peut-être n'est-il pas
interdit de penser que la puissance impériale, devenue effective en
Italie comme en Allemagne, aurait préparé à la cour de Rome des
épreuves non moins redoutables que celles auxquelles elle fut sou-
mise par les succès partiels de la réforme. Ce qu'on peut affirmer, dans
tous les cas, avec une certitude plus entière, c'est que, si la suite des
temps avait transformé l'incohérent état de choses régi par la bulle
d'or en une monarchie régulière, la France perdait sa place dans le
système général du monde, et que l'ascendant moral aurait néces-
sairement passé avec l'autorité politique à l'Espagne et à l'Autriche
indissolublement unies. D'ici sort à nos yeux l'éclatante justification
des voies cachées de la Providence, qui préserva l'initiative intellec-
tuelle de la France et peut-être l'indépendance du saint-siége par
l'événement qu'on pouvait croire destiné à ébranler sur ses fonde-
mens éternels le catholicisme lui-même.
S'opposer à l'accroissement de la puissance impériale était donc
un devoir prescrit à la France par le souci de sa propre destinée.
François P^ l'avait accompli comme Henri II, et les Bourbons l'héri-
tèrent des derniers Valois. Si la figue fit perdre de vue cette pensée
nationale, c'est que la France eut un moment à défendre un intérêt
encore plus vital que celui de sa propre grandeur. S'unir aux élec-
teurs protestans pour résister à l'empereur, à la Hollande pour com-
battre l'Espagne, était dans la politique française une tradition non
moins constante. François P^ avait recherché les luthériens confé-
dérés à Smalcalde; Henri II avait combattu avec eux; Henri IV
avait soutenu et soudoyé la révolte des Provinces-Unies : Richelieu
ne fit pas autre chose, mais il agit sur une échelle plus vaste, avec
des vues plus fermes et des succès plus soutenus.
Nous l'avons vu, au début de son ministère, exposant sa pofitique
avec une netteté merveilleuse, et sacrifiant aux circonstances sans se
laisser détourner du but invariablement poursuivi par son esprit.
C'est ainsi qu'il n'hésita point à engager avec l'Angleterre une lutte
périlleuse à son avènement aux affaires, quelque convaincu qu'il
734. REVUE DES DEUX MONDES.
fût de la nécessité de l'alHance britannique pour la poursuite de ses
projets ultérieurs contre l'Espagne. Il s'agissait, en effet, de triom-
pher de la rébellion et de faire respecter les engagemens pris avec
la France dans la personne de la ftlle de ses rois, questions d'hon-
neur et de sûreté sur lesquelles il déclare à chaque page de ses
écrits qu'aucune transaction n'était possible à ses yeux. Cette double
satisfaction obtenue par la dispersion de la flotte de Buckingham et
la soumission de La Rochelle, le cardinal reprit avec le gouverne-
ment anglais des rapports dont on vit Mazarin, l'exécuteur de son
testament politique, pousser l'intimité presque jusqu'au scandale,
sous la dictature de Cromwell.
Garanti du côté de Charles P% protégé par un nouveau traité de
subsides avec la Hollande, le cardinal saisit l'occasion du démêlé de
la ValteUne et de la succession de Mantoue, pour engager avec l'Es-
pagne une guerre destinée à ne finir qu'au traité des Pyrénées,
malgré quelques intermittences. S'assurer de bonnes frontières, se
ménager au dehors une influence suffisante pour contrebaneer ceHe
de l'Escurial, devant laquelle s'inclinait alors l'Europe, telle est la
double pensée du ministre. Il ne rêve pas les conquêtes lointaines
et les agrandissemens démesurés. Nul n'a qualifié plus sévèrement
les expéditions françaises en Italie. Il répèle sans cesse dans ses Mé-
moiresy à propos de l'occupation de Pignerol, que la France ne doit
jamais s'engager au-delà des Alpes, qu'il lui faut seulement quelques
portes ouvertes sur ces riches contrées, afin de protéger leur indfé-
pendance. II n'ambitionne au midi que le Roussillon, complément
nécessaire de notre territoire; au nord, il convoite l'Alsace et la Lor-
raine, pour que l'empire ne puisse pas serrer la France d'aussi près.
Ces deux positions lui semblent indispensables, afin de donner à
ceUe-ci aux bords du Rhin une juste mesure de ibrce et d'influence.
La liberté des puissances secondaires de l'Allemagne ne lui paraît
pas un intérêt moins important que la reprise d'une partie de cet hé-
ritage de Bourgogne, dont sa patrie fut dépouillée au préjudice de
la sécurité de sa frontière» et c'est comme garantie de cette sécurité
même qu'il médite la conquête de la Franche-Comté et le partage
av€c la Hollande des Pays-Bas espagnols.
De tels projets étaient vastes sans doute, mais aucun n'était le
fruit d'une ambition sans limites, et ne saurait justifier, dans la con-
science de l'Europe, les accusations d'athéisme et de brigandage
jetées à la mémoire du grand ministre français par un célèbre écrivain
LE CARDINAL DE RICHELIEU. 735
allemand trop exclusivement préoccupé de l'intérêt impérial (1). La
frontière des Vosges eût déshérité la France de sa part légitime d'ac-
tion dans les affaires du nord de l'Europe : il fallait reculer ses limites
et lui permettre au moins de toucher le Rhin pour qu'elle fût en
mesure d'accomplir sa mission de conciliation et d'harmonie entre le
génie germanique et le génie des peuples de souche romaine. En
présence des agrandissemens prodigieux qui allaient changer la con-
dition des peuples du Nord, en face de la Prusse et de la Russie, éle-
vées au rang de puissances du premier ordre, et de la malheureuse
Pologne, rayée de la liste des nations, il est superflu d'établir que
les conquêtes de la France étaient loin de contrarier les intérêts à
venir de l'Europe, et qu'elles étaient strictement nécessaires pour
assurer les bases de cet équilibre général sanctionné par le traité de
Westphalie.
Afin d'arriver à son but, Ije cardinal suivit un plan de conduite
invariable. Ce plan consistait à combattre l'Espagne sans donner à
la cour de Vienne un motif suffisant pour prendre parti, et à susciter
des embarras de toute nature à cette dernière cour, tout en retar-
dant le plus possible l'intervention armée de la France dans les
affaires d'Allemagne. Le traité conclu en 1630 à Ratisbonne, par les
soins du père Joseph Du Tremblay et de Léon Brulart, celui que M. de
Servien négocia plus tard à Quérasque pour terminer les affaires de
Mantoue, témoignent de la systématique modération qu'apportait
le cardinal dans toutes les questions qui touchaient aux intérêts du
saint-empire. Ces transactions prouvent le soin qu'il consacrait à
maintenir le patronage de la France sur ses alliés sans se départir de
la hgne du désintéressement et de la justice, plus habile en cela que
Louis XIV, qui eut le tort grave de toujours inquiéter l'Europe lors
roônie que son intérêt le plus impérieux lui prescrivait de la rassurer.
La conduite de Richelieu durant les périodes danoise et suédoise
de la guerre de trente ans fut marquée au coin d'une prudence con-
sommée. La publication intégrale de ses Mémoires constaterait au-
jourd'hui, si l'histoire ne l'avait établi depuis long-temps, que ce
ministre ne fut étranger à aucune des phases de cette grande lutte,
quoiqu'il y eût pris si tard une part ostensible. Au début de la que-
relle engagée dans l'empire, la politique de la France avait été incer-
taine et timixle, comme le cabinet qui présidait alors aux destinées
de la monarchie. Ferdinand II, dépossédé par les états de Bohême
(I) M. Frédéric de Schlegel, Philos, der Geschichte.
736 REVUE DES DEUX MONDES.
au profit de l'électeur palatin (1), avait déployé au sein de cette crise
une grande hauteur de courage et de génie. Après s'être concilié la
Bavière et la Saxe, il réussit, par l'influence de l'Espagne, alors toute
puissante à Paris, à obtenir le concours de la France contre un com-
pétiteur dont la moitié de l'empire soutenait les prétentions. Une
éclatante ambassade, à la tête de laquelle le connétable de Luynes
avait placé le duc d'Angoulême, fils naturel de Charles IX, se rendit
en Allemagne. Ses efforts ne contribuèrent pas peu à la conclusion
du traité d'Ulm (2), par lequel les princes coalisés abandonnèrent
la cause de Frédéric comme roi de Bohême, se réservant seulement
le droit de le soutenir, s'il venait à être attaqué dans ses possessions
héréditaires du Palatinat par les troupes autrichiennes. On sait que
ce traité amena la perte du palatin , et qu'il ouvrit devant Ferdinand
la voie glorieuse dans le cours de laquelle l'attendaient de si grands
exemples de l'inconstance de la fortune. L'empereur, victorieux à
Prague, reconquit la Bohême, pendant qu'une armée espagnole,
agissant pour le compte de la maison d'Autriche, se rendait maî-
tresse du Palatinat. Une diète réunie à Batisbonne dépouilla Fré-
déric de tous ses états pour les attribuer au duc de Bavière, et
décréta, dans la constitution territoriale aussi bien que dans les in-
stitutions de l'empire, des changemens qui ne laissaient plus à ce
grand corps qu'une ombre de liberté. De telles mesures provoquèrent
des résistances; mais, en triomphant de celle-ci, l'empereur puisa des
forces nouvelles, et éleva graduellement ses espérances au niveau
de ses succès.
Alarmé de l'accroissement de la puissance impériale, le Danemark
avait uni ses armes à celles des confédérés protestans; mais Wal-
lenstein et Tilly n'avaient alors en Europe qu'un rival digne d'eux,
et celui-là ne s'était pas encore révélé. L'intervention de Chris-
tiern IV dans les affaires de l'empire n'eut pas les conséquences im-
portantes qu'on en avait attendues. Après avoir laissé dix mille sol-
dats sur le champ de bataille de Lutter, il fut heureux de signer un
traité dont la politique de Ferdinand s'empressa de lui ménager l'oc-
casion. Le roi de Danemark quitta brusquement l'Allemagne, après
avoir abandonné ses alliés à la vengeance de l'empereur, et la paix
de Lubeck (3) vint fermer la période danoise de cette guerre, comme
la déchéance de Frédéric avait clos sa période palatine.
(1) 5 septembre 1619.
. (2) 2 juillet 1620.
(3) 12 mai 1629.
LE CARDINAL DE RICHELIEU. 737
Aucun de ces mouvemens n'échappait à Richelieu, qui mesurait
toute la portée d'une révolution dont la conséquence dernière aurait
été de changer rAllemagne en une monarchie purement autri-
chienne; mais il ne pouvait intervenir activement dans cette crise
avant d'avoir conquis l'ordre intérieur par la soumission des réfor-
més, et terminé l'affaire de Mantoue, dans laquelle était engagé un
intérêt plus direct pour la France. Le cardinal s'imposa toujours
pour règle de conduite de vider successivement les questions dans
l'ordre de leur importance relative : aussi tous les efforts de ses né-
gociations comme de ses armes portèrent-ils d'abord sur les affaires
d'Itahe, ce qui n'empêcha pas le père Joseph, pendant son ambas-
sade de 1630 à Ratisbonne, de déployer toutes les ressources de son
esprit pour déterminer la diète à ajourner l'élection , comme roi des
Romains, du fils de l'empereur, élu déjà roi de Hongrie et de Bo-
hême (1). Lorsque le Danemark eut quitté le champ de bataille, Ri-
chelieu estima le moment venu de faire un pas plus décisif. Il chargea
le baron de Charnacé de reprendre avec le roi de Suède une négo-
ciation entamée l'année précédente, négociation dont le succès était
devenu possible depuis que les efforts du ministre français avaient
amené la fin des hostilités entre la Pologne et Gustave-Adolphe.
Agir immédiatement par un traité de subsides, préparer des moyens
plus décisifs si les évènemens les rendaient nécessaires, tel fut le
plan de Richelieu. La négociation avec Gustave soulevait les ques-
tions les plus délicates comme les plus graves. Il fallait ménager les
susceptibilités du prince le plus hautain de son temps; il était plus né-
cessaire encore de rassurer les catholiques en leur prouvant, à l'aide
de documens irrécusables, qu'en s'engageant dans une question pu-
rement politique, le roi très chrétien ne compromettait en aucune
sorte la question religieuse. La transaction avec la Suède se trouvait
d'ailleurs entravée par une autre négociation suivie avec quelques
princes catholiques afin de les détacher de l'empereur en assurant
leur neutralité sous la garantie de la France. Il fallait donc qu'en
descendant en Allemagne pour venger les protestans dépossédés par
l'empereur, le roi de Suède s'engageât à respecter tous les faits cou-
verts par le patronage de la France, et plus particulièrement les ac-
quisitions de la Bavière, si celle-ci déclarait vouloir adhérer à le
neutralité catholique. On exigea plus, et Gustave dut s'engager,
(1) Histoire des guerres et des négociations qui ont précédé le traité de West-
phalie, par le père Bougeant, liv. ii, par. lxxiii.
TOME IV. 48
738 REVUE DES DEUX MONDES.
préalablement à toute transaction, à respecter le culte catholique
partout où il le trouverait établi; il dut même promettre d'en oc-
troyer le libre exercice dans les territoires où il était interdit jus-
qu'alors (1).
Sous ces conditions, longuement débattues et maintenues parle
ministre français avec une respectueuse fermeté, fut enfin signée le
13 janvier 1631 cette alliance, la première qui se soit proposée pour
but avoué la reconstitution politique de l'Europe sur la base de
l'équilibre général. Les parties contractantes déclaraient à la face
du monde n'avoir en vue que d'assurer les droits des membres de
l'empire. Cependant ces déclarations n'interdisaient pas à Gustave
l'espérance légitime de prendre pied en Allemagne pour contenir au
besoin la puissance impériale, non plus qu'elles n'enlevaient à Riche-
(1) Le passage suivant des Mémoires de Richelieu conlient un extrait textuel
des instructions adressées à M. de Charnacé sous la date du 2i décembre t630, en
lui envoyant ses pleins pouvoirs : « Il eut charge de dire au roi de Suède que sa
majesté, touchée comme lui des misères de TAUemagne, et semblablement aussi
de la jalousie de voir agrandir proche de ses frontières une maison aspirant à la
monarchie universelle, et de qui l'ambition n'avait point de bornes que celles qui
lui sont opposées par une forte et puissante résistance, désirait contribuer de sa
part à ce qu'il fût le chef d'une armée de trente mille hommes de pied et de huit
mille chevaux, qui serait employée à maintenir la liberté des princes, communautés
et villes de l'empire, à conserver la sûreté du commerce des deux mers Baltique
et Océane et de leurs ports, à obtenir de l'empereur, par remontrance ou par force,
de ne plus molester par les armes l'Allemagne ni les provinces qui en sont voi-
sines, et retirer ses garnisons des provinces et villes libres; à faire que le roi
d'Espagne se retirât des lieux qu'il occupait dans l'Allemagne, et que toutes les
forteresses qui avaient été bâties de part et d'autre sur la côte des deux mers Bal-
tique ou ailleurs, dans la haute et basse Allemagne et sur les terres des Grisons,
fussent démolies.
«Que, s'il s'y voulait obliger, elle l'y assisterait de 600,000 livres, tant que le
traité durerait, qui lui semblait devoir être de cinq ou six ans, sauf à le prolonger,
s'il en éiait besoin; mais que ce serait à condition que les princes, communautés et
peuples qui étaient compris dans une ligue offensive catholique d'Allemagne, ne
seraient inquiétés en aucunes choses qui leur appartissent légitimement, et que
notamment la Bavière ne serait point troublée dans ia possession de son électoral et
autres droits qui se trouveraient lui appartenir raisonnablement, et que dans les
lieux qui seraient rendus ou pris par force, l'on ne changerait point l'étal de la
religion, mais qu'au contraire l'exercice de la religion catholique, apostolique et
romaine serait permis en ceux même où il n'était pas auparavant. » — Ces propo-
SiCions devinrent la base du traité lui-môme, sauf le taux du subside, qui fut dou-
blé, et |)orté à 240,000 rixdalers pendant tout le temps que durerait la guerre de
rempirvî. (Voyez le traité de Bernwalt, dans Dumonl; Corps diplomatique, t. VI,
p. 1, et le iière Bougeant, liv. m, par. xxi.)
LE CARDINAL DE RICHELIEU. 739
lieu l'espoir de profiter de ces grandes complications pour retenir la
Lorraine et l'Alsace, en fondant ainsi l'influence française aux abords
de l'Allemagne.
Ce travail a moins pour but d'exposer des évènemens trop connus
que de faire ressortir les vues politiques par lesquelles ces évène-
mens furent constamment dominés. Nous n'avons donc à rappeler
aucun des incidens de cette marche foudroyante à travers l'em-
pire, qui, dans le cours d'une année, porta le roi de Suède de sa
victoire de Leipsig à son glorieux tombeau de Lutzen. On sait la
rapide décadence du parti suédois en Allemagne après la mort de
Gustave. Lorsqu'une cause s'est faite homme, et que son représen-
tant vient à disparaître, il est presque toujours impossible de rendre
aux efforts individuels la puissance qu'ils ont consenti à abdiquer.
Les protestans l'éprouvèrent lorsqu'ils eurent perdu l'héroïque chef
devant lequel le monde avait semblé se taire un moment, comme
devant Alexandre. Nordlingue vit périr la fleur de cette armée qui
avait fait de sa patrie une grande puissance. Ferdinand retrouva le
prestige de son pouvoir, si profondément ébranlé. Le découragement
des alUés de la Suède permit à la cour de Vienne de les isoler de sa
cause. La défection de la Saxe, acquise au prix d'avantages que l'im-
moralité poHtique de cette époque permettait d'offrir et d'accepter,
vint porter le dernier coup aux affaires de la ligue protestante, et
rouvrir devant Ferdinand II la perspective à laquelle Gustave-
Adolphe avait seul pu le contraindre à renoncer.
La paix de Prague, signée en 1634 entre l'empereur et l'électeur
de Saxe, régla d'une manière si arbitraire les nombreuses questions
territoriales alors pendantes en empire, que, si ce traité avait été ac-
cepté par les membres du corps germanique, l'omnipotence impé-
riale eût été à jamais fondée en droit et en fait. Le moment était
donc arrivé de remplacer par une action décisive le concours finan-
cier accordé jusqu'alors aux puissances protestantes, et la période
française de la guerre de trente ans aUait enfin s'ouvrir. La défaite
du maréchal de Horn et du duc de Weimar par les forces austro-
espagnoles avait produit sur l'esprit du cardinal de Richelieu une
impression profonde. Il n'hésita pas un moment à se mêler à la lutte
que lui seul pouvait désormais prolonger, et à engager la guerre
avec la cour impériale, qu'il avait eu l'habileté de ne combattre jus-
qu'alors qu'avec les armes d'autrui. « La nouvelle de cette défaite
apporta d'autant plus d'étonnement, que moins elle était attendue.
Le cardinal crut qu'il n'y avait rien qui pût causer plus de désavan-
740 REVUE DES DEUX MONDES.
tage aux affaires du roi que de témoigner avoir le courage abattu
pour ce mauvais succès, et représenta à sa majesté qu'il était certain
que, si le parti était tout-à-fait ruiné, l'effort de la puissance de
la maison d'Autriche tomberait sur la France; qu'il était certain, de
plus, que le pire conseil que la France pût prendre, était de se con-
duire en sorte qu'elle pût demeurer seule à supporter l'effort de
l'empereur et de l'Espagne, ce qui serait indubitable si elle ne re-
cueillait et ne ralliait les restes de ce grand parti , au lieu qu'autre-
ment il faudrait soutenir la guerre dans le cœur de la France sans
l'assistance de personne; que, si l'on considérait la dépense en cette
occasion, et qu'on la voulût réduire en des termes si modérés qu'on
la pût supporter long-temps , il fallait répondre que les grands ac-
cidens n'avaient pas de règle; que, si on manquait ti la faire extra-
ordinaire pour remédier au mal présent et pressant, on se trouverait
obligé d'en faire à l'avenir qui n'auraient point de fin, ne produiraient
aucuns fruits et n'empêcheraient point notre ruine (1). »
Voilà l'homme d'état dans l'austère et calme fermeté de sa pensée.
Il ne devance pas par la précipitation de ses actes et les imprudences
de ses paroles l'heure des résolutions irrévocables; mais, lorsque cette
heure a sonné, il n'hésite plus et il agit. Du jour où son parti est
pris, Richelieu déploie une activité à peine croyable. Pendant que
des préparatifs de guerre se font sur toutes les frontières du royaume,
des agens diplomatiques parcourent l'Europe dans toutes les direc-
tions, relevant dans l'empire et dans le Nord la conflance ébranlée
et les courages abattus. M. de Feuquières est partout à la fois; le
comte d'Avaux passe de Hollande en Danemark, de Danemark en
Pologne, de Pologne en Suède, avec une rapidité qui permet à peine
de suivre dans ses admirables dépêches les fils multipliés de négo-
ciations si complexes. Il faut rassurer la cour de Rome et la con-
science même de la nation , en faisant ressortir le caractère véritable
de la guerre où le pays va se trouver engagé : un traité conclu avec
Oxenstiern donne des garanties nouvelles aux intérêts catholiques (2);
il faut offrir des primes à toutes les ambitions : un traité d'alliance
et de partage éventuel des Pays-Bas espagnols est conclu avec la
Hollande (3), des conventions analogues sont négociées avec la Savoie
(1) Mémoires de Richelieu, liv. xxv.
(2) 7 octobre 1634.
(3) 8 février 1635. -- La France devait avoir Cambrai et le Canibrésis, le Luxem-
bourg, les comtés de Namur et de Hainault, l'Artois et la Flandre, jusqu'à une ligne
qu'on tirerait de Biankenberg entre Dam et Bruges à Rupelmonde. Tout le reste
LE CARDINAL DE RICHELIEU. 741
et les puissances secondaires d'Italie (1); il faut donner aux alliés
l'entière disposition de leurs forces : la paix entre la Suède et la
Pologne est prorogée de vingt-six ans par la médiation de la France;
il faut rassurer sur leurs intérêts et leur avenir les bandes redou-
tables et les chefs ambitieux qui ont grandi dans la guerre : un traité
de subsides est conclu avec le duc de Weimar (2), et ses plus hautes
espérances sont tenues pour légitimes, s'il consent à n'en attendre
la réalisation que du bon vouloir de la France.
Les négociations se suivent en Allemagne sur une triple base :
empêcher les adhésions isolées des princes protestans à la conven-
tion de Prague passée entre l'empereur et la Saxe, obtenir des con-
fédérés l'engagement de ne traiter qu'en commun, étendre et faire
respecter la ligue de neutralité catholique placée sous la garantie
spéciale de la France. Tous ces intérêts sont suivis en même temps,
et la grande école diplomatique fondée par Richelieu, et que devait
développer Mazarin , se montre déjà à la hauteur du rôle que les
évènemens lui préparent.
La direction imprimée aux opérations militaires ne fait pas moins
ressortir la sagacité du ministre. Le cardinal de la Vallette, avec le
jeune vicomte de Turenne, reçoit l'ordre d'entrer en Allemagne à
la tête d'une puissante armée, pour seconder les Suédois. Mais c'est
surtout en s'établissant d'une manière inexpugnable sur la rive gauche
du Rhin que Richeheu entend opérer une diversion non moins utile
à la cause particulière de la France qu'à la cause même des alliés:
c'est en occupant l'Alsace qu'il espère amener l'empereur à une paix
dont il pourra dicter souverainement les conditions, lorsqu'il aura
entre les mains toutes les positions auxquelles il aspire. Une grande
partie d'entre elles était déjà au pouvoir de Louis XIIL Le duc
de Lorraine n'avait pas imité la conduite habile du duc de Savoie.
Pressé entre deux grandes puissances , il n'avait su ni ménager ses
intérêts, ni pourvoir à sa sûreté. L'imprudence avec laquelle il
s'était engagé dans le parti de Gaston avait déjà fourni l'occasion
avidement recherchée de prendre contre lui des mesures militaires.
En faisant, malgré l'opposition déclarée du roi, épouser la princesse
sa sœur au duc d'Orléans, retiré à sa cour, le duc de Lorraine avait
provoqué une condamnation judiciaire i^ourraptet séduction de per-
des Pays-Bas espagnols était attribué à la Hollande. La paix ne devait être négociée
que de concert.
(1) Juillet 1635.
(2) 26 octobre 1635.
742 REVCE DES DECX MONDES.
sonne royale, à la suite de laquelle des garnisons françaises sous les
ordres du maréchal de La Force furent établies dans la plupart des
places de son duché. D'un autre côté, avant d'opérer une diversion
pour dégager le duc de Weimar menacé par Gallas, Richelieu avait
pris soin d'exiger, en arguant du besoin d'assurer la sécurité des
troupes françaises, une remise préalable des villes conquises par les
Suédois sur la rive gauche du Rhin. Ainsi la France avait pris pied
en Alsace, et se trouvait occuper, à l'ouverture de la guerre, la
plupart des places importantes de la province, à l'exception de Stras-
bourg et de Benfeld.
La guerre s'engagea donc sur tous les points, en Allemagne, en
Italie, dans les Pays-Bas, plus tard dans la Catalogne et le Roussillon;
guerre savante et variée dans ses combinaisons autant que dans ses
vicissitudes, où la politique s'enlaçait à la stratégie, et l'art des né-
gociations à celui des batailles. Que d'épreuves les incidens de cette
lutte terrible ne firent-ils pas courir à Richelieu, depuis la prise de
Corbie par les Espagnols jusqu'à celle de Perpignan par les Fran-
çais ! Combien de fois n'a-t-il point senti l'édifice de sa gloire et de
sa fortune se dérober sous ses pas ! que de fois n'eut-il pas besoin ,
dans sa lassitude et sa précoce vieillesse, de retremper sa confiance
aux entretiens du sombre confident dont une robe de bure recouvrait
l'ame de fer et l'esprit d'acier 1 Suivez pourtant avec quelque attention
les mouvemens de ces nombreuses armées qui, de 1636 à 1642,
ébranlèrent le sol de l'Europe; rendez-vous compte de ces campagnes
compliquées où vinrent finir et commencer tant de grands hommes,
et vous acquerrez la certitude qu'au milieu des crises les plus re-
doutables, dans les éventualités les plus incertaines, Richelieu ne
retira pas une seule de ses pensées, n'abandonna pas un seul de
ses hardis desseins.
Tous les mouvemens militaires amenés par une lutte dont les pro-
portions s'élargissaient chaque jour laissent deviner chez le ministre
qui les dirigea une constante préoccupation, celle de rendre la
France maîtresse des négociations, à raison des fortes positions
qu'elle occupait, et de la solidarité qu'il s'efforçait d'établir entre
elle et tous ses alliés. La paix en commun par un traité général fut
le thème de la diplomatie française , comme la paix séparée par des
traités particuliers fut celui de la diplomatie autrichienne, depuis les
négociations vainement ouvertes à Cologne, en 1636, jusqu'aux
préliminaires de Hambourg, en 1641. Les Suédois, dont la résolution
devait peser d'un si grand poids sur celle des autres confédérés pro-
LE CARDINAL DE RICHELIEU. 743
testans hésitèrent plus d'une fois entre ces deux politiques. Ils ba-
lançaient entre le désir de signer une paix directe avec l'empereur,
s'ils y trouvaient de grands avantages, et le besoin de s'unir plus étroi-
tement à la France, dans le cas où leurs secrètes négociations vien-
draient à échouer. Long-temps bercés par Ferdinand d'illusoires
espérances, ils se trouvèrent contraints, pour couvrir leurs manœu-
vres , de prolonger la guerre par des lenteurs calculées et des opé-
rations sans résultats décisifs.
Des vues si diverses et si complexes suffisent pour expliquer la
prolongation de cette lutte sans qu'il soit besoin de l'attribuer à
l'égoïsme du ministre. Richelieu profitait sans doute de l'état de
guerre, en ce sens que l'opinion reportait jusqu'à lui l'honneur des
opérations heureuses, et qu'aux jours des revers il devenait de plus
en plus nécessaire à son roi; mais la guerre résultait de l'état même
de l'Europe, où tant de princes voyaient leurs destinées remises au
hasard des combats. Elle était dans les mœurs d'une génération qui
abordait la civilisation moderne avec les belliqueux instincts des âges
précédons, elle était entretenue par l'omnipotence des cabinets que
la domination des intérêts matériels et les conditions du crédit n'en-
chaînaient alors dans aucune de leurs conceptions politiques. A cette
époque, il fallait triompher d'autant d'obstacles pour faire la paix
qu'il en faudrait vaincre aujourd'hui pour faire la guerre.
Cependant ce vaste développement militaire, inconnu jusqu'alors
en Europe, n'était pas l'objet principal des sollicitudes du ministre.
Quoique le sort des armes lui eût été plus d'une fois contraire, et
que la marche des Espagnols en Picardie après les échecs de la cam-
pagne de 1636 eût mis son pouvoir à la plus difficile épreuve, les
dangers étaient plus grands encore à la cour que dans les camps. Le
roi, qui, pour faire triompher la politique du cardinal, avait chassé
sa mère, rompu avec sa femme, et fait tomber les plus hautes têtes
de son royaume, faillit, au plus fort de cette crise européenne, se
laisser pousser par les inquiétudes de sa conscience dans des voies
contraires à celles où l'avaient engagé les inspirations de sa poli-
tique (1). D'autres difficultés d'ailleurs s'élevaient devant Richelieu.
fl) La lettre adressée par le père Caussin à M^'^ de La Fayette de Quimper-Co-
reniin, lieu de son exil, est un des plus curieux nionuniens épistolaires de celle
époque. Jamais lés intérôls humains et les considérations politiques n'ont été en-
lacés d'une manière aussi spécieuse à la spiritualité la plus élevée. Elle a été im-
primée tout entière à la suite de l'ouvrage de M. A. Jay, Histoire du ministère du
cardinal de Richelieu , 2 vol. in-S"; Paris, 1810.
■
744. REVUE DES DEUX MONDES.
Le comte de Soissons, le seul de ses ennemis qui n'eût pas perdu le
droit de se faire estimer, devenait le centre et le point d'appui de
l'opposition au moment même où les armes de la France étaient le
moins heureuses. Plus fier que le chef de sa race, ce prince avait
refusé d'unir le sang de Condé qui coulait dans ses veines à celui du
cardinal-duc. Malgré l'habileté grande qu'avait apportée le prince
pour adoucir la blessure, et le soin qu'avait pris le ministre pour la
dissimuler, cette blessure était profonde et les avait à jamais séparés.
Retiré de la cour après avoir commandé avec éclat une de nos ar-
mées, le comte de Soissons s'était réfugié à Sedan, ce lieu d'asile de
tous les princes insurgés contre la couronne. Le duc de Bouillon et
le duc de Guise avaient uni leurs griefs à ceux du comte; ils avaient
dû subir bientôt la triste condition imposée à tous les conspirateurs
de ce siècle, et avaient signé un traité avec l'Espagne. Des secours
de toute nature avaient été prodigués à cette rébellion nouvelle, qui
n'était qu'une intrigue de mécontens, mais où le comte d'Olivarès
voyait une révolution en espérance.
La diversion faite par ces trois princes compliqua une situation
que la guerre, reportée aux frontières de la France, rendait alors très
difficile; mais une mousquetade atteignit le comte de Soissons, et la
France vit la main de Dieu dans le coup qui abattait une tête trop
élevée pour tomber sous la main du bourreau. xVprès la mort de son
royal allié , le duc de Bouillon s'empressa de négocier un accommo-
dement qui ne l'empêcha pas de retomber bientôt après dans le
complot ourdi par M. de Cinq-Mars, tant le besoin de troubler l'état
était alors un mal endémique dans les familles princières.
C'était du milieu de ces perplexités qu'il fallait négocier avec
toutes les cours et diriger les mouvemens de quatre armées. Com-
ment s'étonner dès-lors si les succès furent souvent compensés par
des revers, et s'il fallut poursuivre à travers des vicissitudes bien di-
verses la réalisation d'un plan que tant d'intérêts venaient traverser?
La France fut moins heureuse dans ses efforts contre l'empire que
contre l'Espagne, et celle-ci ne succomba pas tant sous la force de
^es ennemis que sous sa propre faiblesse. Au moment où le monde
s'alarmait avec justice de l'extension démesurée de la puissance cas-
tillane, on voyait se révéler les premiers symptômes du mal profond
qui, après deux siècles de décadence, continue à la dévorer. Le Por-
tugal échappait à son joug par un irrésistible mouvement populaire,
pendant qu'à l'autre extrémité de la Péninsule, l'esprit provincial
s'efforçait de détacher de la couronne des rois catholiques la princi-
LE CARDINAL DE RICHELIEU. 745
pauté de Catalogne avec la Cerdagne et le Ronssillon. Agitée au nord
par des mouvemens révolutionnaires, menacée au centre de ses pos-
sessions magnifiques par une torpeur incurable, l'Espagne souffrait
du vice organique caché à l'origine même de son histoire.
La grande unité française , à laquelle Richelieu venait mettre le
dernier sceau, s'était formée par une élaboration successive et ré-
gulière qui n'avait eu rien d'analogue au-delà des Pyrénées. Chaque
effort de la nature ou des hommes pour constituer la nationalité
péninsulaire avait été arrêté par un concours de circonstances dé-
plorables. La hiérarchie féodale, ce moule d'airain des sociétés chré-
tiennes, avait vu son travail entravé chez les populations espagnoles
par la grande invasion sarrasine. Durant six siècles, l'Espagne, au
lieu de travailler, à l'exemple de la France, à constituer son gouver-
nement sous une unité puissante, n'avait songé qu'à reconquérir
pied à pied les tombeaux de ses pères. Elle subdivisa son sol pour
le mieux défendre. L'influence fatale de la succession féminine dans
ces royaumes que la nature et l'histoire avaient rendus étrangers
l'un à l'autre, maintint les diverses provinces de la monarchie dans
un isolement légal, alors môme que des mariages ou des conquêtes
venaient à provoquer leur réunion accidentelle. Soumise, au com-
mencement du xvr siècle, à une royauté étrangère, l'Espagne devint
l'accessoire et l'instrument d'une politique qui cherchait ses inspi-
rations en Flandre et dans l'empire. Pour défendre Charles-Quint
en Allemagne et Philippe II dans les Pays-Bas, la Péninsule se
trouva contrainte à des efforts hors de proportion avec ses forces vé-
ritables. L'expulsion d'une race ennemie avait frappé de stérilité la
plus belle partie de son territoire, au moment même où la décou-
verte d'un monde nouveau épuisait son activité en l'entraînant sur
des plages lointaines. L'Espagne substituait l'or à la richesse, et dé-
robait sous un imposant appareil le triste secret de ses blessures.
Ce secret n'échappait point à Richelieu, et ce ministre en profitait
avec une habileté persévérante. Pendant que le comte d'Olivarès
accueillait à Madrid ou soudoyait à Paris des hommes sans influence,
tandis qu'il se mêlait à toutes les intrigues et compromettait sa cour
dans les conspirations avortées contre le pouvoir ou la vie du car-
dinal , celui-ci atteignait la monarchie espagnole au cœur. Aubery
constate l'active participation de la France à la révolution du Por-
tugal (1). Si les Mémoires que nous avons suivis comme le guide le
{!) Liv. VI, cliap. 6i.
7i6 REVUE DES DEUX MONDES.
plus sûr pour ce travail atteignaient l'année 16i0, ils prouveraient
cette participation, et fourniraient sans doute des éclaircissemens
précieux sur la mission secrète de M. de Saint-Pé à Lisbonne dans
l'année qui précéda le victorieux réveil de la nationalité portugaise.
De nombreux intérêts communs auraient pu rallier sous un même
sceptre les deux royaumes péninsulaires, à l'avantage de l'un et de
l'autre, si l'Espagne n'avait été dénuée de toute puissance d'assimi-
lation , et si la main de Philippe II avait pu serrer entre deux peuples
un lien quelque peu durable. La séparation du Portugal fut un des
grands évènemens du siècle, moins encore parce qu'elle ouvrit aux
ennemis de l'Espagne une porte de derrière pour l'attaquer, que parce
que la facilité avec laquelle cette séparation fut consommée donna
le secret d'une incurable faiblesse. La révolte de la Catalogne, les
agitations simultanées de l'Aragon et desi provinces basques vinrent
mettre à une épreuve plus décisive l'existence même de cette monar-
chie, qui cessait de faire trembler le monde le jour où elle se voyait
condamnée à trembler sur elle-même. L'antagonisme des provinces
dépendantes de la couronne de Castille et de la couronne d'Aragon
était un fait destiné à se reproduire fréquemment dans le cours de
cette histoire. Après s'être révélé sous Philippe IV, il se manifesta
avec éclat durant la guerre de la succession , et l'Europe peut en
suivre aujourd'hui les dernières traces dans les crises que traverse
ce grand peuple pour enfanter son unité politique.
Le concours donné par la population catalane à l'armée française
du Roussillon amena les brillans succès qui couronnèrent les deux
dernières années du cardinal, succès immenses provoqués presque
toujours par les fautes de ses adversaires, et qu'il sut faire tourner
au profit de la double pensée poursuivie avec tant de constance au
dedans comme au dehors. L'importante place de Sedan fut réunie à
la couronne pour racheter la vie du duc de Bouillon , imprudent
compUce de l'attentat de Cinq-Mars , et la France apprenait, à l'in-
stant même où la tête du grand écuyer tombait à Lyon, qu'elle venait
de prendre possession définitive de sa frontière des Pyrénées. Ce fut
alors que le cardinal, la main déjà refroidie par les approches de la
mort, put écrire à son roi cette lettre fameuse où la joie de la ven-
geance l'emporte sur la joie même du triomphe : Sire, vos armes sont
dans Perpignan et vos ennemis sont morts!
Sous le coup de ces succès, des préliminaires étaient signés entre
la France et l'empire, et les puissances belligérantes s'engageaient
enfin à régler à Munster les innombrables questions soulevées de-
LE CARDINAL DE RICHELIEU. 747
puis plus d'un siècle. Le congrès de Westphalie, ce concile de Trente
du monde politique, interrompu comme celui-ci par de grandes ba-
tailles et de grandes morts, ne devait pas, il est vrai, donner de si tôt
la paix à l'Europe; mais déjà Richelieu pouvait proclamer comme
sienne l'œuvre dont il avait préparé les bases, et dont il léguait
l'honneur à l'habile successeur qu'il s'était choisi. La reconstitution
et l'indépendance de l'empire germanique sous la garantie de la
France devenue maîtresse de l'Alsace, tel était donc le dernier mot
de cette existence, dont le cours fut agité par tant d'épreuves, et la
fin troublée par tant de fantômes.
Si de toutes les passions humaines l'ambition n'était la plus incu-
rable, le spectacle des dernières années du ministre sous lequel flé-
chissait alors l'Europe serait à détourner de toutes les lèvres la coupe
amère du pouvoir. Tant que dura la lutte entre les grands et le mi-
nistre, entre les princes et la royauté, Richelieu n'eut à redouter
que les dangers du combat et peut-être, dans une défaite, la chance
d'un arrêt terrible; mais lorsqu'il ne resta plus d'espoir à cette mère
de roi, contrainte d'étaler sa misère dans toutes les cours, lorsque
les plus grands noms de la monarchie se trouvèrent jetés en prison
ou dans l'exil sans que se réalisât jamais cette révolution ministé-
rielle long-temps attendue par tant de proscrits, un grand changement
s'opéra dans l'attitude et les manœuvres des partis. Richelieu n'eut
plus devant lui des ennemis, mais des victimes, et les tentatives d'as-
sassinat vinrent remplacer une lutte devenue impossible. A des coups
de hache on répondit par des coups de poignard, et l'assassinat po-
litique était protégé dans ce siècle par des maximes tellement accré-
ditées, que c'est un éloge à décerner au cardinal que de n'y avoir
jamais recouru.
Menacé par les agens de la reine et par ceux du duc d'Orléans,
Richelieu le fut aussi du côté de l'Espagne, qui demandait à d'obs-
curs complots ce qu'elle était réduite à ne plus attendre du sort
des armes. Les cours de justice et les commissions extraordinaires
eurent à protéger souvent la sûreté du ministre par des arrêts de
mort (1). Mais combien de vaines terreurs pour une inquiétude vrai-
(1) Procès d' Al pheston, de Chavagnat, de Castrin, du père Chanteloube. — Re-
cueil de pièces à la suite de Leclerc , t. IV. On lira peut-être avec intérêt la liste
complète des personnes exécutées sous le ministère de Richelieu. La voici telle
qu'elle est dressée dans ce recueil, publié à la suite de l'édit. d'Amsterdam, 1753.
Elle est de nature à redresser beaucoup d'erreurs sur le nombre des victimes im-
molées à la politique du cardinal.
Pendant un ministère de dix-huit années, quarante-sept condamnations capitales
7i8 REVUE DES DEUX MONDES.
ment fondée! que de bruits légèrement accueillis, que de longues
tortures pour détourner des coups incertains ! Richelieu marchait
au milieu d'un appareil royal ; il avait une garde aussi nombreuse
que celle de son maître , l'abord de ses palais était défendu par une
police vigilante, et ses antichambres étaient plus remplies que celles
du Louvre. Les premiers postes de l'état étaient occupés par sa fa-
mille ou ses créatures; il venait, par le mariage de Tune de ses nièces
avec le duc d'Enghien , d'assurer à sa vieillesse l'appui d'un prince
plein d'espérance. Jamais sujet ne s'était élevé si haut sans usurper
un trône, et c'est à cette hauteur même que des soucis qu'il n'a pas
connus, que des craintes qu'il surmontait sans peine dans une plus
humble condition, viennent empoisonner sa vie et le contraindre à
trembler sur lui-même ! Il avait obligé son roi malade de passer le
Hhône pour venir le visiter à Tarascon; on l'avait vu, comme un
despote d'Orient, traverser le royaume dans un palanquin porté sur
les épaules de ses gardes, et les murailles des villes étaient tombées
pour laisser passer sous son dais de pourpre l'infirme triomphateur.
Pourtant, dans tout l'éclat de cette gloire et dans cet universel
abaissement de ses ennemis, des inquiétudes profondes rongeaient
furent prononcées par les cours de justice et par les commissions pour crimes de
lèse-majesté ou de trahison. De ces quarante-sept condamnations, dix-neuf ne
Turent portées que par contumace; elles atteignirent les ducs de la Vallette,de Guise,
de Rohan, d'Elbeuf, de Roannès, etc., mais ces condamnations ne furent jamais
exécutées qu'en effigie. Celles qui furent suivies d'une exécution sanglante sont
au nombre de vingt-six, et se répartissent comme suit :
Pour crime de haute trahison : le comte de Chalais, 1626; M. de Beauffort, gou-
Terneur de Pamiers, 1628; le duc de Montmorency, 1632; les sieurs Deshayes, Cor-
■menin, d'Enlragues et de Capistran, comme impliqués dans la révolte de M. de
Montmorency; le vicomte d'Hautefort de l'Étrange, 1632; MM. de Cinq-Mars et de
Thou,16l2.
Pour crime prétendu de péculat, le maréchal de Marillac, 1632.
Pour contravention aux édits royaux sur le duel, le comte de Bouitcville et le
comte de Rosmadec Deschapelles, 1627.
Pour machination avec l'ennemi, le sieur Clausel, baron de Saint-Angel, 1636.
Pour entreprises à main armée sur le territoire, le sieur de Hencouri et le capi-
taine du Val. 1638.
Pour évasion d'un prisonnier d'état, le sieur Gaspard Boullay, 1636.
Pour faits prétendus d'indiscipline militaire, les sieurs de Sainl-Prcuil , de
Montgaillard, Anisy et Saint-Léger.
Pour imputations de sortilège et d'alchimie, Le Plessis, 1631; Gargon, 1633;
Urbain Grandier, 1634.
Enlin pour attentat contre le cardinal, les personnes dont les noms sont cités au
commencement de celle note.
LE CARDINAL DE RICHELIEU. 749
cette ame ardente et venaient échauffer son sang. Il avait à peine
dépassé cinquante ans, qu'il commençait à ressentir toutes les
souffrances d'une vieillesse impotente. Alors ses instincts, naturel-
lement sévères, prirent un caractère farouche, et ses rigueurs de-
vinrent inexorables.
De cette dernière période de la vie du cardinal datent tous les actes
de cruauté gratuite qui pèsent avec justice sur cette grande mé-
moire. Si Richelieu ne peut dompter le mal qui l'aigrit et le con-
sume, il veut du moins que tout fléchisse sous l'ascendant de son
indomptable volonté. Paris voit décapiter en effigie le duc de la
Vallette parce que la fortune a trahi ses efforts au siège de Fonta-
rabie. Saint-Léger est écartelé pour avoir rendu le Catelet. Des sen-
tences capitales sont prononcées contre Anisy, Montgaillard, Dubecq,
de Saint-Preuil, braves officiers dont le principal tort fut de n'avoir
point été heureux en exécutant des ordres qui n'admettent pour alter-
native que le succès ou la mort. Au milieu de souffrances sans espoir,
le cardinal est dévoré des soucis de l'avenir. Louis XIII semble tou-
cher lui-même à son heure dernière, et une crise est inévitable. Que
deviendra le ministre s'il survit à ce fantôme de roi? Comment se
défendre contre le débordement de tant de haines, contre des ven-
geances si long-temps contenues? Osera-t-il, au mépris des lois fon-
damentales, se saisir de la régence, et peut-il vivre si le pouvoir lui
échappe un seul jour? Gaston est descendu bien bas dans le mépris
public depuis que Richelieu a su le contraindre à frayer lui-même
les voies de l'échafaud à Cinq-Mars et à M. de Thou, depuis qu'on
l'a vu se jeter aux pieds de son éminence pour obtenir la grâce de
vivre en toute humilité sous sa protection. Ce fils de France a vendu
à bon marché son droit d'aînesse : il s'est engagé sans rougir, poui
prix de la liberté qu'on lui a laissée, à n'avoir désormais en France
que l'état d'un simple particulier, sans pouvoir prétendre à aucune
charge y ni administration, en quelque occasion que ce soif {!).
Voilà des droits bien confisqués sans doute pour le présent, et
pour l'avenir. Mais le prince n'éprouvera-t-il pas la tentation de les
faire revivre, et s'il est assez lâche pour y renoncer, sera-t-il assez
(1) « Après avoir donné une ample déclaration au roi du crime auquel le sieur
de Cinq-Mars, grand-écuyer de France, nous a fait tomber par ses pressantes solli-
citations, recourant à la clémence de sa majesté, nous déclarons que nous nous
tiendrons extrêmement obligé et bien traité s'il plaît à sa majesté de nous laisser vivre
comme un simple particulier dans le royaume, sans gouvernement, sans corapa-
guie de gendarmes ni de chevau-légers , ni sans pouvoir jamais prétendre pareille
charge, ni administration telle qu'elle puisse être, à quelque occasion qu'elle puisse
750 RBYDE DES DEUX MONDES.
fort pour résister à ceux qui se serviront de son nom, tout déshonoré
qu'il puisse être? Les chances de cet avenir pèsent sur l'esprit du
ministre, qui s'efforce en vain de les conjurer en tendant tous les
ressorts d'une omnipotence dont le principe repose sur une autre
tête, et que la mort peut faire crouler d'un instant à l'autre. La fin
prochaine du roi préoccupe sans cesse cet autre moribond; mille
projets incohérens traversent son cerveau desséché par la fièvre, et,
sur le seuil de l'éternité, il rêve encore le pouvoir.
Cependant, aux premiers jours de décembre 1642, une grande
émotion régnait dans Paris. La foule se pressait aux abords du pa-
lais Cardinal; le saint sacrement était exposé sur tous les autels, et
les cloches portaient dans les airs un glas d'agonie. On venait d'ap-
prendre qu'à la suite d'un long accès de fièvre M. le cardinal de Ri-
chelieu était tombé dans un état qui ne permettait plus d'espérance.
La vie se retirait d'heure en heure en laissant à cette tête puissante
la plénitude de ses facultés. Toutes les pompes de la terre disparu-
rent alors devant celles de la religion , et il se fit dans cette ame trou-
blée par tant de soins un subit et mystérieux apaisement des bruits
et des passions de la terre. Jamais dégagement des choses humaines
ne fut plus rapide et plus complet , jamais la mort ne fut acceptée
avec plus de résignation et de foi. Préparé par l'évêque de Chartres,
son confesseur, à une mort dont il parut apprendre avec joie que le
terme était proche, il demanda le viatique et le reçut avec des trans-
ports de repentir et d'amour.
« On donna l'ordre d'aller chercher le père Léon, carme, et le curé
de Saint-Eustache, pour apporter les saintes huiles. Pendant cette
dernière cérémonie, le curé lui ayant proposé d'omettre certaines
circonstances pour une personne de sa sorte , son éminence supplia
qu'on le traitât comme le commun des chrétiens. Après l'énuméra-
tion des principaux articles de foi , le curé lui ayant demandé s'il les
croyait, il repartit : Absolument, et plût à Dieu avoir mille vies afin
de les donner pour la foi et pour Vcglise! A la demande s'il pardonnait
h tous ses ennemis qui pouvaient l'avoir offensé : De tout mon coeur y
dit-il, comme je prie Dieu qu'il me pardonne. Enfin enquis, par M. le
arriver. Nous consentons, en outre, à la vie particulière que nous supplions sa
majesté de nous permettre de mener, sans avoir aucun bien que celui qu'il plaira
au roi de nous prescrire, et sans pouvoir tenir aupW's de nous aucune personne
que sa majesté nous témoigne lui être désagréable : le tout sous peine de décUeoir,
par la moindre contravention à tout ce que dessus, de la grâce que nous supplions
le roi de nous accorder, après la faute que nous avons commise. » ( Déclaratioi) du
djc d'Orléans, onregistrée au parlement de Paris le 3 août 16i2.)
LE CARDINAL DE RICHELIEU.
caré, en cas que Dieu lui redonne la santé, s'il l'emploierait à
service avec plus de fidélité que jamais, il repartit : Qu'il m'envoie
plutôt mille înorts s'il sait que je doive consentir à un seul péché mortel!
Pressé par le même à demander à Dieu sa vie et sa santé : A Dieu ne.
plaise, dit-il, que je demande ni l'un ni T autre, mais sa seule volonté /
Le curé pria ensuite son éminence de donner sa bénédiction à toute
la célèbre compagnie. Hélas! dit le cardinal, je nen suis pas digne;
mais, puisque vous le commandez, je la recevrai de vous pour la leur
donner, priant l'esprit de Jésus-Christ de leur donner celui de piété
et de crainte,
« L'après-dîner, sur les quatre heures , le roi lui fit sa dernière
visite , et au même temps le révérend père Mérard, jésuite, apporta
les reliques à son éminence, laquelle pria qu'on laissât auprès d'elle
ces sacrés dépôts. Il demanda ensuite au médecin s'il aurait encore
long-temps à souffrir : 7ion , disait-il, qtiil m'ennuye d'endurer, mais
parce que je serai bien aise de demander à Dieu la grâce de supporter
mes tourinens jusqu'à la fin.,. L'agonie dura environ trois quarts
d'heure, pendant laquelle le père Léon lui ayant demandé s'il vou-
lait recevoir la dernière absolution , monseigneur répondit : Oui,
Mais, ajouta ce religieux, la fluxion empêchant l'usage libre de votre
parole, unissez votre cœur et vos affections aux sentimens de con-
trition et d'humilité lesquels je forme. Puis, pour signe à moi et à
cette compagnie que vous êtes véritablement repentant de tous les
péchés et infidélités de votre vie passée, serrez-moi la main
Ce que le malade fit fortement et à diverses reprises. Après l'abso-
lution , le père Léon , prenant les reliques, lui fit prononcer plusieurs
fois : Jésus Maria! Puis , prenant une croix, il la présenta au mou-
rant, il lui parla de la rédemption, et lui dit : Monsieur, serrez-moi
encore la main pour témoigner que vous consentez à tous les mys-
tères de la rédemption. Le cardinal respirant à peine, le père Léon
sentit une faible pression. Cependant une sueur froide s'étant dé-
clarée , et un hoquet sans force s'étant fait entendre , la séparation
de l'ame eut lieu chez le cardinal (1). »
(1) Récit véritable de ce qui s'est fait et passé à la mort de M. le cardinal de
Richelieu. — Lettre à M. le marquis de Fontenay-Mareuil , ambassadeur à Rome,
7 décembre 1642. — Collection Fontanieu , t. CCCCLXXXV.
La plupart des historiens de Richelieu, entre autres Levassor et Leclerc, ont
emprunté aux Mémoires non suspects de Montrésor le récit des derniers moiiiens
du cardinal. Ces détails sont d'ailleurs trop authentiques pour avoir été contestf 5^
même par ses plus fougueux ennemis.
752 REVUE DES DEUX MONDES.
Ainsi mourut, dans la cinquante-huitième année de son âge, le
ministre que son roi allait suivre de si près dans la tombe; ainsi
l'on vit à l'instant suprême le prêtre se dégager des ombres passa-
gères pour embrasser la colonne éternelle qu'il parut si long-temps
avoir oubliée. Richelieu, comme Napoléon , avait remué les choses
de la terre sans rompre au fond de son cœur la chaîne qui les rat-
tache au ciel. Qu'on lise avec quelque soin les volumineux écrits
composés par lui ou sous sa direction immédiate, on y trouvera à
chaque page une profession ardente des dogmes catholiques, et l'on
sera frappé surtout du soin minutieux qu'il prend pour se défendre
de toute pensée contraire aux intérêts même temporels de l'église.
Ce n'est pas seulement le croyant qui se révèle dans les ouvrages de
Richelieu, c'est le prêtre avec l'esprit de son corps, qu'il conserve
dans toute sa vivacité lors même qu'il a perdu l'esprit de son état.
Dans son plan de gouvernement , le cardinal prépare pour l'église
une constitution indépendante; il veut lui rendre la plénitude de sa
juridiction usurpée par les parlemens , et cet homme qui a humilié
les cours souveraines, anéanti les franchises des provinces et des
cités, déshabitué la France de toute résistance à la couronne, aspire
à relever de ses propres mains, dans toute la hauteur de sa liberté,
la grande église dont il est le prince et le ministre (1) !
C'est en partie par ce motif que le xviir siècle a trouvé bon de
nier l'authenticité des écrits politiques du cardinal. Il n'a pas com-
pris qu'on pût rester chrétien par l'esprit et par la foi, lorsqu'on
l'était si peu par le cœur et par la charité. Rien de plus vrai pour-
tant, rien de plus commun dans le cours ordinaire des choses hu-
maines. Les imputations portées contre les mœurs de Richelieu ne
détruisent pas davantage ce fait incontestable. Les pamphlets et les
satires d'une époque pleine de passion ne sont pas des preuves aux
yeux de l'histoire, et, en remontant à la source des bruits populaires
qui atteignent la vie privée du cardinal dans ses plus intimes affec-
tions domestiques, le doute est plus que permis à quiconque s'est
livré à une investigation consciencieuse. Les faiblesses de Richelieu,
fussent-elles constatées, ne seraient, d'ailleurs, qu'une triste contra-
diction de plus dans cet abîme de contradictions qui fait le fond de
notre nature.
Ni la vie ni le caractère des hommes ne sont tout d'une pièce.
(l) Voyez surtout, dans le Testament politique, le chapitre ii, de la Reforma-
tion de l'ordre ecclésiastique, etc., etc.
LE CARDINAL DE RICHELIEU. 753
Chez ceux-là même qui se présentent dans l'histoire avec un profil
fortement dessiné, il est facile de constater l'empire des tendances
les plus diverses, souvent les plus opposées. N'avons-nous pas montré
Richelieu se glissant aux affaires à force de souplesse pour élever
l'autorité à une hauteur où personne avant lui ne l'avait encore
placée? Ne venons-nous pas de le voir faire en quelque sorte deux
parts de lui-même , en se servant de ses défauts pour conquérir le
pouvoir, et de ses qualités pour l'exercer?
L'histoire ne portera pas sur son œuvre un autre jugement que
sur sa personne. Elle dira que les moyens employés pour atteindre
le but manquèrent de modération et de mesure, mais que ce but fut
grand et légitime en soi; elle constatera que la pensée politique de
Richelieu était supérieure à celle des conspirateurs de cour, de toute
la hauteur qui l' élevait lui-même au-dessus de ses ennemis. Il mourut
dans la pleine possession de sa gloire, sans que sa mort compromît
son ouvrage, chose rare pour les ministres qui ont long-temps gou-
verné. Il lui fut donné de désigner son successeur, et celui-ci trouva
devant Jai les mêmes intérêts et les mêmes adversaires, affaibhs par
les coups que le cardinal leur avait portés. Rien de considérable ne
se fit en Europe pendant toute une génération que Richelieu ne l'eût
prévu ou préparé; et jusqu'à la paix des Pyrénées, où le génie de
l'Espagne fléchit enfin sous celui de la France, Anne d'Autriche con-
tinua la politique du ministre dont elle était l'ennemie personnelle.
Louis XIV la recueillit comme un précieux héritage, et son étoile
ne pâfit pas, tant qu'il lui resta fidèle.
L. DE Carné.
TOME IV. 49
ECRIVAINS
CRITIQUES ET MORALISTES
DE LA FRANCE.
XI.
GABRIEL NAUBÉ.'
Il me semble difficile, lorsqu'on est arrivé en quelque endroit
nouveau, en quelque coin du monde, pour s'y établir et y vivre
quelque temps, de ne pas s'enquérir tout d'abord de l'histoire du lieu
(et, si obscur, si isolé qu'il soit, c'est bien rare qu'il n'en ait point) :
(1) C'est par erreur que l'article sur M. Charles Magnin, inséré dans le n» du
15 octobre dernier, et qui appartient à la présente série, a été marqué du chiffre IX;
c'est le X qu'il faut lire. L'article qui avait précédé était celui sur M™^ de Rémusat
(15 juin 1842). En effet, le lien commun de tous les écrivains que nous rangeons
dans cette série, c'est qu'on peut les considérer comme écrivains critiques^ par
opposition aux romanciers et poètes de l'autre série. Mais de ces écrivains criti-
ques, les uns sont plutôt historiens littéraires, et les autres se présentent particu-
lièrement comme moralistes. C'est ce dernier côté que nous tâchons aujourd'hui de
dégager chez Naudé; nous le prenons comme disciple de Cbarron»
MORALISTES DE LA FRANCE. 755
quels hommes y ont passé, s'y sont assis à leur tour; quels l'ont fondé,
donjon ou. clocher, maison d'étude ou de prière; quels y ont gravé
leur nom sur le mur, ou seulement y ont laissé un vague écho dans
les bois. Ce passé une fois ressaisi, ces hôtes invisibles et silencieux
une fois reconnus, on jouit mieux , ce semble, du séjour, on le pos-
sède alors véritablement, et le Genius loci, que notre hommage a
rendu propice, anime doucement chaque objet, y metl'ame secrète,
et accompagne désormais tous nos pas. Ainsi surtout doit-on faire
s'il s'agit d'un Heu de quelque renom, d'une fondation destinée pré-
cisément à perpétuer la mémoire des hommes et des choses. C'est ce
que je n'ai eu garde de négliger pour notre bibliothèque Mazarine,
depuis qu'un indulgent loisir m'y a fait asseoir, et que le régime du
plus aimable des administrateurs nous y rend les douceurs d'Évan-
dre; je me suis senti sollicité du premier jour à rechercher l'histoire
des prédécesseurs. Un de ces derniers, M. Petit-Radel, a écrit fort
savamment (je dirais peut-être un autre mot si ce n'était, lui aussi,
un ancêtre) l'historique de l'établissement qu'il administrait. Fonda-
tion de Mazarin , mais n'ayant été livrée au public dans le local et
sous la forme actuelle que bien après lui, desservie durant tout le
xviii^ siècle par une dynastie purement théologique de docteurs en
Sorbonne, cette bibliothèque s'ouvrit, au moment de la révolution,
à des noms de conservateurs un peu mélangés. Là Sylvain Maréchal
siégea; il fallut purifier la place. Là, Palissot, vieillard souriant, re-
venu de la satire, se consola dans le voisinage de l'Institut de ne
pouvoir pas en être. Boufflers, nommé un instant pour lui succéder,
en 1814, n'y parut jamais: il se contenta d'envoyer demander le
premier jour, par un reste de vieille habitude, où étaient les écuries
et remises du logement de Palissot, afin d'y loger sans doute les
chevaux qu'il n'avait plus. Montjoie, l'auteur des Quatre Espagnols,
si oublié, ne prit que le temps d'y entrer, de s'en réjouir et d'y mou-
rir. Mais tous ces hôtes passagers qui ne pourraient qu'égayer d'une
anecdote un fond si grave, que sont-ils auprès du fondateur même,
je veux dire le bibliothécaire de Mazarin et le grand bibliographe
d'alors, ce Gabriel Naudé dont le cachet est là partout sous nos yeux,
dont l'esprit se représente à chaque instant dans le choix des livres
et s'y peint comme dans son œuvre? C'est à lui que je m'attacherai
aujourd'hui, moins encore au savant qu'à l'homme; moi, le dernier
venu et le plus indigne de sa postérité directe, je veux gagner mon
titre d'héritier et lui consacrer, à lui le grand sceptique, cet article
tout pieux, au moins en ce sens-là.
49.
756 REVUE DES DEUX MONDES.
Un de nos jeunes et curieux amis a fait, il y a bien des années
déjà, une étude de Naudé en cette Bévue (1); il s'est appliqué à toute
sa vie, s'est étendu sur ses divers ouvrages , et a pris plaisir autour
de l'érudit. C'est au moraliste, au penseur, que je vise plutôt ici; c'est
l'esprit de la personne et le procédé de cet esprit que je vais ra'ef-
forcer de dégager, de faire saillir de dessous la croûte d'érudition
assez épaisse qui le recouvre. Tout est dans Bayle, a-t-on dit, mais
il faut l'en tirer pour l'y voir. Combien ce mot est-il plus vrai de
Naudé encore, lequel n'a ni point de vue apparent ni relief saisis-
sable, et qui étouffe son idée comme à dessein sous une masse de
citations et de digressions! Il s'agit, dans ce bloc confus et presque
informe,, de retrouver et de tailler le buste de l'homme. Au bout
d'une des salles de la Mazarine un buste de lui existe en marbre et
fait pendant à celui de Racine; j'ai souvent admiré le contraste, et
je ne sais si c'est ce que l'ordonnateur a voulu marquer : ce sont bien
certainement les deux esprits qui se ressemblent le moins, les deux
écrivains qui se produisent le plus contrairement; l'un encore tout
farci de gaulois, cousu de grec et de latin, et d'une diction vérita-
blement polyglotte, l'autre le plus élégant et le plus poli; celui-ci le
plus noble de visage et si beau, celui-là si fin. Il y a de quoi passer
entre les deux. Mais le point où je voudrais relever et voir placer le
buste de Naudé, c'est à son vrai lieu, entre Charron, ou mieux entre
Montaigne et Bayle : il fait le nœud de l'un à l'autre, un très gros
nœud, assez dur à délier, mais qui en vaut la peine. Otez encore
une fois l'enveloppe et l'écorce, je résume le sens et j'appelle mon
auteur par son vrai nom : un sceptique moraliste sous masque d'é-
rudit.
Gabriel Naudé est qualifié Parisien en tête de ses livres, selon la:
vieille mode, Parisien comme Charron, comme Villon. Il naquit en fé-
vrier 1600, sur la paroisse Saint-Méry, de parens bourgeois, qui, voyant
ses heureuses dispositions, le mirent de bonne heure aux études. On
cite d'ordinaire ses deux maîtres de philosophie , célèbres pour le
temps, Frey et Padet; mais il serait plus essentiel de rappeler ce que
Guy Patin, son ami de jeunesse, nous apprend. Celui-ci, ayant à
s'expliquer sur les sentimens religieux de Naudé, écrivait à Spon (2) :
<( Tant que je l'ai pu connoître, il m'a semblé fort indifférent dans
« le choix de la religion et avoir appris cela à Home, tandis qu'il y a
(1) 15 août 183G, article de M. Labilie.
(2) Nouveau Jiecueil de Lettres choisies de Guy Patin, l. V, p. 233.
MORALISTES DE LA FRANCE. 757
« demeuré douze bonnes années; et même je me souviens de lui
« avoir ouï dire qu'il avoit autrefois eu pour maître un certain pro-
« fesseur de rhétorique au collège de Navarre, nommé M. Belurgey,
{( natif de Flavigny en Bourgogne, qu'il prisoit fort.... » Or, ce pro-
fesseur de rhétorique se vantait notoirement d'être de la religion de
Lucrèce, de Pline, et des grands hommes de l'antiquité; pour article
unique de foi , on l'entendit alléguer souvent certain chœur de Sé-
nèque dans la Troade: « Bref, ajoute Guy Patin, M. Naudé avoit été
« disciple d'un tel maître, » et il conclut en citant ce vers expressif
du Mantouan que tous les biographes devraient méditer :
Qui viret in foliis venit a radicibus humor.
Cherchez bien, cette humeur et cette sève qui verdoie diversement
dans le feuillage, elle provient de la racine.
Le xvr siècle finissait d'hier quand Naudé naquit. On se figure
(liflîcilement ce que devait paraître cette féconde et forte époque
aux yeux de ceux qui en sortaient, qui en héritaient, et pour qui elle
était véritablement le dernier et grand siècle. Il faut voir comme
Naudé s'en exprime en toute occasion; les admirateurs du xviir siècle
n'en disaient pas plus à l'issue de leur âge fameux. Tant de décou-
vertes successives et croissantes , canons, imprimerie, horloges, un
continent nouveau, tout récemment l'économie des cieux cédant ses
secrets aux observations d'un Ticho-Brahé et aux lunettes d'un Ga-
lilée, voilà ce que Naudé, jeune, avide de toute connaissance, eut
d'abord à considérer, et il s'en exalte avec Bacon. On aime à l'en-
tendre proclamer la félicité de notre dernier siècle, et on sourit en
songeant que c'est celui même duquel nos Httérateurs instruits d'il
y a trente ans s'accordaient à parler comme d'une époque presque
barbare. La ressource de l'humanité, en avançant, est de se débar-
rasser du bagage trop pesant et d'oublier : ainsi elle trouve moyen
de se redonner par intervalles un peu de fraîcheur et une soif de
nouveauté. Cardan, Pic de la Mirandole, Scaliger, ces colosses de
science, ou, mieux, pour parler comme notre auteur, ces preux de
'pédanterie, aussi merveilleux et plus vrais que ceux de la Table-
Ronde, étaient donc les maîtres familiers de Naudé et les rudes
jouteurs auxquels avait affaire incessamment son adolescence. Quant
j\ ceux qui avaient écrit en français , tels que Bodin, Charron et Mon-
taigne, il n'y pouvait voir que ses compagnons de plaisir, tant c'était
facilité de les aborder au prix des autres. Le xvi^ siècle, on avait
droit de le croire à l'immensité de l'inventaire, avait et possédait
758 REVUE DES DEUX MONDES.
tout, — tout, hormis ce seul petit fruit assez capricieux, qui ne
vient, on ne sait pourquoi, qu'à de certaines saisons et à de cer-
taines expositions de soleil, je veux dire le bon goût, ce présent des
Grâces (1).
Le bon goût dans les choses littéraires, et la méthode, cet autre
bon goût qui est particulier aux sciences, le xvi*' siècle n'en sut
point le prix ni l'usage. Galilée seul fit exception comme savant, et
offrit l'instrument exact à l'âge qui succéda. Auparavant, la confu-
sion tout le long du chemin compromettait la recherche, et encom-
brait en fin de cause la découverte. L'astronomie de ces temps con-
tinuait de se mêler à l'astrologie, la chimie à l'alchimie, la géométrie
aux nombres mystiques; la physique n'avait pas fait divorce avec les
charlatans. Ce n'était pas le vulgaire seul qui parlait de magie. Les
superstitions de toutes sortes trouvaient place à côté de l'audace de
la pensée et jusque dans l'incrédulité philosophique. Les plus grands
esprits, Cardan, Bodin, Agrippa, Postel, inclinent par momens au
vertige et aux chimères. Le résultat de cette vaste époque efferves-
cente à son lendemain et auprès des esprits rassis, judicieux, cri-
tiques, qui l'embrasseraient par la lecture, devait être naturellement
le doute, au moins le doute moral, philosophique; et de toutes parts
le xvr siècle finissant l'engendra.
On avait tout dit, tout pensé, tout rêvé; on avait exprimé les idées
et les recherches en toute espèce de style, dans une langue en gé-
néral forte, mais chargée et bigarrée à l'excès. Qu'y avait-il à faire
désormais? Quelques écrivains, médiocrement penseurs, doués seu-
lement d'une vive sagacité littéraire, ouvrirent dès l'abord une ère
nouvelle pour l'expression ; le goût, qui implique le choix et l'exclu-
sion, les poussa à se procurer l'élégance à tout prix et à rompre avec
les richesses mêmes d'un passé dont ils n'auraient su se rendre
maîtres. Ainsi opérèrent Malherbe et Balzac. Quant au fond même
des idées, la révolution fut plus lente à se produire; on continua de
vivre sur le xvr siècle et sur ses résultats , jusqu'à ce que Descartes
vint décréter à son tour l'oubli du passé, l'abolition de cette science
gênante , et recommencer à de nouveaux frais avec la simplicité de
son coup d'œil et l'éclair de son génie. Naudé, lui , n'avait aucun de
ces caractères qui étaient propres au siècle nouveau ; il ne se sou-
ciait en rien de l'expression littéraire, il ne s'en doutait môme pas;
(1) SMl Tcut sur un point, ce fut en architecture et sculpture sous les Valois/pas
en une autre brandie.
MORALISTES DE LA FKANCE. 759
et pour ce qui est d'innover et de renchérir en fait de système, s'il
avait jamais pensé à le faire, c'eût été dans les lignes mêmes et
comme dans la poussée du xvi^ siècle, en reprenant quelque grande
conception de l'antiquité et en greffant la hardiesse sur l'érudition.
Mais, s'il eut à un moment ces velléités d'enthousiasme, comme
semble l'attester son admiration de jeune homme pour Campanella,
elles furent courtes chez lui; il retomba vite à l'état de lecteur con~
templatif et critique , notant et tirant la morahté de chaque chose,
repassant tout bas les paroles des sages, et, pour vérité favorite, se
donnant surtout le divertissement et le mépris de chaque erreur.
Naudé appartient essentiellement à cette race de sceptiques et
académiques d'alors, dont on ne sait s'ils sont plus doctes ou plus
penseurs, étudiant tout, doutant de tout entre eux, que Descartes
est venu ruiner en établissant d'autorité une philosophie spiritua-
hste, croyante dans une certaine mesure, et capable de supporter le
grand jour devant la reUgion (1). A voir l'anarchie morale qui ré-
gnait durant le premier tiers du siècle , et l'impuissance d'en sortir
en continuant la tradition, on apprécie l'importance de cette brusque
réforme cartésienne à titre d'institution publique de la philosophie.
Quanta l'autre espèce de sagesse plus à huis-clos et dans la chambre,
qui ne s'enseigne pas, qui ne se professe pas, qui n'est pas une mé-
thode, mais un résultat, pas un début ni une promesse, mais une ha-
bitude et une fin , et de laquelle il faut répéter avec Sénèque : Bona
mens non emitur^ non commodatur, c'est-à-dire qu'elle est une ma-
turité toute personnelle de l'esprit, on peut s'en tenir à Gabriel Naudé.
Nul , en son temps , ne l'a pratiquée mieux que lui et dans les
vraies conditions du genre, à petit bruit, sans amour-propre, sans
montre, à l'abri des gros livres et comme sous le triple retranche-
ment des catalogues; car, avec lui, c'est derrière tout cela qu'il la
faut chercher.
Au sortir de sa philosophie , pendant laquelle se noua sa liaison
(1) Le dernier des sceptiques érndits de cette race de Naudé et de beaucoup le
plus mitigé et le plus élégant, quoiqu'au fond y tenant par les racines, c'est Huet,
le très docte évoque d'Avranclies. Il combattit Descartes sur la certitude et reprit
en main la thèse de Sanchez : Quod nihil scitur. Mais chez Huet, on peut dire que
le scepticisme a moins l'air encore d'être déguisé qu'enchevêtré dans l'érudition;
on ne sait trop Jusqu'où il l'étend et à quel point juste sa religion s'y concilie. Son
manteau d'évôque recouvre presque tout. La portée réelle de son esprit est restée
douteuse au milieu de cette immensité dejsavoir et de celte jonganimité d'indiffé-
rence. Il y aurait un beau travail à faire sur lui.
760 REVUE DES DEUX MONDES.
avec Guy Patin , il s'adonna à l'étude de la médecine , d'abord sous
M. Moreau. C'était en 1622. Sa réputation de capacité et de science
s'étendait déjà hors des écoles. Il avait publié un petit livre, le Mar-
fore ou discours contre les libelles, dont je ne parlerai pas, attendu
que je ne sais personne qui l'ait lu ni vu. Le président de Mesmes,
de cette famille de Mécènes qui avait nourri Passerat et qui devait
adopter Voiture, le prit pour son bibliothécaire. Il paraît que Naudé
quitta cette place un peu assujettissante pour aller étudier à Padoue,
en 1626; il en fut rappelé par la mort de son père. En 1628, la
Faculté de médecine le choisit pour faire le discours latin d'apparat,
proprement dit le paranymphe , qui était d'usage à la réception des
licenciés; c'était une grande solennité scholaire. Avant de leur
décerner le bonnet doctoral ou, comme on disait, le laurier, et de
les lancer dans le monde, la Faculté, en bonne mère, les faisait louer
et préconiser en public. Ils étaient neuf cette fois, parmi lesquels
des noms plus tard célèbres, Brayer, Guenaut, Rainssant. Naudé
s'acquitta de son office avec splendeur ; il prit comme corps de sujet,
indépendamment des neuf petits panégyriques, l'antiquité de l'École
de médecine de Paris. On fut si content de sa harangue en beau
latin fleuri , plus que cicéronien et panaché de vers latins en guise
de péroraison , qu'on l'admit tout d'une voix à compter lui-même
parmi les candidats à la licence , de laquelle il s'était trouvé exclu
par son voyage d'Italie. Peu après , Pierre Du Puy, qui l'estimait
fort, parla de lui au cardinal de Bagni, ancien nonce en France, qui
avait besoin d'un bibliothécaire et secrétaire. Naudé s'attacha à ce
cardinal, et le suivit en Italie à la fin de 1630 ou au commencement
de 1631 ; il y resta onze années pleines, n'étant revenu à Paris qu'en
mars 16^2, pour y être bibliothécaire de Richelieu, puis de Mazarin.
Les cardinaux et les bibliothèques, ce furent là, comme on voit, le
constant abri et comme le gîte de Naudé.
Ces onze ou douze années d'Italie et de Rome durent avoir grande
influence sur lui et sur ses habitudes d'esprit ; mais on peut dire
qu'il y était bien préparé par la nature. Il suffira pour cela de par-
courir quelques-uns des écrits qu'il publia antérieurement. Avant
de les lire et de les citer, une remarque pourtant, une précaution
est nécessaire. Pour Naudé qui débute vers 1623, et qui s'en va
passer hors de France de longues années, Malherbe ni Balzac ne sont
guère jamais venus. Il écrit en français, sauf l'esprit et le sens,
comme le Père Garassus ou comme le Père Petau, quand ce dernier
s'en mêle. Naudé y ajoutait des traits de plume à la M"" Gournay,
MORALISTES DE LA FRANCE. 761
même des fleurettes parfois à la Camus pour le joli des citations.
Camus, M''* Gournay, Garassus et Petau, ce sont ses vrais contem-
porains en style français (si français il y a). S'il appelle Montaigne
le Sénèque de la France, il n'en profite guère que pour s'accorder
les citations latines à son exemple. Il prise Charron plus qu'il ne
l'imite en écrivant. En fait de poètes modernes, il les ignore. Il parle
de la Pléiade comme étant venue depuis peu, et Du Bartas, le grand
encyclopédique, paraît seul lui avoir été très-présent ; il le met dans
son projet de Bibliothèque en tiers avec le Tasse et l'Arioste auprès
d'Homère et de Virgile. Guillaume Colletet, ce rimeur né suranné ,
est son seul poète moderne contemporain.
Dans une lettre de Bome , Janus Erythreus , c'est-à-dire Bossi ,
parlant d'un dernier voyage qu'y fit Naudé, en 164^5, pendant lequel
le bibliothécaire infatigable achetait des livres à la toise pour le car-
dinal Mazarin et vidait tous les magasins de bouquinistes, nous le
représente au sortir de ces coups de main tout poudreux lui-même
de la tête aux pieds , tout rempli de toiles d'araignées à sa barbe , à
ses cheveux , à ses habits , tellement que ni brosses ni époussettes
semblaient n'y pouvoir suffire. Eh bien ! le style de Naudé , il faut
d'abord s'y faire, est plein de toiles d'araignées comme sa personne.
Encore une fois, ce n'est pas une raison pour se détourner; il
vaut la peine qu'on l'accoste sous ce costume. Bien de moins scholar
au fond et de moins pédant que lui ; il vérifie, aussi bien que Bayle,
ce mot de Nicole, que le pédantisme est un vice , non de robe, mais
d'esprit; et, se rendant justice à lui-même au chapitre \^^ de ses
Coups d'État j il a pu dire : « Car il est vrai que j'ai cultivé les
« Muses sans les trop caresser, et me suis assez plu aux études sans
« trop m'y engager. J'ai passé par la philosophie scholastique sans
« devenir éristique, et par celle des plus vieux et modernes sans me
a partialiser :
NuUius add ictus jurare in verba magistri.
« Sénèque m'a plus servi qu'Aristote; Plutarque que Platon; Juvénal
(( et Horace qu'Homère et Virgile; Montaigne et Charron que tous
« lesprécédens... Le pédantisme a bien pu gagner quelque chose,
« pendant sept ou huit ans que j'ai demeuré dans les collèges, sur
c( mon corps et façons de faire extérieures, mais je me puis vanter
(c assurément qu'il n'a rien empiété sur mon esprit. La nature. Dieu
« merci, ne lui a pas été marâtre. »
Son premier écrit français connu (je laisse de côté l'introuvable
762 REVUE DES DEUX MONDES.
Marfore) est son Instruction à la France sur la vérité de Vhistoire des
Frères de la Rose-croix j publiée en 1623. Vers cette année-là, en
effet, « le roi étant à Fontainebleau, le royaume tranquille et Mans-
« feld (1) trop éloigné pour en avoir tous les jours des nouvelles, l'on
<( manquoit de discours sur le change, » enfin les sujets de conver-
sations par toutes les compagnies étaient épuisés , lorsqu'un mysti-
ficateur ou un fou s'avisa de remuer tout Paris par une affiche pla-
cardée aux coins de rue et qui annonçait la venue mystérieuse des
frères Rose-croix pour tirer les hommes d'erreur de mort, et révéler
le grand secret final. Ces Roses-croix se rattachaient sans doute à la
société de frères que Racon dit avoir existé à Paris, et dont il raconte
une séance (2). C'est cette mystification et cette fourberie des pro-
messes de l'affiche que Naudé entreprend de réfuter et d'éclaircir.
Après s'être raillé, au début, de l'éternelle badauderie des Français,
il explique très bien comment cette chimère , cette crédulité conta-
gieuse des Rose-croix a pu naître de l'enivrement d'invention qui
suivit le xvi^ siècle. Après tant de nouveautés que l'âge des derniers
parens avait vues sortir, on arrivait aisément à se persuader qu'il n'y
avait plus qu'une seule découverte et qu'une seule merveille qui en
méritât le nom. La nature, jouant de son reste, ramassait toutes ses
forces pour produire ce dernier bouquet d'illumination et d'artifice. A
lire quelques-uns des argumens de Naudé, on croirait (sauf le style
un peu différent) lire certaines boutades de Charles Nodier raillant
les sectes novatrices de notre âge, les saint-simoniens ou autres.
Sous la plume des deux railleurs , l'exemple de Postel, de ses ineffa-
bles rêveries et de sa mère Jeanne, qui devait émanciper, racheter
les femmes (car Jésus-Christ, disait Postel , n'avait racheté que les
hommes), revient souvent comme limite extrême des folies savantes.
Le Postel fut présent de bonne heure à Naudé pour lui prouver que
tout se peut dire et croire , pour lui apprendre à se méfier de la sot-
tise humaine, jusqu'en de grands esprits et au sein de la plus haute
doctrine. A l'âge de vingt-trois ans, Naudé nous paraît déjà dans ce
livre ce qu'il sera toute sa vie, revenu et guéri de l'ambition des
nouveautés où il s'était fantasié d'abord , se rabattant au passé de
préférence et aux opinions des anciens, visant à se réfugier, à péné-
trer de plus en plus dans la vérité secrète et entre sages, sub rosa,
(1) Un des grands généraux de h guerre de Trente ans, qui guerroyait alors
dans les Pays-Bas ou en Westphalie.
(2) Voir de Maistrc, Examen de Bacon , l. ï , p. 9i.
MORALISTES DE LA FRANCE. 7G3
comme il dit (1). Le chapitre vu, dans lequel il commente à sa guise
le conseil d'Aristote , que celui qui veut se réjouir sans tristesse na
qu'à recourir à la philosophie j nous le montre, au milieu de cette
fougue du temps, savourant ce profond plaisir du sceptique qui
consiste à voir se jouer à ses pieds l'erreur humaine, et laissant du
premier jour échapper ce que, vingt-cinq ans plus tard, il exprimera
si énergiquement dans le Mascurat : ce Car, à te dire vrai, Saint-Ange,
a. l'une des plus grandes satisfactions que j'aie en ce monde, est de
« découvrir, soit par ma lecture, ou par un peu de jugement que Dieu
,(( m'a donné, la fausseté et l'absurdité de toutes ces opinions popu-
« laires qui entraînent de temps en temps les villes et les provinces
« entières en des abîmes de folie et d'extravagances. » Aussi quelle
pitié pour lui que la Fronde, et que toutes les frondes! Il fut servi à
souhait durant sa vie.
Bien qu'en plus d'un passage de ce livre sur les Rose-croix, la re-
ligion chrétienne ne semble pas suffisamment distinguée de ce qui
est touché tout à côté, il apparaît assez clairement que l'auteur ne
favorise en rien les nouveautés religieuses qui ont troublé le royaume
et porté atteinte à la foi des aïeux. Il incline pour l'ordre politique
avant tout, pour la raison d'état, et, tout en se conservant sceptique,
il se prépare à être très romain.
L'Apologie pour tous les grands personnages qui ont été faussement
soupçonnés de magie, publiée en 1625, est un livre très savant dont
le sujet, pour nous des plus bizarres, ne peut s'expliquer que par la
grossièreté des préjugés d'alentour. Il s'agit tout simplement de
prouver que Zoroastre, Orphée, Pythagore, Numa, Virgile, etc., etc.,
(1) La rose, dans l'antiquité, était l'emblème à la fois du plaisir et du mystère;
c'est pourquoi on la suspendait aux festins :
Est rosa flos Veneris, cujus quo furta laterent,
Harpocrati , matris doua dicavit Amor.
Inde rosam mensis hospes suspendit araicis,
Conviva ut sub ea dicta tacenda sciât.
Naudé, qui cite cette épigramme dans la préface de ses Rose-Croix, l'a remise
depuis dans son Mascurat, et en a fait la plus jolie page de ce gros in-i» : « La fable
«ancienne ou moderne dit que le Dieu d'Amour fit présent au Dieu du Silence,
«( Harpocrate, d'une belle fleur de rose, lorsque personne n'en avoit encore vu et
« qu'elle étoit toute nouvelle, afin qu'il ne découvrît point les secrètes pratiques et
« conversations de Vénus sa mère; et que l'on a pris de là occasion de pendre une
€ rose es chambres où les amis et parens se festinent et se réjouissent, afin que,
«sous l'assurance que cette rose leur donne que leurs discours ne seront point
« éventés, ils puissent dire tout ce que bon leur semble. »
764 REVUE DES DEUX MONDES.
e tutti, n'étaient point des sorciers ni des magiciens au sens vulgaire,
et que, s'ils peuvent s'appeler mages, c'est suivant la signification
irréprochable et pure de la plus divine sagesse. On a besoin , pour
comprendre que ce livre de Naudé a été utile et presque courageux,
de se représenter l'état des opinions en France au moment où il
parut. On était alors dans une sorte d'épidémie de sorcellerie entre
le procès de la maréchale d'Ancre et celui d'Urbain Grandier. Ce cou-
rant de folles idées, ce souffle aveugle dans l'air, attisait plus d'un
bûcher. Atrocité ici, mauvais goût là. On mêlait les sorciers à tout,
même aux élégies d'amour, et non pas, croyez-le bien, à la façon
de l'antiquité. Ogier, à vingt ans, composait une héroïde à l'imi-
tation d'Ovide sur la sotte histoire que voici et qui courait, dit-il,
tout Paris : «Un M. de F., après des recherches passionnnées, épouse
M"^ de P., fille de beaucoup de mérite, mais peu accommodée des
biens de la fortune, puis incontinent après son mariage l'abandonne
lâchement. Ses parens favorisent son divorce, disent qu'il a été en-
sorcelé, etc. » C'étaient là les sujets à la mode , les gentillesses dans
les belles compagnies. Le xvi^ siècle , si grand et si fertile qu'il eût
été pour les esprits des doctes et pour les penseurs , avait laissé au
vulgaire et, pour parler plus simplement, au public, toute sa rouille;
il ne l'avait pas civilisé. Le public, à son tour, on peut le dire, n'avait
pas civilisé non plus les savans. Scaliger et Cardan, les deux plus
grands personnages modernes selon Naudé, les deux seuls qu'on pût
opposer aux plus signalés des anciens, avaient poussé le plagiat de
l'antiquité jusqu'à parler d'une façon presque sérieuse de leurs dé-
mons famiUers, et jusqu'à se donner l'air d'y croire. Ainsi la moyenne
des esprits restait grossière, et la sublimité des élus se montrait sau-
vage. On n'avait à compter dans chaque ordre qu'avec les initiés et
les profès. J'ai dit que le xvi*' siècle possédait tout, mais c'était en
bloc; la science s'y faisait en gros, en grand, et ne s'y débitait pas.
Il fallait pour cet échange mutuel entre tout le monde et quelques-
uns et pour ce second travail de la dissémination des lumières la
lente action de deux siècles, une langue à l'usage de tous, non plus
latine, ni pédantesque, l'influence paisible et bienfaisante des chefs-
d'œuvre, un frottement prolongé de société , et la coopération gra-
cieuse d'un sexe que les Saumaise de tout temps n'ont apprécié que
trop peu; en un mot il fallait, après Scaliger, que vinssent M"'' de
La Fayette et Voltaire. En 1624 , le Père Garassus avait publié le
livre de la Doctrine curieuse des Beaux-Esprits modernes, dans lequel
il cherchait partout des libertins et des athées; Naudé put en prendre
MORALISTES DE LA FRANCE. 765
l'idée de venger, par contrepartie, les grands esprits de l'antiquité
qui avaient d'ailleurs été compromis, il nous l'apprend positivement,
dans les suites de cette querelle. Une brochure publiée au sujet du
livre de Garasse avait traité Virgile de nécromancien et &' enchanteur
au sens de l'enchanteur Merlin. Naudé en tira prétexte pour son
Apologie. Il serait trop fastidieux de le suivre dans les contes à
dormir debout qu'il se croit obligé de discuter, et dans la rude guerre
qu'il y fait à de stupides démonographes. Nous admettons d'emblée
que la nymphe Égérie n'était pas un démon succube, et aussi que le
grand chien noir de Corneille Agrippa n'était pas le diable en per-
sonne. Ce qui se marque plus volontiers pour nous dans le livre, et
peut nous y intéresser encore, c'est un goût de science reculé et re-
celé du vulgaire, et le tenant à distance lui et ses sottes opinions,
c'est le culte secret d'une sagesse qui, comme il le dit, n'aime pas
h se profaner. Naudé a dédain , par-dessus tout, de la foule mou-
tonnière et du grand nombre; il se plaît à répéter avec Sénèque :
Non tam bene cum rébus humanis geritur ut mellora pluribus pla^
ceanf, les choses humaines ne se trouvent pas si bien partagées que
ce soit le mieux qui agrée au plus grand nombre (1). Il paraît très
persuadé « que notre esprit rampe bien plus facilement qu'il ne
«s'essore, et que, pour le délivrer de toutes ces chimères, il le
c( faut émanciper, le mettre en pleine et entière possession de son
<( bien , et lui faire exercer son office qui est de croire et respecter
« l'histoire ecclésiastique , raisonner sur la naturelle, et toujours
« douter de la civile. » Pour preuve de soumission à l'histoire ecclé-
siastique, tout aussitôt après ce passage il entame un petit éloge de
l'empereur Julien , « de cet empereur, dit-il, autant décrié pour son
c( apostasie que renommé pour plusieurs vertus et perfections qui lui
« ont été particulières (2).» L'histoire ecclésiastique ainsi exceptée.
(1) Il réitère et développe cette pensée avec une rare énergie au chapitre iv de
ses Coups d'État: ... « Ses plus belles parties (de la populace) sont d'être incon-
« stanle et variable, approuver et improuver quelque chose en même temps, courir
« toujours d'un contraire à l'autre, croire de léger, se mutiner proniptement, tou-
te jours gronder et murmurer : bref, tout ce qu'elle pense n'est que vanité, tout ce
«qu'elle dit est faux et absurde, ce qu'elle improuve est bon, ce qu'elle approuve
a mauvais, ce qu'elle loue infâme, et tout ce qu'elle fait et entreprend n'est que
« pure folie. » Ce sont de telles manières de voir, avec leur accompagnement poli-
tique et religieux, qui faisaient dire plaisamment à Guy Patin que son ami Naudé
était un grand puritain, il entendait par là fort épuré des idées ordinaires.
(2) Apologie, chap. viii.
766 REVUE DES DEUX MONDES.
il est évident qu'en toute matière, civile du moins et naturelle, Naudé
fait volontiers une double part, l'une de la sottise et de la crédulité
des masses, l'autre de la singulière industrie de quelques habiles. Il
croit surtout à la crédulité humaine, et s'en retire en répétant pour
son compte :
Credat Judaeus Apella,
Non ego
La science humaine dans tout son fin et son retors et son déniaisé,
pour parler comme lui, voilà l'objet propre, le champ unique de
Naudé. J'allais ajouter qu'il y a une chose à laquelle il n'a rien com-
pris et dont il ne s'est jamais douté, pour peu qu'elle existe encore,
c'est l'autre science, celle du Saint et du Divin; et qu'il semble tout-
à-fait se ranger à cet axiome volontiers cité par lui et emprunté des
jurisconsultes : Idem judicium de iis quœ non sunt et quœ non appa-
rent, ce qu'on ne peut saisir est comme non avenu et mérite d'être
jugé comme n'existant pas (1). Mais j'irais trop loin en parlant ainsi;
on ne saurait trop se méfier de ces jugemens absolus en telle ma-
tière, et \ Apologie renferme sur Zoroastre, Orphée et Pythagore,
sur toutes ces belles âmes calomniées, ces génies des lettres,
OmUes caelicolas, onines supera alta tenentes,
des pages élevées, presque éloquentes, qui indiquent chez lui le
sentiment ou du moins l'intelligence du Saint plus que je n'aurais
cru. Il pense avec Montaigne trop de bien de Plutarque, il l'estime
trop hautement le plus judicieux auteur du monde, pour être entiè-
rement dénué d'une certaine connaissance religieuse dont Plutarque
a été comme le dépositaire et le suprême pontife chez les païens.
Bien que cette disposition reparaisse très peu chez Naudé, et que je
doive avec lui la négliger dans ce qui suit, qu'il me suffise d'en avoir
marqué l'éclair et d'avoir entrevu de ce côté comme un horizon.
Deux ans après Y Apologie , il donna un petit opuscule qui nous
sied mieux et où il se peint directement dans son vrai jour : Advis
pour dresser une Bibliothèque, présenté à M. le président de Mesmes
(1627). Composé, on le voit, en vue d'un patron, comme la plupart
de ses autres écrits, celui-ci du moins nous traduit la plus chère des
(1) « Les eaux de Sainte-Reine ne font point de miracles. Il y a long-temps que
« je suis de l'avis de feu noire bon ami M. Naudé, (jui disoil que, pour n'ôtre troni|)é,
« il ne falloit admettre ni prédiclion, ni mystère, ni vision, ni miracles. » Guy Paiin,
{Nouvelles Lettres à Spon, t. II, p. 183).
MORALISTES DE LA FRANCE. 767
pensées de l'auteur, sa véritable et intime passion. Naudé n'en eut
qu'une, mais il l'eut toute sa vie, et avec les caractères de constance,
d'enthousiasme et de dévouement qui conviennent aux généreuses
entreprises. Sa passion à lui, son idéal, ce fut la bibliothèque, une
certaine bibliothèque comme il n'en existait pas alors, du moins en
France. Lui si sage, si indifférent sur le reste, si incapable de s'éton-
ner et de s'irriter, nous le verrons un jour malheureux et vulnérable
de ce côté, et même éloquent dans sa blessure. Ce qu'il parvint à
réaliser à grand' peine vingt ans plus tard avec le cardinal Mazarin ,
il le concevait, jeune, auprès du président de Mesmes; il préludait à
cette création (car c'en fut une), à cette espèce d'institution et
d'œuvre. Expliquons-nous bien comment Naudé entendait la biblio-
thèque.
La passion des livres, qui semble devoir être une des plus nobles,
est une de celles qui touchent de plus près à la manie; elle atteint
toutes sortes de degrés, elle présente toutes les variétés de forme et
se subdivise en mille singularités comme son objet même. On la
dirait innée en quelques individus et produite par la nature , tant
elle se prononce chez eux de bonne heure; et , bien qu'elle se mêle
dans la jeunesse au désir de savoir et d'apprendre, elle ne s'y con-
fond pas nécessairement. En général, toutefois, le goût des livres
est acquis en avançant. Jeune, d'ordinaire, on en sent moins le prix;
on les ouvre, on les Ht, on les rejette aisément. On les veut nouveaux
et flatteurs à l'œil comme à la fantaisie; on y cherche un peu la
même beauté que dans la nature. Aimer les vieux livres, comme
goûter le vieux vin, est un signe de maturité déjà. M. Joubert, dans
une lettre à Fontanes, a dit : (( Il me reste à vous dire sur les livres
<( et sur les styles une chose que j'ai toujours oubhée. Achetez et
ce lisez les livres faits par les vieillards, qui ont su y mettre l'origina-
<( lité de leur caractère et de leur âge. J'en connais quatre ou cinq
« où cela est fort remarquable : d'abord le vieil Homère; mais je ne
c( parle pas de lui. Je ne dis rien non plus du vieil Eschyle; vous les
ce connaissez amplement, en leur qualité de poètes; mais procurez-
cc vous un peu Varron, Marculphi Formulée (ce Marculphe était un
ce vieux moine, comme il le dit dans sa préface dont vous pouvez
« vous contenter); Cornaro, de la Vie sobre; yen connais, je crois,
c( encore un ou deux; mais je n'ai pas le temps de m'en souvenir.
ce Feuilletez ceux que je vous nomme, et vous me direz si vous ne
ce découvrez pas visiblement, dans leurs mots et dans leurs pensées,
c( des esprits verîs quoique ridés, des voix sonores et cassées, l'au-
1
768 REVUE DES DEUX MONDES.
« torité des cheveux blancs, enfin des têtes de vieillards. Les ama-
c( teurs de tableaux en mettent toujours dans leur cabinet. Il faut
c( qu'un connaisseur en livres en mette dans sa bibliothèque. » Nulle-
part ce que j'appellerai l'idéal du vieux livre renfrogné, l'idéal du
bouquin, n'a été mieux exprimé qu'en cette page heureuse; mais
M. Joubert y parle surtout au nom de l'amateur qui veut lire. Il y a
celui qui veut posséder. Pour ce dernier, le goût des livres est une
des formes les plus attrayantes de la propriété, une des applications
les plus chères de cette prévoyance qui s'accroît en vieillissant; il a
ses bizarreries et ses replis à l'infini, comme toutes les avarices. Les
tours malicieux, les ruses, les rivalités, les inimitiés même qu'il en-
gendre , ont quelque chose de surprenant et de marqué d'un coin
à part. On a observé que les haines entre bibliothécaires ont égale-
ment quelque chose de sourd , de subtil , de silencieux , comme le
ver qui ronge et pique les volumes. Mais nous sommes loin de tous
ces vices et de ces raffinemens avec Naudé, qui a la passion dans sa
noblesse, dans sa vérité première et dans sa franchise.
Naudé n'estime les bibliothèques dressées qu'en considération du
service et de l'utilité que Von en peut recevoir. Concevant cette utilité
dans le sens le plus large et le plus philosophique, il propose le plan
d'une bibliothèque universelle^ enctjclopédique, qui comprenne toutes
les branches de la connaissance et de la curiosité humaines, et dans
laquelle toutes sortes de livres sans exclusion soient recueillis et clas-
sés. De plus, il la veut publique moyennant de certaines précautions,
et il sait intéresser à cette pubHcité, par d'adroits chatouillemens,
la vanité des PoUion et des Mécènes. Il n'y avait à cette époque en
Europe que trois bibliothèques véritablement publiques, la Bodiéenne
à Oxford , l'Ambroisienne à Milan , et celle de la maison des Augus-
tins ou l'Angélique, à Rome, tandis que dans l'ancienne Rome on
en avait compté vingt- neuf selon les uns, trente-sept suivant les au-
tres. En France, à Paris, parmi les riches bibliothèques alors renom-
mées, y compris celle du roi, il n'y en avait aucune qui répondît au
vœu de Naudé, c'est-à-dire qui fût ouverte à chacun et de facile en-
trée, et fondée dans le but de nen dénier jamais la communication au
moindre des hommes qui en pourra avoir besoin. Ce fut son innovation
à lui, son instigation active. Il y poussait dès-lors le président de
Mesmes; vingt ans après il y convertissait le cardinal Mazarin et avait
la satisfaction, vers 1648, à la veille même de la Fronde, de voir la
merveilleuse bibliothèque amassée et ordonnée par ses soins s'ou-
vrir le jeudi à tous les hommes d'étude qui s'y présenteraient. Par
MORALISTES DE LA FRANCE. 769
une attention touchante et qui ne pouvait venir que de lui, sachant
la sauvagerie de bien des gens de lettres , il avait fait pratiquer une
porte particulière afln de leur éviter l'embarras d'avoir affaire aux
grands laquais de l'hôtel et de passer môme devant eux, ce qui en
pouvait effaroucher quelques-uns (1). Notons bien ce titre d'hon-
neur, ce bienfait essentiel de Naudé, et en même temps son incon-
séquence. S'il méprise le public dans ses Uvres et ne daigne pas le
distinguer d'avec la populace, voilà qu'il le devine et qu'il le sert
par la tentative de toute sa vie. Il rêve la bibhothèque publique et
universelle avec la même persistance et la même chaleur que Di-
derot a pu mettre à l'Encyclopédie; il se consume à l'édifier par toutes
sortes de travaux et de voyages; il n'aime la gloire que sous cette
forme, mais c'est à ses yeux une belle gloire aussi, et, au moment
où il semble l'avoir atteinte, il échoue, ou du moins il peut croire
qu'il a échoué. Quoi qu'il en soit, l'honneur lui en reste; il est le pre-
mier à qui la France dut cette sorte de publicité et de conquête,
l'idée et l'exemple de l'accès facile vers ces nobles sources de l'es-
prit. En cela il fut bien le contemporain et le coopérateur des Con-
rart, des Colbert, des Perrault (de loin on mêle un peu les noms), de
tous ceux enfin du nouveau siècle qui, parles académies, parles
divers genres de fondations, d'encouragemens ou de projets, contri-
buèrent à mettre en dehors la pensée moderne et à la vulgariser.
Lui, le moins promoteur en apparence et le moins en avant, pour les
façons, des écrivains de sa date, il eut sa fonction sociale aussi.
Ce petit Advis sur les bibliothèques renferme plus d'une fine re-
marque; tout en rangeant ses livres, Naudé ne se fait faute de juger
les auteurs et les sujets. Il est décidément injuste pour les romans,
qu'il estime une pure frivoHté, comme si Rabelais et Cervantes^
n'étaient pas venus. Sur tout le reste, il se montre ouvert, équitable,
accueillant. Son esprit se déclare dans les motifs de ses choix; il veut
qu'on ait en chaque matière controversée le pour et le contre, afin
d'entendre toutes les parties (2) : ce sont des couples de lutteurs
(1) Voir le Mascurat, page 246. Cette porte particulière n'eut pas le temps de
s'ouvrir, à cause des troubles. L'hôtel du cardinal Mazariu tenait précisément le
même local qu'occupe aujourd'hui la Bibliothèque du roi. Il était dans les destinées
que le vœu, le plan de Naudé se réalisât en ce même lieu et sur toute son échelle.
Au lome VI des Manuscrits français de la Bibliothèque du Roi (encore sous
presse), M. Paulin Paris lait ressortir ces analogies.
(2) Bayle aussi avait pour maxime de garder toujours une oreille pour Vaccusé.
TOME IV. 50
770 IIEVUE DES DEUX MONDES.
enchaînés qu'on ne sépare pas. Les hérétiques donc (moyennant
quelques précautions de forme) s'avancent à distance respectueuse
des orthodoxes. A côté des anciens qu'il vénère, il n'oublie les no-
Tateurs qui le font penser, qui lui suggèrent toutes les conceptions
imaginables, et surtout lui ôtent V admiration, ce vrai signe de notre
jaihlesse. Plus loin, il s'élève contre les préventions et les exclusions
Q\\ fait de livres, u comme si ce n'étoit, dit-il, d'un homme sage et
prudent de parler de toutes choses avec indifférence... » Et à la fin
il parvient à nous glisser encore sa conclusion favorite, à savoir « le
bon droit des Pyrrhoniens fondé sur l'ignorance de tous les hommes. »
En étudiant beaucoup un érudit qui, certes, a du rapport avec
JN'audé, il m'a de plus en plus semblé que M. Daunou était l'héritier
direct, le rédacteur accompli (non inventeur), et en quelque sorte
le secrétaire posthume du xviii"' siècle. Eh bien! Naudé peut être
dit non moins exactement le bibliothécaire du xvp; il en recueille et
€n classe les livres, et, en les rangeant, il se donne le spectacle de
cette grande mêlée de l'esprit humain. La reprise moderne des vieux
^systèmes lui remet en mémoire ces deux cent quatre-vingts sectes
de l'antiquité toutes fondées sur la recherche et la définition du sou-
'vefain Bien. Sa philosophie de l'histoire est des plus simples, et n'en
€st peut-être pas moins vraie pour cela. A propos des trains et des
vogues d'idées qui se succèdent depuis deux mille ans, vogue pla-
tonicienne, aristotélique, scholastique, hérétique et de renaissance,
Naudé se borne à remarquer que le même train de doctrine dure
jusqu'à ce que vienne un individu qui lui donne puissamment du
-coude et en installe un autre à la place. Et c'est l'ordinaire des esprits,
dit-il, de suivre ces fougues et changemens divers, comme le poisson
fait la marée. Aussi, quand la marée se retire, il en reste quelques-
uns sur la grève et des plus beaux : les gens du rivage en font leur
profit et les dépècent (1).
(1) II s'élève pourtant de ton en revenant sur ce sujet favori des révolutions
d'idées, au chapitre yi de son Addition à VHistoire de Louis XL Ayant reconi-
rnencé à parler de cette grande roue des siècles qui fait paraître, mourir et re-
naître chacun à son tour sur le théâtre du monde, « si tant est que la terre ne
•«tourne, dit-il (car il n'a ^arde d'en être toul-à-fait aussi sûr que Copernic et
<i Galilée), au moins faut-il avouer que non-seuiemenl les cieux, mais toutes choses,
•«se virent et tournent à l'environ d'icelle. » El citant Velleius Paterculus, lequel
«si avec Sénêque un vrai penseur moderne entre les anciens, il en vient à admirer
la conjonction merveilleuse qui se fait à de certains momens, et la conspiration
active de tous les esprits inventeurs et producteurs éclatant à la fois; mais cela ne
<liirr que peu; la lumière, si pleine tout à l'heure, ne larde pas à pâlir, l'éclipsé
3I0RALÏSTES DE LA FRANCE. 77 1
Losqu'on vendit, en 1657, la bibliothèque de M. Moreau, l'anciept
professeur de Naudé et de Guy Patin , ce dernier écrivait à Spon r
« Ce qui reste de la bibliothèque de M. Moreau se vend à la foire ^,
(( j'entends les livres de philosophie , d'humanités et d'histoire. H
« avoit fort peu de théologie et haïssoit toute controverse de rels-
« gion ; même je l'ai mainte fois vu se moquer de ceux qui s'en met^
(( toient en peine. Je pense qu'il étoit de l'avis de M. Naudé, qui se
« moquoit des uns et des autres, et qui disoit qu'il falloit faire comme
(( les Italiens, bonne mine sans bruit, et prendre en ce cas-là pour
« devise :
« Intus ut libet, foris ut moris est. »
Je prends acte à regret du fond des sentimens ; mais on n'aurait
certainement pas trouvé dans la bibliothèque de Naudé de telles
lacunes que dans celle de M. Moreau. Il avait le bon esprit d'y mettre
même ce qu'il n'aimait guère ; là aussi il savait faire la part de la
coutume : a Finalement, dit-il, il faut pratiquer en cette occasion
a l'aphorisme d'Hippocrate qui nous avertit de donner quelque chose
« au temps, au lieu et à la coutume, c'est-à-dire que certaine sorte
« de livres ayant quelquefois le bruit et la vogue en un pays qui ne
c( l'a pas en d'autres, et au siècle présent qui ne l'avoit pas au passé,,
« il est bien à propos de faire plus grande provision d'iceux que nori
« pa^ des autres , ou au moins d'en avoir une telle quantité qu'elle
<c puisse témoigner que l'on s'accommode au temps et que l'on n'est
c( pas ignorant de la mode et de l'incHnation des hommes. « En cela
Naudé préparait directement les matériaux de l'histoire littéraire >
telle que l'entendait Bacon.
A un certain endroit où il indique les moyens d'agrandir et d'ac-
recommence, l'éternel conflit de la civilisation et de la barbarie se perpétue : c'est
toujours Castor et PoUux qui reparaissent sur la terre l'un après l'autre, ou piulèt
c'est Alrée et Thyeste qni régnent successivement ^en frères peu amis. Et aa
nombre des causes de ces mystérieuses vicissitudes, Naudé ne craint pas de mettre
« la grande bonté et providence de Dieu, lequel , soigneux de toutes les parties de
« l'univers, départit ainsi le don des arts et des sciences, aussi bien que l'excellence
« des armes et établissement des empires, or' en Asie, or' en Europe, permettant la
« vertu et le vice, vaillance et lâcheté, sobriété et délices, savoir et ignorancr,,
«aller de pays en pays, et honorant ou diffamant les peuples en diverses saisons;
a afin que chacun ait part à son tour au bonheur et malheur, et qu'aucun ne s'enor-
« gueillisse par une trop longue suite de grandeurs et prospérités. » C'est là nue
belle page et digne de Montaigne. ( Voir aussi le début du chapitre iv des Coups:
d'État.)
50.
772 REVUE DES DEUX MONDES.
<'roître les bibliothèques, on sourit de voir le bon Naudé conseiller à
mots couverts la ruse et le machiavélisme dont certains bibliophiles
de tous les temps ont su les secrets. Il ne craint pas d'alléguer l'exemple
de la république de Venise qui , pour empêcher qu'on enlevât de
Padoue la fameuse bibliothèque de Pinelli, la fit saisir au moment
du départ sous prétexte qu'il y avait dans les manuscrits du défunt
des copies de certains papiers d'état. C'est un petit avis que suggère
IVaudé aux magistrats et personnes en charge ayant bibliothèques ,
pour en user à l'occasion et faire main basse sur de bons morceaux ;
il a toujours eu un faible pour les coups d'état. Que nos bibliophiles,'
nos chercheurs de vieux livres ou de manuscrits ne fassent pas trop
les indignés; car eux-naêmes (je ne parle que de quelques-uns) se
jouent encore, m'assure-t-on, tous les tours possibles, réticences,
supercheries entre amis, que sais-je? C'était de bonne guerre alors
comme aujourd'hui (1).
Dans son enthousiasme et son culte pour la fondation dont il vou-
drait doter la France, Naudé n'a garde d'omettre les noms célèbres
qui ont honoré de tels établissemens chez les anciens. Parmi nos
illustres ancêtres les bibliothécaires (car je n'y veux reconnaître ni
compter les esclaves et les affranchis), il cite donc en première ligne
Démétrius de Phalère, Callimaque, Ératosthène, Apollonius, Zéno-
dote, chez les Ptolémées pour la bibliothèque d'Alexandrie, Varron
et Hygin à Rome pour la Palatine. Ainsi Varron et Démétriqs de
Phalère, voilà des ancêtres. Il est vrai que la réalité du fait se peut
contester à l'égard de Démétrius de Phalère, qui était un bien grand
seigneur pour cet office; mais Callimaque, Apollonius, Varron et
Gabriel Naudé, cela suffît bien. — Je tire toutes ces drôleries de son
(1) Parmi les ruses les plus permises, il faut mettre celle que raconte Rossi dans
la lettre où il parle des acquisitions de Naudé à Rome en 16i5. Naudé entrait dans
une boutique de lil>raire et demandait le prix, non pas de tel ou tel volume, mais
<les masses entières et des piles qu'il voyait entassées devant lui. Cette méthode
inusitée déjouait un peu le libraire, qui hésitait, qui lâchait un mot : on marchan-
tlait. Mais Naudé, en pressant, en poussant, en harcelant, enveloppait si bien son
homme, qu'il obtenait de lui un prix dont ensuite rhonnéle marchand , à tête re-
posée, ne manquait pas de se repentir; car il y aurait eu souvent plus de profil pour
lui à vendre ses volumes au poids à l'épicier ou à la marchande de beurre. Naudé
faisait un peu à sa manière comme ces paysans bas-normands qui, dans les dis-
cussions d'intérêt, à force de bégayer, d'ânonner, de faire le niais, vous arrachent
d'impatience la concession à laquelle ils visent. Il y a ruse et stratagème à cela, il
n'y u pas dol (pialifié.
MORALISTES DE LA FRANCE. 773
livre même, dussé-je paraître de ceux un peu légers dont il dit, non.
sans dédain, qu'ils ne recherchent en tout que la fleur :
Decerpunt flores et summa cacumina captant.
Son Addition à r Histoire de Louis XI (1630) est le dernier ouvrage
qu'il publia avant son départ pour l'Italie. Il y prélude d'instinct à ses
coups d'état et à son prochain code de la science des princes par la
prédilection qu'il marque pour le plus advisé de nos rois, pour l'Eu-
clide et VArchimède de la politique, comme il le qualifie. Voulant
montrer que Louis XI n'était pas du tout aussi ignorant qu'on l'a
prétendu et que l'a dit surtout le léger historien bel-esprit Mathieu,
il reprend le côté littéraire de l'histoire de ce règne ; c'est un pré-
texte pour lui d'y rattacher une foule de particularités sur les livres,
sur le prix qu'on y mettait dans les vieux temps, de raconter au long
la renaissance des lettres et de discuter à fond les origines de l'im-
primerie introduite en France précisément sous Louis XI. Au nombre
des écrits attribués à ce prince, il omet la part, si gracieuse pourtant
et si piquante, qui lui revient dans la composition des Cent Nouvelles
nouvelles, ce sur quoi nous insisterions de préférence aujourd'hui.
Mais Naudé, nous l'avons dit, ne faisait aucun cas des romans et
contes en langue vulgaire, et ne daignait s'enquérir de leur plus ou
moins d'agrément; s'il s'est montré quelque peu savant en iis^ c'a
été par cet endroit.
Il ne l'est pas du tout d'ailleurs dans le choix de la thèse qu'il
entreprend ici de prouver. S'il veut que Louis XI ait été un prince
plus lettré qu'on ne l'a dit, ce n'est pas qu'il attribue aux lettres plus
d'influence qu'il ne faut sur l'art de gouverner. Loin de là, il pose
tout d'alîord la diff'érence qu'il y a entre les lettrés, d'ordinaire mé-
lancoliques et songearts^ et les hommes d'action et de gouvernement
auxquels sont dévolues des qualités toutes contraires : Paucis ad
bonam mentem opus est litte'ris ^ répétait-il d'après Sénèque, il ne
Wt pas tant de lecture dans la pratique à un esprit bien fait , et il
insiste sur cette vérité de bon sens en homme d'esprit, tout-à-fait
dégagé du métier.
Son voyage d'Italie et le long séjour qu'il y fit achevèrent vite de
l'aiguiser et de lui donner toute sa finesse morale. Ces douze années,
depuis l'âge de trente jusqu'à quarante-deux ans, lui mirent le
cachet dans toute son empreinte. !Devenu l'un des domestiques,
comme on disait, du cardinal de Bagni, adopté dans la famille, il se
T74 REVUE DES DEUX MONDES.
consacra tout entier à ses devoirs envers le noble patron, à l'agré-
ment libéral et studieux de cette société romaine qui savait l'appré-
cier à sa valeur. On était alors sous le pontificat d'Urbain VIIÏ, de
ce poète latin si élégant et si fleuri, qui se souvenait volontiers de
ses distiques mythologiques, et qui continuait de les scander tout en
tenant le gouvernail de la barque de saint Pierre. Dans cette Rome
des Barberins, Naudé put se croire d'abord transporté au règne de
Léon X, d'un Léon X un peu affadi : son goût littéraire ne sentait
peut-être pas assez la différence. Tous ses écrits de cette époque ne
furent plus composés qu'en viie de quelque circonstance particulière
et en quelque sorte domestique; moins que jamais le public apparut
à sa pensée, ce grand public prochain qui allait être le seul juge.
Pour le cardinal son maître, homme d'état, il composa son livre des
Coups d'État; pour son neveu, le comte Fabrice de Guidi, il fit en
latin le petit traité de l'Étude libérale, à fusage des jeunes gentils-
hommes; pour un autre neveu, le comte Louis, le gros traité latin
sur l'Étude militaire, à l'usage des guerriers instruits. Il dressait en
môme temps pour leur père, le marquis de Montebello, une généa-
logie et une histoire de cette famille des Guidi- Bagni. Cœur délicat
sans doute et reconnaissant, on le voit empressé de payer sa bien-
venue à chacun des membres; lui aussi, il se sent riche à sa manière,
il veut rendre et donner. On peut soupçonner de plus sans injure
qu'étranger et nécessiteux, il n'était pas fûché de recevoir. Je ne
fais qu'indiquer d'autres opuscules latins, tous également de circon-
stance, ses cinq thèses médico-littéraires, agréables réminiscences
du doctorat (1) , espèces d'étrennes et de cartes de visite qu'il en-
voyait à des amis anciens ou nouveaux; son traité de la Bibliographie
politique, adressé au Père Gaffarel, qui l'avait consulté sur ces sortes
d'écrits. De toutes ces productions de Naudé composées durant le
séjour d'Itahe et couvées, pour ainsi dire, sous le manteau et sous
la pourpre, on ne lit plus maintenant, on ne cite plus guère à l'oc-
casion que ses Coups d'État; et, par leur renom de machiavélisme,
ils ont presque entaché sa mémoire.
Nous n'essaierons pas de le justifier plus qu'il ne convient. Naudé
n'appartient en rien à cette école de publicistes déjà émancipée au
xvr siècle, et qui deviendra la philosophique et la libérale dans les
âges suivons. Sa politique, à lui, garde son arrière-pensée méfiante
(1) Il alla, eo 1633, prendre ses degrés à Padoue, à cause de la charge de mé-
decin honoraire de Louis XIII que son cardinal lui avait fait obtenir.
MORALISTES DE LA FRANCE. 775
à travers tous les temps. A son arrivée en Italie, il était déjà fon-
cièrement de l'avis de Louis XI, et il admettait cet article unique
du symbole des gouvernans : Qui nescit dissimulare nescit regnare.
S'il y avait erreur de sa part à cela, comme il est bienséant aujour-
d'hui de le reconnaître, ce n'était pas à la cour romaine qu'il pouvait
s'en guérir; ce n'était point en quittant la France sous Richelieu
pour la retrouver bientôt sous Mazarin. Naudé se pique dès l'abord
de se bien séparer de ces auteurs qui, traitant de la politique, ne
mettent pas de fin à leurs beaux discours de Religion, Justice, Clé-
mence, Libéralité; il laisse cette rhétorique à Balzac et consorts.
Pour lui, il tient à prouver aux habiles que, bien qu'homme d'étude,
il entend aussi le fin du jeu. Il commence par poser avec Charron
<( que la justice, vertu et probité du souverain, chemine un peu
« autrement que celle des particuliers. » A-t-il tort de le prétendre?
En exceptant toujours le temps présent, ce qui est d'une politesse
rigoureuse, et en ne considérant que l'éternelle histoire, qu'y
voyons- nous? Un moderne penseur l'a répété, et il nous est impos-
sible de le dédire : Ne mesurons pas les hommes publics à l'aune des
vertus privées; s'ils sont véritablement grands, ils ont leur point de
vue et leur rôle à part : ils font ce que d'autres ne feraient pas , ils
maintiennent la société. C'est à l'abri de leurs qualités, de leurs dé-
fauts, quelquefois même, hélas! de leurs forfaits, que les hommes
privés arrivent à exercer en paix toutes leurs vertus. C'est peut-être
parce que Richelieu a fait tomber la tête du duc de Montmorency,
qu'il a été plus loisible à tel bon bourgeois de vivre honnête homme
en sa rue Saint-Denis. Comme fait, et l'histoire en main, si l'on ose
réfléchir, on a peine à ne pas tirer l'austère résultat.
Naudé, au premier chapitre de son livre, soutient, en s'appuyant
de l'autorité de Cardan et de Campanella, que, pour bien peindre un
homme ou pour bien traiter un sujet, il faut se transmuer dedans;
et il cite spirituellement l'exemple de Du Bartas, qui, pour faire sa
fameuse description du cheval, galopait et gambadait des heures
entières dans sa chambre, contrefaisant ainsi son objet. Je ne pous-
serai pas si loin, en parlant de Naudé, la transfusion et la métamor-
phose; je serrerai de près mon auteur, sans pour cela m'y confondre
ni l'approuver. Mais, puisque l'occasion s'en présente, j'userai du
droit de simple moraliste pour énoncer ce que je crois vrai, dussé-je
par là sembler contredire l'étalage vertueux et philanthropique des
acteurs intéressés, ou la simplicité bienheureuse et perpétuellement
adolescente de quelques optimistes de la'.oiil.
776 REVUE DES DEUX MONDES.
Telle philosophie, telle politique, ou, pour parler plus exactement,
telle morale, telle politique. La politique n'est que l'art de mener les
hommes, et cet art dépend de l'idée qu'on se fait d'.eux. La Roche-
foucauld donne la main à Machiavel. Jeune, d'ordinaire on estime
l'humanité en masse, et l'on est plutôt de la politique libérale. Plus
tard, on arrive à mieux connaître, à ce qu'on croit, c'est-à-dire trop
souvent à moins estimer les hommes; et, si l'on est conséquent, on
incline alors pour la politique sévère. Mais cette sévérité, fruit amer
de l'expérience humaine, n'admet pas nécessairement la fraude et
n'exclut pas la justice; et j'aime à penser toujours, malgré la rareté
du fait, que la volonté ferme du bien, une sagacité pénétrante jointe
à l'absence de toute imposture, une équité inexorable, seraient en-
core les voies les plus sûres de gouverner, de tenir le pouvoir, — de
le tenir, il est vrai, non pas de le gagner ni de l'obtenir.
Naudé n'en demandait pas tant aux souverains de son temps, et,
dans cette chambre close du cardinal de Bagni, il n'est plus que de
la reUgion de Louis XI, de Philippe de Macédoine, ou du vieil et
perfide Ulysse; il cite à propos Tibère. Il donne la recette de ce qu'il
croit permis au besoin, assassinat, empoisonnement, massacre; il
divise et subdivise le tout avec un sang-froid inimaginable. Les con-
seils de modération qu'il y môle ne font que mieux ressortir l'im-
moral du fond; on croirait par momens qu'il se joue : c'est comme
un chirurgien curieux qui assemble des exemples de tous les jolis
cas, ou comme un chimiste amateur qui étiquette avec complaisance
tous ses poisons, en inscrivant sur chacun la dose indispensable et
suffisante. Ce qui se dirait à peine dans quelque hardi colloque à voix
basse et dans quelque débauche de cabinet entre un Borgia et son
conclaviste, il le rédige et l'écrit (1). Son apologie de la Saint-Barthé-
iemy (au chap. m) est trop connue et résume le reste. Si, dans la
façon dont il la présente, il se trouve historiquement quelques points
de vérité incontestables, ils ne rachètent en rien l'horreur de l'ac-
tion ni l'odieux du récit. Ce n'est point quand le sang coule à flots
que l'historien doit faire parade d'essuyer et de braquer si posément
sa lunette. Lui aussi, il lui convient d'être entraîné par le sentiment
d'humanité et de se faire peuple un jour. Guy Patin ne trouvait, pour
(1) On lit, il est vrai, dans la préface de la première édition, que le livre n'est
imprimé qu a douze exemplaires. Passe encore, cela ne sortait pas de la confidence.
Mais bientôt il en courut plus de cent. Telle est l'inconséquence toujours : on
n'écrit pas pour le public, et on imprime pour lui.
3iORALISTES DE LA FRANCE. 777
€xcuser son ami sur ce méfait, que l'influence du lieu où il écrivait
alors. Lorsqu'on entre au Vatican, qu'aperçoil-on en effet dès la grande
salle d'antichambre? La Saint-Barthélémy peinte et Coligny immolé.
Et en cette opinion extrême, n'admirez-vous pas comme Naudé et
de Maistre se rencontrent? le grand croyant et le grand sceptique!
c'est le cercle ordinaire, le manège de l'esprit humain.
Disons-le bien vite, en ceci Naudé, encore plus que de Maistre, se
calomniait : cet apologiste de la Saint-Barthélémy est le même qui ,
à Bome, se montra si bon, si humain, si chaleureux, pour Carapa-
nella persécuté. Après vingt-sept ans de prison, ce dominicain phi-
losophe venait d'être rendu à la hberté par la bonté d'Urbain VIIL
Naudé avait toujours admiré et vénéré Campanella [ardentis penitus
et portentosi vir ingenii, comme il l'appelle sans cesse), Campanella
novateur et investigateur en toutes choses, en philosophie, en ordre
social, conspirateur et chef de parti un moment (1) , et qui du fond
d'un cachot obscur retraçait et rêvait sa Cité du Soleil. Pour célébrer
cette délivrance toute récente encore, Naudé adressa, en 1632, au
pape Urbain VIII, un panégyrique latin imité de ceux des anciens
rhéteurs Thémiste, Eumène. On sent, à ses frais inaccoutumés d'élo-
quence, qu'il parle au pontife lettré, au poète disert, à X Urbanité
même (il fait le jeu de mots), à celui qui, suivant son expression, a
moissonné tout le Pinde^ butiné tout VHijmette, et bu toute VAga-
nippe. Cg: ne sont que fleurs et qu'encens, ce n'est que sucre, que
miel et que rosée. Le style latin de Naudé laissa toujours à désirer
pour la vraie élégance. Mais cette assez mauvaise prose poétique,
cette flatterie plus que française, cette reconnaissance trop italienne,
tous ces défauts du panégyrique composent, dans le cas présent,
une très belle et très noble action , à savoir la défense et l'apologie
aux pieds du Saint-Siège, de la science et de la philosophie, hier en-
core persécutées (2).
(1) « Et lorsque Campanella eut dessein de se faire roi de la Haute-Calabre, il
c< choisit très à propos pour compagnon de son entreprise un frère Denys Pontius,
« qui s'étoit acquis la réputation du plus éloquent et du plus persuasif homme qui
« fût de son temps... etc. » (Naudé, Coups d'État, chap. iv.)
(2) Voir, dans les lettres latines de Naudé, la 31e à Campanella, et la dédicace
reconnaissante que celui-ci fit à Naudé de son petit traité de Lihris propriis et
recta Ratione studendi. — Osons, dire toute la vérité. Il existe, au tome 10 de
la Correspondance manuscrite de Peiresc (Bibliothèque du roi), une lettre de
Naudé qui semble donner un bien triste démenti à ces témoignages publics, à cet
échange de bons offices et de magnifiques démonstrations entre lui et Campanella.
11 pnraît que ce dernier, après sa sortie de Rome et son arrivée en France, s'était
778 REVUE DES DEUX MONDES.
Parmi les siiigularilùs de ce traité sur les Coups d'État y on a re-
marqué qu'il commence par 7naiSj comme le Moyen de Parvenir
commence par car. Naudé faisait nargue à la rhétorique dès le pre-
mier mot.
Parmi les opinions particulières qui ne font faute, est celle qui
range dans les inventions des coups d'état la venue de la Pucelle
d'Orléans, « laquelle, ajoute Naudé en passant, ne fut brûlée qu'en
« effigie. » Il ne daigne pas s'expliquer davantage. Guy Patin va plus
loin et nous dit que, loin d'être brûlée, elle se maria et eut des en-
fans (1). Naudé se complaisait un peu à ces sortes d'opinions para-
doxales, et il admettait très aisément la mystification du vulgaire en
histoire. Il aurait cru volontiers au mariage secret de Bossuet comme
il croyait au brûlement postiche de la Pucelle. C'est là un faible dans
cet esprit si sain. A force de chercher finesse, on s'abuse aussi.
« Qui peut savoir et dire ce qu'arrive à penser sur toute question
fondamentale un homme de quarante ans prudent, et qui vit dans
un siècle et dans une société où tout fait une loi de cette prudence? »
Naudé n'oubliait jamais cette pensée en Hsant l'histoire ; il en faisait
surtout l'application aux grands esprits cultivés depuis la renaissance
des lettres , et ce qu'il avait en Itahe sous les yeux l'y confirmait.
Dans cette familiarité du cardinal de Bagni et des Barberins , il dut
être de ceux qui trouvent, après tout, que c'eût été un bel idéal que
d'être cardinal romain dans le vrai temps. Lui qui n'était pas philo-
sophe ni protestant à demi, il jugeait qu'il y avait plus de place encore
pour des opinions quelconques sous la noble pourpre flottante de ses
licencié sur le compte de Naudé en je ne sais quelles paroles et imputations qui
pouvaient avoir de la gravité. La lettre de Naudé à Peiresc, datée de Riète,
.10 juin 1636, nous montre plus que nous ne voudrions l'irritation de l'offensé et
son jugement secret sur l'homme qu'il avait tant admiré et célébré publiquement.
On y a l'envers complet de tout à l'heure. Campanella y est taxé d'ingratitude, de
légèreté, de charlatanisme effronté et d'insupportable orgueil ; ce sont les incon-
vénieus de plus d'un grand esprit, et on en a connu de tout temps qui avaient peu
à faire pour tomber dans ces défauts-là. Naudé, qui n'avait admiré qu'une seule
fois avec cetfe ferveur, et qui s'en trouvait dupe, jura sans doute qu'on ne l'y re-
prendrait plus. Il faut toutefois qu'il soit revenu à des sentimens plus favorables à
son ancien ami, puisqu'il ne fit imprimer le Panégyrique dont nous avons parlé
(pi'cn 16i4, pour prêter hautement secours à la mémoire de Campanella morL
{beatissimis Thomœ Campanellœ Manibus) contre de certaines calomnies dont elle
venait d'être l'objet. Le Panégyrique imprimé et la lettre manuscrite n'eu font pas
moins le plus sanglant contraste, et donnent une rude leçon au biographe littéraire
qui se lierait avec candeur à ce qu'on imprime.
(l) Voir sur celte version le Mercure galant de novembre 1683.
MORALISTES DE LA FRANCE. 779
patrons que sous l'habit noir serré du ministre ; mais c'était à condi-
tion toujours de n'en rien laisser passer (1). Il revint d'Italie avec ce
pli romain très marqué. Ses amis, au retour, s'aperçurent d'un
changement en lui. Tout en restant bon et simple d'ailleurs, sa pru-
dence s'était fort raffinée. Dans l'habitude de la vie, il ne se confiait
à personne, — « à personne, hormis à M. Moreau et à moi, nous dit
«Guy Patin; et, quand il avoit reconnu la moindre chose dans
<( quelqu'un , il n'en revenoit jamais : sentiment qu'il avoit pris des
c( Italiens. »
La mort trop prompte du cardinal de Bagni, en juillet 1641, laissa
Naudé au dépourvu et comme naufragé sur le rivage. Le cardinal
Antoine Barberin le prit alors à son service et le recueillit avec un
empressement affectueux. L'étoile de Naudé le voua toute sa vie aux
éminentissimes. Rappelé l'année suivante en France pour être biblio-
thécaire du cardinal-ministre , il ne quitta Rome que comblé des
bienfaits de son dernier patron. Pourtant il semble que cette perte
inopinée du cardinal de Bagni ait laissé des traces dans son humeur.
Il considéra dès lors sa fortune comme un peu manquée ; il reconnut
qu'après avoir tant usé de lui, de sa science et de ses services, on
ne lui avait ménagé aucun sort pour l'avenir ; il en devint disposé à
se plaindre quelquefois de la destinée plus qu'il n'avait coutume de
faire auparavant (2). Nous le rencontrons fréquemment les années
suivantes dans les lettres de Guy Patin, et c'est à cette date seulement
que la petite société de Gentilly commence. Mais, à travers ses re-
(1) Dans une page du Mascurat (190), on voit trop bien en quel sens Naudé est
catholique et soumis à l'Église; c'est de la même manière et dans le même esprit
que Montaigne se déclarait contre les huguenots lorsqu'ils interprétaient les Écri-
tures. La raison qu'allègue Naudé est un petit croc-en-jambe au fond. Mascurat
répond à Saint-Ange, qui vient d'exprimer la conviction naïve qu'aucune doctrine
pernicieuse ne saurait se fonder sur la sainte Écriture : « Si tu ajoutes hienenten-
<idue, dit Mascurat, je suis de ton côté; mais, à faute de suivre l'interprétation
«que la seule Église catholique donne à ces livres sacrés, ils sont bien souvent
«causes de beaucoup de désordres, tant es mœurs à cause du livre des Rois et
« autres pièces du Vieil Testament, qu'en la doctrine, laquelle est bien embrouillée
« dans le Nouveau et par les Épîtres de saint Paul principalement : Mare enim est
* Scriptura divina, hahens in se sensus profandos et altitudinem propheticorum
i( enigmatum , comme disoit saint Ambroise » Quand j'entends un sceptique
€iter si respectueusement un grand saint , je me dis qu'il y a anguille sous roche.
(2) Une lettre de lui à Peiresc, du 20 juillet 163i [Correspondance de Peiresc
tome 10, manuscrits de la Bibliothèque du Roi), nous trahit le secret de toutes les
démarches, soUici talions et suppliques trop peu dignes auxquelles la nécessité et la
peur de manquer poussaient Naudé en terre étrangère : il subit l'air du pays.
780 REVUE DES DEUX MONDES.
lations resserrées avec ses amis de France, Naudé, tout occupé de
iormer la bibliothèque du cardinal Mazarin, s'absentait encore pour
de longs et nombreux voyages en Flandre, en Suisse, en Italie de
nouveau, en Allemagne, rapportant de chaque tournée des milliers
de volumes et des voitures tout entières. Il nous a donné le bulletin
de ses doctes caravanes dans le Mascurat (1). Enfln, au commence-
ment de 164-7, il n'eut plus qu'à coordonner son immense butin , à
organiser en quelque sorte sa conquête. Ç'allait être un beau jour
pour lui , le plus beau jour de sa vie que celui où la publicité de cet
établissement unique eût été complète (2) ; déjà la porte particulière
à l'usage des savans était pratiquée sur la rue ; déjà l'inscription
latine destinée à figurer au dessus, et qui devait dire à tous les pas-
sans (aux passans qui savaient le latin) d'entrer librement, se gravait
sur le marbre noir en lettres d'or; Naudé touchait à l'accomplisse-
ment du rêve et du labeur de toute sa vie. C'est à ce moment précis
que se rapporte la lettre souvent citée de Guy Patin (27 août 1648) (3) :
« M. Naudé, bibliothécaire de M. le cardinal Mazarin, intime ami de
« M. Gassendi comme il est le mien, nous a engagés pour dimanche
(( prochain à aller souper et coucher nous trois en sa maison de
Ki. Gentilly, à la charge que nous ne serons que nous trois et que
« nous y ferons la débauche : mais Dieu sait quelle débauche !
« M. Naudé ne boit naturellement que de l'eau et n'a jamais goûté
(( vin. M. Gassendi est si délicat qu'il n'en oseroit boire, et s'ima-
« gine que son corps brûleroit s'il en avoit bu. C'est pourquoi je puis
« bien dire de l'un et de l'autre ce vers d'Ovide :
Vina fugit, gaudetque meris abstemius undis (4).
^( Pour moi, je ne puis que jeter de la poudre sur l'écritude de ces
« deux grands hommes, j'en bois fort peu ; et néanmoins ce sera une
(!) Page 254.
(2) Une sorte de publicité existait dès les années précédentes; la bibliothèque
sVavr?it tous les jeudis aux savaus qui se présentaient : il y en avait quelquefois
de quatre-vingts à cent qui y étudiaient ensemble [Mascurat, p. 24i). —Voir aussi,
dans les Lettres latines de Roland Des Marets, la 31^ du livre ii; il y remercie
Naudé en souvenir de (luelque séance.
(3) Uttres choisies de Guy Paiin, 1. 1, p. 35.
(4) Autre témoignage: « Naudé étoit d'une vie sobre et chaste; il eut aversion
«de tout temps pour les assaisonnemens de viandes et les recherches de table;
«en fi:it de fruits, il ne mangeoit (jue des châtaignes et des «oisettes. Il étoit de
« taille élevée, de corps allègre et disjws. » (Voir TËIoge latin de Naudé, par Pierre
Uallé.)
MORALISTES DE LA FRANCE. 78|
« débauche, mais philosophique, et peut-être quelque cliose davdn-
c( tage, pour être tous trois guéris du loup-garou et du mal des scru-
c( pules, qui est le tyran des consciences. INous irons peut-être jusque
«fort près du sanctuaire....» Naudé célébrait à sa manière, dans
cette petite orgie de Gentilly, sub rosa, la prochaine dédicace de ce
temple de Minerve et des Muses dont il tenait les clefs, quand, le
lendemain ou le jour même de la fête, la Fronde éclata (1). Ainsi
vont les projets humains sous l'œil d'en haut, qui les déjoue. L'in-
scription en resta là, et le public aussi. A la seconde Fronde, ce fut
bien autre chose, et, le 29 décembre 1651, le parlement rendit l'arrêt
de vandalisme qui ordonnait la vente de la bibliothèque et des
meubles du cardinal. Mais n'anticipons pas.
Quand Naudé vit la Fronde, il put être affligé, il n'en fut point
surpris. Il avait de longue main, dans ses Rose-croix, compté sur la
badauderie des Français; dans ses Coups d'État, s'il nous en souvient
(chap. iv), il avait peint la populace en traits énergiques et mépri-
sans , que l'émeute présente semblait faite exprès pour vérifler. Si
tout s'était borné à cette première Fronde, il y aurait eu plutôt en-
core de quoi s'en gaudir entre amis.
L'intervalle des deux Frondes fut un assez bon temps pour Naudé;
il y composa (16i9) son ouvrage le plus intéressant, le plus original
et le plus durable : Jugement de tout ce qui a été impri7né contre le
cardinal Mazarin^ depuis le sixièîne janvier jusqiies à la Déclaratioîi
du premier avril mil six cent quarante-neuf y ou plus brièvement le
Mascurat, C'est un dialogue entre deux imprimeurs et colporteurs
de mazarinades, Mascurat et Saint-Ange. Sous ce couvert, il y dé-
fend chaudement et finement le cardinal, son maître, et montre la
sottise de tant de propos populaires qui se débitaient à son sujet;
puis, chemin faisant, il y parle de tout. La bonne édition du Mas-
curat, la seconde, est un gros in-i-" de 718 pages. Le Uvre fait encore
aujourd'hui les délices de bien des érudits friands; Charles Nodier,
dit-on, le relit ou du moins le refeuillette une fois chaque année.
M. Bazin, l'historien de la France sous Mazarin, en a beaucoup pro-
fité dans son spirituel récit. Naudé, si enfoui par le resté de ses
œuvres, garde du moins, par celle-ci, l'honneur d'avoir apporté une
pièce indispensable et du meilleur aloi dans un grand procès histo-
rique : son nom a désormais une place assurée en tout tableau fidèle
(1) Les barricades sont précisément de la même date que la lettre de Guy Palîii.
jour pour jour, 27 août.
782 KEVDE DES DEUX MONDES.
-de ce temps-là. Je voudrais pouvoir donner idée du Mascurat à des
lecteurs gens du monde, et j'en désespère. Dans ce style resté
franc gaulois et gorgé de latin , il trouve moyen de tout fourrer, de
tout dire; je ne sais vraiment ce qu'on n'y trouverait pas. Il y a des
tirades et enfilades de curiosités et de documens à tout propos, des
kyrielles à la Rabelais , où le bibliographe se joue et met les séries
de son catalogue en branle, ici sur tous les novateurs et faiseurs
d'utopies (pag. 92 et 697), là sur les femmes savantes (p. 81), plus
loin, sur les bibliothèques publiques (p. 2i*2); ailleurs, sur tous les
imprimeurs savans qui ont honoré la presse (p. 691); à un autre en-
droit, sur toutes les académies d'Italie (p. 139, 147), que sais-je (1)?
Pour qui aurait un traité à écrire sur l'un quelconque de ces sujets,
le Mascurat fournirait tout aussitôt la matière d'une petite préface
des plus érudites; c'est une mine à fouiller; c'est, pour parler le lan-
gage du lieu, une marmite immense d'où, en plongeant au hasard,
î-on rapporte toujours quelque fin morceau.
La scène se passe au cabaret; on y boit à même des pots, on y
înange des harengs saiirets, tout s'en ressent. On a remarqué que la
plaisanterie d'une nation ressemble (règle générale) à son mets ou à
sa boisson favorite. On n'a donc ici ni le pudding de Swift, ni Je
Champagne ou le moka de Voltaire. Le Mascurat de Naudé, c'est
«ne espèce de salmigondis épais et noir, un vrai fricot comme nos
aïeux l'aimaient, où il y a bien du fin lard et des petits pois. On y lit
4 p. 231) une grande discussion sur la poésie macaronique; ce livre
«st une espèce de macaronée aussi.
Au commencement du Mascurat il n'est pas huit heures et demie
du malin (page 13) : les deux compagnons entrent au cabaret et s'at-
<î) Et encore (page 370) il enfile toutes sortes d'historiettes sur des réponses
faites par bévue, el se moque en même temps de la rhétorique; il y trouve son
double compte d'enfileur de rogatons érudits et de moqueur des tours oratoires. —
Il ne trouve pas moins son double compte de fureteur historique et de défenseur
du Mazarin, lorsqu'il se donne (page 266) le malin plaisir d'énumérer tous les
profils et pots-de-vin de l'intègre Sully, lequel « lira trois cens mille livres pour
« la démission de sa charge des Finances el de la Bastille; soixante mille pour celle
«de la Compagnie de la Reine-Mère; cinquante mille pour celle de Surintendant
• « des Bâlimens; deux cens mille pour le Gouvernement de Poitou; cent cinquante
x( mille \K)ur la charge de Grand-Voyer, et deux cens cinquante mille pour récom-
« pense ou plutôt courretage de beaucoup de bénéfices donnés à sa recoinmanda-
« lion.» El le fin Naudé part de là pour opposer le désintéressement du Mazarin;
nuis il tenait encore plus, je le crains bien, à ce qu'il avait lâché en passant contre
.cette renommée populaire de Sully.
%-f
MORALISTES DE LA FRANCE. 783
tablent pour discourir à l'aise à mane ad vesperam (page 38). Al
page 3*22, on les voit qui dînent. Page 34-9, Saint- Ange frappe pour
demander à boire. Page 379 , il continue de mâcher et de boire.
Page 385 , il est question de plat qui se refroidit. Page 386 , Ma^-
curat s'absente un bon quart d'heure, ou une bonne heure, dit Saint-
Ange qui l'attend. C'en est assez pour donner idée de la compositioii
étrange de cet autre Neveu de Rameau, A travers ces divers incidens
de la journée, le dialogue dure toujours.
Le caractère de Saint- Ange, c'est le gros bon sens, près de Mas-
curât qui représente l'érudit rusé : a Tu m'emportes, lui dit à cer-
tain moment Saint-Ange, comme l'aigle fait la tortue, hors de moiï
élément; revenons... » Et plus loin, lorsque Mascurat lui énumère
complaisamment les grands génies de première classe, les douz^e
preux de pédanterie : kxohxmQàQ y Aristote, Euchde, Scot (Duns),
Calculator, etc., (je fais grâce des autres), le matois Saint-Ange
répond : ce Tu m'endors quand tu me parles de tous ces auteurs-là
« que je ne connois point; il y avoit l'autre jour un homme bien
(( sensé , chez Biaise, qui n'y faisoit pas tant de finesse; car il disoit
« que la Sagesse de Charron et la République de Bodin étoient ks
« meilleurs livres du monde, et sa raison étoit que le premier en-
te seigne à se bien gouverner soi-même, et le second à bien gou-
(( verner les autres... Ce discours, à te dire vrai, me tient heu de
« démonstration et me persuade bien davantage que ne font tous les
a mathématiciens et philosophes; mais tu as l'esprit si sublime que
c( tu voudrois toujours être avec les auteurs de la première classe.
« Pour moi , je me tiens aux médiocres , c'est-à-dire à ceux que tu
(( appelles honnêtes gens et bons esprits. » Naudé, en écrivant cette
charmante page, ne comprenait-il donc pas que le nombre de ces
honnêtes gens et de ces bons esprits vulgaires à la Saint-Ange allait
augmenter assez pour faire un public qui ne serait plus la populace?
Le tiers-état de Siéyes était au bout, notre classe moyenne.
Si Naudé ne comptait pas assez sur ce prochain monde des bons
esprits, il semble avoir encore moins soupçonné qu'une autre por-
tion plus déUcate s'y introduirait, et que l'heure approchait où il
faudrait écrire en français pour être lu même des femmes. Chez
Naudé, les femmes n'entrent pas; latin à part, il y a des grossièretés.
La finesse d'ailleurs, la raillerie couverte, la sournoiserie même
de l'auteur entre ces deux bons compères, Saint-Ange et Mascurat,.
va aussi loin qu'on peut supposer. Je veux trahir et prendre sur le
fait sa méthode habituelle. A un endroit, par exemple, il énumère
78i REVUE DES DEUX MONDES.
au long les académies d'Italie; rien de plus intéressant pour les esprits
académiques; on croirait, à la complaisance du détail, que Naudé
admire, qu'il se prend; pas du tout. Prenez garde : voilà qu'à la fin ,
citant Pétrone sur les déclamateurs, il montre que ces façons pom-
peuses d'exercice littéraire ne servent au fond de rien, que les vrais
grands écrivains sont de date antérieure, que les bons esprits vont à ces
nouvelles académies comme les belles femmes au bal, c est-à-dire sans
en chercher autre profit que d'y passer le temps agréablement et' de s'y
faire voir et admirer. — Sur quoi Saint-Ange, un peu surpris dure-
vers , dit à Mascurat : a Tu fais justement comme ces vaches qui
€ attendent que le pot au lait soit plein pour le renverser (1)...»
Voilà, en bon français , la méthode de Gabriel Naudé et des grands
sceptiques.
En matière religieuse, il ne procède pas autrement, et c'est ici que
le mot de sournoiserie s'applique à merveille. Ainsi, à propos de
YAlcoran, dont les paroles, dit Mascurat (page 3i5), sont très belles
et bonnes, quoique la doctrine en soit fort mauvaise, Saint-Ange se
récrie, et Mascurat répond entre autres choses : a ... Joint aussi qu'il
(( est hors le pouvoir d'un homme, tant habile qu'il soit, de connoître
(( quelle est la religion des Turcs, soit pour la foi ou les cérémonies,
c( par la seule lecture de VAlcoran ; tout de même , sans compa-
cc RAISON TOUTEFOIS , qu'uu hommc qui n'auroit lu que le Nouveau
c( Testament ne pourroit jamais connoître le détail de la religion ca-
c( thoUque, vu qu'elle consiste en diverses règles, cérémonies, éta-
(( blissemens, institutions, traditions, et autres choses semblables
(( que les papes et les conciles ont établies de temps en temps , et
a pièces après autres, conformément à la doctrine contenue implicite
ce ou explicité dans ledit livre. » On a le venin.
J'aime mieux citer une belle page philosophique, et même reli-
gieuse à la bien prendre, qui rentre dans une pensée souvent expri-
mée par lui. Il s'agit de je ne sais quel conseil (p. 229) dont Saint-
Ange croit que les politiques d'alors pourraient tirer grand profit;
Mascurat répond : ce Quand ils le feroient, Saint-Ange, ils ne réussi-
« roient pas mieux au gouvernement des états et empires que les
« plus doctes médecins font à celui des malades; car il faut néces-
cc sairement que les uns et les autres prennent fin, tantôt d'unr
c( façon et tantôt de l'autre : Quotidie aliquid in tam magno orbe
a mutatury nova urbium fundamenta jaciuntur, nova gentium no-
ix) PagelSi.
MORALISTES DE LA FRANCE. 785
<c mina, extinctis nominihus prioribiis mit in accessionem validions
« conversiSj oriuntur (chaque jour quelque changement s'opère en
(( ce vaste univers; on jette les fondations de villes nouvelles; de
« nouvelles nations s'élèvent sur la ruine des anciennes dont le nom
« s'éteint ou va se perdre dans la gloire d'un état plus puissant). Je
« ne dis pas toutefois qu'un peu de régime ne fasse grand bien, et
« que tant de livres qu'écrivent tous les jours les médecins de vita
(f proroganda soient inutiles; mais aussi en faut-il demeurer dans
<( leurs termes, et ne pas attendre des remèdes l'éternité que Dieu
« seul s'est réservée. » — Et dans les Coups d'État (chap. iv) il avait
dit : c( Il ne faut donc pas croupir dans l'erreur de ces foibles esprits
({ qui s'imaginent que Rome sera toujours le siège des saints Pères,
c( et Paris celui des rois de France. » Je trouve que, de nos jours,
les sages eux-mêmes ne sont pas assez persuadés que de tels chan-
gemens restent toujours possibles, et l'on met volontiers en avant
un axiome de nouvelle formation, bien plus flatteur, qui est que les
nations ne meurent pas.
Je ne pousserai pas plus loin ce qui aussi bien n'aurait aucun
terme, car il faudrait extraire à satiété, sans pouvoir jamais analy-
ser. La conclusion du Mascurat est spirituelle et va au-devant des
objections d'invraisemblance. — Saint-Ange : a ïu me dis de si belles
« choses, que, si elles étoient imprimées, on ne s'imagineroit jamais
c( qu'elles vinssent du cabaret ni qu'elles eussent été dites par deux
«libraires ou imprimeurs.... » Et Mascurat répond en citant des
exemples de l'antiquité : «... Au contraire, je vois dans Plutarque
« et Athénée que les plus doctes de ce temps-l«i tenoient des propos
« aussi sérieux entre la poire et le fromage et ayant le verre à la
« main, comme nous l'avons maintenant, que tous les Académistes
« de Cicéron en ses plus délicieuses vignes, in Tusculano, in Cu-
« manoy in Arpinati. » Il continue, selon son usage, d'épuiser tous
les exemples de dialogues anciens qui se tiennent, tantôt au milieu
des rues, comme le Gorgias^ tantôt dans une maison du Pirée,
comme la République, ou bien encore sous le portique du temple de
Jupiter ou aux bords de l'Ilissus. De là à un cabaret de la Cité évi-
demment il n'y a qu'un pas. Et sur ce que ce sont deux imprimeurs
qui ont dit ces belles choses, Mascurat, qui a voyagé, cite l'exemple
des savetiers italiens dont la politique est encore plus raffinée que
celle des imprimeurs de ce pays-ci : « Finalement, ajoute-t-il, pour-
ce quoi trouver étrange que nous ayons dit tant de choses en un
« jour, puisque nous voyons tant de tragédies nous représenter en
TOME IV. 51
786 REVUE DES DEUX MONDES.
« pareil espace de temps des histoires que l'on ne jugeioit jamais,
« à cause d'une inflnité de rencontres et d'incidens, avoir été faites
(( dans l'espace de vingt-quatre heures.... Et puis, si le Timée, le
tt GorgiaSy le Phédon, et les dialogues de Republica et de Ler/ibus de
<c Platon, quoiqu'ils soient bien plus longs que les nôtres, ont bien
« été faits en un jour..., pourquoi ne voudra-t-on pas que nous
« ayons dit, depuis cinq heures du matin jusques à sept heures du
(c soir, ce que, s'il étoit imprimé, il ne faudroit guère davantage de
« temps pour lire?... » Il en faut un peu plus, quoi qu'il en dise; et,
avec notre dose d'attention d'aujourd'hui, ne vient pas à bout qui
veut de ce gros in-4" immense. C'est pourquoi nous y avons tant
insisté (1).
La seconde Fronde vint renverser encore une fois la fortune de
Naudé et lui porter au cœur le coup le plus sensible, celui qu'un père
eût éprouvé de la perte d'une fdle unique, déjà nubile et passion-
nément chérie. L'arrêt du parlement de Paris qui ordonnait la vente
de la bibhothèque du cardinal lui arracha un cri de douleur et pres-
que d'éloquence. Dans un Advis imprimé (1651) à l'adresse de nos
seigneurs du parlement, il exhale les sentimens dont il est plein :
« .... Et pour moi qui la chérissois comme l'œuvre de mes mains et
c( le miracle de ma vie, je vous avoue ingénuement que, depuis ce
« coup de foudre lancé du ciel de votre justice sur une pièce si rare,
« si belle et si excellente, et que j'avois par mes veilles et mes la-
a beurs réduite à une telle perfection que l'on ne pouvoit pas mora-
n lement en désirer une plus grande, j'ai été tellement interdit et
(( étonné, que si la même cause qui fit parler autrefois le fils de Crésus,
c( quoique muet de sa nature, ne me délioit maintenant la langue
ce pour jeter ces derniers accens au trépas de cette mienne fille,
(( comme celui-là faisoit au dangereux état où se trouvoit son père, je
(c serois demeuré muet éternellement. Et en effet, messieurs, comme
« ce bon fils sauva la vie à son père, en le faisant connoître pour ce
ce qu'il étoit, pourquoi ne puis-je pas me promettre que votre bien-
ce veillance et votre justice ordinaire sauveront la vie à cette fille, ou,
(1) M. Artaud, dans son ouvrage sur Machiavel ( t. II , p. 336-350) , cite un ou-
vrage manuscrit français qui est une apologie remarquable de Tilluslre Florentin,
et il se dit lente de l'attribuer à Gabriel Naudé. Mais, sansr parler des autres objec-
tions, comme cette apologie ne put être composée que vers ou après lGi9, Naudé
eut bien assez à faire, en ces années, avec son Mascurat d'abord , puis avec les
tracas et calamités qui vont l'envahir, pour qu'on ne puisse lui imputer un travail
dont OD ne verrait d'ailleurs pas le but sous sa plume.
MORALISTES DE L4 FRANCE. 787
« pour mieux dire, à cette fameuse bibliothèque, quand je vous aurai
« dit, pour vous représenter en peu de mots l'abrégé de ses perfec-
« tions, que c'est la plus belle et la mieux fournie de toutes les bi-
(( bliothèques qui ont jamais été au monde et qui pourront, si l'af-
(( fection ne me trompe bien fort, y être à l'avenir. » — Et il finit
en répétant les vers attribués à Auguste, lorsque celui-ci décida de
casser le testament de Virgile plutôt que d'anéantir l'Enéide :
.... Frangatur potius legum veneranda potestas
Quam tôt congestos noctesque diesque labores
Hauserit una dies, supremaque jussa Senatiis!
La vente se fit pourtant, bien qu'avec de certains accommodemens
peut-être. Naudé en racheta pour sa part tous les livres de médecine,
et il paraît qu'il y eut des prête-noms du cardinal qui en sauvèrent
d'autres séries tout entières. Du moins M. Petit-Radel a beaucoup
iusisté sur ces rachats concertés qu'il démontre avec chaleur, comme
si son amour-propre d'administrateur et d'héritier y était intéressé.
Quoi qu'il en soit, le coup était porté pour l'auteur même; l'intégrité
et l'honneur de l'œuvre unique avaient péri. «On vend toujours ici
<( la bibliothèque de ce rouge tyran , écrit Guy Patin (30 janvier 1652);
a seize mille volumes en sont déjà sortis; il n'en reste plus que vingt-
« quatre mille. Tout Paris y va comme à la procession : j'ai si peu
« de loisir que je n'y puis aller, joint que le bibliothécaire qui l'avoit
« dressée, mon ami de trente-cinq ans, m'est si cher, que je ne puis
({ voir cette dissolution et destruction » Il fallait que Guy Patin
aimât bien fort Naudé pour s'attendrir à l'endroit d'une disgrâce ar-
rivée au Mazarin.
Les malheurs ne viennent jamais seuls; Naudé en eut un autre en
ces années. Étant autrefois à Rome, il avait été consulté et avait
donné son avis sur des manuscrits de Y Imitation de Jésus-Christ que
les bénédictins revendiquaient pour un moine de leur ordre, Gersen;
il n'était pas de leur avis, et avait jugé les manuscrits quelque peu
falsifiés. Son témoignage en resta là et sommeilla quelque temps.
Mais bientôt les chanoines réguliers de Saint Augustin, qui reven-
diquaient \ Imitation pour Akempis, c'est-à-dire pour leur saint,
comme les bénédictins pour le leur, introduisirent l'autorité et
l'acte de Naudé dans la discussion. Il y intervint lui-même par de
nouveaux écrits publics. Courier, avec son fameux pâté sur le ma-
nuscrit de Longus, sut ce que c'est que d'avoir affaire à des pédans
antiquaires et chambellans; Naudé, si prudent, si modéré, apprit
51.
788 REVUE DES DEUX MONDES.
bientôt à ses dépens ce que c'est que d'avoir affaire à des pédans,
de plus théologiens, surtout à un ordre tout entier et à des moines.
Quand on est sage, règle générale, il ne faut jamais se mettre sans
nécessité telles gens à robe noire à ses trousses. Si je l'osais, j'en don-
nerais le conseil même aujourd'hui encore à mes brillans amis. Du
temps de Naudé, on en vint d'emblée aux injures. Il y avait dès-lors
un Dom Robert Quatremaire (n'était-il pas de la famille de M. Etienne
Quatremère?) qui en disait. Naudé eut le tort d'y céder et d'y ré-
pondre. Tout cela se passait à propos du plus clément et du plus
miséricordieux des livres, autour de V Imitation. Ajoutez que, dans
cette querelle de Naudé et de Dom Quatremaire, on ne savait pas
très bien le français de part et d'autre, ou du moins on ne savait que
le vieux français; les injures en étaient d'autant plus grosses. Il en
résulta même des méprises singulières. Naudé, s'en prenant à un
bénédictin itahen, le père Cajetan, qui était petit et assez contrefait,
l'avait appelé rabougri; les bénédictins de Saint-Maur ne se rendi-
rent pas bien compte du terme, et le confondirent avec un bien plus
grave qui a quelque rapport de son. Ces vénérables rehgieux en
demandèrent réparation en justice comme d'une appellation infâme.
La naïveté prêta à rire. Naudé lui-même porta plainte en dififamatiou
devant le parlement; on a son factum (Raisons péremptoiresj etc., 1651);
je le voudrais supprimer pour son honneur. Sur ce terrain-là, il n'a
pas son esprit habituel : ce n'est plus qu'un savant du xvi*' siècle
en colère. Il prit pourtant occasion de sa défense pour dresser une
liste et kyrielle, comme il les aime, de toutes les falsifications, cor-
ruptions de pièces, tricheries, qu'on imputait aux bénédictins dans
les divers âges. En poussant cette pointe, il a, sous air pédantesque,
sa double malice cachée, et il infirme plus de choses ecclésiastiques
qu'il ne fait semblant. On assure qu'il eut alors les rieurs de son
côté; mais il dut être au fond mécontent de lui-même : le philosophe
en lui avait fait une faute (1).
La seconde Fronde lui laissait peu d'espoir de recouvrer sa con-
dition première; il accepta d'honorables propositions de la reine
Christine, et partit pour la cour de Stockholm, où il fut bibliothécaire
durant quelques mois. Cette cour était devenue sur la fin un guêpier
de savans qui s'y jouaient des tours; Naudé n'y tint guère. Il était
(1) On peut voir, si Ton veut, sur celle sotie et désagréable affaire, la Biblio-
thèque critique de Richard Simon, tome I, et aussi le tome I des Ouvrages pos-
thumes de Mabillon. — Doni Thuillier, bénédictin, y prend une revanche sur
Naudé.
MORALISTES DE LA FRANCE. 789
d'ailleurs à l'âge où l'on ne recommence plus. Il revenait de là, dé-
goûté de sa tentative, rappelé sans doute aussi par le mal du pays
et par la perspective de jours meilleurs après les troubles civils
apaisés, lorsqu'il fut pris de maladie et mourut en route, à Abbeville,
le 29 juillet 1G53, avant d'avoir pu revoir et embrasser ses amis. Il
fut amèrement regretté de tous, particulièrement de Guy Patin,
qui ne parle jamais de son bon et cher ami M. Naudé qu'avec un
attendrissement bien rare en cette caustique nature, et qui les ho-
nore tous deux : ce Je pleure incessamment jour et nuit M. Naudé.
c( Oh! la grande perte que j'ai faite en la personne d'un tel ami! Je
(( pense que j'en mourrai, si Dieu ne m'aide. (25 novembre 1653. ) »
— Les érudits composèrent à l'envi des vers latins sur la mort du
confrère qui les avait si libéralement servis. On peut trouver cepen-
dant qu'il ne lui a pas été fait de funérailles suffisantes : on n'a pas
recueilli ses œuvres complètes; il n'a pas été solennellement ense-
veli. Mort en 1653, du même âge que le siècle, il n'en représentait
que la première moitié , au moment où la seconde , si glorieuse et si
contraire, allait éclater. Les Provinciales ^diTmeni six années seule-
ment après le Mascurat, et donnèrent le signal; la face du monde
littéraire fut renouvelée. Naudé rentra vite, pour n'en plus sortir,
dans l'ombre de ces bibliothèques qu'il avait tant aimées et qui
allaient être son tombeau. On imprima de lui un volume de lettres
latines criblé de fautes. On rédigea le Naudœana, ou extrait de ses
conversations, criblé de bévues également. Il n'eut pas d'éditeur
pieux. Son article manque au Dictionnaire de Bayle, ce plus direct
héritier de son esprit. Lui qui a tant songé à sauver les autres de
l'oubli, il est de ceux, et des plus regrettables, qui sont en train de
sombrer dans le grand naufrage. Ses livres ont, à mes yeux déjà, la
valeur de manuscrits, en ce sens que, selon toute probabilité , ils ne
seront jamais réimprimés. Quelques curieux les recherchent; on les
lit peu, on les consulte çà et là. Tel est le lot de presque tous, de
quelques-uns même des plus dignes. Qu'y faire? la vie presse, la
marche commande, il n'y a plus moyen de tout embrasser; et nous
môme ici, qui avons tâché d'exprimer du moins l'esprit de Naudé.
et de redemander, d'arracher sa physionomie vraie à ses œuvres
éparses, ce n'est, pour ainsi dire, qu'en courant que nous avons pu
lui rendre cet hommage.
Sainte-Beuve.
ÉTUDES
SUR L'ANGLETERRE.
m.
LIVERPOOL
L'époque dans laquelle nous vivons est l'âge des grandes villes.
Les descriptions fabuleuses que l'antiquité nous a laissées de Thèbes,
de Babylone, de Carthage, de Syracuse et de Rome elle-même, se
trouvent effacées de nos jours par des réalités historiques telles que
Londres, Paris, Amsterdam , Vienne, Naples, Madrid , Berlin , New-
York, Pétersbourg et Moscou. Les capitales n'ont plus, comme au-
trefois, le privilège d'attirer seules des habitans qui restaient encore
le plus souvent à l'état de foules parasites. Ce sont aujourd'hui des
populations laborieuses qui se groupent pour former des centres de
commerce ou d'industrie. Le travail est le principe de toutes ces as-
sociations : les hommes ne se rassemblent plus que pour produire ou
ÉTUDES SUR L'ANGLETERRE. 791
pour échanger des produits, et plus les sources de la production sont
fécondes, plus le nombre des travailleurs se multiplie.
La population , qui était stationnaire dans le dernier siècle, a fait
depuis cinquante ans d'immenses progrès en Europe. Tantôt mal-
gré la guerre et tantôt à la faveur de la paix , presque tous les états
ont vu s'accroître leurs habitans. Dans ce mouvement d'expansion,
les villes ont généralement gagné plus que les campagnes, et les
grandes villes plus que les petites cités. Le cours naturel des choses
veut que la mortalité parmi les populations urbaines soit plus consi-
dérable que parmi les populations rurales, car des habitudes paisibles
et un air pur doivent prolonger la durée de la vie; mais la force
d'attraction dont sont douées les agglomérations puissantes tend à
combler les vides qui se déclarent dans leurs rangs. Il s'établit une
émigration régulière et croissante des campagnes vers les villes.
Attirés par des salaires plus élevés, les laboureurs accourent à ces
vastes marchés du travail , et sont bientôt transformés en ouvriers
des ports ou des manufactures. Il semble que la reproduction de
l'espèce humaine s'opère principalement aux champs (1), et la con-
sommation dans les cités.
Ce caractère distinctif de notre état social n'est nulle part plus
marqué qu'en Angleterre. Aucune contrée, dans le monde connu,
ne présente un plus grand nombre de villes industrieuses et large-
ment peuplées. En France, on citerait à peine, après Paris, trois ou
quatre cités, comme Lyon, Marseille, Bordeaux et Rouen, qui aient
plus de cent mille habitans. Dans la Grande-Bretagne, chacune des
villes de Liverpool, Manchester et Glasgow compte près de trois
cent mille âmes; Edimbourg, Birmingham, Leeds, Bristol, Sheffield
et Newcastle ont de cent à deux cent mille habitans. En 1836, les
villes de dix mille âmes et au-dessus renfermaient, en France, une
population de 3,764,219 habitans. En 1831, les cités de cette impor-
tance renfermaient déjà dans la Grande-Bretagne^ et sur une popu-
lation générale qui était à peine la moitié de celle de la France,
4,620,000 habitans. A la même époque, 28 personnes sur 100 se
vouaient à l'agriculture de l'autre côté du détroit , pendant que les
travaux des champs absorbaient chez nous 68 personnes sur 100.
La prépondérance que prennent aujourd'hui les agrégations ur-
baines est caractérisée dans les deux contrées par les termes suivans.
En France, de 1801 à 1836, la population du royaume s'est accrue
(1) Officina gentiurrij comme dil Tacite,
792 REVUE DES DEUX MONDES.
de 23 pour cent. Pans le môme intervalle, la population de Marseille
s'augmentait de 32 pour cent; celle de Lille, de 33 pour cent; celle de
Toulouse, de 54 pour cent; celle de Lyon, de 37 pour cent; celle du
Havre, de 60 pour cent; celle de Paris, de G6 pour 100; celle de
Reims, de 90 pour cent; celle de Saint-Quentin, de 100 pour cent,
et celle de Saint-Étienne, de 150 pour cent. En Angleterre l'accrois-
sement général de la population, de 1811 à 1831, a été de 30 pour
cent. Dans cet espace de vingt années, les populations rurales
n'ont gagné que 30 pour cent, tandis que les populations urbaines,
prises ensemble, gagnaient 53 pour cent. Mais le progrès frappera
bien davantage, si l'on borne cette comparaison aux principales
cités; en effet, il est à Londres de 42 pour cent; à Edimbourg et à
Newcastle, de 60 pour cent; à Bristol , de 65 pour cent; à Sheffield,
de 70 pour cent; à Birmingham, de 72 pour cent; à Liverpool, de 75
pour cent; à Glasgow, de 95 pour cent, et à Manchester, de 150 pour
cent.
Parmi tous ces phénomènes, l'état actuel du comté de Lancastre
est sans contredit le plus digne d'attention. En 1801, la population
de ce district était de 672,565 âmes; le recensement de 18V1 a con-
staté l'existence de 1,667,064 habitans. M. H. Ashworth (1) fait remar-
quer que, si le mouvement de la population dans le Lancashire avait
été le même que dans le reste du royaume, ce district n'aurait compté
en 1841 que 1,125,924 habitans, et il en conclut que les 531,130 per-
sonnes qui forment l'excédant ont dû émigrer des districts agri-
coles vers les centres commerciaux et manufacturiers pendant les
quarante dernières années. On reconnaîtra que le contingent fourni
par l'émigration à ce gigantesque accroissement a dû être bien plus
considérable, si l'on réfléchit que les agrégations urbaines n'ont pas
une force de reproduction égale à celle des districts ruraux, et que
la population des villes, livrée à elle-même, grandit avec moins de ra-
pidité.
Le Lancashire et généralement les comtés manufacturiers ont donc
ouvert une issue, un refuge à la surabondance de la population. Au
lieu de se répandre au dehors, comme dans le xvr et le xvii" siècle,
les habitans de la Grande-Bretagne ont fondé ainsi à l'intérieur ces
magnifiques colonies de la laine et du coton, où tant de bras oisifs ont
trouvé du travail , et tant de capitaux de l'emploi. Le Lancashire c^
été véritablement, comme le disait récemment le Times^ la maison de
(1) Past and présent state of Lancashire.
ÉTUDES SCR L'ANGLETERUE. 793
charité ou plutôt la maison de travail, le work-house de TAngle-
terre, dans le sens littéral de ce mot.
La population agricole est peu nombreuse dans le comté de Lan-
castre, où elle représente aujourd'hui 9 pour cent du nombre des
habitans. Là, tout est villes, usines, manufactures, comptoirs et
chantiers de construction. On n'y peut faire un pas sans rencontrer
quelque ouvrage qui atteste une conquête de l'homme sur la nature.
Aucune partie de l'Angleterre n'est sillonnée au même degré de
routes, de canaux et de chemins de fer. Au milieu de ces merveilles,
Liverpool et Manchester les résument toutes et sont comme les deux
faces d'un même sujet.
Nulle part les liens qui unissent le commerce à l'industrie ne pa-
raissent plus étroits. Liverpool et Manchester sont en quelque sorte
solidaires; l'un de ces établissemens venant à chanceler, l'autre ne
pourrait pas rester debout. Il y a mieux. Ces deux villes, qui repré-
sentent et qui personnifient l'industrie humaine parvenue à l'apogée
de la production, étaient impossibles l'une sans l'autre. Le com-
merce de Liverpool n'aurait jamais atteint ses dimensions colossales,
s'il n'avait eu derrière lui les manufactures de Manchester pour con-
sommer les marchandises importées et pour lui fournir les élémens
de ses exportations. Manchester, à son tour, aurait beau être assis
sur d'inépuisables bancs de houille, faire des miracles d'invention
en mécanique, et posséder une race industrielle qui combine l'au-
dace avec le sang-froid, l'intelligence avec l'énergie, si les commer-
çans de Liverpool n'avaient pas été là pour expédier ses produits
dans les quatre parties du monde. Séparez Liverpool de Manchester,
et vous aurez quelque port en décadence, comme Bristol ou Ply-
mouth. Éloignez Manchester de son port commercial, et vous ferez
descendre cette métropole de l'industrie au rang de Leeds ou de
Nottingham. La raison des accroissemens de Manchester est la même
que celle des progrès de Glasgow : on la trouve dans le bas prix de
la force motrice , et dans la proximité des grands centres commer-
ciaux.
Autrefois les accroissemens des villes, de même que ceux des
empires, s'opéraient avec lenteur; ils étaient l'œuvre des siècles, qui
les déposaient par une incessante alluvion. Aujourd'hui les dévelop-
pemens sont soudains, l'arbre croît à vue d'œil; en moins de vingt-
cinq ans, des villes naissent, et d'autres voient doubler leur popu-
lation. Le monde marche au pas de course; les hommes, selon
794 REVUE DES DEUX MONDES.
l'expression américaine, vont toujours en avant [go a head); il est
donc impossible que le désordre ne se mette pas de la partie. La
prévoyance sociale n'a pas le temps d'intervenir pour régulariser le
cours de ces progrès. On bâtit à l'aventure; les populations viennent
s'entasser dans des quartiers où elles manquent d'espace et d'abri ;
enfin des maladies précoces, l'infection physique et la corruption mo-
rale fermentent au plus épais de ces grandes réunions; on est bientôt
réduit à reprendre en sous-œuvre les fondemens de la société.
Tous les villes récemment formées ou récemment accrues pré-
sentent les symptômes de ce trouble social. Paris n'est qu'une vaste
hôtellerie, où la population laborieuse demeure essentiellement flot-
tante, et n'a pas, à proprement parler, de domicile; cent vingt mille
malades par an traversent les hôpitaux et dix à douze mille y meurent,
le tiers des décès annuels. Lyon figure un amalgame informe, qui
se compose de trois villes distinctes, qui a trois polices et trois admi-
nistrations. Il en est de môme de Londres et de Glasgow. Manchester
s'est élevé un peu au hasard , entre deux paroisses qu'il réunit au-
jourd'hui, Salford et Chorlton. Il y a quelques années, Manchester
n'avait encore ni représentans dans le parlement , ni municipalité,
ni police, ni tribunaux; cette ville dépendait de Salford, qui n'est
plus aujourd'hui qu'un de ses faubourgs.
Les cités modernes peuvent se ramener à trois types principaux,
qui sont : les capitales , les places de commerce , et les villes manu-
facturières. Chacune de ces variétés a une influence difTérente sur le
bien-être, sur l'activité, sur l'intelligence et sur la moralité des
hommes qui s'y trouvent rassemblés. Londres, Liverpool et Man-
chester résument les populations urbaines dans le royaume-uni. J'a*
déjà esquissé, par quelques côtés, la physionomie de Londres. Li-
verpool soulève des problèmes semblables, mais sans aucun mélange
de ces accidens qui tiennent à la vie politique et aux habitudes du
grand monde. C'est aussi la transition la plus naturelle pour abor-
der les régions de l'industrie au sommet desquelles Manchester est
placé.
J usque vers la fin du xviir siècle, Londres et Bristol se partageaient
le commerce britannique; Liverpool comptait pour bien peu dans '
mouvement. Aucun établissement commercial, sans môme excepter
New -York, n'a eu des commencemens aussi récens ni aussi humbles,
et ne présente aujourd'hui le spectacle d'une aussi merveilleuse pros-
périté. Liverpool ou Litherpool était, il y a deux cents ans, une
ÉTUDES SUR L'ANGLETERRE. 795
bourgade de pêcheurs, à l'embouchure de la Mersey, et le port où
Ton s'embarquait ordinairement pour passer en Irlande (1). En 1700,
la ville n'avait pas 6,000 habitans. En 1760, la population s'élevait à
:25,787 personnes; mais le port n'avait reçu dans l'année que 1,245
vaisseaux, et les droits de dock n'avaient produit que 2,330 Hv. st.
( près de 60,000 francs) au trésor municipal. En 1700, Liverpool
était porté sur les rôles de la contribution foncière [land-tax] pour
la modeste somme de 168 liv. sterl. 13 sh. 10 den. ( 4,220 fr. ), et
le revenu du district [hundred] de West-Derby, qui comprend cette
ville, était évalué à 35,642 Hv. sterl. (891,050 fr. ).
Il y a loin d'une telle indigence aux splendeurs du présent. Le
revenu de West-Derby se trouve estimé aujourd'hui, dans les évalua-
tions des receveurs du comté, à 2,124,925 liv. sterl. (2), ce qui sup-
pose dans la richesse locale un progrès de 5,900 pour 100. Liver-
pool, avec ses faubourgs, compte une population de 280,000 âmes.
Ses docks reçoivent annuellement quinze mille vaisseaux; le revenu
municipal ne s'élève pas à moins de 8 millions de francs, et le pro-
duit net des douanes que l'Échiquier y a établies excède 100 mil-
lions. Un seul port de la Grande-Bretagne rapporte ainsi à l'état plus
que la France ne retire du revenu de tous ses ports réunis.
C'est une étude pleine d'intérêt que de suivre, dans l'histoire de
Liverpool, la trace de ses développemens successifs. On y voit ce que
peut la volonté de l'homme aux prises avec les obstacles que la nature
avait accumulés. Les Hollandais ont reconquis leur sol sur la mer; les
gens de Liverpool ont forcé la mer à venir à eux. L'embouchure de
la Mersey forme une espèce de mer intérieure, dont les sables obs-
truent le lit, où les navires, à marée haute, sont battus par les vents
et par les vagues , et où la marée basse les laisse à sec sur la vase, en
retirant tout à coup vingt à trente pieds d'eau. Pour obvier à ces
dangers , il fallait creuser des bassins qui pussent s'ouvrir à marée
haute, se fermera marée basse, et offrir aux navires un niveau con-
stant. Voilà le problème que l'on résolut à Liverpoo^, dès l'année
1699, en ouvrant le premier dock humide que l'Angleterre eût encore
possédé. Le second bassin fut inauguré en 1748, et en 1800, lorsque
Londres n'avait pas encore de docks, ceux de Liverpool occupaient
un espace de 45 acres , dont l'étendue est aujourd'hui plus que
doublée.
(1) CamderCs survcy.
(2) Past and présent state of Lancashire.
796 REVUE DES DEUX MONDES.
Le système des docks ou bassins à flot est le plus notable perfec-
tionnement que l'on ait apporté à la manutention des marchan-
dises dans les ports de l'Océan. Le commerce de Liverpool a dû à
cette découverte , dont il avait tout l'honneur, ses premiers succès
et son ascendant déflnitif. Les docks économisant la main-d'œuvre
pour le chargement et pour le déchargement des navires, les arma-
teurs ont dirigé de préférence leurs cargaisons vers le port qui
leur offrait ces facilités. L'admirable position de Liverpool a fait le
reste. La Mersey devenant praticable, les vaisseaux de toutes les
parties du monde y ont afflué.
Il faut dire cependant que, si les habitans de Liverpool ont inventa
les docks commerciaux , ils ne paraissent pas s'être beaucoup in-
quiétés d'en améliorer l'économie. A Londres, un dock n'est pas seu-
lement un bassin à niveau fixe, entouré de quais qui permettent de
charger et de décharger les navires sans difficulté; c'est en même
temps un lieu de dépôt et d'entrepôt. Des magasins spacieux et à plu-
sieurs étages , surmontant les quais , reçoivent les marchandises à
mesure que les vaisseaux les apportent; ils servent à les classer et
les retiennent sous clé. La compagnie qui administre le dock donne
au propriétaire des marchandises un récépissé ou titre de garantie
{ warrant) que celui-ci transmet à l'acheteur par voie d'endossement.
Les sucres, les cafés, les indigos, les cotons, se monnoienl ainsi, et,
transformés en billets de banque, ces produits d'un autre hémi-
sphère entrent dans la circulation. Les achats et les ventes, qui exi-
geaient auparavant la livraison des marchandises, s'opèrent par la
simple transmission des titres. Le crédit commercial devient quelque
chose de semblable au crédit en matière de banque, et les opéra-
tions quotidiennes d'une grande place peuvent se liquider par d(
soldes entre les mains des courtiers.
Ce n'est pas tout; le commerçant qui laisse ses marchandises dai
les docks n'a besoin ni de louer des magasins immenses, ni d'avoir
de nombreux commis, ni d'entretenir une armée de portefaix. I^
compagnie des docks reçoit, vérifie et enregistre pour lui. 11 lui
suffit donc d'avoir un comptoir dans la Cité , et de conserver par des
écritures courantes la trace de ses opérations. Moyennant de légers
droits payés à la compagnie, il est dégagé de tous soins, de toute
responsabilité, et n'a plus à songer qu'au bon emploi de ses capi-
taux. La marchandise, en outre, n'étant plus exposée au déchet qui
est la conséquence inévitable de plusieurs transports successifs, se
conserve beaucoup mieux. En la faisant passer immédiatement de
ÉTUDES SUR L'ANGLETERRE. 797
l'entrepont du navire dans les magasins du dock, on la met à l'abri
des déprédations sans nombre des batteurs de quais et des rôdeurs
de rivière. L'économie annuelle que le commerce de Londres a réa-
lisée, de ce seul chef, par l'établissement des docks, est évaluée à
400,000 liv. sterl. ( plus de 10 millions de francs ).
Les docks de Liverpool n'offrent aucun de ces avantages. Comme
le port de Marseille et comme les bassins du Havre, ils demeurent à
l'état brut; ils sont aujourd'hui ce qu'ils étaient il y a cent quarante
ans. A Liverpool , le déchargement et le dépôt dans les magasins
forment deux opérations distinctes. Les docks les plus récens ont des
hangars couverts sous lesquels on dépose provisoirement les mar-
chandises, lorsqu'on les enlève des navires, ou au moment de les
charger sur les vaisseaux ; mais les magasins sont des propriétés par-
ticulières, de vastes maisons à six ou sept étages situées généralement
le long du fleuve et parallèles aux docks, avec lesquels elles commu-
niquent par des chemins de fer. Il en résulte une perte notable de
temps et d'assez fortes dépenses de main-d'œuvre , sans compter la
nécessité d'un personnel nombreux dans les maisons de commerce,
avec tous les embarras qu'amène le maniement des cargaisons.
Ajoutez que le système des titres de marchandises ou ivarrants est
inconnu sur la place de Liverpool, qui se trouve privée par là d'un
moyen réel de crédit.
A Londres , les docks ont été construits par des compagnies qui
avaient intérêt à concentrer dans ces établissemens la manutention
des marchandises, et qui offraient aux marchands en garantie leur
crédit ainsi que leur responsabilité. A Liverpool, c'est la corporation
municipale qui en a fait les frais, voulant mettre en valeur des ter-
rains qui lui appartenaient en tant que pouvoir pubUc, mais évitant
en même temps de déprécier des magasins qui étaient la propriété
particulière de ses membres. Ces propriétés sont considérables;
M. Flachat, dans un article du Dictionnaire du Commerce, les évalue
à il millions de francs. L'institution des docks rencontre les mêmes
obstacles au Havre et à Marseille , où elle a également pour adver-
saires les propriétaires de magasins cantonnés dans les chambres
de commerce et dans les conseils municipaux.
Liverpool est peut-être à la veille d'expier l'égoïsme de ses ma-
gistrats. En face de la ville et sur l'autre rive de la Mersey, les com-
missaires de Birkenhead se disposent à creuser un vaste dock où
Teau couvrirait un espace de 167 acres et qui pourrait recevoir les
plus grands vaisseaux. Tous les docks de Liverpool réunis n'ont pas
107 acres d'étendue. Les dépendances de ce bassin offriraient des em-
798 REVUE DES DEPX MONDES.
placemens commodes pour déposer les marchandises, et, aussitôt que
le capital de construction serait amorti, les navires pourraient y entrer
sans payer de droits. Assurément, si les entrepreneurs du dock de
Birkenhead se flattaient d'attirer de l'autre côté de la Mersey le
mouvement commercial dont Liverpool est le centre, un pareil projet
pourrait passer pour un rêve ou pour une folie. On ne déplace pas
en un jour des relations qui ont mis un siècle et demi à se former,
et les grands marchés , quels que soient les inconvéniens de leur
situation, appellent nécessairement les marchandises, les hommes,
ainsi que les capitaux. Mais un dock à Birkenhead, étant placé au pied
du chemin de fer qui va à Chester, de Chester à Crewe, et de Crewe
à Birmingham, aurait des chances pour devenir l'entrepôt des pro-
duits qui seraient dirigés du centre et du sud de l'Angleterre sur
Liverpool, ainsi que des provenances exotiques destinées aux comtés
de l'intérieur. Cet établissement se trouverait tout aussi près de
Liverpool que les docks des Indes occidentales le sont de Londres ;
car, en quelques minutes et pour 3 d., des bateaux à vapeur trans-
portent les passagers du quai voisin de la douane à Birkenhead, et
les grands négocians de Liverpool habitent presque tous , dans la
belle saison, des maisons de campagne situées non loin de cette pe-
tite ville, dans l'isthme formé par les deux rivières de la Dee et
de la Mersey.
La création des docks ne suffit pas pour expliquer les accroissc-
mens de Liverpool. On en trouve surtout la raison dans l'habileté
vraiment merveilleuse avec laquelle ses habitans ont su constamment
s'accommoder aux circonstances et en tirer parti. Les moyens qu'ils
employèrent ne furent pas toujours de ceux que la morale avoue.
Au xviii'' siè;cle , voyant le commerce des colonies acquis à Londres
et à Bristol, ils se mirent à faire la traite, et, de 1750 à 1770, trans-
portèrent plus de trois cent mille esclaves , avec un profit net de
200 millions (1). Plus tard, ils attirèrent à eux le commerce des
États-Unis, qu'ils monopolisent aujourd'hui. Enfin, le commerce de
l'Angleterre avec l'Irlande s'est presque entièrement concentré à
Liverpool depuis l'acte d'union.
Les négocians de Liverpool continuèrent la traite, même après le
bill de Wilberforce; mais les maisons les plus considérables et les
plus considérées cessèrent de tremper dans ces odieuses spécula-
tions. Si j'en crois des accusations dont la presse anglaise a retenti,
des capitalistes de Liverpool sont encore aujourd'hui intéressés dans
(1) Dictionnaire du Commerce, article Liverpool.
ÉTUDES SUR L'ANGLETERRE. 799
la traite qui se fait, avec un redoublement d'activité, sous le pavillon
brésilien ou portugais. Quant au commerce des denrées coloniales,
auquel cette ville prit part par la force des choses , il est resté à peu
près stationnaire depuis trente ans (1) , et roule, en y comprenant le
thé, sur une valeur annuelle de 90 à 100 millions.
Des rapports stationnaires sont par compensation des rapports
solides. Liverpool ne raffine pas, comme Londres, pour l'exporta-
tion, et n'approvisionne que les villes de l'intérieur qui rayonnent
autour d'elle ; le commerce du sucre y est ainsi beaucoup moins
affecté par les variations des cours. Joignez à cela que les planteurs
des Indes occidentales, ayant été indemnisés par le parlement pour
prix de l'émancipation de leurs esclaves, ont pu rembourser leurs
créanciers dans les ports de mer, et que ceux-ci, ayant recouvré les
avances faites aux producteurs, sont aujourd'hui dans une bien
meilleure position pour accorder du crédit au consommateur.
Le commerce du sucre, qui est déjà une branche importante du
trafic extérieur, paraît cependant susceptible d'un grand accroisse-
ment. En effet , bien que la consommation de cet article soit aujour-
d'hui , à peu de chose près, ce qu'elle était il y a douze ans, elle se
trouve avoir réellement diminué, si l'on tient compte du mouve-
ment de la population. En 1831, la proportion était de 20 liv. 11/100
par tête; elle n'était plus en 1840 que de 15 liv. 28/100, et ne s'est
pas relevée depuis. Cette réduction dans les quantités consommées
tient à la cherté du sucre. Les colonies anglaises ont le monopole du
marché métropolitain , où un droit différentiel de 39 shillings par
quintal, droit qui équivaut à la prohibition la plus absolue, les pro-
tège contre la concurrence du sucre étranger (2). Il en résulte que,
dans les années où la récolte est mauvaise aux Antilles, et où les
quantités produites sont inférieures aux besoins de la consomma-
tion, le prix du sucre colonial s'élève en Angleterre jusqu'au taux
qui limite l'importation du sucre étranger. Par contre, la cherté de
cette denrée en restreint l'usage. Lorsque la consommation était de
20 livres par tète, le quintal en entrepôt valait 23 shillings; pour
la réduire à 15 livres par tête, il a fallu le prix exagéré de 49 shillings
par quintal.
En attendant que l'Angleterre ouvre ses ports aux sucres du Bré-
sil et de Cuba , comme le voulait le ministère whig, une véritable
(1) Enquête de 1833 sur le commerce; interrogatoire de M. J. Ewart.
(2) Le droit sur le sucre colonial est en Angleterre de 2i. shillings par quintal,
€t le droit sur le sucre étranger de 63 sliillings. Le ministère Melbourne avait pro-
posé de réduire la ia.\e du sucre étranger à 34 shillings.
800 REVUE DES DEUX MONDES.
révolution se fait dans ses approvisionnemens coloniaux. Les AntilKv-
anglaises, dont les produits dominaient presque exclusivement le
marché, cèdent peu à peu la place aux provenances de l'Inde bri-
tannique. En 1815, les sucres de l'Inde ne figuraient dans les im-
portations que pour 43,041 quintaux. En 18-24, les quantités impor-
tées s'élèvent à 152,673 quint., pour retomber en 1836 à 110,222 q.
Cette même année, les provenances de l'Inde orientale sont mises
sur le même pied que celles des Indes occidentales, et le droit ré-
duit de 32 à 24 shil. Aussitôt les importations augmentent : elles
sont de 270,055 quintaux en 1837, de 418,375 quintaux en 1838, de
477,252 quintaux en 1839, de 518,320 quintaux en 1840, et de
1,239,728 quintaux en 1841. Les sucres des Antilles au contraire,
dont les quantités importées ayaient dépassé le chiffre de 3,500,000 q.,
n'ont contribué à la consommation de 1841 que pour 2,145,500 q.
Au rebours du commerce colonial, qui est pour ainsi dire immo-
bile à Liverpool, le commerce de cette ville avec les États-Unis a
essuyé les plus brusques et les plus étranges variations. Dès 1833,
un des négocians les plus expérimentés, M. John Ewart, interrogé
par le comité de la chambre des communes, avait fait remarquer que
le commerce américain à Liverpool changeait continuellement de
mains. Depuis cette époque, deux crises terribles sont survenues, la
première, due à la faillite générale des banques aux États-Unis, et
aggravée par la mauvaise foi de quelques-uns de ces états, qui, après
avoir emprunté l'argent des capitalistes anglais (1), ont cessé de
servir l'intérêt de ces emprunts; la seconde, causée par l'augmenta-
tion que le congrès vient d'opérer dans les tarifs de douanes pour
favoriser les manufactures naissantes de la Pensylvanie, du Massa-
chusetts et de New- York. Le tableau suivant, qui présente le chiffre
des exportations de l'Angleterre aux États-Unis pendant seize ans,
peut faire juger de l'étendue des catastrophes commerciales qui ont
été le contre-coup de ces reviremens.
1827.
7,018,272 liv. St.
1835.
10,568,455 liv. St.
1828.
5,810,315
1836.
12,425,605
1829.
4,823,415
1837.
4,695,225
1830.
6,1 32, 3 i6
1838.
7,585,760
1831.
9,053,583
1839.
8,839,204
1832.
5,468,272
1840.
5,283,020
1833.
7,579,699
1841.
7,098,6i2
1834.
6,844,989
1842.
3,528,807
(I) Ea 1839, suivant les calculs de M. Stokes, les capitalistes anglais avaient
engagé dans les emprunts américains 25 millions de livres sterling.
ÉTUDES SUR LANGLETEIUŒ. 801
Ainsi, en seize années le commerce d'exportation que fait l'An-
gleterre avec les États-Unis a eu trois périodes ascendantes et trois
périodes décroissantes. Il est descendu au-dessous de 5 millions ster-
ling en 1829, pour remonter à 9 millions en 1831; puis il est retombé
au-dessous de 6 millions, pour s'élever ensuite à plus de 12 millions
dans l'année 1836, chiffre qui a été son point culminant. En 1837,
nouvelle chute, les exportations se réduisent des deux tiers. En 1839,
on les voit encore à près de 9 millions; en 1842, elles ne sont plus
que de 3 millions et demi : en sorte que ces relations, qui embras-
sèrent un moment 23 pour 100 du commerce extérieur de l'Angle-
terre, y entrent à peine aujourd'hui dans la proportion de 7 à 8
pour 100.
On peut dire que la Grande-Bretagne tout entière est semée des
ruines de ce commerce. Il n'y a pas une ville industrielle qui n'ait
essuyé des pertes dans ses relations avec l'Amérique, ou qui ne
souffre de l'interruption de ces rapports. J'ai vu à Birmingham des
manufactures que la dernière crise a fait fermer depuis un an. Mais
Sheffield, Glasgo.w, Manchester et les fabriques des environs ont été
particulièrement frappés. En général, la diminution du commerce
avec l'Amérique a porté sur les tissus; d'une année à l'autre, l'expor-
tation de ces articles s'est trouvée réduite ici de 50, là de 75 pour 100.
En voici la preuve :
1841. 1842.
Quincaillerie et coutellerie. . . 58i,400 liv. st. 298,881 liv. st.
Fer et acier. . . '. 626,532 39i,85i
Fils et tissus de coton 1,515,933 487,276
Fils et tissus de lin 1,232,247 i63,645
Fils et tissus de laine. . . , . . 1,549,926 892,235
Tissus de soie 306,757 81,243
Si Liverpool n'avait été que le facteur, en quelque sorte, des dis-
tricts manufacturiers, si les négocians de cette ville s'étaient bornés
au commerce de commission , ils n'auraient éprouvé, dans la crise
américaine, d'autre dommage que celui de voir diminuer la somme
de leurs affaires; mais Liverpool a été pendant dix ans une espèce
de banque commanditaire à l'usage de toutes les industries qui expé-
diaient leurs produits au dehors, et cette ville, s'étant associée à
leurs opérations, a partagé nécessairement les désastres qui en sont
résultés. Tout fabricant de Manchester, de Leeds ou de Birmingham,
qui consignait à un expéditeur de Liverpool des marchandises des-
TOME IV. -«^
802 REVUE DES DEUX MOiNDES.
tinées à l'exportation, recevait sur le produit de la vente des avances
qui représentaient communément les deux tiers de la valeur. Cet
argent servait à fabriquer de nouveaux produits, et tant que le com-
merce était prospère, les marchandises se vendant, on renouvelait
les crédits; l'impulsion, une fois donnée, ne s'arrêtait plus. Toutefois,
au moindre engorgement qui se déclarerait sur le marché extérieur,
les crédits devaient s'arrêter, et la production avec les crédits; puis,
s'il arrivait que la crise se prolongeât, les avances pouvaient être com-
promises. Voilà ce qui a causé de nombreuses faillites à Liverpool.
Le commerce de Liverpool avec l'Irlande passe aujourd'hui en
importance celui que fait cette ville avec toutes les autres contrées
réunies. Les exportations de l'Irlande en Angleterre s'élèvent an-
nuellement à 20 millions sterling, et les importations au moins à lu
moitié de cette somme. Ces expéditions se partagent entre Glasgow,
Liverpool, Bristol et Londres; mais Liverpool en reçoit la plus grande
partie. Dans l'enquête de 1833, les produits que l'Irlande importe h
Liverpool étaient évalués à 4',500,000 livres sterling (115 millions de
francs). Ils dépassent probablement aujourd'hui G millions sterling.
Sans parler de 8 à 900,000 quarters de blé et d'avoine, ainsi que
d'une énorme quantité de beurre, de bœuf salé et de porc salé, Li-
verpool a reçu de l'Irlande, en 1839, 171,000 bœufs et vaches,
280,000 moutons ou agneaux, 390,000 porcs et 6,108 chevaux ou
mules, qui représentaient ensemble une valeur de 85 millions de
francs. Manchester et les villes qui forment comme une pléiade de
satellites autour de Manchester vivaient auparavant sur les produits
agricoles du comté d'York; elles tirent aujourd'hui leurs approvi-
sionnemens de l'Irlande. Pendant que l'agriculture écossaise nourrit
Londres, l'Irlande nourrit le Lancashire, contrée peu fertile, et que
la nature semble avoir destinée aux manufactures en ne lui prodi-
guant que les dépôts de houille et les eaux.
Le commerce des bestiaux à Liverpool ne remonte pas à plus de
vingt années; il est entre les mains des négocians les plus respecta-
bles, et donne lieu h un immense mouvement de transports. Mais
l'Irlande, en expédiant les produits de son sol, exporte aussi sa popu-
lation surabondante et qu'elle ne peut pas nourrir. Liverpool , qui
n'était d'abord qu'une étape entre l'Angleterre (d l'Irlande, devient
ainsi peu à peu une ville irlandaise. La race saxonne, il est vrai, se
maintient dans les régions supérieures et dans les classes moyennes
de la société: la race celtique envahit les régions inférieures et en
ÉTUDES SUR LANGLETEUUE. 803
expulse les ouvriers anglais en offrant ses services à un plus bas
prix. On compte déjà plus de 70,000 Irlandais à Liverpool; ils y arri-
vent par bandes, pâles de faim et à demi couverts de sales haillons (1);
ils s'emparent du port, où les chargemens et les déchargemens se
font par leurs mains avec une surprenante rapidité, et leur nombre
augmente d'année en année.
La fortune de Liverpool vient surtout du coton. Le coton a été le
principe de ses relations avec les États-Unis et avec l'Irlande; c'est
le coton qui lui a valu sa clientèle de consommateurs au dedans et
au dehors. En 1784, les officiers de la douane à Liverpool saisirent
huit balles de coton sur un vaisseau américain, ne pouvant pas
croire que ce coton fût un produit des États-Unis (2). Aujourd'hui
les États-Unis expédient en Europe onze à douze cent mille balles de
coton, dont la Grande-Bretagne absorbe plus des deux tiers, et la
France un peu moins d'un quart.
Liverpool est le grand marché du coton, non-seulement pour
l'Angleterre, mais pour l'Europe. Les manufactures de la Belgique
et souvent celles de la France viennent y chercher la matière pre-
mière, qui est généralement cotée à plus haut prix sur les marchés
de second ordre, tels que le Havre, Hambourg et Rotterdam. En 1833,
sur une importation de 930,000 balles, Liverpool en reçut 84^0,950,
Londres 40,350, et Glasgow 48,913. La proportion n'a pas cessé de
s'accroître, et les cotons en laine importés à Liverpool ont été de
839,285 balles en 1834, de 968,279 en 1835, de 1,022,871 en 1836,
de 1,034,000 en 1837, de 1,330,430 en 1838 (3). Enfin, ce qui dé-
cide la supériorité de cette place, on y trouve constamment 200 à
300,000 balles de coton en entrepôt, qui assurent la régularité des
cours contre toute spéculation.
Au reste, quelles qu'aient pu être les vicissitudes qui aient troublé
les relations de l'Angleterre avec l'Amérique, les importations et les
exportations de la manufacture de coton dans la Grande-Bretagne
n'ont pas éprouvé une dépression aussi considérable qu'on le croit.
Le tableau suivant atteste au contraire, dans cette branche du com-
merce extérieur, une assez grande fermeté.
(1) « They look very misérable, badly clothed and of sallow complexion. » ( In-
tcrrogaloire de M. John Ewart.)
(2) Baine's history ofcotton manufacture.
(n) Mac-Culloch''s commercial Dictionnary.
52.
804
REVUE DES DEUX MONDES.
IMPORTATIONS.
EXPORTATIONS.
kNNBES.
COTON EN LAINE.
COTON FILÉ.
TISSUS DE COTON.
TOTAL
liV. St.
liV. St.
liv. St.
liv. s
1832.
296,832,525 —
4,722,759
12,675,633
17,398,39^
1833.
303,656,837 —
4,70i,026
13,782,377
18,486,403
1834.
226,875,425 —
5,211,015
15,302,571
20,513,586
1835.
363,702,963 —
5,706,589
16,421,715
22,128,304
1836.
406,959,057 —
6,120,366
18,511,692
24,632,058
1837.
407,286,783 —
6,956,942
13,6^0,181
20,596,123
1838.
507,850,577 —
7,431,869
16,715,857
24,147,726
1839.
389,396,559 , -
6,858,193
17,692,182
24,550,375
1840.
592,488,010 —
7,101,308
17,567,310
24,668,618
18{1.
437,093,631 —
7,266,968
16,232,510
23,499,478
Ainsi , le progrès de ce commerce est constant. Si l'on compare les
années 1836, 1837 et 1838 aux années 1839, 1840 et 1841, on trouve
que l'importation des cotons en laine s'est accrue, dans la dernière
période, de iOO millions de livres, et que l'accroissement a été de
1/20"'^ pour l'exportation des cotons filés ainsi que des tissus. Sans
doute, le mouvement des exportations en 1842 est inférieur, de 28
à 29 millions de francs, à celui de 1841; mais peut-on considérer
comme un accident très sérieux dans le régime de la production bri-
tannique un ralentissement qui équivaut à peine à 1/24'"' des pro-
duits exportés, et à 1/60'"'' des valeurs totales que cette manufacture
jette chaque année dans la circulation?
Grâce à l'étendue et à la solidité de l'industrie manufacturière,
qui fait la base de ses opérations , la prospérité de Liverpool n'a pas
éprouvé de temps d'arrêt. Cette richesse a continué de s'accroître,
alors même que le mouvement commercial de l'Angleterre diminuait.
On s'en convaincra en comparant les recettes de la douane à Londres
et à Liverpool depuis quarante ans.
LONDBES.
LIVERPOOL.
1800.
5,663,704 liv. si.
1,058,578 liv. .st.
1810.
8,473,207
2,675,766
1826.
10,291,877
3,087,651
1832.
9,334,299
3,925,062
1838.
12,156,279
4,450,426
1840.
11,116,685
4,607,326
lé
Le commerce de Liverpool s'est accru des dépouilles de Bristol et
de Londres. La décadence de Bristol paraît surtout frappante. En 1831 ,
la recette des douanes dans ce port était de 1,161,976 livres stcri.;
ÉTUDES SUR L'ANGLETEURE. 805
en 1837, elle n'était plus que de 1,112,812 1. st., et de 1,027,160 1. st.
en 1840. Bristol a fait cependant les efforts les plus énergiques pour
rappeler les jours de son ancienne splendeur. Pour mettre son port
en communication avec Londres, et pour le rattacher aux comtés
méridionaux de l'Angleterre, ses négocians ont entrepris, avec le
concours des capitalistes de la métropole, un gigantesque chemin
de fer, qui n'aura pas coûté, avec ses annexes, moins de 200 mil-
lions de francs. Ils ont construit encore, pour desservir les commu-
nications delà Grande-Bretagne avec les États-Unis, des paquebots
à vapeur qui ne le cèdent pas à ceux de Liverpool. Malgré ces tenta-
tives et bien que Bristol soit placé, dans la mer d'Irlande, plus près
que toute autre place de l'Atlantique et du continent, le commerce,
qui a déserté ce port, n'en reprend pas le chemin.
Le même déplacement s'est opéré en France, depuis la paix, entre
Bordeaux et le Havre. Bordeaux, que ses relations avec les Antilles
avaient si long-temps fait prospérer, languit aujourd'hui, et descen-
drait au rang de Nantes ou de Cette, sans l'aliment que ses vins four-
nissent à l'exportation. Le Havre, au contraire, qui n'était rien avant
1814, a pris une grande extension aussitôt que les manufactures de
la Normandie, de la Picardie et de la capitale lui ont ouvert de nou-
veaux débouchés.
L'histoire de Liverpool est celle du Havre sur une plus grande
échelle; c'est un champ que le souffle de l'industrie manufacturière
a fécondé. Il n'y a pas au monde une position commerciale plus
magnifique. Dans un rayon de trente à trente-cinq lieues de cette
ville, on rencontre: les mines inépuisables de Northwich, dans le
comté de Chester, qui fournissent la plus grande partie des 250,000
tonneaux de sel exportés par l'Angleterre; les poteries du comté de
Staflbrd, dont l'exportation s'est élevée au-dessus de 20 millions de
francs; Birmingham et les forges des environs; Nottingham , Derby
et Leicester, où se fabrique la bonneterie; Sheffîeld, siège de la
coutellerie et de la quincaillerie; Leeds, Bradford et Halifax, où se
fabriquent les draps et étoffes de laine, et qui en exportent pour 125
à 150 millions; Manchester, Stockport, Oldham, Bolton, Bochdale
et Preston, pour les filés et les tissus de coton; des mines de houille
dans toutes les directions; enfin , les ports de l'Irlande pour les ap-.
provisionnemens en grains et en bétail.
Liverpool a un autre avantage sur le Havre. Ce dernier port ne
communique avec Rouen et avec Paris que parla Seine, dont la navi-
gation est encore à l'état de nature. Liverpool a un double système de
806 UEVUE DES DEDX MONDES.
canaux et de chemins de fer qui lui donne, dans ses relations avec
toutes les cités industrielles, la célérité pour les personnes, et le bon
marché pour les produits. Le canal de Leeds et Liverpool^ qui se jette
dans la Mersey au nord de Liverpool, joint cette ville à Leeds. Le
Grand'Tnmk canal , qui débouche dans la Mersey à Run corn, comté
de Chester, fait communiquer Liverpool avec le district des poteries
et les comtés de l'intérieur (midland counties); un court embran-
chement le relie à Birmingham. Le canal de Bridgewater, en établis-
sant la communication de Liverpool avec Manchester, rattache à ce
port le système de canaux dont Manchester est le centre, et qui
rayonne vers toutes les villes des environs jusqu'à Sheffield.
Le premier canal exécuté dans la Grande-Bretagne avait été con-
struit, vers la fin du xviii* siècle, pour joindre Manchester à Liver-
pool; c'est encore entre ces deux villes qu'a été établi, au xix* siècle,
le premier chemin de fer. Mais ce qui montre bien la différence des
deux époques, il avait fallu, en 1761, l'intervention d'un membre
éminent de l'aristocratie, du duc de Bridgewater, pour exécuter le
canal; ce fut une association de capitalistes qui entreprit, en 1825,
le chemin de fer. Depuis, Liverpool est resté le marché principal des
valeurs représentées par les chemins dé fer ainsi que par les canaux.
Les grands manufacturiers et les grands commerçans font ainsi le
plus admirable usage de leur fortune. Le capital qui s'est accumulé
dans leurs mains contribue à couvrir le pays de ces voies rapides
de communication qui égalent le mouvement à la pensée.
A Manchester, la grande affaire, c'est le travail; à Liverpool, c'est
le crédit. La Banque d'Angleterre a établi un comptoir à Liverpool ;
mais on y compte pUis de neuf banques par actions, qui toutes émet-
tent des billets au porteur. Les usages, en matière de crédit, sont
d'une extrême libéralité. Les termes de paiement, après livraison des
marchandises, sont généralement de quatre mois, et Liverpool est
peut-être la seule ville où les commissionnaires expéditeurs fassent
de larges avances sur les marchandises destinées à l'exportation.
Le véritable, le grand commerce à Liverpool est le commerce de
commission. Les négocians qui s'y livrent ont des correspondans et
souvent même des agens dans toutes les parties du globe; ce sont
eux qui recueillent et qui transmettent à leurs cliens les renseigne-
raens les plus étendus sur les faits commerciaux, des renseignemens
tels qu'un gouvernement, avec sa hiérarchie de fonctionnaires, pour-
rait rarement les fournir. La science elle-même ne dédaigne pas de
puiser h celte source. C'est ainsi que M. Mac'culloch a emprunté, k
ÉTUDES SUR L'ANGLETERRE. 807
uae circulaire de la maison Jee et frères, les détails qu'il publie dans
son dictionnaire sur les importations de Liverpool, de 1833 à 1838.
I^ navigation de Liverpool n'a' pas une importance proportionnée
à celle de son commerce. En 1835, les vaisseaux appartenant à ce
port étaient au nombre de 996, montés par 11,511 matelots. Une
place relativement secondaire, Newcastle, en possédait près de 1,100.
Cela vient de ce que les ports d'expédition ne sont pas toujours les
ports d'armement. La main d'œuvre est trop chère à Liverpool pour
que les constructeurs y établissent tous leurs chantiers. On construit
principalement dans cette ville des bâtimens à vapeur, genre de tra-
vail qui exige de puissans appareils, et qui ne convient qu'aux grands
ateliers. Ajoutons qu'une bonne partie des transports se font par
navires étrangers; les cotons, par exemple, arrivent dans des vais-
seaux américains. La proportion des marchandises transportées par
navires étrangers, qui était à Londres de 27 pour 100 en 1840, a été
de 45 pour 100 à Liverpool.
La navigation à la vapeur rétablira la balance. Elle prend aujour-
d'hui dans la Mersey la même extension que dans la Tamise. Le port
de Liverpool compte plus de 80 bateaux à vapeur. Ces paquebots
continuent les chemins de fer qui unissent Liverpool à Birmingham,
à Londres, à Leeds et à Lancaster. Ils abordent l'Irlande par trois
points, Dublin, Kingstown et Belfast, le nord de l'Angleterre par
Whitehaven , l'Ecosse par Glasgow, et mettent l'Angleterre en com-
munication avec lès États-Unis, le Portugal, Gibraltar, et les pays
riverains de la Méditerranée. C'est un incessant va et vient d'hommes
et de marchandises. Plus de deux mille personnes quittent chaque
jour Liverpool par les chemins de fer et par les bateaux à vapeur.
Autant arrivent des villes de l'Angleterre ou du dehors. A peine un
paquebot a-t-il débarqué ses passagers sur le quai, qu'un autre l'ac-
coste, et vous voyez fumer à l'horizon la cheminée de quelque bateau
à vapeur qui va dans dix minutes prendre la place de celui-ci. A l'in-
térieur, les hôtels destinés à recevoir les voyageurs sont en plus grand
nombre et plus fréquentés que dans aucune autre cité. Après Lon-
dres, il n'y a pas de ville où l'on rencontre des boutiquiers plus riches
et des magasins plus brillans. Liverpool est Xemporium de la Grande-
Bretagne à l'occident, ainsi que Londres à l'orient.
Les progrès de Liverpool et la relation de ces progrès avec le dé-
veloppement des manufactures ne sont pas en Angleterre des faits
d'exception. Ils représentent au contraire l'accroissement du com-
merce britannique, en même temps qu'ils expliquent les causes de
808 IlEVUE DKS DEUX MONDES.
sa grandeur. Arrêtons-nous un monaent à considérer cet imposant
spectacle. On dit qu'en voyant les cuirassiers de Montbrun entrer
à cheval et par la brèche dans la redoute de Borodino, que les Russes
avaient défendue avec tant d'acharnement, un officier anglais, qui
assistait en amateur à cette boucherie, oublia, dans le transport de
son admiration , les horreurs du lieu et la chaleur du combat pour
s'écrier : « Bravo I Français; voilà des choses qu'on ne voit qu'une
fois dans sa vie. » Et nous aussi , nous pouvons mettre de côté les
rivalités de la guerre et celles de l'industrie, pour battre franchement
des mains à cette expansion d'un génie commercial qui a rendu tri-
butaires toutes les nations. Il y a dans le grand et dans le beau une
puissance sympathique qui s'empare de l'esprit en dépit de lui-
même, et qui fait sentir à l'homme qu'il appartient à l'humanité avant
d'appartenir à son pays.
Lorsque l'Angleterre, humiliée et vaincue, se vit contrainte de
ratifier l'émancipation de ses colonies d'Amérique, qui n'aurait cru
à l'inévitable et prochaine décadence de cette contrée? C'est l'époque
de laquelle date l'ascendant qu'elle a pris sur le monde. Alors le génie
national, se repliant sur lui-même, enfanta des prodiges. Les décou-
vertes dont le germe s'annonçait déjà, dès 1769, dans les premiers es-
sais de Wyat, d'Arkwright, deHargreaves, de Crompton, de Watt et
de Cartwright, atteignirent leur point de maturité. Le métier à filer
et la machine à vapeur ouvrirent des espaces sans bornes à l'énergie
de la production. Un statisticien éminent, M. Porter, rapporte à la
même cause les succès militaires du gouvernement anglais (1).
Tout concourut à ce développement sans exemple, et la pratique
marcha du même pas que la théorie. Tandis qu'Adam Smith ensei-
gnait les vrais principes de l'économie politique, que Brindley pro-
pageait les voies artificielles de communication, et que Pitt entrait,
par la porte de la banqueroute, dans la route du crédit, une race
d'hommes entreprenans et infatigables quittait la charrue , à la voix
des Strutt et des Peel , pour élever ce vaste édifice des manufactures
qui sont les communautés d'un siècle industriel. Le coton, la laine,
le lin, le fer et la houille, tout devint matière à travail. Les habitans
se multiplièrent avec les moyens de subsistance; mais l'industrie, et
par conséquent le commerce, devancèrent la population dans leurs
progrès.
(1) a It is lo ihe spiuniug-jcnny and the steam engine Ihal we must look as ihe
irae moving powers of our fleels and armies. » (Porter, Progress of the Nation^.
l. I.)
ÉTUDES SUR l'AJNGLETERRB. 800
En 1801, la population de l'Angleterre et de l'Ecosse réunies était
de 10,942,646 habitans; en 1841, elle s'élevait à 18,535,786 habitans,
ce qui représente un accroissement de 69 pour 100 en quarante ans.
Aucune contrée en Europe n'a vu sa population monter avec cette
rapidité. Selon M. M'CuUôch, le commerce extérieur de la Grande-
Bretagne, en y comprenant les importations et les exportations, ne
s'élevait, au commencement du xviii^ siècle, qu'à 12 millions sterl.
par année. En 1792, le mouvement commercial était déjà de 35 mil-
lions. En 1801, il atteignait 71 millions, et 118 millions en 1841.
Dans la première période, l'augmentation avait été de 192 pour 100;
dans la seconde, de 103 pour 100, et dans la troisième, de 66 pour 100;
118 millions sterl. équivalent à 3 milliards de notre monnaie. Les
États-Unis seuls ont égalé ce prodigieux déploiement de l'industrie
anglaise; dans la période de 1801 à 1836, leur commerce extérieur
s'est élevé de 32 millions sterling à 61.
Ainsi, pendant que la révolution française élaborait les idées, les
lois et les méthodes de gouvernement qui devaient plus tard régir
l'Europe, les Anglais domptaient la matière et découvraient en
quelque sorte le monde industriel. Aujourd'hui, l'Europe entière vit
de leurs procédés ainsi que de nos opinions. Une émulation qui par
malheur est bien voisine de l'envie, tient tous les peuples en éveil.
C'est à qui fabriquera du fer, des machines, des fils et des tissus. On
emprunte à l'Angleterre ses machines; on lui dérobe ses inventions
et jusqu'à ses ouvriers, et l'on repousse en même temps ses produits
du marché européen, dont chaque nation prétend se réserver une
parcelle privilégiée à l'aide des tarifs protecteurs.
Dans cette lutte insensée, l'Angleterre a pu éprouver temporaire-
ment quelque gêne et quelque malaise; mais la supériorité de ce
peuple, en matière d'industrie, repose sur des bases trop solides
pour que la concurrence extérieure puisse l'ébranler. L'accumulation
des capitaux, l'expérience des manufacturiers, l'habileté des ouvriers,
le bas prix du fer et l'abondance du charbon sont des élémens de
succès qui garderont leur poids. La Providence n'a pas voulu que
toutes les nations produisissent toutes choses; elle a divisé le travail
entre les peuples, afin de faire régner entre eux l'harmonie. C'est
une vérité contre laquelle ne prévaudra ni l'égoïsme de quelques
intérêts particuliers, ni l'aveuglement des préjugés nationaux.
LÉON Faucher.
{La suite auprochoAn numéro.)
REVUE LITTERAIRE.
LES DERNIERS ROMANS
L'histoire des genres en littérature a des hasards étranges, d'inexph'cables
destinées : rien, par exemple, semble-t-il plus naturel, plus facilement acces-
sible, dès l'abord , dès le début de toute culture intellectuelle, que la forme du
roman ? Elle se prête à tout , aux inventions les plus simples comme aux fables
les plus compliquées, à l'expression élégiaque des sentimens comme aux plus
dramatiques émotions, aux satires de l'esprit observateur comme aux caprices
de la fantaisie; on dirait qu'elle se présente d'elle-même. En apparence, c'est
le cadre le plus aisé : chacun l'a sous la main. Écrire les évènemens qu'on a
vus, c'est se faire historien; écrire les évènemens qu'on a rêvés, c'est élre
romancier. L'histoire pourtant ne se rencontre guère au commencement des
littératures, et le roman à son tour est un produit extrêmement tardif des
civilisations les plus avancées, un genre tout nouveau, qui a conquis, seule-
ment depuis deux siècles, le rang éminent que des œuvres comme celles de
Cervantes et de Le Sage lui assignent désormais dans l'ordre des compositions
de l'esprit. Le drame et le poème sont presque aussi vieux que le monde : avec
l'épopée, vous avez aussitôt Homère; avec le théâtre, vous touchez à Sophocle :
là, les chefs-d'œuvre se rencontrent dès le premier pas; la gloire du roman,
au contraire , est une gloire d'hier.
Qu'on trouve un essai de roman dans POdyssée, qu'on disserte sans fin sur
REVUE LITTÉHAIRE. 811
les fables milésiennes, qu'on fasse obstinément de Pétrone et d*ApuIée les
prédécesseurs directs de Richardson et de l'abbé Prévost, très bien; je ne vois
là qu'un innocent dilettantisme d'académie savante, qu'une bonne aubaine
aux fureteurs pour enchâsser curieusement leurs conjectures et leurs textes;
c'est la joie, c'est le triomphe d'un Ménage ou d'un Huet de se jouer à l'aise
en ces allégations érudites. Mais les bonnes gens, les humbles lecteurs,
comme nous, que ne touchent guère ces délicatesses des faiseurs de disserta-
tions , appellent tout simplement les choses par leur nom , et , prenant la
dénomination de roman dans le sens vulgaire, ne l'appliquent qu'à ces écrits
de date plus récente auxquels s'est volontiers complu l'imagination des
modernes. Sur ce point, les tentatives des anciens, les tentatives même du
moyen-âge n'ont été, en somme, que de médiocres essais : littérature bonne
tout au plus pour défrayer les loisirs de l'Académie des Inscriptions, qui oublie
si volontiers qu'elle est aussi l'Académie des Belles-Lettres. Cela est vrai pour
la Grèce, car le vulgaire n'est qu'à grand'peine attiré aujourd'hui vers les vieux
romans byzantins par cette naïveté charmante que Longus a retenue de la
plume d'Amyot; cela est vrai pour le moyen-âge, car le gros des lecteurs ne
garde précisément le souvenir des romans de chevalerie que par le roman
même qui , les rendant à jamais ridicules, fut le premier et parfait modèle
d'un genre qu'on peut dire inconnu jusque-là, et dont Rabelais lui-même
n'avait donné qu'une fantasque ébauche : on a nommé le Don Quichotte.
D'ailleurs, quand deux ou trois exceptions vraiment remarquables pourraient
être notées à travers les siècles, ce n'est pas avec Daphnis et Chloé, ce n'est
pas avec le Petit Jehan de Saintré qu'on pourrait constituer sérieusement
l'histoire d'un pareil genre et la faire remonter arbitrairement dans le passé.
Le roman (pourquoi hésiter a le dire? ) est la gloire la moins contestable,
la plus originale de l'ère nouvelle : qu'on veuille bien ne point l'oublier ,
c'est un roman qui, presque à lui seul, a donné la popularité à la littérature
espagnole et en a fait une des grandes littératures de l'Europe moderne.
J'insiste à dessein sur l'importance croissante de ce genre, demeuré trop long-
temps secondaire, parce que c'est cette importance précisément qui néces-
site les sévérités de la critique, et qui justifie son insistance pleine de regrets
à l'égard de plusieurs écrivains d'aujourd'hui engagés , selon elle , dans des
voies périlleuses pour leur talent, périlleuses pour cette forme charmante du
roman , chaque jour gâtée et compromise. Ce n'est pourtant pas l'exemple
des maîtres , des maîtres les plus récens et les plus illustres , qui là-dessus a
manqué à nos contemporains. Chez les peuples, en effet, qui nous entourent,
n'est-ce pas pour le roman que semble avoir été tressée depuis long-temps
la plus belle couronne de gloire ? Voici l'Allemagne : Werther, IVilhelm
Meister., ne sont-ils pas les titres les plus universellement acceptés du
génie de Goethe ? Voici l'Angleterre : Walter Scott n'est-il pas le digne rival
de ce Byron , qui , cédant aussi aux instincts de son temps , a appliqué le
cadre du roman aux inspirations de la poésie.^ Enfin , voici la vieille pfttrie
812 IIEVUJE DES DEUX MONDES.
de Boccace , l'Italie, veuve de ses gloires : est-ce qu'elle n'étale pas avec or-
gueil aux yeux distraits de l'Europe son titre de prédilection, les pages aimées
de son Manzoni? En France aussi, en France plus qu'ailleurs, le roman
semble être privilégié; long-temps la littérature en a fait son enfant gâté :
tendresse de vieux parens pour le dernier venu de la famille!
Considérez plutôt si l'histoire de ces succès du roman n'est pas une histoire
exceptionnelle ! Prenez au hasard un autre genre, le premier venu , et voyez
si, à travers les destinées et les phases diverses de la littérature française, ce
genre n'a pas eu tour à tour ses victoires , ses défaites , son règne , ses
intervalles. Que devient l'éloquence religieuse après Massillon ? Que devient
la comédie après Molière ? S'il y a encore réussite çà et là , ce n'est plus
qu'une exception, une niche faite en passant à la fortune. Tout^ au contraire,
favorise jusqu'au bout le roman: les révolutions littéraires, au lieu de le
ruiner, l'enrichissent ; il gagne à toutes les banqueroutes intellectuelles , et il
se trouve à la fin que ce parvenu , long-temps dédaigné, survit aux pluspuis-
sans et rajeunit avec les années, tandis que les autres se rident. Je n'exagère
rien. Depuis trois cents ans, il n'a guère eu que de bonnes chances : comptons
plutôt. A peine y a-t-il deux ou trois ouvrages du xvi^ siècle que tout le
monde lise encore : eh bien! l'un de ces ouvrages est un roman bouffon, le
Gargantua. Plus tard, dès que la perfection se montre dans les lettres, on a
aussitôt des chefs-d'œuvre de ce côté, et le roman français entre dans la
plénitude de sa gloire avec la Princesse de Clèves; l'ère de Louis XIV se
clôt à peine, qu'il triomphe de nouveau et avec éclat dans Gil-Blas. Pour
lui , le xviii^ siècle n'aura que des couronnes : Candide , Manon Lescaut ,
Paul et rirginie^ peintures immortelles où l'ironie dans son amertume, la
passion dans ses entraînemens , les sentimens du cœur dans leur pureté
charmante, sont à jamais fixés sous le pinceau des maîtres. La révolution
elle-même , tout en coupant court au mouvement poétique , n'arrêta pas le
roman dans sa glorieuse carrière. Jdèle de Sénange a été écrite en pleine
terreur. L'empire , à son tour, qui frappa la littérature tout entière de stéri-
lité et d'impuissance , n'atteignit pas non plus ce genre heureux que tout
jusque-là avait épargné: René y Corinne, Adolphe, sont des créations vé-
ritables. En notre époque même, confuse et incertaine, où une vitalité si
réelle est mêlée dans les lettres à tant de causes de dépérissement, c'est le
roman encore qui , avec la poésie lyrique , laissera les monumens les plus
durables, quelques-unes de ces œuvres peut-être qu'épargnera la main du
temps. Si profond , en effet , que soit le dégoût général que ne manqueront
pas de laisser tant d'excès intellectuels, une dispersion à ce degré fâcheuse
du talent, un emploi à ce point coupable des plus belles facultés, l'avenir,
soyons-en assurés, accordera une notable place au roman contemporain.
Certes, plus d'une page restera où se liront les noms quelque peu disparates
qui ont signé 6'o/ow6a, yalentine, Thérèse Aubert , f^olupté, les Caprices
de Marianne, Stella, Notre-Dame de Paris, Quelles que soient, en effet, lee
REVUE LITTÉUAIRB, 813
illégalités qui déparent plusieurs de ces œuvres brillantes, à quelque destinée
contraire d'immobilité, de progrès ou de décadence que semblent réservés
ces talens si divers, il y a assurément dans ce groupe d'élite plus d'un front
sur lequel demeurera l'auréole.
Dans la poésie purement lyrique, la littérature française de notre âge l'em-
porte évidemment sur les écrivains des deux derniers siècles : ainsi la strophe
de Lamartine a plus de souffle que celle de J.-B. Rousseau , et l'éclat nous
frappe plutôt dans les Feuilles d' Automne que dans les odes de Lamotte; il
faudrait être pessimiste pour préférer une stance de Chaulieu à un couplet
de Béranger. Là est notre conquête la plus sûre, conquête vraiment glorieuse,
et qui suffira sans doute à sauver notre renommée, que tant de folles ambi-
tions et tant de chutes risqueraient certainement de compromettre aux yeux de
l'histoire littéraire. On peut le dire avec assurance, le roman aussi nous fera
honneur. Sur ce point, si nous n'avons pas dépassé ceux qui sont venus avant
nous, ceux qui ont pour eux l'avantage de la chronologie, nous les avons au
moins continués dignement, nous avons repris leurs traditions avec origina-
lité, avec succès; ce n'est pas tout-à-fait comme au théâtre.
Il est toujours habile de garder ses avantages : de là, selon nous, la néces-
sité d'un contrôle sévère et continu à l'égard de la poésie lyrique et du roman.
Là est le danger aujourd'hui , parce que là était la gloire hier. Par malheur,
à cette grande rénovation poétique qui s'était annoncée avec tant d'éclat , il
y a vingt ans , et qui déjà même avait élevé plus d'un glorieux monument,
succèdent, depuis quelques années, un calme, une atonie, qui ne sont ni sans
dégoût ni sans désenchantement. Il faut bien le dire, une décadence marquée
( quoique passagère , on doit l'espérer ) a envahi bien des talens , entre les
plus hauts comme entre les plus humbles, tandis qu'en revanche les mono-
tones tentatives des débutans n'ont pas cessé d'expirer obscurément dans la
banalité de l'imitation ou dans les efforts d'une originalité impuissante. A coup
sûr, ce n'est pas afficher des goûts misanthropiques et singuliers que de pré-
férer les Méditations à la Chute d^un Jnge^ ou, pour prendre un exemple
moins considérable , les ïambes aux Rimes Héroïques. Je ne veux pas dire
qu'il n'y ait point d'exceptions , des exceptions même très éclatantes; mais ,
en somme , et sans toucher davantage aux noms propres , on peut dire que
la plupart de nos poètes sont loin d'être dans leur phase ascendante. Ce ré-
sultat général est incontestable. Aussi, le devoir devient chaque jour plus
impérieux pour la critique de se montrer à cet endroit inflexible et vigilante.
Puisque les belles inspirations lyriques qui ont fait l'honneur des lettres sous
la restauration semblent aujourd'hui toucher à leur déclin, l'heure des com*
plaisances est passée. Il importe d'avertir à temps les talens vrais, et de leur
montrer les voies perfides où ils s'égarent; il importe de repousser sans pitié
ceux qui n'ont que les faux airs et les prétentions du génie. Là, peut-être, est
le seul remède. Combien ne serait-il point triste , je le demande , d'être en-
traînés à la suite d'une réaction inintelligente et mesquine , mais légitimée
814 REVIIB DBS DEUX MONDES.
ett partie par les excès et riutempérance d'aujourd'hui ! combien ne serait-il
pas triste d'être à la fin ramenés vers ces procédés faxîtices, vers cette poésie
brillantée et de convention , dont on pouvait croire le régime à jamais fini !
C'est la même chose, c'est bien pis encore pour le roman. Le roman, qui,
en faisant naguère les délices de nos loisirs, faisait aussi la gloire de notre
littérature, se compromet de plus en plus par toute sorte de déporteraens,
lesquels s'affichent avec d'autant plus d'impudence, qu'on les signale avec
moins de rigueur. Ici, qu'on le remarque, ce ne sont plus seulement, comme
pour la poésie, des instincts mauvais de l'esprit, des causes purement morales
qui pervertissent le talent : il n'y a plus seulement à dénoncer la vanité qui
traîne après elle la négligence, l'obstination que suit forcément la bizarrerie,
tous les leurres enfin qui accompagnent le dédain des conseils et la substitu-
tion fatale de l'improvisation à la sobriété et aux patiens labeurs. D'autres et de
plus fâcheux élémens de décadence, des raisons d'abaissement bien autrement
intimes et beaucoup trop souvent personnelles , auraient besoin d'être si-
gnalés en détail aux sévères jugemens du public. C'est là, il en faut convenir,
une grande et très sérieuse difficulté pour ceux qui jugent : en mêlant de si
près le faste et le bruit de leur vie au tumulte de leurs œuvres , en confon-
dant sans cesse l'homme avec l'écrivain, en faisant leurs compositions tout-à-
fait solidaires de leur biographie, certains romanciers çnt fait des apprécia-
tions littéraires et de l'art du critique une tâche véritablement délicate et épi-
neuse. Si l'on voulait être tout-à-fait vrai, si on voulait chercher expressément
la cause secrète de telle accumulation besogneuse de livres médiocres, le
motif de tel avortement continu, de telle chute prématurée, il faudrait trop
fréquemment toucher aux personnes et introduire dans la scrupuleuse exac-
titude des comptes rendus certaines insinuations bonnes pour les pamphlets.
Avec les poètes, du moins, on n'a pas à sortir des nobles sphères de l'esprit;
le vertige de l'amour-propre peut les perdre, mais ce n'est là, après tout, que
l'exagération d'une qualité réelle et qui n'est pas sans noblesse, le sentiment
de la dignité. Ici, sans compter ces perfides suggestions de la vanité qui ont
bien aussi leur part, il faudrait de plus accorder une place très notable à des
motifs fort peu littéraires. Derrière Torgueil, en effet, se cachent les intérêts
du métier, et sous la fécondité de l'auteur je devine les calculs de l'indus-
triel. Par leur nature môme, ou le comprend, ces sortes de remarques ne
peuvent être que très générales : la politesse veut que chacun n'ait à se les
appliquer que dans les monologues de sa conscience. C'est l'affaire du public
d'ailleurs de faire les lots.
Il est arrivé au roman ce qui arrive aux conquérans : le succès l'a perdu.
Quoi qu'on en puisse dire dans certaine préface, ce n'est pas encore un lieu
commun de déplorer la pernicieuse influence exercée par la publicité quoti-
dienne et fragmentaire des journaux sur les œuvres d'imagination ; quand «e
sera un lieu commun , comme il est évident que les lieux communs sont vrais,
le public, par son indifférence, forcera bien les écrivains à abandonner celle
RBVtlE LITTÊRAUIE. 815
l'orme mauvaise, ce gaspillage organisé, cette dilapidation régulière d«s
facultés inventives. L'engouement une fois passé, on sera unanime à recon-
naître que nos avertissemens, que nos redites, si Ton veut, étaient légi-
times. Mon Dieu! Cassandre n'avait la prétention d'être ni amusante ni va-
riée, mais était-ce sa faute ? On est bien forcé de se répéter devant Taveugle-
ment et l'obstination.
Devenu , à la longue et par l'abus, une sorte d'habitude pour le lecteur,
autorisé d'ailleurs par le bon accueil qu'on lui faisait de toutes parts, le roman
peu à peu s'est cru tout permis. Cette forme facile se prêtait à tous les ca-
prices, à toutes les prétentions : toutes les prétentions, tous les caprices s'éta-
lèrent à leur aise dans le roman. On se l'explique : chaque passion trouvait là
un cadre commode pour se glisser, à l'aide du déguisement, jusqu'au public,
et surprendre ainsi sa paresse. On eut donc tour à tour des romans socialistes
et des romans néo-chrétiens ; en un mot , la philosophie qui n'eût pas eu de
lecteurs sous forme de livre, les religions qui n'eussent pas trouvé un adepte
sous forme d'évangile, les prédications contre le mariage^et la famille qui , à
l'état de sermons, n'eussent pas rencontré un auditeur, tout cela se fit roman.
— Est-ce que nos charmans héros d'autrefois auraient disparu pour jamais .î*
Il me semble vraiment que je n'en reconnais plus un seul. Panurge lui-même
disserte sur la réforme pénitentiaire , Sancho raisonne à perte de vue sur
l'émancipation de la femme, et Pangloss a quitté son rôle d'optimiste pour
celui de poète incompris; voici Julie qui s'échappe des bras de Saint-Preux
pour fonder une religion, et c'est Virginie, je crois, qui développe en personne
devant Paul une théorie complète du divorce. Aspirations mystiques, décla-
mations humanitaires, amplifications sociales, rien n'y manque. Mais, par ha-
sard, n'auriez-vous pas l'indignité de préférer à tout ce beau jargon le moindre
couplet de la chansonnette de Mignon ? Je soupçonnerais même volontiers
que l'oncle Tobie vous en dit davantage à lui seul , rien que quand il siffle,
devant les boulingrins de son fidèle Trim , son refrain de iili burello.
Soyons juste d'ailleurs ; depuis que l'industrie a mis l'imagination en
coupe réglée , depuis que la mode des feuilletons-romans a forcé les faiseurs
de nouvelles à déchiqueter leurs compositions en fragmens , et à supprimer,
comme des longueurs, les développemens de caractères et de passions; depuis
qu'il leur a fallu éparpiller l'intérêt plus régulièrement et à petites doses à
travers ces chapitres isolés qui doivent être jetés successivementen pâture à la
curiosité distraite de l'abonné; depuis ce jour, on en doit convenir, les décla-
mations philosophiques ont tenu beaucoup moins de place , et le mélodrame
peu à peu a gagné du terrain sur le socialisme. Dans ces derniers temps , la
philanthropie n'a plus guère été démise que comme un vernis de précaution,
comme un couvert commode qui autorise au besoin les récits les plus risqués.
Pour cela que faut-il? De l'habileté et assez d'assurance pour jouer son rôle
sans broncher. Mettez sur l'Arétin une couverture de missel , pénétrez dans
l«s infamies du bagne sous l'habit d'une sœur de diartté : la mystification sera
816 REVUE DES DEUX MONDES.
complète, mais elle vous réussira. Que Tart soit avili par vos tableaux sans
nom , que le cœur se gâte devant vos peintures complaisantes du vice, qu'im-
porte? Un peu de sensiblerie sociale jetée sur le tout suffira pour attendrir les
plus sévères. Tout le secret est de dénouer dans le bureau d'une caisse d'épar-
gne le drame qui commence dans un mauvais lieu. Faites aboutir Faublas à
Vincent de Paule , et la gageure sera gagnée.
Il y a là, au surplus, toute une méthode de composition qui voudrait être
considérée à part; il y a là un genre véritable qui a besoin d'être saisi iso-
lément, et dont le succès très réel mérite d'être spécialement éludié. On y
reviendra quelque jour à loisir. Aujourd'liui nous voulons seulement tou-
cher quelques mots de certains romans nouveaux qui se rapportent à des
noms depuis long-temps accueillis par la vogue , et que la vogue aujourd'hui
délaisse. Naguère encore, quand on interrogeait les échos de la publicité
populaire , quand çà et là , par curiosité , on s'enquérait des succès les plus
récens de la littérature bruyante du jour, c'était de l'auteur des Mémoires
du Diable ou de l'auteur du Père Goriot qu'il était aussitôt question. Ces
deux écrivains régnaient en maîtres sur le trône du feuilleton , et se parta-
geaient presque exclusivement le privilège de la réclame complaisante. Deve-
nus les fournisseurs de profession, les pourvoyeurs en titre auxquels le bas
de chaque journal en renom devait forcément avoir recours, M. de Balzac et
M. Frédéric Soulié ne reculèrent pas devant cette tâche laborieuse. Ils lais-
sèrent leur nom servir d'enseigne à toutes les entreprises de librairie, à toutes
les spéculations de la presse quotidienne. Il fallait s'étourdir singulièrement
sur le résultat pour accepter ainsi l'étrange monopole qui donnait le droit et
imposait en même temps le devoir exclusif d'amuser, à heure fixe et sans
répit, les loisirs d'un public blasé. Chacun s'en tira à sa manière, chacun
déploya dans tout leur jeu son agilité et ses ressources. On l'avouera , c'était
une lutte insensée. A un pareil métier, les natures les plus puissantes, les
mieux douées se fussent bientôt perdues : qu'aurait pensé Rome d'un gladia-
teur qui tous les jours eût voulu descendre dans le cirque.^ L'athlète le plus
robuste succomberait à des combats toujours renouvelés, sans intervalle
et sans repos. Le public lui-même devait bientôt se lasser de voir ainsi les
mêmes jouteurs occuper incessamment l'arène. Qu'est-il arrivé en effet.? Peu
à peu, cette puissance d'émotion grossière, mais saisissante, qu'on avait recon-
nue dans les Deux Cadavres^ ce don de peindre avec relief les caractères et
de mettre à vif les nuances qui avait plu dans Eugénie Grandet y en un
mot, les qualités inhérentes à ces deux talens s'effacèrent, pour ne plus repa-
raître qu'à de très rares intervalles. Partout la précipitation laissa son em-
preinte funeste. Le style, qui hier était à peine suffisant, devint incessamment
incorrect; péniblement surchargé , il déguisa l'extrême négligence sous des
airs maladroits d'affectation. Le fond , ainsi qu'il était naturel, ne répondit
que trop à cette forme hâtive et plus prétentieuse à mesure qu'elle était moins
soignée; au lieu de fables vraiment dramatiques , où les évènemens servis-
REVUE LITTÉRAIRE. 817
sent de cadre aux passions et aux sentimens , l'imagination épuisée crut
remplacer la vérité de l'ensemble par la complication des plans , et l'exacti-
tude des nuances par une choquante crudité de détails. Le crayon ne mar-
quait plus : on crut qu'il suffirait d'appuyer. C'est ainsi que sont nées ces
compositions inextricables et mal conçues , où tout se confond , le bien avec
le mal, la beauté avec la laideur; œuvres maladives, où l'action s'enchevêtre
péniblement , et où rien ne peut finir que par des moyens extrêmes et des
combinaisons désespérées. En effet, on va jusqu'au dernier volume comme
on peut et sans s'inquiéter des embarras qu'on se crée; on s'aventure à tout
hasard , en ayant la précaution d'allonger le récit par des conversations, par
des descriptions, par des incidens; puis, quand l'heure de terminer arrive, on
se débarrasse tant bien que mal de ses personnages , en mariant celui-ci , en
empoisonnant celui-là , en assassinant un troisième , le tout sans raison, sans
logique, sans vraisemblance. L'épée d'Alexandre est une ressource commode
pour les dénouemens difficiles.
Si peu littéraires évidemment que finissent par devenir des œuvres entas-
sées de la sorte, au jour le jour, et selon le hasard des exigences de la vie et
des promesses mercantiles , il faut bien pourtant que la critique intervienne
encore çà et là, quand ce ne serait que pour constater l'état des choses; il y a là
d'ailleurs des résultats statistiques qui ont leur prix pour l'histoire des lettres.
Où en sont maintenant arrivés ceux qui alimentaient naguère la curiosité pu-
blique? Leur situation mauvaise, leur déclin d'aujourd'hui , le silence qui se
fait peu à peu autour de leurs noms, n ont-ils pas précisément pour cause la
situation trop brillante, les succès exagérés d'hier? Enfin, n'est-ce pas le
public lui-même, en dernière analyse, qui fait justice de ses engouemeus, de
ses propres caprices, des abus qu'il a encouragés ? Voilà des questions qui n«
sont pas sans intérêt, et qu'on ne saurait résoudre qu'en dressant de temps à
autre les comptes de cette littérature secondaire. Il y a quelques années en-
core, M. de Balzac et M. Frédéric Soulié demeuraient les tranquilles posses-
seurs de cette royauté du roman vulgaire. Une première invasion, qui date
déjà de long-temps, dut inquiéter d'abord, assez sérieusement, les deux chefs
avoués de la milice du feuilleton : ce fut celle de M. Alexandre Dumas. On
peut dire au préalable que M. de Balzac (je laisse un instant à part M. Fré-
déric Soulié) était avant tout un romancier, tandis que M. Dumas était avant
tout un dramaturge; mais les succès du dramaturge faisaient envie au roman-
cier, et les succès du romancier ne laissaient plus de repos au dramaturge.
De là ces malheureuses tentatives au théâtre, comme f'autrin et Quînola; de
là aussi cette énorme accumulation de romans de toute espèce qu'a signés
M. Dumas, et dans lesquels on trouve à la fois tant d'esprit et tant de rem-
plissage, tant de souples ressources et si peu de scrupules. Quel a été, en
somme, le résultat le plus clair de cette rivalité, ou, pour mieux dire, de cette
concurrence dans le feuilleton et sur la scène ? En bonne conscience, chacun
n'a-t-il pas perdu, et beaucoup perdu, à ce jeu? Dans ces prodigalités sans
TtntE IV. 53
818 REVUE DES DEUX MONDES.
mesure, dans cette dispersion sans relâche, l'habile dramaturge n'a-t-il pas
compromis pour le drame ce même talent que Thabile romancier compromet-
tait pour le roman? A lire les derniers volumes de M. de Balzac, à entendre
ces vaudevilles et ces mélodrames que M. Dumas ne craint plus de risquer
sur les scènes du boulevard, il faudrait plus que de l'optimisme pour se
refuser à le reconnaître.
Mais t<;nous-nous au roman. Les derniers volumes échappés à la plume
de M. de Balzac et de M. Frédéric Soulié suffiraient à nous convaincre, dès le
premier regard , que ces inépuisables conteurs d'autrefois en sont mainte-
nant aux expédiens, et cherchent eu vain à déguiser l'épuisement de leur
imagination, à renouveler par l'effort cette source désormais tarie. Il y a eu
au moins, dans le retentissement qui s'est fait autour des Mystères de Paris,
un résultat suprême qu'on ne saurait contester : c'est la substitution de M. Eu-
gène Sue à M. Soulié et à M. de Balzac sur le trône du roman-feuilleton.
Il faut d'abord constater ce changement de dynastie; il faut enregistrer le
sort des vaincus, sauf à dire demain notre avis sur le vainqueur, sauf à
ranger plus tard à sa vraie place le dernier venu de ces suzerains de papier,
dont l'empire est aussi capricieux, aussi durable à peu près que le sont les
fantaisies de la curiosité publique et les bizarres engouemens de la mode.
On ne serait pas édifié d'ailleurs sur cette petite révolution, que le titre même
des plus récens écrits de M. de Balzac et de M. Soulié suffirait à attester
la chose. D'eux-mêmes, en effet, ils semblent en convenir, d'eux-mêmes ils
courbent le front devant ce maître nouveau , qui s'avance en triomphateur,
porté sur le pavois du feuilleton par un journal grave , qui jusque-là avait
prétendu diriger et contenir l'opinion , au lieu de se mettre simplement à sa
remorque. Voyant que M. Sue était applaudi de la foule, et tenait haut la
bannière bariolée des Mystères de Paris, M. de Balzac et M. Soulié ont re-
noncé subitement atout amour-propre, et les voilà aujourd'hui qui viennent
humblement recevoir l'investiture des mains du nouveau monarque. L'abdi-
cation semblera à tous évidente et complète. Le croirait-on.^ c'est sous le
titre collectif de Mystères de la Province qu'ont paru et le dernier roman de
l'auteur des Scènes de la Fie parisienne et le dernier ouvrage de l'auteur
des Mémoires du Diable. Il faut voir là , sans contredit, le plus grand succès
qu'ait encore obtenu M. Sue, Mettre ses rivaux à ses pieds, les voir vêtus de
ses couleurs, parés de sa cocarde , enrôlés à sa suite, quoi , je le demande, de
plus significatif? Rois hier, sujets aujourd'hui, nous venons à peine à temp»
pour noter ce changement de règne. Avant de régler nos comptes avec le
vainqueur, qu'on nous permette au moins d'ensevelir les morts; ce sera vite
fait. Mais ne sommes-nous point trop sévère à l'égard de M. Sue? Aujour-
d'hui, nous n'avons pas le droit de lui en vouloir. Voilà que M. de Balzac,
M. Soulié et leurs collaborateurs des Mystères de la Proxnnce ne savent pas
obtenir tous ensemble la vingtième partie du succès qu'enlève à lui seul M. Eu-
gène Sue. Ce contraste frappant est après tout le résultat le plus clair, le moins
BEVUE LITTÉRAIRE. 819
contestable de la réussite des Mystères de Paris. Vraiment, c'est bien quel-
que chose.
Rosalie est le contingent fourni par M. de Balzac aux Mystères de la Pro-
vince.
Rosalie^ on ne saurait le dissimuler, est l'une des compositions les moins
heureuses de l'auteur de la Peau de Chagrin. C'est, je crois, ce malappris
de Dassoucy qui, dans son langage d'antichambre, comparait Tœuvre poé-
tique de Corneille à ces poissons dont le milieu est exquis, mais dont les
gourmets doivent couper résolument la tête et la queue. En effet, on sup-
prime d'un côté Mélite, de l'autre Acjésilas, pour garder Cimia. Certes,
M. de Balzac aurait mauvaise grâce à se formaliser du rapprochement : c'est
même à sa modestie de juger si la comparaison est possible, si elle est con-
venable ailleurs que sur ce point particulier. Pour nous, on le devine, nous
ne voulons maintenir qu'une seule chose, la similitude de deux destinées
littéraires qui s'achèvent précisément de la même façon qu'elles ont com-
mencé. M. de Balzac a eu d'abord ses temps barbares : il a maintenant soi^
bas-empire, un bas-empire qu'à distance on confondra volontiers avec ses
temps barbares. A vrai dire, je soupçonnerais presque Rosalie d'être un
secret plagiat de M. de Balzac sur lord R'hoone, sur M. de Viellerglé, ©u
mieux encore sur ce trop célèbre Horace de Saint-Aubin, dont je ne sais
quelle malencontreuse métempsychose d'amour-propre exhumait naguère les
chefs-d'œuvre oubliés ?
C'est à Besançon que se passe la médiocre histoire délayée en deux volumes,
sous le nom de Rosalie j par M. de Balzac. Et d'abord, on est transporté dans
une de ces maisons de province comme la plume de l'auteur les sait peindre,
avec une si merveilleuse vérité, avec une divination de détails qui vous fait
voir les objets et entendre les personnes. Un mari nul et faible qui passe sa
vie à tourner des ustensiles dans son atelier d'amateur, une mère revêche, co-
quette et dévote, une jeune fille insignifiante et timorée devant sa mère,
tel est l'intérieur de la famille Watteville, famille riche, économe, et dont un
fat suranné du lieu, un vrai lion de province, M. Amédée de Soûlas, convoite
à petit bruit l'héritière. Jusqu'ici, tout est au mieux, et nous ne sortons pas
de la vraisemblance. Voici cependant qu'un beau jour débarque à Besançon
un avocat inconnu, M. Savaron. M. Savaron est tout bonnement un ambitieux
déçu, lequel vient, loin de Paris, chercher la fortune qu'il a manquée sur xm
^béâtre plus brillant. Dans les premiers temps, on ne s'occupe guère du nouvel
avocat; mais une cause importante arrive enfin, où il parle avec éloquence,
et où son beau talent éclate aux yeux de tous. Bientôt il n'est question que
de Savaron dans tout l'arrondissement : c'est l'homme nécessaire. L'avocat
alors publie une revue, et tout le monde s'abonne à sa revue; c'est une réus-
site complète : les dossiers et les causes abondent dans son cabinet; aucune
affaire importante ne se règle sans qu'il y soit appelé; enfin on est unanime
à lui offrir la députation.
53.
820 REVUE DES DEUX MONDES.
Voilà, direz-vous, im parleur qui fait assez vite son chemin eu province :
la- fable pourtant n'a rien encore qui puisse décidément choquer; ayez pa-
tience. Cette petite fille de tout à l'heure qui baissait les yeux si timidement
et sur l'intervention de laquelle vous ne comptiez guère, cette petite fille va
faire des siennes. Prenez garde, c'est une héroïne très délurée sous ses airs
craintifs : il en faut tout attendre. M"'' Rosalie de Watteville n'a jamais
échangé, il est vrai, le moindre mot avec M. Savaron; cependant elle a entendu
tant de fois, dans les salons de sa mère, l'éloge du brillant avocat , qu'une
vive sympathie éclate en son cœur. Rosalie ne cherche pas à réprimer cett^
passion naissante; elle se dit tout simplement qu'il serait assez agréable de
pouvoir considérer de son jardin les fenêtres de celui qu'elle aime, et voilà
aussitôt notre belle enfant qui persuade à son père de faire bâtir un kiosque
au milieu de ses parterres. Innocente ruse, recette excellente, n'est-ce pas,
pour faire ses regards complices de ses affections? Après tout, je ne vois
pas grand mal à cela, et la supercherie n'a rien encore de bien criminel;
mais lorgner les jalousies lointaines d'un appartement, voir une ombre
passer, puis la lampe s'éteindre après une longue veille, assurément c'est
là un bonheur insuffisant pour une ame qui s'abandonne d'elle-même au
délire d'une passion sans frein. Aussi Rosalie s'apercoit-elle bientôt que le
moyen est insuffisant. Que faire donc? et quelle stratégique combinaison
réussira à attirer un roturier comme M. Savaron dans les aristocratiques
salons de M"* de Watteville ? Rien n'est plus simple vraiment. Il s'agit d'un
avocat: ayons un procès. Rosalie, qui a l'oreille de son père, lui persuade de
plaider; naturellement M. de Watteville prendra le meilleur organe du bar-
reau , et de la sorte M. Savaron aura ses entrées.
Une fois en si beau chemin, la jeune fille ne s'arrête pas. Il y a dans la vie
de l'homme qu'elle poursuit à travers tous les obstacles, quelque chose de
mystérieux qui l'inquiète, un secret qu'elle veut à tout prix pénétrer. Pour
un pareil but, tous les moyens seront bons. Rosalie a précisément découvert
qu'une intrigue galante existe depuis quelque temps entre Jérôme, le domes-
tique de Savaron , et Mariette , la femme de chambre de sa mère. Aussitôt
viennent les menaces, les promesses, et l'innocente enfant corrompt, sans
plus de façon , le valet de chambre de celui qu'elle continue d'aimer plus que
jamais sans qu'il s'en doute. Dès-lors, les lettres que reçoit, les lettres qu'écrit
Savaron, sont remises furtivement à Rosalie, qui les ouvre sans scrupule. La
conduite inexphcable, l'étrange destinée de l'avocat, se révèlent alors à M"'"de
Watteville avec leur vraie cause et dans leurs plus intimes détails. Le secret,
c'est que Savaron aime, c'est qu'il est aimé. Durant un voyage fait autrefois
en Italie, une femme belle, adorable, pleine de passion, s'est rencontrée de-
vant lui, et, comme un poète, il lui a voué sa vie à jamais. Toutefois il
reste un petit inconvénient : la duchesse d'Argaiolo n'est pas libre, et il faut
attendre patiemment la mort d'un vieux mari podagre, avant que l'union
projetée puisse s'accomplir. Depuis onze ans, Savaron a quitté la duchesse;
REVUE LITTÉRAIRE. 821
depuis onze ans , leur correspondance d'amour n'a pas été interrompue un
moment. L'épreuve n'a coûté ni à l'un ni à l'autre, et tous deux demeurent
fidèles comme au premier jour. Après avoir échoué plusieurs fois dans ses
projets d'ambition, l'infatigable qivocat qui, le jour où elle sera libre, veut
pouvoir offrir à sa maîtresse un nom, la fortune, une grande position,
l'avocat Savaron est venu tenter encore une fois la lutte sur un autre terrain.
C'est en vue de la députation qu'il s'est établi en province, et il touche
presque à l'accomplissement de ses désirs. La connaissance dérobée de ces
secrets ne fait qu'enflammer la jalouse passion de Rosalie ; plus elle se réjouit
des lettres brûlantes qu'on lui livre, plus son exaltation redouble. L'élection
de Savaron comme député de Besançon était assurée, on était à la veille du
vote, quand un billet d'Italie arriva , qui annonçait la mort subite du duc
d'Argaiolo. Dans cette décisive conjoncture, Rosalie n'hésita point : elle sup-
prima désormais les lettres des deux amans, et, simulant l'écriture de l'avocat,
elle écrivit à la duchesse comme pour rompre , sous le premier prétexte, une
liaison qui avait résisté à tant d'épreuves. Quelques jours se passèrent de la
sorte dans le silence ; Savaron était en proie à de mortelles inquiétudes. Enliu
il apprit par le journal que la duchesse d'Argaiolo venait d'épouser en
secondes noces le duc de Rhétoré. A ce coup inattendu, le député de demain
quitta brusquement Besançon et n'y reparut jamais. Bientôt après, M"^ Rosa-
lie de Watteville apprit que M. Savaron avait fait ses vœux à la Grande-Char-
treuse. L'impitoyable fille ne se crut pas encore assez vengée : sachant que
la duchesse était alors à Paris, elle entreprit le voyage exprès pour remettre
elle-même à sa victime les lettres supprimées par elle, et qui étabhssaient que
ce n'était point là une perfidie d'amant, mais une vengeance de rivale. A son
retour, M"^ de Watteville fut mutilée par l'explosion d'un des bateaux à va-
peur de la Loire. Aujourd'hui triste, défigurée, pleine de funèbres souvenirs,
elle vit dans la solitude. Devenue veuve, la mère de Rosalie vient d'épouser
M. de Soûlas, dont sa fille naguère avait refusé la main.
J'ai voulu, par une première analyse, laisser au lecteur son libre jugement.
Voilà où en est tombé M. de Balzac. Non-seulement ce ne sont plus des ca-
ractères, des sentimens, des mœurs véritables qu'il peint, mais son imagi-
nation est même à bout de ces vulgaires combinaisons du drame par lesquelles
1 est si facile à un écrivain exercé de renouveler l'intérêt qui faiblit. Une
duchesse qui attend la mort de son mari pour épouser un inconnu qu'elle a
rencontré en voyage ; un avocat de Paris qui va s'établir dans une ville de
province qu'il n'a jamais vue, afin de s'y faire nommer député; une jeune
fille qui corrompt la fidélité d'un domestique, qui vole des lettres, qui fait un
faux et qui enfin tue moralement deux personnes pour se venger d'un amour
qu'elle ressent seule et que sa victime ignore : tels sont les étranges héros de
Rosalie. Jamais l'auteur à.' Eugénie Grandet n'était à beaucoup près des-
cendu si bas , et il se trouve , par malheur , que la pauvreté de la mise en
<fiuvre correspond trop bien à la bizarre insignifiance de la conception. Le
822 REVUE DES DECX MONDES.
Style est lourd, épais; il n'a plus rien de la fraîcheur des premières années,
il sent la fatigue, il trahit incessamment l'effort. C'est M. de Balzac lui-même
qui, dans son langage choisi , compare certains talens éreintés à ces ténors
qui ont baissé d'une note et que lésinent dès-lors les directeurs de ihéûtre.
L'allusion semble transparente : elle n'échappera certainement qu'à M. de
Balzac. Quand on est un maréchal de France littéraire, c'est un fâcheux
dénouement que de devenir l'obscur collaborateur des Mystères de la Pro-
vince, et, dans cette concurrence collective faite à M. Sue, de n'avoir pas à
détacher de la grande œuvre de la Comédie humaine une autre page que
la laide histoire d'une petite fille qui est voleuse par dépit et faussaire par
haine amoureuse. Décidément , je crois que le ténor a baissé d'une note.
L'ambition de peindre la société tout entière et de construire à lui seul
une œuvre qui, dans son ensemble, corresponde à l'humanité même, telle est
toujours l'idée fixe que poursuit M. de Balzac, telle est la chimère à laquelle
il tient chaque jour davantage; c'est sa recherche de l'absolu, et on serait
très mal venu à ne pas la prendre au sérieux. Pour ma part, je serais seule-
ment curieux de savoir à quel type, à quel caractère humain correspondra,
dans cette classification générale, le personnage de Rosalie: le plus sage
peut-être serait de la ranger au chapitre des rêves , entre les créations pure-
ment fantastiques. — Dans David Séchard^ il n'y a plus de mythe, et le but
auquel a visé M. de Balzac est infiniment plus clair: c'est tout bonnement
l'histoire, la vieille histoire du génie incompris. Déjà M. de Vigny, dans son
éloquent plaidoyer de Chatterton^ avait voulu nous intéresser aux secrètes
souffrances d'un poète, d'un homme qui, selon la foule, ne savait faire autre
chose qu'aligner des lignes noires sur du papier blanc. M. de Balzac tente de
raffiner là-dessus et nous montre les misères de l'inventeur dans une autre
sphère, à un degré inférieur. L'inventeur, cette fois , n'écrit plus sur du pa-
pier , mais il fait du papier , et nous n'en sommes pas moins tenus d'ad-
mirer, sans mot dire, la hauteur de son génie. On fait, dit-on , là-dessus un
vaudeville, une parodie qui pourra être spirituelle, et qui s'appellera : David
Séchard ou les Souffrances du Papetier.
L'histoire de ce Séchard nest pas longue.à dire. C'est un imprimeur d'An-
goulême, qui néglige son métier pour poursuivre la découverte commencée
d'une papeterie économique, laquelle fera révolution dans l'industrie. La
femme de Séchard , Eve , une créature dévouée , aimante, pleine de foi dans
son mari , la seule qui croie à son génie , à sa prédestination , à l'avenir,
Eve fait des efforts sublimes d'activité et de résignation. Taudis que Séchard
cherche la pierre philo.sophale dans son mystérieux atelier , elle dirige l'im-
primerie, elle invente mille expédiens pour prévenir la ruine de la maison.
Mais les évènemens sont plus forts qu'elle; une faillite est imminente. Les
frères Cointet , imprimeurs d'Angoulême et rivaux cupides de Séchard, ont
juré sa ruine et veulent à tout prix s'emparer du trésor qu'il est sur le point
de trouver. Enveloppé par eux dans un réseau d'affaires, de procédures, de
REVUE LITTÉRAIRE. 82^
poursuites , d'arrestations, le malheureux inventeur finit par les associer à
sa découverte, qu'ils exploitent à son détriment, et avec laquelle ils gagnent
des millions. Séchard, à la fin, content d'une légère indemnité, se retire avec
sa femme dans un petit domaine qu'il vient d'hériter, et se console de ses
déconvenues passées en faisant des collections d'entomologie.
11 n'y aurait certainement pas là matière à deux volumes, si M. de Balzac
n'avait trouvé moyen, comme lui-même le dit ailleurs, de « faire de la copie »
sur autre chose. L'auteur de David Séchard disperse, à travers les cha-
pitres de son roman , de longs fragmens qui seraient mieux à leur place
dans la collection des manuels-Roret. Ainsi , il y a tour à tour une théorie
complète de l'art du papetier, un exposé étendu des travaux de l'imprimeur,
et enfin une histoire très détaillée et très érudite de la saisie et de la contrainte
par corps, laquelle ferait honneur à l'huissier le plus expert. La mise en pa-
ges et le protêt, le collage en cuve et le compte de retour, les rapports de la
coquille avec le grand-raisin et la différence du billet à ordre avec la lettre
de change, sont expliqués, commentés, à l'aide des terminologies spéciales.
M. de Balzac montre, en particulier, sur les commandemens, les significa-
tions, les constitutions d'avoués, les saisie-arrêts, une science étendue, et
guî paraît avoir été puisée dans des documens authentiques. Il y a même des
pièces probantes à l'appui, lesquelles sont insérées tout au long et semblent
avoir été copiées sur des originaux. David Séchard figurerait utilement dans
la bibliothèque de Clichy.
Eve est la seule figure intéressante du roman , parce qu'elle est la seule
honnête. L'auteur, pour peindre ce touchant caractère , a retrouvé souvent
son pinceau délié d'autrefois. Quant aux personnages secondaires , ils sont
tellement faux, qu'on n'en saurait accepter aucun. L'impudente et sèche
friponnerie de l'avoué Petit-Cîaud est par trop révoltante : l'ambition , dans
son intérêt même, sait ne pas se rendre si odieuse. Séchard le père, ce
vieux ladre intraitable, qui vole son fils et qui l'espionne pour lui dérober
sa découverte, choque aussi par l'extrême invraisemblance. Déjà, dans le
Père Goriot, M, de Balzac avait montré à nu ce qui peut se glisser d'égoïsme
dans l'amour paternel : la reproduction d'aujourd'hui n'est qu'une copie
chargée, une caricature de ce premier type , lequel déjà était exagéré. M. de
Balzac, au surplus, ne se met guère maintenant en frais d'invention. Il reprend,
on le sait, ses vieux personnages et se contente de leur couper une basque
d'habit et de leur mettre un peu de rouge. Ici encore, nous avons l'éternel
Lousteau et l'éternel Lucien de Rubempré, le journaliste et le poète. 11 pa-
raît que c'est aujourd'hui le tour des poètes d'être exécutés par M. de Balzac.
Dans le roman de David, Lucien , le frère d'Eve, devient la grande cause de
ruine pour la maison Séchard : c'est que, dévalisé par une actrice, le grand
poète avait fait de faux billets et tiré à vue sur son beau-frère. Séchard paya,
pour ne pas déshonorer son nom. Venu à Augoiileme, dans le dernier dénue-
ment, au moment même de la déconfiture de sa famille, Lucien retrouve là
S24. REVUE DES DEUX MONDES.
son ancienne maîtresse , cette Louise de Nègrepelisse que nous avons déjà
vue cinquante fois, qu'hier encore nous rencontrions sous le nom de M""^ de
Bargeton, et qui aujourd'iiui trône dans les salons d'Angoulême comme
légitime épouse de M. le comte Sixte du Châtelet, préfet du département.
Lucien veut renouer avec Louise; mais il faut des habits pour aller à la pré-
fecture, et tout membre de l'Académie qu'il est, Lucien n'en a pas. Il écrit
donc en toute hâte à ses amis de Paris , et aussitôt Nathan lui envoie une
canne, Florine une chemise, Des Lupeaulx une montre d'or. Nous retrou-
vons là, par correspondance, tout ce monde ignoble de coulisses et de petits
journaux, que M. de Balzac avait cru faire vivre dans son Grand Homme de
province à Paris. Le paquet, par malheur, arrive trop tard. Séchard, que
Lucien voulait sauver, se trouve arrêté, et Lucien alors, en son désespoir,
quitte subitement Angoulême, décidé à se noyer dans le premier étang
venu. II allait le faire quand se rencontra là fort à propos un vieux diplomate
espagnol, le jésuite Carlos Herrera, que Lucien n'avait jamais vu, mais à qui
il se mit cependant à raconter sa triste biographie. Herrera, en trois mots»
eut guéri notre homme du suicide, en lui exposant le système de Machiavel;
cette théorie de la politique et de la dissimulation une fois expliquée, le bon
jésuite, sans doute comme exemple , comme application immédiate, ouvrit
le fond de son cœur à Lucien , envoya quinze mille francs à Séchard , et
emmena , on ne sait où , dans sa berline , le poète de Rubempré , à titre de
secrétaire et de futur héritier.
Voilà comment se termine cette histoire parasite de Lucien, laquelle s'en-
chevêtre (on ignore comment et pourquoi) à travers des détails techniques
qui s'enchevêtrent fort mal eux-mêmes dans une histoire décousue et sans
intérêt. M. de Balzac croit avoir montré le Génie et le Dévouement, David et
Eve, persécutés par la société; en réalité, il n'a réussi qu'à mettre un niais
honnête et une femme naïve au milieu d'une bande de fripons. Conçu sans
4)roportions, composé sans méthode, écrit sans naturel, ce livre est le digne
pendant de Rosalie, Pour exprimer cette idée que, dans un salon, une femme
promène ses yeux sur ceux qui l'entourent, ]M. de Balzac dit : « Elle jette un
regard de circumnavigation. » C'est là le style habituel du livre : un Cyrano,
doublé de Scudéry, n'eût pas parlé autrement.
L'auteur de David Séchard dit, à propos de son roman : « Celui-là est déjà
le préféré. » Ce n'est là, il faut le croire, qu'un caprice de père pour son der-
nier né. Selon nous, ]M. de Balzac eût beaucoup mieux fait de reporter ses
sympathies sur une œuvre un peu antérieure, je crois, et dans laquelle, à
côté des plus grossiers défauts de sa manière, se retrouve çà et là le talent du
maître, quelque chose de cet art exquis de l'observateur qui nous charmait
autrefois. Les Deux Frères n'ont pas encore un an de date; mais, dans ce
genre de littérature, c'est là presque de l'histoire ancienne. Aussi n'en dirons-
nous qu'un mot.
C'est le pervertissement des grands senti mens du cœur que M. de Balzac
REVUE LITTÉRAIRE. 825
se plaît surtout à décrire. Quand dans l'art on se laisse aller aux extrêmes,
les contrastes ne manquent pas de nous tenter. Dans le père Séchard , on
nous avait montré tout à l'heure l'amour paternel complètement anéanti par
l'égoïsme, l'avidité et l'avarice; Agathe Bridau, dans les Deux Frères^ repré-
sente au contraire l'amour maternel tendre , dévoué, sublime, mais en même
temps odieux, parce qu'il a des préférences. Il y a un vers magnifique dans \
les Feuilles d'Automne qui réfute tous ces sophismes raffinés sur l'amour
maternel :
Chacun en a sa part, et tous l'ont tout entier.
Cela dit tout , et M. de Balzac ne nous intéressera jamais à une mère , si
bonne qu'elle soit, qui choisit entre ses enfans. Et où croyez-vous qu'aillent
les préférences d'Agathe? Est-ce au meilleur, au plus vertueux, à celui qui ne
la quitte point? pas le moins du monde. Le penchant pourtant s'explique-
rait mieux, s'il en était ainsi. C'est, au contraire, le fils qui la déshonore,
et qui tare son nom, c'est celui-là auquel elle revient toujours avec prédilec- /
tion. Joseph est un peintre, Philippe un militaire; le peintre est l'idéal du <
dévouement, de la persévérance, de la résignation; Philippe est l'idéal du \
vice, de l'ingratitude, des sentimens les plus bas. Le premier débute obscuré-
ment, comme un génie patient; le second commence avec éclat, comme un
esprit violent et décidé à tout. On est à la fin de l'empire, et Philippe, très
jeune encore, est déjà colonel. Mais la restauration arrive, qui lui rend les
loisirs et avec les loisirs les mauvais penchans. Peu à peu Philippe Bridau
devient un tapageur de café, un joueur éhonté, un escroc sans foi ni loi qui
fait des trous à la lune. Se laisser nourrir par une danseuse, dérober l'argent
de son frère et vendre les tableaux de prix qu'on lui a confiés pour les copier,
réduire sa famille à la misère, faire mourir de douleur une vieille tante qu'il
dépouille, voler la caisse du journal dont il est caissier, ce sont là des jeux
pour Philippe. Cette vie de désordre et de honte se continuait depuis long-
temps, quand le colonel, compromis dans une conspiration bonapartiste, fut
envoyé à Issoudun, sous la surveillance de la police. Là commence une autre
histoire. Philippe a précisément à Issoudun un vieil oncle nommé Rouget, le
type du célibataire, tel que l'a chanté Béranger. Rouget est sous l'absolue
domination de sa gouvernante Flore Brazier, laquelle a installé chez son
maître, en qualité de majordome, un ancien sous-officier, ou, pour parler
comme M. de Balzac, une sorte de chenapan , nommé Max, dont elle a fait
son amant. Flore et Max convoitent la riche succession du bonhomme, qu'ils
accaparent, qu'ils isolent, pour s'en rendre plus complètement maîtres.
Philippe pourtant entreprend de détrôner l'amant de Flore, et de gagner
Tiiéritage. Après une longue lutte , après mille complications et mille inci-
dens, il tue Max en duel et fait épouser Flore à son oncle. Bientôt l'oncle
meurt. Flore est héritière, Philippe l'épouse à son tour, et le voilà million-
naire. Revenu à Paris, il abandonne sa femme et la laisse périr de faim : pour
826 KËVLË DES DEUX MONDES.
lui, il devient général et se lauce résolument dans le plus haut monde. Son
tVère a besoin d'un léger secours , il le lui refuse; sa mère mourante le de-
mande, il ne daigne pas se rendre à l'invitation. La malheureuse Agathe
n'est éclairée qu'à cette heure suprême, et la bénédiction maternelle qu'elle
donne à Joseph est sa seule malédiction envers Philippe. Plus tard le général
Bridau est tué en Afrique, et son frère, dont le nom est devenu célèbre dans
la peinture, devient l'héritier de sa fortune.
Après ce qu'on vient de lire , il paraîtra peut-être difficile d'expMquer les
éloges que je donnais tout à Theure au livre de M. de Balzac. Où trouver,
en effet, une fable dont les repoussans détails s'encadrent dans un ensemble
plus faux et plus invraisemblable.^ où rencontrer des tons plus crus, des cou-
leurs plus tranchantes.^ Et cependant, quelque contradictoire que cette opi-
nion doive tout d'abord paraître, il faut dire que les Deux Frères rappel-
lent quelquefois l'ancienne et bonne manière de M. de Balzac. Que l'ensemble
répugne, que le plan soit inacceptable, que les caractères soient impossi-
bles, je l'accorde; on ne saurait pourtant disconvenir de la frappante vérité
des détails. Je crois voir un tableau qui , considéré à distance et dans son
unité, paraîtrait grossier, chargé, plein de disparates. Mais approchez, prenez
une loupe, il y a des coins achevés, des endroits parfaits, des nuances saisies
avec art. Ce qui n'empêche pas l'œuvre assurément d'être , en définitive ,
une ébauche informe où beaucoup de talent s'est perdu.
On voit où en est arrivé M. de Balzac. Merveilleusement doué pour l'obser-
vation, il s'est jeté hors de sa voie ; toutes les gloires l'ont successivement
tenté , et , dans cette aspiration universelle , son talent , sa délicatesse de
touche, ont peu à peu disparu. Au lieu de se contenter de son rôle, au lieu
d'être un peintre de la vie domestique et de la réalité bourgeoise, il a trans-
porté dans le roman des ambitions d'encyclopédiste; on Ta vu tour à tour repro-
duire les gravelures de Rabelais et le mysticisme de Swedenborg; on l'a vu
emprunter maladroitement à V^oltaire sa défense des Calas, chercher à la
scène le pendant de Figaro , et afficher enfin dans ses contes les prétentions
les plus exorbitantes de législateur, de savant, de philosophe, de publiciste.
Aussi le néologisme des écoles, le pédantisme des érudits, lepatoisjdes so-
cialistes, ont tour à tour trouvé accueil dans ses livres. De là les résultats
déplorables qui sont maintenant visibles aux yeux de tous. Le vertige in-
dustriel a fini ce que l'esprit de chimères avait commencé. L'auteur de Louis
Lambert, d'Eugénie Grandet, de la Recherche de VJbsolu et de tant de
compositions ingénieuses qui ont amusé notre temps , se survit maintenant
à lui-même. Les avertissemens réitérés de la critique ont été impuissans , et
nous commençons à désespérer d'une obstination que rien ne semble devoir
ébranler désormais.
La destinée de M. Frédéric Soulié ressemble à s'y méprendre à celle de
M. de Balzac ; j'avoue cependant qu elle m'inspire beaucoup moins de re-
grets. M. de Balzac était né pour les lettres : il avait les instincts de l'écrivain,
REVUE LITTÉRAIRE. 827
toutes les prédispositions du talent , d'un talent rare et vrai , auquel il n'a
manqué que la sobriété, la règle, la discipline : cette vocation, cette aptitude
directe, ne me paraissent pas aussi natives, aussi originelles chez M. Frédéric
Soulié. Il y a infiniment de choses, j'en suis convaincu , que M. Soulié eût
faites aree autant de goût, avec autant de prédilection qu'il fait de la littéra-
ture. Le talent, en effet, de l'auteur des Mémoires du Diable est surtout un
talent extérieur : sa force bien souvent n'est que de la brutalité ; c'est par la
terreur, par le mystère, par l'inconnu, qu'il cherche, qu'il réussit à éveiller la
curiosité ! Quand je lelis en simple lecteur et que je m'abandonne à lui, c'est
bien plutôt de mes sens qu'il s'empare que de mon esprit. M. Soulié n'a
jamais rien compris aux délicatesses littéraires; le parfum léger de la Muse,
l'agrément, ce je ne sais quoi d'exquis que je n'essaierai pas de définir, mais
qui se rencontre chez les vrais écrivains et qui vous arrive au détour d'une
période, comme une bouffée de senteur venue des buissons au tournant d'un
bois, tout cela est absolument étranger à M. Frédéric Soulié. Naguère encore
M. Soulié avait l'art incontestable de surexciter incessamment l'intérêt par
l'inattendu des combinaisons, par l'émotion du drame, par un certain entraî-
nement de conteur rapide et inépuisable. Aujourd'hui l'excès, le perpétuel
contact avec le public, ont amené la lassitude; et quelles forces, en effet,
pourraient suffire à cet interminable voyage, à ce pèlerinage sans fin, aux-
quels les romanciers de nos jours se sont condamnés comme Ahasvérus ? Le
talent de M. de Balzac s'est vicié et gâté par une complication de maladies
longues et difficiles à décrire; chez M. Soulié, ce n'est rien autre chose que
l'épuisement produit par l'extrême fatigue.
On raconte que nos bons aïeux les Gaulois étaient si avides de récits, si
curieux d'histoires, qu'ils arrêtaient les voyageurs et les forçaient à dire
quelque conte. Le feuilleton , aujourd'hui , est à peu près comme nos pères,
et M. Soulié me paraît être dans la position du pèlerin dont on s'emparait
pour le contraindre à raconter sa fable ou sa légende ; évidemment le fécond
auteur des Mémoires du Diable est aux abois : le? sujets manquent à son
improvisation , la terre se dérobe sous ses pieds. Les Mémoires du Diable ont
été une espèce d'effort suprême, dans lequel M. Soulié a entassé l'action , les
intrigues, les imbroglios, les combinaisons sans fin. Aujourd'hui, il est,
comme le lendemain d'un grand excès, dégoûté, lassé, engourdi; les grosses
machines lui sont difficiles à remuer : ainsi on l'a vu , dans la Confession
générale, vouloir recommencer les Mémoires du Diable, et la gageure lui a
été impossible à tenir. Voici quatre ans bientôt qu'ici même nous parlions
des premiers volumes de la Confession générale, et, à l'heure qu'il est, les
derniers tomes de cette inextricable histoire n'ont pas encore paru. Mainte-
nant, M. Soulié commence et n'achève plus : c'est ce qui arrive encore en ce
moment pour un roman appelé: Huitjo7irs au château^ lequel figure dans
la collection des Mystères de ik Province^ et jusqu'ici est resté incomplet.
Il semble assez difficile de lire et surtout de juger un livre qui n'est pas
828 REVUE DES DEUX MONDES.
fini. Cela pourtant , avec la manière de M. Soulié, n'est pas sans quelque
avantage. L'intérêt au moins est tenu en suspens, et on est quitte des dénoue-
mens vulgaires, des communes péripéties. Le champ reste libre à l'imagina-
tion du lecteur, et chacun peut prévoir et arranger la fin comme il lui plaît.
Dans ses Huit jours au Château^ M. Frédéric Soulié a été évidemment préoc-
cupé de faire pièce à M. Sue , et d'opposer ses bohémiens des landes aux
bohémiens des Mystères de Paris. Jusqu'à ce que la suite ait paru, il est
difficile de comprendre à quoi toutes ces histoires d'adultère, de meurtre et
de vengeance aboutiront. Voici , en deux mots, où les deux volumes publiés
conduisent le lecteur. — M""^ Gros, la femme d'un banquier de Paris, part pour
assister à l'ouverture du testament d'un oncle récemment mort, qu'elle avait
dans le Maine. La famille une fois réunie au château , on va se promener à
la lande, et là, M"'= Gros fait la connaissance d'un bohémien nommé Ma-
ricou, personnage étrange, mystérieux, qui imagine de la prendre tout
d'abord pour confidente et de lui demander à cet effet une entrevue noc-
turne. Cette incroyable entrevue a lieu, et là, Maricou raconte à la jeune
femme une horrible histoire. Cet oncle de M™* Cros, qui vient de mourir, est
le père du bohémien; cette horrible Marianne qu'on a rencontrée aux landes,
c'est sa mère. Marianne était à la fois la servante et la maîtresse de M. de
Chevalaines. Maricou fut le fruit de cet amour. Depuis , M. de Chevalaines
prit femme, et Marianne alors tua, sans plus de façon. M""" de Chevalaines
et le fils que cette malheureuse venait de mettre au monde. Dès-lors , Ma-
rianne se retira dans la lande, et Maricou vécut avec elle comme un sauvage,
ce qui n'a pas empêché Maricou de connaître Marie, cette sœur qu'il aime
et qui ne le connaît pas, ainsi que Lucie, cette noble cousine, à qui il a donné
secrètement son amour; mais Lucie est jalouse de Marie, que son amant ,
M. d'Astorc, veut épouser. Dans ces conjonctures, Lucie promet de se donner
à Maricou s'il la venge de M. d'Astorc; en attendant, elle se venge elle-même
de Marie en la faisant tomber dans un piège tendu par Marianne.
Ainsi on en est au second meurtre quand le second volume finit, et c'est là,
ou à peu près, qu en est resté M. Soulié. Pour ma part , je doute fort qu'on
désire avoir la suite d'une si ridicule et si odieuse histoire. La Gazette des
Tribunaux vraiment est mille fois plus aimable et plus intéressante. Déjà,
dans le Château des PyrénéeSy M. Soulié s'était inspiré plus que de raison
de ces lugubres scènes de cour d'assises. Un peu de variété semblerait de
mise.
Je ne sais vraiment si je dois nommer un autre roman de M. FrédéricSoulié,
qui s'appelle Maison de Campagne à vendre. C'est tout simplement un mé-
diocre vaudeville, où les fautes de français et les calembours abondent, un
vaudeville distendu en volume, et qui eût été bon tout au plus pour le théâtre
de M. Ancelot, membre de l'Académie française.
Un ancien fabricant de lampes a une maison de campagne à Sceaux et une
nièce à marier. Marier sa nièce est son idée fixe. Il fait donc mettre une
REVUE LITTERAIRE. 829
affiche de vente à son castel, dans l'espérance que quelque acquéreur se
transformera en mari. Or, un beau jour, il arrive deux visiteurs coup sur
coup, l'oncle et le neveu, l'oncle qui cherche une petite maison pour une
actrice à laquelle il s'intéresse, le neveu qui fuit les recors que l'oncle a mis
à sa poursuite. Le neveu toutefois a l'avantage; il est en pays de connais-
sances, il a aimé la jeune fille autrefois, il lui a été infidèle, mais il l'épou-
serait volontiers, même à la condition de ne plus faire la cour aux actrices
que cultive son oncle. Là-dessus commence un quiproquo, un imbroglio, qui
dure pendant deux cents pages. Le neveu a pris le nom de l'oncle, l'oncle a
pris le nom du neveu. Aussi, quand les recors arrivent, c'est le créancier
qu'ils arrêtent. A la fin pourtant tout s'explique. Le neveu a peur des huis-
siers, Toncle a peur de sa femme, le fabricant de lampes veut se délivrer de
sa nièce. On en est quitte pour deux dots, et le mariage des jeunes gens a lieu.
A la rigueur, tout cela eût pu faire un petit acte assez égrillard pour une
scène secondaire : M. Sou lié n'en a pu tirer un volume qu'à coups de dia-
logue et à grand renfort de descriptions. On aurait eu un vaudeville assez
drôle, on n'a qu'un trivial et piteux roman.
Tel est le bilan littéraire de nos deux romanciers les plus actifs durant ces
derniers mois. Devant de pareils résultats, les conclusions ressortent d'elles-
mêmes; nous les avions indiquées d'avance, et les faits n'ont que trop justifié
nos assertions. Évidemment M. de Balzac et M. Frédéric Soulié, comme la
génération tumultueuse dont ils sont les représentans, perdent tous les jours
du terrain. Cette popularité qui arriva à son comble avec les Scènes de la
l^^ie jiarisienne et avec les Mémoires du Diable, cette popularité aujourd'hui
retire d'eux son flot passager et va battre avec fracas d'autres rivages, qui
bientôt seront abandonnés à leur tour. Or, la mission de la critique est de
suivre le succès et de le juger; c'est donc devant lui qu'elle doit transporter
sa tente : il est clair que le danger n'est plus où il était naguère , et que la
vogue s'attache à d'autres noms. C'est l'engouement des lecteurs, ce sont
leurs capricieuses faiblesses qu'il importe surtout de combattre; mais quand
le public en arrive à faire justice lui-même des fantaisies maladives qui l'ont
un instant égaré , notre mission est finie: le devoir nous appelle ailleurs.
On le sait, la nature des réactions est d'être impitoyables, et il n'y a pas de
plus cruels ennemis que les anciens amis. Aussi il serait piquant qu'un jour
ceux-là même qui ont attaqué le succès exagéré d'hier fussent amenés à pro-
tester contre l'indifférence absolue de demain. Nous n'en serions pas étonné,
et, dans une certaine mesure, ce rôle nous trouverait fidèle, parce qu'il serait
juste.
F. DE Lagenevais.
LES AFFRES DE LA MORT.
SUR LES MUBS D UNE CHARTREUSE.
0 toi qui passes par ce cloître,
Songe à la mort ! — ïu n'es pas sûr
De voir s'allonger et décroître,
Une autre fois, ton ombre au mur.
Frère, peut-être cette dalle
Qu'aujourd'hui, sans songer aux morts,
Tu souffletés de ta sandale,
Demain pèsera sur ton corps !
La vie est un plancher qui couvre
L'abîme de l'éternité :
Une trappe soudain s'entr'ouvre
Sous le pécheur épouvanté;
Le pied lui manque, il tombe, il glisse :
Que va-t-il trouver? Le ciel bleu
Ou l'enfer rouge, le supplice
Ou la palme, Satan ou Dieul
Souvent sur cette idée affreuse
Fixe ton esprit éperdu :
Le teint jaune et la peau terreuse,
Vois-toi sur un lit étendu.
LES AFFRES DE LA MORT.
Vois-toi transi, brûlé de fièvre,
Tordu comme un bois vert au feu ,
Le fiel crevé, l'arae à la lèvre,
Sanglotant le suprême adieu ,
Entre deux draps, dont l'un doit être
Le linceul où l'on te coudra;
Triste habit que nul ne veut mettre ,
Et que pourtant chacun mettra.
En pensée, écoute le râle.
Bramant comme un cerf aux abois,
Pousser sa note sépulcrale
Par ton gosier rauque et sans voix.
Le sang quitte tes jambes roides.
Les ombres gagnent ton cerveau ,
Et sur ton front les perles froides
Coulent comme au mur d'un caveau.
Les prêtres à soutane noire.
Toujours en deuil de nos péchés.
Apportent l'huile et le ciboire.
Autour de ton grabat penchés.
Tes en fans, ta femme et tes proches
Pleurent en se tordant les bras.
Et déjà le sonneur aux cloches
Se suspend pour sonner ton glas.
Le fossoyeur a pris sa bêche
Pour te creuser ton dernier lit,
Et d'une terre brune et fraîche
Bientôt ta fosse se remplit.
Ta chair délicate et superbe
Va servir de pâture aux vers.
Et tu feras pousser de l'herbe
Plus drue avec^des brins plus verts.
Donc, pour n'être pas surpris, frère.
Aux transes du dernier moment
Réfléchis î La mort est amère
A qui vécut trop doucement.
Th. Gautier.
831
CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.
30 novembre 1843.
Comment assister sans une vive satisfaction au spectacle que présente au-
jourd'hui l'Espagne? On avait, il n'y a pas un an , coutume de dire, et on avait
alors raison de penser, que l'Espagne était le pays de l'imprévu et de l'extra-
ordinaire. Rien ne s'y passe, disait-on, comme partout ailleurs; ce qui par-
tout ailleurs serait un élément d'ordre et un moyen d'affermissement et de
sûreté devient tout à coup en Espagne un principe de discorde, un moyen de
trouble : le désordre s'y fait jour de toutes parts, comme si rien ne pouvait,
au-delà des Pyrénées, lui fermer toutes les issues. Reconnaissons-le : ces
plaintes et ces remarques ne sont plus de saison aujourd'hui. L'Espagne se
gouverne dans ce moment selon les lois de la commune raison, du bon sens
universel. Les causes y sont suivies de leurs effets , les prémisses ne restent
pas sans leurs conséquences. Ce qu'on devait prévoir, ce qu'on avait prévu,
se réalise : toutes les attentes ne sont plus frustrées, ni toutes les espérances
trompées. On peut aujourd'hui établir quelques conjectures au sujet de l'Es-
pagne, sans passer pour un rêveur.
On avait prévu que la coalition , en présence des ayacuchos, ne pouvait
pas reculer, et qu'elle accomplirait son oeuvre : elle l'a accompli, avec une
habileté rare et avec une modération plus rare encore en Espagne. On espé-
rait que les cortès s'empresseraient de déclarer la majorité de la reine; elles
l'ont fait avec une unanimité qui a donné une grande force morale à la déci-
sion législative. On s'attendait à voir les troubles qui ont agité l'Aragou et la
Catalogne s'apaiser à la proclamation de la majorité de la reine, et en effet
tout est promptement rentré dans l'ordre; on peut s'assurer que de long-temps
la guerre civile n'ensanglantera plus les provinces espagnoles; le radicalisme
nrmé vient de faire ses derniers efforts et de constater son impuissance dans
REVUE. — CHRONIQUE. 833
Jes murs de Barcelone. Enfin , tout paraissait annoncer que les partis politi-
ques voulaient quitter la rue et le champ de bataille pour se mesurer sur le
terrain de la légalité, et ce résultat vient aussi de se réaliser au sein des cortès.
Le parti gouvernemental et l'opposition s'y organisent régulièrement; les
deux partis ont pour chefs M. Olozaga et M. Cortina. M. Olozaga amène aux
conservateurs une trentaine de progressistes; M. Cortina en garde soixante.
Avec les quatre-vingts christinos ou modérés, comme on voudra les appeler,
et avec quelques espartéristes et quelques carlistes ralliés, le parti gouverne-
mental comptera pour le moins cent vingt à cent trente voix dans la chambre
des députés; en même temps l'opposition , et par le nombre et par la valeur
des hommes qui la composent, sera de nature à ce qu'il faille compter avec
elle, et ne pas en mépriser les attaques et les avertissemens. On peut donc
espérer de voir le gouvernement représentatif se développer en Espagne,
comme il s'est développé graduellement eu Angleterre et en France. Il serait
sans doute ridicule d'imaginer que les Espagnols viennent d'entrer dans l'âge
d'or, que leurs passions sont complètement amorties, et qu'une lumière sur-
naturelle a tout à coup éclairé leur esprit. L'expérience nous a appris que,
même pour les peuples les plus avancés, la vie politique est une vie labo-
rieuse, pleine d'aventures et de périls. L'Espagne n'échappera pas à la loi
commune : elle aura ses jours de crise, d'agitation et de danger. Des fautes
seront commises, des intrigues seront ourdies; la vanité et l'ambition pren-
dront, en Espagne aussi, le masque du patriotisme, pour envenimer les dé-
bats et sacrifier les intérêts du pays aux intérêts individuels. Mais il n'y a
rien là que le gouvernement représentatif ne puisse surmonter, une fois qu'il
est entré fortement dans les voies régulières, et qu'il a, pour ainsi dire, creusé
son lit.
Le nouveau ministère est ce qu'il devait être dans la situation du pays ,
un ministère de coalition, composé d'hommes honorables et éclairés. Il a un
beau rôle à jouer, et nous aimons à croire qu'il n'en méconnaîtra pas l'im-
portance et l'éclat. Le ministère Lopez a noblement rempli sa tâche, qui était
la proclamation de la majorité de la reine. Le ministère Olozaga se trouve
chargé d'une mission plus grave encore et plus délicate : il doit réorganiser
le pays et conclure le mariage de la reine. La minorité de la reine était un
danger pour l'Espagne : ce danger est conjuré; mais l'avenir de la monar-
chie constitutionnelle ne sera consolidé que lorsque le mariage d'Isabelle
ôtera leur dernière espérance aux agitateurs et aux intrigans.
La révolution grecque n'autorise pas jusqu'ici de sinistres présages. Les
Grecs paraissent comprendre toute la gravité des circonstances où ils se
trouvent placés. Il ne s'agit pas seulement, pour eux, de la forme de leur gou-
vernement , d'un peu plus ou d'un peu moins de liberté : il s'agit d'être ou
de ne pas être; car si le royaume de Grèce existe, toujours est-il qu'il n'existe
que d'hier, et que , n'ayant pas encore de profondes racines , il ne pourrait
pas résister à une agitation trop violente. Les députés se rendent à Athènes;
à cette heure, l'assemblée aura commencé ses travaux; le gouvernement en
TOME IV. 54
834- REVUE DES DEUX MONDES.
préparait les bases. Ou ne peut qu'applaudir à l'ordonna uce royale qui vient
d'appeler au sein du conseil M. ]Maurocordato et ]M. Coletti. Ce fait honore
également et les hommes qu'on appelle ainsi dans les conseils du roi, et le chef
du caJ)inet, M. Metaxa. M. Metaxa n'a point redouté la présence et l'influence
de deux hommes d'état considérables et dont il n'avait pas suivi jusqu'ici la
ligne politique, et M. Maurocordato, qui avait été ministre dirigeant, n'a
point trouvé au-dessous de lui le rôle de conseiller sans portefeuille. On peut
tout espérer d'hommes qui savent ainsi s'oublier en présence des intérêts du
pays. Ces nobles exemples sont un enseignement dont il faut espérer que tous
les Grecs profiteront. Le sort de leur patrie est en leurs mains. L'Europe les
regarde, et ils n'ont rien à craindre que leurs propres passions. L'Angleterre
et la France acceptent la révolution grecque sans la blâmer; l'Autriclie et la
Prusse, tout en la blâmant, l'acceptent également et désirent qu'elle accom-
plisse promptement son œuvre, et qu'elle se consolide. La Russie boude,
mais cette bouderie n'aura pas de conséquences, si les Grecs, en se donnant
une constitution sensée , raisonnable, enlèvent tout prétexte aux accusations
et toute chance aux agitateurs. Ce que nous redoutons pour les Grecs, c'est
l'engouement des théories : leur pays est encore si faible, si décousu, si mal
pourvu de moyens de stabilité et de résistance, que vouloir lui appliquer cer-
taines institutions dans toute leur énergie , ce serait comme renfermer une
liqueur en fermentation dans un vase sans cercles. Les institutions doivent
jse proportionner aux forces morales du pays. Ce qui est facile, raisonnable,
sans danger en France et en Angleterre, pourrait ne pas être praticable en
Grèce. Au surplus, nous ne connaissons pas assez l'état du pays pour porter
ici un jugement particulier sur les institutions politiques qui pourraient lui
convenir.
Le ministère ottoman vient d'être modifié. On y a appelé un ami, un élève
de Rechid-Pacha. Cette crise partielle a donné lieu à plus d'une conjecture.
Ce qu'il y a de certain, c'est que les hommes récemment appelés par le sultan
dans son conseil appartiennent aux idées modernes, ^et ne sont pas de ces
Turcs ignorans et fanatiques qui pensent pouvoir rendre à l'empire ottoman
sa force et sa grandeur, en renouvelant les violences et les horreurs d'une
époque qui est passée sans retour. Mais ce n'est pas par des demi-mesures, en
appelant au sein du divan quelques hommes éclairés et modérés, que la Porte
peut espérer de s'arrêter sur une pente qui devient tous les jours plus rapide.
C'est une réforme générale et profonde, une réforme appliquée à toutes les
parties de l'administration , qui pourrait seule arrêter la décadence de l'em-
pire. Ajoutons que cette réforme n'est qu'un rêve. Les Turcs ne sont en état
ni de la faire, ni de l'accepter, ni de la supporter. Ils n'ont plus de foi ni en
eux-mêmes, ni dans leur gouvernement. Que peuvent quelques hommes
élevés en Europe , lorsque , rentrés dans leur pays , loin d'y trouver d'autres
hommes qui les comprennent et leur viennent en aide , ils n'y trouvent qu'i-
gnorance, défiance et aversion.'
I>e procès d'O'Connell a été renvoyé au 15 janvier. Un homme d'esprit
REVUE. — CHRONIQUE. 835
disait avec raison que cette poursuite n'était utile que pour celui qui aurait
eu l'étrange envie de faire une étude de la chicane anglaise. Ce n'a été, en
effet, jusqu'ici qu'un débat de procureurs; les agens du gouvernement et les
repealers s'y sont également montrés sous les proportions les plus exiguës.
Il est vrai qu'en se rapetissant ainsi, O'Connell s'exposait à perdre ce prestige,
cette grandeur quelque peu théâtrale qui fait sa force, tandis que le gouver-
nement, gouvernement puissant, peut se relever facilement d'un échec
momentané. On assure que le ministère anglais songe sérieusement à faire
quelque chose pour l'Irlande, et en particulier pour les intérêts matériels du
pays. Cela vaudra mieux qu'un procès qui ne termine rien, et qui n'ôtera rien
à rirlande de sa nombreuse population, de sa profonde misère et de ses vieilles
rancunes.
Les chambres sont convoquées pour le 27 décembre. Les divers ministères
travaillent à la préparation des projets que le cabinet se propose de présenter.
Selon toutes les apparences, c'est sur des questions intérieures que porteront
essentiellement nos débats législatifs : les chemins de fer pour les intérêts
matériels, l'enseignement secondaire pour les intérêts moraux, seront, ce
nous semble, les deux questions capitales de la session.
A vrai dire, le ministre des travaux publics s'occupe activement d'autres
questions non moins compliquées et non moins graves que les questions rela-
tives aux chemins de fer ; mais les projets, qu'il doit soigneusement élaborer,
ne pourront être présentés à la session prochaine.
La question de l'enseignement secondaire est celle qui dans ce moment
occupe le plus les esprits. Elle a pris les allures et les proportions d'une
question politique. Elle touche désormais aux plus hauts intérêts de la
famille et de l'état, de l'état, qui, lui aussi, a des obligations sacrées à
remplir, des droits imprescriptibles à défendre. La vie de l'état est notre vie
à tous; sa force est notre force ; son avenir est l'avenir et l'espérance de nos
enfans, et le jour où l'état, par aveuglement ou par faiblesse, abandonnerait
la puissance qui lui est nécessaire, les droits qui lui sont essentiels, ce jour-là
notre existence civile, notre grandeur nationale, seraient compromises; l'ordre
ferait place au désordre, la règle à l'anarchie. Il faut donc pour l'enseigne-
ment, comme il a fallu le faire pour la presse, pour l'exercice des profes-
sions libérales, bref, pour tous les faits du monde extérieur qui pourraient,
dans un régime d'absolue liberté, frapper l'état d'impuissance et mettre en
péril la sûreté générale et particulière, il faut, dis-je, concilier la liberté de
l'individu et de la famille avec les droits et les obligations non moins légi-
times de la puissance publique. Le problème peut être plus ou moins difficile
à résoudre, selon la matière, selon les circonstances, mais dans ses élémens
et dans ses conditions il n'a rien de nouveau, il ne présente rien d'insolite.
C'est le problème qu'offrent au publiciste toutes les facultés de l'homme
qui se manifestent par des faits matériels, par une action sur autrui; c'est
le problème dont la solution constitue toute la science du gouvernement.
Que n'a-t-on pas dit de la liberté de la presse et de.la difficulté de la régler,
54.
836 REVUE DES DEUX MONDES.
de la concilier avec la protection que l'état doit aux individus et à la société !
Les esprits impatiens, absolus, s'irritaient et s'égaraient au milieu des ob-
stacles que leur opposait de toutes parts cette immense question politique, et,
ne voyant d'issue que dans un parti extrême, ils en concluaient, les uns, qu'il
fallait accepter la censure, les autres, qu'il fallait se résigner à l'anarchie.
Heureusement les uns et les autres se trompaient; la liberté de la presse a
pu être réglée et conciliée avec les droits et les obligations de l'état.
Les esprits sont à l'œuvre pour obtenir un résultat analogue dans une ma-
tière plus grave encore et plus délicate, qui est l'enseignement de la jeu-
nesse , l'instruction de cette élite de ses enfans que la patrie appelle plus
particulièrement à l'exercice des professions libérales, à la vie f )litique, aux
méditations de la science et aux travaux littéraires : c'est dans leurs mains
que notre génération aura placé le brillant et précieux dépôt de la science
et de la littérature française; il leur appartiendra de le garder et de l'étendre;
c'est sa puissance intellectuelle, sa grandeur morale, sa gloire la plus pure,
que la France leur confie.
Loin de nous la pensée de rappeler ici tous les écrits qu'a déjà fait naître
rétude de cette question. Disons seulement qu'à mesure que la session ap-
proche, la question passe tout naturellement des mains des hommes spéciaux
et des parties intéressées aux mains des hommes politiques; les hommes
spéciaux ont laborieusement préparé les matériaux et mis en relief les prin-
cipes; les hommes politiques vont en tirer les conséquences. C'est à eux
d'examiner quels sont, dans la situation du pays, les résultats possibles et
praticables; c'est à eux de se tenir en garde contre les exagérations de tou*e
partie intéressée.
Parmi les hommes politiques que cette grande question a vivement préoc-
cupés, empressons-nous de citer M. de Lamartine. Il vient de préluder aux
débats de la chambre par un écrit que la presse quotidienne nous a fait con-
naître, et où l'on retrouve tout l'éclat de sa parole. Le travail n'est pas com-
plet; une seconde partie nous est promise, et il est juste de reconnaître qu'a-
vant la publication de cette seconde partie , on n'a pas le droit de porter un
jugement définitif sur les idées de Tillustre écrivain.
Il n'est pas moins vrai que le morceau que nous connaissons présente,
par les principes qu'on y établit et par la conclusion qui le termine, un tout,
un ensemble, quelque chose d'absolu, et qui ne semble pas pouvoir admettre
de modifications ultérieures.
Si nous avons bien saisi la pensée de l'auteur, M. de Lamartine, frappé
des différences profondes qui distinguent l'église et l'état, de la diversité de
leurs droits, de leurs pouvoirs, de leur mission, en conclut que tout accord
est impossible en matière d'enseignement entre la puissance temporelle et la
puissance spirituelle, que toute transaction entre elles ne serait que prévari-
cation et mensonge, que Téglise ne peut rien concéder de son autorité illi-
mitée sur les anies. Cela étant, les conséquences ne peuvent être douteuses
[K>ur un esprit généreux. Si tout accord raisonnable est impossible, il n'y a
REVUE. — CHRONIQUE. 837
plus à opter, pour le clergé, qu'entre l'abaissement et la liberté absolue. En
lui conseillant le parti de la liberté, M. de Lamartine ne recule pas devant
les conséquences toutes naturelles du principe. Il est trop évident en effet que
le clergé ne pourrait briser tous les liens qui le rattachent à l'état qu'en re-
nonçant aux avantages particuliers qu'il en retire, et en rentrant en tout et
pour tout dans le droit commun. Si nous ne nous sommes pas mépris sur sa
pensée, on dirait que M. de Lamartine conseille à notre clergé de se placer
vis-à-vis de l'état dans la situation où se trouve le clergé catholique d'Ir-
lande, ou mieux encore le clergé des États-Unis.
Nous le dirons : si c'est là la conclusion définitive des doctrines de M. de
Lamartine, la question entre lui et ses contradicteurs n'est plus qu'une
question purement spéculative , car certes il n'y a rien là de pratique et de
possible chez nous. C'est un système que les ouailles et les pasteurs repous-
seraient également. Pour l'essayer, il faudrait autre chose qu'une loi, il fau-
drait une révolution , et cette révolution ne serait pas durable, car, au lieu
d'être l'expression, la réalisation de la pensée du pays, elle en serait le
contre-pied.
M. de Lamartine s'est laissé éblouir, ce nous semble, par l'éclat de ses
brillantes antithèses. Ce qui n'est que divers lui paraît opposé , ce qui pré-
sente quelques difficultés d'agencement lui paraît impossible à rapprocher et
à joindre, comme si le sentiment religieux que l'église développe et le senti-
ment de l'ordre qui fonde et conserve les états n'étaient pas l'un et l'autre des
élémens de notre nature, des dons que la Providence nous a octroyés; comme
si l'état et la religion, la vie civile et la vie spirituelle, n'étaient pas à
rhomme deux moyens de perfectionnement, deux voies tendant vers le même
bftt, qui est le bien.
Sans doute l'homme est un être mixte : Dieu l'a voulu ainsi. Notre dua^
litése retrouve toujours et partout, dans l'individu, dans la famille, dans
l'état. En nous faisant le tableau des manifestations de notre double nature,
en nous montrant comment se distinguent la foi et la raison, la philosophie
et la religion, la vie civile et la vie spirituelle, l'église et l'état, M. de Lamar-
tine nous a prouvé que les admirables harmonies de sa parole peuvent s'ap-
pliquer à toute chose, mais il n'a rien dit et ne pouvait rien dire de neuf. La
religion et la philosophie, chacune dans la mesure et selon la méthode qui
lui appartient, nous avaient depuis long-temps initiés à cette partie des
mystères de notre nature que la main de Dieu n'a pas couverte d'un voile
absolument impénétrable pour Thomme. Notre dualité nous est connue, et
si le bien nous est caché , le fait de l'union des deux principes est certain
pour nous. Faut-il en conclure que l'homme doit violemment disjoindre ce
que Dieu avait uni , et que les deux principes doivent marcher dans des
voies opposées ? Parce que leur accord est difficile, faut-il en faire deux en-
nemis? Ce serait là un acte de désespoir, et cet acte de désespoir ne résou-
drait point la difficulté; à peine la reculerait-il de quelques instans : car le
tour du cercle est vite fait, et les deux principes qui se seraient mis en
REVUE DES DEUX MONDES.
route, pour ainsi dire, en se tournant le dos, ne tarderaient pas à se re-
trouver face à face, et l'état qui , avant tout, veut exister , avec sa puissance,
sou indépendance, son autonomie, l'état qui sait que son existence ne serait
plus qu'une ombre, qu'une vaine apparence, le jour où il reconnaîtrait un
supérieur ici-bas, l'état ne tarderait pas à dire au principe séparé : Vous
empiétez sur mes droits, vous abusez de votre liberté, vous êtes un danger
pour moi. Que lui opposerait-on? Le principe de la liberté? Mais la première
des libertés, c'est la liberté du pays, c'est-à-dire son indépendance, son auto-
nomie. A l'état seul appartiendrait donc de décider, à moins qu'on ne veuille
faire de nous des vassaux. Nous avions donc raison de dire que la séparation
et la liberté ne résolvaient point la question.
L'homme et la société ne se laissent pas ainsi couper en deux. L'analyse
est une méthode, la synthèse c'est la réalité, et à moins qu'on ne veuille faire
de la France une sorte de Paraguay, il faut admettre qu'il appartient à l'état,
non de séparer les deux principes au nom d'une liberté illimitée et chimé-
rique , mais de les coordonner et de les contenir en respectant scrupuleuse-
ment ce que chacun d'eux a de propre, de particulier, d'exclusif. Ce doit
être , ce nous semble , un des bienfaits , une des gloires de la civilisation
chrétienne, que la juste part faite à toute chose selon l'esprit de justice et de
charité, de manière que chaque principe obtienne son légitime développe-
ment; rien de plus , rien de moins. C'est ainsi qu'on substitue la paix à la
guerre, l'harmonie des principes à leur discorde, l'esprit de l'Évangile aux
passions des hommes.
Nous aussi nous voulons la liberté , nous la voulons réelle et sincère; mais
en matière si grave il importe de bien déterminer le sens des mots. De quelle
liberté veut-on nous parler? D'une liberté sans frein, absolue, illimitée? *
Au profit de qui? Du premier venu? Mais qui voudrait d'un pareil dés-
ordre, d'une si effroyable anarchie? Qui voudrait accorder pour l'enseigne-
ment de la jeunesse une faculté sans limites, sans règles, sans garanties, qu'on
n'accorde pas pour la profession de médecin , d'avocat, de notaire, d'avoué ?
L'église, qui a horreur du désordre, s'élèverait la première contre un pareil
scandale; la conscience publique en serait révoltée.
Au profit du clergé seulement? Mais alors pourquoi ne pas employer le
mot propre? Ce n'est plus la liberté qu'on demanderait, mais un privilège,
un privilège inconnu au droit public de la France, un privilège exorbitant
et incompatible avec les droits de l'état.
Reste donc le système d'une liberté réglée par la loi ; c'est le système sur
lequel, en principe, tous les hommes sensés, sincères, tombent d'accord. En
demander d'une manière générale la réalisation, c'est demander ce que nous
demandons tous; mais ce n'est pas résoudre la question , ce n'est pas même
en préparer la solution, car, encore une fois, nul ne conteste le principe. La
difficulté est tout entière dans l'application, dans le mode, dans la mesure.
Qu'on nous dise qu'il faut de la liberté, qu'on nous le répète sous toutes
les formes, c'est bien; mais la question n'aura pas fait un pas. Ce que nous
REVUE. — CHRONIQUE. 839
aimerions à apprendre de plus habiles que nous, c'est comment cette liberté
sera distribuée et garantie, sans danger pour elle-même, sans danger pour
rétat. Là est la difficulté, la difficulté tout entière, il n'en est pas d'autre.
Au surplus, nous sommes sans inquiétudes sérieuses et pour la liberté et
pour l'état. ^S'ous croyons le pays plus sage, plus éclairé, plus prudent que
ceux qui s'efforceraient de l'entraîner dans quelque voie extrême. La théo-
cratie est aussi impossible aujourd'hui que l'impiété systématique. Le pays
sent sa force, sa virilité. Il ne veut pas plus de la décrépitude que de l'en-
fance des sociétés civiles.
11 n'y a donc pas de quoi s'alarmer dans aucun sens, pour aucun intérêt :
on fera , nous le croyons, une juste part à toutes choses. Et si nous atten-
dons avec quelque impatience le projet de M. Villemain, nous l'attendons
aussi avec une pleine confiance. Homme de l'Université, il ne sait pas moins
ce que le pays doit de protection et de sollicitude aux graves intérêts mo-
raux que l'église représente, et qui ont droit à tous nos respects.
REVUE MUSICALE.
L'histoire du roi Sébastien de Portugal, histoire romanesque s'il en fut, et
où la poésie ne manque pas, répondait singuHèrement aux conditions du
drame lyrique. Malheureusement, en mettant à la scène le chevaleresque
aventurier, M. Scribe paraît ne s'être occupé que d'une chose, à savoir,
d'élaguer prudemment de son sujet tout ce qui en constituait l'originalité.
J^ous n'avons pas le moins du monde la prétention d'en remontrer ici à
M. Scribe; toutefois, ne peut-on dire qu'il s'est trompé sur la manière dont
il convenait d'envisager le poème de Dom Sébastien, l'un des plus beaux,
assurément , qu'il y eût à mettre au théâtre? Bien loin de s'en tenir à côtoyer
le lieu-commun historique, il fallait , ce nous semble, aborder le merveilleux
et tailler en plein dans la légende, qui, Dieu merci, laissait le champ libre
à l'invention poétique, ^s' était-ce pas une physionomie dramatique et neuve,
que ce Marco Cotizzone suscité par l'Espagne contre le faible roi de Portugal,
et trahissant à la fois Philippe et Sébastien pour essayer de confisquer la
(couronne à son profit .'> Il y avait là peut-être l'étoffe d'un second Bertram,
mais d'un Bertram rëel, possible, et sur lequel on aurait au besoin laissé
planer ce doute de certains historiens espagnols, assez enclins à prendre
l'aventurier calabrais pour le diable en personne. Zurita parle d'une cloche
fantastique d'Aragon dont les rois d'Espagne et de Portugal, si éloignés qu'ils
en fussent, entendaient le glas mystérieux chaque fois qu'un gratid malheur
îes menaçait : au moment où Marco Cotizzone, arrivant de Madrid à Lisbonne,
entra dans le palais de Belem , la cloche prophétique sonnait , et ce fut elle
encore dont la voix lugubre annonça à Philippe II mourant le retour de Se-
840 REVUE DES DEUX MONDES.
bastien en Espagne. Je crois qu'on pouvait tirer de grands effets d'un pareil
moyen, dans un opéra principalement, et sur la scène de l'Académie royale
de musique. Pour sa part, l'auteur des Huguenots n'y eût pas manqué, et je
doute qu'en ces conditions M. Meyerbeer se fût dessaisi de ce poème, qui le
tentait d'abord, mais dont, avec le tact si fin qui le caractérise, il devait ne
point tarder à voir le défaut capital. En effet, l'œuvre de M. Scribe pèche
surtout par la monotonie. Dans ce sujet, si fécond en richesses pittoresques
de toute espèce, où la variété des incidens historiques paraissait évoquer
toute une suite de combinaisons nouvelles, l'auteur de Dom Sébastien de
Portugal n'a rien su imaginer que cette éternelle complainte des amours d'un
roi chrétien avec une belle Africaine qui se débat pendant cinq actes sous les
tenailles de la sainte inquisition , et finit par y succomber ni plus ni moins
que cette Rachel de la Juive dont elle reproduit trait pour trait la physio-
nomie languissante et souffreteuse. Ce grand inquisiteur en toge violette, et
qui en veut à tout le monde avec ses anathèmes et ses foudres, n'est-il point
aussi une troisième incarnation de ce vieux cardinal de Brogni que nous avions
déjà revu pourtant sous le froc du prieur de la Favorite? Du reste, si l'intérêt
et la nouveauté manquent, ce n'est pas faute qu'on ait mis en jeu tous les res-
sorts delà machine dramatique. Je défie qu'on cite dans le théâtre de Shaks-
peare ou de Calderon une pièce plus mouvementée en ce qui regarde les chan-
gemens à vue et autres accessoires. A chaque scène, l'action se déplace. Tantôt
vous étiez à Lisbonne, vous voilà maintenant en Afrique; vous quittez les jar-
dins d'un harem, où de belles esclaves pirouettent à l'envi sous prétexte de
célébrer le retour de la fille de leur émir, et vous vous trouvez, sans transition
aucune, dans les plaines d'Alkassar, où vous assistez à la fin d'une bataille
qui se termine sans que vous ayez eu seulement le temps de vous douter qu'elle
allait se livrer. En moins de cinq secondes, les musulmans ont bâclé leur vic-
toire. C'est aller vite en besogne, si vite qu'avec la meilleure volonté du monde
et sans perdre de vue, comme de juste, le cours instantané de l'aiguille sur
le cadran de l'horloge théâtrale on ne saurait se faire à cette manière par trop
leste de brusquer les évènemens. Cette scène de la bataille perdue est une
bonne idée manquée, rien de plus. Quelques pauvres diables éclopés, qui se
précipitent sur le théâtre en traînant la jambe et le bras soigneusement em-
paqueté dans un linge moucheté de vermillon , ne constituent pas une pareille
scène qui, pour échapper au ridicule, a besoin d'être grandiose et maintenue
sur une vaste échelle. Il y avait à s'inspirer du romancero pour l'idée; quant à
l'exécution, on en pouvait chercher le nîotif soit dans la Bataille des CimbreSy
de M. Decamps, soit dans les compositions de Martius. Je le répète, le mou-
vement ne manque pas dans cette pièce de Dom Sébastien, seulement il avorte.
Jamais on ne vit plus d'activité dépensée en pure perte. Ce ne sont qu'allées
et venues, entrées et sorties, changemens à vue et coups de théâtre, tout cela
pour aboutir à l'enterrement le plus lugubre où jamais directeur d'Opéra ait
convoqué son public. Voilà , pardieu ! un beau spectacle à montrer aux gens!
Des péuitens qui défilent en portant un cierge, des soldats en pleureuses,
REVUE. — CHRONIQUE. 841
des tambours voilés de crêpes et toute une grandesse en deuil escortant un
catafalque princier : agréable passe-temps pour ceux qui demandent au
théâtre les faciles distractions del'après-dîner. Vous sortez de table avec l'in-
tention d'aller entendre l'opéra nouveau, vous entrez dans votre loge, et vous
trouvez pour vous bien réjouir, devinez quoi? une chapelle ardente et des
escadrons de capucins en cagoules psalmodiant l'office des morts derrière
une triple haie de cierges dont la lueur blafarde se projette le long des grands
murs tendus de velours noir étoile .de larmes d'argent. Ceci n'est pas gai,
pensez-vous; heureusement ce n'est pas tous les jours fête, et j'attendrai,
pour revenir, qu'on ait à me montrer quelque chose de moins édifiant , à
quoi le répertoire de l'Académie royale de musique vous répond par la Peste
de Florence^ le bûcher de la Juive, ou les trappistes de la Favorite, qui creu-
sent tranquillement leur fosse en se chantant : Frères , il faut mourir î Où
s'arrêtera cette pompe funèbre? Qui le sait? De toute façon, il semble que
c'était moins que jamais le cas de promener sur un théâtre ces redoutables ap-
pareils de la mort, et de faire une comédie, aux yeux d'un public désœuvré,
de ces tristes insignes, naguère revêtus par d'augustes douleurs. Que si on
voulait, à toute force, avoir un spectacle à grand fracas pour terminer cet
acte, rien n'était plus facile; il suffisait de remplacer ces simulacres de funé-
railles par le couronnement du nouveau roi. Remarquez qu'on n'y perdait pas
une aune d'étoffe, pas un cierge , pas un capucin , et de la sorte au moins
les convenances eussent été respectées. Il serait à souhaiter que la censure,
qui se montre si sévère à l'égard des théâtres secondaires dans tout ce qui
touche de près ou de loin au culte catholique, eût son œil un peu plus ouvert
sur l'Opéra qu'elle ne le fait d'ordinaire, d'abord parce que le bénéfice comme
les inconvéniens d'une loi doivent être égaux pour tous, et que nous ne com-
prendrions guère pourquoi , parce qu'on tient ses privilèges de Louis XIV,
on se permettrait d'arborer en plein théâtre des insignes dont il n'est plus
permise d'autres d'user, même avec la plus extrême discrétion; ensuite parce
que les auteurs qui écrivent pour la scène de l'Opéra chercheraient à l'avenir
leurs sujets en dehors de l'histoire ecclésiastique , et tout le monde y ga-
gnerait.
La musique de Dom Sébastien est l'œuvre d'un maître qui désormais ne
compte plus avec ses partitions. Singulière faculté que celle de M. Doni-
zetti! une œuvre en cinq actes lui coûte à peine le temps de l'écrire. Il va de
Paris à Vienne , de Vienne à Milan , de Milan à Rome , marquant sa trace
par des opéras; comme ce personnage du conte de Perrault, il vide ses poches
sur les grands chemins, et il s'en échappe, au lieu de cailloux, d'inépuisables
traînées de notes qui témoignent de son passage. Avec un fonds incontesta-
blement meilleur, une nature beaucoup plus riche, et dont c'était après tout
la destinée de se dépenser ainsi à l'italienne, M. Donizetti use un peu, en
musique, d'un procédé mis en œuvre dans les lettres par bon nombre d'écri-
vains de nos jours. Comme la prose de ces messieurs , sa mélodie déborde;
seulement il conserve sur eux l'avantage qu'étant musicien et parlant une
842 REVUE DES DEUX MONDES.
langue partout comprise , il exploite un marché bien autrement étendu. On
doit dire aussi qu'il possède d'admirables qualités, entre autres une intelli-
gence des voix que peu d'Italiens même ont eue, et, chose rare chez un Napo-
litain ! une véritable vocation pour l'orchestre; n'étaient ses mélodies la plu-
part du temps banales et lâchées, on ne sentirait pas la hâte dans ses travaux,
tant sa touche instrumentale a de largeur, tant cette manière d'estomper,
s'il est permis de s'exprimer ainsi, a de verve et de brillant.
Le premier acte de Dom Sébastien ne renferme rien qu'on puisse remarquer
à bon droit. Sauf une phrase de Zaïda au moment oii le roi l'arrache aux mains
de l'inquisition, laquelle phrase, pour revenir si souvent dans l'ouvrage, de-
vrait avoir une expression plus caractérisée, le prologue tout entier passerait
inaperçu; car je ne pense pas que M. Donizetti lui-même prenne au sérieux
ce beau délire où son Camoëns se laisse emporter à la dernière scène. Vou-
loir faire d'un poète moderne, du chantre des Lusiades, une espèce de Cal-
chas, dont le poil se hérisse, et prédisant au demi-jour de la rampe les
désastres de» la campagne qui va s'ouvrir, c'est là certainement une des
imaginations les plus bouffonnes dont on se soit jamais avisé. Entre le vieux
Tiresias, ce prince des devins antiques, et le poète portugais, je ne vois guère
qu'un point de ressemblance, à savoir que l'un fut aveugle et l'autre borgne;
et encore est-il douteux que l'œil crevé du Camoëns puisse jamais avoir pour
nous la moitié du sens que la symbolique des Grecs attribuait à la cécité du
nécroman thébain. Ajoutez à cette pantomime échevelée une musique à
Élire danser les ours, et vous aurez peut-être une idée de cette scène de
trépied renouvelée d'Eleusis et de Délos. Du reste, le rôle du Camoëns est
manqué complètement dans la partition de M. Donizetti; aussi quel triste
canevas M. Scribe lui donnait à couvrir! Le seul parti qu'un musicien quel-
que peu penseur eût à prendre en pareil cas, c'était de reconstruire le rôle de
fond en comble , et de ne garder que le nom du personnage , comme a fait
M. Meyerbeer dans mainte occasion. Voyez-vous, eueffet, cette austère et noble
figure du soldat poète iravestie tantôt en Joad , tantôt en orateur parlemen-
taire, et débitant des lieux communs empruntés au vocabulaire politique des
journaux de ce temps :
Je chante le malheur et non pas le pouvoir.
Autant vaudrait mettre en musique les harangues du maire de IMont-
martre. Pour arriver aux passages franciiement reeommandables de Dom
Sébastien^ il nous faudra aussi sauter à pieds joints sur le ballet, l'un des
plus médiocres qu'on ait jamais vus à l'Opéra, au point que l'on se demande
si c'est la vulgarité de la musique qui réagit sur les danses, ou si ce sont les
danses qui écrasent la musique sous leur désolante monotonie : grave ques-
tion à débattre entre le maestro et l'ordonnateur de l'intermède. La première
chose qui vous frappe dans le courant de l'ouvrage est un chœur à motif fu-
gué, d'une rude et sauvage expression , au moment où les Arabes , conduits
par Abayaldos, h'ur chef, renvoient dans sa patrie dom Sébastien vaincu. ïm-
REVDE. — CHRONIQUE. 843
médiatement après vient l'adagio de Duprez. Il y avait sans doute quelque
hardiesse à terminer un acte par un mouvement si calme et si posé. Toute-
fois, l'essai devait réussir, car la phrase est fort belle, et Duprez met à la rendre
une admirable ampleur de style. Bien qu'il abuse de la voix de tête, res-
source ordinaire des chanteurs épuisés, Duprez retrouve par intervalles dans
cet opéra des élans dignes de ses plus glorieuses soirées. On s'aperçoit qu'il
est à l'aise dans cette musique si commode au virtuose, ingénieuse à déguiser
les avantages qui lui manquent, non moins qu'à produire au jour le plus
favorable ceux qu'il a conservés. Du reste, la présence de M. Donizetti se fait
sentir partout, chez M"'*" Stolz comme chez M. Massol , dont l'organe fruste
et peu malléable s'assouplit du moins pour quelques heures, et vous respirez
dans ces ensembles mieux groupés, dans ces voix désormais plus contenues,
l'influence harmonieuse et salutaire du maître italien.
Au troisième acte, la scène où le caractère de l'émir africain, jusque-là
maintenu dans l'ombre, se démasque tout à coup, est d'un effet hardi et sai-
sissant. On n'imagine rien de plus dramatique et de plus fortement accentué
que ce duo dans lequel Abayaldos dévoile à Zaïda le secretde sa jalousie et de sa
haine. Couleur et passion , tout y est. Il faudrait recourir au rôle d'Henri VIII
dans Anna Bolena pour trouver chez M. Donizetli des inspirations de cette
énergie. jNous disions tout à l'beure que le personnage du Camoëns était
manqué; en revanche, le musicien nous semble avoir admirablement compris
le caractère d' Abayaldos, physionomie originale et colorée à la manière des
bédouins de Decamps. Il y a de l'africain dans cette passion qui ronge son
frein , dans cette rage contenue et froide qui marche sourdement à sa ven-
geance et n'éclate qu'à deux reprises : dans le duo dont nous parlons et dans
la phrase si dramatique du sextuor du quatrième acte, une fois pour préve-
nir sa victime, l'autre pour l'écraser. Nous citerons encore, mais surtout
comme situation musicale dont on doit faire honneur à M. Scribe, la scène
oii Camoëns proscrit, réduit à mendier la nuit dans une rue de Lisbonne,
tend la main au roi Sébastien. C'était là, sans aucun doute, une donnée inté-
ressante pour le musicien, et l'on ne peut que regretter que M. Donizetti n'en
ait point su tirer meilleur parti : non que le morceau tel qu'il existe soit
tout-à-fait médiocre, l'adagio du début, qui rappelle une admirable phrase
d'Alaïde dans la Straniera, ne manque pas d'un certain pathétique; mais
il s'en faut que le second mouvement réponde au premier, et, somme toute,
d'un musicien tel que M. Donizetti, en si belle occasion on devait attendre
mieux. La scène des funérailles est traitée d'un bout à l'autre de main de
maître. J'aime ces tambours voilés qui répondent à l'appel lugubre des clai-
rons pendant que le cortège défile; plus tard la complainte du chœur a de la
mélancolie et de la grâce, et bien que çà et là plus d'une réminiscence du
finale (ÏOtello s'y rencontre, on ne peut s'empêcher d'admirer l'art prodi-
gieux avec lequel toute cette pompe musicale est ordonnée.
Le quatrième acte contient sans contredit le plus beau morceau de l'ou-
vrage. Le célèbre crescendo, si familier à M. Donizetti, éclate là dans toute
844. REVUE DES DEUX MONDES.
sa puissance; la phrase du Maure, reprise ensuite à l'unisson par les voix et
le chœur, a aussi delà grandeur et de Tentraînement. C'est un peu toujours,
si l'on veut, la coupe du finale de Lucia, avec cette différence médiocrement
avantageuse pour l'Opéra , qu'ici M. Massol remplace Tamburini ou Ronconi.
Mais quel maître n'a sa forme de prédilection à laquelle il revient sans cesse?
quel musicien, même parmi ceux qui se consument à filer un son avec la
patience laborieuse du ver à soie, possède donc deux idées aujourd'hui ? Nous
ne dirons rien du cinquième acte, sinon que c'est un opéra-comique des plus
guillerets; le poème voudrait bien continuer à chanter sur le même ton
dithyrambique et lugubre, mais le musicien est à bout des épouvantemens,
et se met le plus gaiement du monde à folâtrer sur la coudrette. La stretta
du duo entre Sébastien et Zaïda se débattant tous deux sous le coup de la
mort est d'une expression telle , qu'elle conviendrait à merveille aux per-
sonnages bouffes de VÉlisir d'Amore, et cette tragédie si pleine de deuil et
de funérailles se termine, comme le Barbieredi Siviglîa, par une espèce de
canon qui se chante sotto voce en préparant la classique échelle de cordes :
Non faciamo confusione;
Per la scala del balcone, etc.
Tant il est difficile à un maître italien de garder son sérieux quatre heures
de suite !
Le lendemain du jour où l'Académie royale de musique représentait Dont
Sébastien, le Théâtre-Italien donnait par la mise en scène de Maria di Rohan
une nouvelle occasion de triomphe à l'heureux maestro. La partition com-
posée pour Vienne et l'œuvre écrite pour Paris se rencontraient sur le terrain
de la discussion, et, tout bien considéré, nous ne pensons pas que Paris ait
sujet de se montrer jaloux. Si Maria di Rohan peut faire valoir un très beau
troisième acte, on a pu voir que Dom Sébastien avait de quoi lui répondre, et
pour le reste de la partition italienne il tombe dans la catégorie des ouvrages
de pacotille, et n'a dû trouver merci aux yeux du public viennois que par
cette habileté de main si remarquable déjà dans Linda di Chamouni, et qui
n'abandonne jamais M. Donizetti. Sans tomber ici dans le lieu commun des
reproches qu'on adresse journellement à la fécondité du maître de chapelle
de l'empereur d'Autriche, ne peut-on regretter que cette veine intarissable
ne cherche pas à se concentrer davantage, et , qu'on nous passe le mot, que
cet esprit si musical s'étende ainsi d'eau claire? Nul ne songe à imposer à
M. Donizetti des conditions de patience et de laborieuse application, qui ne
sont ni dans ses habitudes ni dans le génie de son pays; mais serait-ce donc
trop exiger de sa nature que de lui demander de ne pas se dédoubler comme
elle fait depuis trois ou quatre ans? Ainsi voilà deux partitions d'un mérite
incontestable auxquelles il n'a manqué, pour être des œuvres d'un rang supé-
rieur, qu'un peu de conscience et de temps. Rassemblez sur un point la somme
de talent dépensée dans Maria di Rohan et Dom Sébastien , et vous aurez
une œuvre de la trempe de Lucia. Or, il reste à savoir si une œuvre comme la
REVUE — CHRONIQUE. 845
Lîicîa, ne dût-on la considérer qu'au seul point de vue de la spéculation , ne
vaut pas mieux à elle seule que deux opéras comme Do77i Sébastien et Maria
di Rohan.
THEATRE-FRANÇAIS.
M. Scribe continue à produire, sans que cette facilité surprenante, qui est
la plus grande partie de son talent, en éprouve la moindre lassitude. Hier il
versifiait un opéra, aujourd'hui il dialogue une comédie, le tout sans efforts,
et avec les mêmes chances de réussite. C'est que M. Scribe a pour système
de suivre le public plutôt que de lui commander, et de chercher à lui plaire
en obéissant à ses goûts plutôt que de le dompter en lui imposant les siens.
Habile autant que personne à nouer et à dénouer une intrigue, spirituel et
délié dans le dialogue, vrai le plus souvent, sinon profond , dans la peinture
des mœurs, il sait toujours se mettre au niveau de son auditoire, et calcule
avec une rare précision tous ses effets. On pourrait dire qu'il a la vocation
du succès. Sa nouvelle comédie, la Tutrice, doit prendre place parmi ces
agréables croquis toujours bien reçus du public, pour lequel ils semblent
écrits expressément, et qui occupent dans le répertoire si varié de l'auteur une
place bien distincte à côté de ses productions plus sérieuses , Bertrand et
Raton, r Ambitieux et la Camaraderie.
Les deux premiers actes se passent dans une auberge d'Allemagne, à quel-
ques lieues de Vienne. Un industriel, un de ces spéculateurs de notre temps
qui mettraient le soleil en actions s'ils croyaient trouver des actionnaires ,
est descendu dans cet hôtel avec sa jeune fille, qui a nom Florette. M. Conrad
annonce à M"*^ Florette que M. Julien , son employé, le quitte pour aller
chercher fortune ailleurs. La jeune fille aimait Julien , et son chagrin se com-
prend de reste. C'est le premier chagrin d'amour : je ne sais pas si celui-là
est le plus vif et le plus profond; assurément, c'est le plus sincère.— Survient
M. le comte Léopold de Vurzbourg, étourdi, prodigue, mauvais sujet, qui a
appris la mort de son oncle le feld-maréchal , et qui arrive bon train, à
grandes guides, pour venir recueillir une succession immense, dont il doit
déjà une bonne part à de gracieux usuriers qui lui ont prêté, au denier vingt,
par avancement d'hoirie.
Presque en même temps, une dame modestement vêtue, aux manières élé-
gantes et simples, descend dans l'auberge, qui ressemble décidément, à ne
pas s'y tromper, au terrain vague, rendez-vous si commode de tous les per-
sonnages du vieux théâtre. Léopold , pour jouer son rôle d'héritier opulent
et faire impression sur la belle et jeune voyageuse, ne parle que de dépenses
folles , de plaisirs ruineux , et s'attire de la part de la dame , qui d'abord
8i6 REVUE DES DEUX MOxNDES.
n'avait pas l'air d'écouter, la plus jusle et la plus piquante leron de morale
sur remploi des richesses. Cette inconnue est bien la plus aimable prêcheuse
qu'on puisse entendre. Mais l'entretien ne tarde pas à-être troublé par un
courrier, porteur de dépêches pour M. le comte. On a certes bien fait de ne
pas perdre un moment, et d'expédier un postillon à franc étrier; la nouvelle
est importante : le testament a été ouvert, et le comte Léopold de Vurzbourg
est complètement déshérité. La légataire universelle du feld- maréchal est une
jeune chanoinesse du nom d'Amélie de Moldaw, qui n'était pas même sa pa-
rente éloignée. Le coup est terrible. Conrad , qui a une idée fixe, et qui veut,
avant tout, placer ses actions industrielles, ne s'aperçoit pas du contre-temps,
et prie la dame inconnue, comme il a prié Léopold, d'une façon fort comique,
de lui souscrire quelques actions. La jeune voyageuse, sans se faire attendre,
donne sa signature. —La chanoinesse Amélie de Moldaw! dit M. Conrad.
— Amélie de Moldaw ! s'écrie Léopold. — Et, lui lançant un regard furieux,
il s'élance et disparaît. — Quel est donc ce jeune homme? demande Amélie
surprise. — C'est le comte Léopold de Vurzbourg, répond naïvement Conrad.
— C'est Léopold de Vurzbourg ! Allez , courez ! empêchez à tout prix qu'il
parte! s'écrie la chanoinesse en poussant M. Conrad.
Ce premier acte est habilement conduit; il a de jolis mots, de jolies scènes,
des coups de pinceau assez fins. — Lorsque le second acte commence, l'at-
tention est parfaitement éveillée. Le jeune comte n'est pas parti, et il se
trouve en présence de M"^ de Moldaw, qui, noble et généreuse, a été héritière
malgré elle, et ne veut être que la tutrice du neveu de son bienfaiteur. Et
d'abord, elle veut payer ses dettes; Léopold s'y oppose avec énergie, et il ne
cède même pas lorsque les huissiers cernent la maison , et vont s'emparer de
lui. Le cas était embarrassant pourtant, et la situation devenait orageuse;
une lettre de la célèbre danseuse Fridoline arrive à temps , Léopold retrouve
son audace, et, par bravade, prend la résolution la plus extravagante, celle
d'épouser la danseuse, qui, étant très riche, vient de lui offrir sa main, pour
devenir comtesse, et pouvoir faire graver une couronne sur le panneau de
ses voitures. Mais Amélie, qui a eu jusqu'ici du bon sens et de la bonté, va
avoir de l'esprit. Au lieu de payer les dettes de Léopold, c'est elle maintenant
qui le fait jeter en prison.
Deux ans se sont écoulés, et nous nous trouvons, au troisième acte, dans
un château dépendant de la succession du feld-maréchal. M. Conrad, qui a
placé enfin toutes ses actions, et qui est aujourd'hui très riche, parce que
ses actionnaires ne le sont plus , plaide contre la chanoinesse de Moldaw , et
il a choisi pour avocat le jeune fou des deux premiers actes , qui , ramené par
le régime de la prison à des idées plus saines, s'est créé par son travail une
position honorable. Léopold, apprenant de Conrad, avant d'avoir vu Amélie,
que la jeune chanoinesse est loin de mener une vie exemplaire, s'emporte
et laisse, pour la première fois, voir assez clairement le fond de son cœur.
Depuis quand le jeune comte de Vurzbourg est-il amoureux d'Amélie de
REVUE. —CHRONIQUE. 847
Moldaw, qu'à la fin du second acte il maudissait et détestait avec une sorte
de rage ? Nul ne le sait, et il ne le sait peut-être pas lui-même. Mais voyez
comme nous allons vite ! Florette, qui a revu Julien, lequel ne lui a pas fait
grand accueil, est irritée, piquée au vif, et, pour se venger, veut se marier
aussitôt; Léopold est exactement dans la même disposition , et il se conclut,
entre le jeune homme et la jeune fille, un projet de mariage par vengeance,
qui fournit une scène assez originale et assez gaie.
Ce singulier mariage va s'accomplir, lorsque Léopold apprend la vérité,
toute la vérité, sur le compte de M"^ de Moldaw. Elle est restée pure, sa vie
est sans reproche; Amélie explique les absences et les dégulsemens qu'on
lui imputait à crime, en faisant connaître à Léopold que c'est elle qui, sous
l'habit de religieuse, allait le veiller dans sa prison quand il était malade et
qu'il avait le délire; et, pour preuve, elle veut lui rendre un anneau qu'elle
portait précieusement à son doigt depuis le jour où, dans un accès d'exalta-
tion fiévreuse, il l'avait donné à la religieuse qui veillait à son chevet. Cet
anneau, on le devine, sera bientôt l'anneau nuptial, et la tutrice, en deve-
nant la femme de son pupille, lui rend de si beaux comptes de tutelle, qu'on
voit bien que nous sommes dans un vieux château d'Allemagne.
Cette pièce a de l'entrain; le caractère de la tutrice est d'une donnée assez
neuve, et l'esprit, sans y être de haut vol, n'est pas trop vulgaire. Les acteurs
ont fait preuve de talent. M. Provost, dans le rôle de Conrad, s'est montré
comique et naturel. M. Brindeau a été un comte de Vurzbourg à peu près
irréprochable; s'il n'a pas eu plus d'éclat, c'est moins sa faute que celle de
sou rôle. M"*^ Brohan est une gaie et naïve Florette. Enfin M"" Plessy, qui
remplissait le rôle de la chanoinesse Amélie de Moldaw, a été pleine de
réserve et de bon goût, et, dans deux ou trois de ces longues tirades où excel-
lait M"^ Mars avec ses inflexions si savantes, elle s'est souvenue très heureu-
sement du parfait modèle.
Nous attendons M. Scribe à une œuvre plus importante, à une grande
toile. Il n'est pas vrai, comme on se plaît à le répéter, que la comédie ne
soit plus possible, que Molière et le xviii'' siècle aient épuisé le champ des
faiblesses , des sottises et des vices de l'homme, et que, les maîtres s' étant
emparés des principaux sujets, il ne reste plus qu'à glaner. Si vieille que soit
une littérature , si vieux même que soit le monde, les sujets ne manqueront
jamais au génie , qui est précisément la faculté de voir et de faire voir les
choses sous des points de vue nouveaux. C'est l'absence du poète comique
que nous prenons pour l'absence de la comédie. La comédie n'a jamais été
plus possible que de nos jours. Que M. Scribe y songe : la haute muse co-
mique , qui à la vue des excès du vaudeville est blessée au cœur et nous
boude avec raison, a tendu la main à l'auteur de la Camaraderie, et le pro-
tégerait de préférence à beaucoup d'autres, si , au lieu d'éparpiller ses forces,
il s'appliquait à les réunir; s'il livrait plus souvent de véritables combats, au
lieu d'escarnioucl'.es snns fin; s'il donnait à son observation plus d'étendue et
848 REVUE DES DEUX MONDES.
de profondeur, et s'il ne dédaignait pas aussi ouvertement cette puissance
ombrageuse qui ne se laisse captiver que par de continuels sacriGces , mais
qui seule aussi peut faire vivre l'écrivain : c'est du style que je veux parler.
Quant au public, le drame moderne ne l'a pas changé : le peuple d'Athènes
aimera toujours la comédie.
Les personnes de goût qui cherchent dans les productions légères un
autre plaisir que celui des yeux et que la distraction du moment distingue-
ront, au milieu des publications nouvelles, le livre curieux et singulier qui
vient de paraître sous ce titre : Un Autre Monde (1). Ce livre n'est rien moins
que la représentation animée et satirique du commerce , des arts , de la lit-
térature, enûn du monde pittoresque parodié par lui-même. Un de nos plus
hardis, de nos plus fins dessinateurs, Grandville, n'a pas craint de tourner son
crayon contre les manœuvres , les folies , les fausses grandeurs , les pièges,
les vanités du charlatanisme moderne, observé dans tous les rangs de la so-
ciété. Réclames commerciales et littéraires, annonces, affiches, programmes
officiels, harangues parlementaires, professions de foi politique animées et
personnifiées, agissent et se croisent pêle-mêle dans cette galerie que l'on
peut appeler le carnaval de l'industrie. Le dessinateur a été secondé par un
écrivain habitué à manier avec autant de grâce que de légèreté les armes de
la raillerie et de la satire. On ne peut dire que dans cette divertissante co-
médie tous les traits soient également acérés et justes, que la mesure et le
naturel n'aient pas été parfois sacrifiés à la bouffonnerie et à l'exagération
des peintures; mais on peut dire que la verve, la justesse et le franc comique
l'emportent sur les imperfections de certains détails que l'on pourrait noter.
L'élégance typographique a d'ailleurs mêlé son prestige aux ornemens du
style et du dessin. Le succès promis à Un Autre Monde ne sera que la juste
récompense des soins de l'éditeur, et des heureux efforts de l'écrivain et d«
l'artiste.
(1) Un vol. in-i° orné de nombreuses gravures, chez H. Fournier, rue Saint-
Benoît, 7.
V. DE Mars.
DU
ROYAUME -UNI
ET
DU MINISTÈRE PEEL EN 1843.
L'an dernier, à pareille époque , le chef du cabinet anglais était
arrivé au plus haut degré de la puissance et presque de la gloire.
Porté au pouvoir, malgré la reine, par une imposante majorité, et
pleinement investi de la confiance du pays, il semblait qu'une longue
et grande carrière s'ouvrît devant lui. Par la hardiesse de ses actes,
par l'éclat de ses paroles, par le bonheur aussi des évènemens, il
avait à la fois triomphé des attaques de ses ennemis, des résistances
de ses amis, et, pendant une session de plusieurs mois, pas un échec
ne lui était survenu. Quand il se levait , c'était donc avec la con-
science un peu orgueilleuse de sa force, et jamais, quoi qu'il pût
dire, il ne se rasseyait sans être soutenu par des applaudissemens
répétés. Au dehors, au dedans, tout en un mot lui avait réussi. Aussi
l'opinion générale proclamait-elle qu'aucun ministre, depuis Pitt,
n'avait gouverné l'Angleterre avec une autorité aussi incontestée et
TOME IV. — 15 DECEMBAE. ôâ
850 REVUE DES DEUX MONDES.
(l'une main aussi vigoureuse. Les difficultés même auxquelles, de
son propre aveu, il devait s'attendre, semblaient s'être évanouies à
son approche , ou n'avaient apparu un instant que pour orner et
consacrer son triomphe.
Aujourd'hui, tout est changé, et, si l'on en croit les apparences,
la chute de sir Robert Peel a suivi de près sa grandeur. Non-seu-
lement les difficultés prévues ont reparu plus graves et plus mena-
çantes que jamais, mais sur le terrain même où sa puissance pa-
raissait le mieux assurée, dans le parlement, des embarras et des
jéchecs assez sérieux sont venus plus d'une fois l'avertir que les
temps étaient changés; plus d'une fois aussi , pour échapper à une
défaite probable, il a dii transiger ou reculer. Aussi ses ennemis
ont-ils soudainement repris courage, tandis que beaucoup de ses
amis, mécontens et inquiets, ne lui prêtent plus qu'un appui incer-
tain. De tous les journaux tories, un seul, le Standard, lui reste
pleinement fidèle. Les autres, le Times en tête, ne le prennent dé-
sormais que comme un pis-aller.
D'où vient, où va cette réaction que tout le monde a remarquée
sans que personne jusqu'ici l'ait suffisamment expliquée? Répond-
elle à un changement bien réel soit dans la conduite de sir Robert
Peel, soit dans l'état du pays? ou bien n'est-ce que le résultat pas-
sager de quelques-uns de ces accidens qui viennent troubler toute
carrière politique un peu longue? En un mot, le parti tory, qui,
par dix ans d'efforts persévérans et habiles , était parvenu en ISil
à remonter au pouvoir, s'en verra-t il précipité de nouveau au bout
de deux ans dans la personne de ses hommes d'état les plus illustres
et les plus éprouvés? Telle est la question qui s'agite en ce moment
et sur laquelle les esprits paraissent se diviser. Pour la résoudre, il
faut, avant tout, présenter le bilan complet de la politique ministé-
rielle et de ses résultats au dehors et au dedans. Il faut ensuite re-
chercher quels sont les successeurs possibles de sir Robert Peel, et
s'ils possèdent plus que lui la solution des graves problèmes qui se
débattent dans le royaume-uni. Il faut enfin examiner si depuis un
an, et sous l'influence des derniers évènemens, les vieilles combinai-
sons se sont modifiées, et les vieux partis transformés assez pour que
des combinaisons et des partis nouveaux puissent dès aujourd'hui
envahir le monde politique. Ce sera l'objet principal de cet article,
suite de ceux que la Bévue a déjà publiés en 1840, 1841 et 1842.
Pour bien apprécier la situation actuelle du ministère Peel, il y a
d'abord une distinction à faire. On sait qu'en Angleterre la session
lE ROYAUME-LNI ET LE MINISTÈRE PEEL. 851
du parlement se divise en deux périodes séparées par la vacance
de Pâques. C'est en général pendant la première de ces périodes
que se posent et se résolvent les grandes questions politiques. Pen-
dant la seconde, on aéhève d'expédier les affaires, et de rédiger en
articles de loi les résolutions dont le principe a déjà été voté. Or, il
est constant que, jusqu'à la vacance de Pâques, sir Robert Peel avait
été vainqueur sur tous les points à peu près; il est constant qu'à
cette époque il paraissait à tout le monde plus puissant et plus in-
ébranlable que jamais. Un rapide résumé des principaux débats de
cette partie de la session en donnera la preuve.
Dans la session de 1842, les affaires étrangères, on s'en souvient,
avaient tenu peu de place; mais cette session s'était terminée lais-
sant trois grandes questions indécises, celles de l'Afghanistan, de la
Chine et du traité américain. Or, avant la session de 1843, ces troiis
questions avaient reçu, de la guerre ou de la diplomatie, une solu-
tion définitive. Elles devaient donc être l'objet d'un débat parlemen-
taire, et avec sa présomption ordinaire lord Palmerston , dit-on,
annonçait à qui voulait l'entendre qu'avec cet aide il se faisait fort de
changer en minorité la majorité de sir Robert Peel. Or, voici ce qui
advint des prophéties de l'ancien ministre des affaires étrangères.
On sait comment, vers la fin de 1842, se termina la guerre de
Caboul. D'abominables excès, et en définitive l'abandon peu glorieux
d'un pays où l'on avait espéré s'établir; mais d'un autre côté une
campagne assez brillante, une revanche suffisante des désastres de
l'année précédente, et par-dessus tout la fin d'une entreprise mal
conçue, mal dirigée, et qui ne pouvait conduire à rien de grand ou
d'utile. S'il n'y avait pas là pour sir Robert Peel un sujet de triomphe,
il y avait moins encore un sujet d'attaque pour l'opposition, surtout
pour l'opposition whig, responsable des fautes et des malheurs de
1841. Heureusement pour elle, par deux de ses proclamations, le
gouverneur actuel de l'Inde, lord Ellenborough, avait donné prise.
Dans l'une, il accusait ouvertement la politique de son prédécesseur
et représentait en quelque sorte la défaite de 1841 comme la juste
punition de cette politique; dans l'autre, il annonçait avec orgueil
aux Indiens que les portes du temple de Somnauth, conquises
en 1024 par le sultan Mahmoud, et reprises à Ghuznee par les sol-
dats anglais, allaient être ramenées en triomphe, et que l'insulte de
huit cents ans était ainsi vengée. De ces deux proclamations, la pre-
mière était blâmable, la seconde n'était que ridicule. C'est pourtant
celle-ci qui, par l'indignation qu'elle causa, mit lord Ellenborough
55.
852 REVUE DES DEUX MONDES.
en péril et compromit un moment le cabinet. Avec un zèle aussi po-
litique que religieux, on rechercha quel était ce temple de Somnauth
auquel le gouverneur chrétien de l'Inde s'apprêtait à rendre hom-
mage, et on découvrit avec horreur, avec effroi, que ce temple « des-
servi par 2000 brahmines, 900 musiciens, 300 barbiers, et 500 dan-
seuses, toutes très jolies, était consacré à une divinité sanguinaire,
et servait de théâtre aux plus abominables débauches. » Ce fut alors
contre lord EUenborough et sa proclamation un concert d'impréca-
tions dévotes auxquelles la voix pieuse des whigs ne manqua pas de
se mêler. Au milieu de cette sainte clameur, quelques profanes se
hasardèrent bien 5 faire remarquer qu'au crime de relever les au-
tels de Juggernauth , la cérémonie des portes pouvait ajouter l'in-
convénient de mécontenter les populations musulmanes, c'est-à-dire
vingt millions de sujets anglais dans l'Inde; mais c'était là le petit côté
de la question. En attaquant comme impolitique la proclamation de
lord EUenborough, on ne pouvait espérer d'enlever au ministère une
seule voix dans le parlement. En l'attaquant comme irréligieuse, on
avait la chance d'avoir pour soi les évêques à la chambre des lords,
sir Robert Inglis et son parti à la chambre des communes. Faut-il
s'étonner que le paganisme de lord EUenborough ait réveillé tant de
sentimens chrétiens et défrayé pendant trois mois tous les journaux
de lord Paimerston?
Il y avait pourtant là quelque chose d'assez singulier et un renver-
sement à peu près complet des rôles ordinaires. Ainsi, supposez que
lord EUenborough se fût nommé lord Auckland, et que ce dernier
eût signé la fameuse proclamation , quels cris de douleur chez les
tories, et quelle superbe ironie chez les whigs I Au lieu de cela,
c'était aux whigs à gémir, aux tories à se moquer; aux whigs à exciter
le zèle du banc des évêques, aux tories à le contenir; aux whigs
onfln à partager la pieuse susceptibilité de sir Robert Inglis et de
M. Plumptree, aux tories à s'en séparer. C'est ainsi que, dans la
mêlée politique , les partis se trouvent quelquefois amenés à faire
entre eux l'échange de leurs opinions les plus enracinées, de leur
langage le plus habituel.
Quoi qu'il en soit, quand le parlement s'ouvrit, le ministère était
inquiet et l'opposition pleine de confiance. Dès la première séance,
lord John Russell et lord Paimerston annoncèrent qu'ils appelleraient
l'attention de la chambre sur la conduite de lord EUenborough, et sir
Robert Inglis se leva aussitôt pour les soutenir. Peu de jours après,
M. Vernon Smith alla plus loin encore , et, toujours avec l'appui de
LE ROYAUME-UNI ET LE MINISTÈRE PEEL. 853
sir Robert Inglis, engagea vivement la chambre à faire acte de chris-
tianisme en flétrissant cette proclamation « vraiment digne d'un
païen et qu'un musulman n'aurait jamais signée.» A cela, sir Robert
Peel répondit avec quelque succès en détournant la question. Cepen-
dant il fut facile d'apercevoir que dans cette discussion le premier
ministre n'avait pas sa sérénité ordinaire, et qu'il attendait avec quel-
que anxiété le jour où, conformément aux précédens, il devait pro-
poser à la chambre un vote de remerciement.
Cet usage de faire voter par le parlement des remerciemens à cer-
tains hauts fonctionnaires civils et militaires n'est pas très ancien en
Angleterre, et ne date que des années qui ont immédiatement précédé
la révolution de 1640. C'est sans contredit un de ceux qui ont le plus
contribué à étendre et à fortifier l'influence parlementaire. Sir Robert
Peel ne pouvait donc songer à s'en affranchir. Mais alors se présen-
tait l'alternative difficile ou de comprendre lord Ellenborough dans
le vote, ce qui était s'exposer à une défaite, ou de l'omettre, ce qui
était le frapper d'un blâme sévère et donner gain de cause à l'oppo-
sition. Le cabinet s'en tira par une motion intermédiaire et qui devait
à son tour embarrasser ses adversaires. Il proposa le même jour,
dans les deux chambres, de remercier lord Ellenborough «pour l'ha-
bileté avec laquelle les ressources de l'empire dans l'Inde avaient été
appliquées aux opérations militaires. » Or cette motion, malgré la
mauvaise humeur visible de lord Palmerston, passa dans les deux
chambres à l'unanimité.
Tout pourtant n'était pas fini, et, quelques jours après, deux mo-
tions, l'une de lord Clanricarde à la chambre des lords, l'autre de
M. Vernon Smith à la chambre des communes, mirent le parlement
en demeure de se prononcer sur la fameuse proclamation; mais sous
cette forme , la question devenait toute ministérielle , et par consé-
quent bien moins favorable à l'opposition. Le ministère, d'ailleurs,
n'avait pas perdu son temps, et bien de pieuses colères s'étaient re-
froidies au contact de la politique. La veille même de la motion, on
avait obtenu de la plupart des évêques qu'ils s'abstiendraient. En
conséquence, quatre seulement prirent place sur leur banc, et ce
fut sans beaucoup de peine que le duc de Wellington et lord Broug-
ham réunis battirent lord Clanricarde , lord Clarendon et lord Lans-
downe. Lord Brougham, d'ailleurs, démontra triomphalement que
(c le temple de Somnauth appartenait à la religion des boudhistes,
non à celle de Brahma , » ce qui expliquait et justifiait parfaitement
la proclamation. A la chambre des communes, la lutte fut un peu
85i REVUE jmS DEUX MONDES.
plus sérieuse, et le radicalisme, dans la personne de M. Hume,
l'opposition whig, représentée par M. Macaulay, lord John Russell
et lord Palmerston, la haute église enfin, ayant pour organe M. Plump-
tree, firent en commun un effort considérable; mais lord Stanley et
sir Robert Peel, sans défendre la lettre de la proclamation, rallièrent
plus facilement qu'on ne l'aurait pensé presque toute l'armée minis-
térielle. En définitive, la motion eut à la chambre des lords 25 voix
contre 83, à la chambre, des communes, 157 contre 242. Ainsi finit
la première campagne de lord Palmerston.
Il y avait bien moins de parti à tirer de l'affaire de Chine, qui
venait de se terminer heureusement et glorieusement. Tout au plus
pouvait-on débattre à ce sujet quelques questions personnelles, par
exemple celle de savoir à qui revenait l'honneur du dénouement.
— C'est à nous, disaient les whigs, qui avons déclaré la guerre à la
Chine, et, par la querelle si habilement inventée de l'opium, préparé
le résultat actuel. — C'est à nous, répondaient les tories, qui par
notre prévoyance, par notre fermeté, avons réparé les fautes de nos
prédécesseurs. — A part ce petit débat intérieur, tout le monde re-
connaissait que la paix récemment conclue avec le céleste empire était
aussi honorable qu'avantageuse, si toutefois l'empereur ne refusait
pas de la ratifier. On sait que depuis cette ratification est venue, et que
l'empire chinois, si long-temps fermé à l'Europe, va maintenant lui
être ouvert par plusieurs points importans. Le génie même de lord
Palmerston ne pouvait trouver là un sujet passable de querelle.
L'affaire du traité américain présentait, il faut en convenir, bien
plus de difficultés. Sans compter les différends passagers de la Caroline
et de 1(1 Créole, il y avait entre les deux pays trois grandes questions
à régler, celle des Umites du Canada, celle de l'Orégon, celle du droit
de visite et de recherche; de ces trois questions, la première seule
était résolue, la seconde restait tout-à-fait indécise, et la troisième
recevait une solution incomplète. Un mot sur chacune d'elles fera
mieux comprendre en quoi consistaient les espérances des whigs.
C'est en 1783, au moment môme où fut reconnue l'indépendance
de l'Amérique, qu'un traité fixa les Umites des deux pays; mais en
Angleterre surtout, on n'avait qu'une idée assez confuse des contrées
à peu près désertes qui se trouvaient aux confins des deux états, .«t
la ligne mentionnée dans le traité fut si indécise, que depuis cette
époque jusqu'au temps actuel, elle n'avait cessé d'être entre les deux
nations un sujet de querelles. Il y a quelques années pourtant, on
conviut de prendre le roi des Pays-Bas pour arbitre; mais, tout exa-
LE ROYAUME-UNI ET LE MINISTÈRE PEEL. 855
men fait, il se trouva que, si les mesures astronomiques donnaient
gain de cause à l'Angleterre, l'Amérique, au contraire, aTait raison
d'après les mesures géocentriques. Le roi des Pays-Bas, avec beau-
coup de sagesse, pensa donc qu'il ne devait se prononcer ni pour
l'une ni pour l'autre, et qu'un compromis était le seul moyen d'en
finir. C'était là outrepasser son mandat, et, en 1832, les États-
Unis refusèrent la transaction. A la suite de ce refus, plusieurs pro-
positions et contre-propositions eurent lieu, jusqu'au jour où lord
Palmerston mit en avant la singulière idée de s'adresser au roi de
Prusse, au roi de Sardaigne, au roi de Saxe, et de leur demander
non de juger le différend, mais de nommer chacun un savant pour
former une commission. Cette idée, comme bien on le pense, n'eut
aucune suite, et sous l'influence de l'affaire de la Caroline et de l'af-
faire Mac-Leod, l'irritation alla croissant, et ne tarda pas h compro-
mettre la paix des deux pays. C'est alors que sir Robert Peel se décida
à envoyer en Amérique lord Ashburton, qui, en peu de temps, con-
clut un traité à peu près sur la base du compromis proposé par le roi
des Pays-Bas. D'après ce compromis, l'Angleterre obtenait les vingt-
cinq soixantièmes du territoire contesté. D'après le traité Ashburton,
elle en obtint les vingt-quatre soixantièmes. Elle accorda de plus
aux Américains un libre passage sur le fleuve Saint- Jean.
Au premier coup d'œil, l'arrangement paraissait a^sez satisfaisant,
surtout quand on considère que la querelle durait depuis soixante
ans, et que les terrains contestés avaient fort peu d'importance; mais
depuis la signature le hasard fit découvrir à Paris, aux archives des
affaires étrangères, une carte marquée à l'encre rouge, qui, disait-
on, y avait été déposée par Franklin, et qui condamnait les préten-
tions de l'Amérique. A l'aide de cette carte, l'opposition eut beau
jeu à soutenir que le négociateur américain , M.Wesbter, n'avait
point été de bonne foi , et que le négociateur anglais, lord Ashbur-
ton , s'était laissé duper. Il fut donc convenu que le traité serait
présenté comme un acte de faiblesse et d'ignorance, comme un acte
qui abandonnait sans compensation les droits et les intérêts de l'An-
gleterre.
Voilà pour le premier point. Quant au second, il n'en était rien
dit dans le traité, bien qu'il en pût résulter de graves conséquences.
Il s'agissait en effet, non plus de quelques terrains incultes et pres-
que déserts, mais d'un territoire fertile, bien arrosé, de 300 lieues de
long sur 200 de large, et qui, situé entre les Montagnes Rocheuses
etrOcéan Pacifique, est peut-être appelé dans^ttn avenir peu éloigné
856 RBVDE DES DEUX MONDES.
à de brillantes destinées. Pouvait-on considérer comme sérieux,
comme durable, un traité qui laissait incertaine la possession d'un
tel territoire? Si le cabinet avait pu s'en flatter, il devait être dé-
trompé depuis le message du président des États-Unis, depuis sur-
tout les motions de MM. Pendleton et Linn, prises en considération,
la première par la chambre des représentans, la seconde par le sénat,
et qui ne tendaient à rien moins qu'à occuper par la force les terri-
toires contestés.
Reste la question du droit de visite et de recherche, et sur cette
question encore Topposition pouvait, à quelques égards, reprocher
au négociateur tory de s'être mal acquitté de sa mission. Cette ques-
tion, en effet, est complexe. Il y a d'une part la faculté de visiter à
fond tout bâtiment suspect de traite et de le saisir provisoirement, si
le soupçon paraît fondé; il y a le droit de vérifier par une visite som-
maire, et en se faisant présenter les papiers de bord, la nationalité
de tout bâtiment soupçonné d'arborer un pavillon qui ne lui appar-
tient pas. Quant à la faculté de recherche et de saisie, tout le monde
reconnaît qu'elle ne peut s'exercer que par consentement mutuel;
mais il en est autrement du droit de simple visite, que l'Angleterre
a toujours réclamé comme étant du droit des gens, que l'Amérique
a toujours refusé comme appartenant au droit national. Or, quant au
droit de recherche, on avait obtenu peu de chose de l'Amérique, puis-
qu'elle s'engageait simplement à entretenir une escadre pour réprimer
la traite. Quant au droit de visite, on ne décidait rien absolument,
et ce dangereux sujet de querelle restait tout entier entre les deux
pays. Il y a plus, le traité était si équivoque à cet égard, que les deux
parties contractantes avaient pu l'entendre chacune à sa manière et
selon son penchant. Ainsi dans son message annuel le président se
félicitait que le droit de visite simple fût abandonné par l'Angle-
terre, tandis que sir Robert Peel le maintenait et déclarait que l'An-
gleterre n'y renoncerait jamais. Encore une fois qu'est-ce qu'un
traité qui donne lieu à de telles interprétations, à de telles contra-
dictions?
J'ai exposé brièvement les argumens de l'opposition whig contre
le traité Ashburton, et je dois convenir que, très faible à mon sens
sur le premier point, elle était très forte sur les deux autres. C'est
pourtant là que se préparait pour elle la plus rude défaite qu'elle ait
eu a subir, une défaite dont lord Palmerston en particulier se sou-
viendra long-temps. Le 21 mars, cet ancien ministre se leva, et, dans
un discours de trois heures, discuta avec une rare perspicacité toutes
I
LE ROYAUME-UNI ET LE MINISTÈRE PEEL. 857
les parties du traité Ashburton, qu'il déclara dérisoire, funeste et
presque déshonorant. Averti par les échecs précédens, il évita pour-
tant de conclure et se borna à demander la production de quelques
correspondances qui, son expérience le lui indiquait assez, ne pou-
vaient pas être produites. Ce fut pour sir Robert Peel un premier
avantage. « Pourquoi, dit- il à lord Palmerston, ne proposez-vous
pas purement et simplement un blâme contre le traité et contre ceux
qui l'ont fait? C'est ainsi que l'opposition a agi en 1783 lors de la
paix de Versailles, et en 1803 après la paix d'Amiens, bien que ces
traités et cette paix fussent signés et ratifiés. Mais lord Palmerston
sait qu'à sa motion je répondrais par celle d'une complète approba-
tion, et que la mienne, non la sienne, passerait à une grande majo-
rité. » Puis, entrant largement dans la voie des récriminations, qui
jusqu'à ce jour lui avait si bien réussi, il établit que, sur la question
des limites du Canada comme sur celle du droit de visite, les whigs
n'avaient rien fait, pendant leurs dix années de pouvoir, qu'em-
brouiller les choses et irriter les esprits. Et comme lord Palmerston
reprochait au traité de visite américain d'avoir empêché la ratifica-
tion du traité de visite français : « Ce n'est, s'écria sir Robert Peel
en regardant son adversaire en face, ce n'est ni lord Ashburton ni
le général Cass qui ont empêché la France de ratifier le traité de 18'i 1 ,
c'est lord Palmerston lui-même. » Et il se rassit aux applaudissc-
mens non-seulement du parti tory, mais d'une portion notable du
parti radical.
Cette première journée était mauvaise pour lord Palmerston. La
vSeconde le fut bien davantage. Après quelques paroles de sir Charles
Napier contre le traité, un membre s'avisa de demander que la
chambre fût comptée, et il se trouva qu'il y avait seulement trente-
sept membres présens. La motion tomba donc de son propre poids,
et le lendemain lord Palmerston, au mifieu d'une hilarité générale,
déclara qu'il ne la relèverait pas, se trouvant en définitive fort con-
tent du résultat. Pour compléter sa satisfaction, un membre de l'op-
position, M. Hume, s'empressa alors d'annoncer qu'il proposerait
un vote de remerciemens à lord Ashburton et aux ministres qui
avaient ratifié le traité. C'était, sir Robert Peel lui-même en fit la
remarque, une motion insolite et qui ne pouvait s'appuyer sur aucun
précédent. M. Hume n'en persista pas moins, et, malgré la très vive
opposition de lord Palmerston et de lord John Russell, emporta le
vote à 238 voix contre 96. A la chambre des lords, lord Rrougham fit
up.e motion analogue qui, faiblement combattue par lord Lansdowne,
858 REVUE DES DEUX MONDES.
passa sans division. Ainsi lord Ashburton dut à lord Palmerston un
honneur qui jamais n'avait été accordé à aucun négociateur. Telle
fut l'issue de la seconde et dernière canapagne de lord Palmerston
contre sir Robert Peel.
Pour en finir avec le traité Ashburton, il faut dire qu'en définitive
ce traité, malgré ses imperfections, paraît avoir notablement dimi-
nué, si ce n'est supprimé, les causes d'irritation qui existaient entre
l'Angleterre et les États-Unis. Les propositions sur l'Orégon n'ont
été admises par aucune des deux chambres, et sur l'affaire du droit
de visite, bien qu'en principe on soit aussi loin de s'entendre que
jamais, il semble qu'en fait on tende des deux côtés h se rapprocher.
Ainsi l'Angleterre d'une part reconnaît que, « lorsqu'il ne s'agit pas
de piraterie, la visite n'est pas de droit rigoureux, et ne doit avoir
lieu que sur de sérieuses apparences et avec beaucoup de réserve. »
Les États-Unis déclarent d'autre part que ce si un officier anglais, sur
de graves soupçons, aborde un navire américain, lui demande ses
papiers avec convenance, et se retire dès que la nationaUté est con-
statée, cet officier outrepasse ses pouvoirs, mais sans qu*un gouver-
nement raisonnable puisse songer à s'en plaindre. » Dans cette li-
mite, le débat est réduit à des termes bien étroits, et la question
peut dormir long-temps en paix.
Il est un autre traité de visite qui, l'an dernier, menaçait de donner
quelques embarras à sir Robert Peel, le traité avec la France. On sait
en effet que le ministre des affaires étrangères français, pressé par
l'opinion publique, avait en définitive refusé de ratifier son propre
traité, et que cet acte inusité ne paraissait pas devoir suffire aux deux
chambres. Derrière le nouveau traité, désormais sans valeur, appa-
raissait l'ancien encore plein de vie, et le premier vote du parlement
devait être, disait-on, mortel à celui-ci comme à l'autre. Heureu-
sement pour le cabinet anglais, il se trouva en France des députés
clairvoyans qui imaginèrent qu'on pouvait condamner une poUtique
et maintenir au pouvoir les ministres pour qui cette politique était
excellente de tout point. Frappant d'une main ceux qu'ils sauvaient
de l'autre, ces députés firent donc prévaloir dans la chambre une
rédaction qui se prêtait à toutes les interprétations. Aussi, le jour où
ce singulier vote fut connu à Londres, l'hilarité y fut-elle grande et
générale. «Voilà, s'écrièrent d'un commun accord les journaux de
toutes les couleurs, voilà où ont abouti tant d'ébullition patriotique
et de si beaux discours! Comme lors des 25 millions refusés d'abord,
puis payés dès que les États-Unis ont menacé, on a fait beaucoup de
LE ROYAUME-UNI FT LE MINISTÈRE PEEL. 859
bruit pour arriver à une bravade impuissante. C'est une seconde édi-
tion de la réduction de là rente; c'est un amendement annuel à ajouter
à l'amendement sur la Pologne, à cet amendement qui, depuis douze
ans, figure si honorablement dans les adresses de la chambre des
députés. Désormais, à côté de la nationalité polonaise, on placera
le droit de visite, ce qui n'empêchera ni l'empereur Nicolas d'écraser
la Pologne , ni les officiers anglais de visiter les bâtimens français
Il est même probable que M. Guizot, qui connaît son monde, ne se
donnera pas la peine d'écrire à ce sujet un seul mot à lord Aberdeen,
ou que, s'il le fait, ce sera pour la forme et afin de se préparer pour
la prochaine session une réponse de quelques minutes. En attendant,
jamais le peuple aimable et léger qui s'agite de l'autre côté de la
Manche n'avait mis plus en relief son caractère national. »
Il reste à savoir, et l'on saura bientôt, si les chambres françaises
ont mérité toutes ces moqueries, et si l'amendement sur la Pologne
a vraiment trouvé un frère jumeau. Quoi qu'il en soit, à dater de
notre dernière adresse, le traité de visite a cessé d'être une affaire
en Angleterre, et c'est tout au plus s'il en a été question deux ou
trois fois en passant dans la dernière session. Il faut en dire à peu
près autant des grandes conquêtes que nous avons faites dans l'Océan
Pacifique, conquêtes qui, disait-on, devaient exciter toutes les jalou-
sies de notre fière rivale. Si les missionnaires et ceux qui les ap-
puient ne s'en fussent émus un peu, personne n'y aurait songé, pas
plus l'opposition que le parti ministériel. Ce fut même pour les jour-
naux tories, pour le Times et le Standard entre autres, un sujet de
nouvelles plaisanteries. « Il est clair, disait le Times un jour, que si
l'occupation des Marquises ou d'Otaïti pouvait avoir quelques avan-
tages politiques ou commerciaux, l'Angleterre ou les États-Unis au-
raient devancé la France; mais cette occupation est bonne tout au
plus à donner aux ministres français l'occasion de conférer quelques
emplois et de faire quelques phrases un peu ronflantes. » — « Il se-
rait étrange, ajoutait-il un autre jour, qu'une nation qui possède au
moins une province dans chaque mer et sur chaque continent vînt
à se quereller avec la France au sujet d'un petit potager (kifchen
garden) dans l'Océan Pacifique. » — Puis le Standard, organe par-
ticulier de sir Robert Peel, prétendait que, « loin de voir avec peine
l'occupation par la France de quelques îles dans l'Océan Pacifique,
l'Angleterre devait s'en réjouir. Ce sont des otages de paix, car il est
évident que dans les six premiers mois de la guerre l'Angleterre s'en
emparerait. » D'après cela, il n'est pas surprenant que les plaintes
860 REVUE DES DEUX MONDES.
(le la reine Pomaré à sa très chère sœur et amie aient été peu écou-
tées, que lord Lansdowne, comme lord Aberdeen, se soit hâté de
déclarer « qu'il voyait sans aucune espèce d'inquiétude la domina-
tion française à Otaïti, » que l'affaire enfin ait obtenu dans le parle-
ment tout juste le degré d'attention qu'elle méritait, cinq minutes de
conversation.
A l'intérieur, le succès de sir Robert Peel pendant cette première
partie de la session fut un peu plus contesté. Personne n'a oublié les
mesures si hardies et si importantes par lesquelles il avait, en 1842,
signalé son avènement et assuré son pouvoir. Mais ces mesures de-
vaient, par leur nature même, froisser bien des intérêts, exciter
bien des craintes, tromper bien des espérances. C'est ce qui arriva,
et en passant de la théorie à la pratique, la taxe du revenu notam-
ment parut plus dure et plus arbitraire qu'on ne l'avait supposé. Le
commerce et l'industrie, d'ailleurs, continuaient à languir, la détresse
du pays ne diminuait pas, et les tableaux trimestriels du revenu pu-
blic jusqu'alors publiés indiquaient que les calculs de sir Robert Peel
étaient loin de se réaliser, et qu'au lieu de l'excédant prévu il y
aurait encore un déficit. La partie agricole du nouveau tarif sur-
tout entretenait à un assez haut degré l'agitation des esprits. D'un
côté, la ligue contre la loi des céréales, dirigée par l'habile et infati-
gable M. Cobden , s'étendait sur tout le pays, enrôlant partout des
associés et levant des impôts sous forme de souscription ; de l'autre,
des réunions agricoles avaient lieu où les hommes qui, aux dernières
élections, avaient soutenu sir Robert Peel se plaignaient amèrement
d'avoir été trompés par lui et par leurs représentans. cr Mieux eût
valu cent fois, disaient-ils, que nous restassions en minorité. Sir
Robert Peel, aidé par la chambre des lords, eût alors empêché les
whigs de faire ce qu'il a fait lui-môme, grâce à nos votes, grâce au
pouvoir dont nous l'avons investi. » A cela les amis des fermiers
[farmers\friends] répondaient en général d'un ton humble qu'ils re-
grettaient bien ce qui s'était passé, mais qu'ils n'avaient pu faire
autrement. Il y en eut pourtant qui prirent leur parti, et qui brave-
ment se déclarèrent convertis à la Uberté du commerce en présence
môme du concurrent qu'ils avaient mis à la porte à ce litre. C'est ce
qu'on vit notamment à un grand meeting du comté de Somerset, et
cela valut aux membres actuels, MM. Acland et Dickinson , quelques
compUmens ironiques de l'ancien membre, M. Sanford, non réélu
en 1842. « Je savais bien, dit celui-ci, que nos heureux concurrens
en viendraient là; mais je dois convenir qu'ils se sont exécutés plus
LE ROYAUME-UNI ET LE MINISTÈRE PEEL. 861
vite et plus complètement que je ne le prévoyais. » Ailleurs M. Go-
ring, tory, alla plus loin encore, et déclara que les lois des céréales
devaient bientôt périr. Dans d'autres réunions, au contraire, une
vive résistance parut se préparer, et les représentans firent, aux dé-
pens de sir Robert Peel, leur paix avec les représentés.
De tout cela il résulte qu'au moment où s'ouvrit la session beau-
coup de doutes existaient soit sur les intentions de sir Robert Peel,
soit sur celles de son parti dans la cbambre. Selon les uns, il devait
faire un pas de plus vers la liberté commerciale; selon les autres, son
parti entendait lui signifier que, s'il ne changeait pas d'allure, il
cesserait de le suivre. Dès le premier jour, sir Robert Peel mit fin à
toutes ces conjectures en déclarant, avec l'approbation de ses amis,
qu'il maintenait sans plus et sans moins ce qu'il avait fait l'an der-
nier. (( Je ne suis pas lié d'une manière indissoluble, ajouta-t-il, à la
loi des céréales actuelle; mais je pense que l'épreuve n'est pas faite,
et qu'il est juste qu'elle se fasse avant toute nouvelle réforme. »
Cette attitude de sir Robert Peel et de ses amis était peu encoura-
geante pour l'opposition; mais on sait en Angleterre qu'un parti ne
se soutient pas par le silence, et qu'en face de la majorité qui gou-
verne il doit toujours y avoir une minorité qui expose ses griefs,
développe sa politique, et prépare ainsi l'avenir. Il fut donc résolu
au sein du parti whig qu'un grand débat aurait lieu où, pour l'in-
struction du pays, toutes les opinions pourraient librement se pro-
duire, et lord Howick, un des membres les plus consciencieux et les
plus éclairés de ce parti, fut chargé d'ouvrir ce débat en demandant
une enquête sur l'état du pays. Loi des céréales, Uberté du com-
merce, budget whig et budget tory, traités de commerce, tout prit
place dans la discussion, qui n'occupa pas moins de six longues
séances; cependant, malgré l'intervention des principaux orateurs,
elle fut traînante, pénible, et ne se releva un jour que par un singulier
incident. C'était peu de temps après l'assassinat de M. Drummond,
secrétaire de sir Robert Peel. Or, dans un discours plein de violence
et d'éloquence, M. Cobden ayant dit que sir Robert Peel était indi-
viduellement responsable de la détresse du pays, celui-ci se leva, et
d'un ton fort ému signala cette phrase à la chambre comme une me-
nace personnelle. Aussitôt son parti, qui pourtant avait entendu sans
murmures les paroles de M. Cobden, s'ébranla tout entier et fît re-
tentir de longues acclamations les voûtes de la salle. C*est tout au
plus si on permit à M. Cobden étonné, indigné, quelques paroles
d'explication. Après ce mouvement dramatique, sir Robert Peel se
862 REVUE DES DEUX MONDES.
retourna contre les wliigs et recommença leur procès en homme
qui connaît ses juges et qui est sûr de l'arrêt. Une faible réplique
de lord John Russell termina le débat, et la majorité fut de 396
contre 281. C'était une majorité plus forte que toutes celles de l'an
passé.
A la chambre des lords, il y eut une double tentative contre la loi
des céréales, l'une au nom des anciens tarifs par lord Stanhope,
l'autre au nom de la liberté du commerce par lord Monteagle
f M. Spring-Rice.) Lord Ripon répondit au premier, qui attribuait
au tarif nouveau toute la détresse du pays , et lui rappela plaisam-
ment que l'an dernier il avait été « dans l'agonie de la peur [in the
agony of fear) au sujet de l'importation des cochons. Cependant,
ajouta-t-il, il n'en est entré que trois cent quinze.» La motion de
lord Stanhope fut rejetée par 25 voix contre 4. Quant à celle de lord
Monteagle, les whigs et lord Rrougham l'appuyèrent; mais elle ne
réunit que 78 voix contre 200. Ainsi, malgré les attaques du dehors,
le terme moyen de 18i2 était victorieux dans les deux chambres.
Il y eut encore sur quelques points quelques escarmouches entre
le ministère et les diverses oppositions. Ce fut un jour M. Duncombe
qui, accusant lord Abinger d'avoir conduit le procès des chartistes
avec passion et partialité, demanda qu'un comité choisi de la cham-
bre examinât sa conduite judiciaire; mais lord John Russell s'unit h
l'attorney général et à sir James Graharn pour faire rejeter cette mo^
tion,,qui sur 301 voix n'en réunit que 73. Puis ce fut lord John Rus-
sell lui-même qui dénonça comme inconstitutionnelle la nomina-
tion d'un membre du cabinet, le duc de Wellington, aux fonctions
de commandant en chef de l'armée; mais sir Robert Peel ayant, au
nom de tout le ministère, pris la responsabilité de cette nomination,
lord John Russell n'osa pas provoquer un vote. Ce fut M. Ward qui
proposa d'examiner les charges particulières qui pèsent sur la terre,
afin, tout le monde le comprit, d'arriver à prouver que ces charges
n'avaient rien qui motivât une protection spéciale; mais cette ma-
nière détournée de revenir à la loi; des céréales n'eut d'autre résultat
que d'amener une assez vive discussion. Ce fut lord Ashley qui de-
manda l'abolition du commerce de l'opium; mais à la prière de sir
Robert Peel, qui promit de s'occuper de la question , lord. Ashley re-
tira sa motion. Ce fut M. Charles Ruller qui, dans un discours très
étendu, très instructif, développa ses idées sur l'organisation systé-
matique d'une vaste colonisation ; mais lord Stanley fit observer que
ce serait éveiller des espérances qu'on ne saurait réaliser, et M. Bullcr
LE ROY ACME-UNI ET LE MINISTÈRE PEEL. 863
n'insista pas pour le moment. Ce fut enfin M. Walter, propriétaire
du Times, qui, soutenu par MM. Ferrand, Wakley et Stuart Wortley,
fit une nouvelle passe d'armes contre l'ennemie qu'il poursuit depuis
plusieurs années, la nouvelle loi des pauvres; mais 126 voix contre
58 donnèrent raison à la coalition des whigs et des tories modérés
contre la coalition des tories exaltés et des radicaux. Peu de jours
après, l'élection de M. Walter à Nottinghai^ était annulée pour cor-
ruption, et son fils battu par M. Gisborne, à 1839 voix contre 1718.
Beaucoup de personnes pensent que ces divers incidens n'ont pas
été étrangers à la nouvelle marche du Ti7nes et à la guerre toute
personnelle qu'il déclara à sir Robert Peel.
Voici donc en résumé quelle était, au moment de la vacance de
Pâques, la situation du cabinet. Sa politique en Chine et dans l'Af-
ghanistan avait obtenu l'approbation éclatante des deux chambres,
qui de plus lui avaient toutes deux voté des remerciemens pour
le traité américain. Les affaires de France s'arrangeaient à son gré,
et il pouvait dire, sans crainte d'être contredit, qu'il était parvenu à
apaiser l'irritation créée par lord Palmerston , et à rétablir la bonne
intelligence entre les deux gouvernemens. A l'intérieur, une majo-
rité plus forte, plus compacte que jamais, venait sanctionner ses me-
sures de l'an dernier et faire taire les dernières rancunes auxquelles
ces mesures avaient donné heu. Whigs et tories, en un mot tous
les journaux s'accordaient à signaler la tranquillité dans les évène-
mens, l'apathie et l'indifférence dans les esprits. Il n'y avait pas,
selon les uns comme selon les autres, une question dans l'air, et la
chambre des communes, presque déserte, témoignait assez de la con-
fiance du parti ministériel, du découragement de l'opposition. Moins
d'un mois après, la chance avait tourné.
Le premier échec du ministère lui vint d'un projet qui au début
lui avait valu, dans la chambre des communes, des complimens una-
nimes. Avant la vacance , lord Ashley ayant proposé de voter une
adresse à la couronne pour que des moyens fussent pris de répandre
dans les classes ouvrières les bienfaits d'une éducation morale et
religieuse; sir James Graham s'associa à la pensée de lord Ashley et
annonça immédiatement un bill destiné à la réaliser. D'après ce bill,
les enfans de huit à treize ans employés dans les manufactures de-
vaient ne travailler que six heures et demie par jour, et en passer trois
à l'école. L'état en outre consentait à payer les deux tiers de la con-
struction des écoles, l'autre tiers restant à la charge des souscriptions
particulières. Quant aux dépenses d'entretien, elles devaient être
864 REVUE DES DEUX MONDES.
fournies partie par une faible rétribution des élèves, partie par une
taxe paroissiale; l'école d'ailleurs devait être administrée par une
commission de sept membres, à savoir, le pasteur, deux marguiiliers
[church ivardens)y et quatre personnes à la nomination des magis-
trats. C'est à la commission ainsi constituée qu'il appartenait de
nommer les instituteurs avec l'approbation de l'évéque. Il restait
enfin bien entendu qu'aucun enfimt ne serait tenu d'assister au ser-
vice anglican ou de recevoir de l'instituteur l'instruction religieuse.
Les dissidens et les catholiques avaient ainsi, selon sir James Grahara,
une garantie complète contre tout esprit de prosélytisme.
Après cet exposé, il y eut dans la chambre un concert d'applaudis-
semens. Lord John Russell et lord Sandon , M. Ewart et sir Charles
Burrell s'unirent pour promettre que dans une cause aussi sainte
chacun déposerait tout esprit de parti. Quelques-uns prévirent bien
que les opinions exclusives et intolérantes se plaindraient, et que
le bill passerait aux yeux des uns pour destructif de la prépondé-
rance anglicane, aux yeux des autres pour un nouveau moyen de
fortifier cette prépondérance; mais, dit lord John Russell, «nous
ne devons pas nous arrêter à cela. » Un membre, sir Robert Inglis ,
protesta pourtant en faveur du prosélytisme, et soutint qu'on n'avait
pas le droit de le supprimer. Sir Robert Inglis fut seul , et l'on put
croire que le bill passerait à l'unanimité.
Même mouvement dans la presse que dans la chambre. A l'exem-
ple de sir Robert Inglis, le John Bull déclara que jamais plus grand
mal n'avait été fait depuis Jacques II, et qu'en ne reconnaissant
plus l'église anglicane comme la seule et véritable église, on ouvrait
la porte à toutes les erreurs, à toutes les impiétés, dont le nom est
légion, ce II faut, ajoutait le John Bull, avoir le courage de proclamer
qu'on ne peut recevoir l'instruction séculière dans les écoles natio-
nales sans y recevoir en même temps l'instruction religieuse selon
l'église anglicane. » Mais, à cette exception près, il n'y eut qu'une
voix dans la presse. Le Morning-Chronicle lui-même, organe spécial
de lord Palmerston, fit trêve un moment à son intraitable opposition.
Malheureusement pour le ministère, les dissidens, notamment les
wesleiens, ne furent pas du même avis. Malgré les déclarations
tolérantes de sir James Graham, malgré même le chagrin de sir Ro-
bert Inglis, ils virent deux choses dans le projet , l'une que la com-
mission de surveillance donnait en fait la majorité au pasteur an-
glican, l'autre que tous les instituteurs choisis par la commission et
;îpprouvés par Tévôquc appartiendraient nécessairement à l'église
LE ROYAUME-UNI ET LE MINISTÈRE PEEL. 865
établie. Ils commencèrent donc 5 se récrier, et, dès la seconde lec-
ture du bill, M. Hawes, M. Hume, M. Cobden, déclarèrent en leur
nom que le bill constituait la prépondérance anglicane, et qu'ils ne
pouvaient l'accepter. Après la vacance de Pâques, ce fut bien pis.
Avec l'ardeur et l'activité que donne la foi religieuse, les dissidens
surent en quinze jours organiser une opposition formidable et pré-
parer plusieurs milliers de pétitions revêtues de 2,015,607 signa-
tures. Il y eut à Leeds seulement 50 pétitions dont une portait
22,000 signatures. Il y en eut dans le Lincolnshire 369 avec 132,000
signatures. A Londres, en trois jours, une pétition fut signée par
20,994 jeunes gens. A Liverpool, il y eut 2 pétitions, l'une pour le
bill avec 6,700 signatures, l'autre contre avec 20,000. Ce fut en un
mot un des plus grands mouvemens de ce genre qui se fussent ja-
mais vus. Aussi, le jour où le bill dut être repris en comité, l'anti-
chambre [the lobby] de la salle des séances et la salle elle-même
présentaient-elles le plus étrange spectacle. L'antichambre était en-
combrée de ballots apportés par des portefaix, et à chaque instant
un membre nouveau entrait dans la salle traînant après lui des
liasses énormes et s'asseyant à côté ou dessus pour attendre son
tour. A lui seul, M. Hawes présenta 500 pétitions, et M. Hindley
500. A son tour, sir Robert Inglis en apporta une du clergé de
Kipon, pour demander que le bill maintînt bien évidemment la su-
prématie de l'église; mais ce fut la seule dans ce sens.
En présence d'une telle opposition, le ministère ne pouvait main-
tenir son projet. Il essaya de le modifier et de satisfaire aux princi-
pales réclamations des dissidens. Sir James Graham proposa dans
ce but plusieurs clauses nouvelles pour consacrer plus nettement le
droit des dissidens et des catholiques, soit d'envoyer leurs enfans à
d'autres écoles, soit de leur faire donner à part l'instruction reli-
gieuse. Il modifia aussi la commission de surveillance en ce sens
qu'elle dut se composer, 1° du pasteur, 2° d'un commissaire choisi
par lui, 3° d'un commissaire choisi par les souscripteurs, 4° de
quatre commissaires nommés par tous ceux qui paient les taxes pa-
roissiales, chacun mettant deux noms seulement sur son bulletin,
afin que la minorité fût représentée. Sir James Graham termina en
faisant un appel éloquent à l'union et h la tolérance, a Ferons-nous
dire aux païens, s'écria-t-il, voyez comme ces chrétiens se détestent
et se méprisent mutuellement? Le gouvernement présente la branche
d'olivier. Une législature chrétienne la repoussera-t-elle? »
C'étaient, lord John Russell en convint, un beau langage et de
TOME IV. 5G
HETUE DES DEUX MONDES.
grandes concessions; tout cela cependant n'aboutit qu'à mécontenter
l'église sans contenter les dissidens. L'église se dit presque trahie.
Les dissidens se réunirent, discutèrent entre eux les amendemens
proposés, et finirent par émettre une déclaration collective qui con-
damnait absolument le bill. Ce qu'il y a de curieux, c'est qu'un de
leurs principaux argumens fut le progrès des doctrines puséistes dans
l'anglicanisme, et la tendance manifeste de ces doctrines vers le ca-
tholicisme. L'embarras du gouvernement alla ainsi augmentant, et
il ne diminua pas le jour où M. Roebuck, se fondant sur l'esprit d'in-
tolérance presque également manifesté par l'église établie et par les
sectes dissidentes, proposa de déclarer que a l'éducation nationale
doit être purement séculière. » La motion fut appuyée par M. Shiel,
qui, rappelant que « l'arc-en-ciel envoyé par Dieu aux hommes
comme signe de sa bonté se compose de plusieurs nuances toutes
égales entre elles, » en conclut poétiquement « qu'aucune religion
n'a le droit de dominer les autres; » mais elle eut pour adversaires
d'une part le gouvernement, de l'autre M. Hawes, organe des sectes
dissidentes, et fut rejetée par 156 voix contre 60.
Après tant d'échecs, il ne restait plus au ministère qu'à laisser
tomber son bill, et c'est ce qu'il fit. Quelques jours après, M. Christie,
passant de l'instruction primaire à l'instruction supérieure, propo-
sait, avec l'appui de lord John Russell, de M. Roebuck, de M. Wyse,
l'abolition des sermens qui excluent les catholiques et les dissidens
des grades universitaires à Oxford et à Cambridge. On fit à ce sujet
remarquer que la législation sur la matière n'était pas plus consé-
quente que juste. Ainsi, à Oxford, l'exclusion est complète, et on ne
peut prendre aucun degré sans souscrire les trente-neuf articles. A
Cambridge, les catholiques et les dissidens sont admis à prendre
leurs degrés, mais sans pouvoir aspirer aux honneurs universitaires.
\ cela, lord Stanley, sir Robert Inglis et M. Shaw\répondirent qu'Ox-
ford et Cambridge étaient des établissemens ecclésiastiques soutenus
par des revenus privés, et que la nouvelle université de Londres
était là pour ceux que n'admettaient pas les deux autres. Malgré ces
observations qui, il y a quinze ans, auraient entraîné la chambre en-
tière, il y eut 105 voix pour la motion et 175 contre.
Dans un moment où le parti qui a perdu la restauration tend si
étrangement en France à déséculariser l'instruction publique, c'est
à-dire à détruire l'œuvre des derniers siècles, et surtout des cinquante
dernières années, il est bon de signaler en Angleterre un effort tout
contraire, et de montrer quelle est dans ce pays, malgré de grandes
LE ROYAUME-UNI ET LE MINISTÈRE PEEL. 867
difficultés et des préjugés enracinés, la marche des idées. Long-
temps en Angleterre l'instruction séculière a été purement et sim-
plement subordonnée à l'instruction religieuse, non dans un sens
large et philosophique, mais dans un sens exclusif et étroit. La
liberté ensuite est venue, et maintenant on aspire à l'égalité.
Trois autres bills auxquels le ministère attachait de l'importance
partagèrent d'ailleurs le sort du bill de l'éducation des classes ou-
vrières, et furent abandonnés avant la Gn de la session. Ce sont le
bill pour amender la loi des pauvres, le bill sur les cours de comté,
et le bill sur les cours ecclésiastiques. Comme le bill d'éducation, ce
dernier subit plusieurs discussions et périt sous les coups d'une
double opposition. Il s'agissait , conformément à l'avis d'une com-
mission d'évôques et de jurisconsultes distingués formée en 1832,
de supprimer trois cent quatre-vingts cours ecclésiastiques qui, ré-
pandues dans tous les diocèses, connaissent des affaires testamen-
taires et matrimoniales, et de les remplacer par une cour unique.
Mais d'une part sir Robert Inglis, le colonel Sibthorp et tout le parti
ultra-angHcan s'indignèrent qu'on osât toucher à des cours contem-
poraines de la conquête, et qui, à ce titre comme en raison de leur
spécialité, méritaient le plus profond respect. D'un autre côté, quel-
ques radicaux, entre autres M. Duncombe, prétendirent que le bill
était impuissant, ridicule, et n'atteignait pas à la racine du mal. Sou-
tenu par les whigs et par MM. Hume et Roebuck, le ministère obtint
pourtant la seconde lecture à 186 voix contre 104; mais, à force de
modifier le bill pour le rendre moins désagréable à ses amis, il finit
par le priver de toute valeur et de toute vitalité. Le parti libéral lui
retira donc son appui, et un ajournement indéfini vint en faire
justice.
Peu s'en fallut que le bill sur le blé du Canada ne devînt pour le
cabinet l'occasion d'une défaite plus sérieuse. Rien de plus simple
au fond que la question. Dans fancien état de choses, le blé amé-
ricain entrait sans droit au Canada, et le blé du Canada entrait en
Angleterre,. moyennant un droit variable de 1 à 5 sh.Or, en 1842, la
législature canadienne, d'accord avec le ministère anglais, décida
que désormais, si le parlement impérial y consentait, le blé améri-
cain paierait 3 sh. au Canada, et le blé canadien 1 sh. en Angle-
terre, d'où il résultait qu'en définitive le blé américain pourrait
pénétrer en Angleterre moyennant un droit fixe de 4 sh. au lieu
d'un droit variable de 1 à 5. C'est ce vote qu'il s'agissait de confir-
mer, et comme dès l'année précédente lord Stanley avait annoncé f in-
56.
REVUE DES DEUX MONDES.
tention du gouvernement sans qu'une seule voix la combattît, on de-
vait penser que la chose irait toute seule. Néanmoins M. Cobden et
la ligue qu'il dirige s'étant avisés de célébrer ce bill comme un grand
triomphe pour leurs doctrines et un premier pas vers l'établissement
du droit fixe, le parti agricole prit feu , et plusieurs meetings eurent
lieu, entre autres dans le Buckinghamshire, pour condamner comme
fatal à l'agriculture le projet ministériel. En vain lord Stanley dé-
pensa-t-il son talent à prouver que ce projet n'avait aucune impor-
tance pour TAngleterre, mais beaucoup pour le Canada. L'effroi fit
tous les jours de nouveaux progrès, et il devint évident que plusieurs
membres ministériels voteraient ce jour-là contre le ministère. Les
whigs, qui n'étaient pas heureux depuis le début de la session, vou-
lurent, de leur côté, profiter de l'occasion , et firent proposer par
M. Labouchère un amendement qui partageait la question en deux,
approuvant la réduction à 1 sh. sur le blé canadien , désapprouvant
l'établissement d'un droit de 3 sh. sur le blé américain. C'était pour
les whigs un jeu habile si ce n'est très loyal. Ils perdirent pourtant
la partie, d'une part, parce que plusieurs partisans de la liberté du
commerce refusèrent de les aider, de l'autre, parce qu'au moment
du danger sir Robert Peel réunit les tories au Carltonclub, et leur
déclara nettement que son honneur étant engagé au succès du bill,
il tomberait avec lui. Il ajouta que mettre un veto sur une mesure
adoptée à l'unanimité par la législature canadienne, c'était témoigner
à cette législature un mépris qui serait vivement ressenti et provo-
quer de nouveaux troubles.
C'étaient de grands moyens pour un bien petit vote. Aussi sir Ro-
bert Peel et lord Stanley réussirent-ils à faire rejeter l'amendement
Labouchère à 344 voix contre 156. Le bill passa ensuite dans les
deux chambres non sans protestation, mais sans difficulté.
Malgré ce succès partiel et chèrement acheté, il faut compter la
question des céréales comme une de celles qui , dans la seconde
partie de la session, tournèrent contre le cabinet. Dans le parlement,
il ne perdit rien, et M. Villiers, ayant fait sa motion annuelle pour
l'abolition de tout droit sur les céréales, cette motion fut rejetée par
381 voix contre 125. Hors du parlement, il en fut tout autrement.
Depuis que M. Cobden, riche manufacturier du Lancashire, s'était mis
à la tête de la ligue contre la loi des céréales, cette ligue, on le sait,
avait fait des progrès considérables et menacé sérieusement la quié-
tude des propriétaires fonciers. Depuis quelque temps, d'ailleurs,
M. Cobden ne s'adressait plus seulement aux classes industrielles.
LE ROYAUME-UNI ET LE MINISTÈRE PEEL. 869
mais aussi aux fermiers qui, selon lui, ne devaient pas être con-
fondus avec les propriétaires. Courant de ville en ville, de marché
en marché, et organisant partout des meetings : «Venez à nous,
criait-il aux fermiers un peu surpris d'abord; venez à nous, nous
sommes vos véritables amis. Quel est en effet le résultat de la taxe
des céréales et de cette fameuse échelle mobile qu'on vous présente
comme votre ancre de salut? C'est d'une part d'augmenter le fermage
que vous payez aux propriétaires , de l'autre d'introduire dans les
prix agricoles une déplorable mobilité. Venez à nous, et nous vous
aiderons à obtenir ce que vous désirez le plus, des fermages moins
élevés et des prix aussi flxes que la nature le permet. »
Ce langage ne pouvait manquer d'être écouté. 11 le fut à tel point,
que, dans plusieurs localités, les fermiers donnèrent la main à
M. Cobden et s'enrôlèrent dans l'association. On peut soupçonner
que cette situation nouvelle des esprits n'échappait pas à sir Robert
Peel, quand il saisit l'occasion d'un mot peut-être imprudent pour si-
gnaler au pays M. Cobden, et la ligue en sa personne, comme ne recu-
lant pas même devant l'assassinat. Cependant, si tel était son calcul,
l'événement ne le justifia pas. De toutes parts, en effet, eurent lieu
des meetings et des adresses à M. Cobden pour le laver de l'injure
qui lui était faite, pour l'encourager et le soutenir dans la lutte.
Manchester, notamment, donna une grande fête en l'honneur de la
liberté commerciale, et au sortir de cette fête, une adresse revêtue
de 11,372 signatures vint assurer M. Cobden de la confiance illimitée
et du respect profond des ouvriers. Il serait beaucoup trop long
d'énumérer toutes les réunions où depuis l'attaque de sir Robert
Peel parut et parla l'infatigable M. Cobden. Il suffit de dire qu'il se
montra l'O'Connell de la liberté du commerce, et que ses succès dé-
passèrent toute attente. Aussi, sur plusieurs points, des propriétaires
influens, des membres du parlement même, crurent-ils devoir venir
sur les hustings lutter avec M. Cobden , et proposer des résolutions
contraires aux siennes; mais presque toujours ils furent battus. C'est
ce qui arriva notoirement à Essex, où sir John Tyrrel et M. Ferrand
n'eurent de leur côté que le tiers des fermiers présens.
Fort de ces marques de sympathie , le chef de la ligue redoubla
chaque jour de véhémence, même au sein du parlement, où il prouva
que les coups de sir Robert Peel avaient été loin de l'abattre. Qu'on
suppose dans notre chambre des députés, toute démocratique qu'elle
est, un orateur venant du ton le plus vif tonner contre les proprié-
taires fonciers, et les accuser en^propres termes « de piller les con-
870 REVUE DES DEUX MONDES.
sommateurs et les fermiers eux-mêmes pour remplir leurs poches!»
Qu'on suppose cet orateur s'écriant : ce Je ne veux pas supprimer vos
rentes; je veux que vous ayez des rentes, mais ne venez pas les aug-
menter ici aux dépens du paysl » Qu'on le suppose enfin faisant un
appel brûlant à toutes les misères, et déclarant que, « grâce à la loi
oppressive récemment votée par les chambres , sept à huit millions
d'hommes sont sans pain et vont mourir de faim! » Croit-on qu'un
tel langage fut paisiblement écouté? Voilà pourtant ce que, grâce à
l'admirable liberté de parole qui existe en Angleterre, une assemblée
fort aristocratique entendit sans se plaindre, lors du débat sur la
motion Yilliers.
Si la ligue n'est pas encore puissante dans le parlement, elle tend
au reste à le devenir, et dans les élections partielles qui ont eu lieu
depuis quelques mois, ses succès ont été grands. Ainsi, à Durham,
un membre tory a été remplacé par M. Bright, quaker et lieutenant
de M. Cobden. A Londres, le candidat de l'opposition, M. Pattison,
n'a pas hésité à arborer ouvertement le drapeau de la ligue, qui ou-
vertement aussi lui a prêté son appui, et M. Pattison l'a emporté sur
son compétiteur, M. Baring, de près de 200 voix (6532 contre 6367).
A Kendal, la ligue a pris sous sa protection et fait rentrer dans le
parlement M. Warburton. A Salisbury enfin, forteresse de l'anglica-
nisme et de l'agriculture, son candidat, M. Bouverie, n'a échoué que
de 47 voix. Toutefois , ce qui est plus caractéristique encore , c'est
la déclaration de lord Spencer, jadis lord Althorp, qui, sorti de la vie
pohtique en 1834, au moment de la chute du premier ministère Mel-
bourne, vient d'y rentrer en se prononçant formellement contre tout
droit sur les céréales. Il n'est pas d'homme, on le sait, qui de 1830
k 1834 , ait joui de plus de considération et de plus d'autorité dans
la chambre des communes. Son adhésion sinon à la ligue, du moins
aux doctrines qu'elle professe , est donc un événement.
Depuis deux mois, d'ailleurs, les meetings locaux et partiels n'ont
plus suffi à l'ardeur de M. Cobden , et, comme O'Connell encore, en
revenant de pérorer dans les comtés, il a voulu trouver au centre
même un meeting qui fût en quelque sorte la tête de tous les autres.
Le théâtre de Covent-Garden a donc été loué par la ligue, et de temps
à autre il s'y donne, en présence d'un immense auditoire, des repré-
sentations solennelles. Les premiers sujets sont toujours M. Cobden
et après lui M. Bright; mais il y a aussi des débutans qui promet-
tent, et qui, si on les laisse faire, iront loin. Voici, par exemple,
quelques passages d*un discours prononcé par M. Fox au mois d'oc-
LE ROYA^ttE^ÇNI BT LE MINISTÈRE PEEL. 871
tobre dernier : a Si l'on voulait faire apparaître dans ce grand théâtre
le mal affreux que fait la loi des céréales, ce n'est pas unq assemblée
comme celle-ci qu'il faudrait y rassembler. Il faudrait pénétrer dans
les ruelles et dans les allées , dans les greniers et dans les caves de
cette immense métropole; il faudrait en tirer, pûles et déguenillés,
leurs misérables et faméliques habitans. Oh! nous pourrions tout
remplir ici , loges , parterre , galeries , de leurs formes amaigries et
rachitiques, de leurs joues livides et creuses, de leurs regards ternes
et fixes, et où peut-être brillent d'un sombre éclat les plus violentes
passions. Nous pourrions ainsi montrer un spectacle qui glacerait
d'effroi les cœurs les plus courageux et amollirait les plus durs, un
spectacle que nous ferions voir au premier ministre du pays en lui
disant : « Regarde, délégué de sa majesté, chef des législateurs, con-
« servateur des institutions , regarde cette masse de misères; voilà
« ce que tes lois, ton pouvoir, s'ils n'en sont pas les auteurs, n'ont
« su ni empêcher, ni guérir. » Et s'il objectait qu'il y a toujours eu
delà pauvreté dans le monde : « Hypocrite, lui répondrions-nous,
« avant de parler ainsi , brise les chaînes de l'industrie , ôte de la
« coupe de la pauvreté la dernière goutte de poison du monopole,
(( rends au travail le plein exercice de tous ses droits, et si la pauvreté
« persiste ensuite, dis que ce n'est pas ta faute. » — Est-il besoin
d'ajouter qu'au théâtre de Covent-Garden , ces paroles , d'une élo-
quence assez digne du lieu, furent couvertes d'applaudissemens?
Dans la même séance , que présidaient le comité et les membres
principaux de la ligue, M. Cobden fit un discours moins emphatique,
mais plus concluant. Ainsi il commença par rendre compte des tra-
vaux et des dépenses de la ligue jusqu'à ce jour. De ce compte il
résulte que, depuis le dernier appel, les souscriptions ont monté à
50,290 livres et la dépense à 4.7,814. Moyennant cette somme , la
ligue a distribué des pamphlets dans 26 comtés contenant 300,000 élec-
teurs, et dans 187 bourgs en contenant 400,000. Elle a entretenu
500 agens qui ont visité tous ces électeurs et leur ont remis les pam-
phlets. Quatre millions de pamphlets enfin ont été répandus parmi
les non-électeurs, de sorte que le nombre total des pamphlets dis-
tribués par la ligue est de 9 millions, pesant ensemble 100 tonnes.
De plus, M. Cobden a tenu des meetings dans 26 comtés, et tous,
excepté un seul, celui d'Huntingdon, se sont prononcés pour la
liberté du commerce. Des députations ont en outre été envoyées à
156 meetings, et une correspondance active a été entretenue. Mais
tout cela ne suffit pas, et la ligue veut pousser plus loin ses efforts
872 REVUE DES DEUX MONDES.
et son action. Ainsi elle va se procurer un exemplaire des listes élec-
torales dans tous les bourgs et comtés, et ouvrir une correspondance
avec tous les électeurs des localités où il y a quelque chose h faire.
Elle est d'ailleurs décidée à ne plus adresser de pétitions à la chambre
des communes actuelle, mais à supplier la reine de vouloir bien
dissoudre un parlement qui, « comme toute chose engendrée par la
corruption, doit vivre peu de temps. » Pour tout cela, une nouvelle
souscription est nécessaire, et la ligue demande 100,000 livres sterl.
On a lu dernièrement dans les journaux qu'à Manchester seule-
ment, pour répondre à cet appel, une somme de 12,000 livres a été
recueillie en une demi-heure.
La ligue contre la loi des céréales, avec son chef et son comité,
avec ses séances de Covent-Garden , avec ses meetings locaux , avec
ses 100 tonnes de pamphlets et les 500 agens chargés de les répandre,
avec son intervention publique dans les élections, avec ses corres-
pondances individuelles, avec l'impôt considérable qu'elle lève et
qu'elle distribue à son gré, est donc devenue une puissance du pre-
mier ordre, et que sir Robert Peel ne désarmera pas plus par quel-
ques vives attaques dans le parlement que par de beaux discours «nr
les améliorations agricoles à Tamworth et ailleurs. Aussi les tories
commencent-ils à s'en préoccuper sérieusement et à se demander si
les prochaines élections tourneront comme les précédentes. En atten-
dant, il devient chaque jour plus évident que la transaction de Tan
dernier sur la question des céréales n'est pas destinée à vivre long-
temps, et le ministère , auteur de cette transaction, s'en trouve né-
cessairement affaibli.
C'est aussi dans la seconde partie de la session que le chancelier
de l'échiquier dut présenter l'ensemble de son budget et constater
ainsi des mécomptes assez nombreux. La dépense totale pour l'an-
née 1842-43 était évaluée à 51 millions 380,000 livres, sur laquelle
somme il ressortait une économie de 222,000 livres. Jusqu'ici rien de
mieux; mais le tableau des recettes était beaucoup moins riant. Ainsi
le déficit était, sur les douanes, de 750,000 livres; sur l'accise, de
1 million 200,000 livres; sur le timbre et les taxes diverses, de
590,000 livres; sur les terres de la couronne, de 30,000 livres; sur la
poste seulement, il y avait un excédant de 100,000 livres. A la vé-
rité, grâce à l'encaissement d'une somme de 750,000 livres, payée
pour la rançon de Canton, grâce en outre à quelques autres n-
couvremens, le déficit se trouvait ramené au chiffre de 1 million
290,000 livres; mais il s'augmentait d'une différence assez notable
LE ROYAUME-UNI ET LE MINISTÈRE PEEL. 873
(1 million 200,000 à 1 million 300,000 livres) entre l'évaluation du
produit de Yincome-tax et les taxes perçues. Toute compensation faite
et malgré le versement chinois, il existait donc, au lieu d'un excé-
dant de 500,000 livres annoncé par sir Robert Peel, un déficit appa-
rent de 2 millions 400,000 livres à peu près. Et ce qu'il y a de plus
fâcheux, c'est que les taxes nouvelles étaient peu productives. Ainsi
la taxe de l'exportation de la houille, si vivement combattue l'an
dernier, n'avait fait qu'arrêter l'essor de cette industrie sans presque
rien produire. Le droit sur les spiritueux irlandais, imposé en échange
de la taxe du revenu et évalué à 250,000 livres, n'avait eu d'autre
résultat que de créer une énorme contrebande et de diminuer de
7,000 livres le droit antérieurement existant. Les abaissemens de
tarif aussi avaient réduit plus qu'on ne l'avait supposé le produit gé-
néral des douanes. Enfin, tous les calculs de l'an dernier paraissaient
dérangés.
Il est vrai qu'en ce qui concerne Yincome-tax, beaucoup de droits
non perçus étaient constatés et devaient, en définitive, combler le
vide. Ici même, loin qu'il y eût mécompte, il y avait surplus, et,
toute déduction faite, le produit réel de Yincome-tax, au heu de
3,775,000 liv. sterl., montait à 5,500,000 liv. sterl., dont voici le
détail :
10 Revenu foncier 2,230,000 liv. st.
2» Profits des fermiers 330,000
3» Fonds publics 800,000
4.0 Profits commerciaux et industriels. . . 1,492,000
50 Salaires de fonctionnaires publics. . . 2i8,000
6» Income-tax en Ecosse 400,000
5,500,000 liv. st.
dont il faut déduire, pour causes diverses, 400,000 liv. sterl. à peu
près. Mais, selon l'opposition , cette pléthore de Yincome-tax était un
grief de plus contre le cabinet, qui corrigeait ainsi une erreur par
une autre erreur.
A vrai dire, l'attaque, quand on la poussait jusque-là, n'était pas
très bien fondée, et sir Robert Peel en eut aisément raison. Plus, en
effet, on faisait ressortir le déficit des douanes, de l'accise, des taxes
diverses, plus on prouvait la nécessité absolue de Yincome-tax, plus
on donnait raison à l'homme d'état qui, sans s'arrêter à de vains
palliatifs, avait osé tailler dans le vif. Or, de ce côté, le succès était
complet, puisqu'on reconnaissait que le surplus de Yincome-tax suf-
874 REVUE DES DEUX MONDES.
Tirait pour compenser les autres diminutions et pour remettre, une
fois la transition opérée, le budget en équilibre. Sur un seul point,
la taxe nouvelle des spiritueux en Irlande , le ministère était évi-
demment en défaut; mais sur ce point il s'exécuta de bonne grâce,
et consentit à renoncer à cette taxe. Quant au droit de l'exportation
des houilles, sir Robert Peel combattit et fit rejeter, à 187 voix
contre i2i, la motion de lord Howick, qui tendait à le supprimer
également.
Voici d'ailleurs le résumé du budget de 1842-43 :
Les dépenses diverses comprises au budget
montent à 49,387,000 liv. st.
Les recettes sont évaluées ainsi qu'il suit :
l» Douanes 19,000,000
2» Excise 13,000,000
3° Timbre , etc 7,000,000
40 Taxes 2,400,000
5° Postes 600,000 } 50,150,000 liv. st.
60 Propriétés de la couronne. . . . 130,000
70 Diverses 250,000
80 Chine 870,000
30 Taxe du revenu 5,100,000
Outre les 870,000 liv. st. portées au budget, la Chine doit verser
une somme de 2,000,000 liv. st.; mais cette somme a son emploi à
part, savoir :
Pour le paiement de l'opium confisqué 1 ,250,000 Ht. st.
Pour remboursement à la compagnie des Indes pour
la guerre de Chine 800,000
En déflnitive, l'Angleterre a dépensé pour la guerre de Chine
4,200,000 liv. st., et n*a encore reçu pour son propre compte que
500,000 liv. st. d'une part et 870,000 de l'autre.
Si ce budget n'est pas très brillant, il n'est pas non plus alarmant,
pourvu toutefois que les prévisions ministérielles ne soient pas dé-
çues, comme l'an dernier. Or, le dernier compte-rendu trimestriel
manifeste déjà une amélioration notable, et qui probablement ne
.s'arrêtera pas.
Outre le budget, le bill du Canada et deux mesures de circon-
stance dont il sera question plus tard, voici en résuwié les seulsW
LE BOYAUxME-UNI ET LE MINISTÈRE PEEL. 875
ministériels de quelque valeur qui, pendant le cours d'une très
longue session , aient été votés par les chambres :
1° Un biU sur l'enregistrement des électeurs, qui transporte aux
cours de justice le droit d'apprécier en dernier ressort la capacité
électorale. Ce bill fut vivement combattu par lord John Russell et
M. Wilde, comme portant atteinte aux privilèges du parlement; mais
plusieurs radicaux s'unirent à sir Robert Peel, et il passa à une
grande majorité.
2° Un bill qui , par une meilleure application des fonds ecclésias-
tiques, permet d'augmenter le nombre des ministres actifs. D'ac-
cord avec le ministère sur le but, sir Robert Inglis et le parti ultra-
anglican voulaient qu'on y arrivât par d'autres moyens, et que l'état
se chargeât de payer les ministres nouveaux et les églises dont Ils
auraient besoin. Aussi firent-ils retentir la chambre des communes
de leurs gémissemens. Les whigs et les radicaux, au contraire, ap-
puyaient la proposition du cabinet.
3" Un bill pour réformer la loi des pauvres d'Irlande, cette loi
qui, comme on l'a dit justement, a donne à un chien affamé le droit
de couper un morceau de sa propre queue et de le manger. » Par ce
bill, les plus pauvres des Irlandais seront exempts de la taxe, et ceux
qui auraient besoin de recevoir l'aumône ne seront plus tenus de la
faire. Ce n'est là qu'un palliatif insignifiant.
4° Un bill pour régulariser les mariages célébrés par les ministres
presbytériens en Irlande entre presbytériens et anglicans, les juges
anglais ayant, par une nouvelle interprétation de l'ancienne loi, dé-
claré ces mariages invalides.
5" Un bill pour permettre l'exportation des machines. Ce bill valut
au nouveau président du bureau de commerce, M. Gladstone, l'hon-
neur d'une vive attaque du vieux parti prohibitif, ce M. Gladstone,
s'écria l'un d'eux, le colonel Sibthorp, sera bientôt le président de
la liberté du commerce. » C'est un titre que M. Gladstone, l'un des
membres les plus distingués du ministère, s'efforcera sans doute de
mériter, si les préjugés de son parti ne paralysent pas ses projets.
On lui doit déjà cette j ustice, qu'il a fait plus dans cette voie qu'aucun
de ses prédécesseurs.
6° Un bill qui mobilise une portion des vétérans de Chelsea et les
met à la disposition des magistrats pour le maintien de l'ordre pu-
blic. Ce fut la dernière discussion un peu vive de la session, et quel-
ques radicaux, MM. Duncombe, Hume, Williams, etc., s'y distin-
guèrent par la violence et la persévérance de leurs attaques. Ainsi,
I
OT6 BEVUE DES DEUX MONDES.
bien que lord Palmerston et M. Macaulay eux-mêmes votassent avec
le cabinet, M. Duncombe et ses amis usèrent des formes de la cham-
bre pour empêcher le vote deux ou trois fois de suite. Il fallut pour-
tant qu'ils cédassent à la fin , et le ministère obtint ses vétérans.
7° Un bill proposé par lord Brougham et qui interdit, sous les
peines les plus sévères, aux capitaux anglais toute coopération à la
traite des noirs.
Enfin le ministère laissa passer, bien qu'en l'amendant fortement,
un bill proposé par lord Campbell, et qui tendait à introduire un peu
d'ordre et de logique dans la vieille législation du libelle. Tel qu'il
est, ce bill passe encore pour un des meilleurs fruits de la session;
mais les whigs font remarquer avec orgueil qu'il leur appartient, et
que le ministère n'a fait que le mutiler.
En présence d'échecs si graves et de succès si insignifians, il n'est
pas étonnant que les whigs relèvent la tête, et qu'ils rappellent avec
affectation d'une part les revues annuelles de lord Lyndhurst sous
le ministère Melbourne, de l'autre les promesses de sir Robert Peel
lorsqu'il arriva au pouvoir. On sait que sous le ministère Melbourne
lord Lyndhurst ne manquait jamais, à la fin de la session, de dissé-
quer d'une main impitoyable tous les actes des whigs depuis une
année, et de signaler leurs défaites. On sait que cette impuissance
législative était surtout attribuée par lord Lyndhurst et par le parti
tory tout entier au désaccord qui existait alors entre les deux cham-
bres. On sait enfin que sir Robert Peel fit à ïamworth et ailleurs un
tableau pompeux de toutes les mesures utiles qui pourraient être
réalisées lorsque la bonne harmonie entre les pouvoirs serait rétablie
et que la machine constitutionnelle aurait repris son jeu régulier.
Or, maintenant on demande à lord Lyndhurst ce qu'il pense du pro-
duit net de la dernière session, au parti tory ce que le pays gagne
au rétablissement du bon accord entre les chambres, à sir Robert
Peel enfin ce qu'il a fait des énormes majorités qui l'ont soutenu et
le soutiennent encore dans les deux chambres. Et ce langage, ce ne
sont pas seulement les feuilles de l'opposition qui le tieiment, c'est
aussi le Times^ le Morning-Herald, le Morning-Posty c'est-à-dire, le
Standard excepté, tous les principaux journaux tories. Il est vrai que
dans une Revue considérable qui appuie le cabinet on établit que les
meilleures sessions sont celles qui produisent le moins; mais ce n'est
pas ainsi qu'on parlait l'an dernier, et il est trop clair que cette opi-
nion, peu favorable au gouvernement représentatif, est la dernière
ressource d'une polémique aux abois.
LE ROYAUME-UNI ET LE MINISTÈRE PEEL. 877
Sur le terrain des affaires étrangères, le ministère tory, il faut en
convenir, maintint mieux sa position, et rien ne vint positivement
effacer les échecs considérables qu'il avait fait subir à lord Palmer-
ston. Cependant là encore il fut moins heureux pendant la seconde
partie de la session. Ainsi c'est dans la seconde partie de la session
que le protégé de l'Angleterre, Espartero, fut chassé d'Espagne avec
si peu de gloire, et dut échanger les honneurs de la régence contre
ceux d'une adresse de la corporation de Londres et de l'accolade du
lord-maire. C'est pendant la seconde partie de la session que lord
EHenborough, démentant toute sa politique de paix et de modéra-
tion , s'empara violemment du Scinde sur des prétextes qui firent
dire au Times comme au Chronicle que « la routine ordinaire de
ruse, de conquête et de spoliation avait été suivie, et que l'œuvre
commencée par la perfidie venait d'être consommée par la violence. »
C'est enfin dans la seconde partie de la session que les affaires de
Servie donnèrent lieu à un débat où lord Palmerston reprit ses avan-
tages en accusant le gouvernement de faiblesse et de malhabileté; et
dans ce débat lord Palmerston eut pour associé son plus constant
adversaire, M. d'Israeli, qui condamna la conduite du ministre
<c comme pitoyable et comme fondée sur une ignorance dont il n'y a
pas de précédent. » C'était, pour un membre tory, une vive parole,
et elle fut vivement relevée par lord Sandon , qui s'étonna que « der-
rière le banc de la trésorerie on traitât le gouvernement d'une ma-
nière si insultante; » mais M. d'Israeli eut de son côté d'autres tories,
notamment M. Milnes, qui, récemment revenu d'Orient, lui prêta
l'appui de son expérience personnelle et de son jugement exercé.
Je ne dis rien du Canada, dont, pendant les derniers mois de la
session, la situation parut aussi s'embrouiller. En donnant sir Charles
Metcalfe pour successeur à sir Charles Bagot , le gouvernement avait
positivement approuvé l'opinion vraiment libérale et constitution-
nelle de ce dernier. Néanmoins, du moment que les deux Canadas
restaient unis et devenaient vraiment égaux, il est clair que le siège
du gouvernement ne devait être placé ni à Kingston ni à Québec, et
que Montréal se trouvait naturellement désigné. C'est ce que pensa
sir Charles Metcalfe, et l'on croyait l'affaire terminée, quand on
apprit un jour que la race anglaise livrait une dernière bataille pour
son ancienne prééminence, et qu'entre l'assemblée élective et le
conseil législatif, espèce de sénat choisi par le gouverneur, il y avait
dissidence et conflit. Si l'on en croit les dernières nouvelles, ce con-
flit est au moment de finir par la démission d'une portion du parti
S78 REVUE DES DEDX aïONDES.
anglais, et la bonne cause triomphera. Cependant il est possible
qu'il en résulte pour le cabinet quelques embarras sérieux.
En somme, si sir Robert Peel a bien terminé les affaires mal
commencées par ses prédécesseurs, et s'est fait ainsi beaucoup d'hon-
neur, il n'est pas certain que, pour les affaires qu'il a entamées
lui-même, il soit aussi heureux. En général, on lui reproche de ne
pas assez s'occuper de l'extérieur, et de trop s'en rapporter à lord
Aberdeen. S'il en était ainsi, ce serait une faute que plus tard il pour-
rait payer cher.
Il faut arriver maintenant à deux questions beaucoup plus impor-
tantes et qui pèsent tristement sur le ministère Peel en 1843. Je
veux parler de la scission qui s'est opérée au mois de mai dernier
dans l'égUse d'Ecosse, et des progrès inattendus de l'agitation en
Irlande.
Il y aurait une étude curieuse à faire du mouvement rehgieux en
Angleterre depuis quelques années. C'est en effet un spectacle sin-
gulier et instructif que celui de ces deux églises établies, dont l'une
se brise avec éclat à la suite d'une crise qui a duré huit années,
tandis que l'autre est intérieurement travaillée par un schisme qui
déjà a conquis le tiers de l'université d'Oxford, et qui menace de
substituer l'anglicanisme de Laud à celui de Cranmer. A Edimbourg,
l'homme le plus éminent de l'église écossaise, le docteur Chalmers,
rompant à la tête de cinq cents ministres toute relation entre l'église
et l'état, et constituant une église nouvelle d'après les principes du
calvinisme le plus pur; à Oxford, un professeur distingué, le doc-
teur Pusey, suspendu de ses fonctions par l'autorité supérieure de
l'université, comme inclinant au catholicisme, et ce professeur vive-
ment soutenu dans sa disgrâce par une foule de membres de la
haute aristocratie, parmi lesquels on remarque lord Dungannon,
lord Courtney, le juge Coleridge, et M. Gladstone, membre du ca-
binet; puis, au milieu de tous ces débats intérieurs, les dissidens de
toute espèce faisant des progrès incontestables, et , comme à propos
du bill sur l'éducation, forçant le gouvernement à capituler quand
le gouvernement n'a pas eu soin de s'entendre d'avance avec eux :
voilà quels seraient les traits principaux du tableau. Mais c'est là
un sujet trop vaste, trop intéressant, pour qu'on le traite incidem-
ment, et je me renferme, quant à présent, dans la question poli-
tique. Il serait pourtant impossible de bien comprendre cette ques-
tion sans quelques explications préliminaires.
On sait que, vers la fin du xvii« siècle, l'église d'Ecosse, après
LE ROYAUME-UNI EX LE MINISTÈRE PEEL. 9S9
une lutte héroïque et sanglante , parvint à se constituer de la ma-
nière la plus démocratique. Des pasteurs choisis ou approuvés par
les fidèles eux-mêmes, et toute autorité, toute juridiction, exercées
par des assemblées religieuses et électives sous le nom de presby-
tère, synode et assemblée générale, voilà quel était l'état des choses
en 1706, au moment de l'union. Or l'acte d'union eut soin de con-
firmer dans toute leur étendue les privilèges et prérogatives de
l'église. Comme néanmoins chaque bénéfice avait un presbytère et
un revenu garantis par l'état, ce mélange du spirituel et du tem-
porel altéra là comme ailleurs l'indépendance de l'église et facilita
certains empiôtemens de l'autorité civile. C'est ce qui explique l'in-
différence singulière avec laquelle les successeurs de John Knox
acceptèrent en 1711 un statut de la reine Anne qui consacrait le
patronage , c'est-à-dire le droit attribué à certains propriétaires de
choisir les ministres de certaines paroisses au lieu et place de la com-
munauté. Le choix du pasteur devenait ainsi une propriété et de-
vait, à ce titre, échapper aux cours ecclésiastiques et rentrer dans
le domaine des tribunaux civils.
Telle fut pendant tout le dernier siècle la situation de l'église écos-
saise. Vers 1750, quelques ministres pourtant avisèrent que cette si-
tuation n'était ni bien libre ni bien digne, et, se retirant de l'associa-
tion générale, ces ministres formèrent une petite éghse à part dont le
principe fut la séparation absolue de l'église et de l'état. Malgré des
tiraillemens inévitables, la machine d'ailleurs continua à fonctionner,
et entre les tribunaux civils d'une part et les presbytères, les synodes
et les assemblées générales de l'autre, il n'y eut, jusqu'en 1834, aucun
de ces conflits qui produisent des crises; mais en 1834 tout changea.
Le zèle religieux à cette époque s'était réveillé, et dans plusieurs loca-
ntés les ministres choisis par les patrons, conformément au statut de la
reine Anne, n'avaient point obtenu l'assentiment de la communauté.
Le patronage commença donc à être attaqué comme une dérogation
funeste aux anciennes libertés de l'église, et comme une immixtion
impie des intérêts temporels dans les affaires religieuses. L'assem-
blée générale, qui se compose du corps des ministres à bénéfice et
d'un certain nombre de délégués des anciens, partagea ces senti-
mens, et, sur la proposition du docteur Chalmers, adopta à une forte
majorité ce qu'on a appelé la loi du veto. D'après cette loi, le patro-
nage subsistait; mais le ministre choisi par le patron devait en outre
obtenir l'assentiment des communians. S'il ne l'obtenait pas, tout
était fini, et le patron devait faire un autre choix. C'était, on le com-
880 REVUE DES DEUX MONDES.
prend facilement, frapper au cœur le droit de patronage tout eu pa-
raissant le maintenir. Aussi, à dater de ce jour, une lutte sérieuse
s'établit-elle entre les presbytères et les patrons. « La loi du vetOy
disaient ceux-ci , est h la fois illégale et injuste. Elle est illégale, car
l'assemblée générale du clergé ne compte pas au nombre de ses pré-
rogatives celle de réformer un statut impérial. Elle est injuste, car
elle viole les droits de la propriété pour remédier à des abus qui
n'existent pas. De quoi en effet peut se plaindre l'église? Les patrons
à la vérité choisissent les ministres; mais ils les choisissent parmi les
hommes que les cours ecclésiastiques ont reconnus dignes par leur
moralité, par leur science, par leur doctrine, de prêcher la parole de
Dieu. Voilà une première garantie; il y en a encore une seconde.
Quand un pasteur est choisi par le patron, avant son installation,
tout communiant est admis à soutenir et à prouver devant les cours
ecclésiastiques que , sous le rapport de sa morahté, de sa science ou
de sa doctrine, ce pasteur est inhabile à remplir ses fonctions, et si
les cours ecclésiastiques en jugent ainsi, l'installation n'a pas Heu.
Toutes les craintes que l'on soulève, tous les scrupules que l'on ma-
nifeste sont donc mal fondés, et c'est d'une pure usurpation qu'il
s'agit. »
A cela les non-iatrusionistes répondaient « qu'en réduisant le droit
des fidèles au droit de comparaître devant les cours ecclésiastiques
et d'y présenter leurs réclamations sur certains points déterminés,
les patrons méconnaissaient à la fois les anciens privilèges de l'église
et le véritable caractère de la mission que les pasteurs ont à rem-
plir. Outre l'aptitude qui lui est personnelle et qui le suit partout, il
faut que le pasteur ait certaines qualités spéciales qui lui donnent
action sur la communauté même dont il est appelé à devenir le
guide. Ainsi on peut comprendre un homme très moral, très savant,
très orthodoxe, et qui, par cela seul qu'il n'aura pas la confiance
de telle ou telle paroisse, laissera périr les âmes qu'il est appelé
à sauver. La conséquence, c'est que, conformément aux anciens
principes, les communians doivent, sinon choisir leur pasteur, du
moins l'agréer. L'assemblée générale, en remettant ces principes en
vigueur, n'a point outrepassé ses droits, mais accompli son devoir.»
11 est bon de dire tout de suite que, dès 1838 ou 1839, une opi-
nion mixte essaya de se faire place entre ces deux opinions absolues.
Selon cette opinion, dont lord Aberdeen, zélé presbytérien lui-même,
se Ut l'organe à la chambre des lords , il appartenait au patron de
nommer, aux fidèles de faire des objections, à l'église de décider.
LE ROYAUME-UNI ET LE MINISTÈRE PEEL. 881
Quand un ministre était choisi par le patron, tout fidèle pouvait donc
s'opposer à son installation , et faire valoir les motifs quelconques
qui le rendaient inhabile à remplir ses fonctions soit partout, soit
spécialement dans la paroisse dont on voulait lui confier la direc-
tion. Un débat contradictoire s'établissait alors entre les opposans et
le pasteur devant le presbytère d'abord , puis en cas d'appel devant
le synode, puis devant l'assemblée générale en dernier ressort. Ainsi
se trouvaient conciliés, selon lord Aberdeen, les droits des patrons
et ceux de l'église; malheureusement ni l'église ni les patrons n'ac-
ceptèrent la transaction.
La lutte continua donc, et passa bientôt des paroles aux actes.
Ainsi, dans de nombreuses localités, le patron nomma en vertu du
statut de la reine Anne, et les communians, en vertu de la loi du
veto, refusèrent d'accepter le ministre nommé. Les patrons alors
s'adressèrent aux tribunaux civils, qui les soutinrent, et les commu-
nians, aux cours ecclésiastiques, qui leur donnèrent gain de cause.
On vit ainsi dans la même paroisse deux ministres, l'un, du choix du
patron, interdit par les cours ecclésiastiques, l'autre, du choix des
communians, interdit par les tribunaux civils. C'est ce qui arriva
notamment à Strathbogie et à Auchteracter, deux noms qui dans
cette longue querelle ont été souvent prononcés. Est-il besoin de
dire à combien d'abus et d'inconvéniens pouvait donner lieu cette
étrange et réciproque interdiction?
Cependant le patron d' Auchteracter, le comte de KinnouU, résolut
de pousser l'affaire à bout, et de faire vider définitivement la ques-
tion. Le ministre choisi par lui ayant été éconduit, conformément à
la loi du vetOy il actionna le presbytère devant les tribunaux civils, et
demanda des dommages intérêts pour le tort qu'on lui avait fait. Les
tribunaux civils prononcèrent en sa faveur, et condamnèrent le pres-
bytère à lui payer 16,000 livres sterhng. Le presbytère en ayant ap-
pelé, l'affaire vint en définitive à la chambre des lords, qui jugea
comme les tribunaux civils. A dater de ce moment, tout espoir de rap-
prochement s'évanouit, et il fut clair que la séparation s'accomplirait;
mais s'accomplirait-elle par la majorité ou par la minorité? En d'au-
tres termes, l'assemblée générale du clergé, qui à 2 voix contre 1
avait jusqu'ici maintenu la loi du veto, persisterait-elle dans cette
résolution, quand il lui serait démontré que l'état tiendrait bon?
Voilà la question qui restait à résoudre.
Pour qui connaît l'esprit humain, il est évident que la résistance
chaque jour plus décidée de l'état et des tribunaux civils devait pro-
TOME IV. 67
882 REVUE DES DEUX MOxNDES.
duire deux effets contradictoires, effrayer et courber quelques âmes
faibles, irriter et pousser à bout les esprits les plus fermes et les plus
convaincus. Par degrés donc, les principaux des non-intrusionistes
avaient jeté au vent toute idée de transaction , et augmenté leurs
prétentions. Ainsi, en 1834, la loi du veto leur suffisait. En 18il et
18i2, ils demandaient expressément l'abolition du patronage et la
destruction de toute juridiction civile dans les matières religieuses.
Dans l'assemblée de 1842, deux propositions dans ce sens furent
même faites parle docteur Chalmers, et adoptées, l'une par 216 voix
contre 147, l'autre par 241 contre 110. C'est ainsi que se posa la
question lors du renouvellement de l'assemblée générale, et il fat
bientôt aisé de juger qu'à ce moment suprême plusieurs des anciens
non-intrusionistes s'apprêtaient à changer d'opinion. Il se forma donc
au sein des presbytères un tiers-parti qui, se rattachant à l'ancienne
opinion de lord Aberdeen, se mit en rapport avec le ministère, et
promit, si cette opinion était définitivement adoptée par le gouver-
nement, l'abrogation de la loi du veto. L'arrangement ainsi conclu,
la majorité se déplaça , et les non-intrusionistes n'eurent plus qu'à
se soumettre ou à se retirer. C'est à ce dernier parti qu'ils s'arrê-
tèrent, et le 18 mai, jour de la réunion de l'assemblée générale, on
vit le tiers à peu près des membres présens faire entendre par la
bouche de l'ancien modérateur (président ) une protestation solen-
nelle contre le patronage, et sortir en procession de la salle des
séances, pour aller, à travers une foule silencieuse, se constituer en
église libre. Ainsi, pour obéir à ce qu'ils regardaient comme un de-
voir de conscience , et pour maintenir la vieille indépendance pres-
bytérienne, 450 à 500 ministres renoncèrent volontairement à leur
temple, à leur presbytère, à leur revenu, et entrèrent, jeunes et
vieux, valides et infirmes, dans une carrière qu'ils savaient hérissée
de difficultés et pleine de souffrances. C'est là, quelque opinion
qu'on puisse avoir du fond de la querelle, un admirable spectacle, un
spectacle qui dans ce temps d'égoïsme et d'engourdissement moral
doit assurer à ceux qui l'ont donné le respect et la sympathie de tous
les esprits élevés.
Depuis ce moment, les choses ont marché, comme on pouvait s'y
attendre. D'un côté, l'assemblée générale a rapporté la loi du veto,
et a reconnu dans les questions qui touchent au patronage la supré-
matie des tribunaux civils. De l'autre, l'église libre, soutenue parles
presbytériens d'Irlande et par les dissidens d'Angleterre , a travaillé
sans reliiche à se procurer les moyens matériels de ne pas faire faute à
LE IIOYAIME-UNI ET LE 3ilMSTtRE PEEL. 883
ceux qui l'ont suivie; mais elle rencontre de grands obstacles, et ne par-
vient pas toujours à les surmonter. Ainsi, pour satisfaire aux besoins
religieux du pays, illui faudrait 700 églises, qui coûteraient à con-
struire 350,000 liv. st. Jusqu'ici, elle a réuni 206,702 liv. st., sans
compter, pour fonds d'entretien [sustentation fund] y 28,206 liv. st. qui,
partagées entre les ministres séparés, leur donnent à peu près 60 liv.
sterling par personne. Malheureusement les difficultés financières
ne sont pas les seules, et il en est qui tiennent à la constitution delà
propriété en Angleterre. Dans certains districts, dans certains comtc^s
même, la terre appartient tout entière à des propriétaires opposés
à la nouvelle église, et qui refusent absolument de lui en vendre ou
de lui en louer un morceau. La nouvelle église alors a recours h
divers expédiens. Ainsi, elle construit des tentes qu'elle dresse sur
les routes et où elle célèbre l'office divin. Elle a aussi acheté plu-
sieurs vieux bâtimens qui parcourent les lacs, pénètrent dans les
golfes, et qui jetant l'ancre de temps en temps, le long de la côte,
offrent aux fidèles des églises flottantes. Cependant tout annonce que
cette situation précaire ne durera pas. Déjà les justes réclamations
de la nouvelle église, soutenues par l'opinion pubUque, ont vaincu
la résistance du duc de Sutherland, qui, seul propriétaire, ou peu
s'en faut, du comté qui porte son nom, avait d'abord refusé de l'y
laisser entrer. Comme d'ailleurs les populations paraissent beaucoup
plus favorables à la nouvelle église qu'à l'ancienne, il est possible que
bientôt l'Ecosse , comme l'Irlande, offre l'anomaUe de deux églises :
l'une, celle d'une faible minorité, établie et richement dotée; l'autre,
celle d'une majorité immense, sans autre ressource que des sous-
criptions volontaires. Il y a là un danger sur lequel il est impossible
que les hommes qui gouvernent l'Angleterre n'aient pas porté leur
attention.
Il serait certainement injuste de chercher un grief contre le mi-
nistère dans une crise préparée depuis neuf ans, et qui eût éclaté
sous les whigs comme sous les tories. Cependant pour le vulgaire, on
le sait , les^ hommes politiques sont responsables de leurs malheurs
aussi bien que de leurs fautes, et c'est un malheur pour le ministère
Peel d'avoir assisté sans pouvoir l'empêcher à la ruine du vieil éta-
blissement écossais. Quand les whigs lui reprochent de n'avoir rien
fait pour s'y opposer, ils n'ont pas d'ailleurs tout^à-fait tort. Ainsi ,
avant le 18 mai, lord Campbell dans la chambre des lords, M. Fox-
Maule dans la chambre des communes , voulurent soulever la ques-
tion; mais le ministère, qui était alors en négociation avec le tiers ~
57.
884 REVUE DES DEUX MONDES.
parti, espérait qu'une fois la majorité conquise dans l'assemblée
générale, la minorité se soumettrait. Il refusa donc la discussion , et
ne fit aucun effort parlementaire pour prévenir la séparation. —
Après le 18 mai, il avait un engagement à tenir, et il le tint en re-
produisant l'ancienne transaction de lord Aberdeen. C'était malheu-
reusement, comme on le fit justement observer, fermer la porte de
l'écurie après que le cheval avait été volé. La transaction de lord Aber-
deen fut d'ailleurs loin d'obtenir, soit dans le parlement, soit dans
l'assemblée du clergé, un assentiment unanime. Elle fut vivement
attaquée à la chambre des lords par lord Roseberry, qui déclara
qu elle violait les droits du peuple, et par lord Campbell , lord Broug-
ham et lord Cottenham , qui pensèrent au contraire qu'en accordant
aux communians le droit illimité d'objection et aux ecclésiastiques
le jugement définitif, elle rétablissait la loi du veto sous un autre
nom. A la chambre des communes, MM. Rutherford et Fox-Maule,
au nom des non-intrusionistes, lord John Russell dans l'intérêt de
l'union de l'église et de l'état, s'accordèrent, bien que fort divisés
au fond, pour blâmer l'énorme pouvoir dont le bill investissait les
cours ecclésiastiques; et de cet accord il résulta que le bill, malgré
les efforts de sir Robert Peel et de sir James Graham, ne passa qu'à
une majorité de 18 voix; 98 contre 80. — A l'assemblée générale,
d'un autre côté, il entraîna quelques nouvelles séparations, tout en
mécontentant le parti qui avait constamment lutté pour le droit des
patrons. Il ne paraît pas d'ailleurs que partout la querelle doive se
vider pacifiquement, et déjà, depuis le bill, plus d'un ministre léga-
lement institué a trouvé ses nouveaux paroissiens en armes et dé-
cidés à s'opposer par la force à son installation. Si cette manière
d'exercer le veto remplace l'autre, il est facile de prévoir ce que de-
viendra le droit des patrons.
Quoi qu'il en soit, les évènemens d'Ecosse, bien que graves en
eux-mêmes et défavorables au cabinet, n'ont rien , quant à présent,
qui menace son existence. Il en est autrement des évènemens d'Ir-
lande, qui depuis six mois fixent si vivement l'attention.
Quand en 1841 sir Robert Peel monta au pouvoir, tous ceux qui
connaissent l'Irlande crurent et dirent que, comme sir Robert Peel
l'avait annoncé lui-même en 1835, ce serait là sa grande difficulté.
C'est en effet à sa haine pour l'Irlande que le parti dont sir Robert
Peel est le chef avait dû sa récente popularité en Angleterre et ses
succès électoraux. Il y avait dès-lors lieu de penser qu'à l'avènement
de ce parti l'Irlande se sentirait blessée jusque dans ses entrailles,
LE ROYAUME-UNI ET LE MINISTÈRE PEEL. 885
et que l'homme extraordinaire en qui elle se personnifie, reprenant
son rôle de grand agitateur, se trouverait bientôt, comme en 1829,
à la tête d'une nation ulcérée et frémissante. Au lieu de cela, par
une anomalie inexplicable, l'Irlande parut voir avec tranquillité,
presque avec indifférence, la formation du nouveau cabinet. En vain
les hommes qu'elle avait appris à regarder comme ses ennemis les
plus acharnés, lord Lyndhurst et lord Stanley, firent partie de ce
cabinet; en vain même d'autres hommes plus rapprochés d'elle, et à
ce titre plus odieux encore, M. Jackson, M. Lefroy, occupèrent sous
ses yeux de hauts emplois judiciaires : rien ne sembla faire effet; c'est
tout au plus si la voix d'O'Connell, élu lord-maire, trouva quelques
échos dans le pays. La voix d'O'Connell d'ailleurs avait elle-même
perdu beaucoup de sa force et de son éclat. Ce n'était plus celle du
tribun fougueux et éloquent qui avait donné l'émancipation à son
pays, mais plutôt celle d'un magistrat épuisé, désabusé, et tendant
au repos.
Telle était l'Irlande il y a un an , et, je le répète, ceux qui croient
la connaître cherchaient en vain à la comprendre. On pense bien d'ail-
leurs que cette situation était pour le ministère et pour ses partisans
un grand sujet d'orgueil et de triomphe, (c Les whigs, disaient-ils,
prétendaient qu'ils étaient seuls capables de gouverner l'Irlande, et
que le jour où les tories arriveraient au pouvoir ce pays se soulève-
rait tout entier. Qu'en pensent les whigs maintenant? Les concessions
honteuses que les whigs faisaient aux agitateurs, les tories ne les ont
point faites, et ils ont rompu le contrat immoral qui liait le gouver-
nement au chef des papistes. Cependant l'Irlande est plus paisible,
plus satisfaite qu'elle ne l'a jamais été, et le chef des papistes lui-
même paraît désespérer du succès. Ainsi , la grande difliculté de sir
Robert Peel, cette difficulté si souvent citée, s'est évanouie rien qu'à
la regarder. »
A ces provocations les whigs ne répondaient rien , parce qu'ils ne
savaient que répondre, et l'Irlande ne figurait plus guère que pour
mémoire parmi leurs moyens d'opposition. C'était même une sorte
de mot d'ordre que la question irlandaise devait cesser d'être une
question de parti, et qu'il convenait de travailler en commun à
l'amélioration morale et matérielle de ce malheureux pays. Quant au
rappel de l'union , c'était pour les journaux de toutes les opinions un
sujet habituel de raillerie et de mépris, et quand, dans les premiers
jours de janvier dernier, O'Connell salua la nouvelle année du nom
de l'année du rappel, ce fut à Londres un éclat de rire universel qui,
S86 REVDB DES DEUX MONDES.
malgré des symptômes précurseurs assez graves, se prolongea jus-
qu'en mai. Ainsi, le 17 janvier, un journal whig, le Globe, publiait
un long article sur la folie du rappel et sur la chute complète de ce
ridicule projet. «M. O'Connell, ajoutait-il, ne peut tarder à y re-
noncer. » Deux jours après, un journal tory, le Standard, cherchant
sur quelle question l'opposition dans l'adresse pouvait proposer un
amendement: «Est-ce, disait-il, sur l'Irlande, lorsque la politique
des lords de Grey et Elliott a si parfaitement réussi à détruire
O'Connell et le rappel. » Le 18 mars enfln, un journal radical, le
Sun, se moquait du rappel et de M. O'Connell, gravement occupé,
un tablier de cuir autour du corps et une truelle à la main, à poser
la première pierre de la future chambre des communes irlandaises,
a N'est-il pas déplorable, disait le Sun à ce sujet, qu'un homme
comme M. O'Connell s'amuse ainsi à poursuivre un fantôme ridicule,
au lieu de se rendre utile à son pays? » Dans le parlement d'ailleurs,
jusqu'aux premiers jours de mai , il ne se prononça pas une parole
qui témoignât de la plus légère inquiétude. L'Irlande était et devait
rester tranquille. C'était entre tous les hommes politiques une chose
parfaitement entendue.
A Dublin, la confiance n'était guère moins grande, même au
commencement de mars, quand M. O'Connell fit voter le rappel
par la corporation de Dublin à la majorité de kk voix contre 15.
« M. O'Connell, dit alors l'alderman Butt, ne fait une telle motion
« que pour ranimer tant soit peu une question qui meurt d'inani-
« tion, une question dont la situation est désespérée, et qui ne peut
« vivre un mois encore. » Au lieu d'ouvrir les yeux au danger, les
ultra-protestans d'ailleurs continuaient à se plaindre du gouverne-
ment et à lui reprocher ses ménagemens pour les catholiques. Ainsi
la feuille orangiste de l'Ulster accusait amèrement sir Robert Peel
et lord Elliott ce de s'être attachés au char du papisme, de mépriser
le protestantisme et de calomnier le clergé. » Ainsi la société de
l'éducation ecclésiastique [church éducation society) dénonçait le
ministère, à cause de son plan d'éducation, comme impie et presque
comme athée. Ainsi encore l'organe le plus influent des protestans,
le Dublin Erening-Mail, demandait « si, après tout, le rappel ne
serait pas plus favorable au protestantisme que l'état actuel. » N'est-il
pas évident que le parti ultra-protestant était loin de soupçonner le
véritable état des esprits et de prévoir la lutte qui se préparait?
Je vais plus loin , et je suis disposé à croire qu'à cette époque
O'Connell lui-même n'avait pas le sentiment de sa force et du grand
LE ROYAUME-UNI ET LE MINISTÈRE PEEL. 887
rôle qu'il allait jouer. J'en trouve la preuve dans ses lettres, dans ses
adresses au peuple irlandais, dans ses discours au sein de l'associa-
tion. Ce n'est pas qu'il manquât une seule occasion de protester en
faveur du rappel, et de le présenter comme le véritable, comme le
seul remède aux maux invétérés du pays; ce n'est pas non plus qu'il
ne répétât chaque jour avec affectation qu'il était sûr de son fait, et
que le rappel aurait lieu : mais il reconnaissait que le remède était
d'une application difficile et pouvait se faire attendre long-temps. Il
laissait entendre en outre que, si l'Angleterre le voulait bien , peut-
être y aurait-il encore moyen de s'arranger. En un mot, on pouvait
conclure de plusieurs de ses paroles que le rappel alors était pour
lui plutôt un moyen qu'un but, et que ce moyen même il n'y comp-
tait pas outre mesure.
Quoi qu'il en soit, après un sommeil d'une année, le grand agita-
teur venait de se réveiller plus infatigable, plus énergique, plus éton-
nant que jamais. Aujourd'hui c'était un livre pour dénoncer à l'Eu-
rope et surtout à l'Irlande toutes les injustices, tous les vices, tous
les crimes de la domination anglaise depuis le roi Henri II. Demain
c'était une adresse pour promettre au nom du parlement national
l'extinction totale de la dîme, l'établissement d'une tenure fixe en
faveur des fermiers, l'encouragement et la protection des manufac-
tures nationales, l'abolition de la loi des pauvres , l'extension de la
franchise électorale et le scrutin secret. Puis à chaque séance de
l'association on l'entendait gémir sur les malheurs de son pays, et lui
promettre justice complète, s'il savait la demander avec ensemble et
constance. Jusqu'à la fin de mars pourtant le pays ne bougea pas;
mais pendant ce temps la mine se creusait et se chargeait, de sorte
que vers le mois d'avril il suffisait d'une étincelle pour qu'elle fît
explosion. Un jour, dans une petite ville de l'ouest, l'étincelle jaillit,
et dix meetings, en moins d'un mois, apprirent à l'Angleterre étonnée
qu'O'Connell et le rappel n'avaient rien de ridicule, et qu'un grand
péril était près.
Il est curieux d'observer quelle fut, à cette nouvelle, l'attitude
des divers partis. Le parti orangiste, comme on devait s'y attendre,
prit l'initiative, et le même jour (au commencement de mai) lord
lloden, à la chambre des lords, lord Jocelyn, son fils, à la chambre des
communes , interpellèrent le cabinet sur les moyens qu'il comptait
employer pour arrêter l'agitation. Le cabinet, avec qui selon toute
apparence l'interpellation avait été concertée, répondit qu'il main-
tiendrait à tout prix l'union des deux pays, et que la reine y était ré-
888 REVUE DES DEUX MONDES.
solue, mais qu'il n'était pas encore nécessaire de solliciter de nou-
veaux pouvoirs. Ce fut le premier coup frappé parle gouvernement.
Le second consista dans la révocation de plusieurs juges de paix qui
avaient assisté et pris part à des meetings en faveur du rappel. Puis ,
cela fait, le cabinet se croisa les bras et mit la tête à la fenêtre, at-
tendant que le feu s'éteignît de lui-même, et que l'agitation tombât.
Mais il s'en faut que son parti tout entier éprouvât la même quiétude.
Dès ce moment, on put remarquer parmi les tories deux tendances
bien distinctes, celle des hommes modérés qui approuvaient la con-
duite du ministère et comptaient sur le temps, celle des hommes
plus ardens qui appelaient à grands cris des mesures énergiques.
Quant aux wbigs, c'est avec une joie mal déguisée qu'ils aperçurent
enfin en Irlande un sujet sérieux et durable d'opposition. On les vit
donc d'une part reprendre leur ancien thème et comparer l'Irlande
sous lord Melbourne à l'Irlande sous sir Robert Peel, de l'autre chi-
caner le cabinet soit sur l'emploi du nom de la reine dans le débat,
soit sur la révocation des juges de paix avant qu'aucun avis préa-
lable leur eût été donné. A ce sujet, la légalité même des meetings
fut à plusieurs reprises débattue dans les deux chambres, et toujours
résolue d'une manière affirmative. « Quant au rappel de l'union, dit
lord John Russell, sans que sir Robert Peel le contredît, c'est une
question ouverte au débat et sujette à révision, comme tous les actes
de la législature. » A la chambre des lords, lord Campbell et lord
Clanricarde parlèrent dans le même sens, et le duc de Wellington
resta, comme sir Robert Peel, silencieux sur son banc.
L'attitude et le langage des journaux , un seul excepté, furent,
avec plus de vivacité, ceux du parti qu'ils représentent. Selon le
Standard, organe spécial du cabinet, l'agitation irlandaise était peu
à craindre, et il eût suffi des deux comtés protestans de Down et
d'Antrim pour la mettre à la raison; mais il valait mieux la laisser
s'user d'elle-même. Selon le Morning-Post, organe des ultra-tories,
tout tenait à la politique inerte et faible du ministère. Selon le Mor-
ning-Chronicle, organe des whigs, la chute de lord Melbourne avait
produit tout le mal. Selon le Sun y organe des radicaux, les demi-
mesures ne pouvaient plus suffire, et, pour rétablir l'ordre en Irlande,
il fallait détruire l'église établie et effacer ainsi la grande tache {the
great blot) dans ce pays. Quant au TimeSy qui plus tard devait plus
que le Morning-Post pousser aux mesures violentes, il publia alors
plusieurs articles que les whigs, et même les radicaux , n'auraient pas
désavoués, a Quand sir Robert Peel, dit-il, est arrivé aux affaires,
LE ROYAUME-UNI ET LE MINISTÈRE PEEL. 889
l'Irlande était paisible, et O'Connell était réduit au rôle misérable
d'un vieux charlatan en enfance. On ne parlait du rappel que pour
en rire, et tout tendait à la conciliation. Aujourd'hui l'Irlande s'agite
d'une manière formidable. O'Connell est redevenu un géant, et le
rappel est menaçant. Comment s'en étonner en présence de la con-
duite du ministère et de son vice-roi, lord de Grey? Qu'on cite de-
puis dix-huit mois un acte, un seul, qui ait pu satisfaire le pays?
O'Connell pourtant faisait la partie belle à sir Robert Peel, quand il
lui disait qu'il n'avait pas, quant à lui, plus de goût pour les whigs
que pour les tories, et que son appui appartiendrait à toute adminis-
tration qui rendrait justice à l'Irlande. Rien de plus clair, de plus
raisonnable, de plus généreux que ce langage. Comment sir Robert
Peel y a-t-il répondu? Par quelques paroles évasives. Mais en même
temps il s'est hâté de nommer aux places les plus hautes et les plus
lucratives les ennemis connus de l'Irlande. Pas un catholique qui,
sous son administration, ait obtenu la plus légère faveur. On dirait
en un mot que sir Robert Peel n'a eu d'autre pensée que celle d'étayer
le système pourri de l'orangisme. Est-il étonnant que l'Irlande ait
ressenti ce traitement insultant, et qu'au calme ait succédé l'agita-
tion? Si l'on veut empêcher le rappel de l'union , il faut suivre un
tout autre système, et s'occuper sérieusement de conciliation. Cela
est plus juste que de supprimer des meetings ou de destituer des
magistrats; cela est plus sûr que d'employer la force, comme des amis
imprudens le conseillent au cabinet. »
Je me suis arrêté sur cette opinion du TimeSy bien que rétractée
plus tard, parce qu'elle produisit alors une grande impression. En
supposant qu'elle fût partagée par quelques amis du cabinet, la ma-
jorité dès-lors se divisait en trois fractions, l'une en faveur de l'im-
mobilité, l'autre en faveur de la coercition, la troisième d'une sage
conciliation.
Que faisait cependant O'Connell? A près de soixante -dix ans,
O'Connell, avec la vigueur de la jeunesse et plus d'expérience, com-
mençait une campagne sans exemple et dont n'approche pas celle
même de 1829. Tempérant par l'habileté du vieux légiste la har-
diesse du tribun, il s'établissait d'abord sur un terrain solide, et pre-
nait l'association centrale de Dublin pour base d'opération. C'est là
qu'il préparait ses moyens de défense et d'attaque, qu'il essayait
l'effet de ses argumens, qu'il donnait le mot d'ordre à ses lieutenans.
C'est là qu'après avoir annoncé qu'il jugeait inutile d'aller prendre
sa place à la chambre des communes, il tennit séance à lui tout seul
890 HE VUE DES DBtTX MONDES.
et répondait chaque jour aux discours parlementaires et aux articles
de journaux. C'est là qu'il versait l'impôt volontaire du rappel, impôt
toujours croissant, et qui, de 100 livres sterling à peu près par se-
maine, ne tarda pas à monter jusqu'à plus de 2,000. C'est de là enfin
qu'il partait pour aller, dans l'intervalle de deux séances, présider
sur divers points du pays à quatre ou cinq meetings, et prononcer
huit ou dix discours. Puis c'est là qu'il revenait raconter ce qu'il
avait fait, et étonner ses amis comme ses ennemis par le spectacle de
sa merveilleuse activité.
Il serait impossible de suivre O'Connell dans les trente-sept mee-
tings auxquels il assista dans l'espace de quatre mois environ; mais
au milieu de diversités nombreuses, il y a dans ces meetings quelque
chose d'invariable qu'il est facile de faire ressortir. Ainsi ce sont
toujours des populations immenses qui se pressent sur le passage
d'O'Connell; ce sont des feux de joie qui brillent sur les montagnes
à son approche; ce sont des arcs-de-triomphe et des couronnes qui
l'attendent; ce sont des processions et des cavalcades avec musique
et drapeaux qui se portent à sa rencontre; puis ce sont deux réu-
nions, l'une en plein air, dans un lieu consacré autant que possible
par quelque souvenir historique, l'autre à table, sous une vaste tente
décorée d'emblèmes nationaux. Ce sont enfin deux discours du libé-
rateur qui roulent toujours sur le même sujet et s'adressent aux
mêmes passions. O'Connell en effet n'est point un littérateur qui
s'inquiète du jugement des connaisseurs et qui craint de se répéter.
C'est à la fois un tribun qui veut remuer le peuple, un avocat qui
veut mettre la loi de son côté. Le peuple et la loi, voilà ses deux
pensées, celles qui le préoccupent uniquement. De là un mélange
singulier de violence et de prudence, de passion et de sang-froid,
d'emportement et de retenue; de là aussi une certaine uniformité,
soit dans les moyens qu'il emploie, soit dans les paroles qu'il pro-
nonce. S'il a trouvé une allusion qui a porté coup, un mouvemerjt
qui a réussi, un mot qui a frappé juste et fort, pourquoi ne s'en ser-
virait-il pas une seconde fois en présence d'un auditoire nouveau?
Mais en même temps quelle verve admirable, quelle riche imagina-
tion, quel esprit fécond et vigoureux! Pas une circonstance locale
qu'il n'exploite, pas un incident dont il ne tire parti, pas une inter-
pellation partie de la foule qu'il ne relève et ne tourne à son profit.
On lui reproche quelquefois d'être trop poétique dans ses descrip-
tions, trop déclamatoire dans ses imprécations, trop bouffon dans ses
plaisanteries, trop injurieux dans ses attaques; mais on oublie qu'il
LE ROYAUME-UNI ET LE MINISTÈRE PEEL. 891
parle à un peuple crédule, enthousiaste, enfant, à un peuple qui
veut être successivement ébloui, ému, amusé. Pour le paysan irlan-
dais qui vient écouter O'Connell, ses défauts sont des qualités et
font une partie de sa puissance. Aussi, pour trouver exemple d'une
pareille action sur les hommes, faut-il peut-être remonter aux
grandes prédications du moyen-âge. Ces cent ou deux cent mille Ir-
landais qui couvrent la colline où se dressent les hustings, O'Connell
les tient dans sa main et les conduit comme il lui plaît. On les voit,
selon qu'il les y invite, rire et pleurer, crier et se taire, s'agiter et
se calmer, ce Les repealers, dit-il un jour au dîner d'Athlone, se sont
réunis pour être libres ou mourir. » Aussitôt l'assemblée entière se
lève, agite ses chapeaux, et pousse de longues acclamations. Mais
O'Connell reprenant : « Toute réflexion faite, on peut mettre la mort
hors de question. Pour moi, j'ai toujours eu pour principe de pré-
férer un patriote vivant à un cimetière plein de patriotes morts. »
Et à ces mots l'assemblée entière se met à rire et se rassied tran-
quillement. c( Un ministre de notre reine adorée, dit-il ailleurs, sir
James Graham, a osé dire, le coquin, que les catholiques sont des
parjures, et son discours a été reçu dans la chambre des communes
par des acclamations bestiales ! — Une voix dans la foule : Oh ! les
chiens de Saxons! — O'Connell reprenant: Oui, mais ce sont ces
chiens-là qui font des lois pour vous. Le souffrirez-vous plus long-
temps? (Acclamation générale.) Voyez leur justice. Cork a 750,000 ha-
bitans et deux représentans. Galles a 800,000 habitans et vingt-neuf
représentans. Un Gallois vaut-il quatorze et demi d'entre vous? —
Une voix : Pardieu non. —. O'Connell : Je ne pense pas qu'un Gallois
battît quatorze et demi d'entre vous. — Une voix ; Pas un demi. —
O'Connell : Je crois, moi, qu'un d'entre vous, avec un bon bâton,
battrait quatorze et demi d'entre eux; mais il ne s'agit pas de se
battre : nous sommes trop nombreux et l'Angleterre est trop faible
pour qu'on ose nous attaquer. Quant à nous, nous n'attaquons per-
sonne; nous voulons justice, et nous l'obtiendrons pacifiquement. Il
est un bruit que John Bull comprend , celui des shillings. Croyez-
moi, les 3,000 livres sterling de la semaine dernière (rente pour le
rappel) l'auront fait réfléchir. ))
C'est ainsi qu'O'Connell joue sans cesse avec son auditoire, exci-
tant ses passions et les retenant, et le faisant passer à volonté de la
crainte à la sécurité, de la colère à l'hilarité. Dans un morceau vrai-
ment éloquent où il parle des services qu'il a rendus à son pays et
du peu de temps qui lui reste à vivre : « Je mourrai, dit O'Connell,
892 REVUE DES DEUX MONDES.
avec le sentiment orgueilleux d'être le seul homme de mon temps
qui, pendant quarante ans de suite, ait obtenu la confiance illimitée
de ses concitoyens. » Cela est vrai, et cela suffirait au besoin pour
assurer à O'Connell une grande place dans l'histoire de son pays.
Il faut d'ailleurs en convenir, jamais orateur populaire n'eut sous
la main plus de cordes à faire vibrer. Lors de la première agitation,
en 1828 et 1829, c'est surtout aux sentimens religieux qu'il s'adres-
sait. C'est aujourd'hui aux sentimens nationaux, et partout il trouve
des cœurs qui répondent à ses provocations. Nous sourions quand
dans son enthousiasme national O'Connell se prosterne en même
temps devant la beauté incomparable des lacs et des montagnes de
la verte Erin, devant les charmes irrésistibles de ses femmes et de
ses filles; quand il pleure d'attendrissement sur les félicités dont
jouissait son île chérie sous quelques monarques inconnus et pro-
blématiques; quand en un mot, systématiquement et avec un orgueil
toujours nouveau, il proclame la supériorité de l'Irlande sur tous les
pays du monde, et celle de la partie de l'Irlande où il se trouve sur
toutes les autres parties du pays. Tâchons cependant de nous mettre
à la place de ce peuple humilié, opprimé, avili pendant tant de siècles,
et jugeons de l'effet que de telles flatteries doivent produire. O'Con-
nell, d'ailleurs, sait fort bien descendre sur la terre et parler inté-
rêts. L'Irlande, répète-t-il chaque jour, a des fleuves larges et pro-
fonds, des fleuves qui pourraient donner passage à tout le commerce
du monde. Elle a un sol fécond et facile à cultiver, elle a une popu-
lation laborieuse, intelligente, vertueuse; mais elle a en même temps
des maîtres qui l'exploitent, et ses fleuves portent à peine quelques
vaisseaux : son sol reste sans culture, ou ne produit que pour l'étran-
ger; sa population meurt de faim. Puis, il dénonce l'union, l'odieuse
union comme la cause unique de toutes ces misères. « Les tyrans,
s'écrie-t-il, nous laissent le sel et les pommes de terre; ils emportent
le bœuf, le mouton, le porc, la laine, le blé, tout ce qui est bon.
Voilà l'union. Cette union, lord Byron l'a justement comparée à celle
du requin et de sa proie. L'un dévore l'autre, et cela fait une union.»
Ce n'est point, au reste, d'un seul coup que l'agitation de 1843
arriva à son dernier terme, et il est curieux d'en suivre le dévelop-
pement et les phases diverses. Au début, elle ne sortait guère du
lieu commun et du cercle ordinaire des récriminations et des per-
sonnalités. Ainsi tt lord Stanley était un maniaque , lord Brougham
un vil apostat, sir Robert Peel et sir Graham deux audacieux coquins
qui, par un mensonge public, voulaient compromettre une reine
LE ROYAUME-UNI ET LE MLMSTÈRE PEEL. 893
adorée et lui faire perdre l'amour de ses fldèles Irlandais. Mais les
Irlandais n'étaient pas dupes; ils savaient que la reine gémissait sous
le poids de la plus dure oppression, et, quoi qu'on lui fît dire, elle ne
cesserait pas d'être le pouls du cœur [the puise ofthe heart] de l'Ir-
lande. Les whigs, d'ailleurs, valaient encore moins que les tories, et
lord John Russell était un ennemi plus dangereux que le duc de
Wellington. » Bientôt le grand agitateur ne s'arrêta pas là, et après
la destitution des juges de paix membres de l'association, ce n'est
plus à quelques hommes qu'il visa, mais à l'Angleterre elle-même.
S'emparant avec audace et habileté d'un mot de lord Lyndhurst :
« On nous a dit, s'écria-t-il, que nous sommes étrangers par la race,
par la langue, par la religion. On a dit vrai, et, loin de blâmer lord
Lyndhurst, je le remercie. Oui, nous sommes étrangers à l'Angle-
terre, et, quand nous luttons contre elle, c'est une tyrannie étrangère
que nous voulons secouer. » Une fois sur ce terrain, O'Connell n'en
bougea plus, et le mépris du Saxon, la haine au Saxon devinrent
l'inépuisable sujet de ses allocutions passionnées. C'est alors qu'on le
vit chaque jour étaler avec complaisance, aux yeux du monde, les
faiblesses, les échecs, les inquiétudes de TAngleterre, et compter ses
ennemis. C'est alors qu'on l'entendit énumérer avec le ton de la me-
nace les forces physiques dont il pouvait disposer, et répéter vingt
fois qu'à Waterloo le duc de Wellington n'avait pas une telle armée.
« Nous n'attaquons pas; mais si l'on nous attaque, il n'est pas un de
nous qui ne soit prêt à mourir pour son pays. Pour moi, je réponds
que jamais les Saxons ne me fouleront aux pieds, ou du moins qu'ils
ne fouleront que mon cadavre. Qu'on se rassure pourtant, les Saxons
savent que l'Irlande de 1843 n'est plus celle de 1798; ils savent qu'elle
est forte, pleine d'enthousiasme, et que ses femmes suffiraient pour
mettre en fuite l'armée qu'on enverrait pour la soumettre. Ils savent
aussi que l'Amérique, que la France nous regardent et se tiennent
prêtes à venir à notre secours. C'est pourquoi les Cromwell du jour
n'oseront pas recommencer leurs menaces. Le duc de Wellington
va, dit-on, envoyer en Irlande 30,000 soldats anglais. Tant mieux;
ce sont 30,000 shillings par jour que l'Irlande gagnera. Vivent les
soldats anglais, les plus braves soldats du monde I N'est-il pas scan-
daleux qu'ils ne puissent pas , comme en France , arriver au grade
d'officier? Il est d'ailleurs absurde de dire que le rappel de l'union
n'aura pas lieu, parce que, dans aucun cas, la chambre des lords n'y
consentira. La chambre des lords est prudente, et il ne faudrait pour
la déterminer qu'une menace de la France, de l'Amérique ou de la
894 REVCE DES DEUX MONDES.
Russie. John BoU est assez entêté, mais quand il a peur il est de
banne composition. En 1782, les volontaires demandèrent, d'une
certaine façon, l'indépendance de la législature irlandaise. John Bull
comprit et céda. En 1792, quand Billy Egan présenta une pétition
en faveur àes catholiques , cette pétition fut d'abord jetée ignomi-
nieusement à la .porte de la chambre; mais peu de temps après Du-
mouriez vainquit à Jemmapes, et .lohn Bull s'empressa de faire quel-
que chose pour les catholiques. L'Iiistoire d'Angleterre est pleine de
semblables exemples. L'Irlande est lasse de l'oppression saxonne;
qu'elle le dise bien haut, et l'oppression saxonne disparaîtra. Après
tant de siècle* d'esclavage, il est temps enfin que l'Irlande appar-
tienne aux Irlandais. » Qu'on ajoute à cela un art merveilleux pour
dresser successivement les hustings sur tous les lieux qui pouvaient
réveiller dans le cœur de l'Irlande quelques souvenirs de victoire ou
de massacre; qu'on ajoute aussi des précautions infinies pour se mettre
en règle avec la loi, et l'on aura une idée assez exacte de la conduite
et du langage d'O'Connell pendant cette période de l'agitation.
Après avoir dénoncé l'union comme inique et funeste, il restait à
O'Conndl un dernier pas à faire : c'était de la déclarer nulle et non
obligatoire. Ce dernier pas, le plus décisif de tous, il le fit au meeting
de Tara, en présence d'un concours immense de peuple, sur une
colHne où la tradition dit que les rois d'Irlande étaient jadis élus et
prêtaient serment de défendre leur terre natale contre les Danois ou
tous autres étrangers. Du haut de cette colline sainte, O'Connell, au
nom de Dieu, proclama donc la nullité de l'union, 1" parce que le
parlement irlandais n'avait pas plus le droit d'abdiquer en faveur de
l'Angleterre qu'en faveur de l'Amérique ou de la France; 2" parce
que pour arracher l'union au pays, il a fallu fomenter des insurrec-
tions, anéantir le droit de pétition, dépenser 3 millions 275,000 Kv.
sterling; 3" parce qu'elle a chargé l'Irlande d'une dette qui n'était pas
la sienne, parce qu'elle a détruit le commerce et l'industrie, parce
que les Anglais, qui jamais n'ont tenu leurs promesses, ont manqué
aux conditions même qu'ils avaient dictées; parce qu'aujourd'hui
encore elle impose h la majorité du peuple irlandais le paiement d'un
culte qu'il ne croit pas vrai. Puis, s'adressant à la multitude qui l'en-
tourait : c( Que ceux, s'écria-t-il , qui croient l'union nulle veuillent
bien lever la main. » Il va sans dire que toutes les miûm se levèrent,
et que l'assemblée se sépara au milieu du plus vif enthousiasme.
C'est là ce qu'on peut appeler la troisième période de l'agitation.
A dater de ce jour, aux menaces, aux injures contre le Saxon, se
LE ROYArME-CNl ET LE MINISTÈRE PEEL. 895
joignirent de longues et brûlantes dissertations sur la nullité radicale
de l'union, et, à l'appui de ses propres argumens, O'Connell ne cessa
d'invoquer l'autorité des plus illustres patriotes, des plus savans juris-
consultes de l'Irlande à l'époque de l'union. Il rappela que Grattau
et Plunkett, Saurin et Bushe, ceux-là whigs, ceux-ci tories, s'étaient,
en 1800, réunis pour déclarer que l'acte d'union ne pouvait lier l'Ir-
lande, et qu'elle aurait droit de le briser le jour où elle en aurait la
force et la volonté.
Ce n'est pas tout, et après tant de discours O'Connell sentit que
le moment était venu de frapper l'opinion publique par quelques
actes. Il imagina donc, d'une part, de constituer dans toutes les par-
ties de l'Irlande des tribunaux volontaires qui prononceraient à titre
d'arbitres sur les contestations qui leur seraient soumises; de l'autre,
de réunir à Dublin trois cents gentlemen qui, venus des villes et des
comtés, apporteraient chacun une contribution de cent livres sterl.,
et s'occuperaient publiquement des intérêts du pays. « Ce ne seront,
dit-il en expliquant son projet, ni des délégués, ni des représentans;
mais rien ne les empêche de se dissoudre après leur première séance
et de se reconstituer le lendemain, par exemple pour dîner ensemble.
Personne ne sera obligé d'obéir aux résolutions qu'ils prendront, de
même que personne n était obligé ^ en 1780, d' obéir au congrès amé-
ricain. » Et comme quelques-uns de ses amis semblaient craindre
que Xattorney-général n'intervînt : « Soyez tranquilles , répéta-t-il à
plusieurs reprises, je suis un vieux pilote qui connaît les brisans, et
je sais mon métier mieux que tous ces gens-là. Avec mes arbitres et
mes trois cents gentlemen à Dublin, j'enlève aux Saxons la puissance
judiciaire et la puissance législative; mais je le fais de telle sorte que
personne n'a rien à dire, et qu'aucune loi n'est violée. » Enfln, pour
que sa pensée fût parfaitement comprise, en même temps qu'il con-
voquait les trois cents gentlemen, il proposait un plan complet pour
la réorganisation du parlement irlandais, mais en faisant remarquer
avec une certaine affectation ironique que c( c'était là une mesure
tout-à-fait distincte et qui n'avait aucun rapport avec la première. »
Pour compléter ce tableau, il me reste à parler du corps puissant
d'auxiliaires qui, pendant toute cette campagne, prêta au grand agi-
tateur un énergique appui. Que le clergé catholique sympathisât avec
O'Connell et fût au fond du cœur favorable au rappel de l'union ,
personne n'en doutait; mais, pendant plusieurs années, il avait cru
devoir se renfermer dans une certaine réserve. Ce fut donc un grand
jour pour O'Connell que celui où, par Korganc de ses évêques, il
REVUE DES DEUX MOINES.
sortit de son silence et adopta, presque unanimement, la cause du
rappel. Une fois entré dans cette voie, il y marcha d'ailleurs avec une
ardeur sans égale, et O'Connell ne parut plus guère en public qu'un ou
deux évêques à ses côtés. Tous sans doute ne parlèrent pas avec au-
tant de violence que le docteur Higgins, qui le premier déclara que,
malgré les efforts d'une aristocratie corrompue, le clergé irlandais
tout entier se dévouerait au rappel de l'union, a Si les ministres,
dit-il, nous empêchent de prêcher le rappel en plein air et en plein
jour, nous nous retirerons dans nos chapelles, et, suspendant toute
autre instruction, nous apprendrons au peuple à maudire l'union.
S'ils assiègent nos temples et mêlent leurs espions à notre troupeau,
nous préparerons notre troupeau pour de telles circonstances; et si,
à cause de cela, ils nous envoient à l'échafaud, en mourant pour notre
pays, nous léguerons nos griefs à nos successeurs. » On comprend
quelle impression devait produire ce langage et quel parti O'Connell
savait en tirer, a Que pouvez-vous craindre? n'ai je pas l'appui de
votre saint clergé? les prêtres consacrés de l'Irlande ne sont-ils pas
à mes côtés pour sanctifier mes efforts par leurs bénédictions? S'il
s'agissait de violer une loi, de commettre un péché, est-ce que votre
vénérable archevêque me donnerait ici la main? » C'est ainsi que
parlait O'Connell, et ce qu'il disait, la voix respectée du ministre de
Dieu venait aussitôt le répéter et le consacrer.
Pendant ces six mois d'agitation, il n'y eut donc pas un sentiment
élevé qui ne fût remué en Irlande, pas une plaie qui ne fût irritée,
pas un intérêt qui ne fût exploité. S'il y a quelque chose de surpre-
nant, ce n'est certes pas que l'Irlande ait répondu à tant d'appels,
c'est bien plutôt que, sous l'influence d'excitations si vives et si di-
verses, elle ne se soit pas précipitée, comme en 1798, dans une san-
glante insurrection. Mais le sort de lord Edouard Fitzgerald n'avait
aucun attrait pour O'Connell , et il prêchait l'ordre avec autant d'ar-
deur que le rappel de l'union, a Si l'agitation reste légale et paisible,
le rappel est certain. Il échappera infailliblement, si nous frappons
le premier coup. Quiconque commet la moindre violence est donc
Tennemi du rappel et de son pays. » Et là-dessus ce peuple irrité,
affamé, rentrait tranquillement dans sa pauvre cabane, le cœur
plein de haine pour les Saxons, mais décidé à suivre en tout les con-
seils du libérateur. Un jour pourtant, dans la petite ville d'Ahas-
craghy les magistrats ayant fait détruire un arc-de-triomphe élevé
en l'honneur d'O'Connell , il en résulta une rixe où quelques agens
de police furent maltraités. C'était un péché bien eicusable; mais
LE ROYAUME-UNI ET LE MINISTÈRE PEEL. 897
O'Connell n'en jugea pas ainsi, et, dans son indignation vraie ou
teinte, il fit décider par l'association que les habitans d'Ahascragh
étaient des traîtres et devaient être rayés de la carte de l'Irlande.
Heureusement pour la géographie, il consentit à les y rétablir, après
que , par l'organe de lord French , ils eurent humblement imploré
leur pardon.
On a calculé qu'en prenant pour vrais les chiffres officiels de l'as-
sociation, près de neuf millions d'Irlandais auraient, en 1843, pris
part aux meetings et applaudi O'Connell. Or la population tout en-
tière n'est que de huit millions à peu près. Il y a donc exagération
évidente; mais qu'on réduise les neuf millions à trois, et qu'on dise
si ce n'est pas un phénomène bien étrange que celui de telles masses
d'hommes réunies, agitées en tout sens, sans qu'il en résulte un
désordre ou une violence. Qu'on dise si O'Connell n'a pas raison
d'être fier de la puissance qu'il exerce et de l'obéissance qu'il ob-
tient. Comme il arrive toujours, derrière lui d'ailleurs se trouvaient
des hommes plus ardens, plus impatiens, et qui ne paraissaient pas
craindre au même point une prise d'armes. Je ne parle pas de Tom
Steele, si singulièrement nommé « le pacificateur en chef. » Pour
un pacificateur, Tom Steele a souvent la parole un peu vive, quand
il dit par exemple « qu'il y a en Angleterre une paire de singes qu'on
nomme Peel et Wellington , et que ces meurtriers vagabonds ont
envoyé lord de Grey pour faire peur à l'Irlande avec ses moustaches
graissées. » Mais Tom Steele a pour O'Connell, qu'il appelle tantôt
Moïse, tantôt le grand-père, un respect vraiment filial, et il suffit
d'une petite réprimande paternelle pour qu'il rentre dans l'ordre.
Il n'en est pas tout-h-fait de même de deux journaux nouvellement
établis à Dublin, la Nation et le Pilote. Pendant toute la crise, ces
deux journaux ne cessèrent de glorifier en vers et en prose l'insur-
rection de 1798, et de contrarier ainsi la tactique prudente d'O'Con-
nell. Cette tactique prévalut pourtant, et le petit trouble d'Ahascragh
reste le seul que l'on puisse citer.
Que faisaient cependant les ultra-protestans et les orangistes? Dans
le nord, ils s'agitaient encore un peu , et tenaient de temps en temps
à huis clos quelques meetings dont, comme à l'ordinaire, le papisme
faisait tout les frais. Partout ailleurs ils gardaient un silence modeste
et qui contrastait avec la violence de leur langage en 1842. Le gou-
vernement, naguère attaqué par eux avec tant d'amertume, était
devenu leur ancre de salut, et lord Roden, un de leurs chefs, les
engageait à prouver leur confiance dans le ministère en s'abste-
TOME iv. 58
898 RBVUE DES I>ECX MONDES.
nant des processions ordinaires et en renonçant à toute espèce de
meetings. Plus tard pourtant, lord Roden se lassa de son inaction,
et donna son assentiment à un grand meeting à Belfast où devaient
se réunir les délégués des divers comités protestans; mais lord Lon-
donderry, habituellement moins modéré, intervint, et établit dans une
lettre fort raisonnable que ce meeting ne ferait qu'entretenir l'agi-
tation. Le meeting fut donc abandonné. A l'exception d'un meeting
à Dublin où l'alderman Butt prouva victorieusement que l'état de
choses actuel était dû aux ménagemens du ministère pour le pape,
tout se borna de ce côté à quelques articles de journaux. VEve-
ning Mail,^dx exemple, s'indigna beaucoup qu'on voulût élever une
statue de bronze au libérateur, et déclara qu'on n'avait rien vu de
plus impie, de plus abominable depuis Nabuchodonosor. Cependant
YEvening Mail lui-même s'abstint de provocations trop violentes et
laissa échapper quelquefois le mot de conciliation.
O'Connell plus puissant que jamais et le clergé catholique devenu
partout son allié ardent et actif, la population irlandaise presque
entière convaincue que le rappel de l'union guérirait tous ses maux
et pénétrée de cette idée que secouer le joug du Saxon c'était assurer
son bien-être tout en vengeant plusieurs siècles d'oppression et
d'humiliation nationale; puis, pour organiser, pour gouverner l'agi-
tation, une assemblée hebdomadaire percevant des impôts et don-
nant partout le mot d'ordre, des tribunaux volontaires institués dans
l'intention avouée d'arracher à l'Angleterre l'administration de la
justice; bientôt enfin une chambre que son créateur comparait lui-
môme au congrès américain pendant la guerre de l'indépendance :
voilà ce que l'Irlande était devenue en trois mois, après un an de
calme et de confiance, quand déjà on s'enorgueillissait de l'avoir si
facilement pacifiée et soumise. Il faut à présent repasser le détroit et
voir quel effet produisit sur le parlement et sur la presse cette situa-
tion singuHère.
Il y a d'abord une remarque importante à faire. Pendant que l'Ir-
lande était paisible, personne, pas plus les whigs que les tories, pas
plus les radicaux que les whigs, ne s'occupait en Angleterre de ses
griefs et de ses souffrances. La question irlandaise avait cessé d'être
un moyen utile d'opposition. Dès-lors la question irlandaise était
oubliée de tout le monde, si ce n'est des membres irlandais eux-
mêmes. Dès que l'Irlande s'agita et menaça sérieusement, il en fut
autrement, et les défenseurs pleins de sympathie et de zèle ne lui
manquèrent pas. La première occasion qui se présenta fut celle du
LE ROYAUME-UNI ET LE MINISTERE PEEL. 809
bill des armes. Ce bill, qui soumet à de certaines restrictions et à un
certain contrôle la possession des armes à feu et des munitions de
guerre en Irlande, existe depuis 180T, et n'a cessé, pendant près de
quarante ans, d'être renouvelé par toutes les administrations, entre
autres par celle de lord Melbourne. Les wbigs n'auraient donc guère
pu le combattre, si, pour le rendre plus efficace, le gouvernement
n'avait cru devoir y ajouter quelques clauses, une, entre autres, qui
décidait que les armes recevraient une certaine marque. C'est sur
cette marque que s'appuyèrent les whigs pour protester contre la
tyrannie des tories. Unis aux radicaux, ils combattirent donc pied à
pied ce malheureux bill, qui ne put passer qu'après avoir occupé
vingt séances et donné lieu à cinquante-une divisions. Ils soutinrent
aussi M. O'Brien , qui demandait une enquête sur l'état de l'Irlande,
et dont la motion ne fut rejetée qu'à 243 voix contre 164; mais leur
zèle n'alla pas jusqu'à tenir compagnie à M. Ward, qui, tranchant
dans le vif, proposa nettement de partager les revenus anglicans
entre l'église anglicane, l'église presbytérienne et l'église catholique,
proportionnellement au nombre des fidèles attachés à chaque culte.
Le jour où se discutait cette motion, les whigs s'absentèrent et la
laissèrent périr d'inanition.
Quoi qu'il en soit, le bill des armes, la motion O'Brien, la motion
Ward et les interpellations au sujet des évènemens qui se passaient
en Irlande permirent d'examiner la question irlandaise sous toutes
ses faces, et forcèrent chaque parti à s'expliquer nettement. Écar-
tant tous les incidens qui souvent rendirent le débat si orageux et si
dramatique, allons donc au fond des choses, et voyons ce que peu-
vent ou veulent offrir à l'Irlande les radicaux, les whigs et les tories.
Il est d'abord un point sur lequel radicaux, whigs et tories se
montrèrent parfaitement d'accord, la nécessité absolue de maintenir
l'union; mais, comme le fit très justement observer M. Shiel, il y a
quelque chose de plus important que de déclarer le rappel impossi-
ble : c'est de faire qu'il le soit en détruisant les griefs sur lesquels il
s'appuie, ik Rappeler C union ^ rétablir ïheptarchie! on nous oppose
sans cesse cette parole ironique deCanning, s'écria-t-il un jour dans
un de ses plus brillans discours; c'est à merveille. Supposez néanmoins
un parlement impérial qui, les yeux fixés sur une vieille carte, fasse
certaines lois pour le royaume de Kent et certaines autres pour le
royaume de Mercie; supposez que dans Essex il y ait une franchise
municipale et dans Sussex une franchise différente; supposez que
dans le reste de l'île le bill des droits soit inviolable et qu'il ne le soit
58.
900 REVCE DES DEUX MONDES.
pas dans Northumberland , pensez-vous que le cri de « rétablir l'hep-
tarchie » fût aussi absurde qu'il l'est aujourd'hui? » Or, personne ne
peut nier sérieusement que cette situation anormale, injurieuse,
n'existe pour l'Irlande. Que veut-on faire pour y remédier? Voilà
toute la question.
Dans l'état auquel plusieurs siècles d'injustice et d'oppression ont
réduit l'Irlande, il s'y est développé, je le crains, des maux auxquels
ni la législation la plus bienveillante ni le rappel de l'union ne pour-
raient remédier. Mais l'Irlande aussi a des griefs faciles à définir,
faciles à saisir. J'en trouve la liste dans une adresse au peuple an-
glais, signée au mois d'août dernier par trente membres irlandais de
la chambre des communes, adresse pleine de mesure et qui mérite
la plus sérieuse attention. Après avoir établi que depuis bien des
siècles l'Angleterre gouverne l'Irlande, et que sur l'Angleterre par
conséquent pèse toute la responsabilité de l'état de choses actuel,
voici comment s'expriment les trente signataires :
« Notre condition sociale est pleine d'élémens de discorde. Les
rapports entre propriétaire et fermier, dérangés comme ils l'ont été
par une législation vicieuse , manquent de cette confiance mutuelle
qui est si essentielle au développement d'une industrie productive.
La population ouvrière, incapable de trouver du travail, vit sur la
dernière limite de la plus extrême pauvreté. Malgré notre union avec
une nation qui se vante d'être la plus éclairée , la plus puissante du
monde, notre commerce, nos manufactures, nos pêcheries, nos
mines, notre agriculture, attestent, par leur situation languissante et
négligée, les effets désastreux d'un mauvais gouvernement.
c( Un établissement ecclésiastique est maintenu à grands frais pour
l'avantage exclusif d'un dixième de la nation. Notre représentation
dans la législature est injustement hors de toute proportion avec la
population et la richesse de l'Irlande. Nos franchises parlementaires
sont insuffisantes pour assurer la représentation exacte des opinions
et des intérêts de la masse de la nation. Nos droits municipaux sont
plus restreints que les vôtres. Toutes nos libertés sont limitées par
des restrictions inutiles et irritantes. L'épuisement financier qui ré-
sulte de l'absentéisme est aggravé par la manière dont le produit des
impôts est appliqué. Un esprit d'exclusion anti-catholique et anti-
irlandais préside à la distribution des emplois officiels. Nos besoins
locaux ne sont pas sérieusement pris en considération dans le parle-
ment impérial. Cependant nos institutions fiscales et administratives
nous refusent le moyen de faire nous-mêmes nos affaires locales.
LE ROYAUME-UNI ET LE MINISTÈRE PEEL. 901
Nous nous sommes vainement adressés à la législature pour obtenir
justice. Nos plaintes ne sont pas écoutées, nos remontrances sont
vaines. Nous nous adressons maintenant à ce tribunal plus élevé de
l'opinion publique, qui crée et renverse les parlemens et les minis-
tères , et nous le supplions de venir à notre secours.
« Nous demandons au nom de notre pays l'adoption de mesures
calculées pour l'amélioration de la condition des classes ouvrières et
pour le développement de la richesse de l'Irlande. Nous demandons
une égalité complète, en ce qui concerne l'église et l'instruction pu-
blique, entre les diverses communautés religieuses qui se partagent
l'Irlande. Nous demandons une représentation plus large dans la lé-
gislature. Nous demandons des franchises qui conduisent à l'expres-
sion vraie et complète de l'opinion publique. Nous demandons l'as-
similation des libertés municipales dans les deux royaumes. Nous
demandons que l'Irlande participe plus largement au bénéfice des
dépenses publiques. Nous demandons , en ce qui concerne l'admi-
nistration, que la profession de la foi catholique ne soit plus un motif
d'exclusion virtuelle, comme elle a cessé d'en être un d'exclusion
légale. Nous demandons que, dans l'administration générale des
affaires, les Irlandais aient une part proportionnée à la part que prend
l'Irlande à la grandeur de l'empire. Nous demandons que le soin de
nos intérêts locaux soit, autant que possible, confié à ceux qui sont
identifiés avec eux. Refusant enfin de reconnaître en vous aucun
titre supérieur à l'exercice des droits politiques, nous demandons
égalité parfaite, comme la seule base légitime sur laquelle l'union
puisse s'appuyer solidement. Tant que l'Irlande ne l'aura pas obte-
nue, rien ne la fera renoncer à la lutte qu'elle soutient contre l'in-
justice et le mauvais gouvernement. »
Qu'on lise tous les discours, toutes les adresses d'O'Connell aux
Irlandais, et, sous des formes plus vives, on y trouvera les mêmes
plaintes. Voyons maintenant ce qu'en pensent les radicaux, les whigs
et les tories.
Pour les radicaux, point de difficulté. Ce que demandent les trente
membres irlandais , ils l'accorderaient volontiers , si du moins on en
juge par leur langage. Ainsi c'est M. Charles Buller, radical modéré,
qui déclare « que depuis deux siècles le gouvernement anglais en
Irlande a été le scandale de l'Europe, et que l'église établie est un
outrage au peuple et une insulte au bon sens. » C'est M. Ward qui,
en présentant sa motion, fait le procès de l'établissement anglican,
et le signale comme la cause principale, si ce n'est unique, des maux
902 REVUE DES DEUX MONDES.
du. pays. C'est enfin M. Roebuck qui ne craint pas de signaler l'église
établie « comme une abomination qui rend le peuple fou , comme un
cancer qui fait pénétrer dans tout le corps social son infection et sa
putridité. » C'est enfin au dehors Y Examiner, c'est fe Sun qui mar-
chent dans la môme voie. Mais les radicaux, on le sait, sont une
faible minorité, et ce n'est point de leur côté qu'incline l'esprit pu-
blic en ce moment.
Quant aux whigs, il faut le reconnaître sans hésiter, ils ont raison
quand à l'agitation actuelle de l'Irlande ils opposent le calme dont
elle a joui sous leur dernier ministère. Ils ont raison quand ils rap-
pellent ce qu'ils ont fait, ce qu'ils ont voulu faire pour ce malheu-
reux pays. Ils ont raison quand aux injures qu'O'Connell juge à
propos de leur adresser aujourd'hui ils répondent par les éloges dont
il les accablait la veille encore du jour où ils perdirent le pouvoir.
Sur tout cela, dans les divers débats qui eurent lieu, plusieurs whigs,
lord John Russell notamment, trouvèrent des paroles pleines de sim-
plicité, de vérité, de dignité. Est-ce assez? et quelque bienveil-
lance, quelque impartialité dans l'administration suffiraient-elles
aujourd'hui pour pacifier l'Irlande? Personne ne le pense. C'est
pourtant là, à peu de chose près, tout ce que les whigs ont à offrir.
Un jour lord John Russell se hasarde jusqu'à dire que « l'Irlande est
loin d'avoir obtenu justice entière, que l'état présent de l'établisse-
ment anglican ne peut pas durer, que les droits civils des deux peu-
ples doivent être égalisés, et le culte de la majorité mis au niveau
de celui de la minorité. » Puis, cela dit, il s'arrête, et se garde bien
d'indiquer comment il s'y prendrait pour réaliser un tel progrès.
Mais voici à côté de lui lord Palmerston qui , plus hardi et plus con-
fiant, explique comment l'égalité civile et religieuse, en ce qui con-
cerne rirkmde, est entendue par les whigs. L'Irlande, selon lord
Palmerston , désire trois choses :
!•» Une loi nouvelle qui, modifiant les rapports du propriétaire et
du paysan , établisse une tenure fixe et indemnise obligatoirement
le fermier de toutes ses dépenses. Lord Palmerston pense que ce
serait là une sorte de confiscation. Tout ce qu'il y a à faire, c'est
d'engager les propriétaires à user plus doucement de leurs droits.
2"» La destruction de l'établissement protestant. Lord Palmerston
ne peut s'y associer, et craint en outre que le moment ne soit passé
d'attacher à l'état, par un salaire, le clergé catholique; mais on peut
autoriser les propriétaires catholiques ou protesta ns à doter les prê-
tres catholiques de quelques morceaux de terre d'une étendue mo-
LE ROYAUMB-UM ET LE MLMSTEllE PEEL. 903
dérée à titre de glèbe , et de quelques maisons à titre de presby-
tère.
3» La réforme parlementaire et municipale. Lord Palmerston n'en
est pas d'avis; mais il est aisé, en refaisant la loi d'enregistrement
électoral, d'augmenter jusqu'à un certain point le nombre des élec-
teurs.
Ainsi de bons conseils aux propriétaires , la faculté pour les ca-
tholiques de faire, à leurs frais, cadeau à leurs prêtres de terres et
de maisons d'une étendue modérée, tout en continuant de payer l'éta-
blissement anglican; enfin la réforme d'une loi de procédure : voilà
tout ce que les whigs tiennent en réserve pour la pacification de l'Ir-
lande. N'est-ce pas une dérision? et lord Stanley, après cela, n'est-il
pas en droit de les railler un peu? Voici au* reste comme, après le
programme de lord Palmerston, le Tablet, organe spécial des catho-
liques en Angleterre, appréciait la conduite des whigs : « Quant aux
whigs, rien de plus risible que leur conduite. Un de ces jours, ils en-
verront aux journaux un avertissement ainsi conçu : On demande une
politique d'opposition pour V Irlande, Ils sont très forts sur les peut-
être et les presque. Ils parlent haut et large, mais sans rien dire. Ils
insinuent de grandes espérances et de petits doutes. Ils paraissent
désireux d'avancer, et non moins désireux de battre en retraite. Ils
sont pour aller en avant et pour rester en place à la fois. En un mot,
ils font tous leurs efforts pour prouver à l'Irlande que ses affections
sont mal placées, et qu'elle les doit à leurs petites personnes et au petit
parti dans lequel leur petite fortune est si heureusement embarquée-
Présomption et fatuité que tout cela ! » Le jugement est sévère, mais
il n'est pas dénué de toute vérité. Encore une fois ce sera pour le
dernier ministère wliig un éternel honneur que d'avoir gouverné
l'Irlande modérément, pacifiquement, avec bienveillance et impar-
tialité; mais les temps sont changés, et l'Irlande ne veut plus être
arbitrairement ballottée, selon les vicissitudes ministérielles en An-
gleterre, de la justice à l'injustice, de la douceur à la violence. Ce qu'il
lui faut, ce sont des institutions qui, sous tous les ministères, lui
assurent l'équité qu'elle a droit d'attendre, et l'égalité qu'elle ré-
clame. Les whigs ne redeviendront plus ses hommes, tant qu'ils lui
refuseront ces institutions.
Quand les whigs, membres de l'opposition, promettent si peu, ce
serait miracle que les tories au pouvoir fussent plus généreux. Ceux
qui, de leur cabinet en France, s'étonnent que sir Robert Peel hé-
site à rendre pleine justice à l'Irlande ne prouvent donc qu'une chose.
904 REVUE DES DEUX MONDES.
c'est qu'ils n'ont pas la plus légère idée de l'état des esprits et des
partis dans la Grande-Bretagne. A vrai dire, sur cette question
comme sur beaucoup d'autres, il n'y a entre les whigs et les tories
modérés qu'une imperceptible différence dans les opinions. Ce sont
les situations qui diffèrent, et les situations, à mesure que les évè-
nemens deviennent plus graves, tendent à se rapprocber. Comme
lord Palmerston , sir Robert Peel blâme donc certains propriétaires
de leur dureté, et, de plus, il institue une commission pour exa-
miner s'il est possible d'améliorer les rapports actuels entre eux et
leurs fermiers. Comme lord Palmerston , sir Robert Peel paraît fort
disposé à bien traiter, tout en maintenant l'établissement anglican,
le clergé catholique, et à lui donner de nouveaux moyens d'exis-
tence. Comme lord Palmerston enfin, sir Robert Peel consent volon-
tiers à réviser la loi d'enregistrement électoral et à prévenir ainsi la
diminution graduelle du nombre des votans; mais, comme lord Pal-
merston, sir Robert Peel est forcé par l'opinion publique, si ce n'est
par la sienne propre, de s'arrêter là. En somme, quand les whigs
reprochent aux tories de ne rien faire, ils ont raison. Quand les tories
se moquent du programme des whigs, ils n'ont pas tort. J'ajoute
que ce n'est la faute ni des uns ni des autres , mais celle du pays
même qu'ils aspirent à gouverner, et dont les préjugés pèsent en-
core sur eux.
Il est pourtant un fait très curieux et qui ne doit pas passer ina-
perçu. Jusqu'à la dernière agitation, sir Robert Peel était, relati-
vement à l'Irlande, l'homme le plus libéral de son parti. Il a cessé
d'en être ainsi, et, derrière même les bancs où il siège, une petite
fraction d'hommes d'esprit qui a pris ou reçu le nom déjeune An-
gleterre vient , du premier bond , de dépasser lord John Russell et
lord Palmerston. Cette petite fraction, dont M. d'Israeli peut être
considéré comme le chef, est peu nombreuse et ne se compose
guère encore, outre M. d'Israeli, que de lord John Manners, de
M. Smythe, de M. Cochrane, et quelquefois de M. Milnes. Or tous,
lors de la motion sur l'état de l'Irlande, s'accordèrent pour déclarer
qu'il fallait entrer, à l'égard de l'Irlande, dans une voie toute nou-
velle. Tous en outre, à l'exception de M. Milnes, votèrent contre le
cabinet dans cette occasion solennelle. Un autre membre tory que
son âge empêche de comprendre dans la jeune Angleterre, le capi-
taine Rous, alla plus loin, et dit fort nettement que l'établissement
angUcan en Irlande lui paraissait scandaleux. Avant le vote sur lo
bill des armes enfin, M. d'Israeli prit la parole, et, reconnaissant la
LE ROYAUME-UNI ET LE MINISTÈRE PEEL. 905
légitimité des griefs de l'Irlande, taxa la politique ministérielle de
grossière imbécillité (gross imbecillity). Ce fut, on le pense bien, un
grand scandale, et la jeune Angleterre eut de vertes remontrances
à subir. « Ces messieurs, lui dit le Times, trouvent qu'on n'a pas
assez fait pour l'Irlande; et quand on s'étonne d'entendre des tories
parler ainsi, ils prétendent que c'est la vieille politique tory qu'ils
soutiennent, et qu'il y a deux siècles les catholiques irlandais com-
battaient pour les saines doctrines avec les tories contre les radi-
caux. C'est là un point de vue historique , non politique, et malgré
toutes ses ressources, la jeune Angleterre aura peine à faire d'O'Con-
nell un cavalier. »
Que sur ce point la jeune Angleterre ait raison ou tort, et que le
parti tory, en persécutant odieusement depuis deux siècles les ca-
tholiques irlandais, ait été ou non fidèle à ses précédens, conséquent
avec ses principes, cela importe peu. Ce qui importe, c'est que voici
au sein même du parti tory quelques hommes qui ont de l'avenir et
qui se prononcent pour l'Irlande. Malheureusement ce n'est pas de
ce côté que vinrent pendant cette partie de la session les embarras
de sir Robert Peel. Sir Robert Peel ne croyait pas que pour le mo-
ment du moins il y eût aucune concession nouvelle à faire à l'Ir-
lande; mais il croyait encore moins qu'il convînt de demander au
parlement des pouvoirs extraordinaires et d'employer la force contre
O'Connell et ses meetings. Bien que l'agitation fît des progrès vi-
sibles, il persistait donc dans son système de temporisation. Or, ce
système devenait chaque jour plus insupportable à ses amis, et leur
mécontentement, contenu dans le parlement, fit bientôt explosion
dans la presse. C'est alors que le plus influent des journaux tories,
le Times, passa subitement de la conciliation à. la répression éner-
gique, et publia contre l'Irlande et sir Robert Peel à la fois les ar-
ticles les plus violens. Selon ce journal, il n'y avait point de compro-
mis possible avec une tourbe rebelle dont l'idolâtrie politique n'avait
d'égale que son idolâtrie religieuse, et la politique inerte de sir Ro-
bert Peel touchait à la trahison. « Le discours de sir Robert Peel,
disait le Morning-Post le lendemain d'un grand débat, est respec-
table par sa longueur, méthodique dans son arrangement, débité
avec une grande suavité de voix et de gestes, plein de doutes, gros
de craintes, mais déplorablement privé de toute vigueur et de déter-
mination. » Et pendant que toute la presse tory, le Standard excepté,
parlait sur ce ton, il y avait de sourds murmures dans les deux cham-
bres. Sir Robert Peel pourtant ne se laissa pas déborder, et tout ce
006 REVUE DES DEUX MONDES.
qu'on put obtenir de lui, ce fut, le jour de la clôture de la session,
une déclaration modérée de la reine contre le rappel; mais il est dif-
ficile de croire que cette attitude de son parti n'ait pas agi secrète-
ment sur son esprit et contribué fortement aux mesures qu'il crut
devoir prendre plus tard.
Il est inutile de dire que la confiance d'O'Connell croissait en raison
de la patience de sir Robert Peel. En même temps que son tribunal
arbitral tenait ses premières séances et que son congrès s'organisait,
il publia donc une longue adresse au peuple irlandais, qui commen-
çait par dire que « rien dans fhistoire de l'humanité ne peut se com-
parer aux crimes de f Angleterre à l'égard de l'Irlande, » et qui finis-
sait par déclarer c< qu'il n'y a rien à attendre d'un pays bigot et
oppresseur, rien d'un parlement corrompu et vendu, et queflrlande
ne doit plus compter que sur elle-même. » Puis à Mullinghmast, dans
un lieu où la tradition place le massacre de quatre cents chefs irlan-
dais, on le vit paraître en robe de velours rouge et le bonnet national
sur la tête, suivi de la majorité de la corporation de Dublin en cos-
tume officiel. Là, après une description déchirante des quatre cents
chefs irlandais égorgés par la trahison anglaise à la suite d'un ban-
quet amical : cr 0 Angleterre! Angleterre! s'écria-t-il , tes crimes
ont comblé la mesure, et le jour de la vengeance de Dieu ne saurait
être loin. Quant à toi, Irlande, tu as des jours de gloire devant toi. »
La séance se termina par fadoption d'une résolution portant en
termes formels a qu'aucun pouvoir sur la terre, si ce n'est le parle-
ment irlandais, n'a le droit de faire des lois pour flrlande. » Le len-
demain, le journal la Nation publiait un article dont voici un court
fragment : « N'y a-t-il rien qui parle au cœur de l'Irlande dans les
autels souillés et renversés, dans les paroles données et retirées, dans
fhéroïsme si souvent trahi et martyrisé par l'artifice, par la four-
berie, par la férocité du Saxon? Quel est donc sur cette terre dé-
solée le lieu où le Saxon n'ait pas laissé l'empreinte honteuse de la
débauche, de la rapine, du crime?... Mais cela, dit-on, veut dire sé-
paration. C'est à ceux qui le disent à changer la parole en acte.» Les
choses en étaient là quand le gouvernement se décida à intervenir
en défendant par une proclamation un nouveau meeting, qui devait
avoir lieu aux portes de Dublin, sur une colline où, dit-on, le Solon
irlandais, le grand Brian Boromhc, périt en lOU à l'âge de quatre-
vingt-quatre ans, en combattant les Danois. Peu de jours après, des
poursuites étaient intentées contre O'Connell et ses principaux as-
sociés.
LE ROYAUME-CNI ET LE MINISTÈRE PEEL. 907
Dans un autre pays et avec un autre chef, cet acte décisif du gou~
Terneraent eût été, selon toute apparence, le signal d'une sanglante
insurrection; mais il suffisait de connaître O'Connell pour être cer-
tain, non qu'elle n'aurait pas lieu , mais qu'il ferait tout au monde
pour s'y opposer. Depuis ce moment, O'Connell n'a eu qu'une pen-
sée, prévenir un soulèvement et transporter la lutte sur le terrain
légal. Une heure après la proclamation du lord-lieutenant, il en pa-
raissait donc une d'O'Connell qui, tout en la déclarant illégale, or-
donnait d'y obéir. Puis, tandis que quelques régimens anglais, sou-
tenus par une imposante artillerie, occupaient les abords de la colline'
de Cloutarf, on voyait les lieutenans d'O'Connell, Tom Steele en tète,
courir les chemins une branche d'olivier à la main, et congédier les
bandes de paysans irlandais qui, de toutes parts, s'acheminaient vers
le lieu du meeting. Dans l'association même où il obtenait facilement
un vote de confiance illimitée, O'Connell mesurait son langage, mo-
dérait ses prétentions, et parlait presque conciliation. « Le mot basy
appliqué dans une adresse au gouvernement anglais, était trop vif, il
fallait le modifier. Puisque le mot saxon blessait des hommes bien
intentionnés, il ne demandait pas mieux que d'y renoncer. Surtout,
quelle que fûtfissue du procès, pas de désordre, pas de violence, pas
de rébellion. On devait se soumettre à tout ce qui avait l'apparence,
rien que fapparence delà légalité. » Et comme de tels conseils n'étaient
pas du goût de tout le monde, O'Connell, pour les appuyer, prenait
d'étranges engagemens. « Que flrlande reste paisible pendant six
mois, s'écriait-il, et si alors elle n'obtient pas le rappel, je consens à
porter ma tête sur féchafaud. » Dans cette mesure, d'ailleurs, il était
loin de rester inactif. Ainsi il faisait blâmer par la corporation de Du-
blin, à la majorité de 38 voix contre 9 la proclamation du lord-lieute-
nant; ainsi il ouvrait avec pompe la salle des séances du futur parle-
ment irlandais, et y installait l'association. Ainsi, dans un seul jour,
il assistait à sept ou huit meetings locaux dans la ville de Dublin, et
partout il recueillait les témoignages les plus vifs de f affection , de
la confiance de ses concitoyens. Ainsi il annonçait qu'à la place des
meetings monstres il y aurait en Irlande des meetings simultanés
dans toutes les paroisses le jour qui serait ultérieurement fixé. On a
fait grand bruit en Angleterre et ailleurs de ce changement de ton,
et pendant plusieurs jours la presse tory s'est donné le plaisir de
mettre en regard les défis orgueilleux du mois d'août et les conseils
modestes du mois de novembre. On a demandé à O'Connell ce
qu'étaient devenues les femmes qui devaient mettre en fuite farmée
908 REVUE DES DEUX MONDES.
saxonne, et ce qu'il comptait faire de sa fameuse brigade irlandaise.
On lui a demandé quand il mourrait pour son pays, et quel jour les
oppresseurs de l'Irlande auraient occasion de fouler aux pieds son
cadavre. Le Standard, d'ordinaire plus modéré, a même été jusqu'à
prononcer les mots de lâcheté puante. C'est encore là mal con-
naître et mal juger O'Connell. O'Connell ( et il n'est pas le seul )
a pour principe que les paroles d'hier ne doivent avoir aucune in-
fluence sur celles d'aujourd'hui, et que ce qu'il y a de plus absurde
au monde, c'est de vouloir être et paraître conséquent. Dire chaque
jour ce qui convient à la situation, voilà sa règle et sa loi. C'est ce
qui fait qu'il passe si facilement de l'éloge à l'injure, et que les mêmes
hommes sont successivement dans sa bouche, sans qu'ils aient
changé, excellens et détestables. C'est ce qui fait que tour à tour il
menace et prie, prêche pour l'agitation et pour le repos, employant
selon les temps et les lieux un langage violent ou modéré. C'est ce
qui fait, en un mot, que lorsqu'une conduite ne lui semble plus ap-
plicable, il en prend une autre, sans embarras et sans hésitation,
sauf à revenir plus tard à la première. Cela sans doute a de graves
inconvéniens; mais il ne faut pas oubUer ce qu'est O'Connell, ce qu'il
tente et sur qui il doit agir. Il ne faut pas oublier surtout que, s'il
y a peu d'unité dans son langage et sa conduite de chaque jour, il y
en a une admirable dans sa vie, consacrée tout entière à l'émancipa-
tion de son pays. On a vu certes dans le monde des patriotes dont les
actes et les paroles inspiraient au premier abord plus de sympathie,
plus de respect; on en a vu qui savaient mieux veiller sur eux-mêmes
et se maintenir irréprochables : qu'on en cite un seul qui par des
moyens purement pacifiques ait tant fait pour ses concitoyens, tant
fait pour la cause de la justice et de la civilisation! Pour moi, je
Tavoue, je ne me sens pas le courage de relever les fautes d'un tel
homme. Je me reproche bien plutôt, après avoir eu l'honneur de le
voir de près en 1826, de ne l'avoir pas alors estimé à toute sa valeur
et placé assez haut.
Si, comme à Clontarf, O'Connell réussit toujours à contenir des
passions frémissantes et à présenter constamment à l'Angleterre le ^
spectacle d'une force immense qui se modère, O'Connell d'ailleurs
aura donné une preuve de sa puissance plus grande et plus belle
que toutes les autres, et, loin de perdre du terrain , il pourra bien en
gagner. Qu'on voie déjà ce qui se passe. Depuis le procès, pas un
de ses soldats n'a déserté, et plusieurs hommes distingués sont ve-
nus se joindre à lui , entre autres M. O'Brien , membre du parlement
LE ROYAUxME-UNI ET LE MINISTÈRE PEEL. 909
pour Limerick, et l'évêque Slattery, qui jusqu^alors avait voulu rester
entièrement étranger à l'agitation . Cependant ce qu'il y a de plus signi-
catif, c'est ce qui s'est passé le 19 novembre dans tous les paroisses
de l'Irlande. On sait qu'outre la rente du rappel , l'Irlande paie vo-
lontairement à O'Connell une liste civile pour le dédommager de ses
sacrifices, pour le récompenser de ses services. Or, cette liste civile,
qui depuis quelques années était de 15,000 livres à peu près, s'élè-
vera cette année à 30,000 livres au moins. A Dublin seulement, on
a recueilli plus de 4,000 livres, au lieu de 1,660, moyenne des cinq
années précédentes. Cela ne donne pas à croire que la popularité du
srand agitateur tende à diminuer.
On sait comment s'est terminé le premier acte du drame judiciaire
qui depuis six semaines a remplacé le drame populaire. Après une
lutte assez vive et des succès variés sur le terrain de la procédure, le
procès a été renvoyé au 15 janvier, et les accusés auront l'avantage
des nouvelles listes du jury. Qu'en arrivera-t-il? Personne ne peut le
dire, jusqu'à ce que le jury soit constitué. Mais tel est l'état du pays,
telles sont les inimitiés profondes qui le divisent, qu'une fois le jury
sur son banc il deviendra facile de prévoir un acquittement ou une
condamnation. Comme, pour condamner aussi bien que pour absou-
dre, l'unanimité est nécessaire, il n'est même pas impossible qu'un
catholique ou un orangiste obstiné empêche tout verdict, et force de
remettre le procès à une autre session. Quoi qu'il en soit, ni O'Con-
nell par un acquittement, ni le gouvernement par une condamna-
tion, n'aura gagné sa cause ni terminé son œuvre. O'Connell ac-
quitté, ce sera une grande joie, un grand triomphe pour l'Irlande;
mais le rappel de l'union sera bien loin encore. O'Connell condamné,
la vieille Angleterre battra des mains; mais l'agitation ne sera pas
vaincue. Si l'on en croit un correspondant très intelligent du Mor-
ning-Chronicle y qui a dernièrement parcouru l'Irlande, l'idée du
rappel de l'union a jeté des racines bien plus profondes qu'on ne le
croit, et le peuple est convaincu qu'il lui suffira de se lever en masse
à un jour donné pour reconquérir ses droits et passer de la pauvreté
h l'aisance. Les phrases d'O'Connell sur la tyrannie du Saxon, sur le
parlement national, sur l'inhumanité des propriétaires, se mêlent
donc partout à toutes les transactions, et sont devenues un lieu
commun. D'un autre côté, le clergé agit sourdement plus encore que
pubHquement. Après la messe, comme en avait menacé le docteur
Higgins, on renvoie les femmes et les enfans; les hommes restent,
et le prêtre les excite à mourir, s'il le faut, pour leur foi et leur pays.
910 KEVUE DES DEUX MONDES.
C'est sans doute cette action iormidabîe du cierge qui inspire à quel-
ques tories l'idée de le gagner par un salaire, dût-il en coûter un
million sterling; mais, outre que pour !e parti dévot ce serait une
horrible impiété, le clergé lui-même s'y refuse, et ces jours derniers
les archevêques et évêques catholiques réunis à Dublin ont renou-
velé à cet égard leurs déclarations de 1837 et 1841. Le lendemain,
deux adresses étaient votées dans l'association , l'une par les catho-
Uques, l'autre par les protestans, pour les féliciter de cette noble
conduite. Le clergé paraît donc résolu à tenir bon pour le rappel, et
s'il tient bon, on ne comprend pas bien comment le peuple céderait.
Il y a pourtant contre le rappel de l'union un argument décisif,
c'est qu'il est impossible, du moins comme O'Connell l'entend, et
sans une guerre sanglante et acharnée. Bien peu de mots, je pense,
sufflront pour le prouver.
Pendant long-temps, non l'Irlande, mais les Anglais établis en
Irlande, ont eu un parlement distinct et séparé. En vertu d'une loi
passée sous Henri VII, par le vice-roi Poyning, ce parlement était
subordonné au parlement anglais, à peu près comme le sont au-
jourd'hui les conseils coloniaux. En 1782, au milieu des embarras
de l'Angleterre, la grande association des volontaires demanda l'in-
dépendance parlementaire les armes à la main, et l'indépendance
parlementaire fut votée. Néanmoins les ministres anglais conser-
vèrent la sanction des lois, le choix du vice-roi et du secrétaire pour
l'Irlande. L'Irlande eut donc un pouvoir législatif et un pouvoir exé-
cutif qui ne dépendaient point l'un de l'autre. Pour remédier à cette
détestable combinaison, il n'y avait qu'un moyen, la corruption.
C'est celui qu'employèrent les ministres anglais, et pendant dix-huit
ans, en achetant à beaux deniers comptant la majorité dans les
chambres, on maintint à peu près l'harmonie. Voilà ce qu'en 1801
l'union enleva à l'Irlande, et l'on ne peut croire qu'O'Connell ail
l'envie de le lui rendre. Que demande-t-il donc? Est-ce un parle-
ment fédéral, c'est-à-dire un parlement qui ferait les affaires spé-
ciales de l'Irlande, tandis que le parlement impérial, comme U
congrès américain, déciderait toutes les questions générales et com-
muies? C'est l'idée émise par M. Sharman Crawford; mais OConnel
l'a souvent combattue et n'a pas eu de peine à démontrer quelle es
inadmissible. Comment en effet et par qui s'opérerait la séparatioi
entre les questions d'intérêt purement irlandais et les question
d'intérêt britannique? La question religieuse, par exemple, serait-eH(
classée dans l'une ou dans l'autre catégorie? En vérité, cela ne mérH<i
LE ROYAUME-UNI ET LE MINISTERE PEEL. 911
pas qu'on s'y arrête un moment. Ce que demande l'Irlande, c'est
donc un parlement véritable avec toutes les garanties, toutes les pré-
rogatives du parlement anglais.
Or, un tel parlement, les deux couronnes restassent-elles sur une
môme tête, c'est la séparation. O'Connell, surtout quand il veut
gagner quelques partisans en Angleterre, se débat contre cette con-
séquence inévitable du rappel, et M. Sturge de Birmingham, lui
ayant écrit que les réformistes anglais étaient prêts à s'unir à lui, s'il
prouvait bien clairement que son plan ne conduit pas à la sépara-
tion, il entasse sophismes sur sophismes pour démontrer à M. Sturge
qu'il peut, en toute sûreté de conscience, se faire repealer. ce Ce
que les repealers veulent, dit-il, c'est que l'Irlande, pour toutes les
affaires irlandaises, ait un parlement souverain. Quant aux ques-
tions de paix ou de guerre, quant aux traités avec les puissances
étrangères, elles appartiennent, en vertu de la constitution même,
à la prérogative royale. » Quelle singulière argutie! O'Connell,
membre de la chambre des communes, ignore-t-il que dans le gou-
vernement représentatif la prérogative royale s'exerce par le conseil
et sous le contre-seing de ministres responsables que le parlement
fait ou défait? En Angleterre, sir Robert Peel a la majorité et est
premier ministre; en Irlande, O'Connell aurait la majorité et serait
premier ministre. Il se pourrait donc que la même prérogative royale
conseillée par sir Robert Peel en Angleterre, et par O'Connell en
Irlande, voulut ici la paix et là la guerre, ici l'exclusion absolue des
produits français ou allemands, là un traité de commerce avec la
France ou avec l'Allemagne. Il n'y aurait qu'un moyen d'éviter de
tels conflits, ce serait que l'Irlande se contentât de gérer tant bien
que mal quelques affaires locales, et renonçât à exercer la moindre
influence sur les grandes questions qui font la gloire ou la honte, la
richesse ou la misère des nations. Ce serait descendre au lieu de
monter, et se ravaler au rôle d'une colonie exploitée par la métro-
pole, au lieu de s'élever à celui d'un pays indépendant.
Au surplus, O'Connell l'a dit lui-même, ce qu'il lui faut pour l'Ir-
lande, c'est la situation de la Norwége. Or, tout le monde sait que
l'union de la Norwége et de la Suède n'est qu'une union purement
nominale, et que le roi n'a qu'un vote suspensif sur les lois votées
par le storthing.
Il n'est donc possible de tromper personne; c'est d'une séparation
réelle qu'il s'agit. Or, ni l'Angleterre ni même le nord de l'Irlande
ne peut y consentir sans un honteux suicide. O'Connell, depuis quel-
ili
912 REVUE DES DEUX MONDES.
que temps, se donne beaucoup de peine pour prouver aux protestans
irlandais que dans le parlement national ils n'ont rien à redouter, et
que le rappel de l'union ne leur serait guère moins favorable qu'à
leurs frères catholiques. « Que pouvez-vous craindre? leur dit-il de
sa voix la plus tendre; outre que la religion catholique n'a jamais été
persécutrice, n'aurez-vous pas au moins deux pouvoirs protestans sur
trois, la reine et la chambre des lords? » Mais les protestans irlandais,
qui savent parfaitement que le gouvernement n'est pas mis aux voix
entre les trois pouvoirs, soupçonnent que la chambre des communes
à elle seule pourrait avoir plus d'influence que les deux autres. Us
résistent donc, à peu d'exceptions près, aux avances d'O'Connell, et
se tiennent prêts, s'il le faut, à combattre pour l'union. Ainsi, guerre
avec l'Angleterre, qui ne veut pas descendre au rang de puissance
secondaire , et qui au besoin y emploiera toutes ses forces; guerre
avec les protestans irlandais, qui, riches et organisés, prêteront à
l'Angleterre un énergique appui : voilà par quelles phases le rappel
de l'union doit passer.
Est-il bien établi d'ailleurs que le rappel de l'union dût guérir les
maux de l'Irlande? Dans uri de ses derniers discours, O'Connell a
découvert tout à coup contre les propriétaires un nouveau chef d'ac-
cusation, tt Si la population, dit-il, eut continué à croître dans la même
propoition que précédemment, elle aurait augmenté de 700,000 âmes
depuis dix ans. Or, elle est à peu près restée stationnaire. Ce sont
donc 700,000 créatures humaines qu'ont assassinées les propriétaires. »
Et dans le même discours, le même O'Connell rappelle que, «d'après
la dernière enquête sur les pauvres, il y a en Irlande 2,385,000 per-
sonnes sans aucune espèce de ressources pendant la plus grande
partie de l'année! » O'Connell, qui paraît moins au courant de l'éco-
nomie politique que de la loi, voudrait, à ce qu'il paraît, qu'il y en eût
700,000 de plus. Sans entrer dans de longs développemens et sans
remonter à l'origine du mal, on peut affirmer, comme un fait incon-
testable, que la misère actuelle de l'Irlande tient surtout à ce que la
population s'y trouve hors de toute proportion avec ses moyens
d'existence. On peut affirmer également que, pour remédier à cet
état, il est fort désirable que des capitaux étrangers viennent ac-
croître la richesse du pays, tandis que la population resterait station-
naire. Or, croit-on que le rappel de l'union pût contribuer à cet
heureux résultat? N'est-il pas à craindre au contraire que les capitaux
anglais, les seuls qui soient disponibles, ne s'éloignassent plus que
jamais, et que l'Irlande ne restât avec sa pauvreté, presque sans
LE ROYAUME-UNI ET LE MINISTÈRE PEEL. 913
espoir d'en sortir. Lorsqu'O'Connell parle aux métiers de Dublin, il
lui est facile de les éblouir par le tableau brillant des maisons qu'ils
auront à construire, à décorer, à meubler pour les membres du par-
lement irlandais; mais cela se réduit à peu de chose, et Dublin n'est
pas toute l'Irlande. Quant aux absentées y l'impôt annuel qu'ils tirent
de l'Irlande est certainement fort lourd, mais partagé entre 8 mil-
lions de pauvres, le produit de cet impôt ne les enrichirait pas beau-
coup. Lord Brougham a donc raison de dire que l'argent des Saxons
est plus que jamais nécessaire au bien-être des Celtes, et que ceux
qui l'empêchent d'entrer ou de se fixer dans ce triste pays sont
coupables de toutes ses souffrances. Cependant lord Brougham a
tort quand c'est à l'agitation qu'il s'en prend. L'agitation de 1829
empêchait les capitaux anglais de pénétrer en Irlande tout aussi
bien que l'agitation de 1843. Si j'ai bonne mémoire, lord Brougham
pourtant la trouvait excellente, et s'associait puissamment aux agi-
tateurs, dont les griefs lui paraissaient légitimes. Ils l'étaient en
effet, mais ceux d'aujourd'hui ne le sont-ils pas également? Qu'on
fasse droit aux griefs de 1843 comme on a fait droit à ceux de 1829,
et si l'agitation persiste ensuite, on fera bien de la dénoncer comme
barbare et comme funeste. Jusque-là ses erreurs même seront excu-
sables, et, si elle poursuit une chimère, ce n'est point cette chimère
qu'il faut injurier, mais l'indigne politique qui l'a enfantée et qui
la soutient encore aujourd'hui.
Ainsi, je le répète, il me paraît douteux que le rappel de l'union
produisît pour l'Irlande les bons effets qu'elle en attend. Il me paraît
certain qu'elle ne saurait l'obtenir sans un effort désespéré, et qui
probablement, comme celui de 1798, tournerait contre elle. C'est une
double raison de désirer que prompte et bonne justice lui soit faite.
Quand il représente le rappel de l'union comme. si simple, si facile,
si profitable, O'Connell est-il donc de mauvaise foi? Je ne sais, et je
regarde comme très possible qu'il se fasse illusion à lui-même, et
qu'après avoir pris au début le rappel comme un moyen , il ait fini
par y voir un but glorieux. Quoi qu'il en soit, on aurait tort de lui
reprocher de viser trop haut et de demander trop. Quand il s'agit de
rirlande, l'Angleterre a l'oreille dure, et pour se faire entendre il
faut crier un peu. Si l'Irlande obtient jamais justice, ce ne sera,
comme en 1782, comme en 1829, qu'en face d'un danger grave,
imminent. O'Connell le sait, et il agit en conséquence. Ce n'est déjà
pas si peu de chose que d'avoir en quelques mois rétabli la question
irlandaise au premier rang des questions politiques; ce n'est pas si
TOME IV. ^^
91^ REVGE DES BfilJX MONDES.
peu de chose que d'avoir amené les radicaux à se prononcer énergi-
quement contre toutes les iniquités dont l'Irlande est victime, les
whigs à proclamer, bien qu'avec hésitation et ambiguïté, le principe
de l'égalité civile, politique et religieuse entre les deux pays, une
fraction des tories à reconnaître que les griefs de l'Irlande sont fon-
dés pour la plupart, le ministère enfin, ce ministère dont lord Lynd-
hurst et lord Stanley font partie , à promettre quelques mesures de
conciliation , et à instituer, pour commencer, une enquête solennelle
sur les rapports du propriétaire et du fermier. O'Connell a mille fois
raison quand il s'enorgueillit d'un tel changement et qu'il l'attribue
à l'agitation dont il est l'ame. « Quand nous nous comportions bieny
dit-il , et que nous gardions un silence modeste, on nous dédaignait
et on riait de nos souffrances. Depuis que nous nous comportons
mal et que nous devenons importuns et hargneux, on s'occupe de
nous et on reconnaît que nous n'avons pas tort de nous plaindre.
Qui donc, au commencement de la session, eût osé parler comme
M. Roebuck, comme M. Ward l'ont fait, de l'église établie? Qui,
sans soulever la chambre entière, eût pu en signaler les abomina-
tions et les monstruosités? Voilà ce que nous avons gagné à montrer
un peu les dents. Pour moi, je m'engage à persévérer dans ma mau-
vaise conduite jusqu'à ce qu'elle ait produit tout son effet. » Est-ce
la faute d'O'Connell ou de l'Angleterre si ces paroles sont exacte-
ment vraies, et s'il est impossible d'y répondre?
Qu'O'Connell soit acquitté ou condamné, la situation de l'Irlande
est très grave, et l'année 1844 verra peut-être éclater dans ce pays
des évènemens considérables. Dernièrement, un ?-(?pe«/^r déterminé,
M. Gonner, s'est fait expulser de l'association pour avoir fait la pro-
position peu légale de ne payer ni rente, ni dîme, ni taxe quelconque
jusqu'à ce que justice ait été rendue à l'Irlande. Néanmoins ce sont
là de ces idées qui font leur chemin sourdement et qui peuvent ur
beau jour s'emparer du pays tout entier. N'a-t-on pas vu déjà, dans
le comté de Carlow et ailleurs, des bandes de paysans venir la nuit
couper et enlever les récoltes saisies pour rente due aux proprié-
taires? N'a-t-on pas vu recommencer dans le comté de Tipperary
quelques-uns de ces désordres agraires qui si souvent déjà ont en-
sanglanté l'Irlande? Wkiteboisme, ribbonisme, toutes ces associa-
tions funestes de la fin du dernier siècle, tendent à se former de
nouveau, et O'Connell est obligé de les dénoncer chaque jour a»
pays comme les plus grands ennemis du rappel.
Parmi les moyens paciftque» indi<fués par O'Conwell , n'e»€st-il
LE ROYAUME-UNI ET LE ML>«STÈ11E PEEL. 915
pas d'ailleurs quelques-uns qui peuvent conduire loin, celui par
exemple de laisser pourrir sur pied les récoltes destinées à l'expor-
tation , et celui de ne consommer aucun article frappé d'un droit
d'excisé? Ajoutez que, depuis les poursuites, les orangistes, naguère
abattus, relèvent la tête et recommencent leurs folies. Ainsi, dans
le courant de novembre, ils se réunissaient à Dublin dans une salle
dont les murs étaient ornés de devises telles que celles-ci : Ascen-
dant protestant. — Point de papisme. — Point de concession. —
Restauration des évéchés supprimés. — Éducation évan^jélique. —
Rappel du bill d'émancipation, etc. Les journaux ultra-protestans
aussi se remettent à vomir les injures les plus grossières contre les
prêtres catholiques, ces coquins en surplis. Ce sont là sans doute di'^
excès dont gémit le gouvernement, mais des excès qui portent coup,
et qui rendent chaque jour la conciliation plus difficile. Le sort des
deux grandes associations politiques qui se disputent le pouvoir en
Angleterre, c'est de s'appuyer nécessairement en Irlande sur deux
partis dont elles diffèrent profondément et qu'elles n'aiment pas, le
parti catholique pour les whigs, le parti orangiste pour les tories.
Lord Grey en 1831 , sir Robert Peel en 18il, ont voulu s'affranclîir
de cette nécessité et constituer en Irlande une sorte de juste-milieu.
Le premier y a succombé, le second semble y succomber en ce mo-
ment. Or, le gouvernement pur et simple des orangistes en Irlande,
c'est une insurrection.
En Ecosse^ la ruine du vieil établissement presbytérien, en Irlande
une agitation formidable, dans le pays de Galles les exploits étranges
de miss Rebecca et l'espèce de guerre sociale qui en est la suite ,
dans lAngleterre proprement dite enfin, les classes ouvrières à peine
remises encore de la dernière crise industrielle et livrées à une
sourde fermentation , voilà la situation du royaume-uni pendant la
seconde année du ministère Peel. Il y a pourtant, en ce qui touche
l'industrie en Angleterre, une certaine amélioration depuis l'an der-
nier, et les chartistes sont loin d'être en progrès. Au commencement
de l'année, on avait fait grand bruit d'un congrès national pour le
suffrage universel [national complète suffrage conférence], qui devait
se réunir à Birmingham sous la présidence de M. Sturge. Au jour
dit, trois cents délégués en effet vinrent prendre séance, et M. Sturge
put croire qu'il allait jouer le rôle d'O'Connell; mais, au moment où
il venait de lire le projet de réforme préparé par le comité, M. Lo-
Tett, chartiste, se leva et proposa comme amendement la charte du
peuple, qui fut votée par 193 voix contre 94. Une scission eut lieu
59.
916 BEVUE DES DEUX MONDES.
aussitôt, et cette tentative pour réunir dans un effort commun la
classe ouvrière et la classe moyenne échoua complètement. Aujour-
d'hui, M. Sturge et son parti annoncent l'intention de se rallier au
plan de M. Sharman Crawford, qui consiste purement et simplement
à arrêter la marche du gouvernement dans la prochaine session par
des amendemens systématiques; mais, bien que le règlement anglais
se prête assez à ce plan, il doit, dans l'exécution, rencontrer bien des
difficultés. Quant à l'union nationale de Birmingham, ressuscitée
dernièrement par M. Thomas Atwood , il est difficile de prendre fort
au sérieux une société qui, sans s'expUquer sur aucune question, se
borne à déclarer «qu'elle rend le gouvernement responsable du bien-
être du peuple, et que son principe est de combattre tout ministère
qui n'assurera pas à tout citoyen la nourriture, le vêtement et le
logement convenables. » Cela veut dire que M. Atwood et ses amis
seront de l'opposition sous les whigs comme sous les tories, sous les
radicaux comme sous les whigs. Il n'y a rien là de fort inquiétant
pour sir Robert Peel , et la figue contre les céréales doit le préoc-
cuper un peu plus.
J'ai tâché de présenter avec exactitude le bilan complet du mi-
nistère Peel en 1843, et je ne crois pas en avoir rien supprimé.
J'ajoute que, malgré le peu d'influence des journaux sur l'opinion ,
il est grave de les avoir à peu près tous contre soi , depuis le Times
jusqu'au Morning-Chronicle, depuis le Po5^ jusqu'au Swn. a Chef im-
puissant d'une administration stérile, homme d'état dont toute la
vie s'est passée à faire sauter ses propres opinions et à détruire son
propre parti, trompeur général, second Espartero, ministre qui a
commencé avec le prestige de Pitt et qui finit avec le ridicule de
lord Sidmouth, vieux radeau poussé çà et là par les bourrasques de
la chambre des communes, sans boussole, sans carte et sans pilote,
vrai cercueil de Mahomet suspendu et soutenu dans les airs par l'at-
traction des places et l'antagonisme des intérêts : » voilà quelques
échantillons des aménités par lesquelles tories , whigs et radicaux
essaient maintenant de battre en brèche sir Robert Peel et son ca-
binet. Ce n'est, si l'on veut, qu'un symptôme; toutefois ce symptôme
prouve évidemment que, depuis quelques mois, le chef du parti con-
servateur a notablement baissé dans l'opinion de son pays.
Malgré tout cela, je n'hésite pas à dire que sir Robert Peel est le
seul homme qui puisse en ce moment gouverner l'Angleterre. Il a
subi des échecs, cela est vrai; mais l'œuvre de la session précédente
était assez considérable pour que la balance penche encore de son
LE ROYAUME-UNI ET LE MINISTÈRE PEEL. 917
côté. Quant à l'extérieur, l'Angleterre n'a jamais été plus puissante,
et ce n'est point sous le ministère de sir Robert Peel qu'une feuille
ministérielle en sera réduite aux aveux humilians qui, dans d'autres
pays, paraissent si peu coûter. On dit, et peut-être on a raison, que
sir Robert Peel appartient plutôt à la classe des hommes d'affaires
qu'à celle de ces hommes d'état consommés dont lord Chatam, Pitt
et Fox sont les types immortels. On ajoute que, plein de ressources,
de dextérité et de sang-froid dans les temps ordinaires, il n'a pas en
lui-même tout ce qu'il faut pour maîtriser les grands évènemens.
Cela est possible, bien que rien encore ne le prouve; mais si, aux
qualités éminentes qu'il possède, sir Robert Peel joignait celles qu'on
lui refuse, il surpasserait tous ses prédécesseurs. Chef d'opposition
ou premier ministre, sir Robert Peel a du moins un double mérite
qu'on ne saurait lui contester, celui d'apercevoir à propos quelles
concessions les circonstances exigent, celui de les faire après les
avoir aperçues, hardiment et sans hésitation.
Qu'on examine d'ailleurs de près la réaction dont on parle, et on
verra que jusqu'ici elle n'a pas jeté de bien profondes racines. Au
fond, sir Robert Peel est, sur la plupart des questions, plus libéral
que son pays, et si l'Angleterre faisait un signe, c'est avec joie qu'il
entrerait plus avant dans la voie féconde des réformes. Malheureu-
sement il y a en Angleterre une force de résistance que le bruit de la
presse et des meetings fait quelquefois oublier, mais qui se retrouve
toujours. C'est cette force de résistance qui , tout en soutenant sir
Robert Peel, lui fait souvent obstacle. Reste l'Irlande, où sa situation
est loin d'être aussi bonne. Néanmoins, après la marche que suivent
les évènemens, il est possible que toutes les combinaisons ordinaires
s'évanouissent, et que la question se pose entre une répression
énergique et une justice complète. Or, pour la répression énergi-
que, sir Robert Peel, s'il y est contraint, peut compter en Angle-
terre sur une imposante majorité. Pour la justice complète, s'il ve-
nait à s'y décider, personne n'aurait plus de force et d'autorité.
Malheureusement , jusqu'à présent, les radicaux seuls y inclinent.
N'est-il pas possible pourtant qu'en présence d'un danger pressant,
sir Robert Peel se souvînt de 1829? Ce serait assurément le plus
grand acte de sa vie et la plus belle réponse qu'il pût faire à ceux
qui le déclarent frappé désormais d'impuissance et d'inertie.
Il est d'ailleurs une question qu'il faut bien s'adresser, et qui ne
laisse pas d'être importante. Où sont les successeurs actuels de sir
Robert Peel? Les radicaux sont hors de cause, et les whigs, bien que
918 REVUE DÈS DEUX MONDES.
leur partie soit moins mauvaise que l'an dëruier, ont encore beau-
coup à faire oublier. Depuis une récente maladie, lord Melbourne
paraît avoir renoncé à la direction du parti whig dans la chambre des
lords, et il est remplacé par lord Lansdowne, un des hommes les
meilleurs, les plus éclairés, les plus vraiment libéraux que possède
^'Angleterre; mais les whigs, que leur ancien ami lord Brougham a
définitivement abandonnés, sont plus faibles que jamais dans la
chambre des lords, où ils parviennent à peine à réunir, dans les
grands jours, du quart au tiers des voix. A la chambre des communes,
ils ont toujours pour chef lord John Russell, dont le noble caractère
et l'esprit ferme et calme sont justement respectés de tous les partis;
mais, outre que les tories possèdent dans la chambre des communes
une imposante majorité, les évènemens de la dernière session sont
loin d'avoir renoué l'alliance des radicaux et des whigs. Or, sans
cette alliance, l'opposition, divisée en petites fractions hostiles l'une
à l'autre, est évidemmeilt réduite à l'impuissance. Malgré son acti-
vité et son talent, qui gagne chaque jour, lord Palmerston d'ailleurs
est et sera long-temps pour le parti whig un embarras et une diffi-
culté grave. Écarter un homme de cette valeur comme on a écarté
lord Brougham à une autre époque, c'est s'exposer à de dangereuses
représailles et donner un exemple filcheux. Lui rendre le ministère
des affaires étrangères, c'est rentrer dans la politique tracassière,
étourdie, qui a fait périr une armée dans les défilés de l'Afghanistan
et failli allumer en Europe une guerre générale, dans cette poli-
tique que les radicaux détestent plus encore que les tories, et que,
dans la dernière session, M. Roebuck caractérisa si plaisamment
quand il compara lord Palmerston à une allumette chimique. Lord
Palmerston, en 1840, a fait bien du mal à la France, mais, par un
juste retour, il n'en a pas moins fait à son parti, et le souvenir de sa
conduite à cette fatale époque s'élèvera long-temps contre lui comme
un obstacle infranchissable. Il n'est pas un radical, pas un whîg
modéré, qui ne le sache et n'en gémisse.
Quoi qu'il en soit, un ministère vit autant de l'impuissance de ses
ennemis que de sa propre puissance, et cette force négative, tout le
monde en convient, est loin de manquer aujourd'hui au ministère
tory. Quant au parti tory lui-même, il renferme certainement bien
des mécontens , et de temps en temps il en sort de sourds murmures
qui font croire à la révolte; mais toute révolte a besoin d'un chef, et
le chef n'y est pas. Le vieux parti tory, celui du duc de Buckin-
gham, du colonel Sibthorp et de sir Robert Inglis, repose en paix de-
LE ROYACMB-UM BT LB MINISTERE PEEL.
puis loDg-temps dans la tombe de lord Eldon. Reste la jeune Angle-
terre pour qui le Quarterly Review affecte un injuste dédain, mais qui,
très peu nombreuse dans la chambre et sans un programme encore
bien arrêté, n'est certes pas en situation de prendre le pouvoir. La
jeune Angleterre, d'ailleurs fort aristocrate dans ses habitudes et
puseyiste dans ses croyances, blesse beaucoup de susceptibilités re-
ligieuses ou politiques, et suscite sur tous les bancs d'assez vives
inimitiés. A vrai dire, dans la jeune Angleterre, un seul homme
pouvait porter ombrage à sir Robert Peel , et se poser comme son
rival ou comme son successeur, M. Gladstone, et c'est là le rôle que
rêvaient pour lui bon nombre de ses amis. M. Gladstone, qui, en
défendant l'an dernier le nouveau tarif avec un talent supérieur,
s'était pleinement associé à la politique de sir Robert Peel, fait au-
jourd'hui partie du cabinet , et ne paraît pas disposé à courir de nou-
velles chances.
Pas plus parmi les tories que parmi les whigs et les radicaux, on
ne peut donc apercevoir en ce moment un danger sérieux pour le
cabinet dont sir Robert Peel est le chef. Maintenant est-il vrai,
comme on le répète de temps en temps, que ce cabinet soit divisé,
et que lord Stanley par exemple , le premier après sir Robert Peel,
soit las du rang qu'il tient? Est-il vrai que, pour en occuper un plus
élevé, il conspire en secret contre son chef, soit avec ses anciens
amis les whigs, soit avec les ultra-tories? Pour qui connaît lord
Stanley, c'est là une absurde, une indigne calomnie. Le jour où lord
Stanley cesserait d'être d'accord avec sir Robert Peel, il ferait ce
qu'il a fait en 1833. Il le dirait tout haut , à ses risques et périls, et
reprendrait sa place sur les bancs de l'opposition. D'ailleurs, rien n'in-
dique qu'une telle scission se prépare; si elle devait arriver, ce se-
rait peut-être le jour où sir Robert Peel, cédant à la nécessité, sa-
crifierait l'église d'Irlande. Ce jour-là, au reste, ce n'est point avec
$es anciens amis que lord Stanley irait s'asseoir : c'est aux ultra-to-
ries qu'il rendrait une tête, mais sans pouvoir leur rendre en même
temps la vie qui les a quittés.
J'ai épuisé toutes les hypothèses, et il n'en est pas une qui ne me
fesse croire à la durée du ministère Peel. Il est bien évident pour-
tant que des évènemens nouveaux peuvent survenir, et que je ne
tiens pas compte de l'imprévu. Du reste, en Angleterre, on le sait, l'im-
prévu joue un bien plus petit rôle qu'en France, où presque toujours
arrive le contraire de ce qui devrait arriver. En France, depuis quel-
ques années surtout, les ministères vivent quand tout paraît les
9*20 REVUE DES DEUX MONDES.
condamner, et meurent quand il semble que rien ne les menace. Si,
dans l'intervalle des sessions, une question a vivement ému l'opi-
nion publique , c'est une raison pour qu'elle passe à peu près ina-
perçue dans les chambres; si une autre question surgit à l'improviste
et sans que personne y ait pensé, c'est une raison pour qu'elle gros-
sisse outre mesure. Entre le ministère et l'opposition, il y a toujours
d'ailleurs en France des hommes dont le métier est d'empêcher que
le débat ne se vide simplement et clairement. Grâce à ces hommes,
pour peu qu'ils soient avertis, l'ambiguité envahit toutes les discus-
sions, tous les votes, et leur triomphe est de faire que le lendemain
d'une bataille, personne ne sache exactement s'il est vainqueur ou
vaincu. Et cependant, comme ces hommes font l'appoint néces-
saire, on se voit forcé des deux parts de se plier à leurs équivoques,
et d'accepter leurs sous-entendus. Rien de tout cela en Angleterre,
où le gouvernement représentatif est quelque chose de sérieux et
de réel. Presque toujours on peut donc prévoir, deux mois avant une
session, ce qui s'y passera; deux jours avant un vote, quel sera le
chiffre de la majorité et de la minorité.
Une reine qui, comprenant et pratiquant la loi du gouvernement
représentatif, accepte les ministres de la majorité sans travailler sous
main à les détruire; un parti vainqueur qui, au lieu de se dissoudre
misérablement le lendemain de la victoire, se tient uni et donne à
ses chefs toute la force dont ils ont besoin; un parti vaincu, qui,
loin de se décourager et de compter sur le hasard, travaille active-
ment, constamment, à reprendre l'avantage, et combat quatre ans à
l'avance pour préparer un succès dont il n'est rien moins que cer-
tain; puis, au-dessous, un pays qui connaît ses droits et qui en use,
qui chérit ses libertés et qui force à les respecter, un pays chez qui
l'amour du bien-être matériel ne détruit pas tout sentiment de la
dignité nationale ou individuelle : voilà le spectacle que nous offre
l'Angleterre. Il y a quelques mois, la reine constitutionnelle de cette
nation puissante est venue en France, et les hommes d'état qui nous
gouvernent ont, dit-on, manifesté au sujet de cette visite une joie
un peu puérile. Pour moi, j'ai du droit que mon pays a exercé
en 1830 une opinion trop haute pour partager ce sentiment et pour
croire que ce droit ait besoin de je ne sais quelle consécration. Je
n'ai point non plus oublié 1840, et, si l'échec national que l'Angle-
terre nous a fait subir à cette époque doit être effacé, c'est, à mon
sens, par quelque chose de mieux que par une visite royale. Il est
pourtant possible que des intérêts communs renouent dans une cer-
LE ROYAUME-UNI ET LE KINISTËRE PEEL. 921
taine mesure l'alliance si déplorablement rompue à cette époque. Il
est possible que, contre l'ambition gigantesque d'une autre puis-
sance, cette alliance devienne nécessaire et porte de meilleurs fruits
que par le passé. Cependant gardons-nous d'oublier que, dans toute
association où se trouve l'Angleterre, la part du lion est bientôt faite.
Or, comment la part du lion ne se ferait-elle pas si , à côté d'un sys-
tème complet et vigoureux, la France ne peut placer ni les ressources
des monarchies absolues ni celles des gouvernemens représentatifs;
si, ballottée entre deux tendances contraires, elle emprunte à cha-
cune ce qu'elle a d'énervant et de mauvais; si la direction de ses
affaires n'a ni la force qui naît du mystère et de l'unité, ni la puis-
sance qui se puise dans le mouvement libre et énergique de l'opinion
nationale? Dans de telles conditions, on n'a guère moins à perdre
avec ses alliés qu'avec ses ennemis, et par les uns comme par les
autres on descend inévitablement à ce rang où nous plaçait récem-
ment une feuille ministérielle. Entre nos hommes d'état et sir Robert
Peel je ne veux faire aucune comparaison; mais si sir Robert Peel
est un ministre qui honore l'Angleterre, ce n'est point seulement à
cause de ses qualités personnelles : c'est aussi et plus encore à cause
des forces qui le secondent, des points d'appui qu'il trouve autour
de lui, en un mot, de cet admirable mécanisme qui, obéissant i\
l'impulsion libre du pays, l'a porté au pouvoir, et dont il dispose
aujourd'hui. Tout cela, la révolution de 1830 nous l'avait promis, et
la constitution nous le donne. Si nous le laissons échapper, c'est
notre faute, et nous méritons bien notre sort.
En résumé, sir Robert Peel est moins fort que l'an passé. Je crois
qu'il l'est encore assez pour triompher des attaques de ses ennemis,
et, ce qui est plus difficile, de la malveillance de ses amis. A vrai dire,
il n'a qu'un adversaire redoutable, O'Connell, qui, pendant quatre
années, a maintenu un ministère que l'Angleterre voulait renverser,
et qui peut-être en renversera un que l'Angleterre veut maintenir.
Ce serait un premier châtiment pour l'Angleterre, et pour l'Irlande
une première réparation.
P. DUVERGIER DE HaURANNE.
DU CARTÉSIANISME
DE L'ECLECTISME.
!.—>£<« Cartésiiinisme ou la Vérttabte RénovaUou des Sciences,
PAR M. BOBDAS-DEMOULIN.
il. — BiMoire et Critique de la RévolutioH Cartésienne,
PAR M. FRArfCISQUE BOULLIER.
OCTRAGES COURONNÉS PAR L'IHSTITIJT.
Le moment est critique pour la philosophie européenne. Elle
trouve des obstacles et des inimitiés dans les dispositions les plus
contradictoires. Les langueurs et les dédains d'une sceptique indif-
férence ne lui sont pas moins hostiles que l'orgueil de l'industria-
lisme. De Tautre côté du Rhin , l'entraînement de beaucoup d'esprits
vers le mysticisme, en France l'ambition et l'intolérance de l'église,
suscitent à la philosophie beaucoup d'écueils et d'embarras. Ce que
des écoles triomphantes croyaient avoir résolu est remis en ques-
tion : on s'évertue sur les mômes problèmes que semblaient avoir
remués nos devanciers d'une manière efficace. On dirait que la vérité,
comme une autre Eurydice, nous a été ravie, et qu'il faille prononcer
DU CARTÉSIANISME ET DE L'ÉCLECTISME. 023
au sujet des fatigues de l'esprit humain le mot du poète sur la des-
cente d'Orphée aux enfers :
Ibi omnis
Effusus labor.
En est-il ainsi? La pensée spéculative s'agite-t-elle dans une im-
puissance toujours nouvelle et toujours irréparable? Non, car de la
comparaison des systèmes de la philosophie antique avec ceux de la
philosophie moderne, il ressort que, si dans l'antiquité l'individualité
des penseurs était plus forte, dans les temps modernes les résultats
de la pensée sont meilleurs. Les philosophes contemporains du poly-
théisme eurent à déployer plus de vigueur et d'originalité que les
philosophes modernes ; l'initiative leur échut en partage. Se figure-
t-on quels plaisirs d'intelligence dut goûter Anaxagore lorsque, s'in-
spirant de ses propres méditations et de certains pressentimens
qu'eurent avant lui quelques-uns, 11 posa nettement ce principe, que
l'esprit est la force motrice des choses! Voilà, au milieu de la plura-
lité des dieux, l'unité de l'esprit érigée en souveraine maîtresse : à
ce culte, Anaxagore convie Périclès, le chef de la république, le poète
Euripide, qui a l'audace de mettre dans la bouche de sa muse tra-
gique quelques-uns des secrets de la philosophie, et Archélaiis le
physicien, qui, un des premiers en face du monde visible, parla de
l'infini. Ainsi la politique, la poésie, la science de la nature, trou-
vaient leur point d'appui dans une grande et neuve métaphysique.
La rapidité avec laquelle l'esprit grec parcourut toutes les ques-
tions philosophiques est merveilleuse. Déjà tout avait été agité quand
vinrent Aristote et Platon. Avant eux, d'immenses travaux avaient
été accomplis avec cette prompte vigueur qu'a toujours l'humanité
dans les époques primesautières. Les opinions de Cratyle et d'Hera-
clite, les traditions de Pythagore, les enseignemens de Socrate, four-
nirent à Platon les élémens d'une philosophie qui garda son nom
parce qu'il y mit l'empreinte d'une imagination divine. Avec Aris-
tote, la critique domina partout, dans la politique, dans la littérature,
dans l'histoire de la philosophie, dans l'étude de la nature, enfin
dans la science même des principes constitutifs de l'esprit humain.
Avançons encore, et dans Zenon de Cittium, dans son école, dans
l'illustre série des stoïques depuis Chrysippe jusqu'à Sénèque, Épic-
tète et Marc-Aurèle, nous trouvons un enseignement encyclopédique
où toutes les notions physiques et morales découlent d'un panthéisme
idéaliste qui identifiait la vertu et la science. Cependant, quelque
924> REVUE DES DEUX MONDES.
temps avant l'apparition de Zenon, Épicure s'était mis à la recherche
du bonheur et de l'utile. Nous n'aurons garde de nous compromettre
ici par l'éloge d'Épicure, dont se sont chargés d'ailleurs Gassendi,
Molière et Bentham.
Que restait-il aux modernes, après d'aussi abondantes moissons
dans le champ des idées? Il faut rendre cette justice au génie mo-
derne, qu'il a débuté par l'admiration des anciens. La révolte n'est
venue qu'après l'enthousiasme. C'est à ces deux dispositions contra-
dictoires que les modernes doivent leurs progrès.
Ils doivent aux anciens la connaissance des nombreux écueils où
ceux-ci, en dépit de leur vigueur, ont fait naufrage, et la possibilité
de poser les questions les plus difûciles d'une façon plus claire. Cette
position plus avancée des problèmes n'en est pas encore la solution,
mais elle y achemine les esprits. Voilà ces résultats meilleurs dont
nous parlions : quant à l'originalité individuelle, il serait insensé d'en
disputer la palme aux anciens. En effet, il a été donné à la Grèce
d'identifier son génie avec la philosophie môme de l'esprit humain,
et de rester dans l'histoire l'immortelle patrie des idées.
En veut-on une preuve actuelle et flagrante? De l'autre côté du
Rhin, le plus grand événement philosophique est le débat entre
M. Schelling et l'école de Hegel. Or, dans ce débat, c'est l'esprit de
Platon et l'esprit d'Aristote qui luttent ensemble. Platon s'est tou-
jours proposé de rattacher ses opinions et ses principes aux croyances
religieuses, aux traditions sacrées les plus antiques et les plus pro-
fondes. Il accepte ces croyances et ces traditions comme des faits
supérieurs aux spéculations de l'esprit, et avec lesquels la raison
humaine est heureuse de se trouver d'accord. Schelling est aujour-
d'hui dans les mêmes voies : lui aussi travaille à la concordance de
son système avec les traditions et les croyances religieuses, et il in-
cline à reconnaître dans la révélation chrétienne un fait primitif,
fondamental et souverain, qu'il faut maintenir au-dessus de toute
discussion. Après Platon, Aristote, tout en déclarant que l'ami de
la philosophie est aussi celui des mythes y a élevé au-dessus de tous les
faits une philosophie première, science des premiers principes,
science de l'être, science de l'inteUigence et de l'intelligible tout à la
fois. Avec le système d'Aristote, tous les faits, quels qu'ils soient,
trouvent leur explication dans l'entendement, puissance passive qui
prend toutes les formes, reçoit toutes les idées, et ils trouvent leur
raison dans l'intelligence absolue, activité créatrice qui pousse l'ac-
tion jusqu'à la pensée de la pensée. Hegel a de nos jours reproduit
DU CARTÉSIANISME ET DE L*ÉCLECTISME. 925
cette doctrine avec une admirable énergie, et son école, qui professe
pour la théodicée du christianisme un respect intelligent, a l'ambi-
tion d'en donner une profonde et philosophique explication. Ainsi
donc, devant l'Évangile comme en face de la mythologie grecque,
c'est encore le génie de Platon et celui d'Aristote qui se font la
guerre, parce que la nature des choses ne change pas, parce que le
fond du débat est toujours le même entre les élans de l'imagination
et de la foi et les exigences absolues de la science et de la pensée.
Plus âgé que Parmenide lorsque celui-ci vint à Athènes pour les
grandes panathénées, Schelling, qui, à soixante-dix ans, professe
aujourd'hui la philosophie à Berlin, n'a pas craint d'exposer sa vieil-
lesse aux contradictions les plus ardentes. Peut-être toutefois, quand
il se détermina à quitter Munich pour la capitale de la Prusse, ne
se faisait-il pas une assez juste idée de toutes les inimitiés philoso-
phiques qui l'attendaient. Quand il arriva, il fut reçu copime il de-
vait l'être, et ses adversaires eurent le bon goût et l'habileté de garder
un silence profond. Il put annoncer sans opposition aucune qu'il
venait sur un théâtre nouveau rendre à la philosophie de plus im-
portans services qu'il n'avait fait jusqu'à présent (1). On prit note
de cette grande promesse, et on écouta. Peu à peu, la foule d'élite
qui s'était pressée au cours du doyen de la philosophie européenne
s'éclaircit : on s'apercevait que les nouveautés promises ne venaient
pas. Les disciples de Hegel se regardaient avec une satisfaction qui
consentit quelque temps encore à rester silencieuse. Cependant
toutes les paroles qui tombaient de la bouche de Schelling étaient
recueillies avec soin. Enfln les attaques commencèrent. Au milieu
de l'été de 1842, un professeur de l'université de Berlin, M. Mi-
chelet, hégélien érudit, ouvrit un cours sur les derniers développe-
mens de la philosophie allemande; c'était pour faire l'histoire de la
lutte entre Schelling et l'école de Hegel, et cela se passait à quelques
pas de la salle où professait Schelling. Noble exemple de la liberté
académique. Dans les premiers mois de cette année, M. Michelet a
livré ce cours à la publicité (2) . La polémique contre Schelling en est
l'intérêt principal. C'est aux premiers écrits de son illustre adversaire
que M. Michelet demande ses plus puissans moyens de réfutation.
Schelling, pour échapper au reproche d'avoir changé, prétend que
sa philosophie actuelle est un développement ultérieur de son sys-
(1) Discours d'ouverture prononcé le 15 novembre 1841.
(2) Entwickelungsgeschichte der neuestenDeutschen Philosophie, vouD' C-L.
Michelet; Berlin , 1843.
^iSlè REVUE DES DEUX MONDES.
tèrae. Il a débuté par une philosophie négative qui devait le conduire
à une philosophie positive. L'erreur de Hegel, toujours suivant
M. ScheUing, serait d'avoir pris pour un résultat déGnitif ce qui
n'était qu'une préparation. M. Michelet s'élève avec chaleur contre
de semblables prétentions, ce Je défendrai, dit-il, le système de Schel-
ling contre lui-même; ce système ne saurait être considéré comme
une capricieuse création de jeunesse; il appartient à l'histoire de la
philosophie, à la nation allemande; il est la base du développement
scientifique qui fait notre vie (1).» Le disciple de Hegel montre avec
amertume Schelling sorti des grandes directions de la philosophie
pour tomber dans un mysticisme confus, et ayant renoncé depuis
long-temps à rien publier, parce qu'il ne s'entend plus avec lui-
même. Il semble que, pour éclater contre Schelling, on n'attendait
que le signal donné par un professeur même de l'université de
Berlin. On vit alors s'élever à l'horizon comme un essaim de réfu-
tations et de critiques dont nous ne saurions songer à donner une
indication même sommaire (2). Cependant il est impossible de passer
sous silence la publication du docteur Paulus, qui a si fort affligé
Schelling. Avec Paulus reparaît dans l'arène ce rationalisme intrai-
table qui fit 5 Heidelberg, il y a plus de vingt ans, une si rude guerre
à Creuzer et à Gœrres. Alors c'était Henri Voss qui dénonçait à l'Al-
lemagne le mysticisme de ceux qui écrivaient l'histoire des religions
sous l'inspiration de la philosophie mise au monde par Schelling.
Aujourd'hui le vieil ami de Voss reprend les armes, et cette fois c'est
pour combattre Schelling lui-même. Paulus nous rend les volumi-
neuses discussions du moyen-âge. Dans un énorme volume de huit
cents pages, il suit la pensée de Schelling depuis les premiers débuts
du successeur de Fichte; il apprécie le premier caractère de sa phi-
losophie, les variations de son système; il insiste sur les magnifiques
promesses par lesquelles Schelling a ouvert son cours de 1841 ; i
expose les idées actuelles du professeur, il le cite in extenso; enfin
il poursuit les principes du rival de Hegel dans toutes leurs applica-
tions (3). La polémique de Paulus est aussi virulente que diffuse, et
elle va presque jusqu'à l'injure. Le vieux rationaliste de Heidelberg
t{i) EntwickelungsgeschiclUe, etc., p. 182.
(2) Dans un de ces &ssais ayant pour titre : Beleuchtung der neutn Schelling»-'
chen Lehre, von Alexis Schmidt, Berlin, 1843, nous avons trouvé d'assez curieuses
excursions sur le terrain de la théologie.
(3) Die endlich offcnbar gewordene positive Philosophie der Offenbarung;
Darm.stadt, 18i3.
DU CARTÉSIANISME ET DE L'ÉCLECTISME. Wf
«'«st proposé de prouver l'impuissance de Scbelling à doter la phi-
k)Sophie de résultafts nouveaux et bons, et H lui tn*ie :
Quid tanto dignum feret hic promissor liiatu?
Schelling ne répondra pas. Non-seulement il a résolu de s'abstenir
de toute polémique, mais il est fort probable que ses livres dogma-
tiques tant annoncés ne paraîtront qu'après sa mort. En attendant,
fl y a ceci de bizarre, que le représentant le plus célèbre de la philoso-
phie européenne est désavoué par les philosophes et revendiqué par
les croyans et les mystiques. Il est à nous, disent de l'autre côté du
Rhin les théologiens et les piétistes. Il a perdu le sens philosophique,
répondent les disciples de Kant, de Fichte et de Hegel. On ne peut
méconnaître que la singulière situation de Scbelling ne soit un sujet
de triomphe pour le mysticisme.
Mais nous n'avons pas le dessein de parler aujourd'hui de la phi-
losophie allemande : c'est l'éclectisme français surtout, dans son ap'-
plication à l'histoire des systèmes, qui nous occupera; nous considé-
rerons notamment le cartésianisme.
Quand, du haut d'un système dans lequel on a foi, on considère
l'histoire de la philosophie, on est frappé de l'unité rigoureuse qui
la constitue et des lois nécessaires qui président à ses développe-
mens. On comprend tout ce qu'il y a de providentiellement fatal
dans la chaîne sacrée des conceptions humaines et dans l'apparition
successive des grands philosophes, ces héros de la pensée. Nous
sommes là dans le monde des idées, et le hasard n'y prévaut pas.
C'est un plaisir vraiment rationnel de voir la pensée vivante de son
temps, produite au jour par les travaux et par les révolutions du passé,
les couronner comme une conclusion légitime et féconde. L'esprit
philosophique n'était pas en France à cette hauteur, quand, il y a
trente-deux ans, on s'y mit à s'enquérir un peu des systèmes qui ne
concordaient pas avec l'école de Condillac. La philosophie écossaise
fut le premier objet d'une curiosité encore timide. Elle était d'ail-
leurs dans une sorte de proportion avec les forces de ceux qui s'aven-
turaient en dehors des routes battues. L'essor philosophique ne s'é-
levait pas alors bien haut, et l'école écossaise fut considérée comme
un abri commode entre les bas-fonds du sensualisme qu'on voulait
quitter et les hauteurs du spiritualisme qui paraissaient encore inac-
cessibles. On commença donc par se loger dans cet asile qui s'offrait
à propos : peut-être seulement y fit-on un séjour trop long. Nous
avons été toujours étonné qu'un esprit aussi énergique dans sa so-
9â8 REVrE DES DEUX MONDES.
briété que celui de Jouffroy ait consenti si long-temps à s'effacer
devant les écossais, qui, à coup sûr, ne lui étaient pas supérieurs.
Quoi qu'il en soit, l'école d'Edimbourg fut la première pierre de
l'éclectisme.
La seconde fut le kantisme. Cette fois, l'enseignement que nous
demandions à la raison philosophique d'un autre peuple était vrai-
ment substantiel. Jusqu'à quel point l'esprit humain a-t-il le droit
d'être dogmatique? Telle est la question fondamentale approfondie
par Kant, et dont l'examen était opportun pour le génie français en
quête d'un système. Dans le pays de Kant, on profita de ses Criti-
ques sans s'arrêter à ses conclusions, qui inclinaient trop au scepti-
cisme. Tout en procédant du philosophe de Kœnigsberg , Fichte,
Schelling et Hegel se crurent en droit de le contredire, en fondant
un dogmatisme nouveau. Nous regrettons qu'une fois engagé dans
l'examen de la pensée allemande, l'éclectisme n'ait pas outrepassé
l'étude de Kant. Il s'est arrêté à l'exposition du drame métaphysique
joué au-delà du Rhin.
Il n'est pas fort surprenant qu'au sein de l'éclectisme on n'ait
songé à Descartes qu'après avoir étudié Reid et Kant. Dans les pre-
miers momens de la réaction contre Condillac, on manquait de la
force nécessaire pour atteindre jusqu'au cartésianisme, et ce ne fut
qu'un peu plus tard qu'on put sentir la valeur du spiritualisme du
XVII® siècle. En 1824, M. Cousin commença de publier une édition
complète de Descartes. Depuis cette époque. Descartes a été l'objet
d'une attention persévérante de la part de tous ceux qui font de la
philosophie une sérieuse étude. Sur ce point, il y a eu abondance
d'analyses, d'expositions, d'appréciations partielles, de jugemens
généraux. Enfin, il y a deux ans, l'Académie des Sciences morales,
où domine l'éclectisme, mit la question du cartésianisme au con-
cours. Elle demanda qu'on déterminât le caractère et qu'on recher-
chât les conséquences de la philosophie de Descartes, qu'on appré-
ciât particulièrement l'influence de ce système sur celui de Spinoza
et celui de Malebranche, qu'on assignât le rôle et la place de Leib-
nitz dans le mouvement cartésien, enfin qu'on fît la part des erreurs
et des vérités dans ce glorieux héritage. Il est évident qu'un pareil
programme ne pouvait avoir été tracé que par des hommes ayant fail
de Descartes une longue étude et professant sur les questions capi-
tales de son système des opinions arrêtées. Aussi notre étonnement
m*a pas été médiocre quand nous avons vu M. Huet, qui s'est fail
l'éditeur du livre de M. Rordas-Demoulin , parler de ce lauréat
DU CARTÉSIANISME ET DE L*ÉCLECTISME. 929
comme si celui-ci avait le premier, dans le xix* siècle, restauré Des-
cartes. Or, depuis près de vingt ans, la philosophie de Descartes est
présente à tous les esprits. Pour le prouver, je ne produirai qu'un
nom que je ne prendrai pas parmi les vivans; c'est celui de Jouffroy.
Qui plus tôt, qui plus souvent et mieux parla de Descartes? Dans un
remarquable fragment édité en 18*25, sur le spiritualisme et le ma-
térialisme, Jouffroy, traitant d'une manière approfondie de la révo-
lution philosophique du xvir siècle , disait : « Le Discours sur la
Méthode est la préface de la philosophie moderne; les Méditations
en sont le premier chapitre. » Il faut donc que M. Huet renonce
pour M. Bordas-Demouhn à la gloire d'avoir découvert Descartes.
Pourquoi M. Huet a-t-il cru nécessaire de se faire l'introducteur
de M. Bordas-Demoulin dans le monde philosophique? Il nous
semble que le suffrage de l'Institut était le meilleur des laisser-
passer. D'ailleurs on a pu remarquer que les assertions de M. Huet
ont besoin d'être contrôlées. Dans un discours préliminaire, il insiste
sur la nécessité de la réformation de la philosophie, et il nous in-
dique le réformateur : c'est M. Bordas-Demoulin. Avant de vérifier
l'exactitude d'une proposition aussi énorme, nous dirons un mot,
un seul, sur le morceau composé par M. Huet, ancien élève de
l'Université de Paris, aujourd'hui professeur à Gand. Dans le do-
maine de la science et de la pensée, nous concevons tous les désirs
de rénovation qui peuvent tourmenter surtout de jeunes esprits as-
pirant avec ardeur au vrai. Bien d'étonnant, si les solutions données
ne les satisfont pas et si une invincible inquiétude les pousse à se
frayer des voies nouvelles. Mais la première condition de ces révoltes
et de ces mouvemens est une complète indépendance. La cause de
la philosophie ne compose pas avec des intérêts d'un autre ordre, et
elle est étrangère à tout autre sentiment que la Sainte ambition des
idées. Il peut être fort avantageux à M. Huet, qui professe aujour-
d'hui à Gand sous la haute surveillance du catholicisme belge, de
parler comme il l'a fait du péché originel et de tonner contre le ratio-
nalisme; seulement nous n'aurons pas la simphcité de prendre cette
tactique, cette souplesse pour les symptômes d'un mouvement scien-
tifique dont il y ait à tenir compte.
Descartes fut admiré et suivi par son siècle, non parce qu'il s'in-
surgea contre Aristote, d'autres l'avaient fait avant lui, mais parce
qu'à la philosophie dont il vint prononcer la déchéance il substitua
sur-le-champ un système complet. Il se trouva que l'homme qui nia
tpute la science reconnue de son temps, avec une si inflexible clarté,
TOME IV. 60
930 REVUE 1>ES I>EITX MONDES.
était doué du génie le plus affîrmatif et le plus dogmatique. Débu-
tant par l'équation sublime de la vie et de la pensée (1), Descartes
voit la meilleure preuve de l'existence de Dieu dans l'idée de sa
perfection; puis de cette métaphysique et de cette théodioée il passe
vivement à l'étude de l'univers qu'il renouvelle avec la même puis-
sance. C'est par cette verve créatrice qu'il s'empara si fort de Fes-
prit de ses contemporains. Après avoir douté de tout , Descartes ne
douta plus de rien, et il régna avec une autorité aussi despotique
que cet Aristote qu'il avait jeté bas du trône. Il imposa la foi la plus
entière aux incrédules qu'il avait faits lui-même, et qui passèrent
d'un joug à un autre. C'est ainsi que se comporte l'humanité. Il créa
trois élémens pour expliquer le monde, et la nature ne fut plus ad-
mise qu'à servir de justification à ses hypothèses. C'est précisément
l'audace de ce dogmatisme qui charma toutes les têtes : on raffola
des tourbillons, on en parla jusque dans les ruelles. Le cartésianisme
était considéré comme donnant sur tout, sur l'homme, sur Dieu,
sur le monde, d'infaillibles lumières; on l'acceptait tout d'une pièce :
c'était comme au moyen- âge un ars magna et generalis. Ajoutons
aussi que Descartes se montra animé de cette fierté altière qui sied
si bien à un chef d'école : il avait un mépris naturel pour tout ce
qui n'était pas sa pensée, et il dédaigna tous ses contemporains, jus-
qu'à Galilée lui-même. Enfin, avec tant d'orgueil dans l'esprit, il avait
beaucoup de politique dans sa conduite. Il se tint également éloigné
des discussions religieuses et des affaires publiques : pour ne pas
manquer l'unique intérêt de sa vie, le succès de son système, il sut
ménager toutes les puissances établies. Il était en bons termes avec
le cardinal de Mazarin , il chercha à capter la Sorbonne par une dé-
dicace habile, il n'épargna rien pour dissiper les ombrages des jé-
suites, et il se garda de contredire Rome, lorsqu'elle décréta l'immo-
biUté de la terre. Grâce à cette sagesse, Descartes vivait paisible, et
ses idées circulaient impunément. Quand les agressions de quelques
théologiens de Hollande furent parvenues à troubler la tranquillité
dont il jouissait près de La Haye dans sa retraite d'Egmond, où l'a-
mitié de la princesse palatine Elisabeth venait l'honorer, il se trouva
à point nommé une reine pour offrir au philosophe un glorieux asile
qu'il accepta plutôt par orgueil que par nécessité. Descartes n'était
pas fâché d'opposer aux clameurs de ses ennemis d'Utrecht et de
(1) Le mot célèbre : Je pensât donc je suis, n'est pas un argument, mais une
affirmation, il n'y a pas à insister sur ce point, depuis long-temps reconnu.
DU CARTÉSIANISME ET DE L'ÉCLECTISME. 931
Leyde le suffrage de Christine de Suède. Quand il mourut, son sys-
tème était la loi philosophique de l'Europe.
A force d'étudier Descartes, on dirait que M. Bordas-Demoulin est
arrivé parfois à penser qu'il lui ressemblait. Il affecte les allures d'un
génie contempteur et solitaire : sa discussion est amère etsans révé-
rence pour les plus grands noms. A l'entendre, Locke débite des pué-
rilités et il appelle cela philosopher; Kant a l'habitude de renchérir
sur les erreurs qu'il veut combattre; Fénelon est un faux mystique;
Bacon, Gassendi, sont les fléaux de la métaphysique; enfin, en enfan-
tant la logique , Aristote a exterminé la philosophie, et sa métaphy-
sique n'est qu'un recueil d'abstractions creuses, de classifications
arbitraires, et de misérables subtilités. Quand on parle ainsi, ou on
est sa propre dupe, ou on prétend duper les autres. Si l'on affiche un
pareil mépris pour de grandes inteUigences, afin de donner de soi
une plus haute idée, le calcul est aussi faux que misérable; si, au
contraire, celui qui parle ainsi a le malheur, dans cette circonstance,
de penser ce qu'il dit, évidemment son esprit, tout en se montrant
sur certains points sain et vigoureux, sur d'autres est faible et malade.
On comprendra maintenant de quelle immense ambition est pos-
sédé M. Bordas-Demoulin. Il proclame sans détour que, s'il a pu
juger le x\iv siècle, c'est qu'il s'est placé au-dessus de lui, en re-
nouvelant la théorie des idées. Sa prétention en effet est d'avoir
trouvé deux théories destinées à changer la face du monde métaphy-
sique , celle de l'infini et celle de la substance. Par quelle manie fâ-
cheuse un homme de talent, au heu de se contenter de l'estime qui
lui est due et que nul ne songe à lui refuser, réclame-t-il d'un ton
impérieux la palme du génie? M. Bordas-Demoulin est un écrivain
philosophe distingué; il doit à de savantes excursions dans les ma-
thématiques et dans la physique d'avoir pu donner de grands aspects
à son exposition du cartésianisme; sa pensée a de la force, et il n'est
pas rare de sentir dans son style une passion sincère et contenue qui
l'anime et le colore. Ces qualités sont précieuses; toutefois entre elles
et le génie il y a un abîme, et pour le franchir ce n'est pas assez
de l'orgueil.
(c Archimède , pour tirer le globe terrestre de sa place et le trans-
porter en un autre lieu, dit Descartes dans sa seconde Méditation ^
ne demandait rien qu'un point qui fût ferme et immobile; ainsi,
j'aurai droit de concevoir de hautes espérances, si je suis assez
heureux pour trouver seulement une chose qui soit certaine et in-
dubitable. » Ce point, cette chose, Descartes les a trouvés dans l'es-
60.
932 REVUE DES DEUX MONDES.
prit humain. Je suis une chose qui pense, voilà pour lui le premier
fondement de la certitude. C'est ainsi que dans la première partie
du XVII' siècle commença véritablement l'ère de la philosophie mo-
derne. Jusqu'alors, ce qu'on appelait la philosophie n'avait été qu'un
long commentaire du péripatétisme couronné par des conclusions
chrétiennes : on avait employé des siècles à ménager un compromis
entre Aristote et saint Augustin. Enfin, avec Descartes, la pensée,
s'affranchissant de cette double tradition , s'affirma dans son indé-
pendance et son autorité. Cette liberté fut féconde. Elle suscita des
penseurs qui, par leur apparition presque simultanée, formèrent,
dans un court espace de temps, comme un grand cycle philoso-
phique. Cinquante ans après la mort de Descartes, qui fut comme un
point d'intersection entre les deux moitiés du xvii^ siècle (1), la phi-
losophie moderne était fondée d'une manière inébranlable par Spi-
noza , Malebranche , Locke et Leibnitz , illustre postérité de l'auteur
des Méditations et des Principes, radieuse constellation.
Nous ne savons rien de plus intéressant à contempler dans l'his-
toire des idées que l'éveil donné au génie de Spinoza par l'initiative
de Descartes. La vigoureuse netteté du bon sens français provoque
aux spéculations philosophiques la pensée d'un juif solitaire. Ici
encore l'esprit de l'Occident vient exciter le génie oriental. Descartes
avait établi le dualisme de l'ame et du corps, de l'esprit et de la ma-
tière; Spinoza enseigne l'identité du fini et de l'infini dans une unité
suprême , et dans un dieu qui ne se distingue pas des deux termes
dont il est l'éternelle harmonie. C'est en affirmant la pensée dans son
individualité qui contient à la fois l'homme et Dieu, que Descartej
conduisit Spinoza à conclure que Dieu était à la fois la chose qui
pense par excellence et la chose étendue. Ainsi , la grande doctrine
de la substance unique déposée depuis des siècles dans les traditions
de la synagogue et des religions orientales revenait à la lumière par
une irrésistible évocation, et la solidarité de la pensée humaine don-
nait de sa force et de sa permanence un témoignage nouveau.
M. Bordas-Demoulin reconnaît bien que Descartes a suscité Spi-
noza; cependant il ne consacre à l'exposition du système de ce der-
nier que quatre pages : en vérité, ce n'est pas assez quand on entre-
prend de tracer l'histoire de la métaphysique au xvii* siècle. Après
avoir énoncé la doctrine de la substance unique, M. Bordas-Demoulin
ajoute : « Les choses particulières ne sont que des affections, des
(1) Descartes mourut en 1650.
DU CARTÉSIANISME ET DE L'ÉCLECTISME. 933
modiOcations qui expriment les attributs de Dieu d'une manière cer-
taine et déterminée. C'est pourquoi Spinoza avoue sans détour que
l'esprit humain est une partie de l'intelligence infinie , et qu'il n'y a
ni bien ni mal en soi. » Cette brièveté touche à l'injustice, car elle
doit nécessairement donner au lecteur une idée fausse du système
de Spinoza.
Il semblerait, d'après les paroles que nous avons citées, que Spi-
noza ne reconnaissait ni bien ni mal moral ; or, cela n'est pas. Spinoza,
dans son Éthique, s'élève contre la manie qui travaille l'homme de
prêter à Dieu ses manières de voir et de sentir. L'homme se fait
centre de l'univers, et dans les jugemens qu'il porte il met les affec-
tions de son imagination à la place des choses. C'est ce que condamne
Spinoza , et c'est en ce sens qu'il ne reconnaît pas le bien et le mal
tel que se le représente le vulgaire. Voilà la partie négative. Mainte-
nant entrons dans le dogme du spinozisme. L'esprit humain , partie
de l'intelligence infinie, doit se proposer de s'en approcher le plus pos-
sible. Le bonheur et la liberté de l'homme consistent dans un constant
et éternel amour de Dieu. Cet amour de l'intelligence humaine pour
Dieu devient une partie de l'amour infini par lequel Dieu s'aime
lui-même, et, de son côté, l'entendement de l'homme est arrivé à
sa perfection , parce qu'il comprend Dieu et tous ses attributs. C'est
par un retour à Dieu que l'esprit de l'homme acquiert sur ses pas-
sions une puissance souveraine , et ne conçoit plus les choses que
frappées d'un caractère d'éternité, suh specie œterni. Alors s'élève
dans l'ame de l'homme une joie divine, et tous ses désirs proviennent
de la raison. L'homme libre rejette loin de lui la pensée de la mort,
et sa sagesse est une perpétuelle méditation de la vie , et ejus sa-
pientia non mortiSy sed vitœ meditatio est. Ainsi identité du bonheur
et de la vertu, identité de la liberté humaine et de la volonté divine,
identité de la vie terrestre avec l'éternité de l'univers, voilà la morale
de Spinoza. Évoquons nos souvenirs. N'avons-nous pas déjà vu quel-
que chose de semblable dans l'histoire des idées humaines? Plutarque
et Stobée ne nous ont-ils pas appris que c'était là à peu près le fond
de la morale du portique? Par sa métaphysique, Spinoza touche à
l'Orient et à Moïse; par sa morale, il donne la main à Zenon, à
Chrysippe , à tous les grands stoïciens. Oui , il y a eu dans tous les
temps de fortes âmes qui ont dédaigné les illusions et les promesses
dont la foule a besoin, et qui, se considérant comme partie inté-
grante de l'ordre éternel des choses, ont placé leur bonheur et leur
vertu dans l'exécution libre et désintéressée des décrets de Dieu. Sur
934 REVUE DES DEUX MONDES.
ces âmes , ce qui trouble si fort les autres hommes a peu de prise ,
car dans les profondeurs de la pensée elles trouvent la paix.
La morale de Spinoza n'est pas celle du christianisme , mais elle a
sa grandeur et sa beauté. C'est ce que ne doit pas méconnaître au-
jourd'hui un écrivain philosophe, à quelque école qu'il appartienne.
Jusqu'à la fin du xviii^ siècle, la doctrine de Spinoza fut peu connue.
Ceux qui l'avaient critiquée le plus vivement n'en avaient donné
qu'une idée fausse, presque toujours par impuissance, quelquefois
par perfidie. Enfin, en 1785, Jacobi publia ses lettres sur la doctrine
de Spinoza. Depuis cette époque, il ne fut plus permis en Allemagne
de ne pas comprendre ou de calomnier le philosophe d'Amsterdam.
Aujourd'hui, en France, le jour de la justice s'est aussi levé pour
l'auteur de V Ethique. Un jeune et savant professeur de l'Université,
M. Emile Saisset, a donné des œuvres de Spinoza une traduction où
se rencontrent l'exactitude philosophique et l'élégance littéraire.
Grâce à ce travail que rehausse encore une introduction lumineuse,
on ne comptera plus les personnes qui auront lu Spinoza, et ce phi-
losophe sera dans toutes les mains comme Malebranche et Locke. Ce
qui frappera surtout, nous le croyons, les esprits qui feront connais-
sance avec ce penseur, c'est sa puissance de concentration. Des prin-
cipes que vous voyez épars chez beaucoup de philosophes sont ras-
semblés par Spinoza avec une fermeté féconde, et il en tire des
conséquences et des applications nouvelles , ou qui du moins avant
lui n'avaient été entrevues que confusément. En ce sens , Spinoza
est un merveilleux artiste dans le monde des idées. En effet, sous
les apparences de sa méthode géométrique, il y a un art infini, et
nous ne craindrons pas de le dire, une chaleur vivifiante. On croyait
n'être aux prises qu'avec un démonstrateur, et on se trouve en face
d'une personnalité ardente qui vous émeut en vous illuminant. Voilà
pourquoi dès l'origine Spinoza eut des sectateurs silencieux, mais
dévoués. Ce n'est pas une des moindres singularités de la destinée
et du génie de cet homme extraordinaire, que sa métaphysique pro-
voque la foi et l'enthousiasme comme une religion.
Autant M. Bordas-Demoulin est insuffisant sur le compte de Spi-
noza , autant il a d'ampleur et de solidité quand il parle de Male-
branche. Il l'a fortement étudié, il connaît toutes les profondeurs, il
juge les inconséquences de cette belle imagination philosophique, il
peint Malebranche se débattant violemment contre le panthéisme;
mais il a beau faire, remarque M. Bordas-Demoulin, le panthéisme
l'envahit et le déborde de tous côtés, il sort par tous les points de son
DU CARTÉSIANISME ET DE L'ÉCLECTISME. 935
système. C'est un des endroits les meilleurs du livre de M. Demoulin
que celui où il montre l'auteur de la Recherche de la vérité attaqué
par deux formidables adversaires, Arnauld et Leibnitz. C'est 15 de la
bonne critique philosophique. Arnauld et Leibnitz triomphent quand
ils signalent les faiblesses et les erreurs du système de la vision en
Dieu; mais les opinions qu'ils y substituent sont vulnérables, et c'est
ce que démontre M. Bordas-Demoulin avec une nerveuse et pres-
sante logique.
Malebranche est, pour ainsi dire, un néo-platonicien de la grande
époque alexandrine égaré dans les temps modernes. Il eut une foi
sincère dans l'orthodoxie chrétienne, et en cela il était bien différent
de Descartes; mais une imagination qu'il ne pouvait maîtriser l'em-
portait dans des visions qui eurent de frappantes analogies avec des
théories contemporaines de la formation du dogme catholique. Aussi
Malebranche fut-il combattu tant au nom de la foi qu'au nom de la
raison, et sa vie fut une polémique continuelle, en dépit de la dou-
ceur de son caractère, en dépit de son amour du silence et de la
paix. Vers la fln de ses jours , l'auteur de la Recherche de la vérité
trouva non pas un adversaire , mais un curieux incommode dans un
jeune savant qui débutait alors et qui fut depuis secrétaire perpétuel
de l'Académie des sciences. Dortous de Mairan, dans sa première
jeunesse, avait été conduit par un de ses parens chez le père Male-
branche , et il avait reçu du célèbre oratorien , comme il le dit lui-
même, plusieurs instructions de mathématique et de physique. Plus
tard, il passa de la lecture de Descartes, de Malebranche et de Pascal
à celle de Spinoza; il médita surtout Y Ethique, dont la forme abstraite,
concise et géométrique le frappa vivement, et il lui arriva de ne
pas savoir comment rompre la chaîne des démonstrations spino-
zistes. Mairan imagina de s'adresser à Malebranche pour qu'il voulût
bien lui faire toucher au doigt les paralogismes de X Ethique. C'est
avec une répugnance visible que Malebranche s'engagea dans une
correspondance à ce sujet. Ses réponses ne satisfaisaient pas Mai-
ran, qui, avec l'indiscrète franchise d'un jeune homme, en signalait
l'insuffisance pour renverser les démonstrations de Spinoza. Male-
branche eut encore la patience de revenir à la charge, mais sans
plus de succès sur l'esprit de Mairan, qui lui adressa une réfutation
en forme de la théorie que le métaphysicien de l'Oratoire opposait
à celle du philosophe panthéiste. Cette fois Malebranche pria Mairan
de trouver bon qu'i/^ cessent de travailler inutilement. Il dit à son
jeune correspondant qu'il n'espérait pas pouvoir le dissuader de ses
930 REVUE DES DEUX MONDES.
sentimens par de courtes réponses. Il ajoutait que Tame ne se con-
naît nullement elle-même, et surtout qu'étant finie, elle peut encore
moins connaître les attributs de Tinfini. Comment donc faire sur
cela des démonstrations? « Pour moi, disait Malebranclie en termi-
nant, je ne bâtis que sur les dogmes de la foi, dans les choses qui la
regardent, parce que je suis certain, par mille raisons, qu'ils sont
solidement posés. Si j'ai découvert quelques vérités théologiques, je
le dois principalement à ces dogmes, sans lesquels je me serais égaré
comme plusieurs autres qui ne se sont pas assez défiés d'eux-mêmes.
Je prie Jésus-Christ, qui est notre sagesse et notre lumière, et sans
lequel nous ne pouvons rien, qu'il vous découvre les vérités qui vous
sont nécessaires pour vous conduire dans la voie qui conduit à la
possession des vrais biens (1). » C'était un an avant sa mort que le
vieux Malebranche se réfugiait ainsi dans la foi. A cette ame con-
templative la controverse convenait alors moins que jamîiis. Dans la
jeunesse, dans l'âge mûr, on discute, on combat avec pétulance,
avec énergie. A ces deux époques de la vie, la polémique est une
source d'émotions, elle exerce vos forces, elle justifie vos idées; mais
plus tard, mais près de la tombe, le dédain des jugemens d'autrui
s'empare de l'ame, qui n'a plus d'autre souci que de recueillir toutes
ses puissances pour mieux quitter la terre.
Nous blâmons le mépris que M. Bordas-Demoulin prodigue à Locke,
et voici pourquoi. Quand un homme a fait avec un livre une impres-
sion profonde sur l'Europe et fondé une école, il est impossible que
dans l'homme et dans le livre il n'y ait point de la puissance et de la
vérité. C'est une mauvaise manière que de juger uniquement les
choses humaines par leurs défauts et par les côtés qui vous blessent.
Locke n'a pas de rigueur dans la pensée, mais il a de l'étendue; il
n'a pas l'art de systématiser tout ce qu'il voit, mais il aperçoit beau-
coup. On a déjà remarqué que, pour lui, la sensation n'est pas la
source unique des connaissances, et qu'à côté de la sensation il avait
mis la réflexion. Or il y a dans V Essai sur l'entendement humain
quelque chose de plus décisif. Dans le quatrième livre, qui est con-
sacré tout entier à la théorie de la connaissance, Locke établit
expressément que nous avons la connaissance de notre propre exis-
tence par intuition, celle de l'existence de Dieu par démonstration,
et celle d'autres choses par sensation. Plus loin, il s'attache à démon-
(l) Celte correspondance, d'un véritable intérêt pour l'histoire de la philoso-
phie, a été publiée pour la première fois en 1841, sur les manuscrits originaux, pai
M. Feuillet de Conches.
DU CARTÉSIAMSME ET DE L'ÉCLECTISME. 937
trer que le plus haut degré de notre connaissance est l'intuition sans
raisonnement. C'est là le plus haut point de la certitude humaine.
Comment, dans l'homme qui parle ainsi, méconnaître un spiritua-
liste, et un spiritualiste d'autant plus remarquable, que, tout en pro-
fessant, d'après Descartes, que l'entendement est à lui seul une
source d'idées, Locke approfondissait la théorie de la sensation.
L'originalité de Locke est d'avoir étudié la partie sensible de l'homme
sans ressembler à Gassendi; sa faiblesse est surtout dans l'inexacti-
tude, dans l'impropriété de sa phraséologie philosophique. Hume a
remarqué avec raison que le mot idée est employé par Locke dans
un sens vague et multiple, qu'il désigne à la fois les perceptions, les
sensations, les passions et les pensées. Cette confusion a enfanté
bien des malentendus, et, dans un métaphysicien, elle est un défaut
fâcheux. Néanmoins la critique philosophique, pour rester équitable,
doit mettre dans la balance les qualités grandes et solides qui font
contrepoids. M. Bordas-Demoulin aurait pu se rappeler aussi que
l'injustice envers Locke n'avait plus le mérite de la nouveauté depuis
que M. de Maistre avait lancé contre le sage d'Oxford une de ses
plus virulentes diatribes.
Le plus important contradicteur de Descartes fut Leibnitz, qui
porta dans ce rôle non-seulement la vigueur de son génie, mais une
véritable passion. L'espèce de dictature que Descartes exerçait sur
les intelligences de son siècle lui était insupportable. Il écrivait un
jour à l'abbé Nicaise : « Je ne sais ce qu'on doit attendre d'un livre
intitulé : Conjuration contre Descartes. Il faut que l'auteur du livre
s'imagine que Descartes est devenu le souverain de l'empire de la
philosophie, à peu près comme le dictateur César l'était de celui de
Rome. » Leibnitz se considérait aussi comme appelé à défendre le
christianisme contre les opinions de Descartes. Dans une autre lettre
à l'abbé Nicaise, nous trouvons cette phrase : « On peut dire que
Spinoza n'a fait que cultiver certaines semences de la philosophie de
M. Descartes, de sorte que je crois qu'il importe effectivement pour
la religion et la piété que cette philosophie soit châtiée par le retran-
chement des erreurs qui sont mêlées avec la vérité. » Voilà les deux
sentiraens qui ont excité Leibnitz à combattre Descaries, l'amour de
la gloire, le désir d'étabhr la conformité de la foi avec la raison.
Leibnitz a fait la guerre à Descartes non-seulement avec ses pro-
pres forces, mais avec toutes celles que pouvait lui prêter la science
du passé. Il créa un système, et il fit reparaître sur la scène l'histoire
de ia philosophie. Un mot sur le système.
9ti RBVUE DES DEUX MONDES.
Ce qui avait le plus choqué Leiboitz dans la philosophie de Des-
cartes, c'était la passivité des substances. Bescartes n'avait pas ab-
sorbé la matière dans l'esprit, mais il avait fait l'esprit aussi passif
que la matière. Leibnitz voulut renverser ce système d'un seul coup
d'autorité et de génie, et il affirma l'activité des substances. Pour lui,
tous les êtres possibles sont des forces, des causes. Le monde est
l'agrégation de ces causes et de ces forces. On pourrait dire que le
système des monades de Leibnitz est une sorte de polythéisme mé-
taphysique.
La liberté, si compromise, suivant plusieurs, par Descar tes et Spi-
noza, est donc sauvée par Leibnitz? Non, et la voilà encore une fois
subordonnée aux convenances de l'ordre et de l'unité; car enfin
toutes ces substances ont sans doute une action les unes sur les
autres, l'esprit et la matière s'influencent mutuellement, et toutes
les forces éparses dans l'univers sont aux prises. Qui nous préser-
vera de l'anarchie? Une harmonie divine. Ici tout change; en effet,
de la sphère de la liberté nous tombons sous l'empire d'une fatalité
providentielle et absolue. Voici comment. Les substances sont ac-
tives, de plus elles sont indépendantes : c'est-à-dire que, suivant
ï^eibnitz, et non pas suivant la réalité, elles n'agissent pas les unes
sur les autres. C'est Dieu (pour le coup, voilà bien Deus ex ma-
china !)y c'est Dieu qui a réglé d'avance tous les rapports, et qui
gouverne le monde par une harmonie préétablie.
L'histoire des idées, comme toutes les autres histoires, offre des
accidens comiques. Leibnitz, qui avait voulu, dans l'intérêt de la
religion , châtier le système de Descartes par le retranchement de ses
erreurs, arrive de conséquence en conséquence à sa célèbre con-
clusion de l'optimisme : c'est-à-dire qu'il ôte à Dieu toute liberté,
car il déclare que Dieu n'a pu faire que ce qu'il a fait , et qu'il a
tout fait pour le mieux. Dieu, en vertu même de sa raison divine, a
été obligé de former le meilleur univers possible. Et cependant, avec
son optimisme, Leibnitz se croyait chrétien !
Si Leibnitz parvint, vers la fin du xvii*' siècle, à contrebalancer
l'irifluence de Descartes, ce n'est pas tant par ses idées dogmatiques
que par sa vaste et intelligente érudition dans l'histoire de la philo^
Sophie. Descartes, Malebranche et Locke, chacun par des motifs et
dans des degrés différens, avaient inspiré à leurs contemporains un
certain mépris de la sagesse antique. Leibnitz la remit en honneur.
Ce grand esprit n'accepta pas le rôle usé de la révolte coiJtre Aris-
tote. M. Bordas-Dcmoiiliii prétend que Leibnitz dw s'occupa de lo-
DU CARTÉSIANISME ET DE L'ÉCLECTISME. 939
gique que pour opposer Aristote à Descartes et se parer du titre de
savant universel (1). Dans ces paroles il y a une grande légèreté.
Comment M. Demoulin, qui a beaucoup lu Leibniz, ne s'est-il pas
rappelé le premier chapitre des Nouveaux Essais sur Ventendement
humain, où l'un des interlocuteurs, Théophile, parle ainsi : a II faut
que je vous dise pour nouvelle que je ne suis plus cartésien, et que
cependant je suis plus éloigné que jamais de votre Gassendi, dont
je reconnais d'ailleurs le savoir et le mérite? J'ai été frappé d'un
nouveau système dont j'ai lu quelque chose dans les journaux des
savans de Paris, de Leipzig et de Hollande , et dans le merveilleux
dictionnaire de M. Bayle, article de Rorarius. Depuis, je crois voir
une nouvelle face de l'intérieur des choses. Ce système paraît allier
Platon avec Démocrite, Aristote avec Descartes, les scolastiques avec
les modernes, la théologie et la morale avec la raison. Il semble qu'il
prend le meilleur de tous côtés, et que puis après il va plus loin
qu'on n'est allé encore. » Voilà la clé de la philosophie leibnitzienne.
Cette philosophie, dans la pensée de son auteur, était la conclusion
pacifique du mouvement insurrectionnel de Descartes; elle était
aussi la résurrection nécessaire des résultats de la sagesse antique,
laissée dans un injurieux oubli; elle était enfin une prétention hardie
à des résultats meilleurs. C'est la destinée de tous les novateurs
d'être à moitié suivis, à moitié contredits par des éclectiques. Après
Aristote et Platon, quelle nuée de conciliateurs! Leibnitz, qui vaut
bien à lui seul une armée de philosophes, entreprend de terminer
la révolution cartésienne par une transaction qu'il estime satisfaire
aux prétentions légitimes de tous les grands systèmes aussi bien
qu'à toutes les exigences de la raison et de la foi. La transaction a
été déchirée par Kant, qui a joué dans le dernier siècle un rôle
révolutionnaire analogue à celui de Descartes, et nous avons vu de
nos jours Hegel, reprenant par d'autres voies l'œuvre de Leibnitz,
développer un système avec lequel il ambitionnait d'embrasser et
de concilier tout. Quant à Schelling, il est probable qu'il finira
comme Malebranche, sans vouloir discuter, et dans le sein de la foi.
M. Bordas-Demoulin a méconnu les raisons de premier ordre pour
lesquelles Leibnitz s'est tant occupé d'Aristote et de toute l'antiquité,
mais hâtons-nous de dire qu'à cette méprise, à cette lacune il y a
dans son livre d'heureuses compensations. La critique de la mona-
dologie est pleine de profondeur. L'influence que les théories de
(1) Tome II, page *U.
940 REVUE DES DEUX MONDES.
Malebranche exercèrent sur l'esprit de Leibnitz, quand celui-ci créa
son système des monades, est indiquée avec une sagacité mordante.
Dans un excellent chapitre, consacré à l'exposition de l'optimisme,
M. Demoulin , pour mieux combattre Malebranche et Leibnitz, qui
arrivent à détruire la liberté de Dieu, appelle à son aide Bossuet et
Fénelon. Descartes, en mettant sa politique à s'abstenir de toute
excursion dans les matières religieuses, avait, par cette prudence
non moins que par son génie, mérité l'estime de Bossuet, qui pla-
çait le Discours sur la Méthode au-dessus de toutes les productions
philosophiques de son siècle. On chercha bien à inspirer à l'évêque
de Meaux des doutes sur la sincérité de l'orthodoxie de Descartes;
mais Bossuet, avec son admirable bon sens, trouvait juste et habile
de ne pas condamner un philosophe qui avait su éviter toute censure,
et garder sur les sujets théologiques un respectueux silence (1). A
l'égard de Malebranche, la conduite de Bossuet fut autre. Quand le
célèbre prêtre de l'Oratoire eut publié son Traité de la Nature et de
la Graccy Bossuet, qu'effraya la théologie du métaphysicien, sut dé-
terminer Arnauld à le combattre , et il encouragea Fénelon à entrer
aussi dans la lice. C'était avant la grande querelle du quiétisme. La
réfutation que rédigea Fénelon du système de Malebranche sur la
nature et la grâce fut revue par Bossuet, qui prit ainsi une part de
responsabilité dans ce remarquable travail. Rien ne paraissait plus
dangereux à cet inébranlable soutien de l'orthodoxie que les sub-
tiles imaginations de l'oratorien philosophe. Nous en trouvons une
frappante et dernière preuve dans ce qu'écrivait Bossuet à un jeune
homme qui n'avait pas craint de s'ouvrir à lui de son enthousiasme
pour Malebranche. « Un grand nombre de jeunes gens se laissent
flatter à ces nouveautés, répondait Bossuet. Je me trompe fort, ou je
vois un grand parti se former contre l'église , et il éclatera en son
temps, si de bonne heure on ne cherche à s'entendre avant de s'en-
gager tout-à-fait. » Ainsi Bossuet à la fin de sa vie pressentait que
l'esprit novateur allait frapper à la porte du sanctuaire : il y a sou-
vent bien de l'amertume dans la prévoyance du génie.
La philosophie de Descartes n'est donc pas, comme le prétendent
plusieurs, une philosophie chrétienne? Éclaircissons ce point. Des-
cartes a fondé un spiritualisme puissant qu'il importe de caractériser
avec précision. L'audacieux et habile auteur des Méditations ^ en
(1) Voyez la Correspondance de Bossuet, tome XXXVII de Tédition de Ver-
sailles, et une lettre nouvellement publiée, adressée par rillustre prélat à M. Pas-
tel , docteur de Sorbonne.
DU CARTÉSIANISME ET DE L*ÉCLECTISME. 941
offrant son livre à la Sorbonne, s*appuyait sur cette parole de saint
Paul aux Romains, que ce qui se pouvait connaître de Dieu avait été
manifesté aux hommes, et il en tirait cette conclusion, que tout ce
qui peut se savoir de Dieu peut être montré par des raisons qu'il n'est
pas besoin de tirer d ailleurs que de nous-mêmes, et de la simple con-
sidération de la nature de notre esprit (1). On ne pouvait d'une ma-
nière plus adroite cacher Tabîme qui sépare l'Évangile du rationa-
lisme; mais Descartes abusait des paroles de saint Paul. Qu'a dit
vraiment l'apôtre? Ceci : «La colère divine a éclaté contre l'impiété
et l'injustice des hommes, parce que, Dieu s'étant fait connaître à eux
naturellement, ils n'ont pas fait usage de cette connaissance; ils se
sont égarés dans leurs vains raisonnemens , leur cœur insensé a été
rempli de ténèbres, ils sont devenus fous en s'appelant sages. Alors
Dieu les a livrés à leurs désirs impurs, à leur sens réprouvé (2). » Et
quelle a été la conséquence de ce triste état de l'humanité? C'est
que Dieu a résolu d'intervenir lui-même au milieu des désordres de
l'homme, et de porter remède à l'insuffisance des lumières naturelles
par la lumière de sa parole. Voilà le fondement du christianisme.
Loin donc que saint Paul puisse être invoqué pour étabUr la puis-
sance de la raison humaine, c'est dans les écrits du grand apôtre
qu'elle est le plus condamnée, car elle y est toujours humiliée de-
vant la grâce et devant la foi. Laissons donc de côté la tactique de
Descartes, pour ne voir que sa doctrine. Il donne à la démonstra-
tion de Dieu un éclat nouveau, mais uniquement par les forces vives
de la raison. Au milieu de l'Europe catholique et protestante, Des-
cartes établit un rationalisme formidable et fécond : il est bien moins
chrétien que Platon, il est aussi anti-chrétien qu'Aristote, puisqu'il
enfante Spinoza.
Nous n'ignorons pas que beaucoup de personnes inclinent à con-
clure que Descartes est un philosophe chrétien , parce qu'il est au
plus haut degré philosophe spiritualiste. Là est l'erreur. Il y a beau-
coup de façons d'être spiritualiste; il n'y en a qu'une d'être chrétien,
c'est de mettre avec saint Paul au pied de la croix tous les doctes
raisonnemens de la sagesse humaine. Rendons cette justice aux jé-
suites, qu'ils comprirent de fort bonne heure tout ce que la philoso-
phie de Descartes avait de contraire à la religion révélée. La com-
pagnie qui fut instituée pour combattre Luther devait la première
(1) Èpître à MM. les doyens et docteurs de la sacrée Faculté de théologie de
Paris.
(2} Épltre de saint Paul aux Romains, chap. i.
942 REVUE DES DEUX MONDES.
suspecter Descaries. Plus tard, au sein de !a société, on a pu changer
d'avis, on a pu vouloir s'emparer de la doctrine qu'on craignait pour
la dénaturer et s'en servir; mais cette polilique n'efface pas le pre-
mier jugement, qui témoigne de la pénétration des jésuites.
En effet, qui a fondé dans le monde moderne l'autorité du sens
individuel, si ce n'est Descartes? Cependant, de son côté, lîossuet
nous enseigne que le propre du catholique est de préférer à ses sen-
timens le sentiment commun de toute l'église. Le rationalisme mo-
derne a pour père l'auteur des Méditations, Nous conseillons à quel-
ques écrivains qui ont prétendu faire de Descartes un philosophe
catholique de revenir sur cette canonisation singulière.
Quel contraste entre Descartes et Malebranche! « Les passions
sont toutes bonnes de leur nature, dit Descartes (1), et nous n'avons
rien à éviter que leurs mauvais usages ou leurs excès, contre les-
quels les remèdes que j'ai expliqués pourraient suffire , si chacun
avait assez de soin de les pratiquer. » Cependant j'entends Male-
branche qui s'écrie : « La nature est présentement corrompue; le
corps agit avec trop de force sur l'esprit. Au lieu de lui représenter
ses besoins avec respect, il le tyrannise et l'arrache à Dieu Sans
faire une plus longue déduction de nos misères, j'avoue que l'homme
est corrompu en toutes ses parties depuis la ciiute (2). » Pour Des-
cartes, l'union de lame et du corps est la loi de l'homme; pour Male-
branche, elle en est la dégradation. La morale de l'un est toute
rationaliste, celle de l'autre toute mystique. Descartes nous enseigne
que nous devons développer notre nature tout entière, nos passions
non moins que notre, esprit. A son école, l'homme apprend à bien
employer ses passions, à s'en rendre maître, enfin à les ménager
avec tant d'adresse, que les maux qu'elles causent sont fort suppor-
tables, et même quon tire de la joie de tous (3). Malebranche , au
contraire, avertit l'homme qu'il est en épreuve dans son corps, et que
cette épreuve est rude [k). La vie est un combat dans lequel nous nt
pouvons rien sans l'assistance de la grâce divine. Notre nature n'est
que corruption et faiblesse : nous devons méditer constamment sur
notre indignité et sur la nécessité absolue d'un médiateur qui nous
en relève et nous en rachète.
C'est surtout avec Malebranche que M. Bordas-Demoulin est car-'
i
(1) Les Passions de VÂme, troisième partie, article ccxi.
(8) De la Recherche de la Vérité, liv. y des Passions, chap. i.
(3) Derniers niots du Traité des Passions.
(4) Méditations chrétiennes, 20« méUilation.
DU CARTÉSIANISME ET DE L'ÉCLECTISME. 943
tésien. A peine indique-t-il les tendances exclusivement rationa-
listes de Descartes, ce qui est une notaWe omission, et il abonde
tout-à-fait dans la doctrine du péché originel avec Malebranche et
Pascal. Il imite les procédés du métaphysicien de l'Oratoire, qui aime
à passer de la question de la grâce à des problèmes de géométrie et
de mathématiques. Si M. Bordas-Demoulin eût senti plus profondé-
ment le caractère absolu et inflexible du rationalisme de Descartes,
il n'eût pas imaginé qu'on pût remplir les lacunes ou redresser let
erreurs de ce rationalisme avec la manière de philosopher de Pascal.
L'auteur des Méditations et l'auteur des Pensées marchent dans des
voies trop opposées pour qu'on puisse songer à ménager entre eux,
nous ne disons pas une réconcihation, mais une rencontre; ils com-
prennent Dieu différemment, ils pensent de l'homme des choses
contraires; l'un exalte la raison avec une tranquille fierté, l'autre
travaille à l'humilier avec un sombre désespoir; Descartes enfin
ignore et dédaigne la tradition , Pascal , après des révoltes doulou-
reuses , s'y soumet.
L'ordre suivant lequel les questions se produisent dans le livre de
M. Bordas-Demoulin pourrait être meilleur. Dans un travail consacré
à l'auteur du Discours sur la Méthode, on était en droit d'attendre
une génération des idées plus méthodique. Nous pouvons , après
cette critique, rendre une justice éclatante à la partie de l'ouvrage
de M. Demoulin consacrée à la physique et aux mathématiques. On
comprendra que nous ne parlons pas ici de certains débats que
M. Bordas-Demoulin ne craint pas d'instituer avec des hommes
comme Laplace, M. Biot. Nous ne sommes pas juge de ces témérités.
Nous louons l'exposition des travaux de Descartes en physique et en
géométrie, parce que presque toujours elle est claire, accessible à
tous les esprits, parfois écrite avec une admiration chaleureuse qui
s'élève à l'éloquence. L'auteur réussit à donner à ses lecteurs cette
conviction , que c'est bien Descartes qui a introduit l'idée réelle de la
mécanique du monde dans l'esprit humain.
Nous ne saurions prendre congé de M. Bordas-Demoulin sans
parler de quelques points qu'il nous donne pour des idées d« génie.
C'est aux mathématiciens de juger sa métaphysique du calcul diffé-
rentiel, et sa prétention de présenter le premier la solution du pro-
blème posé par les principes de ce calcul. Puisse seulement sou
originalité en mathématiques se trouver de meilleur aloi que ses dé-
couvertes en philosophie! Parlons un peu de la substance.
Jusqu'à présent, nous résumons ici 1a pensée de M. Bordas-De-
9^4 REVUE DES DEUX MONDES.
moulin, la constitution de la substance a été méconnue; on l'a tou-
jours placée exclusivement dans la force ou dans la quantité. Ni la
quantité ni la force n'ont encore été profondément sondées. La dé-
pendance de la force et de la quantité n'a pas encore été comprise.
Malebranche a failli la saisir par l'étendue intelligible qu'il met en
Dieu, mais il laisse échapper la vérité qu'il touche. Il y a deux élé-
mens , la vie et l'étendue , la force et la quantité , la perfection et la
grandeur. Considère-t-on les êtres? Dans chacun , il y a de l'étendue,
et, en tant qu'étendue, il répond aux idées de grandeur. Considère-
t-on les actes de la pensée? Dans chacun, il y a des idées de gran-
deur, mais aussi il y a des idées de perfection , et il faut distinguer
les actes où les idées de grandeur n'entrent qu'afln d'aider les idées
de perfection à se produire, de ceux où elles entrent afin de se pro-
duire elles-mêmes. Pour ne pas faire cette distinction, il arrive
qu'on traite les idées de perfection à la manière des idées de gran-
deur, et qu'on dénature, qu'on renverse les sciences qui en dépen-
dent. Les idées de perfection échappent à la compréhension rigou-
reuse du symbole, de la lettre , des chiffres, parce que la force n'est
pas, comme la quantité, divisible par essence en parties égales. —
Voilà ce que M. Bordas-Demoulin appelle une théorie neuve et vé-
ritable de la substance. L'auteur signale avec raison deux ordres
d'idées et de faits, et nous ne nous élèverons pas contre une dis-
tinction sur laquelle nous avons nous-même plusieurs fois insisté. II
y a plusieurs années, nous écrivions ces lignes : a La confusion de
la vérité géométrique et de la vérité morale est dangereuse, car elle
fausse et pervertit de nobles efforts. Dans l'ordre géométrique, tout
se démontre, parce que tout se calcule et se mesure, et la science
produit une certitude qui porte toujours avec elle sa démonstration.
Dans l'ordre moral, l'esprit conçoit, il induit, il croit, et la science
produit une certitude qui, pour exister, ne peut se passer ni de foi,
ni d'espérance. Si vous portez dans l'ordre moral les exigences de
l'ordre géométrique, vous le détruisez tout entier, et vous douterez
de tout, parce que vous serez dans l'impuissance de rien affirmer
mathématiquement.... Reprocher à l'idéalisme d'être destitué delà
certitude mathématique est d'un esprit peu scientifique. La religion
et la philosophie sont en dehors des formules logiques par lesquelles
nous nombrons et mesurons les choses (1). » Voilà, ce nous semble,
en d'autres termes, la même distinction qu'a établie M. Bordas-De-
(1) Préface générale des Ètudet d'histoire et de philosophie, 1836.
DU CARTÉSIANISME ET DE L'ÉCLECTISME. 945
raoulin. Maintenant, cette distinction constitue-t-elle une théorie?
Nullement. Observer les faits, puis les expliquer sont deux degrés
dans la connaissance des choses qu'il importe de ne pas confondre.
Que penser de Pythagore, qui définit l'ameun nombre qui se meut
de lui-même? Que dire de M. de Maistre, qui appelle le nombre le
miroir de l'intelligence? Enfin quel sens donner à cette parole de
Novalis : « Le véritable mathématicien est enthousiaste per se; sans
enthousiasme, point de mathématiques?» Aux yeux de ces pen-
seurs, la nature complexe de l'homme doit se résoudre dans une
unité suprême. Ils étaient les représenta ns d'une grande doctrine,
d'une doctrine éternelle sous la variété des symboles religieux , et
au milieu de la multiplicité des écoles philosophiques. Suivant cette
doctrine, tant que l'entendement ne franchit pas certains degrés,
l'ordre moral et l'ordre géométrique sont distincts. Alors le senti-
ment et la raison ont chacun leur domaine. Il y a dans ce dualisme
de grands développemens pour l'esprit et pour le cœur. L'esprit
établit des démonstrations puissantes, le cœur se nourrit de croyances
sublimes. Eh bien! il est une sphère encore supérieure, c'est celle
de la vision pure de l'intelligence. Celui qui a la force de s'y élever et
d'y vivre plane au-dessus des contradictions de la raison et du sen-
timent, il comprend l'identité de l'idée et du nombre, de la méta-
physique et des mathématiques, et il est en communion avec l'unité
suprême qui est substance, force et vérité.
Voilà une théorie. M. Bordas-Demoulin ne s'en fait-il pas lui-
même l'interprète involontaire et incomplet, quand, dans son cha-
pitre sur \ infini , il dit : « Si la pensée s'empare des infinis relatifs,
ils la remplissent tout entière, et l'infini absolu lui échappe; si elle
atteint l'infini absolu, il lui dérobe les infinis relatifs. » En effet, où
trouver l'infini absolu, si ce n'est à travers l'identité suprême du
nombre et de l'idée? Dans son chapitre sur la substance, M. Bordas-
Demoulin est la dupe d'une illusion, quand il croit élever une théorie;
et dans son chapitre sur V infini , il semble détruire lui-môme une
partie des choses avancées au sujet de la substance.
Résumons nos critiques. Dans M. Bordas-Demoulin, il faut distin-
guer l'historien du cartésianisme d'avec l'homme qui prétend au rôle
de métaphysicien créateur. Nous n'insisterons pas davantage sur les
prétentions du métaphysicien aspirant au génie : ce serait inutile et
cruel. Nous aimons mieux caractériser le talent de l'historien du car-
tésianisme, de l'écrivain philosophe. Ce talent a de l'éclat et de la
forcé par saillies, mais il est foncièrement inégal. L'auteur, mal-
TOME lY. 61
^46 REVUE DES DEUX MONDES.
^é l'évidente sincérité et l'incontestable profondeur de ses études»
«e semble pas toujours s'être assez assimilé les sujets qu'il traite :
aussi parfois manque-t-il de cette fermeté lumineuse que donne
seule l'égale compréhension du tout. Souvent aussi , s'il veut faire
connaître les opinions d'un philosophe ou d'un savant, au lieu de les
analyser d'une manière substantielle et rapide, M. Bordas-Demoulin
prodigue les citations in extenso, et de cette manière il altère l'unité
de sa composition. Puisqu'il a beaucoup vécu avec le xvir siècle,
M. Demoulin aurait pu apprendre dans, Bossuet l'art de ne faire que
des citations décisives, habilement coupées, et s'incorporant avec le
texte de l'écrivain qui s'en autorise. Il suffit d'ailleurs d'un mot,
d'un tour de phrase, pour faire comprendre aux doctes qu'on a puisé
à telle source.
En un mot, le livre sur le cartésianisme est un remarquable début
4ans les sciences philosophiques. Ceux qui le liront avec l'atten-
tion qu'il mérite seront touchés, nous n'en doutons pas, par la vi-
gueur d'esprit de l'écrivain et par l'élévation de son style, qui a
quelque chose de traditionnel et de classique. Maintenant, où ira
l'auteur? Restera-t-il un cartésien de l'école de Malebranche? Dans
un court avertissement, M. Bordas-Demoulin fait pressentir qu'ii
pourrait avoir d'autres travaux à communiquer au public. La critique
ne saurait donner une meilleure preuve d'estime à l'auteur qu'eu
lui conseillant une sévère révision de ses opinions, de ses préjugés,
une délibération nouvelle et profonde sur la nature et la portée de
ses doctrines philosophiques.
Dans le concours ouvert au sujet du cartésianisme, l'Académie
des Sciences morales et politiques a été juste en décernant la moitié,
du prix à M. Francisque Boullier. Cet honorable professeur à la
faculté des lettres de Lyon a su embrasser tous les faits qui se ratta-
chent d'une manière plus ou moins directe à la révolution carté-
sienne. Il s'est occupé avec soin non-seulement des philosophes
illustres, mais des hommes secondaires qui eurent dans leur temps
leur mérite et leur emploi. Dans l'époque antérieure à Descartçs,
M. Boullier n'a pas voulu négliger la mémoire de Bernardino Telesio
et de François Patrizzi, ces adversaires si passionnés d'Aristote, l.ç
second surtout : avec le même esprit de justice, il a donné une place
dans la rénovation cartésienne à des hommes comme Louis de la
Forge, Geulincx et Clauberg. Sylvain ^egis ne pouvait être oublié,
car il est le plus connu des cartésiens du second ordre, et Fontenelle
lui a consacré un de ses éloges. M. Boullier est par-dessus tout exact,
DU CAUTÉSlA7«nsKrÈ ET ©E L'B(îtECTlSME. 94*7
méthodique, et il aspire à être complet. V Histoire de la révolution
cartésienne n'est pas un livre qui puisse aittirer les regards par rédat
du st}le ou la hardiesse des pensées : c'est un travail consciencieux,
substantiel, c'est une de ces compositions modestes et solides qui
commandent l'estime.
Soldat discipliné de l'éclectisme, M. Boollier en professe toutes les
opinions. Les critiques qu'il adresse à la métaphysique de Descartes
lui sont inspirées par la psychologie de l'école à laquelle il appar-
tient. Malheureusement cette partie du mémoire de M. BouIIrer n'a
pas assez d'ampleur et de détails : c'est fâcheux, car là était l'intérêt
actuel et philosophique de la question.
En faisant la critique du cartésianisme, l'éclectisme s'est trouvé
conduit à affirmer de plus en plus son caractère exclusivement psy-
chologique (1). Jamais entre deux écoles l'opposition ne fut plus sail-
lante. On pourrait dire que le procédé de Descartes a été surtout de
calquer la nature humaine sur la nature divine. Quand il a affirme
l'identité de la pensée et de la vie, Descartes se plonge dans la mé-
ditation de Dieu, et c'est avec ce qu'il y trouve qu'il se représente
la nature humaine. L'éclectisme a renversé le procédé , il étudie
l'homme, il s'attache exclusivement à l'observation du moi; quand
enfin il se détermine à contempler Dieu, il lui arrive de construire
une théodicée avec des faits psychologiques, et la volonté divine se
trouve calquée sur la Yolonté humaine.
L'éclectisme donne une grande preuve d'impartialité, et presque
à ses dépens, quand il met en lumière le cartésianisme. En effet,
exciter les esprits à l'étude d'hommes tels que Descartes, Spirioza,
Leibnitz, c'est faire reparaître l'ontologie sur le premier plan de la
scène, et dès- lors il est inévitable que de nouveaux déhats s'élèvent.
On n'échappe pas d'ailleurs au mouvement de son siècle. Les intel-
ligences, les imaginations sont tourmentées de je ne sais quelle pas-
sion pour les choses religieuses et divines. Les uns frappent h la
porte du sanctuaire, les autres à celle de l'école. Malheur à la philo-
sophie qui s'effraierait de cette curiosité, et ne serait pas en mesure
de la satisfaire! La science ne saurait vouloir ni éluder les questions,
ni circonscrire l'activité de l'esprit. Son rôle est sévère, sa mission
««iguste : elle tire son autorité de sa sincérité incorruptible. A ceux
(1) Sur ce point, il faut consulter, indépendamment du travail de M. Bonllier,
le Rapport, fort remarquable, présenté par M. Damiron, an nom de la section de
pbilàëopbië, Bur la qoéstion du cartésianisme.
61.
948 REVUE DES DEUX MONDES.
qui lui demandent la vérité, elle la doit entière avec ses horizons
infinis et ses inflexibles réalités.
De notables services ont été rendus aux sciences philosophiques
par l'éclectisme. L'antiquité remise en honneur, l'histoire de la phi-
losophie embrassée dans toute son étendue, plusieurs des parties de
cette histoire exposées avec éloquence et profondeur, la méthode
d*observation appliquée avec sagacité, des faits psychologiques érigés
en système, sinon sur d'inébranlables fondemens, du moins avec une
ingénieuse habileté, voilà des résultats qui assurent à ceux qui ont
su les obtenir une place tout-à-fait honorable dans le développement
intellectuel de notre époque. Il ne s'agit ici ni de dénigrer ni de
flatter personne, mais de dire ce qu'on sent être le vrai. Maintenant
le premier regard que nous jetons autour de nous nous avertit que
sur beaucoup de points les fondemens de la certitude sont ébranlés.
Des notions qu'on avait réputées solides chancellent; certaines
idées s'obscurcissent; chez beaucoup, la raison doute d'elle-même.
Il y a là un mal réel auquel il faut remédier énergiquement. Or
les défaillances de l'esprit ne sauraient avoir d'autre médecin que
l'esprit lui-même, qui ne peut tirer que de son propre fonds ce qui
lui est nécessaire pour sa guérison, sa force et sa grandeur. Si donc
dans notre siècle la philosophie a fait quelque chose, il lui reste
beaucoup à faire.
Parmi les pensées détachées de Goethe qui n'ont été connues qu'a-
près sa mort, nous trouvons celle-ci : t( Il ne peut y avoir de philo-
sophie éclectique, mais seulement des philosophes éclectiques. »
Quel est le sens véritable de cette sentence? Aux yeux de Goethe,
Vhistoire de l'éclectisme pouvait se résumer dans cette phrase : Tôt
capita^ tôt sensus. En eff'et, comme le propre des éclectiques est
de choisir eux-mêmes dans toutes les doctrines ce qui leur convient,
il suit qu'un éclectique, en vertu même de son principe, ne saurait
s'identifier avec la pensée, avec le choix d'un autre éclectique.
L'écueil de l'éclectisme est celui-ci : c'est la difficulté qu'il éprouve
nécessairement pour aboutir au dogmatisme. Nous ne disons point
que la difficulté soit insurmontable. Leibnitz et Hegel en ont triom-
phé jusqu'à un certain point; mais il est évident que, si le vrai dog-
matisme est le résultat simple d'une affirmation primordiale, il doit
rencontrer dans les conditions même des tendances éclectiques les
plus sérieux obstacles. C'est dans la nature des choses, et il n'y a là
de la faute de personne.
Interrogeons l'histoire des idées, nous verrons l'esprit humain
DU CARTÉSIANISME ET DE L'ÉCLECTISME. 949
s'enthousiasmer pour un système, puis en prendre dégoût; nous le
verrons môme à certaines époques témoigner une sorte de dédain
général s'adressant à tous les systèmes. Cette disposition n'est pas
durable; bientôt l'indestructible vocation de l'esprit humain pour le
dogmatisme se fait jour et reparaît avec une ambition, avec une
énergie nouvelle. Aussi, tout en se préoccupant comme il convient
des tendances sceptiques qui peuvent de nos jours énerver les âmes
et troubler les esprits, on ne doit pas en concevoir une découra-
geante inquiétude. Il n'y a pas pour le scepticisme de triomphe
éternel; autrement il faudrait fermer le livre de l'histoire et de la
vie. L'esprit de l'homme revient au goût du vrai, ainsi qu'à la con-
viction qu'il est doué de la puissance nécessaire pour le trouver. On
peut même, à certains symptômes, reconnaître aujourd'hui une ten-
dance assez générale à se mettre à la recherche de solutions plus
positives et plus satisfaisantes que les solutions connues. Il doit être
en effet dans la destinée de l'éclectisme de donner naissance à des
développemens divers qui le contredisent sur des points essentiels.
Ces contradictions, par lesquelles marche la science, sont honora-
bles pour ceux qui en sont l'objet, car elles prouvent qu'ils ont mis
les armes à la main à ceux qui les combattent.
Puissions-nous ne pas nous abuser en espérant que dans l'avenir
le mouvement philosophique aura un autre caractère que les travaux
accomplis! Ces travaux, nous le répétons, ont été utiles, méritoires;
quelques-uns sont excellens. Maintenant d'autres besoins deman-
dent d'autres efforts. Nous voudrions aujourd'hui voir sur le premier
plan plutôt la pensée individuelle que l'érudition et l'histoire. Ce
qui se passe n'est-il pas fait pour ranimer l'ardeur de l'esprit, pour
l'exciter à user de toutes ses forces? On dirait comme une conspi-
ration générale contre la raison humaine : nous ne croyons pas que
depuis le xvr siècle elle ait jamais été plus assaillie, plus accusée.
Dans la patrie de Kant domine le mysticisme, ou, pour parler le lan-
gage du pays, le supernaturalisme, avec d'autant plus de puissance
qu'il déploie un grand appareil métaphysique et une vaste érudi-
tion. Ici c'est à moins de frais que la raison est poursuivie : on lui
reproche son impuissance sans se mettre en peine de la prouver,
mais en revanche la déclamation s'emporte parfois jusqu'à la fureur.
Il semblerait que le caractère spiritualiste des opinions philosophi-
ques de notre âge devrait tempérer la passion des défenseurs offi-
ciels et officieux de la religion et de f église. Détrompez-vous : le
spiritualisme de notre époque est réputé par eux plus dangereux
950 REVUE DES DEUX MONDES.
que le matérialisme du siècle dernier. Il faudrait désespérer des
destinées de la philosophie, si ces attaques et ces injustices n'inspi-
raient pas à ses représentans une foi plus vive dans la puissance et
dans les droits de la raison calomniée. C'est cette foi qui fit au
XVII* siècle la grandeur du cartésianisme, c'est elle qui alors gagnait
à la philosophie tant de disciples et d'adhérens. Ajoutez à cette foi
vivifiante l'étendue de la doctrine de Descartes, la multiplicité des
objets auxquels elle s'appliquait, et vous aurez trouvé les deux
causes de l'immense autorité qu'elle exerça. Le médecin , le physio-
logiste, l'astronome, le physicien, le géomètre, le moraliste, ren-
contraient dans la science qu'ils cultivaient la trace de Descartes , et
il fallait bien que chacun d'eux tînt compte de cette impérieuse et
féconde intervention. A défaut d'un de ces grands systèmes qui em-
brassent tout, nous voudrions qu'en France l'esprit philosophique,
ayant la conviction de sa force, voulût porter partout son influence,
mettre son empreinte partout. Les sciences, les lettres, la politique,
offrent à l'esprit philosophique des régions à fertiliser. En vain
l'industrialisme affirme qu'il est à lui seul toute sagesse; quand
l'homme avec le fer, le feu, l'air et la vapeur, aura épuisé la docilité de
la matière, il se retrouvera toujours le même, et il devra toujours
apprendre à se gouverner lui et les autres. Depuis vingt ans, l'ima-
gination a régné sans contrepoids dans les lettres et dans les arts ,
on a eu pour la forme et pour la fantaisie des adorations sans réserve
et sans frein. Pourquoi donc aujourd'hui , autour des idoles qu'on
encensait naguère, s'est-il fait tant de solitude et de silence? C'est
qu'on a compris que dans beaucoup de ces simulacres l'esprit n'ha-
bitait pas; aussi les seuls artistes qui n'avaient pas fait divorce avec
la pensée, avec la raison, n'ont pas perdu la faveur de la foule, et,
ce qui vaut mieux encore, leur propre estime. Ainsi donc l'état des
croyances religieuses en Europe, le matérialisme politique, dans les
lettres et dans les arts une décadence passagère, tout vient provo-
quer la philosophie à de nouveaux travaux. Cet appel sera compris.
En face des attaques et des clameurs d'un fanatisme aveugle, au
milieu de l'apathie des uns, de la déroute des autres, sachons main-
tenir l'esprit philosophique dans sa liberté, le développer dans sa
force. En dépit de toutes les déclamations et de toutes les folies,
la France sera toujours comme le sol natal de la raison , et l'arbre
de la science ne sera pas déraciné.
Lerminier.
yiiin I II II jijj
MOUVEMENT
DES PEUPLES SLAVES.
1»VUJBL FASSE, UEURS TEBTDANCES NOITVXIJ^^.
^VJ^ PB H. |UÇKIBWI«.
Les peuples slaves prés^enteat un des plus grands spectacles de notre
époque. Ils n'ont long-temps joué qu'un rôle secondaire, restante l'écart,
ébauchant leur tardive civilisation, et sans influence au dehors; mais pour
eux aussi, depuis un demi-siècle, tout a bien changé. L'empire russe s'étend
sans mesure; il touche aux frontières de l'Allemagne et à celles de la Chine,
aux portes de l'Inde et à la Perse ; il menace l'Occident , convoite Con-
stgptinople, et dispute l'Asie aux Anglais. Tout autour du colosse, en
Bohême, sur les bords du Danube, dans les Krapaks et les montagnes illy-
riennes, les Slaves étaient dans l'abaissement. Courbés sous des dominations
étrangères, ils demeuraient muets et oubliés : ils se relèvent aujourd'hui.
Ceux de l'Autriche cessent d'être une foule obscure et sans physionomie; ils
redeviennent une i?ati.on. Us réclament lj[iUA-,liiJi^<:ie tonjbée m désuétude; ils
952 REVUE DES DEUX MONDES.
remettent en honneur leurs anciennes coutumes; ils rapprennent leurs
vieilles chansons. Savans, publicistes, poètes, attisent dans les cœurs le pa-
triotisme, et provoquent une insurrection paciflque, mais résolue, contre l'in-
fluence allemande. Les peuples les plus braves de la Turquie, Bosniaques,
Serbes, Albanais, sont Slaves; le même désir d'indépendance les anime;
ils sentent leur force et la faiblesse de leurs maîtres, et ils s'agitent comme
un camp au réveil. La Pologne enfin, que l'on croyait perdue, grandit de
cœur dans son martyre; elle garde une indestructible espérance, et cette géné-
reuse nation tombée, mais non pas déchue, donne, en ce siècle de calcul et
d'égoïsme, l'exemple de l'enthousiasme et du dévouement. Ainsi, des bords
d& la mer Blanche aux falaises de l'Adriatique , et des Alpes orientales à
l'Oural, les peuples sont ébranlés : ici, c'est un empire qui marche à la souve-
raineté du monde; là, une infortune héroïque; ailleurs, des vaincus qui fré-
missent contre le joug ou l'ont déjà secoué, et partout également une émo-
tion profonde, l'élan vers des destinées nouvelles, une solennelle attente de
l'avenir. Une race entière prend son essor. C'est là plus qu'un événement
politique; c'est aussi une révolution morale qui semble commencer dans une
moitié de l'Europe.
La question slave touche à toutes les grandes questions de l'époque. On la
connaît mal cependant. On s'est peu occupé encore de ces nouveaux arrivans
de l'histoire, restés en partie à demi barbares, et dont les plus avancés s'em-
pressaient hier à nous copier. Tout se passe d'ailleurs avec tant de mystère
dans ce monde slave, si différent et pourtant si voisin du nôtre. Quelquefois
un bruit nous en arrive; puis tout redevient silencieux, jusqu'à ce qu'un évé-
nement soudain nous apprenne en éclatant ce qui se préparait, à notre insu,
parmi ces peuples. L'attention se tourne enfin sérieusement vers eux; on les
visite, on s'informe avec curiosité de tout ce qui les regarde, on commence à
apprendre leurs langues, et les gouvernemens sentent le devoir de favoriser
des études dont l'intérêt devient général.
Dans plusieurs universités d'Allemagne, à Berlin, à Breslau, à Leipzig, à
Erlangen, on a fondé des chaires de littérature slave. Le collège de France
en possède une depuis trois ans, et c'est la plus importante de celles qu'on
a créées; elle excite les vives espérances des Slaves; elle est presqu'une insti-
tution nationale pour eux. On y a appelé M. Mickiewicz, leur premier poète,
et cette chaire est la seule où ils puissent s'expliquer avec une entière IVan-
chise. Sur leur immense territoire, il n'y a pas une place où la parole soit
libre. L'Autriche a sa censure, et la Russie n'est qu'une vaste bastille. Le gou-
vernement russe mutile les documens, ordonne le mensonge, impose le si-
lence. Il n'est pas permis de dire la vérité sur la maison régnante. Karamsin
était trop honnête homme pour en écrire l'histoire, même sous Alexandre;
1 n'a conduit son ouvrage que jusqu'à l'avènement des Romanow. On n'ose,
dans les collèges, parler des faits les plus notoires. Il y est convenu, par
exemple, de dire que Paul mourut d'apoplexie, quand personne n'ignore sa
fin tragique. Un professeur racontait un jour cette mort, les larmes aux yeux,
h
MOUVEMENT DES PEUPLES SLAVES. 953
et il porta la main à sa cravate avec un geste expressif, tout en répétant le
mensonge officiel. Ce geste fit le tour des lycées russes. Maintenant les Slaves
ont reçu de la France une tribune européenne. C'est dans la salle où professe
M. Mickiewicz que pour la première fois se fait entendre librement leur voix.
Cette étroite enceinte est pour eux une précieuse conquête, et on y rencontre,
à côté de la jeunesse de nos écoles, des émigrés polonais, russes, bohèmes',
illyriens.
L'enseignement du professeur ne frappe pas moins que l'auditoire par sa
physionomie étrangère. M. Mickiewicz est un esprit d'une autre race que la
nôtre. Il a l'imagination tournée à la parabole, naïve et fière, un enthou-
siasme que n'a pas affaissé le doute séculaire de l'Occident, un mysticisme
viril et affectueux qui commande l'action en exaltant le patriotisme. L'origi-
nalité qui distingue M. Mickiewicz ne lui appartient pas tout entière : elle
est celle du génie slave, et produit cette vive impression que donnent au
voyageur des sites où tout est nouveau pour lui. On regrette cependant que
la hardiesse de la pensée soit quelquefois impatiente et téméraire chez M. Mic-
kiewicz. Il a trop besoin de foi pour s'arrêter toujours quand il le faudrait.
Il aurait sans cela été moins entraîné aux espérances prématurées qui agitent
une partie de l'émigration polonaise. Nous ne saurions partager toutes ses
idées; mais alors même qu'on se sépare le plus de lui, on reconnaît à sa
parole élevée sans emphase, énergique sans effort, cette sévère autorité que
la plus belle éloquence ne donne pas, et que possède l'homme le plus simple,
si le devoir est son soin suprême. C'est un entier oubli de l'effet : jamais le
moi, et toujours l'homme, et l'on est heureux, en écoutant M. Mickiewicz,
de se sentir sous l'influence d'un noble caractère.
Depuis l'ouverture de son cours, M. Mickiewicz a esquissé le tableau com-
plet de l'histoire et de la littérature slaves. On a publié en polonais les leçons
des deux premières années , et l'on vient de les traduire en allemand .• nous
espérons que nous ne tarderons pas trop à les posséder en français. Ce livre
est le plus important qui ait paru sur les Slaves. On est, à sa lecture, comme
transporté dans leur patrie. On visite les diètes orageuses de la Pologne, le
Kremlin plein de supplices, la chaumière du serf, le château du seigneur,
les rochers illyriens, les forêts qui résonnent du bourdonnement des abeilles
et du chant des oiseaux, les steppes silencieuses. On assiste aux grandes épo-
ques des Slaves, à leurs luttes contre l'Asie, à leurs querelles intestines, et
l'on entend , au-dessus de ces bruits de guerre, des voix harmonieuses, des
chants de triomphe ou de deuil qui se succèdent comme ceux d'une vaste
épopée nationale; poésie généreuse, tendre, héroïque, qui respire l'air libre
des campagnes, et unit aux magnificences orientales l'énergie du Nord.
M. Mickiewicz a mieux que personne surpris le secret des peuples slaves;
il n'a pas saisi seulement leur physionomie, il a pénétré jusqu'à l'ame. On est
frappé de voir combien ils nous ressemblent peu. Tant qu'on n'est pas averti
de cette différence, on se trompe singulièrement sur leurs affaires; on a beau
chercher à suivre leurs mouvemens , on n'en devine pas plus la directio»
954 REVUE DES DÉ«X STONÎ^i.
qu'on ne comprendrait les marches et contt-e-marcheS d*iine arfnéc quand o^
ignorerait la manœuvre qu'elle exécute. Nous n'avions guère jusqu'ici qu«
de vagues et inexactes notions sur les Slaves. Nous ferons connaître, d'après
M. Mickiewicz , leur génie, leurs institutions, et les influences qui ont agi
sur eux. Nous interrogerons même avec lui l'époque primitive; cette étude
nous donnera de précieuses lumières. Il est resté jusqu'à ce jour de nom-
breuses coutumes de ces temps anciens, et le caractère national , malgré tout
ce qui l'a altéré, est au fond demeuré le même, surtout chez le peuple. Main-
tenant les Slaves, après avoir imité l'Europe et l'Asie, semblent vouloir rede-
venir eux-mêmes. Aussi étudient-ils avec passion leurs origines, et le zèîe
qu'ils mettent à ces recherches montre assez qu'elles cachent pour eux quel-
que puissant intérêt patriotique. Une fois que nous connaîtrons l'esprit qui
anime les Slaves et les idées qui les gouvernent, nous serons en état déjuger
ce qui se passe aujourd'hui parmi eux. Leurs tendances nous éclaireront sur
la mission qu'ils ont reçue, et nous pourrons entrevoir l'avenir que la Provi-
dence leur réserve.
Partout où ils sont soumis à une race étrangère, en Autriche, en Turquie,
ils finiront sans doute par s'affranchir. Il est probable aussi que les Russtes
s'étendront encore en Asie. Mais la Pologne se relèvera-t-elle ? la Russie par-
viendra-t-elle à dominer en Europe ? sera-t-elle toujours elle-même courbée
sous le despotisme des tsars? ou bien, comme plusieurs raisons portent à le
présumer, tandis que l'Occident se transforme , se prépare-t-il aussi parmi
les Slaves une révolution pareille qui ferait d'eux les auxiliaires de la liberté?
Nous examinerons ces hautes questions, et nous chercherons à y répondre.
I. — ÉPOQUE PRtMti'IVE.
L'instinct mystérieux qui enseigne aux oiseaux les routes de l'air et guide
les peuples aux pays qui leur sont préparés conduisit, à une époque ignorée,
bien des siècles avant Jésus-Christ, les Slaves du fond de l'Asie aux plaines
de l'Europe orientale. Ils se sont répandus plus loin : on retrouve leurs ves-
tiges dans la Belgique, dans la Vendée, jusqu'en Angleterre; mais, refoulés
bientôt par les Celtes et les Germains , plus puissamment organisés , ils se
sont concentrés autour des Krapaks. Au pied de ces monts se déroulent des
plaines immenses que la charrue sillonne aisément. Le commerce n'est pas
provoqué dans ces contrées par des mers ou des fleuves faciles; elles atten-
daient un peuple de laboureurs , et le Slave est né pour les soins de l'agri-
culture. Tandis que le Bédouin ne peut quitter sa vie errante, le Slave, devenu
maître de vastes steppes, ne les a jamais traversées qu'avec un secret effroi,
et il s'y est établi sans se faire nomade. II n'aime pas davantage les villes; il
lui faut la campagne; non pas la métairie, mais le village.
L'organisation primitive des Slaves offre un spectacle unique, qui ne peut
s'expliquer que par leur religion. Ils adoraient un dieu suprême et rémuué-
MOUVEMENT DES PEUPLES SLAVES. 955
rateur, croyaient à rimmortalité de l'ame, et reconnaissaient un esprit déchu
dieu noir qui combattait le dieu blanc. Du reste, ils n'avaient pas l'idée
d'une révélation; ils n'ont point eu de prophètes, et aucun messie ne les a
visités. La simplicité de cette religion prouve la haute antiquité des Slaves;
ces peuples se sont constitués avant la crise qui a produit les mytholg^ies ils
conservèrent pures les traditions de l'âge patriarcal. Ils en avaient surtout re-
tenu les rites domestiques et agricoles. Dans leurs fêtes, ils célébraient les
esprits des aïeux et les divinités des champs. La vie de famille et les travaux
de la campagne étaient, jusque dans leurs moindres détails, réglés avec une
rigueur liturgique. Repas, vêtemens, habitation , labour, semailles et mois-
son, heures, journées, saisons, rien n'était indifférent, tout avait un sens
mystique.
Les Slaves ne pouvaient avoir de prêtres; un sacerdoce suppose une révé-
lation. Ils n'avaient non plus ni seigneurs, ni rois. Certains hommes étaient,
chez les anciens, élevés au-dessus du peuple, parce qu'on les croyait issus
des dieux, et les Slaves n'avaient pas de mythologie. Ils étaient, à cause de
leur dogme, tous égaux et frères, et chacun égal à tous. Dans leurs assem-
blées générales, dans les assises du jury (1), et plus tard dans les diètes po-
lonaises, le consentement unanime était nécessaire; on ne pouvait prendre
une décision dès qu'une voix s'y opposait. C'est là un principe essentiel du
droit slave.
Lorsqu'un village comptait plusieurs familles de plus de sept membres,
et qu'une année fertile donnait double ou quadruple récolte, il fondait une
colonie. Les vieillards déterminaient, d'après les anciennes coutumes, le
départ, la route, le terme du voyage. Arrivés sur leurs nouvelles terres, les
émigrans attelaient un bœuf blanc et un bœuf noir, et le sillon tracé était
la limite légale. La colonie s'appelait swoboda ou sloboda (liberté). Il s'y
trouvait un bois sacré pour les cérémonies religieuses, les assises du jury,
€t la discussion des affaires publiques. En cas d'invasion, on coupait des
rameaux des arbres sacrés et on les envoyait aux voisins , qui accouraient
à ce signal. A côté du bois, une enceinte fortifiée servait de refuge contre les
attaques imprévues. Une troisième place correspondait au mont Palatin de
Rome; c'était là que s'offraient les sacrifices; là aussi plus tard on exécuta
les criminels et on brûla les cadavres. On réservait une terre communale ,
que tous les colons devaient cultiver. Les récoltes s'emmagasinaient dans des
greniers publics et servaient à défrayer les hommes qui formaient la milice
et à nourrir le peuple dans les temps de famine. Le reste du territoire se par-
tageait en lots égaux; chaque ménage en recevait un plutôt en usufruit qw'en.
propriété; il ne pouvait ni le vendre, ni l'aliéner, ni l'augmenter. Chaque
n)ënage se bâtissait aussi une maison de bois. Les vieillards désignaient le
(I) Les Saxons et les Anglais se disputent l'honneur d'avoir créé le jury. Des
deux côtés, on a lort. Le jury est une institution slave, que les Saxons ont adoptée
très anciennement, et transportée en Angleterre.
956 REVUE DES DEUX MONDES.
jour et l'heure où on devait abattre l'arbre; toujours cet arbre avait la même
grandeur, et la maison, la même dimension. L'avidité de l'homme était con-
tenue ainsi dans de justes bornes (1). Les Slaves voyaient d'ailleurs un péché
dans la propriété; ils ne s'appropriaient jamais rien sans des rites expiatoires,
afin que cette impiété ne leur attirât pas malheur. Le mariage était également
une souillure à leurs yeux; ils en croyaient le premier fruit frappé de malé-
diction, et mettaient même à mort les premiers-nés de certains animaux
domestiques. Les Serbes appellent encore aujourd'hui l'aîné le premier fils du
péché. Le cadet, comme le plus pur, avait la meilleure part des bénédictions
paternelles; à la mort du père, il succédait à ses droits sur le domaine d«
famille, et, si ses frères étaient trop nombreux pour rester avec lui, ils allaient
former un nouvel établissement.
Ainsi les Slaves couvrirent peu à peu de vastes contrées de leurs petites co-
lonies. Ce n'était pas une conquête à main armée; c'était un progrès lent,
continuel, une invasion pacifique des terres labourables. Ces camps agricoles
n'étaient point unis par des intérêts communs; ils n'avaient d'autres rapports
que ceux de bon voisinage. Les premiers Slaves ne surent point former d'états,
ils ne se liguèrent jamais pour de grandes expéditions, ils n'élevèrent pas
de monumens, ils ne composèrent point de vastes poèmes. Tout entiers aux
soins de leurs champs, ils bornaient leur pensée aux limites d'un village; mais
chez aucun autre peuple les villages n'eurent d'aussi belles institutions. De
l'Oder au Volga, entre les tribus guerrières de la Germanie et les farouches
nomades des steppes , cette partie du Nord offrait une sorte d'idylle sociale :
un peuple paysan , juste, bon , paisible , en cultivait les plaines. Dans l'en-
ceinte de la sloboda se cachait une vie fraternelle et heureuse. Les Slaves,
libres, joyeux, insoucians, mêlaient leurs travaux de chants et de danses. On
ne voyait parmi eux ni riches, ni pauvres; ils avaient peu de besoins, igno-
raient l'ambition, et exerçaient la plus cordiale hospitalité. Quand ils allaient
travailler, ils laissaient leurs maisons ouvertes pour que le voyageur pût y
Irouver asile et nourriture, et l'étranger qui traversait leurs campagnes était
(t) Il est resté quelque chose de cet esprit. Les Slaves n'ont pas le jaloux et cu-
pide égoïsme de la propriété, qui est uue des plaies de notre Occident. On ne voit
ni haies ni murs dans les campagnes; les propriétés ne sont séparées que par une
bande de gazon. Ce serait un grand crime à l'homme d'y toucher; mais les animaux
peuvent en manger l'herbe, et, quand les blés sont hauts, les vaches broutent à
la file l'étroite limite. On craint si fort d'entamer du soc ce ruban vert, que presque
partout il s'est beaucoup élargi. Les terres sont en jachère tous les deux ans; elles
deviennent alors communes, et chacun peut y faire pâturer librement son bétail.
Les paysans observent encore les anciens rites dans la construction de leurs mai-
sons. Si l'un d'eux, opprimé par son seigneur, s'enfuit, pas un de ses voisins ne
voudra s'emparer de sa propriété; coutume d'une haute moralité qui abolit toute
idée de conflbcalion et empêche de profiter du malheur de son prochain. Les procès
sont très rares, et l'hospitalité est sans bornes.
MOUVEMENT DES PEUPLES SLAVES.
charmé de cette vie facile et gaie , de ces mœurs douces et sympathiques, de
cet accueil bienveillant.
Mais l'homme n'est pas fait pour se reposer sous les ombrages du verger
paternel; un tranquille bonheur ne lui est pas permis. Ces temps anciens
curent aussi leurs alarmes et leurs infortunes. Les fêtes rustiques des Slaves
étaient souvent troublées. Une grande calamité frappa ce peuple et le punit
de son organisation imparfaite. Les Slaves, dispersés en une multitude de co-
lonies, purent être séparément attaqués et conquis. Il leur fut impossible d'ar-
rêter les flots des envahisseurs et de se maintenir indépendans; ils se virent
traînés en esclavage chez tous les peuples de l'Europe, et le mot même d'esclave
chez les Romains et au moyen-âge fut pris du nom de cette race, qui subit plu-
sieurs fois de dures servitudes. Enlevés de leurs villages, les Slaves étaient con-
duits aux cités romaines et y menaient une vie misérable dans le regret du
bonheur perdu. Deux chefs-d'œuvre delà statuaire antique attestent encore ces
souffrances. Le Scythe esclave est évidemment un Slave; on le reconnaît à
l'angle facial. Le front déprimé et chauve annonce de longues méditations,
la joue est creuse, le regard terne; rien n'égale l'expression de la bouche. Cet
homme paraît regarder sa victime et sentir le malheur d'être obligé de la
torturer. Il se résigne cependant; il est effrayé et triste. Le Gladiateur mou-
rant qsX un type encore plus sublime des mêmes douleurs. Byron, le premier,
reconnut en lui un Slave. Son génie devina mieux que le goût de Winckelmann
et la science de Visconti. Ce gladiateur expire sur l'arène du cirque de Rome.
Son sang commence à couler à rares et grosses gouttes qui ressemblent, dit
le poète , à ces gouttes qui tombent avant Torage. Il ne s'occupe pas de ce
qui l'entoure, il ne voit plus les spectateurs, il ne semble pas même animé de
colère ou de honte, il est en extase; à ce moment suprême, il se rappelle sa
hutte au bord du Danube, au milieu d'une prairie, dont on l'a arraché. C'est
la figure la plus tragique de l'art ancien.
Pendant plus de mille ans, les Slaves menèrent la vie que nous venons
d'esquisser. Cette époque d'unité confuse s'est passée sans évènemens et n'a
pas d'histoire. Les colons firent chaque année leurs semailles et leurs mois-
sons; il n'y a, sauf de fréquens esclavages, pas d'autre nouvelle à donner
d'eux. Mais au yV siècle après Jésus-Christ, une crise s'opère, et les Slaves
se séparent en peuples divers, qui ont chacun leur génie, leur langue, leur
histoire, leur littérature.
La Russie se développa surtout dans sa lutte contre les Mongols. Après
deux siècles d'humiliante servitude, elle parvint à chasser les nomades. Née
sous l'inspiration de cette résistance long-temps malheureuse, la poésie russe
est grave, triste, pénétrée de religion, mais d'une religion qui prie pour la
terre plus que pour le ciel; elle rêve pourtant déjà la force, la puissance et
l'empire, et se tient prosternée devant la majesté du tsar. La poésie polonaise
est bien différente; le patriotisme en est l'ame. Le poète polonais célèbre
plus souvent que le roi les héros qui ont bien mérité de la république. La
958 REVUE DES DBl?X MONDES.
patrie a ses plus beaux chants et ses plus saintes pensées; elle est pour lui
un nom magique, plus doux même que celui de l'amour.
Entre les Mongols et les Turcs, les Russes et les Polonais, s'étendent de
vagues espaces, immense steppe, grand chemin d'Asie en Europe, route d«s
contagions, des armées d'insectes, des invasions nomades, champ de bataille
où se sont mêlés dans le sang les peuples de l'Orient et de l'Occident, pays
connu sous les noms divers de petite Russie, de petite Pologne ou d'Ukraine.
Cette terre, souvent dépeuplée, d'une végétation vigoureuse , couverte de
hautes herbes, est, comme dit un poète, labourée par le pied des ciievaux,
engraissée de corps morts, arrosée d'une fine pluie de sang, qui fait germer
une vaste moisson de tristesse. Les Cosaques l'habitent maintenant. D'ori-
gines confuses et diverses, ils parlent une langue intermédiaire entre le russe
«t. le polonais, et ont servi d'abord pour les Polonais, puis pour les Russes,
quelquefois même pour les Turcs. Leur littérature a subi plus d'une influence
aussi- Leurs chants sont surtout des chants de guerre, d'une énergique
beauté. Le poète cosaque, assis devant sa hutte de joncs, près de son cheval
qui broute, égare sa vue sur la steppe verdoyante; il évoque les ombres des
anciens chefe , il rêve aux combats du désert , et ses chants héroïques sont
répétée avec enthousiasme par tous les peuples slaves.
En franchissant le Danube, on trouve les Slaves répandus jusqu'aux mon-
tagnes de la Macédoine. C'est chez ces voisins de la Grèe^ que la civilisation
pénétra d'abord : ils restèrent pourtant bien au-dessous des autres Slaves, et
cela s'explique aisément. La plaine, grande route des migrations qui remon-
taient la vallée du Danube, était sans cesse balayée par de nouveaux arrivans.
Les montagnards gardèrent seuls la pureté de leur sang dans des retraites
d'une facile défense, et leurs chansons ont conservé le souvenir de leurs aven-
tures et de leurs guerres. Dans ces contrées sauvages, la vie est pauvre et
rude; la tranquillité, continuellement menacée. Les vallées forment autant
decaatons qui communiquent difficilement. La religion même devint une
soturce de discordes, parce que ces tribus reçurent le christianisme à l'épo-
que du schisme d'Orient. Une nationalité commune aurait peut-être fini par
les unir; mais la civilisation étrangère s'était imposée de bonne heure à ces
peuples, et, sans |)ouvoir leur communiquer une sève vivifiante, n'avait fait que
contrarier leur libre développement. A la fin du xiii^ siècle toutefois, les Serbes
furent sur le point d'unir tous ces petits états sous une même domination,
lorsque cet empire naissant fut détruit par les Turcs dans une seule bataille.
La noblesse et le clergé durent émigrer ; ils emportèrent avec eux sans retour
la richesse, la science et les souvenirs traditionnels. Le pauvre peuple resta
seul avec son deuil, et son esprit s'y est fixé pour jamais; aucune pensée n'est
venue l'en distraire, aucune espérance ne l'a détourné vers l'avenir; il est
demeuré inconsolable, Aujourd'imi encore, les Serbes versent des larmes en
passant sur les funestes champs de Kossovo. Leur haute poésie ne fait que
moduler cette longue plainte; elle pleui?e les héros tombés dans une journée
MOUVEMENT DES PEUPLES SLAVES. 95^
maudite; tout le reste s'est effacé de sa triste mémoire. Mais les Serbes oa
une poésie familière, belle de grâce, de modestie et de noblesse. Ce sont de
suaves motifs, de mélodieuses improvisations, que les jeunes gens et les
jeunes filles essaient ensemble , arôme délicat d'ames poétiques et chastes.
Ces chansons sont d'une exquise perfection , et il serait aussi impossible d'e»
imiter la virginale candeur que de contrefaire le geste naïf d'un enfant.
Les Bohèmes offrent un tout autre spectacle. Les montagnes qui les entou-
rent leur assurèrent un long repos, pendant que les contrées voisines étaient
désolées par les flots encore émus de l'invasion. Cette position favorable leur
permit de bonne heure un développement assez avancé. Au xi* siècle, ils
ont l'hérédité du trône par primogéniture, et cherchent à établir l'indivisibi-
lité des terres du royaume. Un siècle auparavant, ils écrivaient déjà des ou-
vrages en tschèque. Cependant, malgré cette paix et peut-être même à cause
d'une trop molle sécurité, il y a dans cette littérature je ne sais quoi de morne-
•et de froid , et un germe de destruction dans ce peuple, qui long-temps n'a
pu deviner sa mission , tandis que la Russie , sous la pression mongole,
et la Pologne, électrisée par les Turcs, se développaient puissamment. Ce
n'est pas que cette littérature soit pauvre ; bien au contraire. Les Bohèmes,
ont plus écrit que tous les autres Slaves réunis, mais leurs volumineux
ouvrages manquent d'originalité. Après avoir imité les Allemands , ils ont
voulu s'affranchir de ce joug. Malheureusement ils ont défendu leur race
plutôt que l'esprit national ; ils ont eu recours aux lois et aux armes; ils ont
prohibé la langue étrangère, au lieu d'assurer à la leur la préséance du
génie. On les a vus apporter la même étroitesse dans la religion , dont le
fanatisme a été chez eux tout national aussi. Aujourd'hui pourtant ils sem-
blent mieux comprendre leur rôle, et reconnaissent la place qui leur est
assignée parmi les Slaves. Dégoûtés des luttes politiques ^ religieuses, leurs
savans étudient le passé pour y trouver des liens capables de réunir touç
les Slaves en une même famille. Ce ne sont pas des antiquaires froidement
curieux d'une vaine érudition. Un enthousiasme presque religieux fait des^
Bohèmes les apôtres de la nationalité slave; un esprit guerrier et poétique
les anime; c'est la ferveur d'une croisade. Écrivant toutes les langues, ils^
traduisent pour les Serbes les chants polonais, pour les Polonais les épopées,
serbes, et leurs versions latines font connaître ces trésors de poésie à l'Europe
civilisée. Les Polonais et les Russes , en hostilité ouverte, se supposent tou-
jours des arrière-pensées : ils ne se défient pas d'un peuple qui élève la science
au-dessus des passions du jour. Si on peut reprocher quelquefois aux écri-
vains bohèmes de s'attacher trop encore aux formes de la nationalité, et de
ne pas assez tenir compte de l'esprit qui en est la vie, ils n'en demeurent pas.
moins reconnus et respectés comme les patriarches de la science slave.
L'élude des peuples slaves permet de saisir entre eux et les peuples de
l'Occident de curieux rapports à côté de notables différences. La Serbie a ,.
comme l'Espagne , défendu la chrétienté contre les musulmans ; elle a été
malheureuse, mais elle n'a pas montré moins de courage que les vainqueurs^
960 REVUE DES DEUX MONDES.
des Maures, et ses épopées rappellent les romances du Cid. La Pologne est
sœur de la France : elle n'a pas attendu pour combattre l'heure de son propre
danger; elle n'a pas songé à son existence seulement , elle a cherché au loin
l'honneur sur tous les champs de bataille; elle est généreusement accourue
à la défense de l'Europe, et de ses conquêtes elle n'a conservé qu'un sou-
venir immense, elle n'a laissé en liéritage à ses enfans qu'une grande sym-
pathie. La Bohême, comme l'Allemagne, est lente, laborieuse, fidèle au
passé, enthousiaste des idées abstraites. La Russie ressemble à l'Angleterre :
toutes deux ont été modifiées par l'invasion normande, et lui doivent leur
persévérance, leur patience, leur promptitude; toutes deux convoitent l'em-
pire universel , et dans les momens décisifs elles se sont toujours rappro-
chées, malgré cette égale ambition.
Voilà donc cinq langues , cinq littératures , cinq peuples différens; mais
on peut simplifier l'histoire slave. L'événement principal en est l'antago-
nisme de la Russie et de la Pologne. Elles se sont disputé le sceptre de l'Eu-
rope orientale, et ont entraîné dans leur querelle les Slaves de la Bohême,
du Danube et des steppes. On n'a pas encore compris ce qu'a d'implacable
ce combat à outrance, cette Thébaïde séculaire. La Russie et la Pologne ne
sont pas seulement deux états : ce sont deux pôles d'un même monde, deux
idées contraires lancées au milieu des peuples slaves, qui gravitent tantôt
vers l'une, tantôt vers l'autre. Cette dualité a des racines profondes; elle
agissait déjà sans doute secrètement à l'époque d'unité confuse, où l'on ne
voyait que communes partout semblables; car, aussitôt après, la langue se
divise brusquement en deux dialectes, qui donnent naissance chacun à de
nombreux idiomes. Chacun de ces dialectes a été déterminé et fixé par les
idées politiques, morales et religieuses dont les Russes et les Polonais sont
les représentans. Ainsi partout, dans la langue, dans l'alphabet même,
comme dans la religion et le gouvernement, se manifeste l'hostilité qui par-
tage le monde slave. Ce sont les causes de cette inimitié profonde, c'est ce
secret de la Russie et de la Pologne qu'il nous faut pénétrer.
II. — RUSSIE.
'-' Les Slaves étaient incapables de s'élever d'eux-mêmes à Tunité; ils avaient
besoin , pour se former en états, d'être aidés par le génie d'une autre race.
Des tribus guerrières vinrent, à l'époque des grandes invasions, les soumettre,
et leur donner l'organisation politique. Les pirates normands s'emparèrent
des plaines russes. Ils venaient de la Scandinavie et pénétraient par les
fleuves dans l'intérieur des terres. Leurs chefs exerçaient une autorité incon-
testée, et surent attirer tout le pouvoir à eux. Les Lèques et les Tschèques
fondèrent en même temps les royaumes de Pologne et de Bohême. Ces peuples
cavaliers descendaient du Caucase, et avaient pris par les steppes sans plan
/)ien arrêté. Ils formaient une aristocratie fière, turbulente^ indisciplinable.
MOUVEMENT DES PEUPLES SLAVES. %1
Us choisissaient leur roi dans une famille privilégiée , et la couronne était
souvent le prix de la course à cheval.
Voilà donc les Slaves constitués en états sous l'influence étrangère. T.a vie
n'était plus comme autrefois dispersée également sur tous les points du ter-
ritoire. La Pologne et la Russie étaient des corps bien organisés, avec un
cœur et des vertèbres; le christianisme vint souffler en eux l'esprit. La Po-
logne devint catholique, la Russie grecque. Les circonstances de la conver-
sion, le caractère du clergé, le rapport de l'église au pouvoir temporel, tout
fut contraire dans les deux pays. Les Polonais, vivement pressés par l'empire
germanique, qui faisait la croisade contre les païens du Nord, avaient intérêt
à se faire baptiser. Les Allemands cessaient dès-lors leurs attaques, et la Po-
logne était délivrée de ses plus redoutables ennemis. La Russie, au contraire,
faisait trembler les empereurs de Constantinople, qui cherchèrent à convertir
les pirates normands pour cimenter la bonne intelligence. Le catholicisme
mwr'n l'Occident à la Pologne; la Russie, devenue grecque, se tourna vers
l'Orient. L'église catholique demeura indépendante du pouvoir temporel, eut
des tribuns pour toutes les libertés, et compta autrefois parmi ses moines et
ses prêtres des hommes généreux qui cherchèrent à introduire l'esprit chré-
tien dans les institutions sociales. L'église grecque, isolée par le schisme, se
trouva à la merci du prince, qui lui interdit d'abord les discussions théolo-
giques; bientôt, par une conséquence nécessaire, il lui retira la prédication,
enfin la liberté d'écrire. Elle fut réduite au silence, et loin de protéger les
peuples contre le despotisme, elle devint une proie et une force pour lui.
Mais l'invasion des Mongols fut l'événement qui eut sur la Russie l'in-
fluence la plus décisive et la plus profonde. Au milieu de l'Asie s'élève un
immense plateau caché derrière les pics étincelans de l'Himalaya et les blancs
sommets de l'Altaï, triste steppe coupée de déserts de pierres, et battue par
les tempêtes d'un ciel inclément. Là, durant des siècles, des hordes farou-
ches comme leur patrie se promènent au-dessus des empires qui les igno-
rent et qu'elles doivent punir. Ce sont les Huns d'Attila et les Mongols
de Tschinguis-Khan. A leurs traits, à leur caractère, on peut reconnaître
cette race finnoise qui a reçu les steppes en héritage. Endurcis aux privations
et aux intempéries, exercés aux manœuvres et aux campemens, prêts à mar-
cher au premier signal, les Mongols vivaient enrégimentés, et naissaient pour
ainsi dire tout disciplinés. Us avaient un courage féroce, perfide, sans géné-
rosité, moins de la bravoure qu'un instinct carnassier, et de grands capitaines
pour conduire leurs bandes affamées. Ces pâtres cavaliers étaient soumis à
des chefs qui exerçaient le despotisme militaire le plus absolu. Sans mémoire
de l'infini, l'ame froide et grossière, ils manquaient d'instinct religieux. Ce
peuple, qui n'avait de culte que pour la force, de génie que pour la destruc-
tion, d'imagination que pour les supplices, semblait formé pour être le fléau
de Dieu.
De vieilles rivalités divisaient les Mongols et les empêchaient de tenter
62
TOME IT.
962 REVUE DES DEUX MONDES.
aucune grande entreprise, lorsque tout à coup, dans les premières années du
xiii* siècle, sans que rien eût préparé l'événement, sans que les haines se
fussent calmées, par le seul ascendant d'une ame puissante, ces hordes se
réunissent sous Tschinguis-Khan , et se précipitent à sa voix sur le monde.
C'est là une de ces apparitions dont on ne peut trouver la cause ici-bas et qui
élèvent la pensée plus haut que la terre. L'histoire de Tschinguis-Khan est
d'une sauvage grandeur. Orphelin à treize ans, abandonné de ceux dont il
devait être le chef, il mène d'abord une vie errante et fugitive. Il se voit enfin
à la tête de quelques hordes, joint et bat ses ennemis près de la Baldjouna.
Il y avait une forêt sur les bords de la rivière : il alluma de grands feux , et
fît bouillir ses prisonniers dans quatre-vingts chaudières. Ce succès commença
sa fortune. Poussé par une inquiétude d'agir qui ne lui laissait pas de repos,
Tschinguis-Khan guerroya dans les steppes jusqu'à ce qu'il en eût soumis
toutes les tribus. De formidables multitudes, pour la première fois réunies,
s'ébranlent à sa parole : on les dirait animées de son ame et transportées
avec lui d'une froide colère contre les peuples. Elles demandent des con-
quêtes. Tschinguis-Khan se retire sur une haute montagne, s'agenouille, met
sa ceinture sur son cou , invoque l'esprit du ciel , puis redescend , et montre
à ses hordes le chemin de la Chine. En quelques semaines, les Mongols
eurent mis les provinces septentrionales à feu et à sang. Ils se retirent en-
suite, traversent leurs steppes , et arrivent sur les confins de la Kharisraie.
Tschinguis-Khan, encore cette fois, se retire seul sur une cime, et y passe
trois jours et trois nuits en jeûne et en prières. Le sultan de Kharismie, saisi
de terreur, cherche en vain dans tout son empire un asile : poursuivi , tra-
qué, il ne cesse de fuir. Tschinguis-Khan s'attache à ses pas, le harcèle, le
serre, et les chevaux mongols arrivent sur le rivage de la Caspienne au mo-
ment où le sultan, jusqu'alors tant de fois victorieux, se jetait dans une
barque pour aller mourir sur une petite île inhabitée. Les cruautés des Mon-
gols furent affreuses; ils ne laissèrent, au lieu d'un pays populeux, qu'un
désert blanchi d'ossemens. Tschinguis-Khan, comme étonné lui-même de ses
fureurs, sentait en elles un aiguillon divin, un ordre d'en haut; il se croyait
envoyé pour châtier les hommes, et se proclamait le grand justicier du monde.
Tschinguis-Khan pénètre dans l'Inde, puis revient sur ses pas, traverse une
seconde fois toute l'Asie, redescend en Chine, et ravage de nouvelles pro-
vinces. Il y en eut où il ne s'échappa qu'un ou deux habitans sur cent. Les
Mongols eurent un instant l'idée de raser toutes les villes et de détruire les
cultures : ils auraient voulu changer le monde en un grand pâturage. Tschin-
guis-Khan abandonna ce projet. Il mourut bientôt après, au milieu de ses
victoires, après avoir versé plus de sang que Rome dans toutes ses guerres.
Ses obsèques furent dignes de lui. On transporta ses restes au fond de la
Mongolie, et le cortège massacra tous les êtres vivans qu'il rencontra sur la
route, hommes, femmes, enfans, animaux. C'était , disait-on , pour que per-
sonne ne pût répandre la triste nouvelle. Les chefs mongols accoururent de
MOUVEMENT DES PEUPLES SLAVBS. 963
tous les bouts de l'Asie honorer leur maître par de longues lamentations.
Tschinguis-Kiian fut inhumé sur une montagne, au pied d'un grand arbre
isolé. Un jour, à la chasse, il s'était reposé à cette place; il y passa quelques
momens dans une douce rêverie, et dit en se levant qu'il voulait être enterré -
là. Quel songe de paix avait donc visité le cruel ravageur?
L'impulsion était donnée; les fils de Tschinguis-Khan achevèrent en quel-
ques années la conquête de l'Asie et d'une moitié de l'Europe. Leur empire,
le plus colossal qui ait existé, s'étendait de la Baltique à l'Océan oriental, et
du Kamtschatka au Bengale. Rien ne donne l'idée de la rapidité et de l'éten-
due de leurs courses. Les khans mongols embrassaient quelquefois une ligne
de deux mille lieues dans leurs opérations stratégiques, donnant en même
temps à leurs généraux l'ordre d'attaquer le Japon, et de poursuivre le roi
de Hongrie sur une île de l'Adriatique. Leur front de bataille balayait une
moitié du monde. Quand les Mongols envahissaient un pays, ils pénétraient
par plusieurs points à la fois, dévastant méthodiquement les cultures, et fai-
sant main basse sur le peuple des campagnes. Jamais une grande ville, qu'elle
eût même ouvert ses portes sur-le-champ, n'était épargnée. Quand du haut
des murailles les habitans voyaient s'approcher les cruels cavaliers, c'en était
fait d'eux. La ville prise, les Mongols convoquaient la population. Alors se
passait une scène d'enfer : à la vue de tous, on torturait les riches, on violait
les femmes, puis on les égorgeait avec les vieillards et les enfans. Les hommes
valides, traînés devant la place voisine, devaient livrer, jour et nuit , un assaut
continuel; après le siège, on les massacrait. C'étaient là les fêtes des Mongols.
Tschinguis-Khan demandait un jour à Bourgoudji, l'un de ses premiers offi-
ciers, quel était, selon lui, le plus grand plaisir de l'homme. « C'est, répon-
iit-il , d'aller à la chasse, un jour de printemps, sur un beau cheval , tenant
lu poing un épervier, et de le voir abattre sa proie. » Les autres généraux
'urent du même avis. « ISon, reprit Tschinguis-Khan, la plus vive jouissance
'st de vaincre ses ennemis, de les chasser devant soi , de leur ravir ce qu'ils
)0ssèdent , de voir les personnes qui leur sont chères le visage baigné de
armes, de monter leurs chevaux, de presser dans ses bras leurs filles et leurs
emmes. »
Aussi, quand les Mongols se répandirent sur le monde, ce fut une calamité
ans nom. Les peuples attendaient dans la stupeur; toute force défaillait, les
irmées se débandaient , les rois s'enfuyaient aux îles de la mer. On se croyait
ux désolations des derniers jours, aux victoires de l'antéchrist, aux appro-
hes du jugement. Tschinguis-Khan imprima l'épouvante dans l'ame des
teuples; il régna en les faisant trembler, et fonda son empire sur l'univer-
elle terreur. La Russie, déchirée par d'interminables discordes , ne put re-
tousser les Mongols. Pendant deux siècles, ils pesèrent de tout leur poids sur
Ite. lisse maintinrent plus long-temps dans d'autres pays; mais nulle part
Is n'ont exercé une aussi durable action. Ailleurs, en Perse, dans l'Inde, à la
;hine, ils se laissèrent bien vite amollir par leclimat et la civilisation , et ,
62.
96^ REVUE DES DEUX MONDES.
après leur expulsion, il n'est pas resté trace d'eux. La Russie était à demi bar-
bare; les Mongols y trouvaientdes steppes, ils y ont gardé les mœurs nomades,
et leur rude génie, au lieu de subir l'influence du peuple vaincu, a pénétré
le génie russe, qui porte encore la puissante empreinte de leur domination.
Les ducs de Moscou furent les premiers à se soumettre. C'étaient eux qui
devaient unir par commander à tout l'empire. Leur pouvoir était plus éner-
giquement constitué que celui des autres princes russes. Ils régnaient dans
le pays forestier, où les Finnois étaient très nombreux. Les Finnois-piétons,
répandus de la mer Blanche à la Russie centrale, ont, comme leurs frères
d'Asie, les Finnois-cavaliers, l'ame servile et cruelle. Les grands-ducs s'aidè-
rent de l'esprit de cette race pour s'élever à l'autocratie. La domination des
nomades favorisa cette tendance. Le peuple haïssait les divisions qui l'avaient
perdu; il sentait le besoin d'unité pour s'affranchir, et mettait son espoir dans
la force du prince. Les grands-ducs passaient leur vie dans la tente du khan,
elle devint leur école; ils s'initièrent à l'esprit mongol, et en prirent les ha-
bitudes. Profitant habilement de leur rapport avec les nomades , ils se char-
gèrent de prélever pour eux le tribut sur toutes les provinces, et devinrent
les percepteurs généraux de la Russie. Plus tard, ils se firent les justiciers de
la horde et punirent les rebelles. Tout conspirait donc pour développer à Mos-
cou le pouvoir absolu , et pour étendre l'autorité des ducs forestiers sur la
Russie entière. Cette longue humiliation des Russes ne fut pas sans quelque
grandeur. La résistance était sourde, timide, mais persévérante, et malgré
ses hésitations et ses frayeurs, la nation semblait assurée de sa cause. Enfin
peu à peu les nomades se retirèrent; le duché de Moscou , avec toute la ven-
geance d'une colère long-temps comprimée, s'attacha aux pas des Mongols,
les poursuivit jusque dans leurs solitudes asiatiques, et la Russie délivrée se
constitua.
Ivan-le-Cruel inaugure cette époque. Il vint au monde au moment où une
épouvantable tempête ébranlait Moscou. Il perdit son père de bonne heure
Les factions rivales se disputèrent avec acharnement le pouvoir sous la ré-
gence de sa mère , et le Kremlin fut ensanglanté par des révolutions de pa-
lais. Plus d'une fois le petit Ivan vit ses favoris arrachés de ses bras et con-
duits au supplice malgré ses cris et ses larmes. Souvent on le réveillait la nuit,
et il assistait, tout tremblant, aux querelles violentes des boyards. Il prit, dans
les terreurs continuelles de ses premières années, l'habitude de la cruauté et
la haine de ceux qui l'entouraient. Sa mère mourut empoisonnée, et la fa-
mille des Schouiski gouverna la cour. La faction rivale excita le tsar à jouir
en maître du pouvoir. Ivan, âgé de treize ans, avait déjà assez de dissimula-
tion pour cacher son ressentiment. Il invite tous les boyards à une grand*
fête, les reçoit à sa table, et au milieu des réjouissances déclare tout à coup
qu'il est temps de punir les traîtres. Il désigne le puissant Schouiski, et et
boyard, jeté par les fenêtres, est livré aux chiens.
Ivan, délivré du joug des boyards, s'essayait déjà au crime et à la tyrannie,
MOUVEMENT DES PEUPLES SLAVES. 965
lorsqu'un prêtre, nommé Sylvestre , tenta de le convertir. Il pénètre auprès
du tsar, lui reproche ses crimes, lui ordonne de faire pénitence pour conjurer
la colère de Dieu. Aux paroles du saint homme, Ivan fond en larmes, et
s'écrie qu'il veut s'amender. Il prend Sylvestre pour confesseur, et donne la
direction des affaires à un jeune boyard aussi distingué par sa piété que par
ses talens, Adacheff , que les chroniqueurs regardent comme un ange des-
cendu du ciel pour défendre le peuple. Pendant treize ans , le tsar fut un
homme nouveau; il se montra juste, bon, redoutable seulement aux ennemis
de la Russie. Ce fut une époque de félicité et de gloire. Moscou n'avait ja-
mais été plus heureux, et les Mongols perdirent les royaumes de Kasan et
d'Astracan.
Après une grave maladie, un changement fâcheux se manifesta dans les
dispositions d'Ivan : il se mit à fuir sa cour, à préférer la solitude, à mon-
trer de l'aigreur à Sylvestre et à Adacheff. Il ne tarda pas à se débarrasser
d'eux, et fit périr dans les tourmens les boyards dont la vertu l'incommodait.
Bientôt, se plaignant d'être trahi, délaissé, il quitta Moscou et voulut résigner
le gouvernement. Il se retira au milieu des forêts, dans son repaire d'Alexan-
drowski , écrivant de cette affreuse résidence qu'il abandonne ses perfides
sujets à eux-mêmes. Le peuple, saisi de douleur, pleure, sanglotte, crie qu'on
est perdu, que Moscou ne peut subsister sans maître. Les boyards et les
prêtres se rendent auprès d'Ivan, se jettent à ses pieds , et le conjurent avec
larmes de vouloir bien les châtier, de ne les pas épargner, mais de revenir et
de défendre l'église contre les infidèles. Le tsar exige le droit de disposer d«
la vie et de la fortune de ses sujets sans plus entendre les intercessions du
clergé. Il crée aussi un corps de légionnaires dont il fait sa garde, et leur
donne pour insignes une tête de chien et un balai, parce qu'ils doivent mordre
les ennemis du tsar et balayer la Russie. Il est impossible de dire le malheur
des villes qui servaient de résidence à ces féroces satellites. Elles étaient
complètement dévastées, et Moscou fut bientôt entouré de déserts.
Ivan chercha alors, à l'étonnement de tous, un saint homme pour l'évêché
de Moscou. Dans une île sauvage de la mer Blanche vivait un moine nommé
Philippe, célèbre par sa rigidité et sa science. Ivan le nomma métropolitain;
c'était pour le perdre. Dans une occasion solennelle , Philippe lui reprocha
publiquement ses crimes. Ivan le fit tuer avec tous ses parens et ses amis, et
ordonna un massacre général dans les villages qui leur appartenaient.
Ivan avait poursuivi de sa haine les boyards et le clergé : il lui restait à dé-
truire les communes. Le tsar détestait les habitans de Nowgorod, de Tver, de
Pskoff. Ces villes avaient depuis long-temps perdu leurs libertés; mais il y avait,
disait-on, des gens qui les regrettaient. Un misérable vint accuser les Nowgo-
rodiens de vouloir livrer leur ville à la Pologne. Le tsar, sur cette absurde
calomnie, se met en marche avec son infernale légion. Partout ses soldats
mettaient à feu et à sang les villes et les villages qu'ils traversaient, et quand
on demandait aux légionnaires pourquoi ils exterminaient des peuples paisi-
bles, ils répondaient, comme les Mongols, que, l'expédition devant se faire
966 REVUE DES DEUX MONDES.
ett secret, il ne fallait laisser personne pour en porter la nouvelle. Ivan fai-
sait même, dans sa fureur, égorger les animaux, comme si rien de vivant ne
devait demeurer sur son passage. Il arrive devant Nowgorod. Le métropo-
litain vient à sa rencontre avec la croix et les bannières sacrées pour apaiser sa
colère. Ivan lui répond qu'il est un hypocrite et devrait porter la croix dans
son cœur et non dans ses mains. Les soldats se ruent sur la ville. Le tsar fit
massacrer cent mille personnes. Ce qui échappa tomba dans une espèce de
folie particulière. Ces pauvres gens passaient leur vie à creuser des trous dans
la terre et à chercher des cadavres; ils ne parlaient que de meurtres, couraient
presque nus dans les rues désertes, et mouraient de froid et de misère. Ivan
marche ensuite sur Pskoff; il s'arrête sur une hauteur en vue de la ville,
qu'il menace du geste. Pskoff était dans l'épouvante. L'évêque ordonne de
faire sonner toutes les cloches, et de célébrer dans toutes les églises la der-
nière messe des morts. Le son des cloches fit une singulière impression sur
le tyran; il se rappela une circonstance de sa jeunesse, se retira tout troublé,
et la ville fut miraculeusement épargnée.
Ivan , de retour à Moscou , se reput de cruautés nouvelles. Il érigea des
gibets en permanence sur la place publique; il faisait bouillir dans de grandes
cuves, ou cuire dans des poêles, les moines et les favoris disgraciés. On cou-
pait aux malheureux condamnés le corps, membre après membre; on les
sciait en deux avec des cordes, on les écorchait vifs, et le tyran assistait à ces
horribles supplices. Par une singulière coïncidence, ce fut sous Ivan que la
Sibérie, cette triste prison qui attendait les victimes des tsars, fut conquise
par quelques aventuriers cosaques. Une telle fortune était digne de lui.
Ivan finit par tuer son fils de sa propre main. Ce jeune prince, corrompu
€t féroce comme son père, le priait de lui permettre de marcher contre les Po-
lonais. Ivan vit dans cette demande une espèce d'insubordination , et d'un
coup furieux de bâton fendit le crâne de son fils. Le tsar mourut sans donner
le moindre signe de repentir. Au moment d'expirer, il fit reculer d'épou-
vante, par sa lubricité, sa belle-fille, qui s'était approchée de son lit. Mais
ce qui surprendra plus que tout le reste, le peuple, à la nouvelle de sa mort,
courut par la ville en poussant des cris et en versant des larmes; les familles
des boyards suppliciés se lamentaient et prenaient le deuil ; tout le monde
paraissait inconsolable.
Loin de rien exagérer dans ce récit, nous avons fait grâce de traits affreux,
que l'on peut trouver dans Karamsin, l'historien officiel de la Russie, et Ka-
ramsin lui-même dit qu'il en épargne beaucoup à ses lecteurs. On reste con-
fondu devant cette longue suite de crimes. Dans cet excès de perversité , on
ne reconnaît plus l'homme; on dirait une démence sortie de l'enfer. Cest
pourtant cet insensé qui a fondé la puissance russe. Il a fait pour elle plus
encore peut-être que Pierre-le-Graud; ce fou a eu presque du génie, à coup
sûr une profonde habileté. Il semble d'abord impossible de pénétrer cette
ame sinistré : l'énigme s'explique pourtant. Depuis des siècles, ce malheur
se préparait. L'esprit sombre et cruel qui hantait les forêts finnoises et les
MODVïMENT DES PEltPLES SLAVES. ^
Steppes mongoles a yisité aussi le Kremlin : il a sévi dans Ivan, et fait éclater
en lui ses tempêtes. On ne trouve d'abord point de motif aux massacres du
tsar. On ne sait quelle rage irrite ce maniaque contre son empire. On s'étonne
et l'on s'effraie de le voir changer en déserts des provinces paisibles et des
filles fidèles : il obéissait cependant toujours, dans ses frénésies, à une haute
raison politique, ou , si Ton préfère , à un savant instinct. Il rend muette
l'église, en tuant Sylvestre et Philippe; il se débarrasse de la noblesse, en
exterminant les boyards; il porte un coup mortel aux communes, en frappant
Twer et Nowgorod. Il humilia donc ou anéantit tout ce qui avait quelque
indépendance , et constitua le pouvoir absolu avec une vigueur extraordi-
naire. Il détruisit toutes les forces slaves et mongolisa la Russie. Ivan est
le plus achevé des tyrans; il les résume tous. Il apparaît léger et débauché
comme Néron, stupide et féroce comme Caligula, dissimulé et dévot comme
Louis XI. On trouve dans ses lettres des expressions à la Tibère, le bavardage
cafard de Cromwell , quelquefois aussi le style précis et mielleux de Robes-
pierre déclamant contre la peine de mort. Comme Tschinguis-Khan surtout,
il sanctionna par l'épouvante son despotisme. Il inspira une si profonde
terreur, qu'elle a passé dans le sang des générations, et pour des siècles elle
est devenue comme l'ame de la Russie.
Les sentimens du peuple ne furent pas moins contre nature que ceux du
prince. Ni le déshonneur des femmes traînées au lit du tyran, ni les atrocités
les plus révoltantes, rien ne souleva l'indignation. Il ne se forma aucune ten-
tative contre les jours d'Ivan. Ce n'était pas lâcheté : non; les Moscovites
adoraient, dans l'épouvante , ce maître terrible. Les boyards expiraient au
milieu des tortures en priant Dieu pour lui. On se désola quand il quitta
Moscou; il fut universellement pleuré à sa mort. Cela bouleverse nos pensées.
Ce peuple était en délire comme son prince. L'influence finnoise , l'effroi de
l'anarchie, lui donnaient une effrénée passion de servitude.
Pierre-le-Grand vint achever l'œuvre d'Ivan. Il détruisit ce qui restait de
vie slave et de liberté, asservit entièrement l'église, et arma de nouvelles res-
sources le despotisme moscovite. Ce ne fut pas dans un autre but qu'il
introduisit en Russie la tactique, les formes administratives, les sciences
et les arts de l'Occident. Il ne demandait à l'Europe que des chefs de bu-
reau, un état-major et des ingénieurs. Il ne voulait pas élever son peuple à
une vie supérieure; il ne cherchait que des procédés plus habiles de gouver-
nement et des moyens de conquêtes, la force, en un mot , et non pas la civi-
lisation.
Comme Ivan, Pierre vint au monde au moment d'un violent orage, et
passa ses premières années dans un palais sans cesse troublé par de tragi-
ques rivalités. Le spectacle des factions lui donna le mépris des hommes et
le goiit du sang. On sait comment Pierre débuta dans son œuvre. Il détruisit
les strelitz, milice turbulente qui se mêlait des affaires du palais. Des mil-
liers d'hommes périrent dans d'affreux tourmens. Pierre montra dans ces
terribles exécutions le génie cruel d'Ivan; il s'exerçait à trancher lui-même
968 REVUE DES DEUX MONDES.
les têtes; il faisait aussi éventrer devant lui les seigneurs et les paysans, et
les médecins lui expliquaient l'anatomie, dont il était grand admirateur.
Pierre avait un profond dédain de ce qui était russe. Usages, lois, langue
même, il voulait tout détruire. Il poursuivit ce dessein jusque dans les
moindres détails avec une inflexible logique et une brutale rigueur. Les
hommes furent obligés de se couper la barbe. Les femmes reçurent l'ordre
de suivre les modes étrangères. Pierre alla jusqu'à prescrire le mouvement
de tête et de bras qu'elles devaient faire en entrant dans un salon, et le mot
allemand que l'étiquette nouvelle obligeait à prononcer. Il réforma aussi,
d'après les idées européennes, le code, les impôts, les finances, les tribunaux,
et substitua la procédure secrète au jury, infatigable qu'il était à abolir les
coutumes slaves.
Le tsar professait également un souverain mépris pour l'église; elle tomba,
sous ses insultes, dans la dernière abjection. Pierre, dans ses lettres, ne dé-
signe jamais les prêtres que par l'expression de barbes de bouc. Les évêques
vinrent, après la mort du patriarche, lui demander d'en nommer un nou-
veau : il refusa, et répondit en frappant sur son front : « Voici votre pa-
triarche, votre pape et votre Dieu. » Il y gagna d'être le chef spirituel de
l'empire; les consciences lui furent asservies; l'homme devint tout entier
esclave, et même dans la prière, ce suprême asile de la liberté, il se trouva
sous le despotisme du tsar. Pierre confisqua tous les biens du clergé. Il sen-
tait une répulsion instinctive contre les moines. Que voulait dire en Russie
un homme qui ne sert pas l'empereur, qui a un autre chef, pauvre, content
de son indigence, indifférent à la faveur ou à la colère du prince, craignant
Dieu seul.? Il est dans une sorte d'insubordination. — Un évêque, docile instru-
ment du tsar, engageait les moines à s'occuper de jardinage, à soigner les
malades, surtout à se bien garder de scruter les mystères de la foi. « Pourquoi
apprendre ? pourquoi lire ? Le petit recueil que vous avez contient tout ce qu'il
vous faut savoir. » Pierre défendit aux religieux d'écrire des chroniques; il
leur interdit même d'avoir des plumes et de l'encre sans une permission
expresse de l'évêque.
L'empereur dénationalisait la Russie, imposait violemment les coutumes
européennes, transportait la capitale au milieu des tourbières de la Neva,
créait un port et une flotte sur la Baltique, et tout ployait sous son énergie,
lorsqu'il rencontra chez son fils une résistance imprévue. Il brisa l'obstacle.
Cette triste histoire n'a pas encore été comprise. Les Russes n'osent pas la
révéler : les actes officiels en sont soigneusement renfermés dans les ar-
chives secrètes. Les étrangers, flattant le pouvoir, ont fait d'Alexis un fou
et un imbécile. Cette lutte n'est pas seulement celle du tsar et de son fils;
la tragédie est plus vaste : c'est le génie slave qui se débat en vain une der-
nière fois contre le despotisme moscovite. Alexis, dans son malheur, repré-
sente tout un peuple.
Alexis, né de la première femme de Pierre, était Russe par caractère et
par éducation. Sa mère l'éleva dans la dévotion. Il s'entourait de moines; il
MOUVEMENT DES PEUPLES SLAVES. 969
aimait les contes populaires; il recherchait tout ce qui était slave. Cette pauvre
ame était saisie d'effroi à la vue de ce qui se faisait eu Russie. Alexis éprou-
vait une terreur instinctive à l'approche de son père, qu'il voyait acharné à
détruire la législation et la religion du pays. Il s'enfermait et pleurait avec
sa mère, quelques prêtres et quelques amis, sur le sort de l'empire. Mais
Pierre ne le laissait pas tranquille; il voulait, à toute force, le soumettre à
ses plans. Alexis s'enfuit pour échapper à cette persécution. Pierre lui adresse
d'abord des lettres sévères et menaçantes; tout d'un coup, il devient tendre,
presse son fils de revenir, promet de tout oublier, et jure par le saint-sacre-
ment de ne lui faire aucun mal. Alexis croit son père et rentre en Russie.
Il est aussitôt saisi et mis en jugement. Rien de plus effroyable que sa procé-
dure. Pierre exige, en qualité de patriarche, la confession d'Alexis. Ce mal-
heureux Slave, résigné et patient comme sa race, reconnaît le pouvoir spirituel
du tsar, et confesse ses péchés. Il s'était surpris quelquefois désirant la mort
de son père : il avoua toutes ses pensées secrètes. On s'arma contre lui de
cette sincérité, et on le condamna pour une tentation à laquelle il avait résisté,
pour un de ces coupables vœux qui traversent même l'esprit des saints. Pierre
ajouta l'hypocrisie au crime. Il fit semblant de commuer la peine du prince
en une détention perpétuelle, et le même jour, il donna, de sa main, à Alexis
un breuvage empoisonné.
Pierre compléta l'œuvre politique des tsars en organisant l'armée russe.
Ce fut là sa création la plus puissante. L'armée russe ne ressemble à aucune
autre. Les paysans de Moscou, d'Arkangel, de Nowgorod, en formèrent le
noyau. Ce sont des hommes de race finno-slave, grands et robustes. Ils ont
une intelligence étonnante et le cœur sec. Leur regard offre quelque chose
d'extraordinaire. Quand on observe attentivement leurs yeux, on s'effraie de
n'y pas trouver de fond. La lumière en est vive et froide : on dirait la trans-
parence d'un glaçon brillant. Les Slaves du midi, en entrant dans les cadres
de l'armée, prenaient le caractère des Slaves du nord. Il s'est formé ainsi
une population militaire à part. Les soldats, recrutés pour vingt-cinq à trente
ans, ne revoient plus leur village; ils en oublient les mœtirs et les traditions,
et n'ont plus que leur régiment pour patrie. Les régimens sont éternels dans
l'armée russe. Ceux que Pierre a créés subsistent toujours avec les mêmes
noms, ils ont conservé la plupart leurs vieux drapeaux, et souvent, dit-on,
les mêmes armes. On a vu plusieurs fois sur les champs de bataille les soldats
russes abandonner leurs blessés pour sauver les casques et les sabres. Pierre
donna à la discipline cette sanction de terreur qui n'a cessé d'entourer le sou-
verain moscovite. Cette terreur descend du tsar aux généraux, aux officiers,
aux soldats. La crainte est une émotion physique, la terreur un ébranlement
de l'ame, et tout ce qui met l'a me en mouvement donne une force immense. La
discipline russe produit des miracles. L'armée se trouvait une fois décimée
par la contagion : le général défendit par un ukase aux soldats de tomber ma-
lades; ceux qui désobéirent furent enterrés vifs. L'épouvante fit cesser le fléau.
Au siège d'Ismail, on prit pour l'escalade des échelles trop courtes. Les pre-
970 RBVUE DES DEUX MONDES.
mières conipagnies qui montent sont cuJbujt^ dans le fossé. Une nouvelle
troupe s'avance : quelqu'un crie à l'officier qu'elle périra sûrement, qu'il doit
attendre. L'officier refuse, n'ayant poiftt d^e, aQntr^rordfe, et continue froide-
ment sa marche, certain d'être précipité aveCitiOug §es liomnies.— Les colonnes
russes s'avancent ^silencieuses, résolues, incapables d'hésiter, poussées par
une irrésistible fatalité; aucun péril ne les arrête; l'ordre du chef est pour
elles le destin. On peut battre cette armée, on ne peut la vaincre. Le cou-
rage, la tactique, le talent, ne suffisent pas pour en triompher. Il faut lutter
avec elle d'énergie intérieure, et opposer à la terreur qui lui donne l'élan la
seule force plus grande, l'enthousiasme, comme la France de Napoléon, ou
la Pologne dans ses jours de vertu.
Pierre-le-Grand enrôla dans la hiérarchie militaire tous les fonctionnaires
civils, le clergé même, afin de mieux le désarmer et l'asservir. Les évêques
eurent le grade de généraux, les archimandrites celui d'officiers-généraux,
et ainsi de suite. Celui qui n'a pas de grade, en Russie n'a pas d'existence so-
ciale; même s'il est riche, il ne trouve pas de position et demeure sans em-
ploi comme un homme inutile. La nation est dans l'armée. La Russie n'est
qu'un vaste camp; elle offre l'étonnant spectacle d'un peuple agricole, d'une
nation slave, d'un état européen qui se gouverne comme une horde tartare.
JXous ne suivrons pas plus loin l'histoire russe; nous en saisissons mainte-
nant l'esprit; nous ne voulions pas davantage. Les évènemens ont travaillé,
depuis des siècles, à donner au tsar une conviction qu'une théorie seule n'au-
rait jamais eu la force d'inculquer, à savoir qu'il est au-dessus de toute loi,
de toute charte, de tout titre , qu'il porte en lui la source même du pou-
voir. Comme Dieu, il est monarque absolu, infaillible, souverain même des
âmes, et partout présent par son autorité. Seulement, au lieu de régner par
l'amour, il commande par la terreur, et s'entoure de supplices et d'ombre.
Ce maître inexorable est trop au-dessus des autres hommes pour être leur
pareil, il n'a point de semblables, et dans ce superbe isolement il est puni
par de secrètes épouvantes, hanté par des fantômes de trahison , quelquefois
frappé de délire. Tel est cet être exceptionnel , immense, infortuné, terrible.
Ce dieu terrestre a soixante millions de sujets, ou mieux de créatures qui ne
respirent que par lui et pour lui, et lui vouent un culte mêlé de terreur. Chose
étonnante ! ce lourd despotisme n'énerve et n'engourdit point. Il donne à ces
multitudes obéissantes une rude énergie, il allume en elles une fièvre d'am-
bition qui ne cesse de les stimuler. Les Russes sont au même niveau devant
eur maître, tous également néant à ses yeux; mais une hiérarchie savante
les échelonne entre eux. Point de noblesse; à la place, une infinité de grades,
et comme le tsar abaisse ou élève à son gré, et que l'homme esclave veut se
dédommager de son abaissement par des titres, cette foule brûle d?une avide
soif d'avancement. Toutes ces prétentions ennemies redoublent ensemble de
zèle pour le tsar; ces jalouses rivalités sont enrégimentées sous ses ordres, et
ces haines dociles entretiennent sans trouble une perpétuelle fernjentation.
Mois leg.gpn^reux seutfi/iitjus n/e sont prt&p.^rMii^ ils atïiancljissenit l'ameiei
MOUVEMENT DES PEUPLES SLAVES. 971
la pousseraient à la révolte. Si quelqu'un s'indigne des crimes qui souillent
ce régime, il doit étouffer dans son cœur justice et pitié; aussi bien serait-il
impuissant. La vérité n'est pas tolérée non plus : le tsar espionne partout.
Le silence pèse depuis des siècles sur ce triste empire; silence affreux, car
ces douleurs et ces ambitions muettes n'en sont que plus après.
Encore une fois, nous n'exagérons rien. Il y eut sans doute en Russie
quelques princes justes et bons, dont le caractère était en opposition avec l'es-
prit du gouvernement; mais ils finirent par céder à Tinfluence d'une vieille
tradition, ou devinrent les victimes de leur résistance. En vain voudrait-on
le dissimuler : aucune histoire n'est sombre comme celle de la Russie. On fré-
mit au spectacle qu'elle déroule. Mais quelle force ! la force de la passion ; pas-
sion du commandement chez le tsar, ferveur de la servitude dans le peuple.
L'autocratie est le paroxisme de la tyrannie prolongé pendant des siècles.
M. Mickiewicz a appelé la Russie une convention en permanence. Ceci
semble d'abord bien hasardé. Malgré les différences, et il est superflu de
les signaler, il y a cependant plus d'une analogie. L'orgie de la liberté ne
fut pas sans ressembler à celle du despotisme. Ici et là, également terreur et
esprit de ruine. Les tsars n'ont organisé, comme la montagne, qu'une for-
midable puissance de destruction. La^conquête indéfinie est le mot d'ordre
de leur empire. Les doctrines dont relevait la convention, par plus d'un
point, se rapprochent du système russe. La philosophie du xviii^ siècle était
fort en vogue à Saint-Pétersbourg. Le pouvoir absolu craint peu le matéria-
lisme. Les philosophes sapaient la religion ; mais les tsars avaient depuis
long-temps avili l'église et retiré toute influence au clergé. Aussi Voltaire,
dans sa vieillesse, se prit d'une vive sympathie pour la Russie, et félicitait
cet heureux pays de ne pas connaître d'abbés. Tandis que les philosophes
attaquaient la sévérité des mœurs, la licence était érigée en système à la cour
de Catherine. Le mariage mystérieux de la pensée moscovite et de l'esprit
encyclopédiste se fit dans cette femme, pleine de sagacité et de finesse, froide
de cœur et sensuelle, qui unissait le génie d'une civilisation raffinée et égoïste
à la cruauté et au despotisme des chefs mongols, et préside, avec Ivan et
Pierre, aux destinées de l'autocratie.
Ce pouvoir qui règne au dedans par la terreur menace tout au dehors. La
Russie est redoutable moins encore par son étendue que par l'esprit qui
l'anime. Il y a une grande différence entre le tsar et les autres monarques. Sou
autorité réside en lui-même; elle est absolue au sens propre du mot. Les autres
souverains en appellent à quelque pacte pour établir leurs droits; toujours un
principe les domine. Le tsar seul n'a rien au-dessus de lui. Il est l'incarnation
du pouvoir sur la terre; il a donc droit au commandement du monde, et
aucun trône n'est à la hauteur du sien. Les Russes le croient ainsi. Le petit
peuple serait scandalisé si son maître s'avisait d'avouer publiquement qu'il
n'est que l'égal des autres princes; il est persuadé que le tsar a juridiction
sur eux, et peut, à son gré, les déporter en Sibérie. L'armée, par la même
superstition, se regarde comme la seule armée véritable, et voit dans les
972 REVUE DES DEUX MONDES.
troupes qui la combattent des traîtres et des insurgés. La nation entière se
promet un empire sans limites. « A quoi bon des alliances ? dit-elle fièrement
avec son poète Djerzawine. Nous n'en avons pas besoin. Fais un pas, ô Russe!
un pas encore, et l'univers est à toi. » Ces espérances ne sont pas nées d'au-
jourd'hui. Les Russes étaient encore cachés dans les forêts de la Moscovie,
faibles, humiliés par les Mongols, que déjà ils faisaient un rêve superbe et ne
doutaient pas de leur grandeur future. Cette foi est inséparable de l'autocratie.
On ne peut croire au tsar sans croire que le monde lui appartient. Aussi les
Russes sont-ils à la fois le plus esclave et le plus orgueilleux des peuples.
L'Asie ne leur suffit pas. Le tsar agite les Slaves de l'Autriche et de la
Turquie, et s'annonce comme le chef de leur race, le seul qui puisse la con-
duire à de grandes destinées. Il se donne auprès des chrétiens grecs pour
leur pontife et leur défenseur. Par les alliances et mille sourdes menées, il
prend partout pied en Allemagne, et toujours avec je ne sais quoi de iiautain
qui subjugue et devrait avertir. Son influence pénètre plus loin. A Paris
même, il a ses cercles dévoués, ses journalistes, ses agens. Tant que l'esprit
de l'autocratie animera la Russie, elle ne voudra jamais s'arrêter; elle sera
entraînée à tout envahir, et méditera, quoi qu'elle dise, la guerre contre le
reste du monde. Cette politique agressive est d'autant plus redoutable, qu'elle
a, pour servir un dessein arrêté depuis des siècles, l'élan national, la force
militaire, un impénétrable secret, et la plus habile diplomatie. Elle est pa-
tiente parce qu'elle se sent forte, perfide, car elle ne prend au sérieux la légi-
timité d'aucune puissance, altière, astucieuse, persévérante, insatiable. Rome
autrefois fut ainsi l'ennemie de tous les peuples; elle leur ravit la liberté, et
dès son humble origine se crut appelée à les dominer.
III. — LA POLOGNE.
La Russie s'est formée à l'école des Mongols; la Rohême a imité l'Alle-
magne; la Pologne, au centre des états slaves, était plus à l'abri des influences
étrangères; seule, parmi eux, elle est demeurée fidèle au génie national.
La Pologne devint une démocratie nobiliaire. La langue ici nous trahit.
Le français n'a pas de mot pour désigner cet ordre équestre qui formait la
république. Noblesse éveille une idée fausse : il n'y eut en Pologne rien de
.pareil à la féodalité, ni droit d'aînesse, ni hiérarchie. Les Lèques prirent pour
eux les redevances que les Slaves payaient à leurs miliciens, et se chargèrent
en retour de défendre le pays. Ils devinrent chefs militaires et civils de la
commune; ils en furent les gérans et plus tard les possesseurs. Dans l'ori-
gine, les paysans étaient assujétis à des corvées sans être serfs, et vivaient
familièrement avec leurs seigneurs. Les Lèques se mêlèrent aux Slaves et
adoptèrent leurs coutumes. L'ordre équestre s'organisa comme la commune
primitive : seulement la patrie remplaça pour lui la sloboda. 11 réserva d'a-
bord, sous le nom de starosties, une partie du territoire, le quart de la Pc-
MOUVEMENT DES PEUPLES SLAVES. 973
logne, que Ton distribuait, en fiefs viagers, aux plus illustres guerriers,
pour leur donner les moyens de servir l'état. Les gentilshommes, du reste,
s'estimaient, comme les colons slaves, tenanciers plutôt que propriétaires de
leurs domaines privés. Ils les avaient reçus de la patrie, qui seule en avait la
vraie possession, et ils furent toujours, pour son service, prodigues de leurs
biens, croyant moins faire en cela une action généreuse que payer une juste
dette.
A l'exemple aussi des colons slaves, ils étaient tous égaux et frères, et
chacun l'égal de tous. Ce n'était point, comme dans les démocraties modernes,
le peuple qui était souverain; c'était chaque citoyen. Chacun possédait la
patrie tout entière à soi , sans partage, exerçait sur elle une sorte de droit
absolu, et était grand de toute la grandeur de la Pologne. Le veto d'un seul
paralysait la volonté publique. Dans les dangers extrêmes, les citoyens pou-
vaient se liguer sous serment pour sauver leur patrie; la majorité faisait
alors loi entre eux, mais c'était, à leurs yeux, une tyrannie passagère, comme
la dictature à Rome. Dès que la république revenait à une situation régu-
lière, les décrets d'une confédération devaient, pour garder force, être ac-
ceptés par une diète unanime. Les droits qui exaltaient à ce point la puis-
sance individuelle réprimaient en même temps l'égoïsme. La république ne
pouvait subsister qu'à force d'abnégation. L'ordre et le concert ne se main-
tenaient que par l'universel dévouement. L'esprit de sacrifice était le secret
d'état de la Pologne.
C'était, en toutes choses, un service de franche et bonne volonté. Rien ne
se faisait par contrainte. Point de trésor; on.s'imposait volontairement dans
les besoins de l'état. Point de troupes permanentes; mais des armées sur-
gissaient au premier appel de la patrie. Point de dignités héréditaires; la
royauté même était élective. Point de fonctions salariées; les charges obli-
gaient au contraire à de grandes dépenses. Les ambassades surtout étaient
onéreuses. L'ambassadeur défrayait s on cortège, faisait des présens aux
puissances étrangères , et donnait à la république ceux qu'il recevait. Il se
ruinait quelquefois en nobles folies pour soutenir l'honneur de la Pologne.
Ou ne connaissait pas non plus les tribunaux permanens. On se réunissait en
Jury pour juger les causes, et des hommes zélés allaient s'emparer du cou-
pable.
Chaque citoyen devait donc, si j'ose le dire, se dépenser tout entier, cœur,
sang et fortune, pour son pays. Les institutions travaillaient toutes à le
former au sacrifice en même temps qu'à la liberté. Elles ne ressemblaient à
celles d'aucun autre peuple : les plus belles en ce sens qu'elles proposaient
une vie idéale de fraternité et de dévouement; les plus défectueuses aussi,
car l'anarchie était inévitable dès que la vertu faiblissait.
Bien différent de ce libéralisme étroit qui rend l'homme médiocre, et ne
faisant de lui qu'une fraction de la foule, le provoque à l'égoïsme, la liberté
polonaise donnait à l'homme une dignité infinie, commandait le renonce-
ment, et allumait ainsi la pensée de Dieu dans le peuple. Par le bienfait des
$94. REVUE »ES DECX MONDES.
coutumes publiques, par une suite de glorieux exemples, par rhal)itude de
lougs siècles, l'enthousiasme est devenu l'ame de la Pologne, comme la terrear
estrame de la Russie. Le tsar est t<yut en Russie; h patrie, tout en Pologne.
Nulle part elle n'a imposé autant de devoirs, ni inspiré un amour aussi fer-
vent, aussi religieux. Elle est, pour les Polonais, plus que le sol natal; elle
€St surtout cette société idéale que veulent édifier les institutions publiques.
Ce culte de la patrie est aussi généreux que fidèle. Le Polonais veut pour elle
l'indépendance et non pas les conquêtes, l'honneur plutôt que l'empire. Il se
vante de n'avoir jamais attaqué le premier, et son patriotisme est, plus que
nul autre, pur de haine, dévoué, chevaleresque.
Aux grandes occasions, la Pologne entière était convoquée, et c'était alors
qu'éclatait le mieux l'esprit national. Tout le pays était en mouvement; on
eût dit uue levée en masse : le Livouien arrivait dans son carrosse, escorté
de fantassins allemands portant la carabine à mèche; le Cosaque se précipitait
à cheval des bords du Dnieper; palatins, starostes, castellans, accouraient
avec leurs hommes , gens de bonne mine et de bonne maison , bannière en
tête. Il venait ainsi jusqu'à plus de cent mille nobles, étrange parlement qui
campait sur les bords de la Vistule. Cette assemblée de gentilshommes, ar-
dente, mobile, fougueuse, unissait à la fierté aristocratique le sentiment po-
pulaire. Ils délibéraient à cheval, en armes, et supportaient mal les longs dis-
cours. Aux allocutions des orateurs se mêlaient les hennissemens des chevaux,
souvent aussi la musique des balles. Il fallait avoir parole et main promptes;
à la moindre provocation , chacun de prendre ses pistolets à l'arçon; une étin-
celle allumait les colères, et c'était alors une mêlée à grands coups de sabre. On
aimait ces allures martiales de la discussion; l'éloquence avait peu de prises,
la réflexion moins encore. Tout se faisait par élan de cœur dans cette foule
héroïque. Quelquefois un mot imprévu, jeté par une voix dans l'orage, était
répété d'acclamation. Ces entraînemens semblaient un ordre de l'esprit saint.
L'enthousiasme servait de tactique; une inspiration soudaine pouvait seule
maîtriser ce superbe désordre.
Ce fut sous les Jagellons que la Pologne brilla de tout son éclat. La dynastie
des Piasts s'était éteinte; on appela le roi de Hongrie au trône. Il laissa deux
filles, et Tune d'elles fut proclamée reine. C'était une jeune princesse de qua-
torze ans, d'une merveilleuse beauté et d'une grande piété. Elle avait été
autrefois fiancée à un seigneur allemand, jeune, beau et vaillant; mais le
duc de Lithuauie, charmé par tout ce qu'on lui disait d'elle, envoya demander
€a main. Il était païen, âgé, et, comme tous les siens, cruel et farouche.
La jeune reine, effrayée, ne voulait pas entendre parler de cette union. La
noblesse et le clergé lui représentèrent que ce sacrifice gagnerait à la foi
les païens du Nord et rendrait à la Pologne des milliers de captifs gardés
dans d'impénétrables forêts. La sainte jeune fille se résigna et fut bénie.
Le duc la rendit heureuse : il sembla avoir, après son baptême, abjuré
son ancien caractère; il s'attacha les Polonais par sa clémence et par l'oubli
des injures, et fut le modèle d'un prince chrétien , miséricordieux et paternel.
MOUVEMENT DES PEUPLES SLAVES. 975
Ses successeurs suivirent tous son exemple : on ne trouve pas ailleurs une
telle suite de bous princes. Durant deux siècles, on n'a pu accuser les Jagel-
lons d'aucune mauvaise action commise par intérêt personnel et dynastique.
L'influence exercée par ces princes généreux fut salutaire pour la Pologne.
Les courses conquérantes des Lithuaniens cessèrent, ils furent unis aux
Polonais, et, grâce à l'habileté et à la douceur des Jagellons, la fusion des
deux peuples ne coûta pas une goutte de sang. L'ordre teutonique, croisé
contre les païens du Kord , vit ses progrès arrêtés par cette conversion , et ce
Toisin dangereux ne tarda pas à être réduit. Les Jagellons réunissent aussi
plus d'une fois à leur couronne celles de Bohême et de Hongrie, disposent de
la Moldavie et de la Yalachie, battent les Tartares et les Russes, poussent
jusqu'en Crimée et jusqu'à Moscou , et défendent la chrétienté contre les
Turcs. Avec eux, la Pologne tient le sceptre des pays slaves. Cette époque
est également illustrée par les lettres. La Pologne compte alors avec orgueil
ses poètes, ses historiens, ses orateurs, ses savans. L'université de Cracovie
est fondée, et Copernic lui donne une célébrité européenne.
La Pologne avait trop de bonheur ; elle voulut jouir au lieu de s'éleyer
toujours plus près de son idéal : ce fut ce qui la perdit. Les gentilshommes me-
naient une vie heureuse, brillante, chevaleresque, vie de château , de chasse
et de guerre. De la Baltique à la mer Noire, toutes les familles se connais-
saient. C'était une parenté qui étendait son réseau sur la Pologne entière.
L'hospitalité resserrait encore ces liens. Jamais il n'y eut si franche cama-
raderie. On pleurait de joie, on s'embrassait en se rencontrant. Mais qu'il
était facile de troubler cette fête! La Pologne ne subsistait que par l'esprit
de sacrifice; sous l'influence des plaisirs, elle s'en déshabitua. L'égoïsme et
l'orgueil prirent les nobles. Us n'étaient, dans l'origine, qu'une confrérie
militaire et patriotique; ils se parquèrent comme une caste, et rien n'était
plus contraire au génie slave et à leur institution primitive. Fiers de leur
nombre, de leur gloire, de leurs libertés, ils fermèrent jalousement l'accès de
leur ordre, jusque-là très facile, se firent concéder de nouveaux privilèges,
annulèrent la royauté, écrasèrent sans pitié le pauvre paysan, forcèrent les
bourgeois à vendre leurs terres, avec défense d'en acquérir à l'avenir, et
interdirent aux évêques de recevoir dans les ordres un homme qui ne fût pas
noble. Un abîme sépara en deux la nation : d'un côté, une multitude esclave,
dépouillée, malheureuse, toujours plus ennemie de ses oppresseurs; de
l'autre, l'ordre équestre, hautain , dissipé, factieux : aristocratie remuante
et dégénérée. 11 y avait là injustice cruelle et menaçant péril.
Diverses causes hâtèrent le déclin de la Pologne. La dynastie des Jagellons
s'éteignit, et les désordres des élections recommencèrent. La réforme pénétra
dans le pays, amenant avec elle les sectes et les disputes. Un traître dont le
nom est maudit par la Pologne, Sicinski , nonce d'Oupita , fit faire à sa nation
le dernier pas vers la ruine. Il prononça le veto qui arrêtait les délibérations,
mot que depuis des siècles on n'avait pas entendu. Dès que l'usage de ce
droit terrible s'introduisait, les diètes unanimes devenaient impossibles, le
976 REVUE DES DEUX MONDES.
gouvernement était suspendu de par la constitution , l'anarchie sanctionnée
par la loi. Il semble que la Pologne aurait dû renoncer à des institutions
trop généreuses pour elle, cependant elle persista à les garder; aussi bien
n'aurait-elle rien gagné à adopter des lois étrangères. L'enthousiasme était
si bien son ame, qu'elle devait périr une fois cette flamme éteinte. La Po-
logne n aurait pu se façonner à une constitution fondée sur un autre prin-
cipe. 11 n'y avait point de ressources pour elle ailleurs, et sa chute ne fut
retardée que par les retours passagers de la nation à l'enthousiasme, ou par
les efforts de quelques grands citoyens animés de cette vertu polonaise.
Le mal s'était déclaré sous le dernier des Jagellons, Sigismond- Auguste,
qui descendit au tombeau l'amertume dans l'ame. De funestes pressenti-
mens l'accablaient , et, quand on lui demandait de désigner son successeur,
il montrait tristement le Nord. La Russie, en effet, grandissait dans ses
déserts. Ivan lui donnait la force avec l'unité, et cette puissance épiait déjà
la Pologne, espérant bien en faire un jour sa proie. A l'époque des premiers
désordres, une voix solennelle se fit entendre. Un prêtre éloquent, Scarga,
apparut pour rappeler la Pologne au devoir; on aurait dit que la conscience
publique avertissait les citoyens par sa bouche avant qu'il fût trop tard , et
annonçait d'inévitables malheurs, si l'on s'égarait davantage. Mais tout fut
inutile. Scarga ne cessait d'exhorter les Polonais au patriotisme, il les con-
jurait de laisser les querelles, il tançait une noblesse turbulente, il défendait
contre elle la royauté et le malheureux paysan; il combattait aussi la réforme
de toute sa puissance. C'est surtout dans les sermons politiques qu'il pro-
nonçait à l'ouverture des diètes qu'éclate son véhément génie. Les nonces,
presque tous protestans, haïssaient Scarga. Ces hommes fiers l'interrom-
paient souvent par des murmures; ils se tenaient debout devant l'autel, et
quand le prêtre élevait l'hostie, ils affectaient d'agiter leurs bonnets sur-
montés d'une aigrette en diamans. Scarga reçut un jour un soufflet, au
sortir de l'église; on voulut même l'assassiner. Il disait sans peur à ses en-
nemis irrités les vérités les plus dures, et telle était sa force, que souvent
il les maîtrisait.. Comme les prophètes hébreux qui prédisaient à Jérusalem
les verges et les bénédictions, qui saluaient avec ravissement ses triomphes
et tout à coup pleuraient ses désolations, Scarga aussi bénit et maudit, exalte
et humilie, célèbre et menace à la fois. Telle est sa sublime éloquence. C'est
la ferveur de la justice, l'esprit de pénitence, le zèle d'un patriotisme tout
pénétré de Dieu; aucun soin de plaire, nulle division, nul artiCce, toujours
un discours qui jaillit des profondeurs de l'ame.
La Pologne était alors glorieuse et puissante; mais les prospérités pré-
sentes n'aveuglaient point Scarga. 11 voyait les anciennes vertus déchoir, et
il déclarait des châtimens certains. Il peignit l'infortune future de sa patrie
avec une vérité si frappante, qu'il semble y avoir assisté en esprit : « L'en-
nemi qui épie l'occasion de vous écraser, disait-il , s'avancera vers vous, et
vous saisissant par votre côté faible, mettant la main sur vos discordes,
il s'écriera : Maintenant que leur cœur n'est pas d'accord avec lui-même.
MOUVEMENT DES PEUPLES SLAVES. 977
ils sont perdus! Leur pied glisse, ils tombent, nous n'avons qu'à les dé-
vorer. Ces libertés dont vous êtes si fiers deviendront la fable de la pos-
térité et la risée du monde. Les vastes états mariés à la Pologne vont s'en
détacher, vos dissensions ayant brisé les liens mystérieux qui les unissaient.
Votre patrie restera comme une butte de gardien placée près d'un jardin
dont on aura cueilli tous les fruits, une butte désormais inutile, qui s'écroule
abandonnée à la fureur des tempêtes d'biver. Votre race, vous la verrez dé-
générer, et les restes s'en iront dispersés par le monde, et vous serez con-
damnés à subir une métamorphose horrible, forcés à prendre la nature et les
habitudes d'un peuple qui vous hait et qui vous méprise. Ne craignez pas la
guerre et les invasions, vous périrez par vos discordes intérieures. «
Un jour, Scarga est interrompu par l'arrivée du courrier qui apportait la
nouvelle d'une brillante victoire remportée sur les Suédois. On se jette à ge-
noux; il entonne le Te Deum, puis il s'arrête comme frappé d'une vision, et,
dans un trouble pathétique, il profère cette plainte : « Qui me donnera assez
de force pour pleurer jour et nuit les malheurs de mon peuple ^ Tu es donc de-
venue veuve, belle terre , mère de tant d'enfans ! Je te vois dans la captivité, ô
royaume orgueilleux! tu te lamentes sur tes fils, tu ne trouves personne qui
veuille te consoler. Tes anciens amis te trahissent et te repoussent. Tes
princes, tes guerriers, chassés comme un troupeau, traversent la terre sans
s'arrêter et sans trouver de pâturages. Nos églises, nos autels, sont livrés à
l'ennemi : le glaive se dresse devant nous; la misère nous attend au dehors,
et cependant le Seigneur dit : — Allez! allez toujours! — Mais où irons-
nous. Seigneur.^ — Allez mourir, vous qui devez mourir! allez souffrir, vous
qui devez souffrir! » On n'entend pas sans émotion ces paroles; elles reten-
tirent vainement , il y a trois siècles : aujourd'hui la douleur de tout un
peuple leur répond.
Un siècle plus tard, la Pologne fut envahie de tous côtés et un moment
effacée de la carte. Les Russes prirent Smolensk et Polotsk; les Cosaques se
détachèrent de la république; le prince de Transylvanie entra dans Cracovie;
les Suédois s'avancèrent jusqu'au cœur du pays. La noblesse, mécontente du
roi, arbora les couleurs de la Suède. Jean-Casimir, abandonné, passa la fron-
tière et se cacha en Silésie. Un prêtre héroïque resta seul fidèle à sa patrie.
Dans le diocèse de Cracovie s'élève, au milieu de vastes plaines, une petite
montagne appelée Clermont {Clarus Mons). C'est là qu'est bâti le couvent
fortifié de Yasna-Gova, célèbre dans les pays slaves par une image miracu-
leuse de la Vierge. On y vient de tous côtés en pèlerinage, et d'immenses tré-
sors s'y trouvaient alors accumulés. De toute la Pologne, il ne restait de
libre que ce rocher. Un détachement suédois crut s'en emparer par un coup
demain; mais il s'y trouva un homme contre lequel devait se briser la for-
lune de la Suède, le prieur Augustin Kordecki.
Le général Miller, apprenant la résistance du couvent, arrive avec huit
mille hommes et vingt canons de campagne. Il n'y avait dans le fort que
TOME IV. 63
9tB ftEVUE DES DEUX MONDES.
soixante-huit moines, cent soixante soldats, et cinquante nobles avec leui's
familles, en tout quatre cents hommes en état de porter les armes. D'après la
loi martiale de l'époque, une garnison qui défendait une place incapable de
résister était passée au fil de l'épée. Les Suédois étaient très cruels, et détes-
taient particulièrement les moines. Les religieux savaient donc ce qui les
attendait. Il y avait aussi dans la forteresse une foule de femmes, de vieil-
lards et d'enfans, accourus de tous cotés pour se mettre à l'abri des violences
de la soldatesque. Le général fit ouvrir la tranchée. Toutes les espérances
humaines des moines reposaient sur la petite armée du général Tscharneski;
mais ce corps, après avoir quitté Cracovie sur la foi d'un armistice, fut assailli
et désarmé. On amena ces troupes en triomphe sous les yeux des assiégés. A
cette vue, la garnison perdit courage, se révolta, et demanda au prieur de
capituler. Kordecki fit arrêter le commandant, chassa quelques canonniers,
envoya dans chaque détachement des théologiens éloquens pour ranimer les
soldats, augmenta la solde de la troupe et lui fît de nouveau jurer fidélité.
Ces mesures prises, Kordecki soutint un nouvel assaut. Au plus fort de la
canonnade, pendant que les soldats faisaient leur service, les uns auprès des
canons , les autres sur les toits pour empêcher l'incendie, tout à coup une
musique céleste retentit au haut des airs comme un hosanna de victoire.
L'orchestre et les chantres du couvent étaient montés au sommet de la tour
et entonnaient, par-dessus le bruit du combat, le cantique de la Vierge.
Cette musique donna aux Polonais joie et ardeur; elle empêcha aussi les
blasphèmes des Suédois d'arriver aux oreilles des femmes, et Ton décida que
le même hymne serait entonné sur la tour aux heures du plus grand danger.
Le général suédois fit alors venir de l'artillerie de siège. Les nobles eux-
mêmes perdirent tout espoir et voulurent à leur tour capituler. Ils menacè-
rent plusieurs fois de quitter le couvent. DeS nouvelles désolantes arrivaient
de toutes parts. Les moines les plus jeunes, dont la foi était moins éprouvée,
finirent aussi par trouver la défense impossible. Enfin les nobles de la pro-
vince accoururent redemander leurs femmes et leurs enfans pour les sauver
des périls d'une prise d'assaut. Kordecki eut encore à résister aux cris et
aux larmes de ceux qui venaient réclamer leurs familles. Il eut la force de ne
pas fléchir. II prévoyait que, si quelqu'un s'éloignait de la forteresse, les
soldats perdraient toute confiance. Il ne laissa sortir personne. Ce courage
étonnait les ennemis. Le général Miller, qui se moquait des miracles, croyait
à la magie-, il avait peur des visions, et prenait les moines pour des sorciers.
Les Cosaques et les Polonais qui servaient avec les Suédois cherchaient, après
les assauts, à obtenir l'entrée du couvent pour faire leurs dévotions à la
Vierge. Enfin on apprit un jour de fête que Tscharneski faisait quelques ten-
tatives pour chasser les Suédois de la grande Pologne, que le roi passait la
frontière, que les soldats , honteux de voir une petite forteresse résister plu-
sieurs mois, quittaient le drapeau ennemi. Des troupes s'avancèrent au
secours du couvent, et Miller dut lever le siège après des pertes considérables.
MOUV^ME^NT KÏS PEUPLES SLAVES. 079
Rordecki montre ce que peut un cœur simple et grand. Il ne voulut en rien
transiger avec le devoir; ce fut là sa force. Son courage humble et calme n'a
rien d'humain : la foi en a le secret. De toute une grande nation abattue Kor-
decki était seul resté debout. La Providence épuisa en vaiii contre lui toutes
les tentations. Soldats, nobles, jeunes moines l'abandonnent; il ne lui restait
que quelques vieillards : Kordecki demeura inébranlable sur son rocher, te-
nant haut déployée la bannière de la patrie, le cœur assuré, le regard élevé
au ciel. Il évoqua par un exemple héroïque l'esprit national , et de son ame
rayonna un enthousiasme qui anima ses compagnons, troubla les ennemis,
se répandit au loin, et électrisa enfin toute la Pologne.
Il s'écoule encore, après ces guerres, un siècle de facile bonheur et de relâ-
chement. La Pologne finit par tomber au dernier degré d'abaissement. C'est
un chaos de partis, de luttes, de petites révolutions qui croisent leurs désor-
dres. L'ambition divise les grandes familles. La Prusse, la France, la Russie,
intriguent. Stanislas n'est que l'amant faible et joué de Catherine : en réalité,
c'est elle qui règne à Varsovie. Son insolent ambassadeur, Repnin, affiche
son mépris pour un peuple humilié. Les soldats russes occupent les villes,
cernent les diètes de leurs baïonnettes, saisissent les citoyens les plus cou-
rageux, et les déportent en Sibérie. Jamais plus fière nation ne fut plus ou-
tragée. La Pologne frémissait de colère, mais l'anarchie paralysait ses forces.
L'excès de la honte fit enfin éclater l'indignation et le désespoir. Quelques
généreux citoyens se confédérèrent. Ils n'étaient qu'une poignée, sans canons,
sans forteresse, sans discipline. Ils ne calculent pas ce qu'ils peuvent, ils ne
pensent qu'au devoir, et ils forment le projet d'écraser les Russes. Cette fois
encore des prêtres sont à la tête du mouvement. Les évêques de Çracovie et
de Kamienski le préparent. Le père Marc, que le peuple vénérait comme un
saint, vient à Bar bénir les confédérés, et prêche le soulèvement dans la
province. La Pologne entière fut émue. Partout il se formait des associations
armées. C'étaient des corps de deux, trois, quatre cents cavaliers^ qui par-
fouraient les vastes plaines de la Pologne, de Kiew jusqu'en Prusse, de la
Baltique à la mer Noire. Les Russes tenaient les villes et les forteresses; leur
centre d'opération était à Varsovie. ïls pouvaient ainsi, facilement couper les
communications, attaquer les partis détachés, et suivre un plan régulier.
Leurs cruautés furent affreuses; ils brûlèrent des milliers de villages, et les
populations, sans abri, erraient misérablement dans les campagnes. Mais
cette conduite ne fit qu'exaspérer les victimes. Les confédérés, harcelés sur
tous les points, ne cessaient de se renforcer. Les hommes allaient les joindre
dans les forêts, les dames envoyaient leurs bijoux aux sultanes pour les inté-
resser à la cause de la Pologne. Les héros de la confédération faisaient des
prodiges de valeur. L'histoire de cette guerre semble un roman épique plein
d'aventures extraordinaires et d'incroyables prouesses. Pulawski, le plus
brave des confédérés, montra la plus téméraire audace. On le craignait si fort
qu'on lui offrit l'amnistie, et qu'on lui promit même de retirer les troupes
63.
980 REVUE DES DEUX MONDES.
russes de la Pologne. Il répondit qu'il irait alors les chercher à Saint-Péters-
bourg. Il finit par être pris dans une rencontre où , les siens lui criant de se
retirer, il se jeta seul sur l'ennemi. Un autre confédéré, Beriiowski, pris
aussi dans un combat, envoyé à l'extrémité de la Sibérie, se conjura avec les
déportés, chassa la garnison, força les pauvres Kamtschadales à jurer fidélité
à la Pologne, et défendit six mois sa conquête contre les régimens russes.
Obligé enfin de céder au nombre, il se jette sur un mauvais navire avec ses
compagnons, cherche le passage du Nord , et navigue avec bonheur sur ces
mers inconnues. Repoussé par les glaces, il revient vers le midi , découvre
plusieurs îles, aborde au Japon, à Formose, aux Grandes-Indes, trouve une
frégate, arrive en France, donne au gouvernement des nouvelles des confé-
dérés, le sollicite en leur faveur, et dépose les archives du Kamtschatka à
Paris, où elles se trouvent encore. Elles contenaient un projet d'invasion de
la Chine par les Russes, et on envoya cette pièce à Pékin.
L'Europe entière commençait à s'intéresser aux confédérés; l'incendie qu'ils
avaient allumé se propageait au loin. Les Tartares et les Turcs furent en-
traînés à la guerre, la Grèce s'agitait, tout l'Orient était en feu. La Pologne
montrait ce que l'amour exalté de la patrie peut faire de miracles. Mais la
pensée d'indépendance et l'enthousiasme qui l'inspiraient menaçaient la poli-
tique des états voisins. Le gouvernement militaire de la Prusse, le despotisme
du tsar, la police de l'Autriche, avaient à craindre le périlleux exemple que
donnait la république. Frédéric comprit le danger; il communiqua ses inquié-
tudes à Marie-Thérèse, et ils conçurent avec Catherine l'idée de démembrer
la Pologne. On sait comment leur projet s'accomplit; cent mille Autrichiens
et Prussiens cernèrent ce malheureux pays. Après des combats meurtriers, on
délogea les confédérés de leurs positions, et Ton finit par donner ordre de
poursuivre et juger comme des brigands ceux qui gardaient les armes. Ainsi
s'acheva le plus grand crime de l'histoire moderne. La Prusse, que la Pologne
avait épargnée sous les Jagelions, l'Autriche, que Sobieski avait sauvée de-
vant Vienne, se réunirent à la Russie pour accabler un peuple généreux qui
avait été leur bienfaiteur, et elles l'assassinèrent lâchement. Ce n'était pas
seulement une riche dépouille qu'elles avaient convoitée; elles avaient voulu
éteindre le vaste foyer de liberté qui brillait au centre de l'Europe absolutiste;
elles espéraient tuer la Pologne corps et ame. Cette héroïque nation essaya de
se relever, mais ce fut en vain; toutes les fois son martyre recommença plus
cruel. Voici bientôt un siècle qu'il dure, et cependant la Pologne n'a pas cessé
d'espérer.
IV. — ÉPOQUE NAPOLÉONIENNE.
La révolution française et Napoléon ouvrent aux Slaves comme une ère
nouvelle. Alors pour la première fois, ces peuples entrent en relation étroite
avecrOccident, sortent de leurs limites, et se promènent en armes d'un bout
MOUVEMENT DES PEUPLES SLAVES. 981
de l'Europe à Tautre. Toujours leurs vieilles haines les divisent. La lutte
recommence entre la Russie et la Pologne; dans les guerres de la république
et de Fempire, les deux nations suivent des drapeaux ennemis et ne cessent
de se combattre.
La révolution se propageait et triomphait de tous les obstacles lorsque
Paul monta sur le trône des tsars. Ce prince était, par nature, par éducation,
par position, demeuré séquestré de la cour. Sa mère le détestait et l'entou-
rait d'espions. Paul avait passé sa jeunesse dans la solitude; son ame géné-
reuse et forte s'y développa; il prit en aversion l'injustice dont il était victime
lui-même, et les crimes qu'il voyait commettre. Paul observa les progrès de
la révolution en philosophe. Les légitimistes avaient trouvé hospitalité sur
le sol russe; il les connut, embrassa leur système, et se crut le représentant
du droit divin outragé. A la mort de Catherine, il prit tranquillement pos-
session de l'empire. Il ne s'était jusqu'alors jamais mêlé de gouvernement;
mais, comme Sixte-Quint, il parut tout d'un coup rajeuni, et même plus
haut de taille. On a souvent parlé des singulières manies de Paul; M. Mic-
kiewicz en donne une explication ingénieuse et nouvelle. Jamais monarque
n'affecta un tel orgueil dans sa démarche. 11 voulait relever en sa personne
le principe de l'autorité, renversé en France. On voit cependant que bientôt
il commença à douter, car il se rejeta sur les formes. Il publia une série d'ukases
pour inculquer au peuple le culte de la majesté impériale. On dut, au passage
du tsar, se prosterner, descendre de cheval ou de voiture, jeter bas sa four-
rure, et même s'agenouiller dans la boue ou la neige.
Paul envoya contre la France Souwarow, qui d'instinct haïssait aussi la
révolution. D'une ame haute et ferme, Souwarow se distingua d'abord dans
la guerre de sept ans et contre les Turcs; il prit ensuite Praga, et porta le
dernier coup à la Pologne. Il a été jugé sévèrement par les étrangers, qui,
le trouvaient bizarre', rustique, affecté. Souwarow avait cependant reçu une
éducation soignée; il possédait plusieurs langues, mais il dédaignait de les
parler. Il ne pouvait souffrir ce qui était convenance et étiquette; il avait
la bonhomie et la simplicité slaves, et un profond sentiment religieux lui
donnait une aveugle confiance dans le succès. 11 cherchait la victoire dans
l'enthousiasme de ses soldats, comprenait leur manière de voir et de sentir,
et savait employer leur langage. Souvent il leur parlait en vers; plusieurs de
ses proclamations sont en assonances ou en rimes que l'on peut trouver ridi-
cules, mais qui ont produit un grand effet sur ses troupes. Une fois, au siège
d'Ismaïl , il fit appeler ses soldats; au lieu d'un ordre du jour éloquent , il
leur adressa seulement ces paroles : « Soldats ! à minuit vous me verrez me
lever, vous ferez de même; puis je ferai ma prière, et vous ferez de même;
puis je me laverai, et vous ne le ferez pas, parce que vous n'en avez pas le
temps; puis vous me verrez m'asseoir par terre et chanter comme un coq trois
fois (ici il imita le cri du coq); ce sera le signal du combat. » Il prit Ismail.
Souwarow lisait l'Évangile aux soldats et faisait souvent, dans le camp,
les fonctions de prédicateur. Cette foi fervente ne lui donnait que plus de
982 REV*UE DES DEUX MONDES.
liaiue pour la révolution, et quand on lui amenait des généraux français
prisonniers, il leur faisait subir des fumigations comme aux pestiférés. Il ado-
rait la personne de l'empereur; il s'inclinait devant le prétendant, faisant le
signe de la croix, et baisant le pan de son habit. Ce que Paul voulait accon)plir
par la politique et la religion, Souwarow le voulait accomplir par les armes.
Le malheur devait frapper ces deux hommes. Souwarow tomba victime de
ce despotisme qu'il servait de toute son ardeur. Paul venait, par un ukase,
de le déclarer le plus grand général de l'univers , et lui ordonnait de faire
une entrée triomphale, lorsque tout à coup il se courrouce et le disgracie
pour une légère infraction à la discipline. Souwarow rentra solitaire à Saint-
Pétersbourg; il se vit abandonné de tout le monde; on craignait de prononcer
son nom; ses amis même l'évitaient; il ne put supporter la défaveur impé-
riale; le chagrin le fit tomber malade, et il ne tarda pas à mourir.
A cette époque aussi , une immense réaction s'opérait chez Paul. Il s'a-
perçut que les légitimistes l'exploitaient, et n'avaient aucune foi en leur
système. Paul voulait le réaliser dans toute sa rigueur. Représentant d'une
cause religieuse, il tenait sévèrement la main à l'accomplissement des devoirs
religieux. Il forçait les légitimistes à se confesser, et il ordonna aux prêtres
de ne leur donner l'absolution qu'après s'être assurés de leur componction.
Les légitimistes, qui parlaient sans cesse de catholicisme, se moquaient de
ces pratiques à la cour de Mittau. Il l'apprit, leur refusa tout secours, et re-
tira au prétendant sa pension.
Lorsqu'il traitait avec les rois étrangers , il proposait de réintégrer les
princes dépossédés. On dit même qu'il rêvait quelquefois le rétablissement
de la Pologne, pour restaurer la justice politique sur la terre; mais l'ambas-
sadeur d'Autriche laissa entrevoir que son gouvernement profiterait des cir-
constances pour s'emparer du royaume sarde et de la république de Gênes,
et ne se soucierait même pas beaucoup de rendre au pape ses états. Paul
voulut aussi devenir chef de tous les ordres de chevalerie. Il créa une foule
de nobles, de ducs, de princes, et se proclama, quoique schismatique, grand-
maître de Malte. Le pape s'accommoda de cette bizarrerie, et Paul vit qu'il
tenait plus à son territoire qu'à la stricte observation des statuts de l'ordre.
L'empereur douta alors du pape, des rois, de tous les systèmes et même
de la religion. Cet honnête homme, dans ses tristes rêveries, ne savait plu*
ce qu'il devait entreprendre, et, transporté de colère, il se vengeait de ses.
mécomptes sur les individus, cassait les généraux, disgraciait ses favoris, et
quelquefois même envoyait des régimens entiers en Sibérie. Personne n'était
plus en sûreté, et les violens caprices de Paul devaient amener sa fin tragique.
L'avènement d'Alexandre éveilla les plus vives espérances. Ce prince était
un Slave, qui avait quelquefois, par tradition, des mouvemens mongols, et
en même temps ressentait de la sympathie pour tout ce qui est élevé. Malheu*
reusement la force d'action lui manquait : l'énergie passive lui tenait seule
lieu de fermeté. Élevé dans les idées du xviii'" siècle, il était libéral à la
manière de l'époque; mais, comme souverain, il laissajt les affaires aller leur
MOUVEMENT DES PEUPLES SLAVES. 983
train , et n'eut jamais la puissance de leur imprimer une direction nouvelle.
Alexandre, à Tilsitt, sembla se rapprocher de la France; une question cepen-
dant ne pouvait se résoudre , celle de la Pologne. Alexandre allait jusqu'à
offrir des provinces de la Turquie à Napoléon, à condition que le démembre-
ment serait confirmé. Napoléon , prêt à des sacrifices pour gagner l'alliance
russe, afin de comprimer l'Angleterre, n'a jamais voulu abandonner décidé-
ment la Pologne, et, s'il ne rétablit pas la république, il créa du moins le
■duché de Varsovie.
Les Polonais avaient salué avec transport la révolution. Leurs émigrés
s'étaient mis au service de la république française. Les légions polonaises,
détruites dans des combats journaliers, s'étaient trois fois reformées. Elles
espéraient enfin se frayer un chemin vers la Pologne. Bonaparte marchait
sur Vienne après ses victoires d'Italie; Dombrowski , le chef intrépide des
légions, l'engageait à appeler à l'indépendance les Slaves de l'Autriche, et
l'assurait qu'il soulèverait ainsi la moitié de ses provinces; mais l'heure de
ce vieil empire n'avait pas sonné. Le projet était aussi bien conçu que hardi.
Bonaparte cependant ne le comprit pas, et tout à coup négocia la paix. Les
Polonais avaient plus que personne souffert de la guerre; mais en apprenant
qu'elle allait cesser, ils ressentirent une affreuse douleur; plusieurs même
•devinrent fous à cette nouvelle, car la Pologne n'attendait son rétablissement
que du conflit européen. Cependant, quand le génie de Napoléon se fut révélé
tout entier, la Pologne espéra de nouveau; elle devina qu'une immense for-
tune était attachée à cet homme, et se dévoua à lui. Les personnages les plus
iionnêtes de l'ancien régime ne comprenaient rien à ces sentimens. Rosciusko,
Lubomirski, le prince Adam Czartoriski , demandaient à Napoléon des ga-
ranties. Ils voulaient lui extorquer la promesse formelle du rétablissement
de la république, et avertissaient leurs compatriotes de n'avoir pas une foi
aussi aveugle en lui. Le duché était en effet exposée une ruine financière et
agricole, payait des impôts énormes, et entretenait une nombreuse armée.
Malgré tout cela , les Polonais tenaient fermement à l'idée napoléonienne.
Après leur longue anarchie, ils se trouvaient enfin .entraînés par un même
enthousiasme. Us ne se divisaient plus pour des théories politiques, des plans
de réformes, des intérêts de factions, stériles disputes qui les avaient perdus.
L'union et la confiance étaient revenues. Aussi ne regrettaient-ils ni leur
argent ni leur sang. Joseph Poniatowski comprit les instincts de sa nation.
Il fut souvent tenté par la Russie, mais il resta jusqu'au bout fidèle à Napo-
léon, et il est devenu par cette loyauté le héros chéri du peuple, quoiqu'on
ait à lui reprocher des fautes politiques et qu'il fût loin d'être un grand tac-
ticien.
L'influence de Napoléon sur la Russie s'explique par des causes toutes
contraires; il agit sur les Russes par l'épouvante. Comme le tsar, il préten-
dait à la domination universelle, il y marchait armé d'une force souveraine,
il y semblait prédestiné. Les paysans et les soldats russes furent, à ce spec-
.tacle, troublés dans la foi qu'ils pynjpiU en leur maître. Ils ne purent s'e^-
984 REVUE DES DEUX MONDES.
pliquer que par un pouvoir magique et infernal ce formidable rival du tsar.
Ils étaient persuadés qu'il changeait de forme à son gré. On rapporte à ce
sujet de curieuses légendes. L'une d'elles, par exemple, raconte le combat
singulier de Souwarow et de Napoléon. L'empereur prit la forme d'un lion,
Souwarow se hâta de la prendre aussi. Napoléon alors se change en aigle.
Souwarow voulut se faire aigle bicéphale; il en demanda la permission à
Paul, qui punit cette hardiesse en le dégradant. Aux yeux du peuple, Napo-
léon était l'esprit de l'abîme, l'antechrist annoncé dans l'Apocalypse. Cette
opinion était même répandue parmi les Russes éclairés, et Djerzawine fit
dans ce sens la plus belle, la plus inspirée de ses odes. De tels faits méritent
leur place dans l'histoire; rien ne montre mieux l'effroi qu'un seul homme
causait à un vaste empire.
Napoléon porta encore un autre coup à l'autocratie. Il a forcé le gouverne-
ment russe à prononcer certaines paroles qui sont comme une abjuration du
despotisme. Pour la première fois, en 1812, lorsqu'eut lieu la solennelle
rencontre de Napoléon et de la Russie, le tsar n'a plus commandé par la
terreur; il fit appel aux sentimens généreux, il souleva la nation au nom de
la religion et de la patrie. Auparavant, ce nom de patrie, oleczestivo ^ qui
enthousiasma en 1812 les paysans russes, ne se trouve dans aucune pièce
officielle. La Russie fut aussi saisie alors d'une profonde émotion religieuse.
Quand un hiver terrible se leva comme le fléau de Dieu contre Napoléon, le
peuple ne s'enorgueillit point ; il reconnut dans sa victoire le secours d'en
haut, il attribua tout à la Providence, et disait, dans son langage naïf, que
deux généraux de Dieu, son excellence le général Moroz et son excellence le
général Golod (la Faim et le Froid), avaient détruit les armées françaises.
Alexandre aussi n'a cessé de protester contre les félicitations de son sénat.
Il vit dans la délivrance de l'empire l'intervention immédiate de Dieu , et
s'humilia devant lui. Dès cette époque, il devint sincèrement pieux. Cette
inspiration patriotique et religieuse devait être mortelle à la tradition mon-
gole. Des flammes de Moscou, la cité sainte, sortit l'esprit d'une Russie nou-
velle, et c'est en 1812 que commencèrent à se fqrmer les sentimens qui écla-
tèrent dans la conspiration de 1825.
Napoléon a exercé une profonde influence sur les Slaves, plus encore par
sa personne que par sa politique, et à cet égard il n'est pas sans intérêt de
connaître les vues de RI. Mickiewicz sur ce puissant génie. L'éloquent pro-
fesseur semble ici l'interprète de l'enthousiasme polonais. Napoléon, selon
lui, n'a point été enfanté par la révolution; il demeura étranger aux passions
de son époque. Il n'est pas même de l'Occident; il semble plutôt relever de
cet auguste Orient vers lequel l'attirait une secrète sympathie. La génération
formée par les encyclopédistes voulait tout analyser, tout comprendre. Il n'y
avait plus pour elle de mystère, d'infini. Alors vint un homme inexplicable
qui tirait toute sa force de lui-même, qui en répandait les torrens autour de
lui, faisait sortir des armées de terre, poussait les nations les unes sur les
autres, et pouvait à son gré remplir le monde d'évènemens imprévus. Napo-
MOUVEMENT DES PEUPLES SLAVES. 985
léon, parle spectacle de son prodigieux génie, imposa violemment l'admira-
tion à l'Europe, qui commençait à en devenir incapable. L'Angleterre, mal-
gré sa haine, ne put s'empêclier de rendre à Napoléon un magniOque hom-
mage. Byron salua de son enthousiasme cette volonté superbe et solitaire,
souveraine et mystérieuse comme la fatalité. Elle fut l'orage qui fit vibrer sa
lyre. Dans Lara , Manfred , le Corsaire, dans ces héros dont personne ne con-
naît l'origine et n'a pénétré le secret, dans ces sombres et hautaines figures,
si puissantes de commandement et de tristesse, on retrouve mêlés ensemble,
en une seule ame, la force du dominateur du siècle et les désespoirs du poète.
Goethe, cet esprit si sage, n'osait presque pas parler de Napoléon. Sa véné-
ration pour lui était si profonde, qu'il ne prononçait qu'avec respect, au
milieu de l'Allemagne humiliée, un nom qu'elle détestait. Jean Mùller, le
célèbre historien, qui consuma sa vie à combattre l'influence française, et
servit dans ce but la Prusse et l'Autriche , après un premier entretien avec
Napoléon, reconnut en lui l'homme du destin. Plus tard, quand la crainte
ne troubla plus le monde, il n'y eut partout qu'un même sentiment , l'admi-
ration fut universelle. Napoléon fit triompher la révolution française, mais
il la domina. Il ne voulut pas comme elle rompre avec l'histoire; il renoua
la tradition brisée du genre humain , il rattacha l'avenir au passé; par ses
guerres gigantesques, il mêla tous les peuples de l'Europe, il rapprocha
l'Orient de l'Occident, il prépara l'unité future du monde. Tout cela n'était
point dans les instincts du xviii^ siècle. Puis, quand il eut disparu, son
œuvre ne périt point; les peuples la continuèrent; ils étaient entrés sur ses
traces dans une ère nouvelle.
Ce brillant tableau semblera plutôt une transfiguration qu'un portrait.
Quand un grand homme apparaît, tous les yeux s'attachent sur lui : mais
combien peu le voient de même! L'homme d'état médite le profond poli-
tique , le tacticien étudie le fameux capitaine, le poète contemple ce que le
caractère a d'idéal, l'œuvre de magnifique et d'éternel. Le peuple, par un
instinct qui n'est pas sans justesse, reconnaît un bienfaiteur dans l'illustre
envoyé de la Providence; il lui pardonne, se sent pieusement épris, l'élève
sur le piédestal , et lui compose de fables et de légendes une merveilleuse
épopée. Puis le moraliste austère et l'observateur sceptique des choses hu-
maines ( ils se rencontrent souvent) viennent dissiper le prestige, et montrent
sans pitié l'innnense égoïsme que masque tant de gloire. Les valets de
chambre ne manquent jamais non plus au héros; ils affluent autour de lui,
et nous racontent ses petitesses. De toutes ces rumeurs si diverses se compose
la renommée, et la vérité aussi, qui, après quelques querelles, finissent d'ha-
bitude par devenir bonnes sœurs.
989 REVUE DES DEUX MONDES.
V. — COUCLUStON.
Maintenant que nous connaissons les peuples slaves, nous pouvons inter*
roger leur avenir. Nous devons ici quitter M. Mickiewicz. Dans ses dernières
leçons, il a parlé des destinées futures des Slaves; jamais il ne s'est élevé à
une plus hautç éloquence; mais on regrettait de le voir toujours davantage
entraîné vers de fallacieuses espérances auxquelles il n'avait pas fait encore
de si directes allusions.
Si l'on arrête ses regards sur les deux grandes nations slaves, la question
d'avenir paraît d'avance résolue. Jamais la Pologne n'a semblé plus faible, ni
la Russie plus puissante. La Russie fait des progrès inquiétans. Une politique
qui se tient sur la défensive ou s'enferme dans les frontières d'un peuple
est sans force contre elle. Le tsar a en lui-même une énergie de comman-
dement qui l'entraîne à la conquête du monde. Il faut, pour le combattre à
armes égales, une idée souveraine qui veuille aussi tout se soumettre. L'Oc-
cident la cherche depuis la révolution; mais nous sommes encore perdus dans
une incertitude immense, vivant au jour le jour, sans principe arrêté, à la
merci des évènemens. La Russie a beau jeu devant ces hésitations. Quoi qu'il
en soit, le despotisme ne peut plus garder la victoire. Déjà, à qui observe
bien, l'autocratie offre des signes de décrépitude. Un danger obscur, méprisé,
formidable pourtant, la menace. Elle n'a cessé de persécuter les instincts
slaves sans réussir à les arracher du cœur du peuple. Ils persistent, chez le
paysan surtout, comprimés et vivaces. Il semble qu'on ne soit plus dans l'em-
pire d'Ivan et de Pierre quand on visite les campagnes de la Russie. Au lieu
d'une société disciplinée militairement, on rencontre un peuple bon, paisible,
hospitalier, passionné de danse et de musique, qui n'est pas fait 'pour vivre
de terreur. On voit assis aux portes des cabanes de majestueux vieillards à
barbe blanche que l'on prendrait pour les patriarches de la slohoda; ils en
ont gardé les secrets agricoles, les traditions, les contes, et, par eux, l'esprit
de ces temps anciens s'est transmis jusqu'à nos jours, de génération en gé-
nération. Les villages rappellent ceux des colons slaves; ce sont les mêmes
mœurs; le caractère primitif est cependant altéré par l'influence de l'auto-
cratie. Le paysan russe est dissimulé en même temps qu'affable, et malgré
sa douceur native, il a des accès de cruauté; puis le bonheur a disparu. Ses
chants vifs et mélancoliques trahissent un cœur fait pour la joie et accablé
de tristesse. Il est malheureux, non point par misère; il est généralement
plus à l'aise que nos ouvriers; c'est son ame qui souffre. Il se console quel-
quefois eu pensant que ses fils enrégimentés font trembler l'Europe; mais il
finira par se lasser d'un orgueil national qu'il paie si cher, car ses besoins
les plus profonds ne sont pas satisfaits; cette douleur travaille à le désaffec-
tionner de son gouvernement, et prend plus de force à une époque où par-
tout se réveille le génie slave.
MOUVEMENT DES PEUPLES SLAVES. ^87
L'églrte a été enchaînée en Russie; le clergé, avili, ignorant, forcé de se
livrer à des travaux manuels pour gagner chétivement sa vie, n'est plus res-
pecté. Il n'a plus même le droit de donner l'enseignement religieux. Qu'en
est -il résulté? Le peuple, privé d'instruction chrétienne, se livre à tous les
caprices de son imagination mystique; mille sectes se forment, et des plus
étranges. L'église grecque est morte depuis des siècles, et ce vaste corps sans
vie va se décomposant. Comme on envoie les sectaires en Sibérie, les sei-
gneurs cachent le mal aussi long-temps que possible, pour ne pas perdre leurs
paysans. L'hérésie gagne néanmoins, elle s'étend, et quand elle éclate, il
faut renoncer à punir : les coupables sont trop nombreux. Ainsi cet empire
qui se vante de son unité est sourdement miné par l'anarchie religieuse, et,
d'après l'opinion des Russes éclairés, c'est là un de ses grands périls.
Pierre a ouvert la Russie à l'Europe. 11 ne voulait que gagner des res-
sources pour le despotisme; les idées libérales ont pénétré aussi. Elles se
répandent et discréditent le pouvoir absolu; elles se glissent jusque dans
l'armée, dont elles atteignent la sévère discipline. Les généraux obéissent,
mais ce n'est plus toujours aveuglément; ils sentent le besoin de justifier
devant leur conscience les ordres qu'ils ont reçus. L'empereur lui-même se
prend quelquefois à n'être plus assuré de son droit et à douter du dogme
moscovite. L'autocratie donc, malgré son appareil imposant, ses succès, et
ce qui lui reste de forces, décline en réalité.
Que fait la Pologne tandis que la Russie est secrètement ébranlée ? L'élite
de la nation est déportée en Sibérie, ensevelie dans les casemates de Saint-
Pétersbourg, dispersée dans les pays étrangers. Et quel triste spectacle offre
la terre polonaise! Les châteaux de la noblesse sont déserts. Le vieux paysan
qui abat les arbres dans la forêt se souvient qu'il ne devrait pas travailler
seul; il pense à ses fils tués dans les victoires de l'insurrection, et il s'arrête
pour pleurer et s'agenouiller. Les mains sont désarmées, les écoles fermées,
la religion, la langue même, poursuivies comme rebelles; les emplois, donnés
aux Russes; partout des espions, et la prison, le knout, le gibet, punissent
le moindre signe de patriotisme. Cependant la Pologne ne perd point cou-
rage; elle garde un espoir indestructible que se transmettent comme un dépôt
sacré ses générations de martyrs. Il lui est bon d'être ainsi frappée. Depuis
qu'elle ne s'amollit plus aux plaisirs, elle retrouve l'esprit de sacrifice et
l'exaltation qui font sa force. Cette énergie nouvelle ne peut encore éclater en
Pologne; elle y demeure cachée dans les cœurs. Les âmes sont puissamment
travaillées. La Pologne semble tranquille; celui qui la visite pourrait croire
la nation abattue et résignée à son humiliation; mais sMl pénétrait les se-
crètes pensées du peuple, il verrait l'effervescence qui l'agite. Un fait re-
marquable en est l'indice. Un gentilhomme de Lithuanie, M. Towianski,
vint en France, il y a bientôt trois ans; jusqu'alors il avait vécu sur ses terres,
honoré pour sa piété, et chéri de ses paj^sans; son ame s'était échauffée à la
vue des souffrances de la Pologne, il crut entendre dans les luttes delà prière
des promesses divines, et recevoir un ordre d'en haut. Il partit pour obéir ù
988 • REVUE DES DEUX MONDES.
cet appel mystérieux. Arrivé à Paris, il convoqua les Polonais, et leur an-
nonça qu'il avait mission céleste pour les ramener dans leur patrie et la dé-
livrer avec eux. Bientôt plusieurs crurent en lui. M. Towianski ne s'était
encore fait connaître par rien; mais il n'est point un liomme ordinaire; il a
une foi contagieuse en son œuvre , de l'éloquence , force et douceur, et un
magique ascendant sur les âmes, auxquelles il donne paix et exaltation. Il
s'adressait d'ailleurs à des émigrés consumés du regret de leur patrie, et
dont plusieurs vivaient dans l'attente d'un secours providentiel. Ses disciples
forment une école croisée pour affranchir la Pologne , et née sous l'influence
de la douleur nationale, du mysticisme slave, et des idées qui remuent le
siècle. Ce patriotisme brûlant se fait ainsi jour sur la terre étrangère, et ins-
pire aux poètes de l'exil des chants magnifiques, les plus beaux que la Pologne
ait entendus. Cette poésie est un événement important. Elle ne s'amuse point
aux jeux brillans de l'imagination : elle veut préparer des vengeurs; elle pro-
voque aux généreuses audaces, elle anime les volontés au devoir et à l'héroïsme;
elle est austère et pieuse. Le poète polonais pleure une tragique infortune,
mais il ne s'abandonne point aux lâches plaintes des souffrances égoïstes; il
ne voit plus de secours ici bas; mais il regarde en haut, et la douleur lui
apprend le renoncement et la foi. C'est à ces chants qu'il faut demander ce
que pense la Pologne. Cette poésie est aujourd'hui la seule voix de la nation;
elle nous apprend que les Polonais ont moins que jamais renoncé à l'insur-
rection; elle nous annonce aussi qu'un grand changement s'est accompli
parmi eux.
La Pologne, victime de la violence et de l'égoïsme, a pris au sérieux la
justice et la fraternité; elle reconnaît qu'elle y manqua en retenant les paysans
dans une dure servitude. Ses poètes se montrent émus de sympathie pour le
pauvre peuple; ils se plaisent à célébrer ses vertus , et veulent la liberté pour
lui. Ceux qui rêvent la résurrection de l'ancienne Pologne se font illusion :
c'est chose impossible. La royauté a péri dans l'incurie. La noblesse s'est dis-
créditée par son orgueil et son anarchie; elle s'est porté le dernier coup en
1830, lorsqu'elle ruina tout par ses discordes. Une puissance nouvelle lui
succède; le peuple s'est émancipé. Le désastre national a éveillé en lui le
patriotisme qu'avait assoupi l'oppression de l'ordre équestre. Il a combattu
s ur les champs de bataille de l'insurrection , et a conquis ses droits par son
dévouement à la cause publique.
C'est après le démembrement accompli par l'Autriche, la Russie et la
Prusse, que pour la première fois un bourgeois apparaît dans l'histoire de
Pologne, nous voulons parler du cordonnier Kilinski. Cet homme simple
exerçait une grande influence sur les chefs d'ateliers et les ouvriers , qui le
savaient patriote. Lors des troubles de Varsovie, il fut mandé devant Repnin.
Le prince, que chacun craignait, s'étonna de voir cet artisan se présenter à
lui d'un air calme et fier. 11 crut que Kilinski ignorait à qui il parlait; il
entr'ouvrit son manteau, et, montrant tous ses ordres: « Regarde, dit-il,
bourgeois, et tremble. —Monseigneur, répond Kilinski, je vois chaque nuit
MOUVEMENT DES PEUPLES SLAVES. 98î)
au ciel d'innombrables étoiles, et je ne tremble pas. « Quand éclata l'insur-
rection de Kosciusko, Kilinski fit une confession générale de ses péchés,
communia avec larmes, et prit ensuite congé de ses enfans et de sa femme,
l'œil sec et le cœur ferme. Il montra la plus grande valeur. Il a laissé des
mémoires où respire sa belle ame; il cherche à atténuer ses faits d'armes; on
ne surprend en lui ni haine ni esprit de vengeance; il regrette de verser le
sang; il aurait seulement voulu, comme il le dit avec bonhomie, effrayer les
ennemis pour les faire fuir.
Dans la dernière insurrection , ce furent les paysans qui se battirent le
mieux. Ils accouraient de toutes parts. Un jour, on en renvoya quinze mille
faute d'armes à leur donner. S'il s'était trouvé un homme pour diriger leur
élan, il se fût fait des miracles. Les paysans ont pris rang dans la nation
par l'enthousiasme qu'ils montrèrent alors. Les autres classes apprennent à
les aimer et à les estimer depuis les services qu'ils ont rendus, et compren-
nent qu'ils feront désormais la plus grande force de la Pologne. Une ancienne
prophétie populaire annonce qu'un jour les paysans seront rois, et ils croient
eux-mêmes que cette promesse se réalisera bientôt. Lorsque Chlopicki fut
élu généralissime, ils virent dans son nom (I) un heureux présage pour
eux, et disaient dans leur joie naïve qu'un des leurs était enfin à la tête de la
nation.
Ainsi la Pologne a fait depuis le démembrement un progrès important.
Au lieu de n'être qu'une aristocratie dégénérée, elle est devenue une nation.
Elle n'a jamais eu autant de génie, ni plus de vertu. On peut prévoir qu'elle
se relèvera. Un peuple condamné à périr est toujours un peuple épuisé, et l'é-
preuve est salutaire quand elle ne brise pas. L'empereur de Russie semble
n'être pas rassuré. Ses rigueurs redoublées trahissent des craintes. La Polo-
gne frémit, et il sait qu'il n'a pas de plus dangereuse ennemie. Lorsqu'en
1830 arriva à Saint-Pétersbourg la nouvelle de l'insurrection , Nicolas dis-
parut un jour entier. Ses courtisans inquiets ne pouvaient le trouver. On le
découvrit enfin dans la chapelle du palais; il y avait passé plusieurs heures,
seul, à genoux.
Mais le duel de la Pologne et de la Russie ne durera pas toujours. Les
Slaves ne seront pas éternellement divisés. L'impulsion qui porte aujourd'hui
les peuples à se rapprocher agit puissamment sur eux, et l'unité de race les
sollicite à l'unité politique. Ce fut en Rohême que l'on vit les premiers signes
de cette tendance nouvelle. Ce pays, neutre entre la Russie et la Pologne, pres-
que étranger a la grande querelle slave, était bien placé pour parler d'union. Il
avait à lutter contre l'influence allemande. L'Autriche voulait le germaniser.
Il fallait aux Bohèmes, pour repousser cet effort d'une race étrangère, résister
au nom de leur race. L'opposition dut se dissimuler, et prit le masque d'une
érudition désintéressée. Les Bohèmes étudièrent les anciennes institutions
des Slaves, leurs langues, leurs littératures, montrèrent l'originalité de leur
(1 ) Chlopf paysan : chlopicki, paysanesque, si l'on ose ainsi dire,
990 REVUE DES DEUX MONDES.
génie, multiplièrent les preuves de leur commune origine, et surent éveîïler
par ces recherches l'enthousiasme pour une race qu'ils voyaient humiliée,
persécutée, et qu'ils aimaient avec une sorte de religion . Il s'est formé ainsi à
Prague une école dont l'importance grandit chaque jour, et dont les travaux
sont autant de plaidoyers déguisés pour l'union slave.
Ces idées n'auraient cependant pas atteint et ému les masses, si elles étalent
demeurées à l'état de doctrine savante. Le démembrement de la Pologne fit
plus pour les populariser que les publications des antiquaires bohèmes. Quand
les Slaves de l'Autriche se rencontrèrent sous les mêmes drapeaux avec des
soldats polonais, ils furent étonnés de comprendre leur langue; depuis long-
temps, ils avaient presque oublié, dans la diversité des destinées, les peuples
dont les Krapaks les séparent; ils se souvinrent alors de ces frères avecles-
quels ils avaient des rapports plus naturels qu'avec l'empire d'Allemagne.
Cette pensée devait porter ses fruits. Le partage de la Pologne eut un autre
résultat bien inattendu. Les nombreux Polonais exilés en Russie s'aperçurent
que les Russes souffraient comme eux de l'autocratie, et rien ne rapproche
autant qu'une même infortune. La Sibérie aussi fut le témoin de cette ré-
conciliation. Des milliers de gentilshommes polonais y ont été déportés
depuis le commencement des guerres de Catherine et de Stanislas. Ces
mornes déserts, patrie de la douleur, voient une grande œuvre se préparer
dans les larmes et le mystère. Là, Russe et Polonais se pardonnent; victimes
du même despotisme, ils ne forment plus qu'une seule nation, qui s'appelle
la nation malheureuse; ils s'assistent et se consolent, et quand l'un d'eux
quitte cet affreux exil , ses compagnons le fêtent, et lui font dans leur pau-
vreté quelque cadeau pour le voyage. Ce sont là des souvenirs qui ne se per-
dent pas. Russe et Polonais de retour savent qu'ils ne sont pas nécessaire-
ment ennemis, et que le pouvoir qui les frappe tous les deux est aussi celui
qui les a fait se haïr.
Ce fut en 1825 que ces sentimens se firent jour pour la première fois. Des
Russes et des Polonais conspirèrent ensemble pour renverser l'autocratie. Ils
avaient encore un autre projet; car on trouva parmi les objets saisis un énorme
<îachet aux armes des douze peuples slaves. A cette vue, les juges éclatèrent
de rire, tant l'idée leur parut chimérique; depuis lors elle a fait des progrès
qui forcent à la prendre au sérieux. Des hommes éminensla partagent. Des
sociétés secrètes s'organisent pour la propager. Elle se répand toujours plus.
Entre les peuples slaves les ressentimens diminuent, la sympathie croît.
L'intérêt dirige aussi leurs pensées vers l'union, qui leur offrirait les plus
grands avantages. Ils ne peuvent s'empêcher de voir que s'ils joignaient un
jour leurs forces, s'ils réussissaient à se confédérer, ils formeraient le premier
empire d'Europe.
Deux obstacles empêchaient jusqu'à présent les peuples slaves d'y songer :
ils n'avaient pas de relation entre eux, vivaient séparés, et s'ignoraient mu-
tuellement; mais les communications sont maintenant faciles et fréquentes.
Les Slaves du midi et du nord , de l'orient et de Toccident , sont sans doute
MOUVEMENT DES PEUPJ.ES SLAVES. 99
devenus très divers; toutefois, en se visitant, ils ne peuvent manquer de
reconnaître à mille signes leur parenté; la race, la langue, le caractère, les
mœurs, les rapprochent et les distinguent profondément des peuples qui les
entourent, ou qui sont enclavés au milieu d'eux. Puis les influences et les
dominations étrangères que les Slaves subissent encore les ont divisés en
camps hostiles; aujourd'hui elles s'affaiblissent, et ils retournent à leur propre
génie. La vie commune qui les animait avant tous ces esclavages se rallume,
ils marchent à la fois à l'unité et à une rénovation sociale.
L'idée de l'union slave grandira, car elle est fondée sur la nature des choses;
elle n'est donc point un piège de la Russie pour attirer l'Europe orientale
sous sa domination. L'empereur de Russie voit la puissance de ce mouve-
ment et cherche à le détourner à son profit. Il décore les sa vans bohèmes;
il promet aux Slaves l'unité sous sa protection ; il ourdit mille intrigues, et
ses agens sont infatigables. Les Slaves ne se laisseront pas abuser. Ils n'ont
pas de plus terrible ennemi que les tsars ; leur nationalité ou l'autocratie
doit périr; elles sont irréconciliables; l'une est nécessairement la ruine de
l'autre. Les Slaves sont agités par une sourde et profonde émotion popu-
laire, dont l'instinct déjouera des artifices de cabinet.
Les Slaves se distinguent par la cordialité, la bonhomie, l'hospitalité; ils
•nt le génie de la musique et de la poésie; ils aiment la magnificence, les
fêtes et les repas; leur ame est chaleureuse et enthousiaste. Aucun peuple n'a
autant l'esprit de fraternité; ils se sont toujours salués du nom de frères, et
n'ont pas même de mot dans leur langue pour désigner une caste. Un pro-
fond mysticisme s'allie chez eux au génie politique. Ce mysticisme ressemble
bien peu à celui de l'Allemagne ou de l'Inde; il n'a rien de rêveur ni de
contemplatif; il prescrit le dévouement, il est mâle et tendre; il ne dédaigne
point la terre , il cherche à la conquérir à la pensée divine; il voit dans la
patrie une sainte institution, il inspire pour elle une fervente piété; il forme
des citoyens, non des anachorètes, et il est fait pour les assemblées publi-
ques plutôt que pour les extases du désert. Le premier besoin [des Slaves
est celui d'un gouvernement humain et sympathique. Le despotisme n'est
pas uniquement pour eux le pouvoir arbitraire d'un seul; c'est tout gouver-
nement sans amour, quelles qu'en soient du reste les formes.
Les peuples de l'Occident arrivent à la même pensée : les principes chré-
tiens de justice et de fraternité ont fini par s'imposer aux esprits et par de-
venir la raison universelle. On s'est alors aperçu qu'ils ne sont pas réalisés
dans la société. Le malaise durera autant que la contradiction; le repos nous
sera refusé jusqu'à ce qu'elle soit effacée. Ce moment était inévitable. Une
religion, sous peine d'abdiquer, prétend à l'empire absolu. Comme Dieu,
elle est tout ou rien. L'Évangile n'était jusqu'ici qu'une loi privée, il doit
devenir loi publique; il fait effort pour régénérer l'état, après avoir régénéré
la famille. Ce qui se passe dans le secret des consciences et sur la scène po-
litique, l'essor de l'industrie aussi bien que la crise religieuse, le scepticisme
qui désaffectionne des choses anciennes, et les pressentimens unanimes, tout
992 REVUE DES DEUX MONDES.
annonce cette vaste et bienfaisante révolution. Mais que d'angoisses nous
traverserons avant de toucher la terre promise ! Combien s'égarent qui vou-
laient nous y conduire! Trop souvent les apôtres de la charité nouvelle ont
le langage de la haine, trop souvent ils prêchent la licence des mœurs , trop
souvent ils réhabilitent la chair et le sang. On parle avec emphase de l'huma-
nité, et l'on a moins de religion pour la patrie, et les liens de la famille se
relâchent. On voit avec tristesse et frayeur le christianisme abandonner les
cœurs à mesure qu'il pénètre dans les institutions; la conscience individuelle
s'obscurcit lorsque la conscience publique s'éclaire; les dévouemens pro-
chains et difficiles sont négligés pour les lointaines et commodes affections,
et les âmes s'affaissent toujours plus vers la terre. On reconnaît là le déclin
moral, le dérèglement de pensée, qui suivent toujours la chute des croyances.
Il nous a fallu accomplir une terrible destruction , et cette œuvre nous a
épuisés. Il est resté dans notre air je ne sais quel souffle de mort, quelle
haleine du tombeau. Nous avons besoin de secours, nous cherchons avec
inquiétude d'où il nous viendra.
C'est alors que surgit une famille de peuples dont tous les instincts récla-
ment un ordre nouveau. Elle n'est pas obligée, comme nous, pour y arriver,
de renier son passé, de se détacher violemment de sa tradition, de se perdre
dans un doute immense qui lui ôte la force de créer. Il lui faut seulement
retourner à ses vieilles coutumes, se retremper dans ses origines, appeler sur
elle l'esprit des ancêtres, rejeter les servitudes étrangères, développer son or-
ganisation primitive. En même temps les Slaves n'ont pas nos erreurs. Dans
toutes les classes , chez le gentilhomme, le paysan, le bourgeois, on trouve
la vénération flliale, l'amour fraternel, toutes les piétés domestiques. Le pa-
triotisme n'est pas moins une vertu de ces peuples. Il en pénètre la vie entière,
il en est la grande passion. Jamais les Slaves ne seront cosmopolites. Ils ne se
montrent pas patriotes seulement dans les affaires publiques; ils le sont par-
tout, dans la science, la poésie, la religion même. Les Slaves ont aussi un
austère sentiment du devoir; ils sont demeurés jeunes et robustes, ils ont
gardé leur verte énergie. La société officielle russe est très corrompue, les
débris de la noblesse polonaise sont en grande partie voltairiens; mais ce n'est
jaas là le vrai peuple slave. Il faut le chercher dans les campagnes de la Russie
^et de la Pologne, dans les rochers de l'Illyrie, dans les vallées de la Bohême.
On le trouve là avec toutes ses vertus nationales. Ce peuple si noblement
doué n'a guère rien fait encore. Autour de lui, en Asie, en Europe, les em-
pires, les religions, les civilisations se sont succédé, le travail de l'homme a
été prodigieux. Mais aujourd'hui les Slaves quittent leur inertie; ils se sen-
tent appelés soudain à quelque chose de grand. Maintenant aussi ne s'élabore-
t-il pas dans la douleur une Europe nouvelle qui seule les satisfera et qui
semble avoir besoin d'eux. î> N'y a-t-il pas là une harmonie providentielle, et
n'est-on pas conduit à penser que les Slaves étaient réservés pour la révolu-
tion qui se prépare ?
JLes apparences ne justifient guère «ncore «es prévisions. Les Slaves sont
MOUVEMENT DES PEUPLES SLAVES. 993
partout courbés sous le despotisme, et leur seul représentant politique est
l'autocratie; mais cela ne doit pas faire illusion. Ce peuple, enfermé dans les
frontières du pouvoir absolu , a pourtant le génie de la liberté; les colons
de la slohoda, l'ancienne Bohême, l'ancienne Russie, la république des
Cosaques, et jusqu'à nos jours, la Pologne, les fières tribus du Monté-
négro et de la Serbie le prouvent assez. Les Slaves forment une vaste
opposition contre leurs gouvernemens. Déjà tous ces gouvernemens sont
ébranlés; la Turquie menace ruine; l'Autriche a plus d'un péril à redouter.
La puissante autocratie russe n'a plus la même force. Cet arbre qui porte si
haut la tête , si loin ses rameaux , n'a pas de racines profondes dans le sol
national, et l'orage s'amasse contre lui. Quels que soient les évènemens et la
durée de la lutte, les Slaves ont pour eux l'avenir. Autrement ils auraient en
vain reçu dans leur caractère et leurs institutions primitives les germes d'une
société libre et fraternelle. Ils ne sont pas destinés à s'armer contre l'Occi-
dent pour le replonger dans la barbarie; ils doivent travailler de concert
avec lui. Ils furent autrefois notre boulevard contre les invasions des IMon-
gols et des Turcs; ils ont à pénétrer maintenant dans l'Orient pour lui donner
la civilisation chrétienne. Telle paraît être leur vraie mission, et aucun peuple
n'a fait défaut à la sienne.
On comprend, de ce point de vue, pourquoi les Slaves se sont tenus jusqu'à
cejour à Técart. Leur temps n'était pas venu. Ils devaient attendre que l'hu-
manité fût mûre pour le progrès qui va s'accomplir. Ces longs siècles pour-
tant n'ont pas été perdus. Les Slaves ont été exercés par beaucoup de souf-
frances. Aucune race n'a été ainsi flagellée. D'abord de fréquens esclavages,
puis l'invasion mongole, le deuil inconsolable des Serbes, la catastrophe des
Bohèmes, le martyre de la Pologne, le joug qu'appesantit sur la Russie un
cruel despotisme: que de douleurs! quelles rudes expériences! Ils vont enfin
recueillir les fruits de cette sévère éducation. Les peuples du Midi ont com-
mencé l'histoire de l'Europe; les Germains ont apparu avec le christianisme;
l'époque qui s'ouvre est marquée par l'avènement des Slaves.
A. Lebbe.
TOilE IV.
64
ÉTUDES
SUR L'ANGLETERRE.
m.'
LIVERPOOL.
L'aspect de Liverpool ne rappelle celui d'aucune autre ville mari-
time. Ce n'est ni un port extérieur (out-port) caché dans quelque
repli de la côte, ni un de ces ports intérieurs que forme l'estuaire
des grands fleuves. Liverpool tient encore à la Mersey, et touche
presque à l'Océan. Au point de jonction des eaux se dresse une bat-
terie, la seule défense qui protège tant de richesses accumulées. H
semble que ces canons ne soient là que pour la forme, et que l'on
ne puisse plus croire à la guerre quand on a retiré de tels avantages
de la paix. La ville, vue du rivage, est assise en amphithéâtre sur la
pente d'une colline. La rivière est comme l'arène de ce cirque com-
mercial , le grand chemin de la navigation sur lequel , au milieu
(1) Voyez le premier article sur Liverpool, dans la précédente livraison.
LIVERPOOL. 995
des vaisseaux qui entrent et de ceux qui sortent , la scène change k
chaque instant. Au premier plan, l'on aperçoit les docks, longue
ligne de bassins bordés de granit et parallèles au fleuve. Là se pres-
sent, chacun à son rang, les navires de long cours, les bateaux à va-
peur et les bâtimens du cabotage. Leurs mâts innombrables, chargés
de voiles et de cordages , forment une sorte de rideau derrière le-
quel s'agite en bon ordre l'essaim des spéculateurs et des ouvriers.
En face des docks s'élèvent de vastes maisons à six ou sept étages
qui occupent les quais et les rues adjacentes; c'est là que sont dé-
posées les marchandises, au sortir des vaisseaux. Un peu plus haut,
on rencontre la bourse et la douane, lieux de réunion et de contrôle,
auxquels aboutissent les principales artères de la cité, et où, pen-
dant quelques heures de la journée, on brasse les affaires par mil-
lions. Vers le milieu de la ville, et devant le splendide portique du
chemin de fer, se dressent deux moulins à vent qui semblent être
restés là pour marquerles anciennes limites de Liverpool. Le chemin
de fer descend jusqu'à Lime-Street par un tunnell qui porte les voya-
geurs au centre des quartiers du luxe et des affaires; un autre tun-
nell^ qui traverse toute la ville, conduit les marchandises jusqu'au
dock du Roi [King's-Dock], Au nord de la ville sont les usines, les
rues habitées par la populace, et la prison; à l'est, sur la hauteur, la
maison de charité et les hôpitaux. La partie méridionale de la ville,
habitée au commencement du siècle par les riches marchands, est
aujourd'hui presque déserte; les boutiques et le tumulte, gagnant
les rues hautes à mesure que la population augmentait , les en ont
chassés. Ils ont transporté leur domicile dans les campagnes des en-
virons. Les négocians passent à Liverpool cinq à six heures de la
journée; ils y tiennent leurs comptoirs, comme font les capitalistes
de Londres dans la Cité. Mais c'est hors de la ville qu'ils vont res-
pirer et vivre. Insensiblement la classe moyenne en Angleterre, à
l'exemple de l'aristocratie, émigré ainsi vers les champs. Les villes,
abandonnées aux classes inférieures, deviennent l'asile exclusif d'une
infime et turbulente démocratie.
Les monumens de Liverpool sont ses docks et ses ouvrages hy-
drauliques, dont l'entretien annuel exige une dépense de 2 millions.
Il n'y faut chercher ni temples magnifiques, ni théâtres, ni musées.
Les maîtres de cet immense marché sont des parvenus de la veille,
qui n'ont pas eu le temps de contracter les goûts d*une aristocratie,
et qui ne connaissent ni l'élégance des mœurs ni les besoins de l'es-
prit. Ce sera beaucoup si la pensée religieuse ennoblit ces rudes na-
64.
996 REVUE DES DEUX MONDES.
tures, et leur arrache des écoles, des institutions de prévoyance, des
établissemens de charité.
Rien n'est plus triste à voir que Liverpool. Une ville de briques,
rembrunie par le temps, se détache encore avec majesté sur un ciel
du midi. Voyez Toulouse : la sombre cité a sa poésie qui parle à
l'imagination comme un drame dans la vie réelle; mais sous le climat
de l'Angleterre, une ville née d'hier prend aussitôt cette livrée de la
vieillesse. Sa physionomie est quelque chose d'informe et de lugubre
qui attriste sans faire penser. Le brouillard et la fumée retombent
en colonnes funèbres sur les rues. Les maisons suent l'humidité. Les
hommes, vêtus de noir, sont silencieux etraides. On dirait que cette
atmosphère opaque glace la parole ainsi que la joie.
Qui veut connaître Liverpool doit y descendre le soir, à la clarté
du gaz qui en illumine les rues. Le jour, chacun vaque à ses affaires
avec une activité fébrile et qui ne se laisse pas détourner; les hommes
sont tous des manœuvres ou des chiffres, et le mouvement les
étourdit comme d'autres l'inaction. Dès que la nuit arrive, la ville se
réveille et s'anime pour quelques heures. Le travail a cessé partout;
la population ne songe plus qu'au plaisir. Si ce n'est pas la gaieté de
Naples, c'est peut-être le même empressement. Liverpool avait ses
théâtres en plein vent, devant lesquels le peuple s'assemblait comme
dans une ville italienne; mais les mœurs anglaises ne s'accommodent
pas des spectacles à bon marché [penny théâtres), et la corporation
municipale les a interdits. La foule est donc réduite à circuler devant
les boutiques, dont elle admire le luxe, ou à s'enivrer phlegmati-
quement dans les cabarets; ceux qui ont la bourse mieux garnie
entrent en conversation avec les prostituées dans les carrefours, ou
se mêlent aux habitués des salons, qui sont des espèces de théâtres-
cafés; les plus rangés vont assister à quelque meeting religieux, phi-
lantropique ou politique, et se dédommager par d'interminables dis-
cours du silence de la journée.
Ce phénomène d'une ville anglaise en liesse est particulièrement
visible le samedi soir. Le samedi soir est chaque semaine, à Liver-
pool, ce que la matinée du mercredi des Cendres est une fois par
année dans les états catholiques du continent. Qu'on se figure une
bacchanale sur le seuil d'un édifice consacré à la religion. Ce jour-là,
les ouvriers et les matelots ont reçu leur paie; les négocians et les
commis, ayant réglé leurs écritures, ont du loisir à dépenser. Qui
profitera de ces dispositions libérales, sinon les cabaretiers, les bou-
tiquiers, les filles de joie et les voleurs? Jusqu'à minuit, les magasins
IIVERPOOL. 997
sont ouverts et resplendissent de lumière. Les revendeurs, criant
leurs denrées, font un sabbat à ne pas s'entendre. Les enfans vous
courent à travers les jambes; les femmes vont régler chez les détail-
lans les comptes de la semaine et acheter à crédit les provisions de
celle qui suivra; les hommes remplissent les palais du gin , s'enivrent
et se battent dans les rues. Les prostituées sortent par essaims, et
arrêtent les passans presque de vive force dans leurs filets de chair.
Les filous, disposés par bandes, font la presse au milieu de la foule af-
fairée, cherchant leur bien dans les poches d'autrui. La police enfin,
surveillant cette agitation universelle, est obligée de multiplier ses
mouvemens. Je plains l'étranger qui se jetterait seul en observateur
au miUeu d'une telle orgie. Il éprouverait un isolement plein d'effroi,
comme s'il était placé entre deux armées prêtes à combattre. Traqué
par la Vénus impudique, coudoyé par les ivrognes et renversé par
les voleurs, les agens de police ne le relèveraient pas; ce jour-là et à
cette heure, la surveillance de répression fait oublier la surveillance
de protection. Mais, minuit sonnant, l'orgie s'arrête : toutes les portes
se referment, et le peuple commence à se recueillir. C'est dimanche.
On n'entend bientôt plus dans les rues que le sifflet des malfaiteurs
qui s'appellent, et le bâton ferré des inspecteurs de police qui retentit
sur le pavé pour avertir les agens de veiller et d'être attentifs.
J'ai parcouru la nuit les divers quartiers de Liverpool, accompagné
du surintendant de la police, M. Whitty, qui avait bien voulu me
servir de guide. Cette reconnaissance, que j'ai faite dans les princi-
pales cités de l'Angleterre et de l'Ecosse, ne serait pas possible en
France. La police, chez nous, est une institution que l'on tolère de
peur d'un plus grand mal, mais que l'on envisage avec un certain
mépris. Cela tient sans doute à la nature des moyens qu'elle emploie,
et qui font qu'on lui sait peu de gré des services qu'elle rend. En
Angleterre, la police n'a pas d'agens secrets, et elle ne dénonce per-
sonne. Chargée de réprimer les délits et de protéger les citoyens hon-
nêtes, gardienne des personnes et des propriétés, elle est considérée
comme une véritable magistrature. Le peuple la respecte partout;
dans quelques villes, ce respect va jusqu'à l'affection. C'est ce que l'on
peut voir à Glasgow, ville pourtant bien turbulente, où les querelles
entre les ouvriers vont jusqu'à l'assassinat. Là, dans les plus affreux
quartiers, dans ces vjynds tristement célèbres par l'insalubrité, par
la misère et par le crime, j'ai entendu avec émotion la populace
s'écrier, sur les pas du surintendant de la police qui m'en faisait les
honneurs : «t Longue vie au capitaine Miller! Dieu vous bénisse, ca-
'WB revue des deux mondes.
|)ïtaine Miller! [long life to captain Miller! God bless you, captam
Miller ! ) » Que M. Delessert visite la place Maubert ou le quartier des
tïalles, il n*y recueillera pas un salut.
La police n'exerce pas à Liverpool le même empire qu'à Glasgow.
Elle est cependant bien accueillie partout, et le chef de ce corps ne
craint pas de s'aventurer, suivi d'un seul homme , dans les endroits
les plus suspects. M. Whitty, qui a vu Paris et qui sait ce qu'il y a
d'instruction dans l'étude comparée des grandes villes , voulut me
faire connaître, sous leur aspect le plus intime, les basses régions de
Liverpool.
Nous visitâmes d'abord les rues situées entre Park-Lme et Wap-
ping^ quartier voisin des docks, et principalement habité par les ou-
vriers irlandais. Il était neuf heures du soir; les enfans jouaient par
troupes sur la chaussée , aux dernières lueurs du crépuscule , et les
femmes, sur la porte des maisons, aspiraient un air plus pur que
celui de leurs étroits taudis. Nous parcourions Croshie-Street , une
de ces rues où la fièvre règne dans toutes les saisons de l'année. Je
m'attendais à des apparences plus choquantes. Sans doute, l'état de
la voie publique atteste, comme à White-Chapel et à Bethnal-Green,
l'incurie de l'autorité municipale : les immondices de toute nature
restent, la semaine entière, étalées en plein air, et les rues n'ont
pas d'égouts (1), ce qui, dans une ville anglaise, a de bien autres
conséquences que dans une ville française, oîi les conduits souterrains
sont destinés uniquement à faciliter l'écoulement des eaux. Cepen-
dant on n'y rencontre pas, comme dans ces quartiers de Londres
qui semblent abandonnés de Dieu et des hommes, des familles en-
tières pourrissant entre les quatres planches d'une étable, ou rongées
par une misère qui défie toute description. Parmi les mauvais côtés
(1) « Depuis douze ans, la paroisse de Liverpool a consacré à la conslruction des
éçouts plus de 100,000 liv. st.; mais ces égouts sont de grandes artères établies dans
les principales rues : le bienfait de celte mesure n'a été étendu qu'à un petit
nombre de rues secondaires {hye streets), habitées par les classes ouvrières. J'es-
time le nombre des rues habitées à 566, ayant une étendue de 101,290 yardê ou
4'environ 57 milles et demi, dont 235, ayant une étendue de 25 milles et demi,
sont pourvues d'égouts dans toute leur longueur ou dans une partie de leur lon-
gueur. Malheureusement ces 25 milles et demi sont répartis d'une manière inégale
entre les diverses classes de la population , car, tandis que sur 2i3 rues, ayant ub«
étendue de 20 milles, habitées surtout par des ouvriers, 56 seulement sont pourvues
d'égouts sur une étendue de 4 milles, la proportion des égouts, dans les 323 rues
habitées par les autres classes, est de 21 milles et demi sur 37 et demi. » (Duncan,
On the physical causes ofthe mortality in Liverpool.)
LIVERPOOL. 999
de Liverpool, la pauvreté n'est pas, à beaucoup près, le plus sai-
sissant.
Les logemens des ouvriers à Liverpool sont encore plus insalubres
qu'ils ne sont misérables. Leurs familles vivent, en majeure partie,
dans des caves [cellars) ou dans des cours fermées, et manquent
d'air avant de manquer de pain. On compte sept mille caves habitées
par plus de vingt mille personnes; cinquante à soixante mille per-
sonnes peuplent les arrière-cours.
Les caves dans lesquelles végètent les tisserands de la Picardie et
de la Flandre sont des habitations de luxe auprès de celles que re-
cherche la population irlandaise à Liverpool. Celles-ci sont des espèces
de trous de dix à douze pieds carrés de surface, ayant souvent moins
de six pieds anglais de hauteur, en sorte qu'il est difficile à un homme
de s'y tenir debout. Ces tanières n'ont pas de fenêtres; l'air et la
lumière n'y pénètrent que par la porte dont la partie supérieure est
généralement au niveau de la rue. On y descend, comme dans un
puits, par une échelle ou par un escalier presque droit. L'eau, la
poussière et la boue s'accumulent au fond ; comme le sol est rare-
ment parqueté, et qu'aucune espèce de ventilation n'y est possible ,
il y règne une épaisse humidité. Dans quelques endroits, la cave a
deux compartimens, dont le second, qui sert de chambre à coucher,
ne reçoit de jour que par le premier. Chacune est habitée par trois,
quatre et jusqu'à cinq personnes. Le loyer coûte deux shellings par
semaine, ou plus de 130 francs par an. A ce prix, on peut avoir une
chambre au premier étage, quand on loue à la semaine, et une
maison tout entière, quand on loue à l'année. Un père de famille à
qui je demandais l'explication de cette préférence des classes labo-
rieuses pour les logemens souterrains me répondit : « Je suis plus
près de la rue pour mes enfans. »
Les enfans des ouvriers passent, en effet, dans la rue les jour-
nées et même une partie des nuits. Sans ces habitudes d'une vie
tout extérieure, la jeunesse, déjà si pâle et si peu agréable de formes
à Liverpool, s'étiolerait bien davantage. Mais l'éducation qui se fait
sur le pavé a aussi ses dangers. L'existence des Anglais étant plus
intérieure et moins sociable que celle d'aucun autre peuple , il s'en-
suit que l'on ne rencontre guère habituellement dans les rues que
les hommes qui sont en lutte avec les lois. Voilà les instituteurs qui
élèvent les enfans du peuple; l'école, ou plutôt le champ d'expé-
riences, ce sont les docks, où ces petits larrons s'exercent à pillei
la marchandise déposée sur les quais. En 1836, et dans un rapport
1000 I^EVUE DES DEUX MONDES.
du comité de police, on comptait 600 voleurs, dont le pillage des
docks faisait la spécialité, et qui avaient pour aides-manœuvres 1,200
enfans.
Ln autre trait distinctif de Liverpool est la construction de ces
cours fermées qui doublent en quelque sorte les rues. Elles se com-
posent de deux rangs de maisons à trois étages d'élévation, qui se
font face et qui sont adossées à d'autres maisons. Un espace, qui
varie de six à quinze pieds, sépare les deux côtés, et la cour ne
communique avec la rue que par un étroit corridor sous lequel on
entre en se baissant comme par la porte d'une prison. L'air empesté
que l'on respire au fond de ces abîmes ne se renouvelle jamais. Pour
achever d'épaissir les émanations fétides qui s'en exhalent, les ha-
bitans ont coutume d'entasser dans un coin de la cour les débris de
leur ménage, et lorsque ceux-ci sont des Irlandais pur sang, comme
dans le quartier du Vauxhall, il s'y joint l'odeur des porcs qu'ils
engraissent, ou des ânes qu'ils introduisent jusque dans leur chambre
à coucher (1). Il y a près de 2,500 cours à Liverpool, et chacune
renferme en moyenne 6 à 8 maisons; ainsi, la moitié des maisons
de la ville (Liverpool a 32,000 maisons) se trouve dans ces condi-
tions déplorables de salubrité.
Une maison de trois étages, et par conséquent de trois chambres,
se loue 5 ou 6 liv. sterl. dans une cour fermée; une habitation de
la même grandeur vaut le double et souvent le triple de ce prix dans
une rue. Tout ce qu'il y a d'ouvriers et d'employés à Liverpool ha-
bite donc les caves ou les cours, et souvent, par un ralfinement
d'économie et de patience, des caves dans les cours. Une clause des
règlemens municipaux interdit aux propriétaires de maisons de con-
sacrer l'appartement souterrain à l'habitation des hommes; mais,
par la cupidité des uns et par l'insouciance des autres, ce règlement
est resté sans application. C'est dans les caves que se tiennent la
plupart des écoles où l'on reçoit les petits enfans. Les caves servent
d'hôtels garnis aux Irlandais de passage, aux musiciens ambulans,
aux mendians et aux vagabonds. Ceux qui ont le moyen de payer
'îp^wte (6 sols) par nuit sont admis à prendre place dans un des
cinq ou six lits que renferme l'unique chambre de chaque étage, un
(1) M Dans une maison située dans une cour de Tliomas-Street , un malade était
dans un coin de la chambre, couché sur un tas de paille; dans lautre coin, un
ine était commodément établi. Sous la fenêtre, on ajiercevait le tas de fumier qm-
l'une aidait à ramasser dans U rue. » ^Rapport de M. Duncaii, ^anttary condiliou
•fworking classes.)
LIVERPOOL. 1001
rideau séparant les femmes des hommes. Pour les moins mai^ni-
flques, on étend de la paille dans une cave, et l'on y entasse pêle-
mêle autant d'êtres humains que ce bouge en peut contenir; mais
aussi le prix n'est que d'un penny.
Entre la bourse et la prison , un pâté de rues étroites et de cours
infectes, dont Ray-Street et Highjicld-Street sont les plus connues, est
le quartier-général des receleurs et des gens sans aveu. 11 n'y a pas
de jour où la police n'ait quelque descente à y faire, et le bruit des
rixes qui éclatent à chaque instant avertit au loin les gens honnêtes
d'éviter un endroit aussi impur.
Ce soir-là, par extraordinaire, la cour des miracles de Liverpool
était d'un calme désespérant. Lorsque nous atteignîmes Highfield-
Street, les habitans du lieu étaient rentrés chez eux comme de bons
bourgeois. On n'apercevait dans la rue qu'une seule maison éclairée
à cette heure : c'étaient une trentaine d'Irlandais rassemblés pour
veiller devant le corps d'un enfant, et qui, dans leur dévotion su-
perstitieuse, célébraient dans une chambre ouverte, à la clarté des
flambeaux, les rites à demi païens de leur pays. Cependant les loca-
taires attardés arrivaient un à un, et, voyant des étrangers, ils se
glissaient en silence le long des murs; les portes entrebâillées èe
refermaient aussitôt derrière eux.
J'aurais craint de porter mes regards au-delà, car je me rappelais
que tout Anglais considère la maison qu'il habite comme un château-
fort, où nul ne doit pénétrer sans son consentement; mais la police
a des privilèges, même sur cette terre de liberté. Toutes les portes
auxquelles M. Whitty frappa s'ouvrirent sans délai; partout l'hôte
ou l'hôtesse mit le plus grand empressement à nous montrer le logis
jusque dans ses moindres détails; et couché ou à demi vêtu, homme
ou femme, malfaiteur, vagabond ou mendiant,, pas un des singu-
liers habitans de Highjield-Street ne parut contrarié de notre visite.
Je ne décrirai pas l'ameublement de ces garnis; des hommes vêtus
de haillons pendant le jour trouvent très naturel qu'on leur donne
des haillons pour couverture pendant la nuit. Tout ce monde-là sem-
blait reposer à son aise; souvent cinquante personnes étaient amas-
sées dans un espace qui ne contenait de l'air respirable que pour huit
ou dix. Voici, au surplus, le type des garnis souterrains tels qu'on
peut les voir à Liverpool et à Manchester. Le logis se compose de
trois pièces : une avant-cave, qui sert à la fois de cuisine, de salle à
manger et de chambre à coucher, puis deux arrière-caves, dans
chacune desquelles sont deux lits juxta-posés. La pièce principale
lOOâ REVUE DES DEUX MONDES.
recoitle jour par la porte, et à ce luxe de lumière elle joint un cer-
tain luxe d'ameublement, car les lits ont des rideaux; les autres ne
sont éclairées que par un étroit soupirail , et les habitués y reposent
mollement sur des paillasses que supportent des bois à demi pourris,
et qui ont pour toute couverture des chiffons cousus. Là, sur les six
grabats, 18 et souvent 20 personnes passent la nuit, dans ces trous
dont chacun n'a pas plus de 8 pieds carrés, sur une élévation moyenne
de 6 à 7 pieds. Autant vaudrait coucher à la belle étoile, au milieu
des marais Pontins.
Le caractère essentiellement nomade de cette population atténue,
à quelques égards, les conséquences d'un pareil régime. Liverpool
€st une ville de passage et de rendez-vous incessamment battue par
le flux et par le reflux des émigrans, où les couches inférieures de la
société n'ont pas le temps de se fixer, où le domicile et la famille
n'existent pas en réalité. Entrez dans le ivork-house de Liverpool;
sur 1,534 pauvres qu'il renfermait au 22 juillet, l'on comptait
346 hommes, tous avancés en âge; 712 femmes, la plupart jeunes
encore, et 476 filles ou garçons. Ainsi, les femmes et les enfans for-
ment les 77 centièmes des pauvres secourus; à Manchester, la pro-
portion n'est que de 70 pour 100. Dans la prison, sur 4,560 détenus,
il est entré, en 1842, 1,678 femmes, soit 37 pour 100 du nombre
total. A Manchester, les femmes ne comptent parmi les détenus que
dans la proportion de 20 à 25 pour 100. Cette différence tient sans
doute à ce que le travail dans un port de mer n'offre pas les mêmes
ressources aux femmes et aux enfans que dans une ville d'industrie.
« Il y a bien peu d'ateliers à Liverpool où l'on puisse employer les
enfans (1), » dit le commissaire du gouvernement, M. Austin. Ce-
pendant le grand nombre des femmes et des enfans qui tombent à
la charge de la paroisse ou qui sont entraînés à commettre des délits
vient surtout de l'abandon dans lequel les hommes laissent leurs fa-
milles, soit qu'ils aillent à la mer, soit qu'ils mènent, dans l'intérieur
de l'Angleterre, cette vie errante qui a fait donner à une certaine
classe d'ouvriers le surnom de navigateurs.
Pour bien comprendre Liverpool, il faut visiter l'asile de nuU
[night astjlum) à l'heure où commence l'interrogatoire des pauvres
qui demandent à être admis. Il est situé dans Wauxhall-Hoadj au
centre du quartier le plus misérable comme le plus malsain, et à
quelques pas des fonderies et autres usines qui vomissent, du matin
»
(I) thxldren's employment commission.
LIVEUPOOL. 10013
au soir, autour de l'édifice, des tourbillons de fumée. Rien de plus
triste que les abords de cet établissement; rien de plus négligé que
l'administration. Les fondateurs de l'œuvre ne prennent pas la peine,
comme cela se pratique en Ecosse, d'examiner eux-mêmes les mal-
heureux qui se présentent; ils délèguent ce soin au gardien de la
maison, vieillard asthmatique et morose qui s'en acquite en fonc-
tionnaire salarié. A Edimbourg, les pauvres admis sont aussitôt
plongés dans un bain; ils reçoivent ensuite une portion de gruau, et
la nourriture spirituelle leur est donnée par le chapelain avant l'beure
du repos. Ici, nulle trace de chanté ni envers l'ame, ni envers le
corps, et en retour point de respect pour l'autorité de la maison. 0»
entre le chapeau sur la tête, on siffle, on chante, on crie, on se dis-
pute dans les chambres; il ne saurait être question de propreté ni de
décence, là où trois rangs de lits (1) sont superposés l'un à l'autre
comme dans l'entrepont d'un vaisseau.
Malgré ce défaut de règle et de comfort, il y a toujours foule
aux portes. En 1842, l'asile a reçu 15,817 individus qui ont donné
37,54-4 journées de présence, ou 103 individus par nuit. Ce nombre
augmente en hiver et diminue en été, jusqu'à présenter une moyenne
de 125 en janvier et de 77 en juin. Parmi les 15,817 individus admis
en 1842 figuraient 1,246 matelots, 9,643 ouvriers ou journaliers,
2,880 femmes, et 2,046 enfans.
De huit heures du soir à onze heures, j'assistai à la réception des^
pauvres sans asile, prenant note des motifs qu'ils faisaient valoir
pour obtenir un gîte pendant la nuit. Il s'en présenta 78, hommes,^
femmes ou enfans. Voici les cas sommairement rappelés.
Un matelot avec une jambe de bois, chassé, faute de paiement, du garni o»
il logeait.
Le cuisinier d'un vaisseau, depuis deux jours à Liverpool, sans ressource,
allant à Belfast.
Un journalier de Matyport, cherchant du travail.
Un moissonneur {harvest-man)^ retoijfnant de Stockport en Irlande.
Une femme écossaise, venant de Manchester à la recherche de son mari.
Une femme avec un enfant naturel , renvoyée de la maison de charité de-
puis deux jours.
La femme d'un matelot absent, chassée, faute de paiement, du logement
qu'elle occupait.
Une femme venant de Halifax pour chercher du travail.
(1)^ Ces lits triples, que ron,reH;ouve aussi dans les prisons, sont appelés 6erfA**
1004 REVUE DES DEUX MONDES.
Un enfant de quatorze ans venant du comté de Stafford pour s'embarquer.
Une femme, renvoyée du logement qu'elle occupait à Leeds.
Une jeune fille , qui travaillait dans une fabrique de Manchester, allant à
la recherche de sa sœur.
Une Irlandaise, qui était depuis deux mois et demi à Liverpool.
Une femme de Dublin, sans ressource, prétendant qu'on lui a volé 5 livres
sterling sur le paquebot.
Un matelot américain de Savannah , depuis cinq semaines à Liverpool.
Mari et femme, venant de Nottingham, tisserands de leur état, allant à
Dublin.
Une Irlandaise, avec trois enfans, à la recherche de son mari.
Deux enfans de quatorze ans, arrivant, l'un de Glasgow, l'autre de Newry,
et que Ton a ramassés dans les rues.
Une femme de Liverpool, abandonnée par son mari.
Un matelot, sortant de l'hôpital.
Enfin, des soldats congédiés, des ouvriers de Macclesfield, de Birmingham,
de Warrîngton ou de Londres, cherchant, les uns de l'ouvrage, les autres
un navire qui les reçoive en qualité de matelots, et parmi ces derniers un
jeune fileur de Manchester, qui arrivait, par une pluie battante, nu-pieds,
couvert à peine d'un pantalon et d'une chemise, trempé jusqu'aux os, trem-
blant de tous ses membres, après avoir parcouru cette distance de 36 milles,
et qui allait se coucher sans un morceau de pain , en attendant que le capi-
taine de quelque navire lui permît par charité de s'embarquer.
Ainsi, dans la détresse qui pèse depuis quelques années sur le
travail, les hommes vont de la terre à la mer, et du commerce aux
manufactures, et Liverpool est le lieu où se font ces perpétuels revi-
reraens.
Une autre conséquence de la nature flottante de la population à
Liverpool est la multiplicité des lieux de divertissement et de dé-
bauche, des salons, des cabarets et des maisons de prostitution, avec
leur cortège obligé de vols et d'excès. Suivant un document publié
en 1836, il existait à Liverpool 1,600 débits de liqueurs spiritueuses
[public houses), 70 restaurans de bas-étage [taps], 585 débits de
bière, 20 salons, et 300 maisons qui renfermaient 1,200 prostituées.
Le nombre des débitans de genièvre et de whiskey a quelque peu
diminué depuis les prédications du père Mathieu, qui ont ramené
au régime de l'eau pure et du thé une certaine quantité d'Irlandais.
Liverpool en renferme cependant proportionnellement plus que Lon-
dres, et les comptoirs du gin y sont tout aussi brillans. Dans ces
longues salles où l'on a prodigué les glaces, les dorures et la lumière,
les tonneaux sont rangés d'un côté, et de l'autre les hommes, les
LIVERPOOL. 1005
femmes, les enfans, assis par centaines sur des bancs où ils savou-
rent avec un plaisir morne les illusions contenues dans un verre
d'eau de feu. Je ne sais pas de plus affligeant contraste que celui
d'une population en guenilles s'enivrant dans un palais. Et comment
les enfans ne seraient-ils pas initiés, dès leur bas âge, aux mêmes
excès que leurs parens? Quand il n'y a pas de pain dans la maison ni
de chaleur au foyer, le père de famille les envoie , avec son dernier
penny, chercher du genièvre ou du whiskey, et ceux-ci doivent pren-
dre une bien haute idée d'un genre de consolation auquel on sacrifie
tout!
Les salons sont des lieux de réunion qui forment un café au rez-
de-chaussée, et au premier étage une salle de théâtre, de danse ou
de concert. Ces établissemens se multiplient aujourd'hui dans toutes
les villes; il y en a pour tous les goûts et pour tous les rangs de la
société. Les salons fréquentés par les commis [clerks] et par les
marchands ont un certain air de bonne compagnie; les femmes n'y
sont pas admises, et pendant que les habitués boivent, le proprié-
taire chante ou exécute au piano les airs des opéras nouveaux. Dans
quelques autres, des couples, qui viennent de se former au coin de
la rue, assistent conjugalement à des scènes de mimique ou de ven-
triloquie. Un de ces établissemens est tenu par un gros homme de
bonne humeur, qui passa long-temps pour la fleur des pugilistes, et
que l'Angleterre boxante avait élu pour son champion officiel, James
Ward; il achève, dans cette spéculation que son nom fait prospérer,
une fortune commencée dans les combats singuliers et dans les paris.
Ailleurs, on ne reçoit que des matelots, et quand ils ont échauffé
leur imagination à boire du grog, dans les stalles du rez-de-chaussée,
on leur sert au premier étage des parades militaires et des farces
appropriées à leur goûts grossiers. Les filous de profession ont aussi
leurs amusemens publics. J'en ai vu deux ou trois cents dans une
salle assez semblable au Café des Aveugles, où on les régalait de
chansons grivoises et de vaudevilles salés; mais le lieu, malgré une
sorte d'ordre apparent, n'avait rien de bien sûr, et je n'y restai que
le temps de me faire désigner, parmi ces visages sinistres, les habi-
tués les plus réguliers de la prison.
Le nombre des prostituées va croissant à Liverpool comme à Lon-
dres. A ne consulter que les dOcumens officiels, il était de 1,902 au
1" janvier 1838, de 1,695 en 1839, de 2,394 en 1840, de 2,683 en
1841, et de 2,900 en 1842. Les comptes-rendus de la police signa-
lent 770 maisons suspectes, 246 garnis fréquentés par les mendians,
1006 REVUE DES DEUX MONDES.
et 93 maisons de recel. Voilà ce que la police sait, mais elle ne sait
pas tout. Sans aller au-delà du vice constaté, l'on voit que Liverpoo^
dépasse Londres môme; ce qui semble indiquer que les causes de
dépravation sont pareilles dans les deux villes, et que ces causer
rencontrent à Londres, au foyer même de la civilisation, des contre-
poids dont Liverpool est dépourvu.
Le nombre des personnes arrêtées en 1842 a été à Liverpool de
15,900. Dans ce total figurent les délits de simple police, tels que
l'ivrognerie et les désordres commis dans les rues. Voici les princi-
paux chapitres de ce budget criminel :
DÉUTS CONTRE LES PERSONNES ET CONTRE l'ORDRE.
PRÉVENUS.
Heurtre et tentative de meurtre 8
Violences avec effusion de sang 20
Tentative de viol, bigamie, etc 33
Rixes et violences {common assaults) 965
Violences commises contre les agens de rautorité. 508
Tapage dans les rues 770
Tapage fait par des prosiituées 387
Ivresse et désordre v . . . 2,880
Prostituées dans cet état . 902
Simple ivresse 2,976
Mendicité 334
DÉLITS CONTRE LES PROPRIÉTÉS.
Incendie 4
Vols avec violence ou avec effraction 119
Vols simples 3,105
Filouteries 517
Faux. 14
Escroqueries 231
Vols commis par des prostituées 528
Recel 242
Gens suspects arrêtés au moment de voler. ... 712
Contrebande 106
Le trait le plus sombre du tableau est dans ce fait que, sur 6,202
prévenus de délits graves (félonies), on en comptait 2,197 de dix-
huit ans et au-dessous, et dans cet autre, que les femmes y figurent
à raison de 30 pour 100.
Les vols de toute nature sont à peu près aussi nombreux à Liver-
pool, dans une population de 300,000 âmes, que dans le départe-
LIVERPOOL. 1007
ment de la Seine, peuplé de 1,200,000 habitans. Toutefois, suivant un
calcul fait par l'habile gouverneur de la prison, M. Highton, les dè-
linquans nés à Liverpool ne fourniraient à la somme des arrestations
qu un contingent de 37 pour 100. Il en résulte que si, dans l'échelle
de la criminalité, les villes de commerce et de passage tiennent le
premier rang, elles doivent être considérées plutôt comme le rendez-
vous que comme le foyer de la corruption.
Le capitaine Miller a publié, dans une brochure intéressante (1),
une comparaison entre les principales villes du royaume-uni , sous
le rapport des désordres qui s'y commettent.Ce rapprochement prend
pour point de départ Tannée 1839, et le résultat présente 1 délin-
quant sur 24 1/4 habitans à Londres, 1 sur 7 à Dublin, 1 sur 16 à
Liverpool, 1 sur 22 3/4 à Glasgow. La proportion était à Manchester,
en 1840, de 1 sur 22 habitans, et de 1 sur 14 à Edimbourg en 1841.
On voit que, par une exception qui n'appartient qu'à l'Angleterre,
la métropole britannique, malgré l'effrayante accumulation qui s'y
fait des crimes et des délits, n'est pas encore le théâtre où le mal se
déploie avec le plus de puissance ni de liberté.
L'institution d'une police sévère n*a pas été sans influence sur la
masse des déhts. On sait déjà que les malfaiteurs anglais, depuis
qu'ils trouvent les villes mieux défendues contre leurs déprédations,
se rabattent sur les campagnes. Cette émigration paraît avoir été par-
ticulièrement sensible à Liverpool, qu'un millier de voleurs émérites
ont quittée de leur propre mouvement. Depuis leur retraite, le nom-
hre des vols a beaucoup diminué. En 1838, les rapports municipaux
signalaient 482 vols avec violence ou avec effraction, 3,600 vols sim-
ples, 844 vols commis par des prostituées, et 2,480 gens sans aveu
arrêtés au moment de commettre des vols. La réduction , sur ces
quatre chapitres, a été en quatre années de 27 pour 100. L'action
d'une force répressive ne saurait aller au-delà; c'est par d'autres
institutions et par d'autres influences qu'il faut pourvoir à la réforme
des mœurs.
La police de Liverpool est organisée sur le même T)lan que celle
de Londres, qui a servi de modèle à toutes les grandes villes du
royaume-uni. En France, vous rencontrez jusque dans les moindres
villages l'uniforme du gendarme qui représente l'ordre public. En
Angleterre, la police rurale n'existe pas, à proprement parler; le
ministère whig a vainement tenté d'introduire cette machine répres-
(!) Paper s relative to the state of crime in the àity ùfùlasgow.
1008 REVDE DES DEUX MONDES.
sive qui est un des plus beaux produits de notre centralisation. En
revanche, la police urbaine de l'autre côté du détroit a une supé-
riorité décidée, et nous gagnerions à l'imiter. Il vaut donc la peine
d'expliquer cette organisation, qui est, à mon sens, le chef-d'œuvre
administratif de sir Robert Peel.
L'effet utile de la force publique dépend non-seulement de l'or-
ganisation qu'on lui donne, mais de la direction qu'elle reçoit. S'il
fallait en juger par le nombre des hommes que l'autorité tient sur
pied, Paris devrait être la ville la mieux gardée dans le monde entier.
Sans compter 12 h 15,000 hommes de garnison , et un million de
gardes nationaux de service appuyés sur une réserve de 60,000, le
préfet de police a sous ses ordres a une garde municipale de plus de
2,500 fantassins et 400 cavaliers, un corps de sapeurs-pompiers de
830 hommes, des bureaux où travaillent tout le jour et souvent la nuit
près de 300 employés, un service extérieur de commissaires, d'inspec-
teurs, de sergens de ville, d'agens de tous ordres, qui comprend plus
de 2,000 personnes (1). » Ce personnel, tout nombreux qu'il est, ne
fait pas régner à Paris une sécurité plus grande que celle dont on
jouit dans les autres capitales de l'Europe; il ne nous met pas à l'abri
des émeutes, et les efforts de la surveillance quotidienne ne pa-
raissent pas tenir en échec, autant qu'il le faudrait, l'audace des
malfaiteurs. A Londres, la garnison se compose de trois ou quatre
régimens de la garde, qui ne servent qu'à parader devant les casernes
et les palais royaux. La force de la police municipale, en y compre-
nant celle de la Cité, est d'environ 5,000 constables, sergens et in-
specteurs. Ce corps maintient l'ordre au sein de la nombreuse po-
pulation et dans l'immense étendue que renferme la métropole. Bien
loin d'être insufflsant, il fournit des détachemens que l'on envoie,
par les chemins de fer, au premier bruit d'une émeute, à Birmin-
gham, à Manchester, dans le pays de Galles, sur tous les points me-
nacés. A Liverpool, malgré tant d'élémens de désordre, et bien que
la police ait à contenir, sans l'assistance d'une garnison, la foule re-
muante des Ir||indais ainsi que 7 à 8,000 matelots , elle ne compte
pas plus de 600 hommes dans ses rangs.
Je sais ce que l'on peut dire sur la différence des populations, et
je ne conteste pas qu'avec les habitudes militaires du peuple français
la force publique doive affecter des proportions plus imposantes que
(1) Voir dans la Revue des Deux Mondes, no du 1" décembre 18i2,un article
très remarquable de M. Vivien, ancien préfet de police et ancien garde-des-sceaux.
LIVERPOOL. 1009
dans un pays où 10,000 hommes prennent la fuite devant un esca-
dron de dragons; mais les crises dans lesquelles on peut avoir à d(V
ployer cet appareil de baïonnettes et de canons sont heureusement
fort rares, et les circonstances qui appellent surtout la surveillance
de Tautorité ne présentent pas en Angleterre moins d'obstacles k
surmonter qu'ailleurs. Toutes choses égales, il paraît évident que la
police produit chez nos voisins tout ce qu'elle peut produire, tandis
que chez nous la moitié de la force disponible ne reçoit aucun emploi.
Cette inégalité dans les résultats obtenus tient uniquement à la
différence des systèmes. La police, en xVngleterre, ne procède pas
du même principe qu'en France; elle ne relève pas de la même au-
torité, et elle n'a pas la même organisation.
En France, un agent de police voit ses devoirs bornés à la répres-
sion des délits et des contraventions; il ne se regarde pas comme
chargé d'un autre mandat. Protéger les-honnétes gens n'est pas son
affaire; les coquins tombent seuls sous sa juridiction. Il ne prévient
et n'empêche aucun mal, il se borne à le réprimer en prêtant main-
forte à la loi. De là son ton acerbe, son regard insolent et quelquefois
provocateur; de là l'épée qu'il porte au côté. C'est une machine à
procès-verbaux et un instrument d'arrestation, rien de plus, mais
aussi rien de moins.
L'officier de police [polie eman), en Angleterre, a des devoirs beau-
coup plus étendus; il est chargé, il répond de la sûreté des per-
sonnes et de celle des propriétés. Autant il doit se montrer vigilant
et vigoureux dans la répression des délits, autant on lui recommande
d'être bienveillant, prévenant et soigneux des intérêts de la com-
munauté. Il se considère comme l'ennemi des coquins et comme Je
serviteur des honnêtes gens. A toute heure du, jour et de la nuit,
vous le trouvez sur votre chemin qui vous donne le nom des rues ,
Tadresse des habitais, en un mot, les renseignemens qui vous peu-
vent être utiles. Il ferme la porte de votre maison, si vous l'avez
laissée ouverte, vous avertit en cas d'incendie ou d'eff'raction , et
donne le signal des secours; vous ramène ou conduit au poste votre
enfant égaré, écarte tout embarras et tout danger de la voie publique,
veille enfin pour vous et sur vou^.
Si la police commande aux citoyens en France, et si elle les sert
en Angleterre, cela vient peut-être de ce qu'elle procède ici du
pouvoir municipal, et là du pouvoir central. A Paris, le préfet de
police est le représentant direct de l'autorité ministérielle. Dans les
départemens, le maire de chaque commune, étant nommé par le
TOME IV. <>5
1010 REVUE DES DEUX MONDES.
ministre de l'intérieur ou par le préfet, ne dirige la police commu-
nale que par une délégation du pouvoir exécutif et sous le contrôle
immédiat du préfet; et comment une police qui ne relève pas des
habitans se croirait-elle tenue de les ménager ou de prendre leurs
intérêts? Dans la Grande-Bretagne, au contraire, les maires, étant
les élus de la cité , en ont le gouvernement sans réserve; l'autorité
centrale n'intervient qu'au défaut de l'autorité municipale , et pour
ajouter aux forces des localités la puissance de l'état.
Dans l'exercice de la surveillance, la police française emploie des
agens secrets et des agens publics; ceux-ci sont les seuls dont la
police anglaise admette le concours. « La police de sûreté, dit M. Vi-
vien (1), comprend des agens publics et des agens secrets; les pre-
miers surveillent les voleurs sans se joindre à eux; les seconds s'en
approchent davantage , et, sans jamais, en aucune façon, de lom
ni de près, tremper dans leurs méfaits, ils les rencontrent, les con-
naissent personnellement, et peuvent avec exactitude révéler les
noms, les caractères de ces misérables, sauvages égarés au milieu
de la civilisation... » Et ailleurs : « La préfecture de police a» cessé
depuis long-temps d'employer des repris de justice dans les brigades
de sûreté. Toutefois, il est impossible de renoncer entièrement aux
services de cette classe d'hommes, et des agens mêlés à la vie et aux
habitudes des malfaiteurs ne peuvent se recommander par la pureté
du caractère et la dignité des mœurs, w
Certes, si l'on tient à conserver la tradition d'une police secrète,
M. Vivien a raison , on doit se résigner à l'emploi des hommes qui
ne se recommandent ni par la pureté du caractère y ni par la dignité
des moeurs. II faut avoir trempé dans le crime pour faire métier de
la délation et de la trahison ; ces basses œuvres de la police ne con-
viennent qu'à des mains déjà souillées. Mais une police secrète est-elle
nécessaire au maintien de l'ordre pubhc? Pour ma part, je ne le
pense pas. Je crois même que, si le nom seul de la police est devenu
un opprobre en France, cela tient à la nature mystérieuse des
moyens et au caractère peu moral des agens qu'elle a employés,
tandis que, si la police est universellement respectée en Angleterre,
on peut sans hésitation attribuer sa popularité à la franchise et à la
dignité de ses procédés. Tous les hommes qui ont de l'expérience en
cette matière, M. Miller à Glasgow, M. Whitty à Liverpool, M. Bes-
wick à Manchester, sont les adversaires les plus déterminés de te
(1) Revue des Deux Mondât, article déjà cité.
LlVEltPOOL. lOil
police secrète. Ils s'applaudissent de n'y avoir jamais eu recours,
et ils trouvent, dans rempressenoient que mettent tous les citoyens à
leur donner des indications et des renseignemens sur les délits ainsi
que sur les auteurs des délits, une assistance qu'aucune brigade
secrète n'aurait pu leur prêter.
La méthode de surveillance exercée chez nous laisse encore beau-
coup à désirer. Notre police procède comme une armée en cam-
pagne; elle établit des postes de loin en loin, et pousse par moment
des reconnaissances, des expéditions sur le territoire ennemi. Écou-
tons le partisan avoué de ce système, M. Vivien : « La nuit, les agens
de sûreté se répandent dans les rues, et par petits groupes, bien
armés, bien résolus, ils parcourent les lieux les plus déserts, les plus
propres à tenter l'audace des malfaiteurs; ils se glissent dans l'ombre,
sans bruit, se blottissent le long des maisons, arrêtent l'individu qu'ils
trouvent porteur de paquets suspects, ou même embarrassé dans su
contenance, et jugent, d'après ses réponses, s'ils doivent lui laisser
continuer sa marche, le reconduire au domicile qu'il s'est donné, ou
le conduire en lieu sûr. La garde municipale leur prête assistance
pour ces courses nocturnes, et des patrouilles, où les pas n'ont point
de bruit et les uniformes point d'éclat, saisissent aussi et les indi-
vidus prêts à commettre un crime, et ceux qui emportent dans les
ténèbres les produits du crime déjà commis. »
Ainsi la surveillance de la police française est ambulante, et la pa-
trouille en est le type vrai. A Londres, à Liverpool, et dans les autres
villes de la Grande-Bretagne, la surveillance est stationnaire et à
poste fixe, système qui paraît tout à la fois exiger des forces moin-
dres et avoir plus d'efficacité.
La police de Liverpool se compose, comme je l'ai dit, d'environ
600 hommes, dont les mouvemens sont dirigés par un constable
chei [head constable] ou surintendant. Cette force doit suffire à des
attributions très étendues. Elle se partage naturellement en deux
services, le service civil et le service criminel. Le premier comprend
la brigade des fremen, ou préposés aux incendies, institution ana-
logue à celle de nos sapeurs-pompiers, et les inspecteurs des mar-
chés, de l'éclairage, ainsi que de la voirie; la seconde renferme les
agens préposés à la sûreté publique, les gardes de jour ( day watch-
men) et les gardes de nuit [night ivatchmen), environ 500 hommes,
dont la moitié seulement sont sur pied à la fois.
Les agens de la police criminelle, les policemen proprement dits,
observent une discipline toute militaire. Pour faciliter la surveil-
65.
1012 REVUE DÈS DEUX MONDES.
lance, la ville a été partagée en deux grandes divisions, la division
du nord et celle du sud. Chaque division, placée sous les ordres d'un
lieutenant, se partage elle-même en sections; chaque section est
commandée par un sergent et comprend plusieurs quartiers, en an-
glais beatSy dont chacun est mis sous la garde d'un watchman. Le
quartier assigné à un garde est comme un pâté de rues et de mai-
sons, et doit avoir une étendue qui permette à l'agent d'en visiter
tous les points dans une demi-heure en se promenant à pas lents. On
lui remet, au moment où il commence cette faction de douze heures,
une carte exacte de son district, en lui recommandant d'apprendre
à connaître ceux qui l'habitent à leur figure et par leur nom. Le
jour, il ne porte pas d'autre arme qu'un bâton court; la nuit, on y
ajoute une lanterne, une crécelle, une cape et une espèce de poi-
gnard (twitch). C'est à lui de surveiller les gens suspects, de s'as-
surer que les portes et les fenêtres ne restent pas ouvertes; en cas de
délit, de tumulte ou d'incendie, il doit donner l'alarme avant de se
porter au secours. On le rend responsable, et l'on récompense moins
ceux qui ont appréhendé quelque malfaiteur que ceux sur le terri-
toire desquels aucun délit n'a été commis (1).
Les sergens, les lieutenans et le surintendant lui-même font des
rondes de jour et de nuit pour s'assurer que les constables sont à
leur poste, et que leur vigilance n'a pas été en défaut. Tout garde
surpris en état d'ivresse, endormi, fumant ou en conversation avec
une femme, est renvoyé sur l'heure. En même temps qu'on leur
ordonne d'agir, en cas de nécessité, avec décision et avec énergie,
on leur recommande de ne pas se mêler de toutes choses, de n'être
pas tracassiers, de parler toujours avec politesse, et de rester maî-
tres d'eux-mêmes lors même qu'ils sont provoqués.
Un certain nombre d'hommes est tenu en réserve la nuit dans les
grandes stations, le jour au bureau de la police et dans l'enceinte du
tribunal, afin d'exécuter les ordres des magistrats, et de se porter
partout où l'intérêt de la sécurité publique pourra les appeler. Liver-
pool a cinq grandes stations de police. Chacun de ces postes com-
prend un hangar où les constables se livrent aux évolutions mili-
taires et sont passés en revue par leurs chefs; un bureau où l'on
enregistre les ordres du jour, où l'on tient note de la conduite des
agens et des arrestations; deux chambres de force ou cachots [locks-
{i) « The absence of crime will be considered the best proof of the efficiency of
the police. » {Régulations and instructions.)
LIVERPOOL. 1013
«/)), l'un pour les hommes, l'autre pour les femmes, dans lesquels
on enferme jusqu'à l'heure de l'audience les personnes arrêtées pen-
dant la nuit. Ces violons y comme on les appellerait en France, sont
des bouges affreux qui ne reçoivent l'air et la lumière que par un
étroit soupirail. On devrait du moins les convertir en cellules , afm
qu'un honnête homme, que l'on a ramassé ivre dans la rue, ne fût
plus exposé à passer la nuit côte à côte d'un malfaiteur.
Ce qui ajoute à l'excellence de cette organisation , c'est le scru-
pule que l'on apporte dans le choix des hommes. La police prend ses
agens dans la classe des sous-ofQciers qui ont obtenu leur congé,
ou parmi les ouvriers qui ont quelque instruction, et qui sont dési-
gnés par leurs bons antécédens. Comme on exige aussi la force phy-
sique et une taille élevée, il en résulte que les constables de la nou-
velle police sont bien réellement la fleur de la population. Règle
générale, un policeman sans armes vaut deux hommes; trois cents
policemen armés contiennent une ville soulevée. Je ne connais,
quant à moi, que la garde municipale de Paris, ce corps admirable
entre tous les corps d'éhte, que l'on puisse comparer aux consta-
bles de Londres, de Liverpool et de Glasgow.
La police, dans les villes de l'Angleterre, est une institution com-
plète, qui a ses tribunaux ainsi que ses hommes d'action. Les tribu-
naux de police sont investis des pouvoirs les plus divers comme les
plus étendus : le magistrat est à la fois juge de paix, juge d'instruc-
tion, juge de simple police, et arbitre de certains intérêts ou privi-
lèges municipaux. Les lois lui allouent un traitement proportionné
à l'importance de ses fonctions, et au temps qu'il est obligé d'y con-
sacrer. C'est une exception toute récente aux usages de ce gouverne-
ment aristocratique, dans lequel les fonctions du juge de paix sont
gratuites et appartiennent , comme un droit seigneurial, aux grands
propriétaires du sol. Par une autre exception non moins remar-
quable, le commissaire de police (police commissionner), qui enre-
gistre les plaintes et qui expose les faits de chaque cause devant le
tribunal, est un homme de loi, et donne des consultations gratuites.
EnGn, la procédure est simple et le résultat prompt. Voilà des inno-
vations dont le succès peut paraître extraordinaire, si l'on considère
le parfait contentement d'esprit avec lequel la nation anglaise se
laisse, depuis huit cents ans, mener par les juges et exploiter par les
avocats. Liverpool n'a qu'un tribunal de police; Manchester en a
deux , et Londres neuf, sans compter ceux de la Cité.
Entrons dans le prétoire. Le tribunal de police à Liverpool est
10,14. REVUE DES DEUX MODES.
une vaste salle partagée en deux enceintes, Tune à l'usage exclusif
de la justice, l'autre pour le public. Le juge occupe un siège élev6
sur une estrade; devant lui, mais à un rang inférieur, sont le com-
missaire de police qui fait fonction de ministère public, le greffier
qui enregistre les dépositions, et le trésorier qui reçoit les amendes.
En face et au milieu de la salle se dresse la tribune où comparais-
sent les prévenus; elle communique avec la geôle par un passage
souterrain. A la droite du juge, les agens de police occupent les
bancs devant lesquels est placée la tribune [box) des témoins; ceux
de gauche sont réservés aux parties civiles. Le public se presse au
fond de la salle sur l'amphithéâtre qui lui est destiné. Il y a toujours
foule, et quelle foule! Les assistans de la veille seront à coup sûr
les patiens du lendemain.
Dans l'ordre des décisions, on appelle d'abord les contrevenans
aux règlemens municipaux , ensuite les prévenus de crimes et de
délits, et en troisième lieu les contestations civiles; ajoutez que le
magistrat donne ou refuse l'autorisation d'ouvrir un cabaret ou un
salon, et cela d'après les renseignemens qui lui sont remis; enfln il
entend les personnes qui demandent à en citer d'autres pour obtenir
le recouvrement d'une créance ou pour faire fixer leurs droits. Un
seul juge, dans une même séance, a souvent plus de cent cas à dé-
cider.
La procédure en matière criminelle ou correctionnelle est, quoi-
que sommaire, environnée de toutes les garanties. A Paris, un in-
culpé en état d'arrestation attend souvent trois jours avant que le-
juge d'instruction puisse examiner les charges qui pèsent sur lui et
convertir le mandat d'amener en mandat de dépôt ou ordonner la
mise en liberté. Encore cette procédure se passe-t-elle entièrement
à huis-clos, le prisonnier n'ayant d'autre refuge que les lumières et
l'équité du magistrat instructeur. A Liverpool, ainsi que dans les
autres villes de l'Angleterre, tout constable peut mettre en liberté
sous caution, à l'instant même où il est arrêté, un prévenu qui n'est
inculpé que d'un léger délit. Dans tous les cas, le prévenu arrêté la
veille ou dans la nuit a la certitude d'être interrogé et entendu le
lendemain. L'instruction se fait sous les yeux du public. Le com-
missaire de police ou le greffier ayant expliqué en peu de mots les
circonstances et les motifs de l'arrestation, le juge demande à l'in-
culpé son nom et sa profession; si le prévenu a eu déjà affaire Ix la
justice, le greffier de la geôle rappelle ses antécédens. Viennent en-
suite les dépositions des témoins; ceux-ci, et les agens de la police
LIVERPOOL. 1015
comme les autres , prêtent serment sur l'Évangile de dire la vérité
sans haine et sans passion. Quand ils ont déposé, le conseil du pré-
venu leur fait subir un contre-interrogatoire par lequel il cherche,
dans l'intérêt de la défense, à les mettre en contradiction avec eux-
mêmes. Le prévenu est enfin invité à dire ce qu'il juge utile de
dire, et, s'il préfère garder le silence, on respecte sa détermination,
selon le principe de la jurisprudence anglaise qui porte que nul n'est
forcé de s'accuser. Dans le cas où le délit commis est du ressort des
assises, le juge, après avoir fait lire le procès-verbal des dépositions
au prévenu qui en conteste ou en reconnaît l'exactitude, l'envoie dans
la prison du comté pour y attendre que le grand jury prononce défi-
nitivement sur l'accusation. Si l'offense est légère, le juge décide
lui-même en dernier ressort, acquitte ou condamne; mais la con-
damnation n'excède jamais une amende de 10 liv. sterl. ou un em-
prisonnement de six mois. Toute cette procédure n'a pas duré plus
de dix minutes, et souvent elle en prend moins de cinq. C'est la jus-
tice expéditive du cadi, entourée des formes tutélaires qui tiennent
au progrès même de la civilisation.
C'est en assistant aux audiences de ces tribunaux que l'on apprend
à connaître les élémens dont se composent les populations urbaines.
La scène est à la fois plus étendue et plus variée que dans l'enceinte
de nos tribunaux correctionnels. Il semble que l'on ait agité la so-
ciété jusque dans ses abîmes les plus secrets pour faire monter
l'écume à la surface. Toutes les' figures qui passent devant l'obser-
vateur portent le stigmate fortement marqué des habitudes de la
vie. Les filles pubHques saisies dans quelque tumulte de nuit sont
des créatures à peine vêtues, aux traits avinés et d'une malpropreté
repoussante. Auprès des vagabonds et des mendians d'aujourd'hui,
ceux que le pinceau d'Hogarth a immortahsés pourraient passer pour
des grands seigneurs. Les prêteurs sur gage (pawn-brokers), classe
nombreuse en Angleterre et surtout en Ecosse, ont un type parti-
culier de physionomie qui tient du hibou et du vautour, mélange
d'hypocrisie et de rapacité. Les voleurs expérimentés sont gens dont
la figure ne trahit aucune émotion, qui refusent communément de
répondre au juge, et ne paient l'avocat que pour embarrasser les té-
moins; mais, quand ils ont perdu l'espoir d'échapper à toute puni-
tion, leur insolence et leur férocité naturelle se donnent carrière. Il
en est qui passent alternativement de la prison au ivork-house, et
qui ne se gênent pa's pour traiter les administrateurs [relieving offi-
cers) de coquins, pour les frapper même, lorsque ceux-ci leur refu-
1016 REVUE DES DEUX MONDES.
sent des secours dont ils ont cent fois abusé. Les vagabonds irlan-
dais tranchent sur les autres, et ont le privilège d'égayer l'auditoire
par la vivacité de leur pantomime ainsi que par la naïveté de leurs
réponses; peuple enfant que ses conquérans ont mis sous la rade
tutelle de la misère et de l'oppression. Les seules personnes d'une
apparence un peu décente qui figurent devant le tribunal sont les
gentlemen que Ton a trouvés ivres dans les rues, et qui en sont quittes
pour payer l'amende en refusant de faire connaître leur nom, et les
entrepreneurs de cabarets ou de salons qui ont la prétention, en
fermant les yeux sur les désordres commis dans leurs établissemens,
de préserver intact leur caractère personnel [respectability].
Dans cette besogne, qui a ses difficultés comme ses dégoûts, l'au-
torité du magistrat est ce qui étonne le plus. Il doit ce respect du
public non moins à sa qualité de jurisconsulte éminent qu'à l'équité
habituelle de ses décisions. M. Jardine à Bow-Street (tribunal de
Londres), M. Rushton à Liverpool, et M. Maulde à Manchester, sont
des juges que tout le monde s'honorerait d'avoir pour collègues, et
qui figureraient avec distinction sur le banc de la reine, à West-
minster. Toutes les misères qui appellent l'attention des magistrats
ne sont pas de nature à provoquer des sentences rigoureuses; ils
ont souvent aussi à faire acte d'humanité. A Glasgow, la police est
chargée en hiver de quêter pour les ouvriers nécessiteux. A Liver-
pool, elle intervient pour obtenir le passage gratuit sur quelque navire
en faveur des malheureux qui désirent rentrer dans la paroisse où ils
sont nés. A Londres, elle reçoit les dons volontaires du riche et les
distribue aux familles sans ressource, dont la charité légale n'a pas
prévu ou n'a pas soulagé le dénuement.
Liverpool est peut-être la ville où le tribunal de simple police est
le plus surchargé d'affaires graves; c'est pourtant celle où les acquit-
temens ont Ueu dans la plus forte proportion. L'encombrement des
prisons gêne la liberté du juge; celui-ci condamne le moins qu'il
peut, ne sachant où placer les détenus. La maison d'arrêt [lock-up)
en contient cinquante à soixante, et la geôle en renferme près de huit
cents. Cette prison, construite sur les plans d'Howard, a eu beau
s'étendre et resserrer l'espace accordé à chaque détenu : le crime a
marché d'un tel pas, que la fréquence même lui assure aujourd'hui
une sorte d'impunité.
Cet accroissement dans le nombre des délits à Liverpool peut s'ex-
pliquer, indépendamment des raisons générales, par la même cause
qui a produit l'augmentation de la mortalité, je veux dire parla den-
LIVERPOOL. 1017
site de la population. Liverpool n'est pas la ville qui présente la plus
grande somme de misère , mais c'est assurément celle que le vice
infecte au plus haut degré et celle où la mortalité est la plus grande.
A Londres, l'insalubrité des quartiers pauvres se trouve compensée
en quelque sorte par la salubrité des quartiers riches. Si la mort est
prompte à White-Chapel , la vie est facile et longue dans le West-
End. Mais à Liverpool, il n'y a pas de quartiers salubres. La ville est
ramassée sur elle-même : 32,000 maisons dans un espace de deux
milles carrés I Comme si les quartiers bas ne lui semblaient ni assez
obscurs, ni assez humides, le peuple y vit dans des caves, ou dans
des cours qui ne voient pas le soleil. Dans les quartiers élevés, les
rues et les maisons ont envahi le terrain libre : il n'y a ni places, ni
squares, ni arbres, ni verdure, ni eaux, rien de ce qui peut récréer
la vue et rafraîchir les sens. On dirait que les habitans qui viennent
s'entasser à Liverpool ont jugé suffisans pour chacun d'eux, durant
leur vie, les six pieds d'air et de sol que mesure un tombeau.
Dans une brochure pleine d'intérêt, le docteur Duncan, observa-
teur scrupuleux et compétent, précise la densité de la population (i
Liverpool et montre les tristes conséquences qui dérivent de cette
agglomération de tant d'êtres vivans. Je ne puis mieux faire que de
suivre, en les résumant, des données dont l'administration supé-
rieure a reconnu l'exactitude , et qu'elle reproduit dans ses publica-
tions (1).
La densité de la population en Angleterre [England and Wales]
est en raison de 275 habitans par mille carré, si l'on fait masse des
habitans des villes avec ceux des campagnes. Si l'on ne prend que
ceux des villes, la population, calculée d'après vingt-une des princi-
pales cités, est de 5,0'»5 habitans par mille carré. En se bornant à
cinq ou six grandes villes, la densité augmente; elle est, par mille
carré, de 20,892 habitans à Leeds, de 27,423 à Londres, de 33,669 à
Birmingham, de 83,224 à Manchester, et de 100,899 à Liverpool.
Enfin, dans ces villes elles-mêmes, certains quartiers agglomèrent la
foule. M. Farr cite un district de Londres qui renferme 243,000 ha-
bitans par mille géographique carré, et M. Duncan, un district de
Liverpool peuplé de 12,000 personnes, qui donnerait par mille géo-
graphique carré 460,000 habitans.
(1) Voir le curieux rapport de M. Chadwick , secrétaire de la commission des
pauvres, On sanitary condition oflabouring classes; 3 vol. in-8».
1018 REVUE DES DEUX MONDES.
La mortalité se mesure partout à la densité des agglomérations.
Elle est annuellement, en Angleterre, de 1 habitant sur 5i 91/100
dans les districts ruraux, et de 1 sur 38 16/100 dans les districts ur-
bains. A Londres, on compte un décès sur 37 38/100 habitans; à
Birmingham, 1 sur 36 79/100; à Leeds, 1 sur 36 73/100; à Sheflîeld,
1 sur 32 92/100; à Bristol, 1 sur 32 38/100; à Manchester, 1 sur
29 64/100; à Liverpool, 1 sur 28 75/100. La durée moyenne de la vie
est de 26 ans et demi à Londres, de 21 ans à Leeds, de 20 ans à
Manchester, et de 17 ans à Liverpool.
Le docteur Watt (1) a démontré que les mêmes faits avaient eu à
Glasgow les mêmes conséquences. En 1831, la population de Glasgow
était de 202,426 personnes, et la mortalité dans la ville n'excédait
pas la proportion de 1 décès sur 41 47/100 habitans. En 1841, la po-
pulation s'élevait à 282,134 personnes; mais on comptait aussi 1 décès
sur 30 41/100 habitans , proportion qui se rapproche plus que celle
d'aucune autre ville de la mortalité de Manchester et de Liverpool.
Le docteur Duncan explique comment l'air de Liverpool, vicié par
cette agglomération contre nature , devient une sorte de poison qui
agit tantôt en engendrant des épidémies, tantôt en affaiblissant les
constitutions et en les prédisposant ainsi à toutes les maladies. Les
cas de fièvre, y compris le typhus, sont infiniment plus nombreux à
Liverpool que dans le reste du royaume, et M. Duncan calcule que
1 habitant sur 55 y paie tribut. Il meurt annuellement à Liverpool
1,800 personnes de la fièvre, et la proportion des décès qui provien-
nent de cette cause au nombre total des décès, étant à Birmingham
de 4 10/100 pour 100 et à Londres de 4 83/100 pour 100, est de
6 78/100 pour 100 à Liverpool. Même résultat pour les maladies
de consomption. Le nombre des personnes qui sont emportées par
ce mal terrible est de 22,027 à Londres ou de 13 39/100 pour 100 du
nombre des décès; à Liverpool, il est de 4,120 ou de 18 31/000 p. 100
du nombre des décès.
Mais le fait le plus affligeant de cette funèbre énumération, c'est
la mortalité qui se déclare parmi lés enfans. 53 sur 100 meurent
avant d'avoir atteint leur cinquième année, et ils meurent presque
tous dans les convulsions, à ce point que les décès provenant de
cette cause sont dans la proportion de 14 79/100 pour 100 au nombre
total. Quelle barbare imprévoyance que de tolérer ces entassemens
(1) Glasgow mortaîUy hill.
LIVERPOOL. 1019
pestilentiels des populations , qui ont pour effet nécessaire la mort
d'un enfant sur deux!
M. Duncan n'a pas de peine à établir que les classes pauvres, étant
les plus mal logées et les plus agglomérées, sont aussi celles que le
poison atmosphérique épargne le moins. Ainsi, dans les rues étroites
qui avoisinent la bourse et Castle-Street, et où l'espace n'est que de
17 îjnrds carrés par habitant, la fièvre en attaque 1 sur 32, tandis
que dans le quartier de Rodnetj-Street , où chaque habitant jouit d'un
espace de 57 yards carrés, la fièvre n'en frappe que 1 sur 237. Le
district de la bourse [Exchange-Warâ), considéré séparément, ren-
ferme une population de 11,860 habitans dont chacun n'a qu'un
espace de 9 ijards carrés, et qui est accumulée à raison de 657,963
habitans par mille géographique carré. C'est celui où les caves et les
cours qui servent à loger les ouvriers sont le plus obscures et le plus
humides, et où le sol est le plus mal disposé pour l'écoulement des
eaux. Là aussi le nombre des habitans attaqués de la fièvre est de
1 sur 26. Enfin, pour résumer toutes ces différences, à population
égale, il meurt 177 personnes à Liverpool dans les quartiers les plus
surchargés, contre 100 personnes qui meurent dans les quartiers où
les habitans sont plus clairsemés.
Le parlement a voté une loi [act] exécutoire depuis le 1^"" no-
vembre 1832, et qui a pour objet d'améliorer à Liverpool les condi-
tions de salubrité (1). Cet acte, calqué sur celui que le parlement
avait rendu en faveur de Londres, contient quelques dispositions
utiles pour l'avenir, telles que la clause qui fixe le minimum de lar-
geur des rues qui seraient construites à 24 pieds anglais, et celui des
cours intérieures à 15 pieds; mais il ne remédie d'aucune façon aux
maux actuels, à moins que l'on n'attribue cette vertu à la clause qui
interdit d'habiter les caves situées dans des cours, article qui est
resté sans exécution.
La corporation municipale de Liverpool devrait faire ce qu'on fait
à Paris, en prenant sur son immense revenu pour encourager l'ou-
verture de rues nouvelles et bien aérées sur l'emplacement des quar-
tiers les plus encombrés, pour former de vastes squares, pour achever
les égouts, et pour donner des primes aux entrepreneurs qui con-
struiraient des logemens sains et commodes à l'usage des ouvriers.
Ces précautions de l'autorité locale atténueraient le mal; mais il faut,
pour le détruire, une révolution dans les habitudes de la société.
(1) An act for ihe promotion of the health of Ihe inhabitants of Liverpool.
1020 REVUE DES DEUX MONDES.
Les grandes villes de l'Europe ressemblent, depuis un quart de
siècle, au corps d'un enfant qui aurait grandi tout d'un coup sans
mesure, et qui resterait, après cette croissance soudaine, long-temps
faible et maladif. Mais l'enfant se remet de cette secousse temporaire,
grâce au développement des forces vitales qui reprend son cours.
Sommes-nous encore dans la jeunesse de la civilisation? va-t-elle,
après le temps d'arrêt qui n'a que trop duré , déployer de nouveau
ses ailes et balayer, dans une course victorieuse, les maladies et les
scories qui se voient à la surface de la société? Je l'espère, pour mon
compte, car mon optimisme va jusque-là. Cependant je m'étonne-
rais peu si, après avoir vu Paris, Londres et Liverpool, beaucoup
allaient juger de l'avenir par le présent.
LÉON Faucher.
LA SIRÈNE.
C'était le premier jour qui sortit du chaos;
Gomme un blanc nénuphar qui germe au fond des eaux,
Le monde, épanoui dans l'éternel orage,
De l'océan de vie embaumait le rivage.
Des brumes du néant encore environné,
Sans parens, sans berceau, chaque être, nouveau-né,
Se taisait ; et les vents, étouffant leur murmure,
Essuyaient des forêts la sainte chevelure.
Point d'hymne printanier, messager du soleil.
Sur son lit virginal , dans un profond sommeil ,
En silence mêlée à l'haleine des roses,
Dormait , au fond des lacs, la grande ame des choses.
Comme au sortir d'un songe où les yeux sont ouverts,
Un soupir s'exhala du muet univers;
La vague s'amollit sous une tiède haleine,
Et c'est toi qui surgis , éternelle Sirène,
Confidente, aux yeux bleus, de l'abîme en travail.
1022 REVUE DES DEUX MONDES.
Sur ton sein ruisselaient tes larmes de corail ;
Long-temps tu te miras dans la source infinie
Où des chants, fils du ciel, tu puises l'harmonie.
Ton humide regard suivit dans son rayon
L'étoile qui jaillit au bord de l'horizon ,
Puis l'hymne commença. Des échos de la brise,
Des rumeurs des forêts que la tourmente hrise,
Des bruits du coquillage enflés sous les roseaux,
Du chant des flots vibrant sous l'aile des oiseaux,
Ta lèvre avait formé sa Hquide parole.
Les fleurs la recueillaient dans leur blanche corolle;
Parfum, accord vivant, exhalé de ton cœur,
Les mondes, en naissant , la redirent en chœur.
L'étoile, au bord des cieux, converse avec l'étoile;
Le brin d'herbe connaît ce langage sans voile.
Résonnant dans un rayon d'or.
Mais la Sirène est seule, et son chant de mystère,
Au branle de l'abîme en vain berce la terre;
Nul esprit ne répond encor.
J'appelle... Qui s'émeut? une algue de la grève.
Je soupire... Le flot éveillé par un rêve
Répond par un gémissement.
Est-ce là tout l'amour promis à la Sirène?
Épouser les roseaux , le flot qui sur l'arène
Roule les perles en dormant !
Sur son char attelé de froids troupeaux de phoques.
En visitant mon seuil , la tempête aux yeux glauques
N'a pas encor glacé mon sein.
LA SIRÈNE.
Dans ma grotte d'azur un feu sourd me consume;
J'ai convoité les cieux... et j'embrasse l'écume
Qu'évoque mon chant souverain.
Pourquoi semer la fleur dans le lit de l'abîme?
Vainement, à ma voix, son parfum se ranime;
Nul ne vient cueillir ses trésors.
Pourquoi loin du soleil, dans la nuit souterraine,
Si jeune ensevelir l'immortelle Sirène
Et sa conque pleine d'accords?
i^m
Que ne puis-je habiter ce monde de lumière.
Où, le jeune arc-en-ciel entr'ouvrant ma paupière.
Le soir, je respire un moment!
Je hais les gouffres sourds où mon destin me plonge;
Et j'étouffe, en secret, sous l'ennui qui me ronge
Dans mon palais de diamant.
0 soleil entrevu! monde heureux, diaphane.
Où toute voix résonne, où nul lis ne se fane,
Où tout m'appelle et me séduit!
A peine ai-je aspiré la vie à pleine haleine,
L'Océan sur mon sein en mugissant ramène
Lç poidg de l'insondable nuit.
Un moment, chaque jour, arrachée à la lie.
Du flot vain et grossier mon esprit se délie.
Mon ame plane sur les mers.
Le visage essuyé, je consulte la nue;
Je suis des yeux l'aiglon au bout de l'étendue,
Etiwa voix berce l'univers.
1024 REVUE DES DEUX MONDES.
Cette heure emplit d'amour ma corne d'abondance.
Les mondes diligens qui marchent en cadence,
Du néant sortent à mon nom.
Le reste est un sommeil où tout se décolore,
Faux rayons jaunissans, vains songes que j'implore
Sur une couche de limon.
Le temps fuit; hâtez-vous, ô sonores fantômes!
Hymnes, prenez un corps et peuplez les royaumes
De la visible immensité.
Avant que dans sa nuit le gouffre me réclame,
0 monde, éveille-toi î nourris-toi de mon ame,
Enivre- toi de ma beauté!
Pendant qu'elle chantait, des golfes de THellade
Jusqu'à l'île fumante où gémit Encelade,
Un long frissonnement parcourut les forêts.
L'hymne ailé s'insinue aux plis les plus secrets
Des choses et des monts que nul dieu ne visite.
iLe flot rit en dansant; il bondit, il palpite.
De colline en colline, enflant ses mouvemens,
La terre suit le rhythme aux longs balancemens.
La vie, en mille essaims, bourdonne; avec l'abeille
Partout, dans l'herbe tiède, un dieu dormant s'éveille.
D'abord sortent des bois de chênes chevelus.
L'un l'autre s'appelant, les Centaures barbus.
Croupes, flancs de chevaux , visages de prophètes.
Qu'ébaucha le chaos dans le sein des tempêtes.
Au frein de l'hymne d'or assoupHssant leurs pas,
Vers la chanteuse errante ils étendent leurs bras.
Ils plongent sous les flots pour saisir sa ceinture;
LA SIRÈNE. 1025
Le chant fuit aux confins de l'immense nature.
Aux sauvages amans un cuisant aiguillon
S'attache; des désirs ils boivent le poison.
Hennissant dans leurs cœurs, du pied creusant le sable,
Ils lèchent, tout pensifs, leur plaie inguérissable.
Le Cyclope, après eux, dans les flancs de Lemnos
Entend la voix de miel qui pénètre ses os;
Il laisse le marteau retomber sur l'enclume;
Soit que l'âtre des dieux s'éteigne ou se rallume ,
Au bord du promontoire, il roule entre ses doigts
Les sept tuyaux de buis qui modulent sa voix.
Dans ses vieux murs, géans vêtus d'herbe nouvelle.
Pour l'épouse il étend les peaux d'ours; il appelle,
Et son œil, jour et nuit, rempli de pleurs amers.
Cherche sa Galatée assise sur les mers.
A peine du Cyclope énervé par la lutte
A tari la chanson dans le buis de sa flûte.
Un écho plus nombreux répète en d'autres mots
Les chants que la Sirène a révélés aux flots
Sur son mètre dansant au milieu des Cyclades.
Le temple, au front des monts, dresse ses colonnades;
Et déjà des devins l'hymne nourri d'encens
Ébranle, sous le dieu, les trépieds bondiSsans.
Quand le temple se tait, épuisé d'harmonie.
Le Rhapsode, à son tour, vient lutter de génie
Avec le flot qui passe et la fille des eaux.
Des chansons de l'Olympe amusant les roseaux.
Avec art égaré , le grand troupeau d'Homère
D'île en île poursuit la sonore chimère.
TOME IV.
1026 REVCE DES DEUX MONDES.
Comme un filet jeté , le soir, sur l'Océan ,
Le poète a tendu son poème géant,
Qui, dans ses mailles d'or, entraîne au loin les villes ,
Les royaumes, les bois, les montagnes, les îles,
Les Centaures blessés menant le premier deuil,
Les races au berceau, vagissant sur le seuil
Que gardent les lions sous les murs du Cyclope ,
L'Ida qu'un noir encens d'un nuage enveloppe ,
Et le grand Jupiter, source et fin des grands dieux.
Le Rhapsode en son œuvre emprisonnant les cieux.
Tout dans ses chants abonde et sous sa loi s'incline ,
Tout, hormis la déesse à la voix cristalline.
Perle qui disparaît dès qu'il croit la toucher.
Divin miel enfoui dans l'ame du rocher.
ce Imite-moi, dit-elle, et suis-moi dans mon antre;
« Vers toi je tends les mains. Encore un pas; viens, entre,
<( Et sur le sable d'or marions nos deux voix. »
Le poète, aveuglé pour la seconde fois.
Dans son urne de marbre épand les rhapsodies ,
Ithaque, Ulysse errant, flottantes mélodies.
Poèmes tout trempés des longs pleurs murmurans,
Que parmi les ajoncs nourris dans les torrens.
Avec la fleur marine et la conque épineuse.
Presse de ses cheveux la divine chanteuse.
L'oreille encor tendue aux promesses du bord,
Il meurt en imitant l'inimitable accord.
Il meurt, et sur le rhythme où les Muses l'entraînent ,
Les générations l'une à l'autre s'enchaînent.
L'écho gardant l'écho des chants évanouis,
Les peuples ceints de myrte, en chœur épanouis,
Se tiennent par la main, et la flûte thébaine
Exhausse ses cent tours sur le front de Messène.
Cependant la phalange, à la robe d'acier,
LA siRÉxE. ftjsnr
Heurtant du javelot ie bord du bouclier,
Suit, un pied dans le sang, les leçons de la lyre.
Des hommes et des dieux providence ou délire!
Des grottes du Caucase, où l'arbre échevelé
Répète au fond des bois le mètre révélé.
Des chaumes d'Arcadie , où le chœur des cigales
Mêle aux cent voix de Pan ses voix toujours égales ,
Des pieds bleus de l'Olympe à la blanche Délos ,
Où le roseau préside à la danse des flots ,
Cent peuples enivrés du chant de la Chimère ,
En cadence emportés par tout bruit éphémère.
De pensers en pensers, de sommets en sommets,
La convoitent partout sans l'étreindre jamais.
Alors, le sein baigné des longs pleurs de sa grotte ,
Seule avec l'aquilon la Sirène sanglotte;
Et le puits de l'abîme entend son chant d'adieu :
Pourquoi chanter encor quand tout fuit et tout passe?
Nul chanteur ne m'attend jamais en aucun lieu.
Une ombre, quelquefois, qui s'assied sur ma trace,
Me répond; je fais signe. Elle approche. J'embrasse
Le froid tombeau d'un demi-dieu.
La perle orne la perle; et, tous deux nés ensemble,
La nymphe a, dans les bois, le faune pour amant.
Mais, dans l'immensité, quel être me ressemble?
Partout un froid démon autour de moi rassemble
Les monstres de l'isolement.
Écume soulevée au souffle d'une femme,
65.
1028 BEVUE DES DEUX MONDES.
Grands dieux qui m'écoutez, à genoux, sur l'autel,
Fantômes d'un moment qui vivez de mon ame,
Dites, avez-vous vu, sur un vaisseau sans rame,
Passer mon amant éternel?
Peut-être viendra-t-il , ce soir, là , sur la plage;
Mais toujours, même unis, l'abîme est entre nous.
Sans hymne, sans flambeau, dans une nuit d'orage,
D'un astre pâle et froid mes noces sont l'ouvrage,
Le vide abîme est mon époux.
Lentement, dans le gouffre où surnage l'étoile,
La Sirène descend; lentement, sous son voile.
Son cœur, en palpitant, fait palpiter le flot.
Au loin, le golfe ému berce le matelot.
Mais la voix pour toujours se tait autour des îles.
Sans l'hymne, les sillons jaunissent infertiles.
Tout reposait sur l'hymne, et tout meurt avec lui.
Temple, autel chancelant sous l'immortel ennui.
Sur son rhythme brisé tout un monde s'écroule;
De son vase qui fuit, l'éternité s'écoule;
L'eau sainte avec le chant décroît dans Ilyssus;
Et le concert flni , les dipux ne trouvent plus
Que temples prosternés, le front sous la poussière,
Klephtes , pachas , Delhis , à travers la bruyère ,
Et près d'un scorpion rampant dans un tombeau,
Le roseau d'Eurotas qui siflle au bord de l'eau.
Edgar Quinet.
CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.
14 décembre 18i3.
L'Espagne a ranimé les espérances des hommes d'agitation et de désordre,
et frustré encore une fois l'attente des amis d'une liberté régulière et pro-
gressive. Le fait le plus singulier, le plus bizarre, le plus incroyable, est
venu tout à coup briser l'accord des partis constitutionnels , et donner le
signal d'une lutte nouvelle. Toutes les combinaisons de la sagesse politique
ont été dérangées , et l'homme qui paraissait appelé à réaliser enfin en Es-
pagne les bienfaits du gouvernement représentatif en est réduit à se justifier,
de quoi? d'un fait à la fois énorme et ridicule.
A Dieu ne plaise que nous élevions la voix contre M. Olozaga menacé
d'accusation. Que ses juges, si l'accusation est admise, l'acquittent ou le
condamnent, nous accepterons leur verdict avec le respect qui est dû à la
chose jugée. Est-il moins vrai, dans toutes les hypothèses, que M. Olozaga
soit innocent ou coupable, que la marche des affaires politiques, que le dé-
veloppement régulier du gouvernement constitutionnel , ont été arrêtés en
Espagne par un expédient de mélodrame? car c'en est un que de forcer la
main d'une reine à signer un décret; c'en est un aussi que de perdre un mi-
nistre en lui imputant faussement une semblable violence. Nous ne voulons
pas prononcer entre M. Olozaga et M"* de Santa-Cruz; mais, certes, l'un
des deux peut se vanter d'avoir ajouté un imbroglio des plus inattendus aux
imbroglio du théâtre espagnol.
Laissons ce qui pourrait être matière d'accusation. Il reste un acte poli-
1030 REVUE DES DEUX MONDES.
tique dont M. Olozaga se reconnaît l'auteur, et dont il est permis de parler
sans manquer aux égards dus à un accusé. ,
D'une manière ou d'une autre, sans délibération du conseil des ministres,
à l'insu de ses collègues , il avait obtenu de la reine la signature d'un décret
de dissolution, d'un décret sans date, d'un décret qu'il voulait garder dans
sa poche comme un en-cas. Qu'on éloigne de ce fait toute idée de crime, nous
le voulons bien; qu'on nous dise que la religion de la reine a été surprise,
qu'à treize ans on ne se tient pas suffisamment en garde contre de perfides
serviteurs, que M. Olozaga a été victime d'une intrigue infernale, qu'il est
facile à des courtisans de donner aux vives instances d'un ministre la couleur
d'une violence criminelle, encore une fois, nous pouvons tout concevoir, et
nous ne voulons aujourd'hui rien exclure, rien admettre; mais ce que nous
disons sans hésiter, c'est qu'en prenant tout au mieux , M. Olozaga a commis
une faute politique qui devait nécessairement briser le cabinet qu'il venait de
former et tout remettre en question.
Comment imaginer de dissoudre brusquement une assemblée qui est en
ce moment la force et l'espoir de l'Espagne? Comment rendre à un pays où
les flammes de la guerre civile sont à peine éteintes toutes les chances et tous
les périls d'une élection générale? M. Olozaga voulait-il ne pas se servir du
décret? c'était une faute que de le demander. Voulait-il s'en servir? la faute
n'était que plus grave.
La dissolution de la chambre n'est pas une résolution qu'un ministre, quel
qu'il soit, fût-il le président du conseil, puisse prendre tout seul. Elle doit
être un fait collectif, un acte du cabinet. En obtenant le décret de dissolu-
tion sans consulter ses collègues, M. Olozaga brisait le ministère, car, à
moins de supposer que ses collègues ne fussent des hommes sans aucune
dignité, sans le moindre respect d'eux-mêmes, il est certain qu'ils devaient
se séparer de lui dès qu'ils auraient appris qu'une mesure de cette importance
avait été résolue sans leur concours.
Enfin il n'est pas moins vrai qu'il est contraire à tous les principes de se
faire livrer par la couronne des décrets éventuels, des en-cas. La dissolution
de la chambre est une résolution des plus graves; nécessaire dans certains
cas, à un jour donné, elle pourrait être funeste un autre jour, dans d'autres
circonstances. Quel est le droit de la couronne ? C'est de pouvoir librement
apprécier ces circonstances , c'est de pouvoir opter entre le ministère et la
chambre, entre un appel au pays et le renvoi des ministres. En livrant
d'avance un décret de dissolution, la couronne abdiquerait une de ses préro-
gatives les plus essentielles, ou bien elle se placerait dans la nécessité de re-
prendre le jour suivant, par une sorte de subterfuge, ce qu'elle avait impru-
demment livré. Ce serait manquer à la fois de sagesse et de dignité.
Quoi qu'il en soit, la paix n'existe plus en Espagne entre les progressistes
et les modérés. C'est là le fait grave, le déplorable résultat de ces étranges
incidens. Il est sans doute difficile, au milieu des violentes récriminations
REVUE. — CHRONIQUE. 1031
des partis, de faire la juste part de chacun. Si M. Olozaga a été la cause im-
médiate, l'auteur direct de la rupture, il n'est pas moins évident pour nous
que de son côté le parti modéré montrait de l'humeur et laissait déjà percer
son mécontentement. Peu satisfaits du lot qui leur était échu dans la distri-
bution des pouvoirs, ayant dans leurs forces une confiance excessive peut-
être, les modérés s'essayaient à la lutte et préparaient dans le parlement la
défaite du ministère. De là la nomination du président de la chambre des
députés. De là aussi les alarmes et l'irritation de M. Olozaga, qui, en homme
d'imagination plutôt que de sens, a cru que dès ce moment tout était perdu
pour lui et pour son parti, et qu'il fallait se mettre en mesure de répondre à
la première attaque par une sorte de coup d'état. Tout a marché dans sa tête
beaucoup plus vite que cela n'aurait marché dans la réalité. Il a cru être à
la veille d'une bataille, tandis que l'ennemi commençait seulement à orga-
niser son armée. S'il lui eût été donné de rester à la fois calme et résolu ,
actif et modéré, il aurait pu éloigner la crise, la prévenir peut-être. Le mé-
contentement des modérés, il fallait s'appliquer à l'apaiser, sans avoir l'air
de le remarquer; leurs intrigues, il importait de les connaître sans les pro-
clamer; leur président, on devait l'accepter de bonne grâce, et c'était, disons-
le, un enfantillage que de s'élever contre ce choix dans un système de coa-
lition : il fallait , ce nous semble, dire tout haut que quel que fût le président
nommé, s'il n'était ni carliste ni républicain , il était des amis du cabinet.
Bref il fallait contraindre les modérés à prendre, s'ils l'osaient, l'initiative
et la responsabilité de la rupture. Ils y auraient pensé à deux fois. En atten-
dant, le cabinet aurait invité vivement les chambres à s'occuper de mesures
importantes, à discuter ces grandes lois d'organisation et de réforme qui sont
si nécessaires à l'Espagne; il aurait ainsi gagné du terrain dans l'opinion
publique et embarrassé de plus en plus ses adversaires.
Enfin il fallait, sans perdre une minute, conclure le mariage de la reine.
Tout délai à cet égard est une faute politique des plus graves, une faute pour
le pays, une faute pour le cabinet. Le ministère Lopez avait accompli sa mis-
sion en faisant proclamer la majorité d'Isabelle; le ministère Olozaga devait
accomplir la sienne en donnant à la reine un mari , et au pays des lois orga-
niques et un gouvernement régulier. C'est là ce que l'Espagne et l'Europe
attendaient; c'est là ce dont les adversaires de M. Olozaga auraient été
désolés. Ils ne voulaient pas que le prince appelé à partager les destinées
d'Isabelle pût se croire en quelque sorte l'obligé des progressistes. M. Olo-
zaga a oublié que souvent il n'y a pas de règle plus sûre en politique que de
faire ce que redoutent vos adversaires et ce qui leur déplaît le plus. L'inimitié
est clairvoyante, et ses instincts se trompent rarement. Aussi, c'est un excel-
lent conseiller qu'un ennemi, si on sait le comprendre.
Au lieu de suivre la marche que tout semblait lui prescrire, M. Olozaga,
par un singulier mélange d'emportement et de finesse, a tout embrouillé et
tout précipité. La guerre a recommencé entre les progressistes et les mode-
1032 REVUE DES DEUX MONDES.
rés, et il est difficile de penser que la paix puisse être promptement rétablie
entre les deux partis. Si M. Olozaga était mis en accusation, la lutte n'en de-
viendrait que plus acharnée et plus violente. Les progressistes se regarde-
raient comme poursuivis dans la personne de l'ex-ministre; il y aurait guerre
à mort, et nul ne peut dire quelles en seraient les conséquences.
On concevait à la rigueur qu'une jeune princesse pût exercer, sans incon-
vénient les hautes prérogatives de la royauté , lorsque son gouvernement
reposait sur un vaste système de coalition, lorsque la lutte des partis se
trouvait suspendue, et que le pouvoir n'était plus au milieu de l'arène comme
une proie qui excite au combat. Mais aujourd'hui les partis sont de nouveau
aux prises; les chambres seront des foyers d'agitation, la cour un foyer d'in-
trigues. Ajoutez que les forces des partis rivaux sont trop balancées pour
que l'un se résigne au rôle de vaincu , et que l'autre puisse effectivement
prendre possession du pays. Si la coalition ne se reforme pas, si la perspec-
tive des maux dont l'Espagne est de nouveau menacée n'arrête pas les partis
sur le bord du précipice, la reine peut se trouver tous les jours au milieu
des situations politiques les plus graves et les plus compliquées, obligée à
chaque instant de prendre des résolutions qui exigeraient toute la sagacité,
toute l'expérience, toute la fermeté d'un homme d'état consommé. Ministres,
hommes influens des deux chambres, généraux, diplomates, courtisans,
dames de la cour, tout nous semble déjà s'agiter autour du trône, et on ne
sait que trop ce que la royauté peut courir de dangers dans cette mêlée de
conseils, d'avis, d'insinuations, d'alarmes, de vaines terreurs, de mensonges,
d'absurdités de toute espèce. -
Redisons-le : la reine Isabelle ne peut rester ainsi sans appui et sans con-
seil. La monarchie et la dynastie s'en trouveraient également compromises.
Les factions subversives sont toujours aux aguets. Ici elles attendent avec
impatience les jours de deuil, là les erreurs de l'inexpérience et de la jeu-
nesse. Que les Espagnols s'empressent de rendre vaines ces coupables espé-
rances; qu'Isabelle trouve un appui moral dans un prince digne du trône,
dans un prince qui , sans prendre part au gouvernement du pays , garantira
la reine des pièges où son inexpérience pourrait l'entraîner. Le choix est
renfermé dans des limites assez étroites, par cela seul que l'Espagne est hau-
tement intéressée à ne pas accepter un prince qui ne pourrait en quelque
sorte se présenter que comme le chef d'un parti, un prince qui, au lieu de
clore la révolution,' ne ferait que la recommencer pour son compte, qui, au
lieu d'apporter à la reine conseil et appui, ne ferait que l'entourer d'em-
barras et de périls. C'est ainsi que les Espagnols ne peuvent songer ni à un
fils de don Carlos ni à unCobourg. L'un serait la contre-révolution incarnée,
l'autre serait, à tort ou à raison, regardé comme le représentant d'Espartero
Les Espagnols peuvent perpétuer leur dynastie sans placer sur le trône l'homme
de la contre-révolution. Il ne manque pas de descendans de Philippe V à Na-
ples, à Lucques, à Madrid. C'est à l'Espagne qu'il appartient de choisir.
REVUE. — CHRONIQUE. 1033
La révolution grecque a pris le bon parti : elle ne fait pas parler d'elle.
Jusqu'ici, du moins, tout se passe paisiblement, et les Grecs paraissent avoir
entrepris l'œuvre de leur constitution en hommes graves et sérieux. 11 est
juste d'ajouter que le roi Othon n'a rien fait qui puisse alarmer le pays. 11
persiste à se montrer prêt à accepter toute constitution qui conciliera dans
une juste mesure les libertés publiques avec les prérogatives de la couronne.
Les troubles des légations semblent définitivement apaisés. On attend
sous peu l'arrêt de la commission chargée de juger les hommes qui ont pris
part à l'insurrection. Tout commande au gouvernement pontifical une ex-
trême indulgence. Il ne peut pas ne pas reconnaître ce qui est notoire en
Europe : les désordres sont dus presque exclusivement aux vices et aux abus
de l'administration locale. Ces vices, ces abus, ont disparu dans les autres
états d'Italie, et tous ces pays sont parfaitement tranquilles; ce qu'on avait
dit du Piémont n'était qu'une fable grossière. Il n'y a pas eu dans les états
sardes l'ombre même d'agitation politique. Ce serait trop pour le gouverne-
ment pontifical que de s'obstiner à ne pas réformer l'administration locale et
de punir cruellement les désordres dont elle est la cause principale. Au sur-
plus, il faut le répéter, c'est là un point qui intéresse également tous les
gouvernemens de la péninsule, et on peut dire tous les gouvernemens de
l'Europe, car lltalie ne serait pas profondément agitée sans que la paix géné-
rale s'en trouvât plus ou moins compromise. Il faut sans doute respecter
l'indépendance de chaque état : quelles qu'en soient l'étendue et les forces, le
droit est le même pour tous; mais il est une influence morale, amicale, qui
n'est nullement interdite entre voisins. Lorsque notre maison peut en être
incendiée, il est certes permis de prier le voisin de mieux régler les feux de
la sienne. Les gouvernemens des grands états n'épargnent pas aux gouverne-
mens des états de se<?ond et de troisième ordre les insinuations, les avis, les
conseils, disons même les conseils les plus pressans, les plus influens, ces
conseils qui, à la forme près, ressemblent fort à des injonctions, lorsqu'il
s'agit de prévenir un trouble ou de réprimer une insurrection. On ne dit pas
alors que ces démarches portent atteinte à l'indépendance des états. Pour-
quoi tant de déircatesse et de retenue lorsqu'il importe de faire cesser d'au-
tres désordres qui donnent ensuite naissance aux insurrections ? Pourquoi
tant de colère et de sévérité pour les effets, et tant d'indulgence et de respect
pour les causes ?
Les affaires d'Irlande en sont toujours au même point. Après ces petits
débats judiciaires, ces questions de procédure qui nous ont fait tout à coup
assister à une représentation des Plaideurs, lorsque nous pensions être con-
viés aux solennelles grandeurs et aux profondes émotions de la scène tra-
gique, nous assistons maintenant à une querelle que nous sommes hors d'état
de juger, à un débat qui est également sans grandeur et sans dignité. Est-il
vrai que le gouvernement anglais ait cherché à pactiser avec O'Connell pour le
déterminer à renoncer à l'agitation? Que penser des déclarations d'O'Connell
1035p revue des deux mondes.
et du violent démenti que lui donnent les journaux ministériels de Londres?
La question irlandaise ne peut que se traîner jusqu'à la rentrée du parlement.
C'est dans la chambre des communes qu'elle se déroulera tout entière; c'est
là que la vérité jaillira sans doute du choc de la discussion, c'est là aussi que
les agitateurs et le gouvernement devront à la fin nous laisser connaître s'ils
sont disposés à mettre un terme à cette lutte déplorable par une transaction
sérieuse et loyale, ou s'ils préfèrent courir les chances d'un combat décisif.
L'approche de la session n'a point encore altéré à l'intérieur le calme pro-
fond des esprits. L'opposition n'a pas encore poussé le cri de guerre et
donné le mot d'alarme. Il serait sans doute ridicule d'imaginer qu'il n'y
aura pas de combats, de grandes journées; mais le défi n'est pas encore porté,
le terrain n'est pas encore choisi. Les habiles disent que c'est là pour l'oppo-
sition une tactique convenue, une tactique qui, en effet, ne manquerait pas
de prudence. Au lieu d'user et peut-être d'éparpiller ses forces dans des escar-
mouches préalables, l'opposition fera bien d'attendre l'initiative du pouvoir.
Elle espère voir ainsi toutes ses forces se rallier sur le même point et avoir
meilleur marché d'un ennemi qui ne pourra pas espérer de diversion ni éva-
luer au juste les forces de l'armée qu'il aura à combattre. Le gouvernement,
de son côté, garde un profond silence sur ses projets. Il semble même que,
depuis quelques jours, ce silence s'applique aux matières dont on parlait
quelque peu auparavant. Bref, ce n'est, à ce qu'il paraît, que par le discours
de la couronne qu'on pourra chercher à prévoir si la session sera une session
politique ou une session d'affaires, si elle présentera quelque grand débat,
quelque débat extraordinaire, ou si elle se renfermera dans le cercle mo-
deste de quelques chemins de fer et du budget.
Sans doute, les chambres se trouveront nanties d'une grave et importante
question par la présentation du projet de loi sur l'instruction secondaire. Sans
doute encore, les efforts n'ont pas manqué jusqu'ici pour envenimer cette
question et pour la livrer aux passions politiques, en représentant l'ensei-
gnement officiel sous les couleurs les plus fausses et les plus odieuses. Nous
ne sommes pas moins convaincus de l'inutilité de ces efforts. La question
retrouvera au sein des chambres toute la gravité, toute la dignité qu'elle
doit avoir. Les exagérations disparaîtront à la lumière d'une discussion sé-
rieuse et solennelle. Le débat se maintiendra à la hauteur où doit le placer
M. Villemain en présentant le projet de loi. 11 importe de rétablir dans toute
leur pureté, dans toute leur force, les principes et les faits, les principes,
qu'on se plaît à mettre en oubli, les faits, qu'on a étrangement dénaturés.
L'exposé des motifs, en posant des bases inattaquables, donnera à la question
une direction régulière; c'est ainsi que le débat sera à la fois simple et efficace.
On annonce que plus d'une compagnie se présente pour concourir à l'achè-
vement et à l'exploitation des diverses lignes de chemins de fer qui sont en
voie d'exécution. M. le ministre des travaux publics, qui a profité de l'inter-
valle des sessions pour activer les travaux, pour compléter les études, pour
REVUE. — CHRONIQUE. 1035
mettre toutes les questions pendantes en état de recevoir leur solution, sai-
sira sans doute les chambres de plusieurs pnjets de loi d'une grande im-
portance pour la prospérité du pays; mais en cette matière, le débat restera
difficilement dans les limites de Timpartialité et de la modération. Les inté-
rêts individuels y apporteront toute leur ténacité, toute leur àpreté; on
pourrait même aller jusqu'à craindre qu'ils n'élèvent des résistances invin-
cibles, et qu'ils ne rendent vains les efforts de l'administration. Le débat
s'établira d'un coté entre Troyes et Sens, entre Dijon et Chalons, de l'autre
entre Boulogne et Calais. Nous n'avons qu'un vœu à émettre, c'est que l'exé-
cution de la loi ne se trouve pas arrêtée, c'est que les capitaux déjà employés
ne restent pas trop long-temps improductifs. Ce que le pays perd par les
retards apportés à l'achèvement des grands travaux, chemins de fer ou autres,
est incalculable. Il n'y a pas de particulier qui ne se crût en état d'être in-
terdit, s'il dépensait des sommes énormes pour les laisser dormir pendant
de longues années sans le moindre profit. Malheureusement, en fait de tra-
vaux publics, ce qui est déjà dépensé est en quelque sorte oublié; on dirait
que les législateurs, de même que la loi, non habent oculos rétro: déplo-
rable système en matière de finances, car il faut se demander surtout ce que
les capitaux qui dorment auraient rapporté, ce qu'ils auraient vivifié d'entre-
prises et de travail, si on leur avait imprimé un mouvement plus rapide.
Peut-être serait-ce là une considération de quelque efficacité sur ces esprits
moroses et chagrins qui s'obstinent, pour une économie de quelques écus, à
retarder des travaux importans et paralysent des capitaux énormes déjà dé-
pensés.
Les nouvelles d'Afrique sont des plus favorables. Nos généraux déploient
tous une rare énergie, et sont admirablement secondés par nos troupes. 11
est certain que dans ce moment la puissance d'Abd el-Kader n'est plus qu'une
ombre. Ses troupes régulières sont défaites, ses alliés l'abandonnent; il est
aujourd'hui plutôt un chef de bande qu'un général d'armée. On ne peut
certes avoir que des éloges pour notre administration militaire de l'Algérie :
elle a été aussi habile qu'énergique.
L'armée et ses chefs ont conquis de nouveaux titres à la reconnaissance
du pays. Est-ce à dire que cette lutte touche décidément à son terme? Qui
pourrait l'affirmer? L'esprit de ces tribus est si mobile, et nous sommes
si peu en état d'apprécier au juste les influences qui les dominent, qu'on peut
craindre à chaque instant de voir la guerre se renouveler. La puissance de
nos armes est sans contredit fortement établie dans l'opinion des tribus afri-
caines. Tout ce que la crainte peut obtenir nous est acquis. La question est
de savoir s'il faut désespérer de tout autre moyen d'influence, s'il est pos-
sible de fonder entre ces peuples et nous, malgré les différences de langue,
de religion, de mœurs, d'habitudes, des relations plus intimes, des rapports
plus solides, plus durables que ceux qui ne reposent que sur la force du vain-
queur et sur la crainte qu'il inspire. Si cela était impossible, notre conquête
1036 REVUE DES DEUX MONDES.
serait à tout jamais bien coûteuse , car les moyens de faire face au danger
devraient être alors permanens comme le danger lui-même.
Au surplus, cette impossibilité de rapports plus sincères et plus intimes
entre nous et les Arabes ne, nous paraît plus démontrée. Quelque énormes
que paraissent les difficultés à vaincre, quelque long que puisse être le temps
nécessaire pour les surmonter, il est évident pour nous qu'une administra-
tion habile et éclairée doit trouver plus d'un point de contact entre les inté-
rêts arabes et les intérêts français. C'est là le joint qu'il faut étudier et qu'il
serait ensuite facile de consolider, si nous apportions de la sagacité dans
nos recherches et une inébranlable persévérance dans l'application des me-
sures opportunes. Par la conquête, on acquiert; on ne consolide que par les
institutions et les lois. La guerre a fait son œuvre; la législation, ce nous
semble, n'a pas encore commencé la sienne. Faudra-t-il donc ne posséder l'A-
frique que pour y guerroyer éternellement.? Cette vaste conquête ne doit-elle
être qu'un camp d'exercices pour nos troupes? Si , comme nous le pensons,
c'est là une terre décidément française, notre plus belle colonie, qu'on nous
dise donc une fois quel en est le système, l'organisation. Treize années de
provisoire, c'est assez. Que sont devenues les études que le gouvernement
avait faites.? que sont devenus les travaux de ses commissions? M. le ministre
de la guerre a là une grande et noble tache à remplir. Nous comptons sur
son activité, sur son énergie; il a l'habitude des grandes choses. Il ne quit-
tera pas les affaires sans nous en donner une nouvelle preuve.
Ce que Vico disait de la vie des empires, on peut le dire également des
fortunes littéraires : là aussi il y a des ricorsi, là aussi se retrouve ce grand
mouvement de va-et-vient qui est toute l'histoire des choses humaines. Il y
a des noms pourtant qui sont de force à résister à tous les caprices de l'opi-
nion , aux engouemens fantasques comme aux boutades dégoûtées de cer-
tains siècles et de certains esprits. Heureusement aux grandes intelligences
qui ont servi par leur œuvre la cause de la civilisation, une sorte de sphère
sereine est réservée , asile immortel et inaccessible où rien ne saurait les
atteindre. Ainsi, quelque jugement suprême qu'on porte sur la vie et les tra-
vaux de Bacon, on ne saurait disconvenir que le nom de l'illustre chancelier
est de ceux qui seraient sûrs de compter encore en histoire politique, quand
bien même il leur serait refusé décompter en histoire littéraire. On n'exerce
une grande et décisive influence sur le mouvement des esprits, on ne donne
le branle et le signal à tout un siècle, on n'est le premier en date sur la liste
des novateurs d'un âge révolutionnaire qu'à la condition d'être une vaste in-
telligence, un original et puissant génie. Les bouillantes colères de Joseph
de Maistre n'y feront rien, et nous soupçonnons même que l'éloquent pam-
phlétaire n'aurait pas déployé tant d'efforts, n'aurait pas mis ainsi en jeu
REVUE. — CHRONIQUE. 1037
toute sa verve et toutes ses ressources, s'il n'avait pas senti lui-même qu'il
s'attaquait à forte partie. Bacon a sa place marquée avant Descartes dans l'his-
toire de la pensée humaine : le monde nouveau est en fermentation dans ses
livres, et c'est à ce titre surtout qu'il nous intéresse et que nous l'aimons. Oui,
il est de ceux dont les ouvrages sont demeurés élémentaires. Le Nouvel OT'
ganum a sa place marquée à jamais tout à coté du Discours de la Méthode.
Jusqu'ici on n'avait, du régénérateur de la philosophie, que des traductions
lourdes, inexactes, très souvent fautives. Dans le choix judicieux qu'il vient
de donner des œuvres de Bacon (1), M. F. Riaux, au contraire, a suivi pas
à pas le texte sévèrement établi par M. Boùillet dans son édition originale.
En bien des endroits, INI. Riaux a rétabli le vrai sens, trop souvent altéré; à
chaque ligne, il a substitué la pensée véritable et nue de l'auteur aux équiva-
lens vagues dont s'étaient contentés les précédens interprètes. Ce travail ,
poursuivi dans ses détails avec sagacité et conscience, servira la vraie cause
philosophique, et fera honneur à celui qui l'a menée à bout avec cette pas-
sion de la science et du sujet qui seule fait les bons travaux. L'introduction
approfondie que M. Riaux a mise en tête de son édition est un morceau
étendu et remarquable, qui résume les jugemens portés sur Bacon depuis
deux siècles, et qui maintient avec fermeté à l'auteur du Nouvel Organum
sa place légitime et glorieuse dans l'histoire des révolutions philosophiques.
— Parmi les travaux récens qui méritent d'être signalés aux amis des
études archéologiques, il faut placer la traduction française, avec le texte
latin en regard, de l'ouvrage du moine Théophile, intitulé : Essai sur divers
arts (2). Cette traduction est due à M. le comte de l'Escalopier, conservateur
honoraire de la bibliothèque, de l'Arsenal. A quelle époque vivait le moine
Théophile? De quel pays était-il.^ Ce sont des questions auxquelles il est
difficile de faire une réponse certaine et précise. Dans l'opinion de M. de
l'Escalopier, et d'après une dissertation de M. Guichard qui accompagne
cette publication, Théophile a dû écrire vers la fin du xiii'' siècle, et tout
porte à croire qu'il était d'origine germanique. Son Essai est consacré à la
description des procédés usités au moyen -âge dans les arts qui servaient
à orner les églises. Ainsi la manière de broyer et de mêler les couleurs, la
fabrication du verre, la fabrication des objets nécessaires pour le culte, y sont
longuement et minutieusement indiquées. L'auteur n'a pas la prétention de
donner aux artistes de son temps des vues nouvelles sur les différens genres
de beauté que l'art aspire à reproduire; il ne disserte pas en philosophe : il
énumère les meilleures méthodes à employer pour tout ce qui concerne la
décoration des édifices religieux. Ce sont des détails techniques où il ne faut
chercher ni l'originalité des idées ni la grâce du style. A part les préfaces
(1) Deux vol. in-18, Bibliothèque-Charpentier. ^
(2) Paris, 1 vol. in-4°, chez Techener.
1038 REVUE DES DEUX SIONDES.
que Théophile a placées en tête des trois livres de son ouvrage, et dans les-
quelles il échappe par momens à l'aridité habituelle du swjet, VEssai sur
divers arts n'est qu'un manuel didactique généralement dénué d'intérêt lit-
téraire; mais ce livre n'en a pas moins sou importance, et c'est ajuste titre que
plusieurs historiens le citent comme une autorité. On y trouve en effet l'expU-
cation des ingénieuses méthodes à l'aide desquelles ont été exécutés, il y a plu-
sieurs siècles, ces monumens de l'art chrétien que l'art profane des temps
modernes n'a jamais pu surpasser. Qui ne sait les efforts qu'on a faits pour
retrouver les procédés appliqués autrefois à la peinture sur verre? Les plus
habiles chimistes de nos jours ont multiplié les expériences, et rieu ne prouve
qu'ils aient retrouvé le secret des merveilleuses couleurs si bien conservées
sur les vitraux de nos anciennes cathédrales. Supposez que l'écrit de Théo-
phile, traduit aujourd'hui pour la première fois, nous révèle quelques-unes de
ces méthodes, soigneusement cadrées par la jalousie des ouvriers du moyen-
âge, et perdues aujourd'hui : ce serait un véritable service que ce travail
aurait rendu à la science contemporaine. En tête de cette publication, le tra-
ducteur a mis une préface où l'on reconnaît, comme dans les notes, la variélé
et la sûreté de l'érudition. Il n'y a pas une assertion, pas un détail qu'il
n'appuie sur des témoignages authentiques. M. de l'Escalopier, qui aime et
qui a profondément étudié l'art catholique, a laissé daus toutes les parties de
cet ouvrage la trace de ses recherches à cet égard.
Dans peu de temps, les érudits pourront rapprocher du livre de Théophile
un livre analogue, retrouvé en manuscrit dans la bibliothèque de la faculté
de médecine de Montpellier, et qui doit, dit-on, ligurer dans les analecta du
premier volume du catalogue général des manuscrits publié par les soins
de M. le ministre de l'instruction publique. M. Libri, parlant de ce manus-
crit de Montpellier dans une séance de la commission du catalogue général,
a pu, à ce propos, citer avec éloge la publication de M. de l'Escalopier, comme
un document utile pour l'histoire des arts, et comme un répertoire curieux
de mots latins du moyen-âge omis dans le glossaire de Du Gange, et ^u'il
serait important de réunir dans un supplément de ce glossahre.
V. DB MABS.
TABLE
DES MATIÈRES DU QUATRIÈME VOLUME.
(nouvelle série.)
Fernand. — Première partie, par M. Iules Sandeau 5
Les femmes moralistes {le Mariage au point de vue chrétien), par
M. Paulin Limayrac 5»
ÉTUDES SUR L'ANGLETERRE. — I. — Whitc-Chapel , par M. LÉON Faucher. 71
Situation intellectuelle de l'Allemagne. — Vienne, Munich , Berlin,
par M. Saint-René Taillandier. * 91
Simples essais d'histoire littéraire. — IIL — Le Feuilleton, Lettres
Pamienne*, de Mme de Girardin, par M. F. DE Lagenev Aïs. . . . 135
Le mie PRiGiONi , par M. Alfred de Musset • . . . . 151
Chronique de la quinzaine. — Histoire politique 1^
Revue littéraire. — Notice sur M. Déplace, avec Lettres inédites de
Joseph de Maistre. — Les Soirées de Rothaval, par M. Sainte-Beuve. 1«2
L'église et la philosophie. — L — Des Jésuites, de MM. Michelet et
Quinet. — IL — Les Constitutions des Jésuites. — IIL — Observations
de M. l'archevêque de Paris, par M. Lerminier 169
Fernand. —Dernière partie, par M. Jules Sandeau 197
Écrivains critiques et historiens littéraires de la frange. — X.
— M. Charles Magnin {Causeries et Méditations historiques et i!i«e-
raire*},. par M. Sainte-Beuve 245
De l'état PRÉSENT ET DE l' AVENIR DE L'ESPAGNE , par M. L. DE LA-
vergne 26i
Revue de la littérature anglaise. — Un Tour en Irlande, Irish
Sketch-Book 29i
Chronique de la quinzaine. — Histoire politique 30*
Affaires extérieures. — La Russie en Grèce. — O'Connell. — Nos agens
en Chine ■ 319
Le cardinal de Richelieu. — Première partie, par M. L. de Carné. . 329
ÉTUDES SUR L'ANGLETERRE. — IL — Saiut-Giles , par M. LÉON Faucher. 36$
La sardaigne en 18i2. — Première partie, par M. le capitaine de corvette
E. Jurien-Lagravière. 195
De l'état de la poésie en Allemagne. — I. — Lenau's Gedichte (Poé-
sies de Lenau). — IL — Waldfraiilein (la Demoiselle de la Forêt), de
M. Zedlitz. — IIL — Freiligrath's Gedichte (Poésies de Freiligrath). —
IV. — Atta-TroU, de M. Henri Heine, par M. Saint-René Taillan-
dier • 43i
Revue littéraire. — L — Correspondance de Goethe avec M'^^ d'Arnim.
— IL — La Guerra del Vespro siciliano, de M. Amari, par M. Charles
Labitte i6»;
Chronique de la quinzaine. — Histoire politique 487
1040 TABLE DES MATIÈRES.
Les essayistes anglais. — L — Macaulay [Historical and critical
Essays), par M. E. Forcade 497
Le cardinal de Richelieu. — Seconde partie, par M. L. de Carné. . . 528
La marine actuelle des arabes et des hindous, par M. Th. Pavie. 566
La sardaigne en 18}.2 — Dernière partie, par M. le capitaine de corvette
E. Jurien-Lagrayière • 59i
Athènes et les évènemens du 15 septembre, par M. Alexis de Valon. 6^4-
Chronique de la quinzaine. — Histoire politique 652
Théâtre. — Eve. — Dom Sébastien 66i
Vanini. — Ses Écrits, sa Vie et sa Mort, par M. Victor Cousin 673
Le cardinal de Richelieu. — Dernière partie, par M. L. de Carné. . . 729
Écrivains critiques et moralistes de la France. — XL — Gabriel
Naudé, par M. Sainte-Beuve. * 754
Études sur l'angleterre. — IIL — Liverpool. — Première partie, par
M. LÉON Faucher 790
Revue littéraire. — Les derniers Romans de M. de Balzac et de M. Fré-
déric Soulié, par M. F. de Lagenevais 810
Poésie. — Les Affres de la Mort, par M. Th. Gautier 830
Chronique de la quinzaine. — Histoire politique 832
Revue musicale. — Les deux opéras de M. Douizetti 839
Théâtre-Français.. — La TMfrtce 8i.S
Du ROYAUME-UNI ET DU MINISTÈRE PEEL EN 1843, par M. P. DUVERGIER
de Hauranne 849
Du CARTÉSIANISME ET DE l'éclectisme. — L — Le Cartésianisme, ou la
Véritable Rénovation des Sciences, de M. Bordas-Demoulin. — II. —
Histoire et Critique de la révolution cartésienne , de M. F. Bouillier,
par M. Lerminier ^ 922
Mouvement des peuples slaves. — Tendances nouvelles en Russie et en
Pologne, par M. A. Lebre 951
ÉTUDES soR L'ANGLETERRE —IIL — Liverpool. — Dernière partie, par
M. LÉON Faucher ^^^
Poésie. — La Sirène, par M. Edgar Qdinet 1021
Chronique de la quinzaine. — Histoire politique 1029
FIN DE LA TABLE.
ERRATA.
Dans rarlicle sur la Sardaigne en 1842, page 404, ligne 12, au lieu de : monte
Arenosù, lisez : monte Arcuosù; page il9, ligne 6, au lieu de ; tendre, lisez :
descendre; môme page, ligne 9, au lieu de : Porto-Senso, lisez ; Porto-Scuso;
môme page, ligne 29, au lieu de: cap Alteno, lisez: cap Altano; page 422,
ligne 14, au lieu de: source, lisez: course; page 426, ligne 1, au lieu de:
active. . mais brutale, lisez : actif... mais brutal.
Dans l'article Mouvement des Peuples slaves, page 953, ligne 30, au lieu de : On
est à sa lecture, lisez : on est à la lecture.
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